Ivanhoe inc. c. TUAC, section locale 500, [2001] 2 R.C.S. 565, 2001 CSC 47
Ivanhoe inc., Service d’entretien Empro inc.
et Compagnie d’entretien d’édifice Arcade ltée Appelantes
c.
Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation
et du commerce, section locale 500,
Tribunal du travail,
Réal Bibeault (ès qualités de commissaire du travail),
Commissaire général du travail et
Monsieur le juge Bernard Prud’homme
(ès qualités de juge du Tribunal du travail) Intimés
et
Distinction Service d’entretien inc.
(en reprise d’instance pour Prestige Maintenance inc.),
2621-3249 Québec inc.
(en reprise d’instance pour Service d’entretien Laurier)
et Moderne Service d’entretien d’immeubles inc. Mises en cause
et entre
Distinction Service d’entretien inc.
(en reprise d’instance pour Prestige Maintenance inc.) Appelante
c.
Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation
et du commerce, section locale 500,
Réal Bibeault (ès qualités de commissaire du travail),
Commissaire général du travail,
Monsieur le juge Bernard Prud’homme
(ès qualités de juge du Tribunal du travail) et Tribunal du travail Intimés
et
Ivanhoe inc., Service d’entretien Empro inc.,
Compagnie d’entretien d’édifice Arcade ltée,
2621-3249 Québec inc.
(en reprise d’instance pour Service d’entretien Laurier)
et Moderne Service d’entretien d’immeubles inc. Mises en cause
et entre
Ivanhoe inc. Appelante
c.
Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce,
section locale 500, Tribunal du travail,
Jean Boily (ès qualités de commissaire du travail),
Commissaire général du travail et
Monsieur le juge Bernard Prud’homme
(ès qualités de juge du Tribunal du travail) Intimés
et entre
Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce,
section locale 500 Appelant
c.
Ivanhoe inc., Service d’entretien Empro inc.,
Compagnie d’entretien d’édifice Arcade ltée,
Distinction Service d’entretien inc.
(en reprise d’instance pour Prestige Maintenance inc.)
et 2621-3249 Québec inc.
(en reprise d’instance pour Service d’entretien Laurier) Intimées
et
Réal Bibeault (ès qualités de commissaire du travail),
Monsieur le juge Bernard Prud’homme
(ès qualités de juge du Tribunal du travail) et
Moderne Service d’entretien d’immeubles inc. Mis en cause
Répertorié : Ivanhoe inc. c. TUAC, section locale 500
Référence neutre : 2001 CSC 47.
No du greffe : 27121.
2000 : 30 octobre; 2001 : 13 juillet.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache et Arbour.
en appel de la cour d’appel du québec
Droit du travail -- Concession partielle d’une entreprise -- Sous-traitance de l’entretien ménager -- Définition d’entreprise -- Lien de droit entre employeurs successifs -- Degré d’autonomie accordé aux sous-traitants -- Théorie de la rétrocession -- Contrat d’entretien ménager octroyé à de nouveaux sous-traitants — Décision du commissaire du travail concluant à l’existence d’une concession partielle d’entreprise et transférant l’accréditation mais non la convention collective aux nouveaux sous-traitants -- Le commissaire a-t-il adopté une conception fonctionnelle de l’entreprise et rejeté l’exigence d’un lien de droit entre l’employeur précédent et le nouvel employeur? — Le commissaire peut-il transférer l’accréditation et refuser le transfert de la convention collective? -- Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, art. 45.
Droit du travail -- Accréditation -- Concession partielle d’une entreprise -- Sous-traitance de l’entretien ménager -- Requête en révocation de l’accréditation -- Intérêt requis -- L’ancien employeur a-t-il l’intérêt requis pour présenter une requête en révocation de l’accréditation malgré l’absence de salariés? -- Dans l’affirmative, l’accréditation de l’ancien employeur peut-elle être révoquée pendant la durée de la concession? -- Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, art. 41.
Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- Norme de contrôle -- Tribunal du travail -- Norme de contrôle applicable aux décisions du Tribunal du travail relatives à l’existence d’une aliénation ou concession d’entreprise -- Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, art. 45, 46.
Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- Norme de contrôle -- Tribunal du travail -- Norme de contrôle applicable aux décisions du Tribunal du travail relatives à la révocation de l’accréditation d’un syndicat -- Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, art. 41, 139.
Ivanhoe est une société immobilière de gestion. En 1989, elle cesse d’effectuer elle-même l’entretien ménager de ses immeubles et confie, en vertu d’un contrat, cet entretien à la compagnie Moderne. Tous les préposés à l’entretien d’Ivanhoe sont alors transférés à Moderne. Le commissaire du travail accueille une requête présentée en vertu de l’art. 45 du Code du travail afin de faire reconnaître la transmission de l’accréditation et de la convention collective à Moderne. En 1991, à l’approche de l’expiration de son contrat avec Moderne, Ivanhoe fait un appel d’offres en vue de signer un nouveau contrat d’entretien. Bien que Moderne ne soumissionne pas, elle signe une nouvelle convention collective avec ses préposés d’entretien. Ivanhoe retient les services de quatre entrepreneurs et, à l’expiration du contrat, Moderne licencie tous ses salariés affectés à l’entretien ménager des immeubles d’Ivanhoe. Il n’existe aucun lien de droit entre Moderne et ces quatre entrepreneurs. Ceux-ci emploient leur propre personnel et utilisent leur propre matériel. Les fonctions exercées par les salariés des entrepreneurs sont les mêmes que celles exercées chez Moderne et, antérieurement, chez Ivanhoe.
Le syndicat présente une nouvelle requête en vertu de l’art. 45 pour que l’accréditation, de même que la convention collective signée avec Moderne, soient transférées aux entrepreneurs. Pour sa part, Ivanhoe présente, en vertu de l’art. 41 du Code, une requête, pour faire révoquer l’accréditation du syndicat en ce qui la concerne. Le commissaire du travail accueille en partie la requête fondée sur l’art. 45 et conclut que l’accréditation qui visait à l’origine Ivanhoe, mais non la convention collective signée par Moderne et le syndicat, doit être transmise aux nouveaux entrepreneurs. Un deuxième commissaire rejette la requête en révocation de l’accréditation. Le Tribunal du travail confirme les décisions des commissaires. Il conclut qu’il s’agit d’une concession partielle d’entreprise -- l’octroi d’un droit d’exploitation de l’entretien ménager -- et que l’art. 45 doit s’appliquer puisque les critères de l’arrêt Bibeault sont réunis. L’exigence d’un lien de droit entre employeurs successifs est respectée parce que, à l’expiration du contrat de Moderne, Ivanhoe a repris son autorité juridique sur la partie d’entreprise concédée et l’a transmise à nouveau aux entrepreneurs. Le tribunal rejette l’appel du syndicat portant sur le transfert de la convention collective conclue avec Moderne puisque cette convention est devenue caduque à l’expiration du contrat d’entretien et n’a pu être transférée aux nouveaux entrepreneurs. Il refuse également de transférer aux nouveaux entrepreneurs la dernière convention collective signée par Ivanhoe avec le syndicat et arrivée à expiration en 1989. En ce qui concerne la requête en révocation de l’accréditation, le tribunal conclut qu’un donneur d’ouvrage ne peut, pendant la durée d’une concession temporaire, se libérer de l’accréditation de façon permanente. La Cour supérieure rejette les requêtes en révision judiciaire présentées par le syndicat, Ivanhoe et trois des entrepreneurs. La Cour d’appel confirme cette décision.
Arrêt (le juge Bastarache est dissident en partie) : Les pourvois sont rejetés.
Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major et Arbour : En vertu de l’approche pragmatique et fonctionnelle adoptée par cette Cour, la norme de contrôle applicable aux décisions portant sur l’art. 45 du Code du travail doit être celle de l’erreur manifestement déraisonnable. Bien que l’arrêt Bibeault ait conclu, en 1988, que la norme applicable était celle de l’erreur simple, des changements importants sont survenus depuis. Tout d’abord, les commissaires du travail ont développé leur expertise propre en la matière, mais surtout, le texte de l’art. 46 du Code a été modifié. En modifiant cet article, le législateur a indiqué de façon non équivoque son intention de laisser à la compétence exclusive du commissaire la question de décider de la présence d’une aliénation ou d’une concession d’entreprise. Également, la norme de contrôle applicable aux décisions relatives à l’application de l’art. 41 du Code est celle de l’erreur manifestement déraisonnable. Les facteurs pertinents pour la détermination de la norme de contrôle, en particulier, les clauses privatives générales prévues au Code du travail, le confirment.
Dans l’arrêt Bibeault, la Cour a conclu à la nécessité d’une transmission juridique consensuelle de l’entreprise d’un employeur à l’autre et a adopté la définition organique de l’entreprise. Cet arrêt est fondé sur un contexte factuel bien particulier et visait à mettre fin aux controverses qui divisaient le Tribunal du travail relativement à ces deux questions. Les conclusions de l’arrêt Bibeault quant à la définition d’une entreprise et quant au lien de droit requis entre l’employeur précédent et le nouvel employeur doivent être comprises dans ce contexte. Le Tribunal du travail a réussi, depuis l’affaire Bibeault, à développer sur ces deux questions des politiques d’interprétation qui sont acceptées et suivies par la presque totalité de ses membres. La présence d’un consensus bien établi au sein d’un tribunal administratif spécialisé agissant dans les limites de sa compétence milite en faveur d’un très haut degré de retenue de la part des tribunaux supérieurs. Dans une situation comme la présente, la retenue judiciaire permet d’assurer le respect de l’autonomie décisionnelle des tribunaux administratifs tout en favorisant le principe de la cohérence et de la prévisibilité du droit. Cet équilibre idéal ne devrait être ébranlé par les tribunaux supérieurs qu’en cas de résultats clairement absurdes ou irrationnels.
Le commissaire et le Tribunal du travail avaient le pouvoir, en vertu du Code du travail et de la jurisprudence de notre Cour, d’évaluer l’importance respective des diverses composantes de l’entreprise et de conclure en l’espèce que le transfert d'un droit d’exploitation, jumelé au transfert des fonctions, suffisait pour entraîner l'application de l’art. 45 en vertu de la conception organique de l’entreprise. La seule exigence posée par la jurisprudence pour l’identification d’une entreprise ou d’une partie d’entreprise dans le cadre de l’application de l’art. 45 est celle d’adopter une conception organique plutôt que fonctionnelle de l’entreprise, même s’il demeure possible, dans certains cas, que la similitude des fonctions soit déterminante, en l’absence d’autres caractéristiques propres à l’entreprise. Les critères applicables pour définir la notion d’entreprise, dans le cadre du transfert de l’accréditation, varient donc en fonction des circonstances particulières de chaque affaire et les organismes administratifs chargés d’appliquer l’art. 45 possèdent une importante marge de manœuvre pour établir et pondérer les critères applicables à la définition d’une entreprise. Ils sont libres d’élaborer des critères particuliers pour répondre à la situation en vigueur dans une industrie donnée. En ce qui a trait à la sous-traitance de l’entretien ménager, le Tribunal du travail a élaboré, à la suite de l’arrêt Bibeault, des critères lui permettant de déterminer de façon cohérente si une concession partielle d’entreprise a eu lieu. En cas de concession partielle, il n’est pas nécessaire que le secteur d’activité concédé soit essentiel à la fin poursuivie par l’ensemble de l’entreprise. La seule exigence posée par Bibeault est plutôt que les éléments qui caractérisent l’essence de la partie d’entreprise concédée soient transférés. Quant au degré d’autonomie devant être conféré au concessionnaire afin de conclure à un transfert d’entreprise, lorsque, comme en l’espèce, la caractéristique principale de la partie d’entreprise concédée consiste en un droit d’exploitation spécial des locaux de l’entreprise principale, cette partie concédée ne peut avoir une existence complètement autonome. Dans une telle situation, il suffit que le concessionnaire conserve une indépendance juridique et demeure responsable du travail exécuté par ses employés, même si le concédant continue d’exercer un contrôle administratif ou juridique en vertu d’un contrat. Autrement, la concession partielle des activités de soutien à l’entreprise s’avérerait impossible. Dans la présente affaire, c’est l’approche qui a été adoptée par le Tribunal du travail. Cette approche constitue une interprétation raisonnable de l’art. 45 qui n’est pas incompatible avec l’arrêt Bibeault.
Le transfert de l’accréditation aux quatre nouveaux entrepreneurs à l’expiration du contrat conclu avec Moderne n’est pas incompatible non plus avec l’exigence d’un lien de droit entre employeurs successifs énoncée dans l’arrêt Bibeault -- une affaire où le donneur d’ouvrage n’était pas, comme en l’espèce, initialement visé par l’accréditation. Pour donner effet à l’objet de l’art. 45 dans les cas de concessions temporaires d’entreprise, le Tribunal du travail a élaboré la théorie de la rétrocession, selon laquelle une accréditation qui visait à l’origine un donneur d’ouvrage demeure en suspens chez lui pendant la durée d’une concession, pour être ensuite transférée aux sous-traitants successifs. Une concession essentiellement temporaire ne met donc pas fin de façon permanente à l’accréditation. En vertu de cette théorie, Ivanhoe a repris, à l’expiration du contrat avec Moderne, la responsabilité de son entreprise, se trouvant de nouveau visée par l’accréditation qui a été transférée par la suite aux nouveaux entrepreneurs. L’absence d’acte formel d’aliénation à l’expiration de la concession en faveur de Moderne ne constitue pas un obstacle insurmontable au transfert de l’accréditation, puisque la concession d’entreprise entraînant l’application de l’art. 45 peut prendre différentes formes juridiques. Dans la présente affaire, l’entreprise a été transmise au moyen d’une rétrocession sur laquelle les parties s’étaient entendues à l’avance au moment de déterminer la durée de la concession. L’interprétation que fait le Tribunal du travail de l’exigence d’un lien de droit entre employeurs successifs et de son application aux situations où le donneur d’ouvrage est visé par une accréditation initiale constitue un exercice raisonnable de sa compétence. La fiction de l’employeur potentiel, développée par le tribunal, permet l’application de l’art. 45 sans qu’il soit nécessaire que le donneur d’ouvrage reprenne, dans les faits, l’exploitation de l’entreprise concédée.
Bien que, de façon générale, une décision constatant la présence d’une aliénation ou d’une concession d’entreprise entraînera le transfert à la fois de la convention collective et de l’accréditation, la décision du commissaire et du Tribunal du travail de ne transférer en l’espèce que l’accréditation aux nouveaux entrepreneurs n’est pas manifestement déraisonnable. En édictant l’art. 46 du Code du travail, le législateur a confié aux commissaires et au Tribunal du travail le règlement des difficultés découlant de l’application de l’art. 45. Il s’agit de questions que ces décideurs doivent trancher sur une base quotidienne et qui se situent au cœur de leur compétence spécialisée. La solution adoptée dans la présente affaire permet aux nouveaux employeurs, liés par l’accréditation, d’entamer des négociations avec l’association de salariés sans être liés par une convention signée par un de leurs concurrents ou par une convention devenue périmée. Le fait que d’autres solutions auraient pu être adoptées, dont certaines auraient permis aux salariés de conserver leur emploi, ne saurait suffire pour justifier la révision judiciaire. La reconnaissance par le législateur et les tribunaux de la multiplicité de solutions qui peuvent être apportées à un différend constitue l’essence même de la norme de contrôle fondée sur l’erreur manifestement déraisonnable, qui perdrait tout son sens si l’on devait juger qu’une seule solution est acceptable. Les principes appliqués ne créant pas d’absurdité, la révision judiciaire ne sera appropriée qu'en cas de résultats clairement irrationnels.
Ivanhoe avait le droit de présenter sa requête en révocation de l’accréditation en vertu de l’art. 41 du Code du travail malgré l’absence de salariés. Le fait de reconnaître qu’Ivanhoe possède l’intérêt requis pour présenter cette requête ne signifie pas que l’on considère Ivanhoe comme un « employeur actuel ». Pour avoir l’intérêt requis pour présenter une requête en révocation de l’accréditation, il suffit que le nom de l’employeur apparaisse au certificat d’accréditation. Le Tribunal du travail, agissant dans les limites de sa compétence, a élaboré des critères rationnels permettant de déterminer auprès de quel employeur doit se faire, en cas de concession temporaire d'entreprise entraînant l’application de l’art. 45, la vérification du caractère représentatif du syndicat pour déterminer si l’accréditation doit être révoquée. Le donneur d’ouvrage demeure libre de demander la révocation s’il reprend le contrôle de son entreprise, mais pour la durée de la concession, c’est plutôt le concessionnaire effectivement visé par l’accréditation qui doit présenter la requête s’il juge que l’association ne représente plus la majorité des salariés de l’unité de négociation. S’il est raisonnable de conclure qu’un employeur ne saurait se défaire d’une accréditation par le truchement d’une concession temporaire d’entreprise, il peut être tout aussi approprié de lui refuser la révocation de l’accréditation pendant la durée de cette concession, au motif que l’absence de salariés résulte précisément de cette transmission temporaire de l’entreprise. Une telle approche permet une application cohérente des art. 41 et 45 du Code aux situations de concession temporaire. Cette approche, adoptée par le commissaire et le Tribunal du travail en l’espèce, n'est pas manifestement déraisonnable. Finalement, au sujet du délai pour présenter la requête en révocation, le commissaire du travail a accepté implicitement que le calcul des délais se fasse à partir de la dernière convention collective signée par Ivanhoe et non de celles que ses concessionnaires ont pu conclure. Ce faisant, le commissaire et le Tribunal du travail ont pris une décision se situant entièrement dans les limites de leur compétence. Une telle approche quant au calcul des délais est conforme aux principes élaborés par le tribunal voulant que les conventions collectives négociées par des sous-traitants ne puissent lier le donneur d'ouvrage. Cependant, bien qu’Ivanhoe ait présenté sa requête en temps opportun, le commissaire avait le pouvoir de la rejeter sur le fond parce que l’accréditation était en vigueur de façon temporaire chez un autre employeur, en l’occurrence son concessionnaire.
Le juge Bastarache (dissident en partie) : L’existence d’un lien de droit entre employeurs successifs est nécessaire pour que les dispositions relatives à la succession d’entreprise s’appliquent. Selon la règle modifiée par l’arrêt Ajax, il n’est pas nécessaire que le transfert soit strictement consensuel ou fondé sur une intention commune. Le lien de droit entre employeurs successifs peut résulter d’un simple lien historique. En l’espèce, l’exigence du lien de droit requis pour établir l’existence d’un lien organisationnel suffisant n’est pas respectée et la disposition relative à la succession d’entreprise ne doit pas s’appliquer. Il n’y a jamais eu aucun lien d’entreprise — et il n’existe aucune preuve de l’existence de quelque relation que ce soit — entre la partie qui serait « le nouvel employeur », pour l’application de l’art. 45 du Code du travail, et celle qui serait « l’employeur précédent ». Nous sommes plutôt en présence ici d’une situation où un entrepreneur perd son contrat au profit d’un autre entrepreneur avec lequel il n’a aucun lien.
Selon la définition donnée dans l’arrêt Bibeault, qui n’a pas été modifiée par l’arrêt Ajax, pour l’application de l’art. 45 du Code du travail, une entreprise ne saurait comprendre uniquement les travaux et les tâches que les salariés exécutaient pour l’employeur précédent, ni les fonctions qu’ils exerçaient pour lui. Pour que la disposition relative à la succession d’entreprise s’applique, il faut que quelque chose de plus soit vendu ou concédé. Permettre que de simples fonctions constituent une entreprise dans les cas où il n’y a rien d’autre à transférer constitue un retour à une définition purement fonctionnelle du terme « entreprise » qui a été interdite dans l’arrêt Bibeault. La distinction factuelle entre la présente affaire et l’arrêt Bibeault n’a aucune importance en ce qui concerne l’interdiction par l’arrêt Bibeault de la définition fonctionnelle du terme « entreprise ». Une entente selon laquelle on ne tiendra pas compte de l’arrêt Bibeault ou on minera la définition organique donnée dans cet arrêt ne doit pas avoir force exécutoire simplement parce que le Tribunal du travail a accepté de le faire et qu’il a plus ou moins constamment adopté ce point de vue. Il est manifestement déraisonnable d’aborder la définition de la notion d’entreprise d’une manière incompatible avec l’arrêt Bibeault.
La théorie de l’ « employeur potentiel » ou de la rétrocession — selon laquelle, à l’expiration du contrat avec Moderne, l’entreprise aurait retourné à Ivanhoe pour être recédée aux quatre nouveaux entrepreneurs — est une interprétation manifestement déraisonnable de l’art. 45 et n’est nullement appuyée par le libellé de cette disposition. La disposition elle‑même n’indique nullement qu’elle doit s’appliquer à plus d’employeurs qu’aux deux derniers d’une série d’employeurs successifs. Cela est particulièrement vrai dans la présente affaire où aucun salarié n’est transféré et où Ivanhoe, l’employeur potentiel à qui retournerait l’entreprise, ne compte aucun salarié susceptible de bénéficier de l’accréditation transmise. De plus, la rétrocession est une opération entièrement fictive. Bien que le droit permette la « fiction juridique » dans certains cas, cela n’est pas acceptable dans le contexte de la législation en matière de travail. Ivanhoe a cessé d’être l’employeur du personnel d’entretien ménager au moment où elle a transféré tous ces salariés chez Moderne. Lorsque le contrat entre Ivanhoe et Moderne a pris fin, ces salariés ont été licenciés par Moderne et Ivanhoe n’est pas redevenue leur employeur. Ivanhoe n’a pas recommencé à fournir les services d’entretien ménager en cause, et aucun salarié de Moderne ou ancien salarié d’Ivanhoe ne travaillait pour les nouvelles entreprises qui exécutaient les travaux. Il est manifestement déraisonnable de maintenir en vigueur cette accréditation au moyen d’une interprétation artificielle de l’art. 45. Certes, Ivanhoe détenait le pouvoir de concéder l’entreprise à l’expiration du contrat et elle aurait pu, en l’absence de rétrocession, recourir à des contrats à court terme ou temporaires pour contourner des conventions collectives, mais telle est la manière dont l’art. 45 est rédigé. Il ne comporte aucune ambiguïté et sa portée est bien définie.
