COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Gladstone c. Canada (Procureur général),
[2005]1 R.C.S. 325, 2005 CSC 21
Date : 20050421
Dossier : 30137
Entre :
Procureur général du Canada
Appelant
c.
Donald Gladstone et William Gladstone
Intimés
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 30) :
Le juge Major (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron)
______________________________
Gladstone c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 325, 2005 CSC 21
Procureur général du Canada Appelant
c.
Donald Gladstone et William Gladstone Intimés
Répertorié : Gladstone c. Canada (Procureur général)
Référence neutre : 2005 CSC 21.
No du greffe : 30137.
2005 : 9 février; 2005 : 21 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Prowse, Huddart et Low) (2003), 21 B.C.L.R. (4th) 247, 189 B.C.A.C. 129, 233 D.L.R. (4th) 629, [2004] 3 W.W.R. 424, [2003] B.C.J. No. 2600 (QL), 2003 BCCA 614, infirmant un jugement du juge Taylor, [2002] B.C.J. No. 2360 (QL), 2002 BCSC 1447. Pourvoi accueilli.
S. David Frankel, c.r., et Brian A. McLaughlin, pour l’appelant.
Marvin R. V. Storrow, c.r., et Peter L. Rubin, pour les intimés.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Major — D’après l’exposé conjoint des faits qui nous a été soumis en l’espèce, la question est de savoir si l’appelante la Couronne du chef du Canada doit aux intimés des intérêts ou quelque autre montant additionnel sur les fonds leur appartenant qu’elle a détenus pendant la durée du litige ayant suivi une saisie légale. Je conclus que la Couronne ne doit ni intérêts ni quelque autre montant additionnel dans la présente affaire. Le pourvoi est accueilli sans dépens.
I. Faits
2 Le 28 avril 1988, les intimés Donald et William Gladstone ont été arrêtés pour avoir tenté de vendre 4 200 livres de rogue de hareng sur varech (« rogue ») en contravention de la Loi sur les pêcheries, S.R.C. 1970, ch. F‑14. Le 9 juin 1988, après avoir légalement saisi la rogue, le ministère des Pêches et des Océans l’a vendue conformément au par. 58(3) de la Loi sur les pêcheries, pour la somme nette de 137 079,50 $. Cette somme, portée au crédit du receveur général du Canada à la Banque du Canada conformément au par. 58(4) de la Loi sur les pêcheries, a été versée au Trésor.
3 Les intimés ont été déclarés coupables. Notre Cour a cependant ordonné la tenue d’un nouveau procès : R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723. Le 13 décembre 1996, la Couronne s’est prononcée contre la tenue d’un nouveau procès et a arrêté les procédures. Le 19 décembre 1996, le produit net de 137 079,50 $ a été versé aux intimés, mais l’appelante a refusé de payer des intérêts ou quelque autre montant additionnel.
4 Les intimés ne contestent pas la légalité de la saisie ou de la vente, mais ils soutiennent qu’ils ont droit à des intérêts ou à quelque autre montant additionnel parce que la Couronne avait l’usage du produit de la vente pendant la durée de la saisie. Les parties ont convenu que le montant en question s’élève à 132 000 $.
II. Historique des procédures judiciaires
5 Les parties ont eu tour à tour gain de cause devant les tribunaux de la Colombie‑Britannique. Le juge de première instance a rejeté la demande en concluant que la Loi sur les pêcheries est un code exhaustif qui traite de l’aliénation et de la restitution des biens saisis. La saisie était légale et l’argent avait été restitué en bonne et due forme dès que cela s’était révélé nécessaire : [2002] B.C.J. No. 2360 (QL), 2002 BCSC 1447. La Cour d’appel a infirmé cette décision en statuant que, dans ces circonstances, la Couronne avait, en tant qu’« administratrice », l’obligation fiduciaire de payer des intérêts sur le montant en question. D’après la Cour d’appel, la saisie et la vente constituaient, en fait, un « prêt » pour lequel il fallait verser des intérêts. Il était sans importance que les demandeurs soient des autochtones. Voir (2003), 21 B.C.L.R. (4th) 247, 2003 BCCA 614.
