Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, [2003] 1 R.C.S. 884, 2003 CSC 36
Bell Canada Appelante
c.
Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier,
Femmes Action et Commission canadienne des droits de la personne Intimés
et
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,
Congrès du travail du Canada, Alliance de la fonction
publique du Canada et Société canadienne des postes Intervenants
Répertorié : Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone
Référence neutre : 2003 CSC 36.
No du greffe : 28743.
2003 : 23 janvier; 2003 : 26 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, [2001] 3 C.F. 481, 272 N.R. 50, 199 D.L.R. (4th) 664, 32 Admin. L.R. (3d) 1, 9 C.C.E.L. (3d) 228, [2001] A.C.F. no 776 (QL), 2001 CAF 161, accueillant l’appel des intimés à l’encontre d’un jugement de la Section de première instance, [2001] 2 C.F. 392, 190 F.T.R. 42, 194 D.L.R. (4th) 499, 26 Admin. L.R. (3d) 253, 5 C.C.E.L. (3d) 123, 39 C.H.R.R. D/213, 2000 C.L.L.C. ¶230-043, [2000] A.C.F. no 1747 (QL), qui avait infirmé la décision du Tribunal canadien des droits de la personne. Pourvoi rejeté.
Roy L. Heenan, John Murray, Thomas Brady et David Stratas, pour l’appelante.
Peter C. Engelmann, Jula Hughes et Fiona Campbell, pour l’intimé le Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier.
Personne n’a comparu pour l’intimée Femmes Action.
Ian Fine et Philippe Dufresne, pour l’intimée la Commission canadienne des droits de la personne.
Donald J. Rennie et Alain Préfontaine, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Sara Blake et Karin Rasmussen, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Mary F. Cornish et Fay C. Faraday, pour l’intervenant le Congrès du travail du Canada.
Andrew Raven et David Yazbeck, pour l’intervenante l’Alliance de la fonction publique du Canada.
Brian A. Crane, c.r., et David Olsen, pour l’intervenante la Société canadienne des postes.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La Juge en chef et le juge Bastarache —
I. Introduction
1 Le pourvoi vise à déterminer si le Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») est dépourvu de l’indépendance et de l’impartialité requises du fait que la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») a le pouvoir de prendre des ordonnances qui lient le Tribunal dans « une catégorie de cas donnés » et que le président du Tribunal a celui de prolonger le mandat des membres du Tribunal dans les affaires dont ils sont saisis.
2 Le pourvoi constitue la dernière procédure engagée dans un long litige entre Bell Canada (« Bell ») et les intimés, qui a pris naissance au début des années 1990, lorsque deux syndicats, soit l’Association canadienne des employés de téléphone (« ACET ») et le Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier (« SCEP »), ainsi que Femmes Action ont déposé des plaintes contre Bell, lui reprochant de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes et de contrevenir ainsi à l’art. 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la « Loi »). Plus de dix ans se sont écoulés et les plaintes n’ont toujours pas été entendues par le Tribunal. Les parties ont plutôt débattu des objections soulevées par Bell relativement au Tribunal, débat qui les a amenées à trois reprises devant la Section de première instance de la Cour fédérale, à deux reprises devant la Cour d’appel fédérale et maintenant devant notre Cour.
3 À notre avis, les arguments de Bell ne sont pas fondés. Aucun des deux pouvoirs contestés par Bell ne compromet l’équité procédurale du Tribunal. Ni l’un ni l’autre ne contrevient non plus à un principe constitutionnel ou quasi constitutionnel applicable. Nous sommes d’avis que le pourvoi doit être rejeté et que le Tribunal doit finalement instruire les plaintes.
II. Les faits
4 Entre 1990 et 1994, l’ACET, le SCEP et Femmes Action ont déposé des plaintes contre Bell auprès de la Commission, alléguant que Bell verse aux femmes qui occupent certains postes un salaire inférieur à celui des hommes qui exécutent des fonctions équivalentes, contrevenant ainsi à l’art. 11 de la Loi. En mai 1996, la Commission a demandé au président du Tribunal d’instruire les plaintes.
5 L’affaire s’est rapidement compliquée. Bell a demandé le contrôle judiciaire de la décision de la Commission de déférer les plaintes au Tribunal. La Section de première instance de la Cour fédérale a accueilli la demande de Bell et a annulé la décision de la Commission : Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1998] A.C.F. no 312 (QL). La Cour d’appel fédérale a infirmé ce jugement et a rétabli la décision de la Commission : [1999] 1 C.F. 113. Bell a demandé l’autorisation de se pourvoir devant notre Cour, ce qui lui a été refusé : [1999] 2 R.C.S. v.
6 Pendant ce temps, des membres du Tribunal ont été désignés pour instruire les plaintes initiales. Bell a déposé devant les membres instructeurs une requête soutenant que le Tribunal n’était pas en mesure, sur le plan institutionnel, de procéder à une audition équitable en conformité avec les principes de justice naturelle. Les membres instructeurs ont rejeté la requête : Association canadienne des employés de téléphone c. Bell Canada, T.C.D.P., 4 juin 1997.
7 Bell a ensuite demandé le contrôle judiciaire de cette décision. La Section de première instance de la Cour fédérale a annulé la décision des membres instructeurs : voir Bell Canada c. Assoc. canadienne des employés de téléphone, [1998] 3 C.F. 244. Puis, elle a ordonné qu’aucune autre procédure ne soit engagée dans cette affaire tant que le législateur n’aurait pas modifié la Loi de façon satisfaisante. À l’époque, la Loi différait de la loi actuelle sur deux points pertinents. Premièrement, c’était au ministre de la Justice et non au président du Tribunal que la Loi attribuait le pouvoir discrétionnaire de prolonger le mandat des membres du Tribunal. La juge McGillis a conclu que les membres du Tribunal ne bénéficiaient donc pas d’une garantie d’inamovibilité suffisante. Deuxièmement, le pouvoir de la Commission de prendre des ordonnances avait alors une portée plus étendue qu’aujourd’hui, car il permettait à la Commission de prendre des ordonnances concernant l’application de la Loi dans des cas particuliers, plutôt que seulement dans « une catégorie de cas donnés ». La juge McGillis a exprimé des réserves quant à ce pouvoir, déclarant qu’il serait préférable que les ordonnances n’aient pas force obligatoire.