Le caractère forcé ou artificiel de cette interprétation de l’art. 45 peut être constaté à deux autres égards. Premièrement, si la théorie de la rétrocession était bien fondée, la convention collective aurait été transmise avec l’accréditation. Pour que l’application de la disposition relative à la succession d’entreprise soit utile, l’une doit suivre l’autre. Pourtant, tous les décideurs en l’espèce ont jugé que la convention collective conclue par Moderne et le syndicat ne pouvait pas être retransmise à Ivanhoe pour pouvoir être ensuite transmise avec l’accréditation aux quatre nouveaux employeurs. Permettre la transmission de l’accréditation, mais non celle de la convention collective, révèle que le présent cas ne se prête pas à l’application de la disposition relative à la succession d’entreprise. Deuxièmement, l’adoption de l’interprétation de l’art. 45 fondée sur la théorie de la rétrocession peut rendre difficile l’application de l’art. 41 du Code du travail, qui permet la révocation de l’accréditation d’un syndicat qui ne groupe plus la majorité absolue des salariés qui font partie de l’unité de négociation pour laquelle il a été accrédité. La nécessité d’éviter de contrecarrer l’objet initial de l’interprétation de l’art. 45 fondée sur la théorie de la rétrocession mène à une interprétation illogique de l’art. 41, selon laquelle le donneur d’ouvrage est considéré à la fois comme étant l’employeur actuel — c’est‑à‑dire l’employeur potentiel — pour les fins de la requête en révocation de l’accréditation, et comme étant l’employeur précédent lorsqu’il s’agit de déterminer l’appui dont bénéficie le syndicat en ce qui concerne l’employeur temporaire.
Jurisprudence
Citée par le juge Arbour
Arrêts suivis : Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644; Ajax (Ville) c. TCA, section locale 222, [2000] 1 R.C.S. 538, 2000 CSC 23, conf. (1998), 41 O.R. (3d) 426; Banque Nationale du Canada c. Union internationale des employés de commerce, [1984] 1 R.C.S. 269; Sept-Îles (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), [2001] 2 R.C.S. 670, 2001 CSC 48; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; arrêts examinés : Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890; General Motors Products of Canada Ltd. c. Kravitz, [1979] 1 R.C.S. 790; Montreal Tramways Co. c. Léveillé, [1933] R.C.S. 456; Dobson (Tuteur à l’instance de) c. Dobson, [1999] 2 R.C.S. 753; distinction d’avec les arrêts : U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; Entreprises Rolland Bergeron inc. c. Geoffroy, [1987] R.J.Q. 2331; arrêts mentionnés : Université McGill c. St-Georges, [1999] R.J.D.T. 9; Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau, section locale 57 c. Commission scolaire Laurenval, [1999] R.J.D.T. 1; Syndicat des cols bleus de Ville de St-Hubert c. Ville de St-Hubert, [1999] R.J.D.T. 76, autorisation de pourvoi refusée, [1999] 3 R.C.S. xii; Syndicat des employés de la Communauté régionale de l’Outaouais c. Collines-de-l’Outaouais (Municipalité régionale de comté des), [1999] R.J.D.T. 97; Union des employées et employés de la restauration, métallurgistes unis d’Amérique, section locale 8470 c. Ultramar Canada inc., [1999] R.J.D.T. 110; Maison L’Intégrale inc. c. Tribunal du travail, [1996] R.J.Q. 859, autorisation de pourvoi refusée, [1996] 3 R.C.S. xi; Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227; Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455; Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487; Centre communautaire juridique de l’Estrie c. Sherbrooke (Ville), [1996] 3 R.C.S. 84; Syndicat national des employés de l’aluminium d’Arvida inc. c. J.-R. Théberge ltée, [1965] R.D.T. 449; Centrale de Chauffage enr. c. Syndicat des employés des Institutions religieuses de Chicoutimi inc., [1970] R.D.T. 344; Barnes Security Service Ltd. c. Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aéroastronautique, section locale 2235, [1972] T.T. 1; Syndicat des salariés de service d’entretien c. Montcalm Carpets Specialists Ltd., [1981] T.T. 273; Entrepôts Schenker ltée c. Travailleurs canadiens de l’alimentation et d’autres industries, section locale P-766, [1981] T.T. 420; Mode Amazone c. Comité conjoint de Montréal de l’Union internationale des ouvriers du vêtement pour dames, [1983] T.T. 227; Jack Schwartz Service Station c. Teamsters Local Union 900, [1975] T.T. 125; Vitriers-travailleurs du verre, section locale 1135 de la Fraternité internationale des peintres et métiers connexes c. Vetroform inc., [1990] T.T. 514; Syndicat des travailleurs de l’énergie et de la chimie, section locale 115 c. Fornet inc., [1991] T.T. 413, requête en évocation accueillie, [1992] R.J.Q. 445; Syndicat des employés du Cégep du Vieux-Montréal c. Clair et Net ltée, [1992] T.T. 85; Syndicat des employés du Cégep du Vieux-Montréal c. Service d’entretien d’immeubles Staff 2000 inc., D.T.E. 93T-665; Gatineau (Ville de) c. Syndicat des cols bleus de Gatineau, [1992] T.T. 599; Syndicat des employés des commissions scolaires de la régionale Chauveau c. Groupe Admari inc., [1991] T.T. 351; Université McGill c. Union des employées et employés de service, section locale 800, D.T.E. 95T-296; Entreprises Chando-net enr. c. Union des employées et employés de service, section locale 800, [1992] T.T. 620, requête en évocation rejetée, C.S. Québec, no 200-05-002218-928, 23 décembre 1992; Luc Construction inc. c. Syndicat des employés de Ville de Brossard, [1992] T.T. 589; Coopérants (Les), Société mutuelle d’assurance-vie c. Syndicat des employés de coopératives d’assurance-vie, D.T.E. 87T-300; Collège d’enseignement général et professionnel de Limoilou c. Syndicat du personnel de soutien du Collège de Limoilou, T.T., no 200-28-000041-90, 11 octobre 1990; Syndicat des travailleurs du Holiday Inn Ste-Foy c. Prime Hospitality inc., [1991] T.T. 40; Conciergerie C.D.J. (Québec) inc. c. Fraternité canadienne des cheminots, employés des transports et autres ouvriers, section locale 277, D.T.E. 92T-1043; Syndicat des employés de la Ville de Brossard c. Services d’entretien Fany inc., [1995] T.T. 423; Commission scolaire Laurenval c. Lalonde, [1997] R.J.Q. 983; Rosemère (Ville de) c. St-Arnaud, D.T.E. 97T-1039; Domtar inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756; Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 R.C.S. 952; Adam c. Daniel Roy Ltée, [1983] 1 R.C.S. 683; Union des employés de service, service locale 298 c. Syndicat national des employés de la Commission scolaire régionale de Baie-des-Chaleurs, [1973] T.T. 332; Distribution Réal Chagnon inc. c. Prud’homme, J.E. 90-1027; Syndicat des employés de coopératives d’assurance-vie c. Les Coopérants, [1991] R.J.Q. 1248; Emballages industriels Vulcan ltée c. Syndicat des travailleurs de l’énergie et de la chimie, section locale 106, [1991] T.T. 29; Syndicat des salariées et salariés cléricaux et techniques de l’amiante c. LAB, société en commandite, D.T.E. 94T-13, requête en évocation rejetée, C.S. Québec, no 200-05-003286-932, 23 février 1994; Groupe des ex-salariés de Transbéton c. Groupe des ex-salariés de Transmix, [1999] R.J.D.T. 513; Syndicat des travailleurs de S.O.S. c. Syndicat international des travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 502, [1992] T.T. 109; Union internationale des travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 301 W c. Brasserie Molson-O’Keefe, D.T.E. 91T-914; Syndicat national des employés de l’alimentation en gros de Québec inc. c. Épiciers unis Métro-Richelieu inc., D.T.E. 85T-114; Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau, section locale 57 c. Centre financier aux entreprises du Sud-Ouest de Montréal, D.T.E. 2000T-113; Metro Capital Group ltée c. Hamelin, [2000] R.J.D.T. 491; Syndicat national des employés de l’alimentation en gros de Québec inc. c. Épiciers unis Métro-Richelieu inc., [1987] T.A. 333; Syndicat des employés de la Commission scolaire des Deux-Rives c. Commission scolaire de la Jonquière, [1990] T.T. 419; Syndicat des professionnels et des techniciens de la santé du Québec c. Syndicat des employés du C.L.S.C. de la Guadeloupe, D.T.E. 86T-759; Syndicat des employés du Carrefour des jeunes de Montréal c. Union des employés de service, section locale 298, [1990] T.T. 398; Centrale des unions indépendantes de l’industrie de l’automobile c. Fraternité canadienne des cheminots, employés du transport et autres ouvriers, section locale 300, [1982] T.T. 340; Rothmans, Benson & Hedges inc. c. Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 501, D.T.E. 87T-976; Syndicat québécois des employées et employés de service, section locale 298 c. Syndicat des employées et employés des services sociaux du Centre jeunesse Laval, [2001] R.J.D.T. 134.
Citée par le juge Bastarache (dissident en partie)
Ajax (Ville) c. TCA, section locale 222, [2000] 1 R.C.S. 538, 2000 CSC 23; Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644; U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; Mode Amazone c. Comité conjoint de Montréal de l’Union internationale des ouvriers du vêtement pour dames, [1983] T.T. 227; Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau, section locale 57 c. Commission scolaire Laurenval, [1999] R.J.D.T. 1; Université McGill c. St-Georges, [1999] R.J.D.T. 9; Entreprises Rolland Bergeron inc. c. Geoffroy, [1987] R.J.Q. 2331.
Lois et règlements cités
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 617, 1218 à 1255, 1242, 1279, 1440, 1442, 1444 à 1450, 1814, 2447.
Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, art. 22c), d), 41 [mod. 1983, ch. 22, art. 23], 45, 46 [rempl. 1990, ch. 69, art. 2], 52.2, 58 [mod. 1983, ch. 22, art. 28], 59, 139 [rempl. 1982, ch. 16, art. 5; mod. 1983, ch. 22, art. 93; mod. 1985, ch. 12, art. 93, mod. 1990, ch. 4, art. 232], 139.1 [mod. 1982, ch. 16, art. 6], 140 [rempl. idem, art. 7].
Doctrine citée
Barré, Alain. « La sous-traitance et l’article 45 du Code du travail après l’affaire C.S.R.O. » (1991), 32 C. de D. 179.
Beaudoin, Jean-Louis, et Pierre-Gabriel Jobin. Les obligations, 5e éd. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 1998.
Brière, Germain. Donations, substitutions et fiducie. Montréal : Wilson & Lafleur, 1988.
Deleury, Édith, et Dominique Goubau. Le droit des personnes physiques, 2e éd. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 1997.
Edwards, Jeffrey. La garantie de qualité du vendeur en droit québécois. Montréal : Wilson & Lafleur, 1998.
Gagnon, Robert P. Le droit du travail du Québec : pratiques et théories, 4e éd. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 1999.
Jobin, Pierre-Gabriel. La vente dans le Code civil du Québec. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 1993.
POURVOIS contre des arrêts de la Cour d’appel du Québec, [1999] R.J.Q. 32, [1999] R.J.D.T. 30, [1998] A.Q. no 3663 (QL), qui ont confirmé un jugement de la Cour supérieure, D.T.E. 94T-1219, qui avait rejeté les requêtes en révision judiciaire à l’encontre des décisions du Tribunal du travail, [1993] T.T. 493 et [1993] T.T.600, confirmant des décisions des commissaires du travail, D.T.E. 92T-1305. Pourvois rejetés, le juge Bastarache est dissident en partie.
Serge Benoît et Monique Lagacé, pour les appelantes/intimées/mises en cause Ivanhoe inc., Service d’entretien Empro inc. et Compagnie d’entretien d’édifice Arcade ltée.
Jean-Marc Brodeur, pour l’appelante/intimée/mise en cause Distinction Service d’entretien inc.
Robert Laurin, pour l’intimé/appelant Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 500.
Benoît Belleau, pour l’intimé le Tribunal du travail.
Le jugement du juge en chef McLachlin et des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major et Arbour a été rendu par
Le juge Arbour --
I. Introduction
1 Ces pourvois ont été entendus conjointement avec l’affaire Sept-Îles (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), [2001] 2 R.C.S. 670, 2001 CSC 48, pour laquelle des motifs sont déposés avec la présente décision. La question centrale qui se pose est celle de savoir si le Tribunal du travail du Québec a adopté, à propos de l’application de l’art. 45 du Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, une politique d’interprétation en matière de concession d’entreprise qui répudie la jurisprudence de notre Cour, et plus particulièrement l’arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048. Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’approche appliquée par le tribunal ne va pas à l’encontre de notre jurisprudence et constitue une interprétation rationnelle des textes que cet organisme spécialisé a le mandat d’appliquer. En conséquence, les décisions des instances administratives en l’espèce ne doivent pas être modifiées et les appels doivent être rejetés.
2 La compétence des commissaires et du Tribunal du travail dans l’interprétation et l’application de l’art. 45 du Code du travail se situe au cœur des présents pourvois. Il importe donc de reproduire immédiatement cette disposition qui a fait l’objet de nombreuses controverses en droit du travail québécois :
45. L’aliénation ou la concession totale ou partielle d’une entreprise autrement que par vente en justice n’invalide aucune accréditation accordée en vertu du présent code, aucune convention collective, ni aucune procédure en vue de l’obtention d’une accréditation ou de la conclusion ou de l’exécution d’une convention collective.
Sans égard à la division, à la fusion ou au changement de structure juridique de l’entreprise, le nouvel employeur est lié par l’accréditation ou la convention collective comme s’il y était nommé et devient par le fait même partie à toute procédure s’y rapportant, aux lieu et place de l’employeur précédent.
II. Les faits
3 Ivanhoe inc. est une société immobilière de gestion, de développement et d’investissement qui gère principalement des centres commerciaux. Elle s’est chargée elle-même de l’entretien intérieur et extérieur de ses immeubles jusqu’en 1989. Le 23 mai 1974, le syndicat Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 500 (le « syndicat ») a obtenu un certificat d’accréditation visant les préposés à l’entretien ménager des centres commerciaux d’Ivanhoe situés au Québec. Plusieurs conventions collectives ont été signées entre ces parties, dont la dernière devait s’appliquer du 23 mai 1986 au 22 mai 1989. Le 6 mars 1989, Ivanhoe décide de confier l’entretien ménager de ses centres à la compagnie Moderne Service d’entretien d’immeubles inc. (« Moderne »), en vertu d’un contrat expirant le 31 août 1991. Les 68 salariés réguliers et les 18 employés à temps partiel affectés à l’entretien sont transférés chez Moderne.
4 Le syndicat présente une requête en vertu de l’art. 45 du Code du travail pour que la transmission de l’accréditation et de la convention collective à Moderne soit reconnue. Aucune opposition à la requête n’est présentée et celle-ci est accueillie par le commissaire du travail Gareau dans une décision datée du 22 mai 1991 et corrigée le 11 juillet 1991. Le syndicat négocie avec Moderne une convention collective pour la période du 22 mai 1989 au 22 mai 1991. Le 5 juillet 1991, à l’approche de l’expiration de son contrat avec Moderne, Ivanhoe fait un appel d’offres en vue de signer un nouveau contrat. Moderne ne soumissionne pas. Le 29 août 1991, soit deux jours avant l’expiration de son contrat, elle signe pourtant une convention collective devant s’appliquer jusqu’au 22 mai 1994.
5 À la suite de son appel d’offres, Ivanhoe choisit de retenir les services de quatre sociétés (les « entrepreneurs »), soit Service d’entretien Empro inc., Compagnie d’entretien d’édifices Arcade ltée, Prestige Maintenance inc. (maintenant représentée en reprise d’instance par Distinction Service d’entretien inc.) et Service d’entretien Laurier enr. (maintenant représentée en reprise d’instance par 2621-3249 Québec inc.). Celles-ci sont toutes spécialisées dans les travaux d’entretien ménager et se font concurrence. Elles signent chacune avec Ivanhoe, qui ne représente pour elles qu’une cliente parmi plusieurs autres, un contrat prenant effet le 1er septembre 1991 et se terminant le 31 août 1993.
6 Le 31 août 1991, le contrat de Moderne se termine et elle licencie tous ses salariés affectés à l’entretien ménager des immeubles d’Ivanhoe. Aucun de ceux-ci n’est embauché par les entrepreneurs qui prennent en charge l’entretien le jour suivant. Il est admis qu’il n’existe aucun lien de droit entre Moderne et les entrepreneurs. Ceux-ci emploient leur propre main-d’œuvre et utilisent leur propre matériel. Les fonctions exercées par les salariés des entrepreneurs sont les mêmes que celles exercées chez Moderne et, antérieurement, chez Ivanhoe.
7 Le 25 septembre 1991, le syndicat présente une requête en vertu de l’art. 45 pour que l’accréditation, de même que la convention collective signée avec Moderne, soient transférées aux entrepreneurs. Le 14 janvier 1992, Ivanhoe présente une requête en vertu de l’art. 41 du Code du travail pour faire révoquer l’accréditation du syndicat en ce qui la concerne.
III. Les décisions antérieures
A. Commissaire Bibeault (art. 45), D.T.E. 92T-1305
8 Le commissaire conclut que l’accréditation qui visait à l’origine Ivanhoe doit être transmise aux nouveaux entrepreneurs. À son avis, la sous-traitance en entretien ménager peut constituer une concession partielle d’entreprise entraînant l’application de l’art. 45 du Code du travail. À l’expiration du contrat avec Moderne, Ivanhoe est redevenue l’employeur potentiel et a pu transmettre son accréditation aux entrepreneurs. Par contre, la convention collective conclue avec Moderne est devenue caduque à l’expiration du contrat et n’a pu être transférée aux nouveaux entrepreneurs. La fin de la première concession a rétabli la situation antérieure et c’est Ivanhoe, et non Moderne, qui a effectué un nouveau transfert.
B. Commissaire Boily (art. 41), le 24 septembre 1992
9 Le commissaire Boily juge qu’à la suite de la décision du commissaire Gareau constatant la transmission des droits et obligations d’Ivanhoe à Moderne, l’accréditation est toujours en vigueur chez cette dernière au moment de la requête en révocation. La requête est donc sans objet et le commissaire la rejette.
C. Tribunal du travail (art. 45), [1993] T.T. 493
10 Le juge Prud’homme conclut que le fait pour Ivanhoe de faire exécuter à contrat l’entretien ménager de ses immeubles constitue en l’espèce une concession partielle d’entreprise. Étant donné que l’élément essentiel de l’entente intervenue entre Ivanhoe et les entrepreneurs est l’octroi d’un droit d’exploitation ou d’une charge de voir à l’entretien ménager, l’art. 45 doit s’appliquer, les critères de l’arrêt Bibeault, précité, quant à la définition d’une entreprise étant remplis. Selon le juge Prud’homme, l’exigence d’un lien de droit entre employeurs successifs est aussi respectée en l’espèce, parce qu’à l’expiration du contrat de Moderne, Ivanhoe a repris son autorité juridique sur la partie d’entreprise concédée et l’a transmis aux nouveaux entrepreneurs. L’appel du syndicat portant sur le transfert de la convention collective est par contre rejeté, les principes invoqués par le commissaire étant bien établis et le syndicat n’ayant fourni aucun motif valable pour qu’ils soient révisés. De plus, le juge Prud’homme considère que la prétention subsidiaire du syndicat selon laquelle la dernière convention signée par Ivanhoe devrait être transférée aux entrepreneurs est dénuée de fondement juridique.
D. Tribunal du travail (art. 41), [1993] T.T. 600
11 Le juge Prud’homme précise qu’Ivanhoe a le droit de présenter la requête en révocation même si elle n’a plus de salariés. Cependant, accorder la révocation en l’espèce serait contraire aux principes qui sous-tendent le Code du travail, puisqu’un donneur d’ouvrage pourrait, pendant la durée d’une concession temporaire d’entreprise, se libérer de l’accréditation de façon permanente et ainsi reprendre l’exploitation de son entreprise ou la concéder à nouveau, sans accréditation. Selon le juge Prud’homme, il serait aussi difficile de vérifier si le syndicat groupe toujours la majorité des salariés membres de l’unité de négociation, puisqu’il n’y a pas de salariés à compter. L’employeur ayant créé cette situation par le truchement d’une concession d’entreprise doit voir sa requête en révocation rejetée. La possibilité qu’une accréditation lie indéfiniment un employeur sans salariés ne pose aucun problème, puisque l’accréditation n’a alors aucun effet. Le rejet de la requête d’Ivanhoe est donc confirmé.
E. Cour supérieure, D.T.E. 94T-1219
12 Le juge Lévesque indique que la norme de contrôle applicable à la révision judiciaire des décisions des commissaires et du tribunal est celle de l’erreur déraisonnable. À son avis, dans la présente cause, seul le problème de la nouvelle concession aux entrepreneurs se pose, puisque les parties avaient consenti à une concession initiale en faveur de Moderne. Il faut faire une distinction avec l’arrêt Bibeault, précité, parce que dans cette affaire, le donneur d’ouvrage n’avait jamais lui-même exploité l’entreprise, contrairement à Ivanhoe, et surtout parce que la norme de contrôle applicable était alors celle de l’erreur simple. En l’espèce, le commissaire et le tribunal n’ont pas commis d’erreur déraisonnable en concluant que les activités d’entretien ménager avaient fait l’objet d’une seconde concession d’entreprise entraînant l’application de l’art. 45. Le refus du transfert de la convention n’est pas non plus déraisonnable. Finalement, le rejet de la requête en révocation présentée par Ivanhoe constituait un exercice raisonnable de leur compétence par le commissaire et le tribunal et l’intervention de la Cour supérieure serait injustifiée.
F. Cour d’appel, [1999] R.J.Q. 32
13 Le juge LeBel, maintenant de notre Cour, le juge Brossard et le juge Zerbisias (ad hoc) avaient entendu, avec le présent dossier, cinq autres affaires portant sur la révision judiciaire des décisions du commissaire et du Tribunal du travail concernant l’art. 45 du Code du travail (Université McGill c. St-Georges, [1999] R.J.D.T. 9; Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau, section locale 57 c. Commission scolaire Laurenval, [1999] R.J.D.T. 1; Syndicat des cols bleus de Ville de St-Hubert c. Ville de St-Hubert, [1999] R.J.D.T. 76, autorisation de pourvoi refusée, [1999] 3 R.C.S. xii; Syndicat des employés de la Communauté régionale de l’Outaouais c. Collines-de-l’Outaouais (Municipalité régionale de comté des), [1999] R.J.D.T. 97; Union des employées et employés de la restauration, métallurgistes unis d’Amérique, section locale 8470, c. Ultramar Canada inc., [1999] R.J.D.T. 110). Les six arrêts ont été rendus le même jour et leur lecture permet de mieux cerner la position de chacun des juges ayant déposé des motifs dans la présente affaire.
