Glykis c. Hydro‑Québec, [2004] 3 R.C.S. 285, 2004 CSC 60
Hydro‑Québec Appelante
c.
Modestos Glykis et Eleftheria Theodossiou Glykis Intimés
Répertorié : Glykis c. Hydro‑Québec
Référence neutre : 2004 CSC 60.
No du greffe : 29588.
2004 : 13 avril; 2004 : 1er octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, Arbour*, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [2003] R.J.Q. 36, [2002] J.Q. no 5661 (QL), qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure. Pourvoi accueilli, les juges LeBel et Fish sont dissidents.
Jules Brière, Hélène Gauvin et Jacinte Lafontaine, pour l’appelante.
Jérôme Choquette, c.r., et Jean‑Stéphane Kourie, pour les intimés.
Le jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie et Deschamps a été rendu par
La juge Deschamps —
I. Introduction
1 Le pourvoi porte sur le droit de l’appelante Hydro-Québec d’interrompre la fourniture d’électricité à un point de service autre que celui pour lequel le compte est en souffrance. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
2 En juin 1994, l’intimé, M. Modestos Glykis, est propriétaire d’un immeuble locatif. Il refuse de payer la somme qu’il doit pour des services d’électricité fournis à cet immeuble. Hydro-Québec, après avis à M. Glykis, interrompt la fourniture d’électricité à sa résidence même si aucun arrérage n’est dû pour ce point de livraison. M. Glykis paie après quelques jours d’interruption. Son épouse, Mme Eleftheria Theodossiou et lui-même intentent une poursuite. Ils allèguent avoir subi des dommages par suite de l’interruption de service.
3 La juge Rousseau, de la Cour supérieure, conclut que le compte est en souffrance et qu’Hydro-Québec était en droit d’interrompre le service : C.S. Montréal, no 500-05-013674-955, 26 juillet 1999. Elle suit l’interprétation largement majoritaire donnée aux dispositions habilitant Hydro-Québec à prendre une telle mesure (Boucher c. Commission hydro-électrique de Québec, [1968] R.L. 347 (C.P.); Delage c. Hydro-Québec, C.S. Montréal, no 500-05-013881-73, 11 décembre 1973; Landry c. Hydro-Québec, C.S. Québec, no 200-05-003524-928, 28 octobre 1992; Dallaire c. Hydro-Québec, C.S. Québec, no 200-05-003377-939, 7 janvier 1994; Godbout c. Hydro-Québec, [2001] R.D.I. 106 (C.S.)).
4 La Cour d’appel, à la majorité, infirme le jugement : [2003] R.J.Q. 36. Le juge Nuss estime que l’interruption de service a pour but d’éviter l’accroissement de la dette d’un client et ne peut être utilisée pour faire pression en vue d’obtenir paiement. Selon lui, l’interruption de service ne peut avoir lieu qu’au point correspondant au compte en souffrance. Le juge Brossard, quant à lui, reconnaît que les dispositions législatives applicables permettent l’interruption à un point autre que celui pour lequel la somme est due, mais il conclut qu’un tel pouvoir est exorbitant. La juge Mailhot, dissidente, confirme l’approche de la Cour supérieure et conclut que l’art. 1590 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »), autorise Hydro-Québec à s’appuyer sur sa réglementation pour mettre en œuvre son droit à l’exécution de l’obligation du client de payer le compte échu.
II. Analyse
5 La méthode d’interprétation des textes législatifs est bien connue (Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42). La disposition législative doit être lue dans son contexte global, en prenant en considération non seulement le sens ordinaire et grammatical des mots mais aussi l’esprit et l’objet de la loi et l’intention du législateur. Cette méthode, énoncée à l’occasion de l’analyse de textes législatifs, s’impose, avec les adaptations nécessaires, pour l’interprétation de textes réglementaires.
A. Le sens ordinaire de l’habilitation législative et réglementaire
6 L’article 22.0.1 de la Loi sur Hydro-Québec, L.R.Q., ch. H-5 (mod. L.Q. 1983, ch. 15, art. 15), autorisait, à l—époque pertinente, Hydro-Québec à adopter des règlements fixant les conditions de fourniture de service :
22.0.1 Les tarifs et les conditions auxquels l’énergie est fournie doivent être compatibles avec une saine administration financière.