8 La décision de la juge McGillis a été portée en appel devant la Cour d’appel fédérale, mais l’appel a été ajourné sine die le 1er juin 1999, compte tenu des modifications apportées à la Loi : (1999), 246 N.R. 368. Les modifications ont transféré au président du Tribunal le pouvoir de prolonger le mandat des membres du Tribunal et ont restreint le pouvoir de prendre des ordonnances de la Commission au simple pouvoir de prendre des ordonnances quant à l’interprétation de la Loi « [d]ans une catégorie de cas donnés » : L.C. 1998, ch. 9, par. 20(2).
9 À ce moment‑là, la Commission, ainsi que l’ACET, le SCEP et Femmes Action, ont pressé le président du Tribunal de fixer des dates pour la tenue d’une audience formelle afin que les plaintes initiales puissent enfin être entendues. Bell s’y est opposé et une rencontre portant sur le déroulement de l’instance a été organisée avec le vice‑président du Tribunal. Bell et les intimés ont fait connaître leurs positions lors de cette rencontre. Bell a prétendu que les modifications de 1998 n’avaient pas éliminé les problèmes d’équité procédurale relevés par la juge McGillis. Le vice‑président a rejeté la position de Bell et, dans une décision provisoire rendue le 26 avril 1999, il a ordonné la tenue des audiences : T.C.D.P., décision no 1, dossier no T503/2098.
10 Bell a ensuite demandé le contrôle judiciaire de cette décision. La Section de première instance de la Cour fédérale a accueilli la demande : Bell Canada c. Canada (Commission des droits de la personne), [2001] 2 C.F. 392. La juge Tremblay‑Lamer a conclu que même le pouvoir restreint de la Commission de prendre des ordonnances limitait indûment le Tribunal et que le pouvoir discrétionnaire du président de prolonger les mandats n’assurait pas une garantie suffisante d’inamovibilté aux membres du Tribunal.
11 La Commission, l’ACET, le SCEP et Femmes Action ont interjeté appel. Devant la Cour d’appel fédérale, Bell a fait valoir que le Tribunal contrevenait non seulement aux exigences de l’équité procédurale, mais également au droit de Bell à une audition impartiale prévu à l’al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. III). La Cour d’appel fédérale a rejeté le point de vue de Bell selon lequel le Tribunal ne satisfaisait pas aux exigences de l’équité procédurale et a conclu qu’il était inutile d’examiner les arguments fondés sur la Déclaration canadienne des droits: [2001] 3 C.F. 481, 2001 CAF 161.
12 C’est contre cette décision que les parties se pourvoient maintenant devant la Cour — treize ans après le dépôt des plaintes initiales des intimés, qui n’ont toujours pas été entendues.
III. Les dispositions législatives pertinentes
13 Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6
11. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes.
. . .
(4) Ne constitue pas un acte discriminatoire au sens du paragraphe (1) la disparité salariale entre hommes et femmes fondée sur un facteur reconnu comme raisonnable par une ordonnance de la Commission canadienne des droits de la personne en vertu du paragraphe 27(2).
27. . . .
(2) Dans une catégorie de cas donnés, la Commission peut, sur demande ou de sa propre initiative, décider de préciser, par ordonnance, les limites et les modalités de l’application de la présente loi.
(3) Les ordonnances prises en vertu du paragraphe (2) lient, jusqu’à ce qu’elles soient abrogées ou modifiées, la Commission et le membre instructeur désigné en vertu du paragraphe 49(2) lors du règlement des plaintes déposées conformément à la partie III.
48.2 (1) Le président et le vice‑président du Tribunal sont nommés à titre inamovible pour un mandat maximal de sept ans et les autres membres le sont pour un mandat maximal de cinq ans, sous réserve, quant au président, de la révocation motivée que prononce le gouverneur en conseil et, quant aux autres membres, des mesures correctives ou disciplinaires prévues à l’article 48.3.
(2) Le membre dont le mandat est échu peut, avec l’agrément du président, terminer les affaires dont il est saisi. Il est alors réputé être un membre à temps partiel pour l’application des articles 48.3, 48.6, 50 et 52 à 58.
50. . . .
(2) Il tranche les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi en vertu de la présente partie.
Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. III)
2. Toute loi du Canada, à moins qu’une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme
. . .
e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations;
IV. Les questions en litige
14 La Cour est saisie des questions constitutionnelles suivantes qui ont été formulées dans une ordonnance émanant de la Juge en chef en date du 10 juillet 2002 :
(1) Les paragraphes 27(2) et (3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, dans sa version modifiée, sont‑ils incompatibles avec l’al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, ainsi qu’avec le principe constitutionnel de l’indépendance juridictionnelle et, en conséquence, sans effet ou inapplicables?
(2) Les articles 48.1 et 48.2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, dans sa version modifiée, sont‑ils incompatibles avec l’al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, ainsi qu’avec le principe constitutionnel de l’indépendance juridictionnelle et, en conséquence, sans effet ou inapplicables?
V. Analyse
15 Bell prétend que le pouvoir de la Commission de prendre des ordonnances qui lient le Tribunal en vertu des par. 27(2) et 27(3) compromet l’indépendance du Tribunal parce qu’il impose des limites quant à la manière dont le Tribunal peut interpréter la Loi et constitue une atteinte à l’impartialité du Tribunal parce que la Commission est elle‑même partie devant le Tribunal. De même, Bell prétend que le pouvoir discrétionnaire du président du Tribunal, prévu aux par. 48.2(1) et 48.2(2), de permettre aux membres dont le mandat est échu de terminer les affaires dont ils sont saisis compromet l’indépendance du Tribunal parce qu’il menace leur garantie d’inamovibilité et constitue une atteinte à l’impartialité du Tribunal parce que le président pourrait exercer des pressions sur ces membres pour qu’ils rendent la décision qu’il privilégie.