14 Plus particulièrement, les affaires McGill et Laurenval, précitées, portaient sur la sous-traitance en entretien ménager. Le juge Zerbisias y a rédigé des motifs dissidents indiquant qu’il est déraisonnable d’appliquer l’art. 45 à de simples cas de sous-traitance de fonctions. À son avis, l’application de l’art. 45 au transfert d’un droit d’exploitation ou d’une charge équivaut à un retour à une conception fonctionnelle de l’entreprise, qui a été rejetée par notre Cour dans l’arrêt Bibeault, précité. Pour le juge LeBel, au contraire, les décisions du Tribunal du travail ne contredisent pas l’arrêt Bibeault et ne sont pas déraisonnables. Le juge Brossard pense comme le juge Zerbisias que l’approche du tribunal contredit l’arrêt Bibeault en adoptant une conception fonctionnelle de l’entreprise et en ne tenant pas compte du caractère essentiel de la partie d’entreprise concédée. Cependant, il juge que bien qu’erronées, les décisions du tribunal ne sont pas manifestement déraisonnables.
15 Dans l’affaire St-Hubert, précitée, la Cour d’appel conclut que l’art. 45 ne s’applique pas à un contrat de sous-traitance pour le déneigement municipal. Pour le juge Zerbisias, une conclusion différente aurait été contraire à l’arrêt Bibeault, précité, et donc manifestement déraisonnable. Les juges LeBel et Brossard, quant à eux, fondent plutôt leur décision sur le fait que le syndicat n’a pas fait preuve de diligence dans l’exercice de ses recours en vertu de l’art. 45. Finalement, dans l’affaire Ultramar, précitée, le juge LeBel considère que la norme de contrôle applicable est celle de l’erreur simple, le litige ayant commencé avant les modifications législatives visant cette norme. Il confirme l’évocation d’une décision du tribunal ayant conclu à l’application de l’art. 45 dans le cadre de transactions complexes de location et de sous-location d’un terrain utilisé pour l’exploitation d’une station-service. Pour le juge Brossard, à l’opinion duquel souscrit le juge Zerbisias, la décision du tribunal est de toute façon manifestement déraisonnable et les effets de la modification de la norme de contrôle n’ont donc pas à être examinés.
16 Dans la présente affaire, la Cour d’appel décide à l’unanimité de rejeter les appels et de confirmer les décisions des commissaires et du Tribunal du travail. Cependant, encore une fois, les trois juges invoquent des motifs différents à l’appui de ce résultat, se conformant chacun à l’approche qu’ils ont adoptée dans les autres arrêts rendus le même jour.
(a) Opinion du juge LeBel
17 Dans une opinion remarquablement fouillée, le juge LeBel fait une analyse complète de la situation. Il précise en premier lieu que la norme de contrôle doit être celle de l’erreur déraisonnable ou clairement irrationnelle. Le juge trace ensuite un historique détaillé de l’arrêt Bibeault, précité, et analyse la politique d’interprétation retenue par le Tribunal du travail à la suite de cet arrêt. Il étudie aussi la position de la Cour supérieure face au consensus qui prévaut au Tribunal du travail, et compare la jurisprudence de celui-ci avec celle que l’on retrouve dans les autres provinces canadiennes. Quant à la décision portant sur le transfert de l’accréditation, le juge LeBel conclut que les principes appliqués par le commissaire et le tribunal en l’espèce ne contredisent pas l’arrêt Bibeault, puisque ce dernier n’avait jamais écarté la possibilité d’une concession partielle d’entreprise pouvant entraîner l’application de l’art. 45 en matière d’entretien ménager. Le Tribunal du travail s’est de plus conformé à la définition de l’entreprise adoptée par notre Cour. Selon le juge LeBel, la conclusion du tribunal selon laquelle l’entreprise est retournée chez Ivanhoe à l’expiration du contrat avec Moderne, pour être ensuite concédée de nouveau aux entrepreneurs, n’est pas déraisonnable ou contraire à la jurisprudence de notre Cour.
18 Le refus du transfert de la convention collective se justifie, d’après le juge LeBel, du fait que l’art. 45 vise à protéger des droits collectifs plutôt qu’individuels et que l’accréditation et la convention constituent deux réalités juridiques distinctes. Le juge note que le tribunal adopte une position nuancée et refuse généralement d’imposer à un sous-traitant la convention négociée par son prédécesseur. Ce faisant, il agit dans les limites des pouvoirs que lui confère le Code du travail. La convention signée avec Ivanhoe était par ailleurs expirée et il n’était donc pas déraisonnable de refuser son transfert. Finalement, la requête en révocation avait été présentée, selon le juge LeBel, hors délai et était irrecevable pour ce motif. Par ailleurs, la décision du commissaire et du tribunal rejetant la requête n’était pas déraisonnable, puisqu’Ivanhoe ne possédait pas l’intérêt requis pour présenter une requête en révocation, l’accréditation étant en vigueur chez un autre employeur.
(b) Opinion du juge Brossard
19 Le juge Brossard souscrit à l’opinion du juge LeBel en ce qui a trait à l’application de l’arrêt Bibeault, précité, aux faits de l’espèce et à l’issue des pourvois. À son avis, les décisions des commissaires et du tribunal en l’espèce ne sont pas manifestement déraisonnables. Cependant, il se dissocie de l’opinion de son collègue pour ce qui est de l’interprétation de l’art. 45 et de l’arrêt Bibeault. Il refuse aussi d’approuver de façon générale la jurisprudence du Tribunal du travail citée par le juge LeBel. Le juge Brossard indique par exemple qu’il désapprouve le rejet complet de l’exigence que la partie d’entreprise concédée soit essentielle à l’entreprise principale, bien qu’il considère que l’importance de ce critère pourra varier selon les faits de l’espèce. Pour les principes applicables, il se réfère à son opinion dans l’affaire Ultramar, précitée.
(c) Opinion du juge Zerbisias (ad hoc)
20 Le juge Zerbisias pense aussi que les appels doivent être rejetés, mais précise que son opinion ne doit pas être interprétée comme une approbation de la jurisprudence du Tribunal du travail citée par le juge LeBel. À ce sujet, elle préfère s’en remettre aux opinions qu’elle a émises dans les dossiers entendus par la Cour d’appel avec la présente affaire. Le juge précise que la question de savoir si la partie de l’entreprise d’Ivanhoe consacrée à l’entretien ménager peut faire l’objet d’une concession entraînant l’application de l’art. 45 n’est pas en litige ici, puisqu’Ivanhoe n’avait pas, au moment du transfert effectué en faveur de Moderne, contesté l’application de l’art. 45. Selon le juge Zerbisias, seule la question du lien de droit se posait dans la présente affaire. Finalement, elle note comme le juge Brossard que le caractère essentiel de la partie d’entreprise concédée par rapport à l’ensemble constitue à son avis l’un des critères à considérer pour déterminer si l’art. 45 doit s’appliquer.
IV. Les questions en litige
21 Devant notre Cour, Ivanhoe et trois des entrepreneurs -- Service d’entretien Empro inc., Compagnie d’entretien d’édifices Arcade ltée et Distinction Service d’entretien inc. -- contestent la validité des décisions du commissaire Bibeault et du Tribunal du travail prononçant le transfert de l’accréditation. À leur avis, ces décisions contredisent directement l’arrêt Bibeault, précité, et la jurisprudence subséquente de notre Cour, d’une part en adoptant une conception fonctionnelle de l’entreprise permettant l’application de l’art. 45 à des contrats de sous-traitance en entretien ménager et d’autre part en rejetant l’exigence d’un lien de droit entre l’employeur précédent et le nouvel employeur.
22 Par ailleurs, le syndicat se pourvoit contre la partie de la décision de la Cour d’appel confirmant le refus de transférer la convention collective. Selon lui, celle-ci doit nécessairement suivre l’accréditation une fois qu’un commissaire a jugé que l’art. 45 devait s’appliquer.
23 Finalement, Ivanhoe conteste la décision du commissaire Boily et du Tribunal du travail rejetant sa requête en révocation d’accréditation. À son avis, il est clair que le syndicat ne groupe plus la majorité de ses salariés et que la Cour d’appel a par ailleurs reconnu aux employeurs sans salariés le droit de demander la révocation de l’accréditation. Un refus serait, dans ces circonstances, déraisonnable et contraire au texte de l’art. 41.
V. Analyse
A. La norme de contrôle applicable
24 Les parties ont concédé que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de l’erreur manifestement déraisonnable. Le juge Bastarache, dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, par. 23 à 38, a clarifié les critères à appliquer pour déterminer la norme de contrôle appropriée. Il a indiqué, au par. 27, que l’approche pragmatique et fonctionnelle élaborée dans l’arrêt Bibeault, précité, doit s’appliquer et que l’analyse doit en conséquence viser à déterminer l’intention du législateur quant à la compétence du tribunal administratif en cause. Pour découvrir cette intention, plusieurs facteurs doivent être examinés. La présence d’une clause privative intégrale constitue une forte indication de l’intention de laisser au tribunal le soin de trancher la question. À ce sujet, le juge Bastarache indique ce qui suit, au par. 30 :
L’absence de clause privative n’implique pas une norme élevée de contrôle, si d’autres facteurs commandent une norme peu exigeante. Toutefois, la présence d’une telle clause «intégrale» atteste persuasivement que la cour doit faire montre de retenue à l’égard de la décision du tribunal administratif, sauf si d’autres facteurs suggèrent fortement le contraire en ce qui a trait à la décision en cause.
Notre Cour a défini la notion de clause privative intégrale dans l’affaire Pasiechnyk c. Saskatchewan (Workers’ Compensation Board), [1997] 2 R.C.S. 890, par. 17 :
Une clause privative «intégrale» ou «véritable» est celle qui déclare que les décisions du tribunal administratif sont définitives et péremptoires, qu’elles ne peuvent pas faire l’objet d’un appel et que toute forme de contrôle judiciaire est exclue dans leur cas.
La présence d’une telle clause doit donc inciter les tribunaux à faire preuve de déférence envers les décisions administratives. Les autres facteurs à considérer sont l’expertise du tribunal administratif, l’objet de la loi habilitante et de la disposition particulière en cause ainsi que la nature factuelle ou juridique du problème en l’espèce.
25 Dans la présente affaire, un examen rapide de ces éléments indique clairement que c’est à bon droit que les parties conviennent que la norme à appliquer est celle de l’erreur manifestement déraisonnable, soit le plus haut degré de retenue judiciaire. On retrouve au Code du travail les dispositions suivantes :
139. Sauf sur une question de compétence, aucun des recours extraordinaires prévus aux articles 834 à 846 du Code de procédure civile (chapitre C-25) ne peut être exercé ni aucune injonction accordée contre un arbitre, le Conseil des services essentiels, un agent d’accréditation, un commissaire du travail ou le tribunal agissant en leur qualité officielle sauf si ce dernier siège en matière pénale.
139.1. Sauf sur une question de compétence, l’article 33 du Code de procédure civile (chapitre C-25) ne s’applique pas aux personnes ni aux organismes visés à l’article 139 agissant en leur qualité officielle.
140. Un juge de la Cour d’appel peut, sur requête, annuler sommairement tout bref délivré et toute ordonnance ou injonction prononcées à l’encontre des articles 139 et 139.1.
Le Code contient donc des clauses privatives générales intégrales, indiquant clairement l’intention du législateur de laisser aux instances administratives le soin de trancher de façon définitive tous les litiges reliés au Code. En ce qui a trait à l’application de l’art. 45, le législateur indique spécifiquement son intention par le truchement d’une autre clause privative que l’on retrouve à l’art. 46. Celui-ci indique que le commissaire du travail peut « trancher toute question relative à l’application de l’article 45 » et qu’il peut à cette fin « en déterminer l’applicabilité ». En somme, le législateur a clairement indiqué qu’il entendait laisser au commissaire du travail la compétence exclusive de déterminer les conditions d’application de l’art. 45, et donc, de régler les questions relatives à l’existence d’une aliénation ou d’une concession d’entreprise.
26 De plus, bien que la détermination des conditions requises pour conclure à une aliénation ou à une concession d’entreprise puisse relever du droit civil autant que du droit du travail, les commissaires du travail ont développé, à la suite d’une application constante des dispositions du Code du travail en cas de transmission d’entreprise, une expertise particulière en la matière, adaptée au contexte spécifique des relations de travail, qui n’est pas partagée par les cours de justice. Par ailleurs, il est clair que l’objet du Code est de mettre en place un régime visant à « promouvoir la négociation collective comme moyen de mieux garantir la paix industrielle et d’établir des relations équitables entre employeur et salariés » (Bibeault, précité, p. 1103). Le législateur a jugé que l’existence d’un tribunal spécialisé permettant un règlement rapide et final des différends était nécessaire pour atteindre cet objectif.
27 Vu l’ensemble de ces facteurs, il n’est pas surprenant que la Cour d’appel du Québec ait conclu, dans l’arrêt Maison L’Intégrale inc. c. Tribunal du travail, [1996] R.J.Q. 859, autorisation de pourvoi refusée, [1996] 3 R.C.S. xi, que la norme de contrôle à appliquer pour la révision des décisions portant sur l’art. 45 doit être celle de l’erreur manifestement déraisonnable. Ce qui a incité la Cour d’appel, ainsi que notre Cour en l’espèce, à examiner la question de plus près, c’est que dans l’affaire Bibeault, précitée, p. 1091-1098, le juge Beetz avait conclu que la norme applicable devait être celle de l’erreur simple. Le juge Beetz avait en effet examiné l’objet de l’art. 45 et l’expertise du commissaire du travail, qu’il avait jugée ne pas porter sur les questions de droit civil comme l’aliénation ou la concession d’entreprise, mais surtout le libellé de l’art. 46 en vigueur à l’époque, pour conclure que la question à trancher ne relevait pas de la compétence spécifique du commissaire. Cependant, des changements importants sont survenus depuis que notre Cour a décidé l’affaire Bibeault.
28 Tout d’abord, comme je l’ai indiqué plus haut, les commissaires du travail ont développé leur expertise propre en la matière, mais surtout, le texte de l’art. 46 a été modifié. Comme l’indique la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Maison L’Intégrale, précitée, p. 867-869, le législateur a voulu, à la suite de l’arrêt Bibeault, indiquer de façon non équivoque son intention de laisser à la compétence exclusive du commissaire la question de décider de la présence d’une aliénation ou d’une concession d’entreprise. Alors qu’à l’époque de l’arrêt Bibeault, l’art. 46 se lisait comme suit :
46. Un commissaire du travail peut rendre toute ordonnance jugée nécessaire pour constater la transmission de droits et d’obligations visée à l’art. 45 et régler toute difficulté découlant de l’application dudit article. [Je souligne.]
Depuis 1990, le même article indique :
46. Il appartient au commissaire du travail, sur requête d’une partie intéressée, de trancher toute question relative à l’application de l’article 45.
À cette fin, il peut en déterminer l’applicabilité et rendre toute ordonnance jugée nécessaire pour assurer la transmission des droits ou des obligations visée à cet article. Il peut aussi régler toute difficulté découlant de l’application de cet article. [Je souligne.]
29 Dans son analyse de la norme de contrôle applicable, le juge Beetz insiste sur le langage utilisé à l’art. 46. Il indique, à la p. 1091 :
Ce qu’il importe de souligner dès l’abord, c’est que l’application de l’art. 45 ne résulte pas de la détermination du commissaire qu’il y a eu réalisation des exigences stipulées à cet article. L’application de l’art. 45 est automatique. La transmission des droits et obligations s’opère de plein droit, dès le jour de l’aliénation, de la concession ou du changement de structure juridique de l’entreprise. Le libellé de l’art. 46, que je cite à nouveau, ne permet aucune autre conclusion:
. . .
En vertu de cet article, le rôle du commissaire se limite à «constater» la transmission des droits et obligations garantis à l’art. 45. [Je souligne.]
C’est ce qui a poussé la Cour à conclure que l’art. 46, loin de constituer une clause privative additionnelle, ne conférait au commissaire que le pouvoir de régler les difficultés administratives pouvant découler de l’application de l’art. 45, qui se faisait de plein droit, sans l’intervention de la discrétion du commissaire, et qui ne pouvait pas être influencée par les clauses privatives générales du Code du travail. On constate immédiatement que le nouvel art. 46 est bien différent et que sa rédaction, postérieure à l’arrêt Bibeault, vise à conférer explicitement au commissaire le pouvoir de déterminer l’applicabilité de l’art. 45, donc celui de décider de la présence d’une aliénation ou d’une concession d’entreprise.
30 Le pouvoir du commissaire a donc été élargi par le législateur et il agit toujours dans les limites de sa compétence propre lorsqu’il détermine si une aliénation ou une concession d’entreprise a eu lieu. Dans ces circonstances, seule une erreur manifestement déraisonnable peut entraîner l’intervention des cours de justice, et la question qui se pose en l’espèce est donc uniquement celle de savoir si le commissaire, et à sa suite le Tribunal du travail, ont commis une telle erreur en concluant au transfert de l’accréditation, ainsi qu’à l’absence de transfert de la convention collective.
31 En ce qui a trait à l’application de l’art. 41 du Code du travail, il est clair et encore une fois admis par les parties que, compte tenu des clauses privatives générales du Code, ainsi que des autres facteurs énumérés plus haut, la norme de contrôle applicable ne peut être que celle de l’erreur manifestement déraisonnable.
32 D’ailleurs, il importe de rappeler que la retenue judiciaire, fondamentale en droit administratif, revêt une importance particulièrement centrale en droit du travail, comme l’a souligné notre Cour à maintes reprises par le passé (Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227, p. 235-236; Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455, p. 464-465; Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644, p. 669-670; Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941 (ci-après « AFPC »), p. 960-961). Ainsi, le juge Cory a indiqué au nom de la majorité dans l’arrêt Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487, par. 35 :
L’arrêt [AFPC] a fait ressortir qu’il est d’une importance capitale, dans le contexte des relations du travail, de faire preuve de retenue judiciaire dans les cas où la décision du tribunal, comme celle du conseil d’arbitrage en l’espèce, est protégée par une clause privative de large portée. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles il y a lieu de faire preuve de retenue judiciaire dans ces cas. Le domaine des relations de travail est délicat et explosif. Il est essentiel de disposer d’un moyen de pourvoir à la prise de décisions rapides, par des experts du domaine sensibles à la situation, décisions qui peuvent être considérées définitives par les deux parties.
33 À la page 50 de la décision dont appel, le juge LeBel indique que la norme de contrôle applicable est celle de l’erreur déraisonnable. Cependant, il ressort clairement de sa décision que l’analyse est en fait fondée sur la norme de l’erreur manifestement déraisonnable. En effet, le juge LeBel fait référence au concept de l’erreur clairement irrationnelle, terme qui a été adopté à plusieurs reprises par notre Cour pour définir le contenu de la norme de contrôle de l’erreur manifestement déraisonnable (voir AFPC, précité, p. 963-964; Ajax (Ville) c. TCA, section locale 222, [2000] 1 R.C.S. 538, 2000 CSC 23, par. 2; Centre communautaire juridique de l’Estrie c. Sherbrooke (Ville), [1996] 3 R.C.S. 84, par. 11; Conseil de l’Éducation de Toronto, précité, par. 46). Il cite aussi avec approbation la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Maison L’Intégrale, précitée, qui établit que la norme applicable est celle de l’erreur manifestement déraisonnable (p. 46-47) et fait référence, dans son étude du contenu de la norme de contrôle (p. 47-50), à plusieurs arrêts de notre Cour qui portent sur la norme de l’erreur manifestement déraisonnable.
34 En somme, le principe de la retenue judiciaire et l’application de la norme de l’erreur manifestement déraisonnable signifient que la Cour supérieure n’aurait pu intervenir en l’espèce que si la décision du Tribunal du travail avait été, comme le disait le juge Cory, toujours au nom de la majorité, dans l’affaire AFPC, précitée, p. 963, « clairement irrationnelle, c’est-à-dire, de toute évidence non conforme à la raison ». Pour en arriver à une telle détermination, il est essentiel de bien comprendre le contexte plus large dans lequel les décisions attaquées ont été rendues, en particulier les conflits administratifs internes ayant mené à l’arrêt Bibeault, précité, et la réaction des instances québécoises du travail à la suite de cette décision de notre Cour.
B. Historique de l’arrêt Bibeault
35 Les conclusions de l’arrêt Bibeault, précité, ne peuvent se comprendre que si l’on garde à l’esprit non seulement la situation factuelle spécifique à cette affaire, mais aussi la controverse qui régnait au sein du Tribunal du travail et qui a rendu l’intervention de notre Cour nécessaire. Aux pages 50-53 de la décision dont appel, le juge LeBel effectue une revue détaillée de l’orientation du Tribunal du travail avant l’affaire Bibeault. Il note que l’ancêtre de l’art. 45 du Code du travail, l’art. 10a de la Loi des relations ouvrières, S.R.Q. 1941, ch. 162A, a été adopté en 1961 pour remédier aux injustices créées par une application stricte du principe de droit civil de la relativité des contrats, maintenant codifié à l’art. 1440 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (ci-après « C.c.Q. »). Il indique ensuite à la p. 51 :
L’adoption de cette législation ne régla pas les problèmes de transmission d’entreprise. Elle souleva, en effet, des difficultés d’interprétation aiguës, notamment autour des concepts les plus fondamentaux de la loi, comme la notion de concession d’entreprise, particulièrement à l’égard des questions de concession partielle. Les juridictions du travail québécoises durent intervenir fréquemment, sans réussir à dégager une politique d’interprétation uniforme et constante.
36 C’est ainsi que, comme l’explique le juge LeBel, la Commission des relations de travail, examinant une question de concession partielle, a décidé dans un premier temps d’adopter une conception dite fonctionnelle de l’entreprise, dans l’affaire Syndicat national des employés de l’aluminium d’Arvida inc. c. J.-R. Théberge ltée, [1965] R.D.T. 449. La notion d’entreprise devait donc être définie en termes des tâches accomplies. Cette conception de l’entreprise fut ensuite adoptée par le Tribunal du travail par le biais de deux décisions importantes, Centrale de Chauffage enr. c. Syndicat des employés des Institutions religieuses de Chicoutimi inc., [1970] R.D.T. 344, et Barnes Security Service Ltd. c. Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aéroastronautique, section locale 2235, [1972] T.T. 1. Au début des années 80, le tribunal s’est divisé sur cette question, certains juges adoptant plutôt une conception dite organique de l’entreprise, définissant celle-ci comme un ensemble d’éléments de diverses natures -- physique, humaine, intellectuelle et juridique -- permettant la poursuite d’une activité (Syndicat des salariés de service d’entretien c. Montcalm Carpets Specialists Ltd., [1981] T.T. 273; Entrepôts Schenker ltée c. Travailleurs canadiens de l’alimentation et d’autres industries, section locale P-766, [1981] T.T. 420; Mode Amazone c. Comité conjoint de Montréal de l’Union internationale des ouvriers du vêtement pour dames, [1983] T.T. 227).