Ces tarifs et ces conditions sont fixés par règlement de la Société, selon les catégories qu’elle détermine, ou par contrats spéciaux.
Ces règlements et ces contrats sont soumis à l’approbation du gouvernement.
7 Au moment du litige, le par. 1o de l—art. 99 du Règlement no 411 établissant les conditions de fourniture de l’électricité, (1987) 119 G.O. II, 1918 (« Règlement »), constituait le fondement du pouvoir d’interruption de service. Il a été remplacé en 1996 par le Règlement no 634 sur les conditions de fourniture de l’électricité, (1996) 128 G.O. II, 2998, mais les changements ne sont pas pertinents pour les besoins du dossier. L—article 99 dispose :
99. Sous réserve de la Loi sur le mode de paiement des services d’électricité et de gaz dans certains immeubles (L.R.Q., c. M-37), le distributeur peut refuser de fournir ou de livrer l’électricité ou en interrompre la fourniture ou la livraison dans les cas suivants :
1º le client ne paie pas sa facture à échéance;
2º un organisme fédéral, provincial ou municipal ayant juridiction en la matière l’ordonne;
3º la sécurité publique l’exige;
4º le client fraude, manipule ou dérange l’appareillage de comptage ou tout autre appareillage du distributeur, entrave la fourniture ou la livraison de l’électricité ou contrevient à l’article 104;
5º le client refuse de fournir au distributeur les renseignements exigibles en vertu du présent règlement ou fournit des renseignements erronés;
6º le client refuse de fournir le dépôt ou toute autre garantie exigibles en vertu du présent règlement;
7º le client n’apporte pas les modifications ou ajustements nécessaires pour que son installation électrique soit conforme aux exigences prévues au présent règlement, ou, malgré la demande du distributeur, il n’élimine pas les clauses de perturbation au réseau;
8º le client n’utilise pas l’électricité conformément aux conditions et aux exigences prévues à la section 1 du présent chapitre;
9º le client refuse l’accès chez lui aux représentants du distributeur, contrairement à l’article 103;
10º le client refuse de permettre l’installation, chez lui, de l’équipement du distributeur, dont l’équipement de comptage et de contrôle, contrairement à l’article 65;
11º l’installation électrique du client a été raccordée au réseau du distributeur sans l’approbation de celui-ci;
12º l’installation électrique du client n’a pas été approuvée ou, le cas échéant, autorisée par une autorité ayant juridiction en la matière d’après toute disposition législative ou réglementaire applicable; ou
13º une personne, société, corporation ou organisme visé à l’article 14 utilise l’électricité sans avoir conclu un abonnement.
8 Le mot « client », employé dans 10 des 13 paragraphes de l’art. 99, est défini à l’art. 3 du Règlement :
Client : une personne, une société, une corporation ou un organisme titulaire d’un ou de plusieurs abonnements.
9 Cet article définit aussi l’expression « point de livraison » :
Point de livraison : un point situé immédiatement après l’appareillage de comptage du distributeur et à partir duquel l’électricité est mise à la disposition du client; lorsque le distributeur n’installe pas d’appareillage de comptage ou lorsque celui-ci est en amont du point de raccordement, le point de livraison se situe au point de raccordement.
10 De plus, l’art. 10 énonce expressément que « [c]haque point de livraison fait l’objet d’un abonnement distinct », sauf certaines exceptions qui ne sont pas applicables en l’espèce.
11 Aucune disposition ne limite expressément l’exercice du droit d’interrompre le service au lieu pour lequel la facture est impayée.
12 Selon le sens ordinaire des mots, comme un client, selon la définition, peut avoir plusieurs abonnements, que chaque abonnement correspond à un point de livraison distinct et qu’Hydro-Québec peut interrompre le service lorsque le client ne paie pas sa facture, il s’ensuit que l’art. 99, par. 1o permet l’interruption à n’importe quel point de livraison pour lequel le client défaillant est titulaire d’un abonnement.