16 Comme les arguments avancés par Bell touchent à la fois l’indépendance et l’impartialité, il est utile de commencer par l’examen de la distinction entre ces deux exigences de l’équité procédurale.
A. La distinction entre l’indépendance et l’impartialité
17 Les exigences d’indépendance et d’impartialité en common law sont reliées. Ce sont deux composantes de la règle de l’objectivité exprimée par la maxime latine nemo debet esse judex in propria sua causa. Elles visent toutes deux à préserver la confiance du public dans l’équité des organismes administratifs et de leurs processus décisionnels. Les critères juridiques d’appréciation de l’indépendance et de l’impartialité renvoient donc à la perception d’une personne ordinaire raisonnable et bien renseignée. Dans les deux cas, il faut se demander à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. (Voir Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, p. 394, le juge de Grandpré, dissident.)
18 Les exigences d’indépendance et d’impartialité ne sont toutefois pas identiques. Comme l’a affirmé le juge Le Dain dans Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, p. 685 (cité par le juge Gonthier dans 2747‑3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 R.C.S. 919, par. 41) :
Même s’il existe de toute évidence un rapport étroit entre l’indépendance et l’impartialité, ce sont néanmoins des valeurs ou exigences séparées et distinctes. L’impartialité désigne un état d’esprit ou une attitude du tribunal vis‑à‑vis des points en litige et des parties dans une instance donnée. Le terme « impartial » [. . .] connote une absence de préjugé, réel ou apparent. Le terme « indépendant », à l’al. 11d), reflète ou renferme la valeur constitutionnelle traditionnelle qu’est l’indépendance judiciaire. Comme tel, il connote non seulement un état d’esprit ou une attitude dans l’exercice concret des fonctions judiciaires, mais aussi un statut, une relation avec autrui, particulièrement avec l’organe exécutif du gouvernement, qui repose sur des conditions ou garanties objectives.
19 Comme nous l’avons déjà souligné, Bell met en doute à la fois l’indépendance et l’impartialité du Tribunal. Toutefois, l’analyse qui précède quant à la différence entre ces deux exigences indique que l’une des objections de Bell comporte une erreur de catégorie. L’allégation de Bell voulant que le pouvoir de prendre des ordonnances constitue une atteinte à l’indépendance du Tribunal repose sur la théorie que ce pouvoir compromet l’indépendance d’esprit de ses membres. Mais l’exigence d’indépendance a trait à la structure des tribunaux et à la relation qui existe entre leurs membres et les membres des autres branches du gouvernement, comme le pouvoir exécutif. Ce critère n’a rien à voir avec l’indépendance d’esprit. Un tribunal doit certainement faire preuve d’indépendance d’esprit, en ce sens qu’il ne doit pas se laisser indûment influencer par des considérations non pertinentes. Mais il s’agit là simplement d’une autre façon de dire qu’il doit faire preuve d’impartialité. La seule véritable objection de Bell quant au pouvoir de prendre des ordonnances est donc qu’il porte atteinte à l’impartialité du Tribunal.
20 Nous examinerons d’abord l’objection au pouvoir de prendre des ordonnances et nous nous pencherons ensuite sur les deux objections de Bell quant au pouvoir du président de prolonger les mandats. Auparavant, toutefois, nous devons établir le contenu précis des exigences d’impartialité et d’indépendance auxquelles le Tribunal est soumis. Quel est le degré d’indépendance requis? En quoi consiste l’impartialité dans ce contexte particulier?
B. Le contenu des exigences de l’équité procédurale applicables au Tribunal
21 Les exigences de l’équité procédurale — comprenant les exigences d’indépendance et d’impartialité — varient d’un tribunal à l’autre. Comme le juge Gonthier l’a affirmé dans SITBA c. Consolidated‑Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, p. 324 : « les règles de justice naturelle n’ont pas un contenu fixe sans égard à la nature du tribunal et aux contraintes institutionnelles auxquelles il est soumis ». Au contraire, leur contenu varie. Comme le juge Cory l’a expliqué dans Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, p. 636, les exigences procédurales qui s’appliquent à un tribunal particulier « tien[nent] à la nature et à la fonction du tribunal en question » (voir également Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, par. 82, et Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 21‑22, la juge L’Heureux‑Dubé). Comme la Cour l’a fait remarquer dans Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 781, 2001 CSC 52, les tribunaux administratifs exercent différentes fonctions et « [o]n peut considérer [. . .] qu’ils chevauchent la ligne de partage constitutionnelle entre l’exécutif et le judiciaire » (par. 24). Certains tribunaux administratifs se situent davantage à l’extrémité exécutive de l’échelle : ils sont destinés avant tout à élaborer des politiques gouvernementales particulières et à en contrôler la mise en œuvre. Ces tribunaux ne demandent pas nécessairement de bien grandes protections procédurales. D’autres tribunaux, toutefois, se situent davantage à l’extrémité judiciaire de l’échelle : ils sont destinés avant tout à régler des différends à la suite d’une audience quelconque. Les tribunaux de ce genre peuvent être dotés de procédures et de pouvoirs semblables à ceux des cours de justice. Ces pouvoirs sont parfois accompagnés d’exigences rigoureuses en matière d’équité procédurale, notamment d’une exigence d’indépendance plus élevée (voir Newfoundland Telephone, p. 638, le juge Cory, et Russell c. Duke of Norfolk, [1949] 1 All E.R. 109 (C.A.)).
22 Affirmer que les tribunaux chevauchent la ligne de partage entre l’exécutif et le judiciaire ne signifie pas qu’il n’existe que deux types de tribunaux — les tribunaux quasi judiciaires, qui requièrent toute la gamme des protections procédurales, et les tribunaux quasi exécutifs, qui requièrent des protections beaucoup moins importantes. Un tribunal peut exercer plusieurs fonctions différentes, dont une consiste à tenir des audiences équitables et impartiales semblables à celles des cours de justice et une autre consiste à veiller à la mise en œuvre de certaines politiques gouvernementales. Dans la détermination du contenu des exigences de l’équité procédurale auxquelles un tribunal particulier est assujetti, il faut tenir compte de l’ensemble des fonctions exercées par ce tribunal. Il est inapproprié de qualifier un tribunal de « quasi judiciaire » en raison de l’une de ses fonctions, tout en considérant un autre aspect du régime législatif qui crée ce tribunal — par exemple, l’obligation de ce tribunal de suivre les directives interprétatives établies par un organisme spécialisé ayant une expertise dans ce domaine du droit — comme si cet aspect était étranger à l’objectif véritable du tribunal. Il faut examiner tous les aspects de la structure du tribunal prévus dans sa loi habilitante et tenter d’établir précisément quelle combinaison de fonctions le législateur a voulu que ce tribunal exerce et quelles protections procédurales conviennent à un organisme investi de ces fonctions particulières.