37 Dans l’affaire Barnes, précitée, le tribunal a par ailleurs énoncé l’exigence d’un lien de droit entre le concédant et le concessionnaire pour conclure au transfert de l’accréditation et de la convention collective. La jurisprudence subséquente du tribunal s’est conformée à ce principe, refusant de transférer l’accréditation visant originellement un concessionnaire au concessionnaire suivant lors de l’expiration de la première concession. Quelques années plus tard, le Tribunal du travail a modifié son orientation dans Jack Schwartz Service Station c. Teamsters Local Union 900, [1975] T.T. 125. Il a été décidé dans cette affaire que la présence d’un nouvel employeur, jumelée à une identité substantielle entre les deux entreprises, était suffisante pour conclure au transfert de l’accréditation, même en l’absence de lien de droit. Ce principe n’a pas su faire l’unanimité au sein du tribunal, qui s’est encore une fois divisé de façon significative, certaines décisions du tribunal continuant à maintenir l’exigence d’une rencontre de volontés pour conclure à l’existence d’un transfert pouvant entraîner la survie de l’accréditation (voir Montcalm Carpets Specialists, précité).
38 Le juge LeBel décrit ainsi la situation qui régnait au Tribunal du travail à la veille de l’intervention de notre Cour dans l’affaire Bibeault (à la p. 52) :
Les conceptions organique et fonctionnelle de l’entreprise s’affrontèrent au sein du Tribunal du travail, ainsi que des théories diverses touchant la succession d’entreprises, la continuité substantielle de celles-ci ou la nécessité d’un lien contractuel, jusqu’à cette affaire Bibeault, où le Tribunal du travail tenta vainement, dans une décision collégiale, de dégager une approche d’interprétation commune. Le Tribunal du travail émit, en effet, six opinions différentes, si divergentes, qu’un auteur coiffa ses conclusions du titre « Un consensus à rechercher » (Robert P. Gagnon, « L’article 45 du Code du travail après le jugement C.S.R. Outaouais », dans Marc Brière, Robert P. Gagnon et Catherine Saint-Germain, La transmission d’entreprise en droit du travail, Cowansville : Y. Blais, 1982, p. 165).
39 Il est donc clair qu’à l’époque de l’arrêt Bibeault, précité, le Tribunal du travail se trouvait dans une impasse apparemment insoluble sans l’intervention des tribunaux supérieurs. Le tribunal n’avait pas su développer, à ce moment, une politique d’interprétation cohérente de l’art. 45 permettant de déterminer ce que constitue une entreprise et quel type de transfert est requis pour entraîner l’application de l’art. 45. L’arrêt Bibeault est donc venu répondre à ces questions et dénouer l’impasse, pour permettre au Tribunal du travail de fonctionner à nouveau normalement. Cette affaire est aussi fondée sur un contexte factuel bien particulier, qui a fait ressortir les dissensions au sein du tribunal.
40 L’affaire Bibeault, précitée, était en fait un litige entre syndicats. Le juge Beetz résume les faits de l’affaire aux p. 1056-1058. La CSN avait obtenu une accréditation auprès de deux sous-traitants responsables de l’entretien ménager pour la Commission scolaire régionale de l’Outaouais (ci-après « CSRO »), qui n’avait elle-même jamais été visée par une accréditation, et qui n’avait jamais effectué elle-même l’entretien. En 1980, la CSRO décide de confier l’entretien ménager à un nouveau sous-traitant. Peu de temps après, la FTQ dépose une requête en accréditation visant les salariés du sous-traitant, alors que la CSN cherche à faire reconnaître le transfert de ses accréditations. Les sous-traitants n’avaient jamais conclu d’entente entre eux et n’étaient liés que par le fait qu’ils exploitaient, en concurrence, le même type d’entreprise. Après avoir pris note, aux p. 1059-1065, des controverses faisant rage au sein du Tribunal du travail, le juge Beetz indique à la p. 1065 :
C’est pour tenter de résoudre ces contradictions qu’en l’espèce le Tribunal du travail a donné suite à la suggestion des parties de siéger en banc complet de ses onze juges. Comme nous le verrons, malgré la présence d’une majorité nette quant au dispositif, le succès de cette tentative a été mitigé au plan de l’affirmation des principes et de la clarification des concepts.
41 En effet, bien que sept des onze juges s’entendent pour confirmer la conclusion du commissaire selon laquelle les accréditations de la CSN devaient être transférées au nouveau sous-traitant, ils ne s’entendent pas sur les motifs justifiant cette décision (Bibeault, p. 1066-1076). À propos de la nécessité d’un lien de droit entre les deux employeurs, cinq juges pensent qu’elle ne constitue en aucune façon une condition d’application de l’art. 45; un juge estime qu’un lien est nécessaire, mais que ce lien ne doit pas obligatoirement être contractuel ou juridique et qu’il est assuré en l’espèce par la CSRO; et un autre juge considère que le lien juridique requis peut être indirect et que la présence d’un donneur d’ouvrage commun est suffisante en l’espèce pour remplir cette exigence. Les quatre juges dissidents, pour leur part, estiment qu’un lien de droit est indispensable et qu’il doit se manifester par le biais d’un acte consensuel de transfert d’entreprise, exigence qui de toute évidence n’est pas satisfaite en l’espèce.
42 Quant à la définition de la notion d’entreprise, les divergences d’opinion sont encore plus significatives. Quatre des juges majoritaires adoptent une conception fonctionnelle de l’entreprise, alors qu’un autre choisit plutôt une position intermédiaire, adoptant une approche pragmatique fondée sur l’accréditation, les tâches à effectuer et le lieu où elles doivent être effectuées. Un autre des juges majoritaires se dit en accord à la fois avec l’approche fonctionnelle et avec la position intermédiaire adoptée par son collègue, alors que le juge Brière, aussi majoritaire, adopte une conception de l’entreprise différente, fondée sur les fonctions et l’identité de ceux qui les accomplissent (c’est-à-dire, aux fins de l’application de l’art. 45, des salariés). Finalement, trois des juges dissidents adoptent une conception organique de l’entreprise et l’un d’entre eux privilégie une approche différente, définissant l’entreprise par rapport aux opérations d’entretien ménager dans les écoles précises, mais jugeant que le fait que la Commission scolaire n’ait jamais elle-même été visée par une accréditation constitue un obstacle insurmontable à l’application de l’art. 45 en l’espèce.
43 Face à une telle décision du Tribunal du travail, la Cour supérieure a accordé le bref d’évocation demandé par la FTQ, dans une décision résumée par le juge Beetz aux p. 1076-1079 de l’affaire Bibeault. La Cour supérieure a jugé que la norme de contrôle applicable devait être celle de l’erreur simple et s’est trouvée en accord général avec les motifs des juges dissidents. La Cour d’appel a confirmé cette décision.
44 C’est dans ce contexte que le juge Beetz a voulu trancher de façon définitive les deux questions qui divisaient le tribunal et les parties. Il indique clairement que, pour que l’art. 45 puisse trouver application, il doit y avoir une transmission juridique consensuelle de l’entreprise d’un employeur à un autre. Il s’exprime ainsi, à la p. 1122 :
L’article 45 est fondé sur la prémisse suivante: une entreprise déterminée est transmise d’un employeur à un autre. Le texte de cet article s’oppose à ce que l’on puisse prononcer la transmission de droits et obligations d’un employeur à un autre pour l’unique raison que chacun d’eux engage des employés effectuant des activités semblables.
Le juge Beetz avait d’abord établi, aux p. 1098-1102, que la négociation collective devait s’effectuer dans un cadre tripartite comprenant un employeur, une entreprise et une association de salariés. La subsistance, à la suite d’une aliénation ou d’une concession, des éléments essentiels de ce cadre était donc nécessaire pour conclure à l’application de l’art. 45. L’une des conséquences qui découle naturellement de cette exigence est que l’art. 45 ne peut produire d’effets que s’il existe un transfert volontaire de droits entre l’employeur précédent et le nouvel employeur (p. 1110-1120). Dans l’affaire Bibeault, aucun transfert n’était intervenu entre les divers sous-traitants et la CSRO ne pouvait elle-même effectuer le transfert au sens de l’art. 45, puisqu’elle n’avait jamais été visée par une accréditation et n’avait donc jamais fait partie du cadre tripartite qu’il fallait retrouver chez les employeurs successifs. On constate, à la lecture des faits particuliers de l’arrêt Bibeault, que la question du lien de droit entre employeurs constituait véritablement la question déterminante dans cette affaire, puisque le constat de l’absence de transfert consensuel d’une entreprise devait nécessairement, selon le juge Beetz, rendre l’art. 45 inapplicable et régler le litige opposant les parties. D’ailleurs, le juge Beetz s’exprime ainsi à ce sujet, lorsqu’il résume la position des juges du Tribunal du travail, à la p. 1067 :
Ils ne s’accordent pas non plus sur ce qui constitue probablement l’objet principal du litige: pour que puisse s’appliquer l’art. 45, faut-il qu’il y ait un lien de droit entre l’ancien et le nouvel employeur, résultant de l’accord de leur volonté sur le transfert de l’entreprise du premier au second, de telle sorte qu’ils soient respectivement l’ayant cause et l’ayant droit l’un de l’autre? [Je souligne.]
45 Cependant, il fallait aussi, dans l’affaire Bibeault, se prononcer sur la conception de l’entreprise à adopter aux fins de l’application de l’art. 45, d’une part parce que le tribunal était encore plus divisé sur cette question qu’à propos du lien de droit, et d’autre part parce que c’est en partie, selon le juge Beetz, l’adoption d’une définition fonctionnelle de l’entreprise qui a permis aux juges majoritaires du tribunal d’écarter la nécessité d’un lien de droit entre employeurs successifs (p. 1110). La question de la définition d’une entreprise s’est donc trouvée au cœur de l’affaire Bibeault, non pas parce que la Cour jugeait que l’entreprise d’entretien ménager en cause n’aurait jamais pu faire l’objet d’un transfert entraînant l’application de l’art. 45 dans d’autres circonstances, mais plutôt à cause de son lien avec la question centrale à déterminer, celle de la nécessité d’un transfert consensuel entre employeurs successifs.
46 Le juge Beetz rejette de façon non équivoque l’approche fonctionnelle privilégiée par plusieurs juges du Tribunal du travail (p. 1104). Il choisit plutôt la définition organique de l’entreprise adoptée par certains des juges dissidents. C’est ainsi qu’il adopte sans réserve la définition énoncée par l’un d’entre eux, le juge Lesage, par la suite devenu juge en chef du Tribunal du travail, dans un arrêt qu’il avait rendu quelque temps après l’affaire Bibeault. Aux pages 1105-1106, le juge Beetz indique :
Au lieu d’être réduite à une liste de fonctions, l’entreprise recouvre l’ensemble des moyens dont dispose un employeur pour atteindre la fin qu’il recherche. J’adopte la définition de l’entreprise proposée par le juge Lesage dans une affaire subséquente, Mode Amazone c. Comité conjoint de Montréal de l’Union internationale des ouvriers du vêtement pour dames, [1983] T.T. 227, à la p. 231:
L’entreprise consiste en un ensemble organisé suffisant des moyens qui permettent substantiellement la poursuite en tout ou en partie d’activités précises. Ces moyens, selon les circonstances, peuvent parfois être limités à des éléments juridiques ou techniques ou matériels ou incorporels. La plupart du temps, surtout lorsqu’il ne s’agit pas de concession en sous-traitance, l’entreprise exige pour sa constitution une addition valable de plusieurs composantes qui permettent de conclure que nous sommes en présence des assises mêmes qui permettent de conduire ou de poursuivre les mêmes activités: c’est ce qu’on appelle le going concern. Dans Barnes Security, le juge René Beaudry, alors juge puîné, n’exprimait rien d’autre en mentionnant que l’entreprise consistait en «l’ensemble de ce qui sert à la mise en œuvre des desseins de l’employeur».
. . .
[C]haque cas en est un d’espèce lorsqu’il s’agit d’additionner un certain nombre de composantes pour retrouver les assises de l’entreprise, en tout ou en partie. Il n’est pas toujours nécessaire que les meubles et que l’immeuble soient cédés, que les moyens techniques spécialisés soient transférés, que l’inventaire et le know‑how soient compris dans la transaction. Il faut cependant que des éléments suffisants, orientés à une certaine activité par un premier employeur, se retrouvent chez un second qui s’en sert, de façon identifiable, aux mêmes objectifs quant au travail requis des salariés, même si sa finalité commerciale ou industrielle est différente.
En raison précisément de la nécessité de retrouver chez le second employeur la même utilisation des moyens de fonctionnement transmis par le premier (sinon on n’aurait été en présence que d’un simple transfert d’actif physique utilisable sans spécificité), l’on a été porté à simplifier et à affirmer que, dès que les mêmes activités étaient effectuées par un second employeur, il s’ensuivait qu’il avait dû acquérir suffisamment de moyens de fonctionnement du premier pour caractériser la continuité d’entreprise. On est même allé plus loin et certains exégètes, à la recherche de directives simples et de formules accessibles, ont voulu voir dans les passages de certains jugements l’affirmation d’une théorie dite occupationnelle de l’entreprise. C’est une façon indirecte de contourner le problème du lien de droit, en réduisant voire annulant sa nécessité pratique pour qu’il y ait continuité d’entreprise.
47 En somme, c’est dans un contexte factuel et jurisprudentiel bien précis que notre Cour a décidé, dans l’affaire Bibeault, que l’art. 45 ne peut trouver application dans le cas d’une succession de sous-traitants engagés par un même donneur d’ouvrage qui n’a lui-même jamais été visé par une accréditation. Les conclusions du juge Beetz quant à la définition d’une entreprise et quant au lien de droit requis entre l’employeur précédent et le nouvel employeur doivent être comprises dans ce contexte, qui nous permet de mieux saisir l’incidence de l’arrêt Bibeault sur la présente affaire.
C. La situation actuelle et les décisions attaquées
48 L’arrêt Bibeault a mis fin aux controverses qui divisaient le Tribunal du travail. Dans la présente affaire, le juge LeBel examine de façon approfondie la jurisprudence produite par le tribunal à la suite de l’arrêt Bibeault. Il explique que le tribunal a développé une politique d’interprétation lui permettant de disposer des affaires délicates de concession partielle, surtout dans les domaines des activités de services, comme l’entretien ménager (p. 58-62), et lui permettant également de solutionner les affaires impliquant une succession de sous-traitants différents, faisant affaire avec un donneur d’ouvrage commun qui était initialement visé par une accréditation (p. 68-73). Le juge LeBel résume ainsi la situation actuelle (à la p. 58) :
Depuis l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Bibeault, le Tribunal du travail a réussi à définir une interprétation constante des articles 45 et 46 C.tr. et, particulièrement, pour leur mise en application dans le secteur de l’entretien ménager, à l’exception de l’un de ses membres, le juge Brière . . .
49 En effet, à la suite de la décision de notre Cour dans l’arrêt Bibeault, le Tribunal du travail a cherché à appliquer la conception organique de l’entreprise aux cas de concession partielle, explicitement prévus à l’art. 45 du Code du travail. Comme l’explique le juge LeBel, le Tribunal du travail a développé, à ce sujet, une approche qui fait pratiquement l’unanimité. Cette approche exige tout d’abord d’adapter la définition de l’entreprise aux divers milieux de travail et types d’entreprises. Les éléments essentiels qui permettent de conclure au transfert d’une entreprise ou d’une partie d’entreprise vont en effet varier selon l’entreprise visée. Dans tous les cas, il faut retrouver chez le nouvel employeur des éléments suffisants qui, en vertu de la définition organique d’une entreprise, permettront d’identifier chez le concessionnaire l’entreprise ou la partie d’entreprise du cédant.
50 Prenant comme point de départ les remarques formulées par le juge Lesage dans l’affaire Mode Amazone, précitée, citées et approuvées par le juge Beetz (Bibeault, p. 1105-1106), selon lesquelles une conception organique de l’entreprise n’excluait pas l’application de l’art. 45 aux concessions en sous-traitance, le tribunal a élaboré des critères permettant de déterminer dans quelles circonstances la sous-traitance entraînera le transfert de l’accréditation en vertu de l’art. 45.
51 Dans une série de décisions portant sur des concessions d’entreprises ou de parties d’entreprises vouées à des activités de services, le tribunal a déterminé que l’un des éléments de l’entreprise qu’il faut retrouver chez le concessionnaire pour conclure à l’application de l’art. 45, en plus de la similitude des fonctions qui demeure pertinente, est le droit d’exploitation, soit le droit d’effectuer des tâches précises à un endroit précis dans un but spécifique (Vitriers-travailleurs du verre, section locale 1135 de la Fraternité internationale des peintres et métiers connexes c. Vetroform inc., [1990] T.T. 514; Syndicat des travailleurs de l’énergie et de la chimie, section locale 115 c. Fornet inc., [1991] T.T. 413; Syndicat des employés du Cégep du Vieux-Montréal c. Clair et Net ltée, [1992] T.T. 85; Syndicat des employés du Cégep du Vieux-Montréal c. Service d’entretien d’immeubles Staff 2000 inc., D.T.E. 93T-665 (T.T.); Gatineau (Ville de) c. Syndicat des cols bleus de Gatineau, [1992] T.T. 599; Syndicat des employés des commissions scolaires de la régionale Chauveau c. Groupe Admari inc., [1991] T.T. 351; Université McGill c. Union des employées et employés de service, section locale 800, D.T.E. 95T-296 (T.T.); Entreprises Chando-net enr. c. Union des employées et employés de service, section locale 800, [1992] T.T. 620).
52 Dans le cadre de son étude du concept de la concession partielle d’entreprise, le Tribunal du travail a aussi élaboré une définition du concept de partie d’entreprise, comme l’indique le juge LeBel (p. 60-62). Le tribunal a jugé qu’une composante de l’entreprise qui possède une capacité d’autonomie lui permettant de conduire les activités auxquelles elle est destinée hors de l’entreprise principale, bien qu’en association avec celle-ci, constitue une partie d’entreprise dont la concession est susceptible d’entraîner l’application de l’art. 45. Bien qu’elle ne doive pas nécessairement être viable de façon complètement indépendante, la partie d’entreprise concédée doit elle-même constituer une entité économique structurée et détenant un certain pouvoir de gestion indépendant des directives de l’entreprise principale. Il n’est pas nécessaire que la concession porte sur une partie dite essentielle de l’entreprise, mais seulement qu’elle concerne une composante faisant partie des éléments permettant à l’entreprise principale de réaliser ses objectifs. Les activités de l’entreprise concédée doivent de plus faire partie des activités habituelles, plutôt qu’exceptionnelles, de l’entreprise cédante.
53 À propos du consensus auquel est arrivé le Tribunal du travail au sujet de la sous-traitance et de la définition d’une entreprise ou d’une partie d’entreprise, le juge LeBel indique à la p. 61 :
Depuis plus de 30 ans, le Tribunal du travail et, avant lui, la Commission des relations de travail du Québec ont reconnu que les services d’entretien des immeubles d’un employeur constituent un élément de l’entreprise susceptible de concession au sens de l’article 45 C.tr. De plus, le juge Lesage, du Tribunal du travail, a rappelé que l’interprétation contraire restreindrait les droits collectifs des salariés affectés aux activités périphériques d’une entreprise. Leurs accréditations et leurs droits en vertu des conventions collectives ne jouiraient pas d’une protection aussi ferme que ceux des employés préposés à des activités qualifiées de centrales (Luc Construction inc. c. Syndicat des employés de Ville de Brossard, [1992] T.T. 589, 596; Ville de Gatineau c. Syndicat des cols bleus de Gatineau, [1992] T.T. 599, 607).
Et plus loin (à la p. 62) :
Cette interprétation de l’article 45 C.tr. du concept d’entreprise dans l’analyse d’une opération de la notion de concession partielle d’entreprise correspond maintenant à une véritable interprétation du Tribunal du travail. Seul s’en démarque l’un de ses juges, le juge Brière, qui reconnaît toutefois que la position de ses collègues ne comporterait pas d’erreur manifestement déraisonnable. . .
Finalement, à propos de la position du juge Brière, le juge LeBel précise (à la p. 62) :
Cette position est rejetée par l’ensemble du Tribunal du travail et ne saurait être considérée comme un courant divisant cet organisme, comme dans la période qui a précédé l’arrêt Bibeault.
54 Quant à la nécessité d’un lien de droit entre employeurs successifs, le juge LeBel indique, aux p. 67-73, que le Tribunal du travail s’est conformé à l’arrêt Bibeault, mais qu’il a rapidement constaté que les principes élaborés dans cette affaire ne permettaient pas de résoudre toutes les situations. En effet, il était fréquent qu’un employeur visé par une accréditation concède en sous-traitance, sur une base temporaire, une partie de son entreprise. À l’expiration de la concession, l’employeur pouvait reprendre l’opération de la partie d’entreprise en question ou la concéder de nouveau à un autre sous-traitant, comme c’était plus souvent le cas. Le Tribunal du travail devait décider si une telle pratique pouvait mettre fin à l’accréditation, à l’expiration de la première concession, ou encore lors d’une seconde concession à un autre employeur. C’est dans ce contexte que le tribunal a élaboré la théorie de la rétrocession. Dans l’affaire Coopérants (Les), Société mutuelle d’assurance-vie c. Syndicat des employés de coopératives d’assurance-vie, D.T.E. 87T-300 (T.T.), le juge Lesage a indiqué que dans une concession partielle, l’employeur cédant demeure potentiellement en charge de l’entreprise, lié par une accréditation provisoirement inutilisable. À la fin de la concession, la situation antérieure est rétablie et le cédant redevient lié par l’accréditation d’origine, qu’il peut transmettre à nouveau s’il opte pour une nouvelle concession (voir Collège d’enseignement général et professionnel de Limoilou c. Syndicat du personnel de soutien du Collège de Limoilou, T.T., no 200-28-000041-90, 11 octobre 1990). De même, il a été décidé dans l’arrêt de principe Syndicat des travailleurs du Holiday Inn Ste-Foy c. Prime Hospitality inc., [1991] T.T. 40, signé par le juge en chef Morin, que l’accréditation devait être transférée à tous les sous-traitants successifs dans les cas où l’employeur original était visé par celle-ci et effectuait des nouvelles concessions à l’expiration de chaque contrat de sous-traitance. Ce principe a par la suite été appliqué de façon constante par le tribunal, entre autres dans les arrêts Conciergerie C.D.J. (Québec) inc. c. Fraternité canadienne des cheminots, employés des transports et autres ouvriers, section locale 277, D.T.E. 92T-1043, et Syndicat des employés de la Ville de Brossard c. Services d’entretien Fany inc., [1995] T.T. 423.