13 L’utilisation à l—art. 99, par. 1o des mots — sa facture — au singulier dans l—expression « ne paie pas sa facture » donne une indication additionnelle de la portée de la disposition. L—adjectif possessif — sa — fait le lien entre le client et la facture, alors que celle-ci n—est reliée d—aucune façon aux expessions « abonnement » ou « point de livraison », qui ne figurent même pas dans cette disposition. De plus, si le pluriel avait été employé plutôt que le singulier, toutes les factures relatives à tous les points de livraison auraient dû être en souffrance pour donner ouverture au droit d’interruption. Il s’agit donc d’une facture pour un abonnement parmi tous ceux dont le client est titulaire. De même, l’utilisation de l’article défini — le client ne paie pas la facture — n’aurait pas permis de relier la facture au client. Enfin, relier la facture au seul point de livraison pour lequel il y a défaut rend inutile l’utilisation du mot « client ». Si le législateur n’avait voulu viser que le lieu pour lequel le compte est en souffrance, l’utilisation des termes « abonnement » ou « point de livraison », qui, eux, comportent une limitation, aurait été suffisante.
14 Le paragraphe introductif de l’art. 99 supporte aussi cette interprétation. Ce paragraphe prévoit deux mesures : le refus de fourniture ou de livraison ou l’interruption. Si le législateur avait voulu que la facture se rapporte au seul point de livraison pour lequel le service est impayé, il aurait été inutile de mentionner le refus de fourniture ou de livraison en cas de non-paiement par le client. Il ne peut, évidemment, y avoir de facture impayée avant la fourniture ou la livraison. Le refus de fourniture ou de livraison de service ne peut viser que le cas où le client n’a pas payé sa facture à un autre point de livraison. Pour interpréter harmonieusement le paragraphe premier avec le paragraphe introductif, il faut envisager l’interruption à n’importe quel point de livraison où le service est fourni à un client.
15 Sauf le par. 13o, qui porte sur le cas d’utilisation frauduleuse par une personne qui n’est pas abonnée et les par. 2o et 3o, qui évoquent des circonstances indépendantes de la volonté des parties, le texte de l’art. 99 établit une relation entre le client et Hydro-Québec, et non entre un point de livraison et le fournisseur de service.
16 Cette relation fournisseur-client est reprise ailleurs dans le Règlement. Ainsi, dans certaines circonstances, Hydro-Québec peut, conformément au par. 1o de l—art. 82, exiger un dépôt dans le cas d’un abonnement pour fins d’usage domestique. Ainsi, le demandeur de service peut se voir imposer le versement d’un dépôt s’il n’a pas acquitté à l’échéance une facture pour laquelle il est ou était le détenteur d’abonnement. L—article 82, par. 1o établit donc aussi un lien entre le client et Hydro-Québec, et non entre Hydro-Québec et chaque point de livraison.
17 Vu le sens ordinaire des mots utilisés dans les définitions du Règlement et compte tenu de l’analyse grammaticale, l’interprétation suivant laquelle l’interruption peut avoir lieu à n’importe quel point de livraison doit prévaloir.
B. L’esprit et l’objet de la disposition
18 Le Règlement établit les conditions de fourniture de service. Le contenu obligationnel du contrat liant Hydro-Québec au client n’est pas laissé à la négociation entre les parties. Hydro-Québec ne peut imposer de conditions particulières en cas d’insolvabilité réelle ou anticipée. Si le client satisfait aux conditions prescrites par le Règlement, Hydro-Québec est obligée de fournir le service. Sur un marché libre, un fournisseur de service, hormis ses obligations constitutionnelles, peut refuser de faire affaire avec un client qu’il estime insolvable. L’obligation de fournir le service au public cède cependant lorsque le client ne paie pas sa facture. La disposition est indéniablement à l’avantage d’Hydro-Québec. Elle ne sert pas seulement à limiter l’endettement. Elle offre par ailleurs un moyen efficace de faire pression sur les clients défaillants et de les inciter au paiement des montants dus.