23 La principale fonction du Tribunal canadien des droits de la personne est de nature juridictionnelle. Il tient des audiences formelles sur les plaintes dont il est saisi par la Commission. Il détient plusieurs des pouvoirs d’une cour de justice. Il est habilité à statuer sur des faits, à interpréter et à appliquer le droit aux faits qui lui sont soumis et à accorder les redressements appropriés. De plus, ses audiences sont structurées sensiblement de la même façon qu’un procès formel devant une cour de justice. Les parties en présence devant le tribunal présentent une preuve, font entendre et contre‑interrogent des témoins, et présentent des observations sur l’application du droit aux faits. Le Tribunal ne participe pas à l’élaboration des politiques et ne mène pas ses propres enquêtes indépendantes sur les plaintes : le législateur a délibérément attribué les fonctions d’enquête et d’élaboration de politiques à un organisme différent, soit la Commission.
24 Le fait que le Tribunal fonctionne sensiblement de la même manière qu’une cour de justice indique qu’il convient que ses membres jouissent d’un degré élevé d’indépendance par rapport à l’exécutif. Un degré élevé d’indépendance est également opportun compte tenu des droits qui sont touchés par les procédures engagées devant le Tribunal — comme le droit du plaignant à sa dignité, l’intérêt du public à ce que la discrimination soit éliminée et la réputation de la partie à qui on reproche des actes discriminatoires. Rien n’indique dans la Loi que le législateur avait l’intention de ne pas accorder un degré élevé d’indépendance aux membres du Tribunal. La rémunération de ses membres est fixée par le gouverneur en conseil et ne dépend pas de leur rendement au Tribunal : voir par. 48.6(1). Les membres sont nommés pour une période fixe d’au plus cinq ans (ou d’au plus sept ans, dans le cas du président et du vice‑président) (par. 48.2(1)); leur mandat ne peut être prolongé que pour leur permettre de terminer les affaires dont ils sont saisis. De plus, le président ne peut être révoqué que pour un motif déterminé; et un membre ne peut être révoqué ni soumis à des mesures disciplinaires avant que le président exerce son pourvoir de demander au ministre de la Justice d’examiner la situation et que le ministre demande au gouverneur en conseil de nommer un juge qui mènera une enquête complète (art. 48.3). Toutes ces caractéristiques du régime législatif indiquent que le législateur voulait que le Tribunal fasse preuve d’un degré élevé d’indépendance par rapport à l’exécutif.
25 Examinons maintenant la question de l’impartialité. Le critère qui s’applique à la question de l’impartialité est le même que celui qui s’applique à la question de l’indépendance (R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, p. 143, le juge en chef Lamer, citant Valente, précité, p. 684 et 689). Le tribunal est impartial s’il satisfait au critère établi par le juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty, précité, p. 394 : une personne bien renseignée qui étudierait la question de façon réaliste et pratique éprouverait-elle une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas? Le juge en chef Lamer a précisé, dans Lippé, que des allégations de partialité sur le plan institutionnel ne peuvent être formulées que si le facteur contesté créerait un crainte raisonnable de partialité chez une personne parfaitement informée dans un grand nombre de cas (p. 144).
26 En répondant à cette question, nous devons tenir compte non seulement de la fonction juridictionnelle du Tribunal, mais aussi du contexte plus large dans lequel le Tribunal exerce ses activités. Le Tribunal fait partie d’un régime législatif visant à identifier les pratiques discriminatoires et à y remédier. À ce titre, l’objectif plus général qui sous‑tend sa fonction juridictionnelle consiste à veiller à la mise en œuvre de la politique gouvernementale en matière de discrimination. Il est crucial, pour atteindre cet objectif plus général, que toute ambiguïté dans la Loi soit interprétée par le Tribunal d’une manière qui favorise plutôt que de contrecarrer la réalisation des objectifs de la Loi. Par exemple, comme le Congrès du travail du Canada l’a soutenu devant notre Cour en qualité d’intervenant, il ne servirait à rien que le Tribunal compare, dans les litiges en matière d’équité salariale, la valeur de différentes formes de travail en utilisant une méthode qui, elle‑même, repose sur des attitudes discriminatoires. Il perpétuerait ainsi la discrimination plutôt que de l’éradiquer. En attribuant à la Commission le pouvoir de prendre des ordonnances interprétatives et en obligeant le Tribunal à observer ces ordonnances, le législateur a tenté d’exclure cette éventualité. Par conséquent, la Loi témoigne de l’intention du législateur non seulement d’établir un tribunal qui fonctionne selon un processus quasi judiciaire, mais également de limiter les pouvoirs d’interprétation du Tribunal afin de s’assurer que la loi soit interprétée de manière non discriminatoire. Il faut garder à l’esprit que le législateur a estimé ces limites nécessaires pour réaliser l’objectif ultime de la Loi lorsqu’on détermine précisément quelles limites au pouvoir décisionnel du Tribunal portent atteinte à son impartialité et lesquelles la laissent intacte.
27 Jusqu’à maintenant, nous avons analysé la loi et son objectif général pour établir le contenu des exigences d’indépendance et d’impartialité auxquelles le Tribunal est soumis. Toutefois, le contenu des exigences d’équité procédurale qu’un tribunal donné doit respecter dépend non seulement de sa loi habilitante, mais également des principes quasi constitutionnels et constitutionnels applicables.