55 Encore une fois, le juge Brière se démarque de ses collègues, jugeant que la rétrocession ne pourrait s’appliquer que si le concessionnaire, à l’expiration de sa concession, exécutait un véritable acte de cession en faveur de son cédant original. Cependant, le juge LeBel indique, à propos de la position du juge Brière par rapport à celle de ses collègues (à la p. 72) :
Cette position reste isolée au sein du Tribunal du travail. Dans celui-ci, on le constate, l’employeur cédant, demeuré employeur potentiel durant la concession, redevient, à la fin de la concession, l’employeur au sens du Code du travail.
56 Ainsi, comme c’était le cas à propos des concessions partielles d’entreprise dans le domaine des activités de services, on constate la présence d’un consensus au sein du Tribunal du travail quant au lien de droit nécessaire pour faire passer l’accréditation aux sous-traitants successifs d’un donneur d’ouvrage initialement lié par celle-ci.
57 En fait, la seule instance québécoise qui semble réellement divisée actuellement au sujet des questions qui nous occupent est la Cour supérieure. Comme l’explique le juge LeBel aux p. 62-64 de la décision dont appel, certains des membres de celle-ci jugent que le consensus auquel le Tribunal du travail est arrivé constitue une répudiation de l’arrêt Bibeault, et sont donc enclins à évoquer les décisions du tribunal (par exemple For-Net inc. c. Tribunal du travail, [1992] R.J.Q. 445; Commission scolaire Laurenval c. Lalonde, [1997] R.J.Q. 983). Par contre, d’autres juges de la Cour supérieure estiment que l’approche du tribunal se situe dans les limites de sa compétence propre et ne comporte pas d’élément pouvant justifier l’intervention des tribunaux supérieurs (voir Rosemère (Ville de) c. St-Arnaud, D.T.E. 97T-1039; Entreprises Chando-net enr. c. Morin, C.S. Québec, no 200-05-002218-928, 23 décembre 1992).
58 En somme, on constate que la situation qui règne actuellement au Tribunal du travail est complètement différente de ce qu’elle était à la veille de l’arrêt Bibeault. Non seulement la norme de contrôle a-t-elle changé, mais le Tribunal du travail a réussi, depuis l’affaire Bibeault, à développer sur les deux questions qui le divisaient à l’époque des politiques d’interprétation qui sont acceptées et suivies par la presque totalité de ses membres. La situation n’en est pas une de controverse et de paralysie, mais bien de bon fonctionnement des organismes administratifs chargés de l’application de l’art. 45 du Code du travail.
59 Notre Cour a déjà souligné la valeur des consensus existant au sein des tribunaux administratifs. Ceux-ci permettent en effet d’atteindre un degré de cohérence et de prévisibilité du droit qui favorise la résolution équitable des litiges administratifs. Dans l’affaire Domtar inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, le juge L’Heureux-Dubé, écrivant au nom de la Cour, indique, à la p. 784 :
Si l’analyse de la norme de contrôle applicable en l’espèce a permis de mettre en lumière la valeur que représente l’autonomie décisionnelle d’un tribunal administratif, l’impératif de cohérence constitue, également, une finalité importante. Notre système juridique se voulant aux antipodes de l’arbitraire, il se doit de reposer sur une certaine cohérence, égalité et prévisibilité dans l’application de la loi.
De même, dans l’affaire Tremblay c. Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 R.C.S. 952, le juge Gonthier écrit, au nom de la Cour, à la p. 968 :
[C]et objectif de cohérence répond à un besoin de sécurité des justiciables, mais également à un impératif de justice. Les décisions de la Commission étant sans appel, c’est à la Commission elle-même qu’il revient de prévenir les incohérences décisionnelles.
60 Donc, si l’absence d’unanimité ne constitue pas un motif suffisant pour permettre aux cours de justice d’intervenir malgré la norme exigeante du manifestement déraisonnable, il semble clair que dans le cadre de l’application de cette même norme de contrôle, la présence d’un consensus bien établi au sein d’un tribunal administratif spécialisé agissant dans les limites de sa compétence devrait militer en faveur d’un très haut degré de retenue de la part des tribunaux supérieurs. Dans une situation comme la présente, la retenue judiciaire permet d’assurer le respect de l’autonomie décisionnelle des tribunaux administratifs tout en favorisant le principe de la cohérence et de la prévisibilité du droit. Cet équilibre idéal ne devrait être ébranlé par les tribunaux supérieurs qu’en cas de résultats clairement absurdes ou irrationnels.
(a) Application de l’art. 45 en l’espèce
61 Une analyse des principes applicables et des conclusions de l’arrêt Bibeault quant à la définition de l’entreprise et quant à l’exigence d’un lien de droit entre l’employeur précédent et le nouvel employeur nous permet de conclure que les décisions du commissaire Bibeault et du juge Prud’homme prononçant le transfert de l’accréditation ne sont ni manifestement déraisonnables, ni contraires à la jurisprudence de notre Cour.
(i) Définition de l’entreprise
62 J’ai déjà souligné que la principale question en litige dans l’affaire Bibeault portait sur le lien de droit plutôt que sur la définition de l’entreprise, bien que la Cour ait aussi estimé nécessaire de se prononcer sur ce dernier point. Il importe de préciser immédiatement que si le juge Beetz avait considéré que l’application de l’art. 45 à une situation de sous-traitance en entretien ménager était impossible, il aurait été inutile d’effectuer l’analyse de la question qui s’est avérée essentielle dans l’affaire Bibeault, celle du lien de droit. Comme l’indique le juge Lesage, alors juge en chef adjoint, dans l’affaire Luc Construction inc. c. Syndicat des employés de Ville de Brossard, [1992] T.T. 589, p. 596 :
Je ne crains pas d’affirmer que, à aucun stade des débats d’une durée de sept ans dans cette affaire de la C.S.R.O., tous les plaideurs et tous les juges ont constamment pris pour acquis que, si la commission scolaire avait elle-même effectué son entretien ménager et avait été visée par une accréditation à cet égard, l’article 45 aurait joué à l’endroit de ses sous-traitants successifs à partir du moment où elle cessait d’assumer le travail en régie.
Le juge LeBel, à la p. 54 de la décision dont appel, exprime cette idée de la façon suivante :
Si la Cour suprême a conclu que, dans l’arrêt Bibeault, l’élément de continuité d’entreprise n’était pas établi, en raison de l’absence d’un acte de volonté, elle n’a pas décidé que des activités telles que l’entretien ménager ne pouvaient être assujetties à l’application de l’article 45 C.tr. Elle n’a pas non plus écarté la possibilité d’une concession partielle. Au contraire, discutant du problème de continuité, elle semble tenir pour acquise la possibilité d’une concession partielle d’entreprise, y compris dans ce domaine. Si elle avait estimé que la concession partielle d’entreprise, particulièrement dans le domaine d’entretien ménager, était exclue de l’application de l’article 45 C.tr., une telle conclusion lui aurait évité même d’avoir à examiner le problème de la continuité.
63 En effet, on constate à la lecture de l’arrêt Bibeault qu’en examinant la question sous l’angle d’un transfert d’entreprise entre sous-traitants, seul transfert possible dans cette affaire étant donné que la CSRO n’était pas originellement visée par une accréditation, notre Cour prévoit expressément la possibilité de l’application de l’art. 45 à une concession partielle dans le domaine de l’entretien ménager. À la page 1121, le juge Beetz indique :
En l’espèce, seule une aliénation ou concession faite par Netco ou MBD à Services Ménagers Roy de cette partie de leur entreprise affectée à l’entretien ménager des écoles de la C.S.R.O. aurait déclenché une transmission de droits et d’obligations en vertu de l’art. 45 entre Netco et MBD d’une part et Services Ménagers Roy d’autre part. [Je souligne.]
Le juge Beetz explique clairement que le fait que la CSRO n’ait jamais été visée par une accréditation est, à son avis, l’obstacle principal à l’application de l’art. 45. Aux pages 1117-1119, il écrit :
Aux fins de l’interprétation de l’art. 45, la nécessité d’un lien de contrôle entre l’employeur et l’entreprise mène inéluctablement, me semble-t-il, à deux conclusions. Premièrement, l’entreprise qui est aliénée ou concédée doit être celle de l’employeur auprès de qui l’accréditation est octroyée ou avec qui la convention collective est conclue. Deuxièmement, l’aliénation ou la concession doit s’opérer entre l’employeur précédent et le nouvel employeur.
. . .
La C.S.R.O. n’est pas, et n’a jamais été, un employeur tel que le définit l’art. 1 du Code du travail :
1. . . .
k) « employeur » -- quiconque, y compris Sa Majesté, fait exécuter un travail par un salarié;
. . .
La simple faculté d’amorcer une activité, tant qu’elle ne se concrétise pas par l’affectation de salariés ou qu’elle n’est pas au moins consacrée au certificat d’accréditation, ne permet pas de conclure à la présence d’une entreprise.
. . .
La seule entreprise d’entretien ménager dont il puisse être question est celle des sous-traitants, c.-à-d. celle des «employeurs», et l’on s’est étonné à juste titre de la conclusion contraire de la majorité du Tribunal en raison du texte de l’art. 45 (R. P. Gagnon, «L’article 45 du Code du travail après le jugement C.S.R. Outaouais», loc. cit., à la p. 156). L’entreprise d’entretien ménager lui étant étrangère, il s’ensuit que la C.S.R.O. ne pouvait ni l’aliéner ni la concéder, ni, comme l’a soutenu le juge Morin, être à l’origine du lien de droit entre les sous-traitants en cause. [Je souligne.]
64 Par ailleurs, la décision du juge Beetz contient de nombreux passages qui indiquent de façon plus générale que notre Cour n’entendait pas, par cette décision, exclure la sous-traitance de l’application de l’art. 45. C’est ainsi qu’aux p. 1059-1060, le juge Beetz reproduit un extrait de l’arrêt Adam c. Daniel Roy Ltée, [1983] 1 R.C.S. 683. Il s’agit d’un passage dans lequel le juge Chouinard, écrivant aux p. 688-689 au nom de la Cour, retrace l’historique de l’art. 45. À propos des motifs ayant entraîné l’adoption de l’ancêtre de l’art. 45, l’art. 10a de la Loi des relations ouvrières, le juge Chouinard indiquait :
Dans Centrale de chauffage Enr. c. Syndicat des employés des institutions religieuses de Chicoutimi Inc. et l’Hôpital de Chicoutimi, [1970] R.D.T. 344, le juge en chef adjoint Donat Quimper du Tribunal du travail explique, aux pp. 347 et 348, les raisons qui ont justifié l’adoption de cet article et l’intention du législateur:
Au cours des années qui ont suivi l’adoption de la Loi sur les relations ouvrières en 1944, il est apparu que certains transferts de propriété et transferts d’ouvrage avaient pour effet de faire échec à l’exercice normal du droit d’association. En cas de vente, l’acheteur, à moins de convention au contraire, n’avait aucune obligation ni envers les salariés, ni envers leur association. L’accréditation ou la convention collective qui liait l’ancien propriétaire perdait son effet.
. . .
De même, la pratique de certains employeurs de confier à des tiers l’exécution de travaux qui étaient habituellement effectués dans leur propre établissement pouvait faire obstacle à une demande d’accréditation si la transaction s’accompagnait de mise à pied et priver, le cas échéant, les employés transférés au service du sous-traitant des avantages de la convention existante ou à intervenir. Encore ici, l’accréditation ou la convention n’avait d’effet qu’à l’égard de l’employeur principal.
Ce sont là les deux (2) situations auxquelles le législateur a voulu porter remède en édictant le 1er alinéa de l’article 10a. [Je souligne.]
De plus, lorsqu’il adopte la définition de l’entreprise élaborée par le juge Lesage dans l’affaire Mode Amazone, précitée, le juge Beetz cite aussi en l’approuvant, à la p. 1105, l’affirmation voulant que « [l]a plupart du temps, surtout lorsqu’il ne s’agit pas de concession en sous-traitance, l’entreprise exige pour sa constitution une addition valable de plusieurs composantes » (je souligne). Il est donc clair que la jurisprudence de notre Cour n’exclut pas l’application de l’art. 45 à des cas de sous-traitance en général, pas plus qu’à des cas de sous-traitance en entretien ménager, la Cour indiquant au contraire qu’une telle application est possible lorsque les circonstances s’y prêtent.
65 Qu’il soit question de concession totale ou partielle, la définition d’une entreprise, aux fins de l’art. 45, ne peut se limiter à une liste de fonctions, mais doit plutôt se conformer à l’approche organique adoptée par le juge Beetz dans l’affaire Bibeault. Par contre, on ne peut non plus ignorer complètement la similitude des fonctions dans l’analyse visant à déterminer si une concession a eu lieu. À cet égard, le juge Beetz écrit, à la p. 1101 :
Chaque entreprise est composée d’une série d’éléments différents qui constituent l’ensemble opérationnel de l’entreprise. Il va de soi qu’un de ces éléments est le travail effectué au sein de l’entreprise. Mais l’identité particulière de l’entreprise ressort également des éléments physiques, intellectuels, humains, techniques et juridiques qui lui sont propres. [Je souligne.]
Et plus loin, à la p. 1107 :
Je répète que la similitude des tâches est nécessaire lors de la recherche du maintien de l’entreprise dans ses éléments essentiels, mais il est erroné d’en faire le critère absolu de l’application de l’art. 45. Ce critère ne permet généralement pas de distinguer deux entreprises rivales. La similitude des fonctions ne serait révélatrice en soi d’une succession d’entreprise que dans la mesure où l’entreprise en question ne posséderait pas d’autre caractéristique propre.
Au lieu de porter erronément sur un seul facteur, le test du maintien de l’entreprise suppose l’identification des éléments essentiels d’une entreprise lesquels doivent se retrouver, de façon suffisamment importante, chez le nouvel employeur. Chaque élément doit être pondéré selon son importance respective. Si la clientèle d’une certaine entreprise est volatile, il sera sans conséquence que le nouvel acquéreur n’ait retenu aucun client de son prédécesseur. À l’opposé, une entreprise dont la caractéristique principale est l’équipement exclusif sera transmise chez un nouvel employeur en autant que ce dernier ait acquis entre autres le matériel en question. [Je souligne.]
66 Le principe, énoncé dans l’arrêt Bibeault, voulant que les critères à examiner, en vertu de la conception organique de l’entreprise, puissent être pondérés de façon différente selon les circonstances particulières qui prévalent dans une entreprise ou dans un secteur d’activités, a d’ailleurs été repris et appliqué par la jurisprudence subséquente de notre Cour. Dans l’arrêt Lester, précité, la Cour examinait une disposition semblable, aux fins de la présente discussion, à l’art. 45 en vigueur à Terre-Neuve, le par. 89(1) du Labour Relations Act, 1977, S.N. 1977, ch. 64. Le juge McLachlin, alors juge puînée, écrivant au nom de la majorité, note que les critères permettant d’identifier une entreprise et de conclure à son transfert peuvent varier en fonction de l’industrie concernée et indique, à la p. 677 :
Aucun facteur particulier n’est déterminant puisque certains facteurs qui permettent de conclure à l’application de l’obligation du successeur dans un secteur industriel peuvent être insuffisants dans un autre . . .
Le juge McLachlin étudie la réaction des tribunaux du travail face à l’industrie de la construction et note, à la p. 678, qu’une application des critères traditionnels dans ce domaine aurait pu « aider certains entrepreneurs à miner la protection des droits de négociation visée par les dispositions sur l’obligation du successeur ». Elle précise ensuite, à la même page :
C’est en réponse à ce type de tactique que les commissions du travail ont entrepris d’appliquer des critères différents lorsqu’elles doivent étudier des dispositions sur l’obligation du successeur dans le contexte de la construction.
67 Dans l’affaire Lester, le juge McLachlin estimait que même les critères particuliers appliqués par les commissions dans l’industrie de la construction n’étaient pas respectés. C’est pour ce motif, et non parce qu’il est impossible d’appliquer des critères différents dans une industrie spécifique ou de conclure à un transfert en raison uniquement d’un nombre limité d’éléments, que le juge McLachlin a conclu, à la p. 693, qu’il était manifestement déraisonnable dans cette affaire d’appliquer le par. 89(1) du Labour Relations Act, 1977. Notre Cour a donc reconnu que les tribunaux administratifs chargés d’appliquer des dispositions comme l’art. 45 du Code du travail possèdent une importante marge de manœuvre pour établir et pondérer les critères applicables à la définition d’une entreprise, et sont libres d’élaborer des critères particuliers pour répondre à la situation qui prévaut dans une industrie donnée.
68 Ce principe a d’ailleurs été confirmé tout récemment, dans l’arrêt Ajax, précité. Dans cette affaire, la ville d’Ajax avait confié à une société privée, Charterways Transportation Ltd., l’exploitation de son système de transport en commun. Le syndicat intimé était accrédité auprès de Charterways pour représenter les employés concernés. La ville d’Ajax, qui n’avait elle-même jamais été visée par une accréditation pour le transport en commun, décide unilatéralement de mettre fin à son contrat et d’assumer elle-même l’exploitation de son système de transport. Charterways doit alors mettre à pied les employés concernés et un nombre important d’entre eux sont engagés par la ville pour exécuter les mêmes fonctions. La majorité de notre Cour, sous la plume du juge en chef McLachlin, a confirmé la décision du juge Goudge, écrivant au nom de la Cour d’appel de l’Ontario (Ajax (Town) c. National Automobile, Aerospace and Agricultural Implement Workers Union of Canada (CAW-Canada), Local 222 (1998), 41 O.R. (3d) 426), selon laquelle la décision de la Commission des relations de travail de l’Ontario prononçant le transfert de l’accréditation n’était pas manifestement déraisonnable. La disposition législative applicable, l’art. 64 de la Loi sur les relations de travail, L.R.O. 1990, ch. L.2, tel que modifié par L.O. 1992, ch. 21, art. 29, était encore une fois semblable, aux fins de la présente discussion, à l’art. 45 du Code du travail.
69 Or, on retrouve dans la décision de la Cour d’appel, à la p. 433, le passage suivant :
[traduction] Il en est ainsi, car la Commission a déterminé que, vu l’échelle des responsabilités confiées à Charterways et qui consistaient essentiellement à fournir à la municipalité du personnel qualifié, ce personnel qualifié pourrait bien être considéré comme l’actif le plus important de l’entreprise. D’ailleurs, l’importance que la ville accorde à la prestation des services sans discontinuité et à la permanence des effectifs ressort des dispositions du contrat signé par les deux parties et du résultat des embauches effectuées par la municipalité lorsqu’elle a repris les opérations du transport en commun.
En somme, aux yeux de la Commission, ce qui a été transféré n’était pas seulement le travail précédemment effectué par les employés de Charterways ou les employés eux‑mêmes. Bien plus, il y avait aussi la valeur ajoutée que représentent la continuité du service, l’expérience et la permanence des effectifs. Elle avait donc des motifs valables de conclure que ce qui a été transféré à la ville constituait pour Charterways une partie importante de son entreprise et cette conclusion n’était pas manifestement déraisonnable.
Encore une fois, on constate que notre Cour reconnaît que les critères applicables pour définir la notion d’entreprise, dans le cadre du transfert de l’accréditation, varient en fonction des circonstances particulières de chaque affaire. Le transfert d’un nombre limité d’éléments, comme les employés et leurs fonctions, peut s’avérer suffisant, selon une conception organique de l’entreprise, lorsque leur importance, par rapport aux autres éléments, est significative.
70 Il est donc clair que ni l’arrêt Bibeault, précité, ni la jurisprudence subséquente de notre Cour n’établit un critère rigide pour l’identification d’une entreprise ou d’une partie d’entreprise dans le cadre de l’application de l’art. 45 du Code du travail ou de dispositions semblables. La seule exigence posée par la jurisprudence est d’adopter une conception organique plutôt que fonctionnelle de l’entreprise, même s’il demeure possible, dans certains cas, que la similitude des fonctions soit déterminante, en l’absence d’autres caractéristiques propres à l’entreprise (Bibeault, p. 1107).
71 En ce qui a trait à la sous-traitance en entretien ménager, le Tribunal du travail a élaboré, à la suite de l’arrêt Bibeault, des critères qui lui permettent de déterminer de façon cohérente si une concession partielle d’entreprise a eu lieu. Le critère particulier du transfert d’un droit d’exploitation, jumelé à la similitude de fonctions faisant partie des activités habituelles de l’entreprise, permet d’identifier les cas où l’accréditation doit être transférée. Ce critère ne contredit pas la définition de l’entreprise adoptée dans l’arrêt Bibeault. Au contraire, le juge Beetz a expressément prévu cette possibilité. Aux pages 1115-1116, lorsqu’il examine la définition de la concession en droit civil, il indique :
La volonté de se départir du droit de propriété ou du droit d’exploitation de l’entreprise est donc essentielle à la survenance d’une aliénation ou d’une concession. Il est de peu d’importance que cette volonté soit immédiate ou conditionnelle: il suffit que le titulaire des droits dans l’entreprise consente à l’acquisition de la propriété de l’entreprise ou à son exploitation par autrui.
. . .
Dès 1970, le juge en chef adjoint Quimper donne dans Centrale de chauffage, précité, une définition du mot «concession» devenue classique (à la p. 239):
Le mot concession [. . .] ne saurait être interprété dans le sens restreint d’octroi de privilège, d’avantage ou de faveur. Il doit plutôt recevoir un sens large qui soit susceptible de désigner toute forme de sous-contrat, autrement il ne voudrait rien dire.
Pour qu’il y ait concession, il faut donc deux conditions:
1º que le transfert d’opérations à un tiers provienne de l’intérieur des cadres de l’entreprise; [Soulignement du juge Beetz.]
2º que les travaux transférés soient couverts par une convention collective ou par une accréditation.
Quelque deux ans plus tard, le juge Beaudry conclut aussi à la nécessité d’un lien juridique dans l’arrêt Barnes Security Service Ltd. c. Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aéroastronautique, local 2235, [1972] T.T. 1, à la p. 12:
Or dans l’interprétation du mot concession la version anglaise apparaît sans contradiction avec le sens de l’expression française. Ni l’une ni l’autre ne présuppose l’idée de vente, de cession, de transport de propriété mobilière, ou immobilière ou de droits. Au contraire, ces expressions impliquent le fait d’un tiers dans la gestion, l’administration ou l’exécution des opérations de l’entreprise, en totalité ou en partie par contrat à titre gratuit ou onéreux”. [Je souligne.]