19 Les montants impayés par chaque client peuvent s’avérer minimes par rapport aux coûts d’une poursuite judiciaire. Le Règlement prévoit donc pour Hydro-Québec un autre moyen de faire pression sur ses clients. Dans la mesure où le fournisseur de service ne choisit pas les clients avec qui il fait affaire, j’estime que l’interruption éventuelle du service n’est pas une mesure exorbitante ou draconienne. D’une part, l’exercice du droit est précédé d’un avis et, d’autre part, l’interruption ne touche que le client défaillant. Il faut en effet noter que le paragraphe introductif comporte une limitation importante qui protège tous les occupants de logements dont le loyer inclut le service d’électricité. Dans ces cas, Hydro-Québec ne peut interrompre le service et priver ainsi d’électricité des personnes qui ont payé pour le service en acquittant leur loyer, ce qui est souvent le cas des personnes âgées. Ce type d’abonnement est visé par la Loi sur le mode de paiement des services d’électricité et de gaz dans certains immeubles, L.R.Q., ch. M-37, laquelle prévoit qu’Hydro-Québec peut obtenir une cession de loyer en cas de défaut de l’abonné (art. 2). Dans ces cas, Hydro-Québec ne peut interrompre le service, mais elle n’est pas limitée à un recours devant les tribunaux lorsqu’un compte est en souffrance.
20 Il est difficile de concevoir comment une approche favorisant les clients plus pauvres et incapables de payer leur compte pourrait, en ce qui a trait au pouvoir d’interruption, modifier l’interprétation adoptée ci-dessus. Ceux dont le loyer inclut le coût de l’électricité ne sont pas touchés en raison du libellé du paragraphe introductif, cité précédemment. De plus, l’interprétation préconisée par les juges majoritaires de la Cour d’appel a comme seul effet de favoriser les clients détenteurs de plusieurs abonnements, ce qui n’est généralement pas le lot des citoyens plus démunis. Il est certes possible d’imaginer des cas pathétiques, mais ce n’est pas le cas en l’espèce. Plus important encore, les parties n’ont pas plaidé qu’Hydro-Québec avait mal exercé sa discrétion en décidant d’interrompre le service. Seul son pouvoir de prendre une telle décision a été mis en question.
21 L’argument voulant que le caractère obligatoire du contrat de service soit source de droit ou motif d’interprétation favorable aux intimés ne peut non plus être retenu. Ni Hydro-Québec ni le client ne peuvent modifier la teneur du contrat dont les termes sont dictés par le Règlement. Un juge ne peut donc le contourner ou réduire les obligations en découlant au motif qu’il s’agit d’un contrat d’adhésion au sens de l’art. 1437 C.c.Q.
22 La disposition autorisant l’interruption de service est circonscrite, mais son application ne vise certainement pas à protéger le client. Son but ne peut être invoqué au soutien d’une interprétation favorable au client. Il milite plutôt en faveur d’une interprétation qui permet la résolution rapide des différends entre Hydro-Québec et ses clients. Ne voir dans la disposition qu’un moyen d’éviter un accroissement de la dette n’est justifié ni par le texte ni par l’objet de la disposition considérée dans le contexte global du Règlement.
C. Le contexte législatif
23 Lors de son intégration à Hydro-Québec, la Compagnie royale d’électricité disposait d’un pouvoir d’interruption de service. Les articles 27 et 29 de sa loi constitutive (Loi amendant et refondant la loi constituant en corporation la compagnie royale d—électricité, S.Q. 1898, 61 Vict., ch. 66) prévoyaient :
27. Dans le cas où une personne recevant de la compagnie un approvisionnement d’électricité néglige de payer les loyers, taux ou redevances dus à la compagnie, aux dates fixées pour leur payement, la compagnie ou toute autre personne agissant en son nom, après un avis préalable de huit jours, pourra suspendre l’approvisionnement à la personne ainsi arriérée, comme susdit, par tous moyens que la compagnie ou ses officiers jugeront convenables; et la compagnie pourra recouvrer les loyers ou redevances dus à cette date, ainsi que les dépenses résultant de l’interception de l’électricité, nonobstant tout contrat d’approvisionnement pour une période ultérieure.
29. Les deux sections précédentes n’auront pas pour effet d’empêcher les dispositions qu’elles contiennent d’être changées ou modifiées par contrat.
24 Ce pouvoir a été préservé et bénéficie à Hydro-Québec depuis l—adoption, en 1945, de l’art. 51 de la Loi de la Commission hydroélectrique de Québec, S.R.Q. 1941, ch. 98A (mod. S.Q. 1945, ch. 30, art. 22) :
51. La Commission peut se prévaloir des dispositions des articles 26, 27, 28, 29 et 32 de la loi 61 Victoria chapitre 66.