III. Les dispositions législatives pertinentes
6 Les dispositions pertinentes de la Loi sur les pêcheries de 1970 ont été reprises dans la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F‑14. Les parties ont renvoyé à la Loi de 1970 en ce qui concerne la saisie et la vente, et à la Loi de 1985 quant aux événements subséquents. Elles conviennent que les modifications apportées à la Loi n’ont aucune incidence sur les questions soulevées dans le pourvoi. Le poisson a été saisi conformément à l’al. 58(1)b), et ensuite vendu conformément au par. 58(3) de la Loi de 1970. L’article 73.1 de la Loi de 1985, qui régit la remise ou restitution du poisson ou du produit de son aliénation, est en cause dans la présente affaire. Pour les besoins du présent pourvoi, tous les autres renvois seront à la Loi de 1985, modifiée par L.C. 1991, ch. 1 :
73.1 (1) [Remise des objets saisis mais non confisqués] Sous réserve du paragraphe (2), lorsque, à l’issue des procédures portant sur le poisson ou les objets saisis, le tribunal n’a pas ordonné leur confiscation ou celle du produit de leur aliénation, les objets ou le produit sont remis au saisi.
(2) [Exception] Sous réserve du paragraphe 72(4), les règles qui suivent s’appliquent lorsqu’une personne est déclarée coupable d’une infraction portant sur le poisson ou les objets saisis et que le tribunal inflige une amende mais n’ordonne pas la confiscation :
a) le poisson ou les objets peuvent être retenus jusqu’à l’acquittement de l’amende;
b) ils peuvent être vendus par adjudication forcée pour paiement de l’amende;
c) le produit de toute aliénation peut être affecté au paiement de l’amende.
IV. Analyse
7 La Couronne appelante prétend que la Loi sur les pêches est un code exhaustif en ce qui concerne la restitution des objets saisis en vertu de ses dispositions. Cette loi prescrit expressément la restitution du produit de la vente de biens saisis, mais non le paiement d’intérêts ou de quelque autre montant. L’appelante fait valoir que le statut d’autochtone des intimés n’est pas évoqué dans la question formulée par les parties et n’a rien à voir avec l’application générale de la Loi. Elle invoque aussi la règle de common law selon laquelle la Couronne n’est pas tenue de payer des intérêts, sauf si un texte législatif ou un contrat le prévoit expressément.
8 Les intimés soutiennent que la Loi sur les pêches n’est pas un code exhaustif. Selon eux, la Couronne doit payer des intérêts ou quelque autre montant additionnel. Ils font valoir que le produit de la vente est un fonds reçu à une fin particulière au sens de l’al. 2 « fonds publics » d) de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F‑11 (« LGFP »), et qu’il est, de ce fait, assujetti au pouvoir discrétionnaire de la Couronne de le majorer d’intérêts en application du par. 21(2) de cette loi. Les intimés invoquent la règle de common law selon laquelle la Couronne ne saurait, en l’absence d’intention législative claire en ce sens, exproprier une propriété privée sans indemnisation. Ils soulèvent également les questions d’enrichissement sans cause, d’obligation fiduciaire et de manquement à une obligation fiduciaire. Ils font valoir que leur statut d’autochtone est pertinent vu qu’il se rattache à l’obligation fiduciaire que la Couronne aurait envers eux.
A. Cadre législatif
9 Je conclus que, pour les besoins du présent pourvoi, la Loi sur les pêches est un code exhaustif qui traite de la restitution des biens saisis. Voir l’arrêt R. c. Ulybel Enterprises Ltd., [2001] 2 R.C.S. 867, 2001 CSC 56, par. 36, où le juge Iacobucci a affirmé que la Loi avait pour objet « la gestion et le contrôle appropriés de l’industrie de la pêche commerciale ». Il a fait observer, au par. 37, que le régime législatif traite « de façon exhaustive » d’un domaine fortement réglementé, celui des biens saisis en vertu de la Loi sur les pêches.