28 En l’espèce, la Déclaration canadienne des droits, qui est une loi quasi constitutionnelle, s’applique. L’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits prévoit qu’une partie a droit à « une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale ». Les tribunaux canadiens ont conclu que le contenu des exigences de l’al. 2e) est établi en fonction des principes de justice naturelle reconnus en common law (Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, p. 229‑230; Canada (Procureur général) c. Central Cartage Co., [1990] 2 C.F. 641 (C.A.), p. 663‑664). Les parties n’ayant pas laissé entendre que les garanties d’indépendance et d’impartialité visées à l’al. 2e) différeraient en l’espèce des exigences de l’équité procédurale en common law, il n’est pas nécessaire que nous examinions séparément la Déclaration canadienne des droits.
29 Bell prétend également que le Tribunal est lié par un principe constitutionnel — le « principe non écrit de l’indépendance de la magistrature » — qui lui attribue le même degré d’indépendance qu’à un tribunal visé à l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3. Bell ne cite aucune source à l’appui de cet argument. En sa qualité de tribunal administratif assujetti au pouvoir de surveillance des tribunaux visés par l’art. 96, le Tribunal ne doit pas obligatoirement présenter toutes les caractéristiques d’une cour de justice. Comme nous l’avons déjà mentionné, le législateur a conféré un niveau élevé d’indépendance au Tribunal, sans aller jusqu’à en faire une cour de justice, mais en lui assurant néanmoins l’appui de protections adaptées à sa fonction.
30 Bell a fait valoir, subsidiairement, que ce principe constitutionnel s’applique et assujettit le Tribunal à la norme de l’équité procédurale en common law. Étant donné que la norme fixée par la common law est respectée, comme nous l’expliquons au par. 53, cette prétention n’est d’aucun secours pour Bell.
31 La présente analyse montre que le Tribunal, bien qu’il ne soit pas assujetti à la norme d’indépendance la plus élevée par application du principe constitutionnel non écrit de l’indépendance juridictionnelle, doit agir de façon impartiale et satisfaire à une norme d’indépendance relativement élevée, aussi bien en vertu de la common law qu’en vertu de l’al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits.
32 Nous examinerons maintenant les objections soulevées par Bell relativement au Tribunal.
C. Le pouvoir de prendre des ordonnances
33 Bell prétend que le pouvoir de la Commission de prendre des ordonnances ayant force obligatoire quant à l’interprétation juste de la Loi constitue une atteinte à l’impartialité du Tribunal. Selon Bell, cette disposition [traduction] « usurpe le pouvoir du Tribunal de prendre ses propres décisions concernant l’interprétation et l’application de la Loi ». De plus, selon Bell, le fait que la Commission, l’organisme qui dirige le Tribunal dans son interprétation de la Loi, comparaisse aussi devant le Tribunal en qualité de partie constitue un problème.
34 On ne comprend pas très bien en quoi consiste l’objection de Bell en l’espèce. Selon une première interprétation, l’objection de Bell réside simplement dans le fait que le Tribunal est [traduction] « limité » — c’est‑à‑dire qu’il n’est pas complètement libre d’interpréter la Loi à sa guise, sans contrainte émanant d’un autre organisme. Selon une deuxième interprétation, son objection a plutôt trait au fait que le pouvoir de la Commission de prendre des ordonnances obligatoires risque d’inciter le Tribunal à privilégier davantage la Commission dans les instances dont il est saisi. Selon une troisième interprétation, l’objection tient simplement au fait que le Parlement a confié à un seul et même organisme les fonctions d’enquêter sur les plaintes, de formuler des ordonnances et d’agir comme poursuivant dans les audiences devant le Tribunal. Son objection porte que ce cumul de fonctions suscite en soi une crainte raisonnable de partialité. Enfin, selon une quatrième interprétation, Bell fait valoir que la Commission peut utiliser son pouvoir de prendre des ordonnances pour influencer l’issue d’une instance donnée afin d’assurer sa victoire en tant que poursuivant. Nous examinerons tour à tour chacune de ces interprétations.
35 Au cours des plaidoiries, l’avocat de Bell a déclaré à plusieurs reprises que le pouvoir de prendre des ordonnances « limite » le Tribunal dans son application de la Loi. Cela suppose que le mandat du Tribunal consiste à n’appliquer que la Loi, à l’exclusion de toute autre forme de mesures législatives que le législateur a jugé pertinentes — comme les ordonnances. Cette supposition est erronée. Si les ordonnances prises par la Commission constituent une forme de mesures législatives, le Tribunal est tenu de les appliquer et il n’est pas plus juste d’affirmer qu’elles « limitent » le Tribunal que d’affirmer que la common law« limite » les cours de justice ordinaires parce qu’elle les empêche de juger selon leur fantaisie les affaires dont elles sont saisies.
36 On pourrait prétendre que les par. 27(2) et 27(3) de la Loi ne confèrent pas à la Commission un pouvoir de législation subordonnée valable et que, par conséquent, les ordonnances ne sont pas des « mesures législatives ». À notre avis, cette opinion est erronée. On ne peut faire aucune distinction entre les ordonnances prises par la Commission en vertu de la Loi et les règlements pris par d’autres organismes administratifs (voir Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2000] 1 C.F. 146 (1re inst.), par. 136-141, le juge Evans (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale). Tout comme les règlements, elles sont d’application générale : en effet, en vertu du par. 27(2), dans sa version modifiée, elles doivent toujours avoir trait à « une catégorie de cas donnés ». À l’instar des règlements, les ordonnances prises par la Commission sont assujetties à la Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. 1985, ch. S‑22, et doivent être publiées dans la Gazette du Canada. De plus, le processus suivi pour formuler des ordonnances particulières ressemble au processus législatif, c’est‑à‑dire qu’il comporte la tenue de consultations officielles auprès des parties intéressées et une révision des projets d’ordonnances à la lumière de ces consultations. L’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86‑1082, par exemple, a été le fruit d’une consultation menée auprès d’environ 70 organismes, dont Bell. La Commission a rencontré tous les organismes qui le lui avaient demandé et, comme conséquence directe de ce processus de consultation, le personnel de la Commission a apporté des modifications au projet d’ordonnance avant de le présenter à la Commission pour approbation.