25 Lors de la modification de la Loi sur Hydro-Québec en 1983, la disposition a été conservée à l’art. 48 malgré l’adoption, au même moment, de l’art. 22.0.1 qui autorise l’adoption de règlements :
48. La Société peut se prévaloir des dispositions des articles 26, 27, 28, 29 et 32 du chapitre 66 des lois de 1897-1898.
Elle peut aussi se prévaloir des dispositions des articles 16, 18 et 19 de la loi 12 Victoria, chapitre 183 (Statuts provinciaux du Canada) et de l’article 20 de ladite loi modifié par l’article 8 du Statut de Québec, 1872, chapitre 61.
26 Un pouvoir d’interruption semblable a aussi été accordé à la Nouvelle Compagnie du Gaz de Montréal : Acte pour amender l’Acte d’Incorporation de la Nouvelle Compagnie du Gaz de Montréal, et pour étendre les pouvoirs de la dite Compagnie, S. Prov. C. 1849, 12 Vict., ch. 183. Cette disposition a été étudiée par le Conseil privé dans l’affaire Montreal Gas Co. c. Cadieux, [1899] A.C. 589. Préconisant une interprétation axée sur la relation fournisseur-client plutôt que sur le point de livraison, Sir Henry Strong a dit ce qui suit au nom de la cour (p. 592-593) :
[traduction] Aucune disposition de la Loi ne contraint la compagnie à exercer son droit seulement à l’égard des conduites de branchement du débiteur défaillant dans un immeuble donné ou à l’égard de celles qui sont reliées au compteur pour lequel il y a défaut. La Loi n’impute aucunement le coût du gaz à l’immeuble desservi ni ne le rend exigible par voie d’exécution sur l’immeuble du débiteur défaillant. Le gaz est fourni au consommateur, et c’est ce dernier qui est en défaut. Son obligation envers la compagnie a pour objet la totalité des sommes qu’il doit alors à cette dernière.
. . .
Leurs Seigneuries ne voient rien de déraisonnable dans le cas considéré ni dans la disposition autorisant la compagnie du gaz à cesser d’approvisionner le client qui néglige d’acquitter sa facture. Mais surtout, pour répondre à l’argument formulé par le juge, la Cour n’a pas à donner son avis sur le choix du législateur. Il lui incombe seulement de donner effet au libellé de la loi en l’interprétant objectivement. Il paraît impossible de voir dans le texte de la loi la limitation alléguée sans y intégrer une condition ou une restriction qui en est absente.
27 En renvoyant spécifiquement au ch. 66 des lois du Québec de 1898, le législateur ne pouvait, à mon avis, exprimer plus clairement son intention de préserver le droit ainsi interprété par le Conseil privé. Non seulement permet-il à Hydro-Québec d’adopter un règlement qui autorise l’interruption de service à un point autre que celui pour lequel la somme est en souffrance, mais il incorpore par renvoi une interprétation judiciaire confirmant la portée du pouvoir d’interruption.
28 La prise en considération de l’historique législatif confirme donc l’interprétation donnée par la Cour supérieure et par la juge minoritaire de la Cour d’appel.
29 Les intimés soulèvent cependant que, dans le contexte de l’adoption du Code civil du Québec, et plus particulièrement de l’art. 1591 C.c.Q., l’interruption ne peut sanctionner que le non-respect des obligations corrélatives. Selon les intimés, seule une interruption correspondant à l’abonnement pour lequel le compte est impayé est compatible avec la règle limitant aux obligations corrélatives le droit d’invoquer l’exception d’inexécution des obligations.
30 Cet argument, retenu par l’un des juges majoritaires de la Cour d’appel, ne peut être accepté. L’article 1590 C.c.Q. prévoit que le créancier peut prendre tout autre moyen que la loi prévoit pour la mise en œuvre de son droit à l’exécution de l’obligation :
1590. L’obligation confère au créancier le droit d’exiger qu’elle soit exécutée entièrement, correctement et sans retard.
Lorsque le débiteur, sans justification, n’exécute pas son obligation et qu’il est en demeure, le créancier peut, sans préjudice de son droit à l’exécution par équivalent de tout ou partie de l’obligation:
1º Forcer l’exécution en nature de l’obligation;
2º Obtenir, si l’obligation est contractuelle, la résolution ou la résiliation du contrat ou la réduction de sa propre obligation corrélative;
3º Prendre tout autre moyen que la loi prévoit pour la mise en œuvre de son droit à l’exécution de l’obligation.
