R. c. O.N.E., [2001] 3 R.C.S. 478, 2001 CSC 77
Vancouver Sun Appelant
c.
Sa Majesté la Reine, O.N.E. et
le procureur général du Canada Intimés
et
Le procureur général de l’Ontario,
la British Columbia Civil Liberties Association et
l’Association canadienne des journaux Intervenants
Répertorié : R. c. O.N.E.
Référence neutre : 2001 CSC 77.
No du greffe : 28190.
2001 : 18 juin; 2001 : 15 novembre.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour suprême de la colombie-britannique
POURVOI contre une ordonnance de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, [2000] B.C.J. No. 1922 (QL), 2000 BCSC 1200, qui a accordé une interdiction de publication. Pourvoi accueilli.
Robert S. Anderson et Ludmila B. Herbst, pour l’appelant.
John M. Gordon, pour l’intimée Sa Majesté la Reine.
Philip C. Rankin, pour l’intimée O.N.E.
Cheryl J. Tobias et Malcolm G. Palmer, pour l’intimé le procureur général du Canada.
Christopher Webb, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Paul S. McMurray et Jason B. Gratl, pour l’intervenante la British Columbia Civil Liberties Association.
Paul B. Schabas et Tony S. K. Wong, pour l’intervenante l’Association canadienne des journaux.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Iacobucci — Le présent pourvoi soulève des questions essentiellement semblables à celles que la Cour a examinées dans R. c. Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442, 2001 CSC 76, dont la décision et les motifs sont rendus conjointement aux présents motifs. Compte tenu de l’analyse des principes applicables en jeu faite dans cet arrêt quant à la question des interdictions de publication, les motifs du présent pourvoi peuvent se fonder en grande partie sur le raisonnement suivi dans Mentuck. Comme dans cet arrêt, je conclus en l’espèce que le juge du procès n’aurait pas dû ordonner l’interdiction de publication demandée, compte tenu du critère de common law applicable aux interdictions de publication. Le pourvoi est donc accueilli.
I. Les faits
2 L’accusée dans l’affaire donnant lieu au présent pourvoi, O.N.E., est inculpée du meurtre au deuxième degré de Zachariah Steudle. Le corps du défunt a été retrouvé sous un pont, duquel il a apparemment fait une chute d’environ 50 mètres. Le corps porte une lacération à la cheville, ce qui a mené le policier chargé de l’enquête à conclure que Steudle avait été poignardé et qu’il s’agissait donc d’un meurtre.
3 L’accusée est âgée de 15 ans au moment du décès de Steudle. Elle a un casier judiciaire en tant que jeune contrevenante et, à ce moment‑là, elle était en fugue, s’étant enfuie de l’établissement où l’avait placée le ministère des Enfants et de la Famille de la Colombie‑Britannique. Elle a un Q.I. se situant entre le 10e et le 13e centiles, et on a diagnostiqué chez elle un trouble de la personnalité limite.
4 On a d’abord établi un lien entre l’accusée et l’affaire parce qu’elle et sa conjointe de même sexe, Jessica Kilpatrick, avaient abandonné l’automobile de Steudle près de Sorrento (C.‑B.) peu de temps après la disparition de ce dernier. La police entreprend donc une enquête au sujet de O.N.E et de Kilpatrick en novembre 1997. Les nombreux interrogatoires de l’accusée et les enquêtes ultérieures s’étant révélés peu concluants, la police commencent une enquête secrète en novembre 1998. Ce sont des agents de la Gendarmerie royale du Canada qui mènent l’enquête, en collaboration avec la police de West Vancouver.
5 L’enquête est menée d’une façon très semblable à celle menée dans Mentuck. Elle comporte l’application du scénario du « patron d’un gang », dans lequel un gang fictif recrute les suspects. O.N.E. et Kilpatrick achètent et vendent des cigarettes qui, leur dit-on, ont été obtenues illégalement; on leur fait croire qu’elles participeront à une transaction de drogue importante qui leur rapportera 50 000 $US; des agents banalisés leur paient de la nourriture, des vêtements et des chambres d’hôtel, et elles sont témoins de scènes de colère et de violence simulées, notamment une sévère raclée mise en scène à l’intention de O.N.E. Les agents banalisés font en sorte qu’elles se sentent de plus en plus impliquées dans le gang et les présentent finalement au « patron », après leur avoir ordonné de lui témoigner beaucoup d’égards.