10 La Loi sur les pêches établit manifestement un cadre exhaustif qui régit les questions soulevées par les saisies. Par exemple, elle prévoit la rétention des objets saisis (par. 71(1)). Elle prévoit également la restitution des objets saisis, sur fourniture d’une garantie (par. 71(2)) ou en l’absence de poursuites (par. 71(3)). D’autres dispositions portent expressément sur le poisson. L’article 73.2 précise que l’agent des pêches peut, au moment de la saisie, remettre à l’eau tout poisson qu’il estime encore vivant. Aux termes du par. 70(3), l’agent des pêches qui a saisi du poisson peut en disposer de la façon qu’il estime indiquée.
11 L’interprétation de l’art. 73.1 est en cause dans le présent pourvoi. Cette disposition prescrit la restitution au saisi du poisson, des objets ou du produit de leur aliénation qui n’ont pas été confisqués par le tribunal. Cela est clair. Le paragraphe 71.1(2) prévoit le paiement d’intérêts lorsque Sa Majesté est titulaire d’une créance. (Voir aussi les par. 79.4(1) et 79.4(3).) Par contre, aucune disposition n’exige le paiement d’intérêts sur un montant dû par Sa Majesté.
12 Je répète que je souscris à la conclusion du juge de première instance selon laquelle la Loi sur les pêches crée un code exhaustif qui traite de l’aliénation et de la restitution des biens saisis. Ce code n’impose à la Couronne aucune obligation de payer des intérêts ou quelque autre montant en sus de ce qui est prévu à l’art. 73.1. Le sens ordinaire de cette disposition législative est clair. Cela peut sembler injuste étant donné qu’en l’espèce le produit de la vente a été retenu pendant un certain nombre d’années. Si injustice il y a, il appartient au législateur de corriger la situation. La situation exposée plus haut découle simplement de l’application de la Loi. L’obligation de verser au receveur général le produit de la vente n’atténue en rien la nature exhaustive de ce régime législatif. Cela indique simplement où les fonds doivent être versés, sans déroger ni ajouter quoi que ce soit à l’art. 73.1, qui détermine ce qui doit être restitué en l’absence de confiscation en bonne et due forme.
13 La conclusion qui précède est déterminante en l’espèce. Les arguments additionnels invoqués par les intimés peuvent être examinés brièvement.
B. Autres arguments
(1) La Loi sur la gestion des finances publiques
14 Selon les intimés, la Loi sur les pêches ne constitue pas un code exhaustif, mais est complétée par la LGFP. Ils font valoir que le produit de la vente est un fonds reçu « à une fin particulière » au sens de l’al. 2 « fonds publics » d) et qu’il relève, de ce fait, du pouvoir discrétionnaire de payer des intérêts dont le par. 21(2) de cette loi investit la Couronne.
15 En plus d’échouer parce que la Loi sur les pêches est un code exhaustif, l’argumentation des intimés se bute à un autre obstacle. Même si le produit de la vente constituait un fonds reçu à une fin particulière au sens de l’al. 2 « fonds publics » d) LGFP, l’appelante conservait le pouvoir discrétionnaire de payer ou de ne pas payer des intérêts, et elle ne l’a pas fait.
(2) Enrichissement sans cause
16 Les intimés ont également allégué que la rétention du produit de la vente pendant la durée de la saisie avait contribué à l’enrichissement sans cause de la Couronne. Cet argument ne tient pas non plus. Trois conditions doivent être remplies pour qu’il y ait enrichissement sans cause : (1) l’enrichissement du défendeur, (2) l’appauvrissement correspondant du demandeur et (3) l’absence de motif juridique justifiant l’enrichissement. Voir les arrêts Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834, p. 848; Peel (Municipalité régionale) c. Canada, [1992] 3 R.C.S. 762, p. 784, et Garland c. Consumers’ Gas Co., [2004] 1 R.C.S. 629, 2004 CSC 25, par. 30.