37 Malgré qu’il eût été préférable que le Parlement qualifie le pouvoir de la Commission de pouvoir d’édicter des « règlements » plutôt que de pouvoir de prendre des « ordonnances », l’intention du législateur est claire. Une analyse fonctionnelle de la nature de ces ordonnances, axée sur leur objet, révèle qu’elles constituent une forme de mesures législatives apparentées aux règlements. Il est aussi intéressant de noter le choix du mot « ordonnance » dans la version française de la Loi comme équivalent du terme anglais guidelines — choix qui ne laisse aucun doute sur le fait que les ordonnances constituent une forme de mesures législatives.
38 L’objection voulant que le pouvoir de prendre des ordonnances limite indûment le Tribunal ne tient pas compte du fait que les ordonnances constituent une forme de mesures législatives. Elle confond également à tort l’impartialité du tribunal avec la liberté complète de juger une affaire à sa guise. Le tribunal n’est pas partial du seul fait qu’il est limité par la loi, car l’impartialité ne tient pas à l’absence de toutes limites ou influences. Au contraire, elle consiste à n’être influencé que par des considérations pertinentes, telles la preuve soumise au Tribunal et les règles de droit applicables. Comme le juge Scalia l’a souligné dans Liteky c. United States, 510 U.S. 540 (1994), p. 550, les termes « préjugé » et « partialité » [traduction] « connotent une disposition ou une opinion favorable ou défavorable qui, pour une raison ou une autre, est erronée ou inappropriée, soit parce qu’elle est injustifiée ou qu’elle repose sur des connaissances que le sujet ne devrait pas posséder » (en italique dans l’original). De même, comme l’a fait ressortir le juge Cory dans R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 119, toute prédisposition n’est pas nécessairement synonyme de « partialité ». Les prédispositions qui ne font que refléter le droit applicable ne compromettent pas l’impartialité. Au contraire, elles contribuent à la protéger. Par conséquent, le fait que le Tribunal doive appliquer toutes les mesures législatives applicables, notamment les ordonnances formulées par la Commission, n’engendre pas en soi une crainte raisonnable de partialité.
39 La deuxième interprétation de l’objection de Bell est que le Tribunal est plus susceptible de privilégier la Commission lors d’une audience parce que la Commission a le pouvoir de prendre des ordonnances qui le lient. Nous ne voyons pas très bien pourquoi il en serait ainsi. Lorsque la Commission comparaît devant le Tribunal, elle n’est pas dans une situation différente de tout représentant du gouvernement qui comparaît devant un tribunal ou un organisme administratif. Le public, dans d’autres contextes, ne présume pas que le décideur privilégiera les arguments des représentants du gouvernement simplement parce que le décideur doit appliquer les lois que le gouvernement a édictées. Le Tribunal ne semble pas plus susceptible de privilégier la Commission parce qu’elle lui fournit des ordonnances que de privilégier Bell parce que celle‑ci lui fournit le service téléphonique.
40 Selon la troisième interprétation, Bell fait valoir que le Parlement a confié à un seul et même organisme les fonctions d’enquêter sur les plaintes, de formuler des ordonnances et d’agir comme poursuivant devant le Tribunal. Bell a raison d’affirmer que la Commission exerce toutes ces fonctions. Toutefois, ce cumul de fonctions différentes au sein d’un seul organisme administratif n’est pas inhabituel et n’engendre pas en soi une crainte raisonnable de partialité (voir Régie des permis d’alcool, précité, par. 46‑48, le juge Gonthier; Newfoundland Telephone, précité, p. 635, le juge Cory; Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301). Comme la juge en chef McLachlin l’a fait remarquer dans Ocean Port, précité, par. 41, « [l]e cumul de fonctions d’enquête, de poursuite et de décision au sein d’un organisme est souvent nécessaire pour permettre à un [organisme] administratif de remplir efficacement son rôle ».
41 En effet, il se peut que le cumul des fonctions de la Commission soit la solution choisie par le législateur pour s’assurer que la Commission et le Tribunal soient en mesure de jouer le rôle qui leur est dévolu. Dans Alliance de la fonction publique, précité, le juge Evans a fait remarquer que, bien qu’il soit inhabituel pour le Parlement de conférer le pouvoir de prendre de mesures législatives subordonnées à la Commission plutôt qu’au gouverneur en conseil, le Parlement a dû considérer que « l’expertise que la Commission acquerrait en s’acquittant des responsabilités qu’il lui conférait par voie législative en matière de recherche et d’éducation du public sur les droits de la personne et de traitement des plaintes, pouvant aller jusqu’au litige » (par. 140), était nécessaire pour la formulation des ordonnances et l’emportait sur certains autres objectifs. À notre avis, la supposition faite par le juge Evans quant à l’intention du Parlement est juste. La Commission est responsable notamment du maintien de relations étroites avec les organismes provinciaux de même nature, de l’examen des recommandations faites par les groupes de défense de l’intérêt public et tout autre organisme, et de l’élaboration de programmes de sensibilisation publique (par. 27(1)). Ces fonctions de collaboration et d’éducation lui permettent d’acquérir une conscience aiguë des besoins du public et une excellente connaissance de l’évolution du droit fédéral et provincial en matière de lutte contre la discrimination. Par conséquent, il se peut que le Parlement ait choisi de confier le pouvoir de prendre des ordonnances à la Commission dans le but de s’assurer que la Loi reçoive une interprétation qui tienne compte des besoins du public et de l’évolution du droit à l’échelle nationale et, par le fait même, que le Tribunal l’interprète de façon à favoriser la réalisation des objectifs de la Loi dans son ensemble.
42 Ce point est lié à notre précédente analyse sur l’importance de tenir compte des objectifs de la Loi dans son ensemble pour déterminer si l’exigence d’impartialité est respectée. Nous avons souligné dans cette analyse que l’objectif ultime de la Loi, soit identifier et corriger les cas de discrimination, ne serait atteint que si les ambiguïtés de la Loi étaient interprétées d’une façon qui va favoriser plutôt que contrecarrer l’identification des pratiques discriminatoires. Si, comme la Loi le laisse croire, la meilleure façon d’y arriver consiste à donner à la Commission le pouvoir de prendre des ordonnances interprétatives qui lient le Tribunal, le cumul des fonctions au sein de la Commission joue un rôle important. Il ne crée pas un manque d’impartialité, mais permet plutôt de s’assurer que le Tribunal applique la Loi de la manière la plus susceptible de permettre la réalisation de son objectif ultime.