6 Le « patron du gang » informe O.N.E. que les policiers de Vancouver se préparent à l’arrêter pour le meurtre au deuxième degré de Steudle. Pour appuyer ses dires, il produit de fausses notes de service internes de la police où il est question de l’arrestation projetée. Il dit à O.N.E. qu’il peut s’arranger pour qu’un ancien membre du gang, qui est sur le point de mourir, avoue le meurtre de Steudle et la disculpe ainsi si elle peut lui fournir suffisamment de détails pour que l’aveu soit crédible. L’accusée nie à plusieurs reprises être impliquée dans la mort de Steudle. Le « patron du gang » lui laisse entendre qu’elle ne pourra plus continuer de faire partie du gang ni recevoir les 50 000 $US en argent comptant qu’on lui a montrés auparavant. En outre, le policier banalisé jouant le rôle du « patron » lui fait clairement savoir qu’il lui retirerait son aide relativement à la prétendue accusation de meurtre au deuxième degré si elle ne répondait pas convenablement à ses questions. Sous la pression constante, elle finit par avouer avoir joué un rôle dans la mort de Steudle.
7 Compte tenu des circonstances inhabituelles de l’obtention de l’aveu de l’accusée, on tient un voir‑dire sur l’admissibilité de l’aveu. Au début du voir‑dire, la GRC demande une interdiction de publication en vue de protéger l’identité des policiers ayant participé à l’opération ainsi que la nature des techniques d’enquête secrète utilisées. L’avocat du ministère public et celui de la défense n’ont pas contesté la requête et aucun représentant des médias n’a comparu, malgré l’avis de demande d’interdiction de publication. Le juge du procès accorde l’interdiction de publication suivante ([2000] B.C.J. No. 1922 (QL), 2000 BCSC 1200) :
[traduction] La Cour interdit la publication sous forme imprimée et la diffusion par télévision, film, vidéo, radio et Internet de ce qui suit :
a) tout renseignement permettant d’identifier publiquement les policiers banalisés ayant participé à l’enquête sur l’accusée, notamment leur apparence, leur tenue vestimentaire et leur description;
b) les conversations de ces policiers révélant les éléments mentionnés aux al. a) et c);
c) les scénarios particuliers de l’opération secrète utilisés dans le cadre de l’enquête.
Le Vancouver Sun demande que l’interdiction soit en partie annulée, mais le juge du procès rejette la demande : [2000] B.C.J. No. 1923 (QL), 2000 BCSC 1220. L’interdiction de publication fait l’objet d’un pourvoi directement devant la Cour. Entre-temps, le procès de O.N.E. prend fin et le jury l’acquitte.
II. Le droit applicable et l’analyse
8 Comme pour Mentuck, précité, la présente affaire nous est présentée par voie d’appel directement interjeté contre l’ordonnance du juge du procès. Pour les motifs exposés dans Mentuck, la Cour a compétence aux termes du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S-26. L’ordonnance de non‑publication est accessoire aux questions relatives à la culpabilité ou à l’innocence de l’accusée, de sorte que le par. 40(3) de la Loi sur la Cour suprême ne rend pas le pourvoi irrecevable. Les parties en l’espèce ne disposent d’aucune autre voie d’appel, et la loi n’interdit pas expressément le pourvoi. Il s’ensuit que le par. 40(1) donne compétence à la Cour pour entendre le pourvoi.
9 La question est donc de savoir si, selon le critère établi par le juge en chef Lamer dans Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, et précisé dans Mentuck, précité, cette interdiction de publication a été ordonnée à bon droit. Le critère est ainsi reformulé dans Mentuck, par. 32 :
Une ordonnance de non‑publication ne doit être rendue que si :
a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque;
b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public, notamment ses effets sur le droit à la libre expression, sur le droit de l’accusé à un procès public et équitable, et sur l’efficacité de l’administration de la justice.
C’est à la partie qui sollicite l’interdiction de publication qu’incombe la charge de justifier la dérogation à la règle de la publicité des procédures. Il faut aussi qu’il y ait suffisamment d’éléments de preuve en faveur de l’octroi de l’interdiction pour que le juge puisse appliquer le critère de façon éclairée et pour qu’un tribunal d’instance supérieure puisse examiner cette décision (Mentuck, précité, par. 38; Société Radio-Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, par. 71-72).
10 Bon nombre des principes énoncés dans l’analyse faite dans Mentuck s’appliquent également au présent pourvoi. Je ne reprends donc pas cette analyse en détail. L’interdiction de publication demandée dans Mentuck et celle demandée dans le présent pourvoi sont en fait identiques, et les plaidoiries afférentes aux deux pourvois ont été entendues conjointement. Comme dans Mentuck, le premier volet du critère exige que j’examine la nécessité de l’interdiction en fonction de son objet, qui vise à assurer la bonne administration de la justice. En particulier, on demande l’interdiction au motif que la divulgation des renseignements en question sur les tactiques policières utilisées dans l’enquête dont O.N.E. a fait l’objet risque de nuire à l’efficacité d’enquêtes policières en cours au sujet d’autres suspects et de mettre en danger les policiers participant à ces opérations. Comme dans Mentuck, étant donné que l’intimée O.N.E. s’oppose à l’interdiction et que son droit à un procès équitable n’est pas en cause, il ne convient pas d’examiner ce droit dans le cadre du premier volet de l’analyse. Suivant le deuxième volet de l’analyse, je dois soupeser l’effet probable de l’interdiction sur : a) l’efficacité des opérations policières, comme dans le premier volet; b) le droit du public à la liberté d’expression; c) le droit de l’accusé à un procès public.