17 À supposer qu’il soit possible d’établir qu’il y a eu enrichissement de la Couronne et appauvrissement correspondant des intimés, l’élément du « motif juridique » pose un problème insurmontable dans le présent pourvoi. La saisie, la vente et le paiement du produit de la vente étaient licites et conformes à la Loi. Les intimés invoquent l’arrêt Manitoba c. Air Canada (1978), 86 D.L.R. (3d) 631 (C.A. Man.), conf. par [1980] 2 R.C.S. 303, à l’appui de leur argument selon lequel la Couronne n’échappe pas à l’obligation de payer des intérêts, même si la mesure législative applicable ne dit rien à ce sujet. Toutefois, j’estime que l’arrêt Air Canada n’est d’aucun secours parce que cette affaire soulevait un problème d’absence de pouvoir constitutionnel. L’État avait perçu des taxes conformément à une loi qui excédait la compétence de la province. Cette absence de compétence législative était au cœur de la décision. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Le pouvoir constitutionnel du Parlement d’adopter les dispositions de la Loi sur les pêches en question n’est pas contesté.
18 L’application des dispositions législatives constitue un « motif juridique » de refuser le recouvrement. Voir l’arrêt Garland, par. 44‑46, où la Cour, sous la plume du juge Iacobucci, a reformulé de la façon suivante le critère du « motif juridique » :
J’estime [. . .] qu’il convient de scinder en deux étapes l’analyse du motif juridique. Le demandeur doit d’abord démontrer qu’aucun motif juridique appartenant à une catégorie établie ne justifie de refuser le recouvrement. En circonscrivant la liste des catégories que le demandeur doit examiner pour démontrer l’absence de motif juridique, on répond à l’objection soulevée par le professeur Smith voulant que la formulation canadienne du critère oblige à prouver ce qui n’est pas. Parmi les catégories établies susceptibles de constituer un motif juridique, il y a le contrat (Pettkus, précité), la disposition légale (Pettkus, précité), l’intention libérale (Peter, précité) et les autres obligations valides imposées par la common law, l’equity ou la loi (Peter, précité). S’il n’existe aucun motif juridique appartenant à une catégorie établie, le demandeur a alors établi une preuve prima facie en ce qui concerne le volet « motif juridique » de l’analyse.
La preuve prima facie est cependant réfutable si le défendeur parvient à démontrer qu’il existe un autre motif de refuser le recouvrement. En conséquence, le défendeur a l’obligation de facto de démontrer pourquoi il devrait conserver ce dont il s’est enrichi. À cette étape de l’analyse, le défendeur peut donc recourir à une catégorie de moyens de défense résiduels qui permettent aux tribunaux d’examiner toutes les circonstances de l’opération afin de déterminer s’il existe un autre motif de refuser le recouvrement.
Lorsque le défendeur tente de réfuter la preuve en question, les tribunaux doivent tenir compte de deux facteurs : les attentes raisonnables des parties et les considérations d’intérêt public. . .
La première question est de savoir s’il existe un motif juridique d’une catégorie établie qui justifie de refuser le recouvrement. Dans l’affirmative, le recouvrement est refusé. Dans la négative, la demande de recouvrement est accueillie de prime abord, à moins que le défendeur ne puisse démontrer l’existence d’un autre motif de refuser le recouvrement, ce qui rend réfutable la preuve prima facie du demandeur.
19 En l’espèce, la saisie, la vente et la restitution du produit de la vente sont toutes conformes à la Loi sur les pêches, qui prescrit la restitution du poisson, des objets ou du produit de leur aliénation. C’est ce qui s’est produit. Toute perte ou tout gain résiduels est accessoire. Un tel fondement législatif relève de la catégorie « dispositions légales » des motifs juridiques. Voir Garland, par. 49; Renvoi relatif à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445; Mack c. Canada (Procureur général) (2002), 60 O.R. (3d) 756 (C.A.).