43 Nous soulignons en passant que, compte tenu du nombre relativement peu élevé de cas tranchés par le Tribunal en matière de disparité salariale sous le régime de l’art. 11, les ordonnances de la Commission ont probablement permis aux parties de comprendre les droits et obligations que leur attribue la Loi plus efficacement et plus clairement que ne le leur permettrait l’élaboration progressive, par le tribunal lui‑même, de lignes directrices qui se dégageraient de ses décisions dans des cas particuliers.
44 Bell fait peut‑être valoir en réalité que le fait de confier le pouvoir de prendre des ordonnances et la fonction de poursuivre à un seul et même organisme permet à la Commission d’influencer l’issue d’une audience en sa faveur.
45 Cette interprétation de la prétention de Bell aurait peut-être été plus convaincante si Bell avait fourni des éléments de preuve démontrant que la Commission avait, en pratique, tenté d’utiliser les ordonnances pour infléchir l’opinion du Tribunal (voir Katz c. Vancouver Stock Exchange, [1996] 3 R.C.S. 405, et Bande indienne de Matsqui, précité, par. 117-124, le juge Sopinka). Or, aucun élément de preuve de cette nature n’a été produit en l’espèce. En fait, comme la seule ordonnance qui s’applique aux plaintes portées contre Bell est l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, entrée en vigueur plusieurs années avant le dépôt des plaintes contre Bell, il est difficile de voir comment cette ordonnance aurait pu être formulée dans le but d’influencer indûment le Tribunal contre Bell.
46 En laissant entendre que la Commission pourrait ainsi utiliser son pouvoir de rendre des ordonnances à mauvais escient, et que cet usage abusif pourrait ne pas être décelé, Bell semble surestimer la portée du pouvoir de prendre des ordonnances. En effet, l’avocat de Bell a laissé entendre dans sa plaidoirie que le pouvoir de prendre des ordonnances permettrait à la Commission d’abroger, de fait, des dispositions de la Loi. L’avocat a également fait valoir que le pouvoir de prendre des ordonnances pourrait être utilisé pour écarter toute protection procédurale assurée par la Loi et que le Tribunal n’est pas habilité à [traduction] « se soustraire aux limites fixées par les ordonnances qui lui sont imposées en les déclarant ultra vires des pouvoirs de la Commission ».
47 Comme la Commission l’a d’emblée reconnu, le pouvoir de prendre des ordonnances est limité. À l’instar d’autres organismes investis d’un pouvoir de législation déléguée, la Commission ne peut pas outrepasser le pouvoir qui lui a été conféré et elle est soumise à un contrôle judiciaire rigoureux : R. c. Greenbaum, [1993] 1 R.C.S. 674. Le Tribunal peut et, en fait, doit refuser d’appliquer les ordonnances qui, à son avis, outrepassent les pouvoirs de la Commission parce qu’elles vont à l’encontre de ses lois habilitantes, c’est‑à‑dire la Loi, la Charte canadienne des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits. Le pouvoir de « tranche[r] les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi », conféré au Tribunal par le par. 50(2) de la Loi, est manifestement un pouvoir général d’examiner des questions de droit, notamment des questions relatives à la Charte et à la Déclaration canadienne des droits : voir Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854. Aucune loi invalide ne lie le Tribunal. De plus, les ordonnances prises par la Commission, comme toute mesure législative subordonnée, sont assujetties à la présomption d’absence d’effet rétroactif. Étant donné que la Loi ne contient pas de termes précis qui traduiraient l’intention de renoncer à cette présomption, aucune ordonnance ne peut s’appliquer rétroactivement. Il s’agit là d’un empêchement majeur à toute tentative d’influencer l’issue d’une affaire en cours d’instance devant le Tribunal par la prise d’une nouvelle ordonnance. Enfin, toute partie devant le Tribunal pourrait contester une ordonnance prise par la Commission au motif que celle-ci a agi de mauvaise foi ou dans un but illicite; aucune ordonnance n’est censée primer sur les exigences de l’équité procédurale qui régissent le Tribunal.
48 Outre ces facteurs, la Loi contient des indications précises de l’intention du législateur de limiter la portée du pouvoir de prendre des ordonnances. Pour déterminer la portée de ce pouvoir, il faut interpréter les versions anglaise et française du par. 27(2) de façon harmonieuse. La version anglaise, selon laquelle « [t]he Commission may . . . issue a guideline setting out the extent to which and the manner in which, in the opinion of the Commission, any provision of this Act applies in a class of cases », doit recevoir une interprétation qui soit compatible avec la version française. La version française prévoit que, dans une catégorie de cas donnés, la Commission peut « décider de préciser, par ordonnance, les limites et les modalités de l’application de la présente loi ». Ce pouvoir de « préciser les limites et les modalités d’application de la loi » ne correspond certainement pas au pouvoir, tant redouté par Bell, d’abroger certaines parties de la Loi. On trouve un bon exemple de ce que signifie simplement « préciser » les limites de la Loi au par. 11(4), selon lequel des ordonnances pourraient énumérer des facteurs (« facteur[s] reconnu[s] ») justifiant ce qui serait autrement considéré comme de la discrimination par application du par. 11(1). Cette disposition prévoit clairement que des ordonnances peuvent préciser la Loi, sans primer de quelque façon que ce soit sur la Loi elle‑même.
49 Certes, en « précisant » diverses dispositions de la Loi, les ordonnances auront une incidence sur l’issue des instances. Toutefois, elles ne risqueront de compromettre l’impartialité du Tribunal que si elles l’influencent d’une manière injuste ou irrégulière. Compte tenu des nombreuses limites imposées au pouvoir de prendre des ordonnances de la Commission et des nombreuses façons dont le Tribunal est autorisé à contester ou à écarter des ordonnances qui contreviennent à la loi, il semble peu probable que les ordonnances de la Commission puissent influencer irrégulièrement le Tribunal.