31 Hydro-Québec, dans les limites fixées par le Règlement, a le droit d’interrompre le service fourni à un client. Ce pouvoir est préservé tant par le troisième paragraphe du deuxième alinéa de l’art. 1590 que par le texte de l’art. 300 C.c.Q., qui énonce que les corps publics sont d’abord régis par leurs lois particulières:
300. Les personnes morales de droit public sont d’abord régies par les lois particulières qui les constituent et par celles qui leur sont applicables; les personnes morales de droit privé sont d’abord régies par les lois applicables à leur espèce.
Ainsi interprétée, l’obligation corrélative du client envers Hydro-Québec inclut tous les abonnements dont il est titulaire. Ni l’art. 1590 ni l’art. 1591 C.c.Q. ne font obstacle au pouvoir d’interruption. Au contraire, ils l’incorporent.
32 Le pouvoir d’interruption ne confère par ailleurs aucun droit inédit. Il date du siècle dernier et est tout à fait semblable à celui conféré par la loi à d’autres fournisseurs de services publics (SaskEnergy Act, S.S. 1992, ch. S-35.1, art. 35; Electric Power Terms and Conditions of Supply Regulation, Règl. du Man. 186/90, art. 17; Nova Scotia Power Incorporated Approved Regulations, 1er novembre 2002, art. 6.1).
III. Conclusion
33 Le droit d’interrompre le service à un point autre que celui pour lequel le compte est en souffrance est exprimé en termes clairs. Il est compatible avec d’autres dispositions du Règlement et reflète l’intention du législateur de doter Hydro-Québec d’un moyen de limiter les sommes en souffrance tout en faisant pression sur les clients défaillants.
34 Hydro-Québec n’a pas réclamé les dépens devant notre Cour. Elle a au contraire offert de payer les frais judiciaires des intimés et les frais extrajudiciaires raisonnables qui pourraient être fixés par la Cour. De plus, Hydro-Québec n’a pas demandé à notre Cour de lui accorder les dépens en Cour d’appel.
35 Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel sans frais et de confirmer le jugement de la Cour supérieure rejetant l’action avec dépens. En ce qui a trait aux frais judiciaires et extrajudiciaires liés au pourvoi devant notre Cour, il est ordonné à Hydro-Québec de payer aux intimés le montant qui sera fixé par la Registraire sur la base avocat-client.
Les motifs suivants ont été rendus par
36 Les juges LeBel et Fish (dissidents) — Nous avons eu l’occasion de prendre connaissance des motifs de notre collègue, la juge Deschamps. Avec égards, nous ne sommes pas d’accord avec ceux-ci. Nous sommes plutôt d’opinion que le jugement de la Cour d’appel du Québec ([2003] R.J.Q. 36), tel qu’exprimé notamment dans les motifs du juge Nuss, donne l’interprétation correcte des dispositions de l’art. 99 du règlement d’Hydro‑Québec, le Règlement no 411 établissant les conditions de fourniture de l’électricité, (1987) 119 G.O. II, 1918.
37 Nous n’entendons pas revenir sur l’exposé des faits de notre collègue la juge Deschamps, non plus que sur son historique des dispositions réglementaires et législatives pertinentes en l’espèce. Notre désaccord porte en effet strictement sur l’existence du pouvoir exceptionnel qu’Hydro-Québec prétend détenir et qui l’autoriserait à interrompre le service à l’égard de tous les abonnements d’un client en cas de non-paiement d’un compte afférent à l’un de ceux-ci.
38 L’efficacité d’une telle mesure — l’interruption de service — pour faire pression sur la clientèle ne saurait constituer un motif valable de reconnaître judiciairement un tel pouvoir à Hydro-Québec si le législateur ne le lui a pas attribué. Le contrat d’Hydro-Québec constitue un exemple de contrat réglementé entre un fournisseur de services publics et un client (Bédard c. Hydro-Québec, [1982] C.A. 518). La législation et la réglementation déterminent largement le contenu d’un tel contrat. Il faut que le pouvoir réclamé par Hydro-Québec se situe à l’intérieur du cadre juridique ainsi défini.