20 Ce code exhaustif a un effet semblable à celui décrit dans l’arrêt Zaidan Group Ltd. c. London (Ville), [1991] 3 R.C.S. 593, conf. (1990), 64 D.L.R. (4th) 514 (C.A. Ont.). Dans cette affaire, une contribuable a contesté avec succès une cotisation de taxes municipales. La ville a remboursé le trop‑perçu de taxes, mais a refusé de payer des intérêts sur le trop‑perçu. La contribuable a contesté sans succès cette décision. Le juge Carthy, s’exprimant au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, a reconnu, aux p. 518‑519, qu’une action fondée sur l’enrichissement sans cause échoue en présence d’un texte législatif valide et exhaustif :
[traduction] Le dénominateur commun de l’iniquité reconnu par la common law disparaît lorsque l’organe législatif agit conformément à sa compétence et édicte, comme en l’espèce, que la municipalité doit percevoir des sommes déterminées, que les contribuables doivent payer ces sommes, que la municipalité peut utiliser l’argent perçu et qu’elle doit effectuer un remboursement si la somme perçue est rajustée à la baisse lors d’un appel, et ce, avec intérêts si elle a adopté un règlement. Le texte législatif aurait pu également préciser qu’un contribuable doit payer les sommes fixées, sans disposer d’un mécanisme de plaintes. Tout le monde dénoncerait l’iniquité d’un tel texte législatif; cependant si ce texte relevait de la compétence constitutionnelle du législateur, la common law ne pourrait rien à cet égard. Il n’est pas question d’une lacune de la loi qu’il appartient à la common law de combler. Les taxes sont une création de la loi et les conditions applicables à leur paiement et à leur remboursement doivent se trouver dans les textes législatifs liés à leur création. La common law ne saurait qualifier d’injuste une loi relevant de la compétence du législateur, et elle le ferait si elle imposait une obligation additionnelle de payer des intérêts en sus de l’obligation légale de percevoir et de rembourser un montant précis.
21 Cela diffère d’autres cas, comme Air Canada, où l’enrichissement en question a lieu en l’absence de pouvoir constitutionnel ou légal. Dans l’arrêt Zaidan, p. 594, notre Cour a rejeté, à l’unanimité, l’appel de la contribuable en donnant l’explication suivante :
Nous sommes tous d’avis que ce pourvoi doit échouer. L’appelante ne peut réclamer le paiement d’intérêts sur un trop‑perçu de taxes en se fondant sur la théorie de l’enrichissement sans cause, en raison du par. 6(1) de la Municipal Interest and Discount Rates Act, 1982, S.O. 1982, ch. 44. Ce paragraphe autorise une municipalité à adopter un règlement visant le paiement d’intérêts et lui confère aussi le pouvoir discrétionnaire de le faire. En l’espèce, la ville de London n’a pas adopté pareil règlement. En conséquence, la demande fondée sur l’enrichissement sans cause échoue et le pourvoi est rejeté avec dépens.
22 En l’espèce, le législateur a adopté des dispositions régissant la pêche commerciale. Il a établi un régime complet qui traite de la saisie et de la restitution des objets saisis. Ce régime prescrit expressément la restitution du poisson, des objets ou du produit de leur vente, et il a été appliqué. Des intérêts ou quelque autre montant additionnel auraient pu être accordés à titre gracieux, mais cela n’a pas été fait. La validité de la Loi sur les pêches n’a pas été contestée avec succès et n’aurait pas pu l’être non plus. Par conséquent, la Loi constitue un motif juridique justifiant tout enrichissement accessoire qui peut s’être produit dans le cadre de son application. Il s’ensuit que la demande fondée sur l’enrichissement injuste échoue.
(3) L’obligation fiduciaire
23 On a également prétendu que la Couronne avait une obligation fiduciaire envers les intimés. Cet argument ne saurait être retenu. Premièrement, il y a lieu de noter que le statut d’autochtone des intimés n’est pas évoqué dans la question formulée par les parties. Deuxièmement, même s’il y était évoqué, cela ne changerait rien à l’issue du présent pourvoi. Bien que la Couronne ait, dans bien des cas, une obligation fiduciaire envers la population autochtone, c’est la nature des rapports, et non la catégorie d’acteurs en question, qui donne naissance à une obligation fiduciaire. Les situations mettant en cause des autochtones et la Couronne ne donnent pas toutes naissance à une obligation fiduciaire. Voir l’arrêt Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511, 2004 CSC 73, par. 18, la juge en chef McLachlin. Les dispositions de la Loi sur les pêches portant sur la restitution des objets saisis sont des dispositions d’application générale. Je conviens avec le juge de première instance et la Cour d’appel qu’à elle seule l’ascendance autochtone n’est pas suffisante pour donner naissance à cette obligation dans le cas qui nous occupe.