11 Pour les motifs exposés dans Mentuck, je conclus que l’interdiction de publication ordonnée en l’espèce ne peut pas être considérée comme « nécessaire » dans l’intérêt de l’administration de la justice. Je n’estime pas que l’efficacité des techniques d’enquête policière, ou la sécurité des policiers participant à l’enquête, soit grandement compromise par la publication des renseignements en cause.
12 En outre, bien qu’il ne soit pas strictement nécessaire de trancher la question, je conclus que les effets préjudiciables de l’interdiction l’emportent sur ses effets bénéfiques. Les effets bénéfiques sur l’efficacité des opérations policières et la sécurité des policiers ne sont pas sérieux. Étant donné que les suspects peuvent apprendre d’autres sources, comme les films et romans populaires, à quel genre d’opérations secrètes se livre la police, la possibilité qu’à eux seuls les rapports des médias leur mettent la puce à l’oreille ne constitue pas un risque sérieux. Par ailleurs, comme de nombreux policiers encerclent un suspect dans ce genre d’opération, j’estime que le danger couru par les policiers est hypothétique et qu’il ne constitue pas un argument convaincant.
13 Les effets préjudiciables, par contre, sont importants. On réduit la liberté de la presse quant à des débats se trouvant au cœur de la liberté d’expression, lesquels portent sur le rôle que doit jouer la police et sur ses activités jugées acceptables. De plus, l’interdiction compromet sérieusement le droit de l’accusée à un procès public et la défense des droits liée à la connaissance par le public de la nature de la preuve qui a mené à l’acquittement de l’accusée. Il peut être difficile pour l’accusée de s’accommoder d’un acquittement si le public croit qu’elle l’a obtenu uniquement en raison de « subtilités juridiques », plutôt qu’en raison du fait qu’il existait de sérieux doutes quant à l’authenticité de l’aveu en cause en l’espèce. Je fais remarquer qu’ici, les médias ont en grande partie indiqué que l’accusée avait été acquittée pour une pure question de forme, alors qu’en réalité, la crédibilité de l’élément de preuve le plus important du ministère public, à savoir l’aveu de l’accusée, constituait la principale question de fait.
14 Cependant, toujours conformément au raisonnement suivi dans Mentuck, je conclus que l’interdiction de publier des renseignements susceptibles de permettre l’identification des policiers ayant participé à l’opération, notamment par leur nom, leur apparence et leur description, peut être considérée comme nécessaire pour la bonne administration de la justice. Si les personnes visées par de semblables opérations secrètes en cours apprenaient que les noms de leurs pseudo‑partenaires dans le crime étaient en réalité ceux de policiers banalisés, il est pratiquement certain que ces opérations seraient compromises. Je conclus également que les effets bénéfiques de cette interdiction limitée l’emportent sur ses effets préjudiciables. Elle ne porte pas gravement atteinte au droit de l’accusée à un procès public et ne touche pas l’objet de la garantie de la liberté d’expression. Par contre, les policiers actuellement sur le terrain peuvent vraiment trouver que les opérations auxquelles ils participent perdent toute leur efficacité si leur identité et leur apparence sont largement médiatisées. Je suis néanmoins d’avis de restreindre la durée de cette interdiction à un an, calculée à partir de la date du prononcé des présents motifs. Règle générale, en l’absence de danger grave et personnalisé, l’identité des policiers ne doit pas être gardée secrète indéfiniment. Une force composée d’une « police secrète » anonyme ne constitue pas le genre d’institution que les tribunaux peuvent légitimement, en fait, créer; telle serait l’impression que donnerait une ordonnance interdisant à perpétuité la publication de l’identité des policiers.
III. Conclusion
15 Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi, de radier l’alinéa c) de l’ordonnance du juge Edwards et, à l’alinéa b) de cette ordonnance, de remplacer « aux alinéas a) et c) » par « à l’alinéa a) », puis de déclarer l’interdiction de publication ainsi modifiée en vigueur pour un an suivant le prononcé du présent jugement. À l’expiration de cette période, les opérations auxquelles ces policiers participent actuellement devraient être terminées. Aucune ordonnance ne sera rendue quant aux dépens étant donné que l’appelant ne les a pas demandés.
Pourvoi accueilli.
Procureurs de l’appelant : Farris, Vaughan, Wills & Murphy, Vancouver.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine : Le procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver.
Procureurs de l’intimée O.N.E. : Rankin & Bond, Vancouver.
Procureur de l’intimé le procureur général du Canada : Le procureur général du Canada, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Le procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenante la British Columbia Civil Liberties Association : Paul S. McMurray, Burnaby.
Procureurs de l’intervenante l’Association des journaux canadiens : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.