39 En substance, Hydro-Québec soutient qu’elle possède le pouvoir discrétionnaire d’interrompre la fourniture d’électricité à tous les points de service d’un client au cas de défaut ou de retard de paiement à l’égard de l’un de ses abonnements. Ce pouvoir ne serait soumis à aucun contrôle préalable. Il s’exercerait au gré de l’appelante, que la dette soit de 5, 500 ou 50 000 $. Il permettrait ainsi à Hydro-Québec de faire pression sur son client même lorsque ce dernier a les motifs les plus légitimes de contester l’exigibilité d’une somme en particulier.
40 Encore aurait-il fallu qu’un tel pouvoir soit effectivement et expressément accordé par le législateur. Il ne ressort certes pas avec limpidité de la législation et de la réglementation qu’invoque l’appelante. Dans ses motifs, le juge Brossard, de la Cour d’appel, souligne que ce pouvoir n’aurait été accordé — si tant est qu’il l’ait été — que par des renvois à des lois du dix-neuvième siècle qui régissaient les activités des fournisseurs de services publics dont les entreprises ont été intégrées dans celle qu’exploite maintenant Hydro-Québec (par. 30-31) :
Ce pouvoir exorbitant ne lui [Hydro-Québec] est même pas conféré directement et expressément par sa loi constitutive. Il lui est accordé par l’utilisation de la technique législative de renvoi à une loi de 1898 intitulée Loi constituant en corporation la Compagnie royale d’électricité.
Les articles 27 et 28 de cette loi de 1898 reproduisaient, mutatis mutandis, les dispositions relatives au pouvoir conféré à la New City Gas Company of Montreal par l’Acte pour amender l’Acte d’incorporation de la Nouvelle Compagnie du Gaz [de] Montréal, et pour étendre les pouvoirs de la dite Compagnie.
41 La loi qui incorporait la Compagnie royale d’électricité reprenait ainsi la substance de l’art. 20 de la loi régissant la Nouvelle Compagnie du Gaz de Montréal (S. Prov. C. 1849, 12 Vict., ch. 183). Ces textes au libellé variable accordaient des pouvoirs divers à des sociétés privées jouissant d’un monopole local. Leurs dispositions se trouvent à faire indirectement partie du cadre législatif et réglementaire d’une société d’État qui détient désormais un monopole pour la distribution de l’électricité au Québec et peuvent affecter maintenant la nature des rapports contractuels entre une société d’État tenue de fournir un service public à une clientèle qu’elle ne choisit pas et des clients qui doivent lui acheter leur électricité.
42 La thèse de l’appelante, quant à l’étendue de ses pouvoirs, repose sur le jugement du Conseil privé dans Montreal Gas Co. c. Cadieux, [1899] A.C. 589. Le Conseil infirmait alors un arrêt de notre Cour relatif à l’interprétation des dispositions autorisant le fournisseur à interrompre le service (Cadieux c. Montreal Gas Co. (1898), 28 R.C.S. 382). Selon l’interprétation adoptée par le Conseil privé, le pouvoir d’interrompre la fourniture d’électricité valait pour tous les abonnements d’un client. Notre Cour avait tiré une conclusion différente qui restreignait l’exercice de ce pouvoir au seul point de livraison pour lequel le débiteur se trouvait en défaut. Nous croyons d’ailleurs utile de reproduire le passage suivant des motifs du juge Girouard, de notre Cour, dans Cadieux (p. 386-387) :
[traduction] Des pouvoirs exorbitants comme ceux que confère l’article vingt doivent être interprétés strictement et, s’ils sont censés viser tous les immeubles ou locaux d’un même propriétaire ou occupant ayant manqué à ses obligations quant à l’un d’eux seulement, ils doivent être accordés au moyen d’un libellé clair et non équivoque. Le fait que l’article exige expressément la remise d’un avis d’interruption « à l’occupant ou à la personne responsable » indique clairement que seuls les locaux occupés ou pour lesquels il y a défaut doivent être touchés. La clause six du contrat intervenu entre la partie intimée et la ville de Montréal, précisant que « toute somme due par un consommateur de gaz ne sera recouvrée qu’auprès de ce dernier », et non de la ville, va dans le même sens. L’interruption de service est le moyen le plus efficace d’obtenir le paiement d’une somme en souffrance; elle doit donc viser le consommateur, soit l’occupant des seuls locaux pour lesquels il y a défaut. Interpréter différemment les dispositions de la loi aurait les conséquences les plus absurdes, notamment lorsqu’un propriétaire a fait installer des compteurs individuels pour les logements occupés par différents locataires dans un même immeuble ou dans des immeubles distincts ou qu’une entité comme la ville de Montréal omet de régler sa facture de gaz pour l’un de ses immeubles, ou certains d’entre eux, mais pas pour l’éclairage des rues. Pareils résultats doivent être évités si une interprétation raisonnable des dispositions législatives le permet.