24 Le concept d’obligation fiduciaire n’est pas une invitation à adopter un raisonnement « axé sur les résultats ». Au cœur de l’analyse fondée sur des principes qui s’impose, il y a l’obligation d’une partie d’agir au profit d’une autre partie. Cette obligation peut émaner de différentes sources telles que la loi, un contrat ou un engagement unilatéral. Dans l’arrêt Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a affirmé ce qui suit, à la p. 384 :
J’estime toutefois que, lorsqu’une loi, un contrat ou peut‑être un engagement unilatéral impose à une partie l’obligation d’agir au profit d’une autre partie et que cette obligation est assortie d’un pouvoir discrétionnaire, la personne investie de ce pouvoir devient un fiduciaire. L’equity vient alors exercer un contrôle sur ce rapport en imposant à la personne en question l’obligation de satisfaire aux normes strictes de conduite auxquelles le fiduciaire est tenu de se conformer.
25 Le juge La Forest a également écrit ceci dans l’arrêt Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377, p. 409 :
Dans ces cas, il s’agit de savoir si, compte tenu de toutes les circonstances en présence, une partie pouvait raisonnablement s’attendre à ce que l’autre agisse dans l’intérêt de la première relativement au sujet en cause.
26 Dans l’arrêt Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574, p. 599, le juge Sopinka a décrit d’autres caractéristiques des rapports fiduciaires, à savoir : (1) le fiduciaire peut exercer un certain pouvoir discrétionnaire; (2) le fiduciaire peut unilatéralement exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière à avoir un effet sur les intérêts du bénéficiaire; (3) le bénéficiaire est particulièrement vulnérable ou à la merci du fiduciaire qui détient le pouvoir discrétionnaire. Il s’agit toutefois de simples caractéristiques qui ne sont pas nécessairement déterminantes quant à l’existence de rapports fiduciaires.
27 Pendant l’audition du présent pourvoi, les intimés n’ont pu indiquer aucune source imposant à la Couronne l’obligation d’agir à leur profit. Il n’existait aucun contrat, aucun engagement ni aucune loi qui imposait cette obligation. La rogue a, au contraire, été saisie en exécution de la Loi sur les pêches, dans le contexte d’une procédure quasi accusatoire. La Couronne ne s’engageait pas à agir au profit des intimés, mais agissait plutôt pour le bien de la pêche commerciale, qui est une activité d’intérêt public. La présente affaire peut être distinguée de l’arrêt Authorson c. Canada (Attorney General) (2002), 58 O.R. (3d) 417 (C.A.), inf. pour d’autres motifs, [2003] 2 R.C.S. 40, 2003 CSC 39. Dans l’affaire Authorson, le gouvernement agissait en qualité d’administrateur des fonds de retraite des anciens combattants invalides lorsque ceux‑ci étaient incapables de les administrer eux‑mêmes. Bien que les faits de l’arrêt Authorson puissent permettre de conclure à l’existence de rapports fiduciaires, une telle conclusion n’est pas possible en l’espèce. L’argument de l’obligation fiduciaire ne tient pas.
(4) Fiducie
28 Enfin, les intimés ont soutenu que la Couronne détenait le produit de la vente en tant que fiduciaire. Cet argument est également erroné. Le régime législatif établi par la Loi sur les pêches élimine toute idée que, dans son application, la Loi était censée créer des rapports fiduciaires. Ce régime législatif réfute toute présomption qui peut avoir existé. Une fois les procédures arrêtées, les intimés avaient, tout au plus, une créance sur la Couronne relativement au produit de la vente de la rogue saisie. C’est ce droit d’action qui remplaçait l’objet saisi.
V. Conclusion
29 Je suis d’avis de répondre ainsi à la question posée par les parties :
[traduction] Lorsque du « poisson » a été légalement saisi et aliéné en vertu de la Loi et que le produit de l’aliénation a, par la suite, été restitué conformément à l’art. 73.1 de la Loi, la Couronne est‑elle tenue de payer à la personne ou aux personnes dont le « poisson » a été saisi un montant quelconque en sus du produit net de l’aliénation?
La réponse est « non ».
30 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi sans dépens.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelant : Ministère de la Justice, Vancouver.
Procureurs des intimés : Blake, Cassels & Graydon, Vancouver.