À mon avis, il ressort clairement de ces passages que l’analyse du juge Beetz envisage la possibilité de concevoir la concession d’entreprise comme la cession d’un droit d’exploitation. Loin d’avoir écarté cette conception, le juge Beetz indique plutôt que l’application de l’art. 45 aurait été possible dans l’affaire Bibeault si un accord de volonté concernant la transmission d’un droit d’exploitation de l’entreprise concernée était effectivement intervenu entre les employeurs successifs.
72 Il est vrai, comme l’indique le juge Bastarache au par. 143, qu’une entreprise d’entretien ménager peut comporter un ou plusieurs éléments, outre les fonctions, qui pourraient faire l’objet d’un transfert. Cependant, à mon avis, le commissaire et le Tribunal du travail avaient le pouvoir, en vertu du Code du travail et de la jurisprudence de notre Cour, d’évaluer l’importance respective des diverses composantes de l’entreprise et de conclure, dans les circonstances qui nous occupent, que le transfert d’un droit d’exploitation, jumelé au transfert des fonctions, suffisait pour entraîner l’application de l’art. 45 en vertu de la conception organique de l’entreprise.
1. Le caractère essentiel de la partie d’entreprise concédée par rapport à la finalité de l’entreprise principale
73 Le juge LeBel, à la p. 63 du jugement dont appel, précise que certains juges de la Cour supérieure ont interprété l’arrêt Bibeault comme exigeant que la partie d’entreprise concédée soit essentielle à la finalité de l’entreprise pour que l’accréditation puisse être transférée. À ce sujet, le juge LeBel indique (à la p. 60) :
Ayant adopté une notion souple à la fois du concept d’entreprise et, surtout, de celui de la concession partielle, le Tribunal du travail, logiquement, rejette la théorie de la finalité de l’entreprise. Celle-ci voudrait que l’article 45 C.tr. ne s’applique pas à la concession d’une activité comme l’entretien ménager puisqu’elle ne constituerait pas une partie intégrante ou essentielle de l’entreprise du cédant. Puisqu’elle ne participerait pas à la finalité de l’entreprise et ne serait pas directement affectée à la production de profits et à l’exploitation proprement dite de l’entreprise, l’article 45 C.tr. ne s’y appliquerait pas.
74 Or, selon le juge LeBel, cette exigence n’est pas énoncée dans l’arrêt Bibeault (p. 54). Au contraire, cet arrêt présuppose que la concession partielle en matière d’entretien ménager en milieu scolaire est possible, alors même que cette activité n’est pas directement liée à la finalité de l’entreprise.
75 Je pense en effet que notre Cour n’a jamais affirmé que seule une partie essentielle d’une entreprise peut faire l’objet d’une concession pouvant entraîner le transfert de l’accréditation. Il est vrai que dans l’arrêt Bibeault, p. 1107, le juge Beetz parle de l’existence et du maintien de l’entreprise « dans ses éléments essentiels ». C’est dans ce contexte qu’il indique que l’importance des divers éléments variera selon les circonstances, la volatilité de la clientèle pouvant, par exemple, faire perdre toute pertinence à ce facteur. Lorsque le juge Beetz parle des éléments essentiels de l’entreprise, il est clair qu’il fait allusion aux différents éléments qui permettent de caractériser une entreprise, comme les activités, les employés, le matériel ou le savoir-faire. Il n’était aucunement question à ce moment de déterminer si, dans un cas de concession partielle, le secteur d’activités concédé devait être essentiel à la fin poursuivie par l’ensemble de l’entreprise. La seule exigence posée par l’arrêt Bibeault est plutôt que les éléments qui caractérisent l’essence de la partie d’entreprise en cause soient transférés. Cet arrêt ne limite pas la possibilité de concession partielle aux parties centrales de l’entreprise.
76 Dans l’arrêt Lester, précité, le juge McLachlin indique, à la p. 676, à propos des exigences applicables en matière de transfert partiel d’entreprise en droit canadien, qu’« [i]l faut plutôt qu’une partie identifiable de l’entreprise soit aliénée » (je souligne). On ne retrouve donc pas non plus dans cet arrêt l’adoption d’un critère de nécessité par rapport à la finalité de l’ensemble de l’entreprise.
77 Dans le cas qui nous occupe, le juge Prud’homme, aux p. 500-501, conclut que l’entretien ménager constitue une partie essentielle de l’entreprise, en ce sens que, bien qu’il ne soit pas la partie la plus importante, il participe avec les autres activités à la finalité de l’entreprise et se rattache de façon permanente, plutôt qu’accidentelle, à l’entreprise. Cette approche ne contredit aucunement l’arrêt Bibeault, précité, pas plus d’ailleurs qu’elle ne va à l’encontre de la jurisprudence subséquente de notre Cour.
2. L’autonomie de la partie d’entreprise concédée par rapport à l’entreprise principale
78 Lorsque, comme en l’espèce, la caractéristique principale de la partie d’entreprise concédée consiste dans un droit d’exploitation spécial des locaux de l’entreprise principale, on comprend qu’elle ne peut avoir une existence complètement autonome. Dans l’arrêt Lester, précité, le juge McLachlin se penche brièvement sur la question du degré d’autonomie qui doit être conféré au concessionnaire pour que l’on puisse conclure qu’un transfert d’entreprise est réellement intervenu. Elle explique, aux p. 676-677, la position généralement acceptée en droit canadien :
Comme l’a écrit l’auteur Adams dans son ouvrage Canadian Labour Law (1985), à la p. 414, au terme d’un examen du droit applicable dans divers ressorts: [traduction] «Dans pratiquement tous les cas où l’on a conclu à la vente d’une partie d’une entreprise, il y a eu transfert d’une partie distincte et identifiable des opérations du prédécesseur». L’auteur poursuit, à la p. 415:
[traduction] Il ressort clairement de toutes ces affaires que ce qui doit être transféré, c’est une partie de l’entreprise qui peut être définie et identifiée comme une entité fonctionnelle qui est viable par elle-même ou qui peut suffisamment être distinguée pour pouvoir être retranchée de l’ensemble.
. . .
Puisqu’une entreprise représente plus que la seule accumulation d’éléments d’actif, la question essentielle à poser [traduction] «est de savoir si le cessionnaire a acquis du cédant un instrument économique fonctionnel»: Metropolitan Parking Inc., précité, à la p. 209.
79 Le Tribunal du travail, interprétant une disposition législative qui réfère à la concession partielle d’entreprise, a quant à lui élaboré une approche particulière face au critère de l’autonomie. Le juge LeBel, à la p. 60, décrit le raisonnement du tribunal :
Dans le cas de la concession partielle, une association étroite subsiste, même si le travail s’exécute désormais sous la direction d’un autre employeur . . .
. . .
Le critère de création d’un instrument économique viable, fonctionnel ou opérationnel, tel qu’on le retrouve notamment utilisé dans une décision de l’Ontario Labour Relations Board, dans l’affaire Canadian Union of Public Employees and Metropolitan Parking Inc. (1980) 1 C.L.R.B.R. 197 et dans l’arrêt Lester (W.W.) (1978) Ltd., ne se comprend pas en termes strictement économiques. Il s’analyse plutôt sur la base de la cohésion des composantes de la partie d’entreprise, de leur constitution en une entité économique autonome, structurée, qui engendrent des activités ou exigent l’engagement de personnel (Syndicat national des employés municipaux d’Iberville c. Ville d’Iberville, T.T. Montréal 500-28-000011-916, le 6 mai 1991 (D.T.E. 91T-712), p. 21 du jugement). Dans le cas des activités de soutien à l’ensemble de l’entreprise, selon le Tribunal du travail, le Code du travail n’exige pas que la partie d’entreprise concédée soit susceptible de vente ou totalement viable économiquement, de façon autonome (Id., p. 7 du jugement; Syndicat des employés des commissions scolaires de la régionale Chauveau (C.S.N.) c. Groupe Admari inc., [1991] T.T. 351, 357-358).
80 Ainsi, pour le Tribunal du travail, « [i]l est de l’essence de la concession partielle de l’entreprise que ses activités demeurent dans le giron de l’entreprise centrale qui lui donne son identification », comme l’indique le juge Lesage, alors juge en chef adjoint, dans l’affaire Luc Construction, précitée, p. 592-593. Cependant, l’autonomie demeure un critère dont le tribunal tient compte. Le juge LeBel écrit à la p. 62 :
Pour le Tribunal du travail, la notion de concession d’entreprise exige toutefois l’attribution d’un degré suffisant d’autonomie au concessionnaire. Il faut qu’il conserve une indépendance juridique et demeure responsable du travail exécuté par ses employés, même s’il est assujetti à des contrôles administratifs ou juridiques en vertu du contrat de concession.
81 Il s’agit de l’approche que le juge Prud’homme a appliquée en l’espèce, aux p. 500-501, pour conclure que la partie de l’entreprise d’Ivanhoe consacrée à l’entretien ménager a été concédée, mais demeure intégrée à l’entreprise principale, participant directement à la vie de celle-ci. Autrement, la concession partielle des activités de soutien à l’entreprise s’avérerait impossible. Cette approche constitue une interprétation raisonnable de l’art. 45 qui ne contredit pas l’arrêt Bibeault, précité. Par ailleurs, le raisonnement du Tribunal du travail constitue une adaptation raisonnable au droit québécois des critères élaborés par notre Cour dans le cadre de son analyse des dispositions en vigueur dans les autres provinces canadiennes. Une telle interprétation se situe à l’intérieur de la compétence spécialisée du Tribunal du travail et permet une application rationnelle de l’art. 45 dans le domaine des concessions en matière d’activités de soutien à l’entreprise principale.
(ii) Lien de droit
82 Le fait de prononcer le transfert de l’accréditation aux quatre nouveaux entrepreneurs à l’expiration du contrat conclu avec Moderne ne répudie pas l’exigence d’un lien de droit entre employeurs successifs énoncée dans l’arrêt Bibeault, précité. Le juge LeBel, à propos de la théorie de la rétrocession élaborée par le Tribunal du travail, écrit, à la p. 69 :
Cette approche du Tribunal du travail ne paraît tout d’abord pas écartée par l’arrêt Bibeault. Tel qu’on l’a noté ici, ce dernier arrêt visait une situation où l’accréditation n’avait été accordée qu’à l’égard du sous-traitant. Dans le présent dossier, l’accréditation avait d’abord été émise à l’égard d’Ivanhoe même (Alain Barré, « La sous-traitance et l’article 45 du Code du travail après l’affaire C.S.R.O. », (1991) 32 C. de D. 179, 216). [Je souligne.]
Il s’agit en effet d’une distinction factuelle fondamentale qui nous interdit de traiter la présente affaire comme un simple cas d’application des principes élaborés dans l’affaire Bibeault.
83 La théorie de la rétrocession, selon laquelle une accréditation qui visait initialement un donneur d’ouvrage demeure en suspens chez lui pendant la durée d’une concession, pour être ensuite transférée aux sous-traitants successifs, avait été élaborée par le Tribunal du travail bien avant l’arrêt Bibeault, précité, comme l’indique le professeur Barré (« La sous-traitance et l’article 45 du Code du travail après l’affaire C.S.R.O. » (1991), 32 C. de D. 179, p. 223-224). Avant l’arrêt Jack Schwartz, précité, rendu en 1975, le tribunal exigeait la présence d’un lien de droit entre employeurs successifs. Lorsque l’accréditation était originellement émise chez un sous-traitant, le tribunal jugeait que cette exigence faisait obstacle à l’application de l’art. 45 lors d’une concession à un nouveau sous-traitant. Par contre, lorsque l’accréditation visait au départ le donneur d’ouvrage, il concluait au transfert de celle-ci à tous les sous-traitants successifs, en vertu de la théorie de la rétrocession (voir Union des employés de service, section locale 298 c. Syndicat national des employés de la Commission scolaire régionale de Baie-des-Chaleurs, [1973] T.T. 332). Plus tard, les membres du tribunal ayant adhéré à la conception élaborée dans l’affaire Jack Schwartz, voulant qu’un lien de droit ne soit pas nécessaire, ont cessé de distinguer ces deux situations, l’accréditation pouvant dès lors être transférée dans un cas comme dans l’autre.
84 L’affaire Bibeault ne portait pas sur les cas où le donneur d’ouvrage était originellement visé par l’accréditation. Au contraire, l’ensemble de l’analyse est fondée sur l’identification de l’entreprise qui fait l’objet de la concession entraînant l’application de l’art. 45. À la page 1117, le juge Beetz indique qu’aux fins de l’art. 45, « l’entreprise qui est aliénée ou concédée doit être celle de l’employeur auprès de qui l’accréditation est octroyée ou avec qui la convention collective est conclue » et à la p. 1118, il précise :
Quel que soit le mérite en termes d’analyse purement économique de l’argument selon lequel l’entreprise d’entretien ménager est celle de la C.S.R.O. parce qu’elle est «le véritable donneur d’ouvrage», dans le contexte de la négociation collective, cette prétention se révèle hors de propos. La négociation collective, voire le droit du travail, a trait aux relations ouvrières, c’est-à-dire aux relations entre l’employeur et ses employés. La C.S.R.O. n’est pas, et n’a jamais été, un employeur tel que le définit l’art. 1 du Code du travail. . . [Je souligne.]
Et plus loin, à la p. 1119 :
La seule entreprise d’entretien ménager dont il puisse être question est celle des sous-traitants, c.-à-d. celle des «employeurs» [. . .] L’entreprise d’entretien ménager lui étant étrangère, il s’ensuit que la C.S.R.O. ne pouvait ni l’aliéner ni la concéder, ni, comme l’a soutenu le juge Morin, être à l’origine du lien de droit entre les sous-traitants en cause. [Je souligne.]
85 Ainsi, dans l’affaire Bibeault, la seule entreprise qui pouvait être concédée ou aliénée, aux fins de l’art. 45, était cette partie de l’entreprise des sous-traitants qui était consacrée à l’entretien des écoles de la CSRO et qui ne fut jamais exploitée par la CSRO en tant qu’employeur aux fins du Code du travail, celle-ci n’ayant jamais été visée par une accréditation. Or, les sous-traitants n’ayant pas concédé cette partie de leur entreprise à un autre employeur, elle a tout simplement cessé d’exister à l’expiration du contrat les liant à la CSRO. Le juge Beetz, à la p. 1124, citant la p. 278 de l’affaire Montcalm Carpets Specialists, précitée, indique :
L’accréditation suit inexorablement le sort de l’entreprise dont la viabilité dépend d’un contrat lorsqu’aucun élément de l’entreprise ne survit auprès d’un nouvel employeur suite à la terminaison du contrat:
Le sort et l’existence d’une accréditation, comme le sort et l’existence d’une convention, sont liés à ceux de l’entreprise visée par cette accréditation et cette convention: le sort de l’accréditation et de la convention de l’appelant était ici lié à l’entreprise de la mise-en-cause chez le propriétaire, et c’est ainsi que l’appelant l’a pu et voulu dans le temps de son accréditation. L’entreprise n’existait que pour un temps limité: ce qui s’y rattachait s’en est trouvé, évidemment, aussi éphémère. Cette entreprise cessant ou disparaissant, et rien ne faisant office de pont entre celle-ci et une autre pouvant s’ensuivre par la volonté de la mise-en-cause, l’accréditation et la convention de l’appelant chez la mise-en-cause se sont trouvées sans objet.” [Premier soulignement ajouté; deuxième soulignement dans l’original.]
Et plus loin, à la p. 1126 :
J’ai déjà souligné le caractère éphémère de l’accréditation qui se rattache à une entreprise ou à une partie de l’entreprise dont l’existence est limitée à un contrat. L’accréditation devient sans objet effectif dès que le contrat expire et qu’aucun élément essentiel de l’entreprise n’est transmis à un nouvel employeur. [Je souligne.]
86 Dans l’affaire Bibeault, la CSRO elle-même ne possédait pas d’entreprise d’entretien ménager au sens de l’art. 45. Les liens de droit l’unissant successivement aux divers sous-traitants ne pouvaient donc pas servir à entraîner le transfert d’une accréditation qui ne l’avait jamais visée. La CSRO ne possédait pas non plus le pouvoir juridique de concéder l’entreprise de ses sous-traitants à de nouveaux employeurs. À la page 1113, le juge Beetz écrit :
L’aliénation et la concession se définissent en fonction du lien qui unit le détenteur d’un droit à celui qui en acquiert l’usage. Il est manifeste que seule la personne jouissant du droit de propriété peut aliéner l’entreprise qu’elle possède. [Je souligne.]
87 En somme, dans l’affaire Bibeault, le nouveau sous-traitant ne pouvait pas être visé par l’accréditation, puisque les sous-traitants précédents ne lui avaient pas concédé leur entreprise. La CSRO, quant à elle, ne pouvait tout simplement pas concéder d’entreprise au sens de l’art. 45, n’en ayant jamais possédé. L’exigence d’un lien de droit entre l’employeur précédent et le nouvel employeur doit donc s’analyser à la lumière du principe voulant que l’entreprise sur laquelle porte l’aliénation ou la concession soit celle de l’employeur auprès de qui l’accréditation est accordée. Comme l’indique le professeur Barré, loc. cit., p. 218, la situation est complètement modifiée lorsque l’accréditation vise le donneur d’ouvrage :
Si la concession devant intervenir entre « l’employeur précédent et le nouvel employeur » doit avoir pour objet « l’entreprise [. . .] de l’employeur auprès de qui l’accréditation est octroyée », il ne fait pas de doute que la Cour suprême n’a nullement envisagé, lors d’un changement de sous-traitants, la situation de l’accréditation octroyée auprès du donneur d’ouvrage, l’employeur précédent n’étant nullement en mesure, dans cette situation, de transmettre un droit quelconque dans l’entreprise du donneur d’ouvrage. [Je souligne.]
88 On constate donc que la situation qui nous occupe en l’espèce se distingue clairement de celle sur laquelle le juge Beetz avait à se prononcer dans l’affaire Bibeault. Dans le cas qui nous occupe, c’est la concession de l’entreprise d’Ivanhoe, le donneur d’ouvrage, et non celle de l’entreprise de son sous-traitant, Moderne, qu’il faut identifier. Les liens de droit unissant Ivanhoe à ses sous-traitants successifs deviennent dès lors hautement pertinents. De plus, l’employeur précédent, en l’espèce Moderne, n’est pas ici celui qui détient le pouvoir, à l’expiration de son contrat, de concéder l’entreprise pertinente aux fins de l’art. 45, soit celle d’Ivanhoe. Pour donner effet à l’objet de l’art. 45 face à une telle situation, qui de toute évidence n’a jamais été étudiée par notre Cour dans le passé, le Tribunal du travail a élaboré la théorie de la rétrocession. Cette conception s’explique facilement lorsqu’on comprend la nature juridique d’une concession. À ce sujet, le professeur Barré, loc. cit., écrit, à la p. 218 :
Lors d’une concession d’entreprise, l’employeur cède au profit d’un tiers, sur une base temporaire, un droit d’exploitation d’une partie -- voire de la totalité -- de son entreprise. Peut-on prétendre, dans ce cas, que l’accréditation cesse complètement d’avoir effet à l’égard de l’employeur-cédant? [Je souligne.]
L’auteur conclut, aux p. 218-223, qu’il est effectivement impossible qu’une concession d’entreprise qui a pour caractéristique essentielle d’être temporaire puisse à elle seule mettre fin de façon permanente à l’accréditation. Dans la décision dont appel, le juge LeBel indique à la p. 72 :
Une concession temporaire implique à la fois la transmission de droits et d’obligations au concessionnaire et la rétrocession de ces mêmes droits à la fin de la concession. [Je souligne.]
89 En effet, c’est par le truchement d’un acte juridique consensuel qu’Ivanhoe a transmis à Moderne le droit d’exploitation d’une partie de son entreprise pour une durée déterminée. Moderne a donc consenti dès le départ à ce qu’Ivanhoe redevienne titulaire du droit d’exploitation de son entreprise à l’expiration de la concession. Ivanhoe ne s’étant jamais départie de son entreprise de façon permanente, elle ne pouvait non plus se départir de l’accréditation liée à celle-ci. Lorsqu’elle a repris ses droits à l’expiration du contrat, l’accréditation a repris vie chez elle, pour être ensuite transférée aux nouveaux entrepreneurs.
90 En l’espèce, Ivanhoe a choisi de ne pas reprendre l’exploitation de son entreprise d’entretien ménager à l’expiration d’une première concession. Dans l’arrêt Bibeault, le juge Beetz avait conclu que le simple fait que la CSRO aurait pu décider d’effectuer elle-même l’entretien ménager n’était pas suffisant pour conclure à un lien de droit entre ses divers sous-traitants. À la page 1118, il écrit :
La simple faculté d’amorcer une activité, tant qu’elle ne se concrétise pas par l’affectation de salariés ou qu’elle n’est pas du moins consacrée au certificat d’accréditation, ne permet pas de conclure à la présence d’une entreprise. [Je souligne.]
Cependant, dans le cas qui nous occupe, l’entreprise concédée au départ en vertu de l’art. 45 était bien celle d’Ivanhoe et l’activité en cause était dûment consacrée au certificat d’accréditation. Contrairement à la CSRO, Ivanhoe était titulaire d’une entreprise au sens de l’art. 45. Dans ces circonstances, il était raisonnable pour le Tribunal du travail de conclure que la faculté juridique d’Ivanhoe de reprendre l’exploitation de son entreprise, au départ sujette à l’accréditation, à l’expiration d’une concession suffisait pour lui conférer le pouvoir juridique de concéder cette entreprise aux nouveaux entrepreneurs, entraînant ainsi l’application de l’art. 45.
91 On sait que l’arrêt Bibeault, en plus d’exiger un lien de droit entre employeurs successifs, définit, à la p. 1115, l’aliénation ou la concession comme la transmission volontaire d’un droit. Cette exigence a dû être nuancée tant par la Cour d’appel du Québec que par le Tribunal du travail pour répondre aux situations qui se sont présentées par la suite. Par exemple, dans l’arrêt Collines-de-l’Outaouais, précité, rendu le même jour que la décision dont appel, tant le juge Zerbisias (ad hoc), à la p. 107, que le juge LeBel, à la p. 110, ont conclu que le lien de droit requis pour l’application de l’art. 45 peut être imposé par le législateur lorsqu’il prévoit la succession d’une organisation municipale à une autre. Cependant, de façon générale, l’intervention d’un accord de volonté entre les employeurs qui se succèdent sera nécessaire, comme l’a déterminé l’arrêt Bibeault et la jurisprudence subséquente du Tribunal du travail. En l’espèce, la rétrocession de l’entreprise résulte précisément de cet accord de volonté. Le caractère temporaire de la concession effectuée en faveur de Moderne ne peut nous permettre aucune autre conclusion.