43 Bien qu’il ait été infirmé, ce jugement rendait mieux compte de la nature des relations établies entre le fournisseur et l’acheteur du service. De toute façon, le contexte législatif a évolué. Hydro-Québec a absorbé les sociétés auxquelles ces pouvoirs ont été accordés. À cause des renvois en cascade à des textes de facture variée, on en est réduit à rechercher si le législateur a vraiment voulu accorder à Hydro-Québec des pouvoirs aussi étendus qu’elle le prétend à l’égard de l’ensemble des activités liées à l’exercice de son monopole sur la distribution de l’électricité aux consommateurs. De plus, de tels pouvoirs dérogent aux principes généraux du droit des contrats qu’énonce bien l’art. 1591 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, et dont le juge Brossard rappelle la pertinence au par. 38 en mettant en relief certains mots de cette disposition :
1591. Lorsque les obligations résultant d’un contrat synallagmatique sont exigibles et que l’une des parties n’exécute pas substantiellement la sienne ou n’offre pas de l’exécuter, l’autre partie peut, dans une mesure correspondante, refuser d’exécuter son obligation corrélative, à moins qu’il ne résulte de la loi, de la volonté des parties ou des usages qu’elle soit tenue d’exécuter la première.
44 L’interprétation donnée par Hydro-Québec aux dispositions législatives et réglementaires en litige assimile l’inexécution d’un contrat particulier à celle de l’ensemble des ententes qui la lient à un client. Certes, les parties peuvent stipuler qu’il en sera ainsi. Les règles relatives à la compensation sont susceptibles de s’appliquer dans les situations qui s’y prêtent. Le législateur peut aussi imposer l’application de telles règles. Cependant, le principe selon lequel les contrats s’interprètent et s’appliquent distinctement s’impose d’autant plus en l’espèce que la structure réglementaire d’Hydro-Québec est basée sur un concept d’abonnement rattaché à des points de service distincts.
45 À cet égard, le juge Nuss (par. 68) cite et approuve le jugement de la Cour du Québec dans Solunac c. Hydro-Québec, R.E.J.B. 2001-23403, par. 107, où le juge Gosselin souligne que : « Tout le Règlement est en effet configuré sur la base de l’équation “un point de livraison = un abonnement = un client”, comme on l’a déjà fait ressortir. » À la lecture de l’art. 99 du règlement pertinent, on constate que la relation contractuelle entre Hydro-Québec et le consommateur est établie sur la base d’un abonnement. On se réfère à la notion de client, mais toujours en fonction du concept d’abonnement, qui vise lui-même un point de service distinct. Cette structure réglementaire délimite ainsi la portée du pouvoir d’intervention d’Hydro-Québec. Elle permet de gérer les abonnements, mais non de s’immiscer dans des relations contractuelles différentes.
46 Cette interprétation ne prive pas pour autant Hydro-Québec du droit de recouvrir ses créances par les moyens habituels. Elle dit tout simplement que l’appelante ne peut à son gré interrompre le service ailleurs qu’au point de service de l’abonnement où le différend a pris naissance. Pour ces raisons, il nous paraît donc que le jugement majoritaire de la Cour d’appel est bien fondé et que le présent pourvoi doit être rejeté avec dépens.
Pourvoi accueilli, les juges LeBel et Fish sont dissidents.
Procureurs de l’appelante : Lavery, de Billy, Québec.
Procureurs des intimés : Choquette Beaupré Rhéaume, Montréal.
* La juge Arbour n’a pas pris part au jugement.