50 Le Parlement a de toute évidence décidé que la Commission exercerait un pouvoir législatif délégué. Comme tous les pouvoirs de prendre des mesures législatives subordonnées, le pouvoir de prendre des ordonnances que les par. 27(2) et 27(3) confèrent à la Commission est rigoureusement limité. Nous ne voyons donc pas comment le pouvoir de prendre des ordonnances prévu par la Loi amènerait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, à croire à une « réelle probabilité de partialité » : voir S. (R.D.), précité, par. 112, le juge Cory; Committee for Justice and Liberty, précité, p. 395, le juge de Grandpré.
D. Le pouvoir du président de prolonger les mandats
51 Bell conteste le pouvoir du président de prolonger le mandat des membres du Tribunal pour leur permettre de terminer les affaires dont ils sont saisis. Bell prétend que ce pouvoir prive les membres du Tribunal d’une garantie d’inamovibilité suffisante. De plus, Bell affirme qu’il met leur impartialité en péril.
52 La nécessité d’une certaine souplesse est évidente pour ce qui est de permettre aux membres du Tribunal de continuer leur travail après l’expiration de leur mandat, compte tenu de la longueur potentielle des audiences et de la difficulté de désigner un nouveau membre instructeur au beau milieu d’une longue audience. Pour cette raison, il ne serait pas pratique de proposer que les membres se retirent tout simplement comme membres instructeurs à l’expiration de leur mandat et qu’aucune personne en autorité n’ait le pouvoir de prolonger leur mandat. De toutes les personnes en autorité qui pourraient exercer ce pouvoir, le président du Tribunal semble la plus susceptible d’être à la fois bien placée pour juger de l’urgence de prolonger un mandat et assez indépendante de la Commission.
53 Quoi qu’il en soit, la question de savoir si ce pouvoir compromet l’indépendance des membres du Tribunal a été tranchée dans Valente, précité. Cette affaire portait sur une loi qui conférait au Juge en chef de la Cour provinciale le pouvoir discrétionnaire de permettre aux juges qui avaient atteint l’âge de la retraite de demeurer en poste jusqu’à l’âge de 70 ans, et qui conférait au Conseil de la magistrature des juges provinciaux le pouvoir discrétionnaire de permettre qu’un juge continue à siéger entre l’âge de 70 et de 75 ans. Avant les modifications à la loi, c’est l’exécutif qui détenait ces pouvoirs. Le juge Le Dain a écrit ce qui suit à la p. 704, à propos des modifications :
Ce changement dans la loi, même s’il crée un statut d’après‑retraite qui est loin d’être idéal du point de vue de l’inamovibilité, peut être considéré comme ayant supprimé l’objection principale apportée à la disposition [. . .], puisqu’il remplace le pouvoir discrétionnaire de l’exécutif par le jugement et l’approbation d’officiers de justice supérieurs qu’on peut raisonnablement percevoir comme susceptibles d’agir exclusivement en fonction des intérêts de la cour et de l’administration de la justice en général.
À notre avis, ce passage résout la question. Si le pouvoir discrétionnaire du Juge en chef et du Conseil de la magistrature des juges provinciaux de prolonger le mandat des juges ne compromet pas leur indépendance d’une manière qui contrevient aux exigences d’indépendance de la magistrature, alors le pouvoir discrétionnaire du président du Tribunal ne compromet pas non plus l’indépendance des membres du Tribunal d’une manière qui contrevient aux exigences de l’équité procédurale en common law.
54 Il reste à examiner la prétention de Bell voulant que ce pouvoir porte atteinte à l’impartialité du Tribunal. L’argument de Bell ici semble être que les membres dont le mandat est échu peuvent se sentir obligés d’adopter les vues du président pour qu’il leur permette de continuer d’agir comme membres instructeurs après l’expiration de leur mandat et que, pour cette raison, une personne raisonnable pourrait douter que ces membres aient été guidés uniquement par des considérations légitimes lorsqu’ils ont jugé leur dernière affaire. Toutefois, vu que les membres dont le mandat est échu n’entendront plus d’autres affaires, nous voyons mal quelle influence le président pourrait en bout de ligne exercer sur eux, une fois que leur mandat a été prolongé et qu’ils doivent se prononcer sur l’affaire dont ils sont saisis. De plus, la Loi renferme de nombreuses dispositions qui indiquent que l’on peut raisonnablement considérer que le président du Tribunal est suffisamment désintéressé quant à l’issue des dossiers. Le président doit être membre en règle du barreau d’une province depuis au moins dix ans (par. 48.1(3)). Il peut faire l’objet d’une révocation motivée par le gouverneur en conseil (par. 48.2(1)). Une personne raisonnable, au courant de ces faits, ne conclurait pas que les membres risquent d’être illégitimement forcés d’adopter les vues du président.
VI. Conclusion
55 Par conséquent, nous sommes d’avis de confirmer les conclusions de la Cour d’appel fédérale et de rejeter le pourvoi avec dépens. Il y a lieu de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante :
(1) Les paragraphes 27(2) et (3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, dans sa version modifiée, sont‑ils incompatibles avec l’al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, ainsi qu’avec le principe constitutionnel de l’indépendance juridictionnelle et, en conséquence, sans effet ou inapplicables?
Réponse : Non.
(2) Les articles 48.1 et 48.2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, dans sa version modifiée, sont‑ils incompatibles avec l’al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, ainsi qu’avec le principe constitutionnel de l’indépendance juridictionnelle et, en conséquence, sans effet ou inapplicables?
Réponse : Non.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Heenan Blaikie, Montréal.
Procureurs de l’intimé le Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier : Engelmann Gottheil, Ottawa.
Procureurs de l’intimée la Commission canadienne des droits de la personne : Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Ministère de la Justice, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Congrès du travail du Canada : Cavalluzzo Hayes Shilton McIntyre & Cornish, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Alliance de la fonction publique du Canada : Raven, Allen, Cameron & Ballantyne, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante la Société canadienne des postes : Gowling Lafleur Henderson, Ottawa.