92 En somme, l’interprétation que fait le Tribunal du travail de l’exigence d’un lien de droit entre employeurs successifs et de son application aux situations où le donneur d’ouvrage est visé par une accréditation constitue un exercice raisonnable de sa compétence spécialisée. L’approche du tribunal ne contredit pas l’arrêt Bibeault et se situe clairement dans les limites de sa compétence, puisqu’elle vise à donner effet à l’objet de l’art. 45 tout en tenant compte des réalités commerciales qu’il vise. La théorie de la rétrocession permet en effet d’éviter que des employeurs puissent se libérer de façon permanente des accréditations les visant par le biais de simples concessions temporaires, ce qui serait contraire aux objets de l’art. 45. Dans la décision dont appel, le juge LeBel écrit à la p. 72 :
De plus, sur le plan de la politique d’application de la législation du travail, le rejet du principe de rétrocession et de transmissions successives aurait des conséquences potentiellement graves sur la stabilité des accréditations et l’objectif de maintien recherché par l’application du Code du travail. Il permettrait, en effet, à des employeurs de se débarrasser des accréditations et des conventions collectives par la concession successive d’entreprise (voir Conciergerie C.D.J. (Québec) inc. c. Fraternité canadienne des cheminots, employés de transports et autres ouvriers, section locale 277, T.T. Québec 200-28-000007-92, le 2 juin 1992 (D.T.E. 92T-1043), p. 28 du jugement; voir Syndicat des travailleurs du Holiday Inn Ste-Foy (C.S.N.) c. Prime Hospitality Inc., [1991] T.T. 40, 46).
93 C’est d’ailleurs ces motifs qu’invoque en l’espèce le juge Prud’homme, aux p. 501-502, lorsqu’il conclut que l’arrêt Bibeault n’a pas énoncé qu’un donneur d’ouvrage visé par une accréditation peut s’en libérer en concédant son entreprise à deux sous-traitants de façon successive. Une telle approche entraînerait selon le juge Prud’homme une « précarité de l’accréditation » et une « stérilisation indéfendable de l’article 45 » que notre Cour n’aurait pu avoir l’intention de créer.
94 Par ailleurs, la jurisprudence que notre Cour a rendue depuis l’arrêt Bibeault, est venue confirmer que la présence d’un transfert d’entreprise doit s’analyser en vertu de critères souples, qui sont en majeure partie laissés à l’appréciation des tribunaux administratifs compétents. Dans l’arrêt Ajax, précité, le juge en chef McLachlin écrit, au par. 2 :
À mon avis, le lien historique et fonctionnel qui existe entre Charterways et la ville d’Ajax constitue un élément de preuve sur lequel la Commission pouvait raisonnablement fonder sa conclusion à l’existence de l’obligation du successeur. Je conviens avec le juge Goudge que la conclusion de la Commission n’était pas «clairement irrationnelle».
Le juge Goudge, dont les motifs ont été confirmés entièrement par la majorité de notre Cour, indiquait, à la p. 432 :
[traduction] La conclusion selon laquelle les faits réunis constituent une vente aux termes de l’art. 64 n’est pas «clairement irrationnelle». Elle ne permet pas de donner à cet article une interprétation manifestement déraisonnable. La définition de la loi est englobante: « vend » s’entend en outre des termes « loue » et « transfère », et de « tout autre mode d’aliénation ». Compte tenu de l’objet réparateur de l’art. 64, c’est‑à‑dire de conserver les droits de négociation, cette définition doit être interprétée de façon large et libérale. Qui plus est, il n’est nullement exigé que l’aliénation d’une entreprise adopte une forme juridique particulière ou procède d’un acte juridique. Dans l’arrêt W. W. Lester, précité, aux pp. 674 et 675, le juge McLachlin précise:
. . .
En accord avec la fin visée par les dispositions sur l’obligation du successeur — protéger la permanence des droits de négociation — les commissions du travail ont donné à l’expression « aliénation » une interprétation large embrassant pratiquement tout mode de transfert, sans se fonder sur la forme juridique particulière des opérations commerciales. Comme l’a expliqué la Commission de l’Ontario dans l’affaire United Steelworkers of America v. Thorco Manufacturing Ltd. (1965), 65 CLLC ¶ 16,052, une définition extensive correspond au but de la disposition — conserver les droits de négociation peu importe la forme juridique de l’opération qui les met en péril. [Je souligne.]
Ainsi, même en l’absence d’un acte juridique formel de transfert, notre Cour a conclu qu’il n’était pas manifestement déraisonnable de prononcer le transfert de l’accréditation. La relation commerciale particulière qui existait entre les employeurs successifs était suffisante pour permettre à la Commission de conclure qu’une partie de l’entreprise avait été transférée.
95 De plus, comme le souligne le juge McLachlin dans l’affaire Lester, précitée, p. 675, il a été décidé dans l’arrêt Banque Nationale du Canada c. Union internationale des employés de commerce, [1984] 1 R.C.S. 269, qu’une disposition semblable à l’art. 45 du Code du travail, soit l’art. 144 du Code canadien du travail, S.R.C. 1970, ch. L-1, qui définissait la « vente » comme incluant « la location, le transfert et tout autre acte d’aliénation de l’entreprise », pouvait aussi s’appliquer à un cas de fusion entre deux succursales d’une même banque, la succursale syndiquée ayant été fermée et ses opérations transférées à une succursale non syndiquée. Alors même que la disposition en cause ne mentionnait pas la fusion ou les changements effectués à l’intérieur d’une entreprise, notre Cour a jugé que les termes « transfert » et « tout autre acte d’aliénation » pouvaient inclure le cas sous étude.
96 Dans ces circonstances, il me semble clair que le Tribunal du travail pouvait raisonnablement conclure, dans la présente affaire, qu’Ivanhoe avait repris la responsabilité de son entreprise à l’expiration du contrat avec Moderne et se trouvait de nouveau visée par l’accréditation. L’absence d’acte formel d’aliénation à l’expiration de la concession en faveur de Moderne ne constitue pas un obstacle insurmontable au transfert de l’accréditation, puisque la concession d’entreprise entraînant l’application de l’art. 45 peut prendre différentes formes juridiques. En l’espèce, l’entreprise a été transférée par le biais d’une rétrocession sur laquelle les parties s’étaient entendues à l’avance au moment de déterminer la durée de la concession.
97 Par ailleurs, le professeur Barré, loc. cit., p. 223-229, considère que la théorie de la rétrocession ne contredit pas l’arrêt Bibeault et constitue une approche logique qui permet de maintenir la stabilité des rapports collectifs de travail. La rétrocession est aussi acceptée par l’auteur R. P. Gagnon, qui indique, dans Le droit du travail du Québec : pratiques et théories (4e éd. 1999), p. 338 :
L’aliénation et, souvent, la concession de l’entreprise peuvent éventuellement donner lieu à sa rétrocession. En présence d’une accréditation qui lie l’employeur cédant et qui se trouve transmise par l’article 45 chez un nouvel employeur, la fin de la concession ramènera les activités concédées sous le couvert de l’accréditation qui les visait originellement. Une aliénation ou une concession ultérieure à un autre exploitant déclenchera une nouvelle application de l’article 45 entre le cédant et ce dernier. [Je souligne.]
98 Pour donner effet à l’objet de l’art. 45 face à des concessions temporaires d’entreprise, le Tribunal du travail a élaboré le concept de l’employeur potentiel, lié à celui de la rétrocession. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que le donneur d’ouvrage reprenne, dans les faits, l’exploitation de la partie d’entreprise concédée pour qu’une nouvelle concession puisse entraîner l’application de l’art. 45. Le simple fait de détenir le pouvoir juridique d’exploiter l’entreprise, jumelé à la présence d’une accréditation visant au départ le donneur d’ouvrage, suffit. Il s’agit d’une approche qui permet d’adapter l’art. 45 aux situations concrètes qu’il vise. Ce type de raisonnement n’est d’ailleurs pas nouveau en droit civil québécois. Il existe en effet de nombreuses fictions juridiques créées expressément par la loi, par exemple dans les institutions civilistes de la substitution (voir les art. 1218-1255 C.c.Q. et G. Brière, Donations, substitutions et fiducie (1988), p. 221-264) et de la stipulation pour autrui (voir les art. 1444-1450 C.c.Q. et J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, Les obligations (5e éd. 1998), p. 386-393).
99 D’autres fictions juridiques ont été créées, totalement ou partiellement, par les tribunaux. Par exemple, dans l’arrêt General Motors Products of Canada Ltd. c. Kravitz, [1979] 1 R.C.S. 790, notre Cour a jugé que la garantie de qualité du vendeur constituait un accessoire du bien et était transmise avec lui lors des ventes successives. Ainsi, le sous-acquéreur d’un bien peut invoquer la garantie contractuelle de qualité à l’encontre du fabricant, alors même qu’il n’a pas contracté directement avec lui (voir P.-G. Jobin, La vente dans le Code civil du Québec (1993), p. 138-143; J. Edwards, La garantie de qualité du vendeur en droit québécois (1998), p. 71-83). Autrement, une telle garantie n’aurait pu valoir qu’entre les parties contractantes, en vertu du principe de la relativité des contrats, portant que les contrats ne peuvent avoir d’effet quant aux tiers (art. 1440 C.c.Q.). Grâce au principe établi dans l’arrêt Kravitz, aujourd’hui codifié à l’art. 1442 C.c.Q., la garantie contractuelle de qualité peut remplir adéquatement sa fonction de protection de l’acquéreur d’un bien.
100 En droit des personnes, notre Cour a indiqué, dans l’arrêt Montreal Tramways Co. c. Léveillé, [1933] R.C.S. 456, qu’un enfant né vivant et viable pouvait poursuivre en son nom propre la personne lui ayant causé un dommage pendant la grossesse, alors même qu’en droit civil, la personnalité juridique ne peut exister qu’à partir de la naissance (voir aussi Dobson (Tuteur à l’instance de) c. Dobson, [1999] 2 R.C.S. 753, par. 13-18). Notre Cour a alors reconnu l’existence du principe de droit civil voulant que, lorsque l’enfant naît vivant et viable, sa personnalité juridique rétroagit au jour de la conception, par le biais d’une fiction juridique qui n’opère qu’en faveur de l’enfant et ne peut jamais être invoquée contre lui (voir É. Deleury et D. Goubau, Le droit des personnes physiques (2e éd. 1997), p. 11-17). Ce principe est expressément reconnu par le législateur dans certains domaines, comme ceux des successions (art. 617 C.c.Q.), des substitutions (art. 1242 C.c.Q.), des fiducies (art. 1279 C.c.Q.), des donations (art. 1814 C.c.Q.) et de l’assurance de personnes (art. 2447 C.c.Q.). Dans l’arrêt Montreal Tramways, précité, notre Cour a reconnu que, même en l’absence de codification générale de la règle, la personnalité juridique peut rétroagir au jour de la conception chaque fois que l’intérêt d’un enfant né vivant et viable l’exige.
101 Ce bref survol de quelques-unes des fictions juridiques qui font partie du droit civil nous permet de constater que, lorsqu’il a élaboré la théorie de la rétrocession, le Tribunal du travail s’est non seulement conformé à une approche pragmatique et fonctionnelle permettant de donner effet à l’objet de l’art. 45, mais a aussi adopté une approche civiliste pour déterminer les effets des concessions successives d’entreprise. Le Tribunal du travail a donc su respecter le contexte plus large dans lequel il doit fonctionner, s’inspirant du système de droit particulier en vigueur au Québec, d’où les concepts de l’aliénation et de la concession d’entreprise employés à l’art. 45 sont tirés, comme l’a clairement expliqué le juge Beetz dans l’arrêt Bibeault, précité, p. 1097 et 1112-1113.
(b) Le sort de la convention collective
102 De façon générale, une décision constatant la présence d’une aliénation ou d’une concession d’entreprise entraînera le transfert à la fois de la convention collective et de l’accréditation. En effet, l’art. 45 vise à protéger non seulement des droits collectifs de négociation, mais aussi, lorsque les circonstances le permettent, les droits individuels des salariés au maintien de leurs conditions de travail. Dans l’arrêt Adam, précité, p. 694-695, le juge Chouinard décrit, au nom de la Cour, les buts recherchés par l’art. 45 (alors l’art. 36) :
Il n’en reste pas moins que l’accréditation et la convention confèrent aussi des droits aux salariés eux-mêmes et rien dans le texte de l’art. 36 ne me paraît justifier l’affirmation que «la protection [. . .] est donnée à l’association de salariés uniquement».
. . .
L’article 36 cherche à favoriser la stabilité de l’emploi et à empêcher le dérèglement des relations du travail, ainsi qu’à protéger les droits de l’association de salariés et les droits de ceux-ci du fait d’un changement dans la direction ou l’organisation de l’entreprise . . . [Je souligne.]
La protection des droits des salariés sera le plus souvent assurée par le transfert au nouvel employeur de la convention collective garantissant les conditions de travail et la sécurité d’emploi.
103 En l’espèce, cependant, tant le commissaire que le Tribunal du travail ont refusé de transférer la convention collective signée avec Moderne aux nouveaux entrepreneurs. Comme on l’a vu, le Tribunal du travail juge que l’entreprise concédée aux entrepreneurs est celle d’Ivanhoe plutôt que celle de son sous-traitant. Il considère donc que la convention négociée avec Moderne est devenue caduque à l’expiration de son contrat et n’a pu être transférée aux nouveaux entrepreneurs. De plus, la dernière convention signée avec Ivanhoe expirait, selon sa clause 25.01, le 22 mai 1989. Ainsi, au moment de la nouvelle concession d’entreprise effectuée par Ivanhoe en faveur des entrepreneurs, le 1er septembre 1991, cette convention n’était plus en vigueur. Le Tribunal du travail a donc refusé de prononcer son transfert.
104 Par ailleurs, autant le Code du travail que la convention collective d’origine signée avec Ivanhoe contiennent des dispositions qui, au lieu de la faciliter, semblent compliquer la détermination du sort de la convention collective en cas de concession temporaire d’entreprise. La clause 25.02 de la convention prévoyait en effet que celle-ci demeurerait en vigueur durant les négociations relatives à son renouvellement, jusqu’à l’utilisation par l’une des parties du droit de grève ou de lock-out. L’article 59 du Code du travail, quant à lui, constitue un mécanisme légal qui assure le maintien des conditions de travail, à l’expiration d’une convention collective, pour une période dont la durée était déterminée, avant 1994, en fonction de l’acquisition du droit de lock-out et, depuis 1994, en fonction de l’exercice du droit à la grève ou au lock-out. Or, des références à la durée des négociations relatives au renouvellement, ainsi qu’à l’acquisition ou à l’exercice du droit au lock-out ou à la grève, ne peuvent viser qu’un employeur qui est effectivement en charge d’exploiter l’entreprise au moment de l’expiration de la convention et qui possède la faculté de négocier une nouvelle convention avec l’association de salariés. Ainsi, bien que ces dispositions puissent s’appliquer au sous-traitant en charge d’exploiter l’entreprise au moment de l’expiration de la convention, elles ne semblent pas conçues pour régir la situation du donneur d’ouvrage qui s’est départi temporairement du droit d’exploiter son entreprise et elles laissent donc entière la question de savoir quelle convention collective peut ou doit s’appliquer chez lui à l’expiration de la concession.
105 On saisit donc le dilemme auquel faisait face le Tribunal du travail en l’espèce. D’une part, le transfert de la convention collective signée avec Moderne peu avant l’expiration de son contrat permettrait à un entrepreneur d’imposer des conditions de travail à l’un de ses concurrents, sans qu’aucun transfert d’entreprise n’intervienne entre eux. D’autre part, le transfert de la convention originellement signée par Ivanhoe entraînerait l’application de conditions de travail périmées, contenues dans une entente négociée plusieurs années auparavant et censée ne durer que trois ans. L’application des mécanismes de maintien des conditions de travail, quant à elle, ne serait possible que si la réalité des événements survenus et de la situation effectivement en place dans l’entreprise était ignorée, et conduirait aussi au maintien de conditions périmées que ni le législateur ni les parties n’avaient voulu prolonger pour une durée aussi importante. Finalement, l’absence de convention collective prive les salariés de toute protection non seulement de leurs conditions de travail, mais de leur emploi au sein de l’entreprise, ce qui nuit à la réalisation complète des objets de l’art. 45.
106 Conscient des difficultés particulières que le transfert d’accréditations et de conventions collectives entraîné par l’aliénation ou la concession d’une entreprise pouvait poser, le législateur a doté les instances spécialisées en droit du travail d’un pouvoir très étendu pour façonner des solutions adaptées à chaque cas. L’article 46 du Code du travail, en plus de conférer au commissaire du travail la compétence exclusive de décider de l’applicabilité de l’art. 45, lui donne aussi le pouvoir de « régler toute difficulté découlant de l’application de cet article ». Ce pouvoir, qui existait déjà avant les amendements apportés en 1990 à l’art. 46, est décrit en ces termes par Gagnon, op. cit., p. 346 :
L’article 46 confère une discrétion quasi illimitée aux commissaires du travail et au Tribunal du travail dans le choix des solutions à apporter aux difficultés engendrées par l’application de l’article 45, en vue d’assurer la paix industrielle dans le respect du droit d’association des salariés et dans le cadre de rapports collectifs du travail cohérents. Ce pouvoir peut aller jusqu’à redéfinir les accréditations ou en annuler et à modifier ou harmoniser les conventions collectives, notamment en fusionnant et en réaménageant des listes d’ancienneté. [Je souligne.]
107 La Cour d’appel du Québec, dans l’arrêt Distribution Réal Chagnon inc. c. Prud’homme, J.E. 90-1027, a d’ailleurs reconnu qu’en vertu de l’art. 46, le commissaire du travail avait le pouvoir d’intégrer des anciens salariés de l’entreprise cédée à la liste d’ancienneté tenue chez le nouvel employeur. Dans l’arrêt Syndicat des employés de coopératives d’assurance-vie c. Les Coopérants, [1991] R.J.Q. 1248, la Cour d’appel a aussi jugé qu’en vertu de l’art. 46, le Tribunal du travail pouvait fusionner des unités de négociation et modifier les accréditations en conséquence. Cependant, dans cette affaire, la décision du tribunal a dû être évoquée parce qu’il n’était pas saisi de cette question, aucun appel de la décision du commissaire n’ayant été logé à ce sujet.
108 Depuis plusieurs années, le Tribunal du travail utilise les pouvoirs que lui confère l’art. 46 pour régler de façon réaliste et appropriée les difficultés qui résultent de l’application de l’art. 45. Ainsi, une convention collective a été modifiée pour que les années de service d’un salarié provenant d’une entreprise non syndiquée, fusionnée avec une entreprise syndiquée, puissent être reconnues, ce qui permettait à ce salarié de postuler conformément à la convention pour l’emploi qu’il occupait déjà depuis 20 ans (Emballages industriels Vulcan ltée c. Syndicat des travailleurs de l’énergie et de la chimie, section locale 106, [1991] T.T. 29). Des listes d’ancienneté provenant de conventions collectives multiples ont aussi été intégrées selon des méthodes adaptées à chaque cas d’espèce (voir Syndicat des salariées et salariés cléricaux et techniques de l’amiante c. LAB, société en commandite, D.T.E. 94T-13 (T.T.), requête en évocation rejetée, C.S. Québec, no 200-05-003286-932, 23 février 1994; Groupe des ex-salariés de Transbéton c. Groupe des ex-salariés de Transmix, [1999] R.J.D.T. 513 (T.T.); Syndicat des travailleurs de S.O.S. c. Syndicat international des travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 502, [1992] T.T. 109) et des critères permettant de déterminer quels salariés conserveraient leur emploi dans la nouvelle entreprise née de la fusion de plusieurs établissements ont été élaborés (Union internationale des travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 301 W c. Brasserie Molson-O’Keefe, D.T.E. 91T-914 (T.T.)).
109 Les commissaires et le Tribunal du travail ont aussi été appelés à choisir, dans des cas où plusieurs conventions collectives étaient applicables, lesquelles devraient être maintenues ou annulées (Syndicat national des employés de l’alimentation en gros de Québec inc. c. Épiciers unis Métro-Richelieu inc., D.T.E. 85T-114 (T.T.); Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau, section locale 57 c. Centre financier aux entreprises du Sud-Ouest de Montréal, D.T.E. 2000T-113 (T.T.)). De plus, tant la Cour supérieure (Metro Capital Group ltée c. Hamelin, [2000] R.J.D.T. 491, p. 495-496, en appel, C.A. Montréal, no 500-09-009625-005) que le Tribunal d’arbitrage (Syndicat national des employés de l’alimentation en gros de Québec inc. c. Épiciers unis Métro-Richelieu inc., [1987] T.A. 333, p. 338-339) ont reconnu la compétence exclusive du commissaire de modifier des conventions collectives pour régler des difficultés résultant de l’application de l’art. 45.
110 Par ailleurs, le Tribunal du travail a souvent dû prononcer, en vertu de l’art. 46, la fusion de plusieurs accréditations, qu’elles soient ou non détenues par des syndicats différents. En pareils cas, le tribunal a été appelé à choisir l’accréditation à conserver ou à prévoir les modalités d’un vote permettant aux salariés visés d’exprimer leur volonté à cet égard (voir Syndicat des employés de la Commission scolaire des Deux-Rives c. Commission scolaire de la Jonquière, [1990] T.T. 419; Syndicat des professionnels et des techniciens de la santé du Québec c. Syndicat des employés du C.L.S.C. de la Guadeloupe, D.T.E. 86T-759 (T.T.); Syndicat des employés du Carrefour des jeunes de Montréal c. Union des employés de service, section locale 298, [1990] T.T. 398; Centrale des unions indépendantes de l’industrie de l’automobile c. Fraternité canadienne des cheminots, employés du transport et autres ouvriers, section locale 300, [1982] T.T. 340; Rothmans, Benson & Hedges inc. c. Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 501, D.T.E. 87T-976 (T.T.); Syndicat québécois des employées et employés de service, section locale 298 c. Syndicat des employées et employés des services sociaux du Centre jeunesse Laval, [2001] R.J.D.T. 134.
111 Comme le démontrent ces exemples, la nécessité de modifier des conventions collectives ou de refuser leur transfert s’est présentée dans divers contextes, entre autres lorsque l’employeur acquéreur était déjà lié par une convention collective et une liste d’ancienneté, et cette nécessité n’est pas uniquement le résultat de l’application de la théorie de la rétrocession, qui ne constitue qu’une situation parmi d’autres pouvant exiger l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par l’art. 46. En ce sens, je ne peux, avec respect, souscrire à l’opinion que le juge Bastarache émet au par. 159, selon laquelle la décision des instances spécialisées de refuser le transfert des conventions collectives en l’espèce démontrerait le caractère artificiel de la théorie de la rétrocession ou l’absence de concession véritable d’entreprise dans la présente affaire.
112 Ainsi, face à une situation comme celle de l’espèce où des conventions multiples, dont l’une a été signée avec un sous-traitant et une autre est vraisemblablement expirée, pourraient régir les rapports de travail au sein de l’entreprise et où par contre des salariés risquent de perdre toute protection syndicale si aucune convention, même modifiée, ne leur est applicable, le commissaire du travail peut choisir parmi une gamme de solutions, qu’il peut aussi lui-même créer, pour régler de la façon qu’il considère la plus appropriée dans les circonstances les difficultés complexes qui se présentent.
113 Par exemple, la convention signée avec Moderne aurait pu être transférée aux nouveaux employeurs avec une nouvelle date d’expiration fixée au jour du transfert, pour permettre le maintien des emplois et des conditions de travail uniquement pour la période de négociations. De même, la date d’expiration de la convention signée avec Ivanhoe aurait pu être modifiée pour assurer le maintien des emplois pendant les négociations menant à la conclusion d’une nouvelle convention. S’il l’avait jugé approprié, le commissaire aurait aussi pu ne prononcer le transfert que de la partie de l’une ou l’autre convention portant sur la sécurité d’emploi, pour une période limitée permettant aux parties de s’entendre sur une nouvelle convention sans que les salariés puissent être congédiés impunément. Finalement, il était aussi possible de décider, comme l’a fait le commissaire en l’espèce, qu’aucune des conventions ne serait transférée. Cette dernière solution aurait d’ailleurs aussi pu être retenue dans l’affaire Sept-Îles, précitée, où des préoccupations relatives à l’application des conventions collectives municipales à des sous-traitants avaient été soulevées.
114 Dans tous les cas, il revient aux tribunaux spécialisés, à qui le législateur a conféré le large pouvoir discrétionnaire de régler les difficultés découlant de l’application de l’art. 45, de choisir la solution appropriée. La détermination des aménagements qui permettront le mieux de maintenir l’équilibre dans les rapports collectifs de travail relève de l’expertise particulière de ces instances. Comme l’indique le juge LeBel, à la p. 75 de la décision dont appel :
Le syndicat plaide alors que le commissaire et le Tribunal du travail ne possédaient aucune discrétion judiciaire et ne détenaient que le pouvoir de constater la transmission de l’accréditation et de la convention collective. Cette position néglige le caractère de la convention collective comme acte du concessionnaire. Elle sous-estime aussi, peut-être, l’impact des amendements de 1990, qui élargissent les pouvoirs du commissaire du travail pour statuer à la fois sur l’applicabilité et l’application de l’article 45 C.tr. et pour prescrire les mesures qui peuvent apparaître opportunes, afin de prévenir des conséquences qui pourraient apparaître incompatibles avec un aménagement correct des rapports collectifs de travail dans ces situations de concession d’entreprise. [Je souligne.]
115 En l’espèce, la décision du commissaire et du Tribunal du travail n’est pas manifestement déraisonnable. Elle permet aux nouveaux employeurs, liés par l’accréditation, d’entamer des négociations avec l’association de salariés sans être liés par une convention signée par un de leurs concurrents ou par une convention devenue périmée. La solution retenue comporte certes des désavantages, dont le plus important s’est traduit par la mise à pied des 80 salariés réguliers et des 30 salariés à temps partiel qui étaient affectés à l’entretien des édifices d’Ivanhoe, mais l’on ne peut pour autant affirmer que le Tribunal du travail n’avait pas le pouvoir de refuser de prononcer le transfert, avec ou sans modification, d’une convention.
116 Le fait qu’il existe d’autres solutions que le commissaire aurait pu adopter en l’espèce, dont certaines auraient permis aux salariés de conserver leur emploi, ne saurait suffire pour justifier la révision judiciaire. Au contraire, la reconnaissance par le législateur et les tribunaux de la multiplicité de solutions qui peuvent être apportées à un différend constitue l’essence même de la norme de contrôle du manifestement déraisonnable, qui perdrait tout son sens si l’on devait juger qu’une seule solution est acceptable. Comme l’écrivait le juge L’Heureux-Dubé, au nom de notre Cour, dans l’affaire Domtar, précitée, p. 771 :
Une conclusion initiale à l’effet que le législateur admet, aux fins du contrôle judiciaire, plusieurs lectures possibles et rationnelles d’une même disposition législative devient, par là, capitale. Tout en constituant le point de départ nécessaire d’un débat portant sur le pouvoir de contrôle et de surveillance des cours de justice, ce constat représente le fil directeur à l’aide duquel l’opportunité d’un contrôle judiciaire doit, en définitive, être analysée. [Je souligne.]
117 Le législateur québécois a choisi de confier le règlement des difficultés résultant de l’application de l’art. 45 du Code du travail aux commissaires et au Tribunal du travail. Il s’agit de questions que ces instances doivent solutionner sur une base quotidienne et qui se situent au cœur de leur compétence spécialisée. Étant donné que les principes appliqués ne créent pas d’absurdité, la révision judiciaire ne sera appropriée qu’en cas de résultats clairement irrationnels. En l’espèce, la Cour supérieure et la Cour d’appel ont eu raison de ne pas intervenir pour modifier la solution retenue par le commissaire et le Tribunal du travail.
D. La requête en révocation d’accréditation
118 À la suite de la concession aux quatre nouveaux entrepreneurs de la partie de son entreprise consacrée à l’entretien ménager, Ivanhoe a cherché à obtenir la révocation de l’accréditation qui la visait. Au moment où cette requête a été présentée, les deux premiers alinéas de l’art. 41 du Code du travail, qui permet de révoquer une accréditation dans certaines circonstances, se lisaient comme suit :
41. Un commissaire du travail peut, au temps fixé au paragraphe c ou d de l’article 22, et le cas échéant à l’article 111.3, révoquer l’accréditation d’une association qui :
a) a cessé d’exister, ou
b) ne groupe plus la majorité absolue des salariés qui font partie de l’unité de négociation pour laquelle elle a été accréditée.
Malgré le troisième alinéa de l’article 32, un employeur peut, dans le délai prévu à l’alinéa précédent, demander au commissaire du travail de vérifier si l’association existe encore ou si elle représente encore la majorité absolue des salariés qui font partie de l’unité de négociation pour laquelle elle a été accréditée.
119 N’employant plus de salariés depuis plusieurs années déjà, Ivanhoe prétend que l’association ne pouvait plus représenter la majorité des salariés membres de l’unité de négociation. Le Tribunal du travail a plutôt considéré qu’un donneur d’ouvrage ayant concédé son entreprise sur une base temporaire ne peut obtenir la révocation de l’accréditation le visant pendant la durée de la concession. Autrement, la requête en révocation d’accréditation permettrait de contourner l’application de l’art. 45 aux concessions successives d’entreprise, puisque le donneur d’ouvrage ne serait plus visé, à l’expiration de la concession, par une accréditation pouvant bénéficier à ses salariés s’il reprenait l’exploitation de son entreprise ou pouvant être transférée à un autre employeur s’il optait pour une nouvelle concession d’entreprise.
120 Dans l’arrêt Entreprises Rolland Bergeron inc. c. Geoffroy, [1987] R.J.Q. 2331, la Cour d’appel du Québec a jugé qu’il était déraisonnable de nier à un employeur l’intérêt requis pour présenter une requête en révocation d’accréditation au seul motif qu’il n’avait plus de salariés et ne serait plus, en conséquence, un employeur au sens du Code du travail. Le fait que le nom de l’employeur apparaisse au certificat d’accréditation, comme c’est le cas pour Ivanhoe en l’espèce, est donc suffisant pour lui permettre de présenter une requête en révocation. Le juge Prud’homme, dans la présente cause, a d’ailleurs accepté ce principe, aux p. 603-604, reconnaissant explicitement qu’Ivanhoe avait le droit de soumettre sa requête malgré l’absence de salariés. Cependant, le simple fait de déclarer qu’une partie possède l’intérêt requis pour présenter une requête ne signifie pas que cette demande doive être accordée sur le fond. Si la Cour d’appel a clairement déclaré que l’absence de salariés ne peut priver un employeur du droit de présenter une requête, elle n’a jamais affirmé qu’elle devait nécessairement entraîner la révocation de l’accréditation.
121 L’affaire Bergeron, précitée, portait sur une objection préliminaire, accueillie par le commissaire, alléguant que l’absence de salariés empêchait l’employeur de présenter une requête en révocation et d’être entendu. Au plus peut-on affirmer, à la suite de cette décision, que l’absence de salariés ne pourra constituer le seul motif de rejet d’une requête en révocation. Dans la présente affaire, le juge Prud’homme affirme, à la p. 606, qu’il serait impossible d’accorder la requête en révocation d’Ivanhoe puisqu’en l’absence de salariés, il n’est pas possible de les compter pour déterminer si le syndicat représente toujours la majorité des salariés de l’unité de négociation. Cette approche semble aller à l’encontre des principes élaborés dans l’affaire Bergeron, puisqu’elle ferait reposer le rejet de la requête uniquement sur l’absence de salariés. Cependant, le juge Prud’homme fonde aussi sa décision sur le fait que l’absence de salariés, en l’espèce, résulte de la concession temporaire de l’entreprise, ce qui lui permet de conclure, aux p. 605-606, qu’il est préférable de vérifier le caractère représentatif de l’association de salariés auprès de l’employeur qui exploite effectivement l’entreprise et d’éviter de permettre à un donneur d’ouvrage de se débarrasser d’une accréditation de façon permanente en concédant l’exploitation de son entreprise sur une base temporaire. À mon avis, un tel principe ne va pas à l’encontre de la jurisprudence de la Cour d’appel.
122 En l’espèce, le commissaire et le tribunal faisaient face à une situation bien différente de celle qui s’était présentée dans l’affaire Bergeron, précitée. Dans cette affaire, deux entreprises avaient été transférées à l’employeur requérant, qui avait hérité par la même occasion des accréditations. Un an plus tard, il présentait une requête en révocation indiquant que les associations ne représentaient pas la majorité de ses salariés, puisqu’il n’en employait aucun. C’est dans ce contexte que la Cour d’appel a conclu que l’absence de salariés ne pouvait empêcher l’employeur de présenter sa requête. Ainsi, dans l’affaire Bergeron, l’absence de salariés ne résultait pas d’une concession par un donneur d’ouvrage de son entreprise. Au contraire, c’était le concessionnaire chargé d’exploiter l’entreprise au moment de la requête qui n’avait plus de salariés et cherchait à obtenir la révocation des accréditations le visant.
123 De plus, contrairement à ce qu’affirme le juge Bastarache aux par. 178-179, je ne pense pas que le fait de reconnaître qu’Ivanhoe possède l’intérêt requis pour présenter une requête en révocation signifie que l’on considère Ivanhoe comme un employeur actuel. Au contraire, la Cour d’appel a clairement indiqué, dans l’affaire Bergeron, précitée, p. 2334, que le simple fait que le nom d’un employeur apparaisse au certificat d’accréditation suffit en soi pour lui conférer l’intérêt requis pour demander la révocation. D’ailleurs, dans l’affaire Bergeron, l’employeur requérant ne pouvait, dans les faits, être considéré comme un employeur actuel au moment où il a présenté sa requête, puisqu’il n’employait plus de salariés et que rien n’indiquait que cette situation pouvait être temporaire. La Cour d’appel a donc en fait décidé, avec raison à mon avis, qu’un employeur, qu’il soit un ancien employeur ou un employeur actuel, peut demander la révocation d’une accréditation si son nom apparaît au certificat. Il reviendra ensuite au Tribunal du travail de déterminer si la révocation doit être accordée en tenant compte, notamment, des raisons pour lesquelles un ancien employeur n’emploie plus de salariés. Ainsi, puisque le fait de reconnaître qu’un employeur possède l’intérêt requis pour présenter une requête en révocation n’équivaut pas à considérer qu’il constitue un employeur actuel, il n’existe aucune contradiction, à mon avis, lorsque le tribunal tient compte, au moment de déterminer le sort de la requête, du fait qu’un ancien employeur puisse reprendre dans l’avenir le contrôle de son entreprise.
124 Dans les cas où, comme en l’espèce, l’absence de salariés résulte d’une concession temporaire d’entreprise, le Tribunal du travail a élaboré des principes pour disposer des requêtes en révocation d’accréditation qui tiennent compte de la réalité qui a cours dans l’entreprise. Contrairement à la position adoptée par le juge LeBel à la p. 76 de la décision dont appel, le tribunal considère qu’un employeur n’ayant plus de salariés possédera toujours l’intérêt requis pour demander la révocation de l’accréditation, mais que cette requête pourra être rejetée sur le fond lorsque l’entreprise est en fait exploitée par un tiers, chez qui l’accréditation est temporairement en vigueur. En pareil cas, le tribunal juge que le concessionnaire chargé d’exploiter l’entreprise pour la période pertinente doit être celui qui présente la requête en révocation d’accréditation (voir par exemple Ville de Brossard, précité).
125 S’il est raisonnable de conclure qu’un employeur ne saurait se défaire d’une accréditation par le truchement d’une concession temporaire d’entreprise, il peut être tout aussi approprié de lui refuser la révocation de l’accréditation pendant la durée de cette concession, au motif que l’absence de salariés résulte précisément de cette transmission temporaire de l’entreprise. Une telle approche permet une application cohérente des art. 41 et 45 du Code du travail aux situations de concession temporaire.
126 Le Tribunal du travail aurait aussi pu juger que l’accréditation est réellement transférée aux sous-traitants pour la durée de la concession, sans demeurer en suspens chez le donneur d’ouvrage, et que la rétrocession constitue en fait une nouvelle concession au sens de l’art. 45, sur laquelle les parties se sont entendues à l’avance, entraînant le retour de l’accréditation chez Ivanhoe à l’expiration de la concession. Dans les cas où, comme en l’espèce, le donneur d’ouvrage est à l’origine visé par une accréditation et possède donc une entreprise aux fins de l’art. 45, il est tout à fait possible de concevoir que l’accréditation suit réellement l’entreprise et que la rétrocession constitue simplement une concession d’entreprise que les parties ont prévue à l’avance et qui entraîne une nouvelle application de l’art. 45, au même titre que toute concession d’entreprise. En pareils cas, le Tribunal du travail pourrait juger approprié de révoquer l’accréditation qui vise le donneur d’ouvrage pendant la durée de la concession, puisqu’à son expiration, il reprendra l’entreprise par le biais de la rétrocession, et recevra ainsi l’accréditation qui vise son sous-traitant. Cependant, il revient au commissaire et au Tribunal du travail de décider de la solution appropriée et l’existence d’autres solutions ne saurait en soi justifier la révision judiciaire.
127 En l’espèce, on ne saurait affirmer que l’approche adoptée par le commissaire et le Tribunal du travail est manifestement déraisonnable ou contraire à la jurisprudence de la Cour d’appel du Québec. Le Tribunal du travail, agissant dans les limites de sa compétence, a élaboré des critères rationnels permettant de déterminer auprès de quel employeur, en cas de concession temporaire d’entreprise entraînant l’application de l’art. 45, doit se faire la vérification du caractère représentatif du syndicat pour déterminer si l’accréditation doit être révoquée. Le donneur d’ouvrage demeure libre de demander la révocation s’il reprend le contrôle de son entreprise, mais pour la durée de la concession, c’est plutôt le concessionnaire, effectivement visé par l’accréditation, qui doit présenter la requête s’il juge que l’association ne représente plus la majorité des salariés de l’unité de négociation.
128 Par ailleurs, le commissaire et le tribunal ont rejeté la requête d’Ivanhoe sur le fond, et non parce qu’elle aurait été, comme le prétend le syndicat, présentée hors délai. En vertu de l’art. 41, la requête en révocation peut être présentée « au temps fixé au paragraphe c ou d de l’article 22 ». En 1992, ces paragraphes indiquaient :
22. L’accréditation peut être demandée
. . .
c) après six mois de l’expiration des délais prévus à l’article 58, à l’égard d’un groupe de salariés pour lesquels une convention collective n’a pas été conclue, ou pour lesquels un différend n’a pas été soumis à l’arbitrage ou ne fait pas l’objet d’une grève ou d’un lock-out permis par le présent code;
d) du quatre-vingt-dixième au soixantième jour précédant la date d’expiration d’une convention collective ou de son renouvellement ou l’expiration d’une sentence arbitrale en tenant lieu.
L’article 58 stipulait :
58. Le droit à la grève ou au lock-out est acquis 90 jours après la réception par le ministre de la copie de l’avis qui lui a été transmise suivant l’article 52.1 ou qu’il est réputé avoir reçue suivant l’article 52.2, à moins qu’une convention collective ne soit intervenue entre les parties ou à moins que celles-ci ne décident d’un commun accord de soumettre leur différend à un arbitre.
En vertu de l’art. 52.2, le ministre était réputé avoir reçu copie de l’avis pertinent le jour de l’expiration de la convention collective. Il ressort de l’ensemble de ces dispositions qu’une requête en révocation peut être présentée lorsque que neuf mois ou plus se sont écoulés depuis l’expiration d’une convention collective et qu’une nouvelle convention n’est pas intervenue entre les parties.
129 Encore une fois, les concessions d’entreprise intervenues en l’espèce viennent modifier la situation habituelle, puisqu’il faut tout d’abord vérifier en vertu de quelle convention les délais doivent être calculés pour déterminer si la requête en révocation pouvait être présentée par Ivanhoe le 14 janvier 1992. La dernière convention collective signée avec Moderne le 29 août 1991 devait expirer le 22 mai 1994. Si cette convention devait fonder le calcul des délais, il est clair que la requête ne pouvait être présentée en janvier 1992, puisque la convention demeurait en vigueur. Cependant, comme on le sait, le commissaire et le tribunal ont déclaré cette convention caduque au jour de l’expiration du contrat de Moderne, le 31 août 1991. Si cette date devait être retenue comme l’expiration de la dernière convention, la requête ne serait pas non plus présentée dans les délais prescrits, puisque seulement quatre mois se seraient écoulés. De même, si l’on devait plutôt se fonder sur la convention signée par Moderne le 22 mai 1989, applicable jusqu’au 22 mai 1991, il aurait fallu attendre au moins jusqu’au 22 février 1992 pour présenter la requête. Par contre, si la dernière convention signée par Ivanhoe devait être considérée comme la seule pertinente dans le calcul des délais, la requête serait recevable, puisque la convention avait expiré le 22 mai 1989, soit plus de deux ans auparavant.
130 En l’espèce, le commissaire a rejeté l’argument du syndicat portant sur le non respect des délais. Il a donc accepté, implicitement, la position d’Ivanhoe selon laquelle le calcul des délais doit se fonder sur la dernière convention la visant et non sur celles que ses concessionnaires ont pu conclure. Ce faisant, le commissaire, puis le Tribunal du travail, prenaient une décision se situant entièrement dans les limites de leur compétence. Leur approche était de plus conforme aux principes élaborés par le tribunal voulant que les conventions collectives négociées par des sous-traitants ne puissent lier le donneur d’ouvrage. Cette approche pourrait aussi permettre à un employeur qui a aliéné son entreprise de façon permanente de voir l’accréditation le visant révoquée sans égard aux actes de son cessionnaire, si le commissaire le jugeait approprié. Cependant, bien qu’Ivanhoe ait présenté sa requête en temps opportun, le commissaire avait le pouvoir de la rejeter sur le fond parce que l’accréditation était en vigueur chez un autre employeur, son concessionnaire, de façon temporaire.
131 En somme, à propos de la révocation de l’accréditation comme à propos de l’application de l’art. 45, le Tribunal du travail a élaboré des principes qui permettent une application rationnelle du Code du travail et ne créent pas d’absurdité. Dans ces circonstances, il n’y a pas lieu pour les tribunaux d’intervenir pour modifier les conclusions des instances spécialisées et le rejet de la requête en révocation devrait être maintenu.
VI. Conclusion
132 Pour ces motifs, je rejetterais les appels, avec dépens.
Version française des motifs rendus par
133 Le juge Bastarache (dissident en partie) — Dans l’arrêt Ajax (Ville) c. TCA, section locale 222, [2000] 1 R.C.S. 538, 2000 CSC 23, notre Cour examinait récemment la question des dispositions relatives aux droits de succession d’entreprise en Ontario. À la différence des juges majoritaires selon lesquels les antécédents commerciaux entre employeurs successifs suffisent en soi pour établir l’existence du « lien organisationnel » requis pour que les dispositions relatives à la succession d’entreprise s’appliquent, j’ai conclu que l’application de ces dispositions était manifestement déraisonnable dans cette affaire.
134 L’arrêt Ajax marque une évolution importante de l’interprétation par notre Cour des dispositions relatives à la succession d’entreprise, étant donné notamment qu’il démontre que la Cour s’est éloignée de la conception de ces dispositions qu’elle avait adoptée auparavant dans les arrêts Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644, et U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048. Il peut être utile que j’explique la façon dont, à mon avis, l’opinion majoritaire dans l’arrêt Ajax a modifié la règle établie dans les arrêts Lester et Bibeault.
135 Dans l’arrêt Lester, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a affirmé que « même si l’existence de sociétés apparentées peut justifier l’adoption d’une attitude moins stricte à l’égard de la question de savoir si l’obligation du successeur s’applique, il n’en demeure pas moins que des liens intersociétés sans quelque élément de preuve d’une aliénation ne suffiront pas à entraîner l’application des dispositions sur l’obligation du successeur » (p. 681 (souligné dans l’original)). Dans cette affaire, la « seule existence de sociétés apparentées » (p. 683) était insuffisante pour déclencher l’application des dispositions relatives à la succession d’entreprise. La Cour a cependant jugé, dans l’arrêt Ajax, que les antécédents commerciaux constituaient en soi un lien suffisant.
136 Comme je l’ai souligné dans l’arrêt Ajax, par. 10, le juge Beetz avait dit, à la p. 1117 de l’arrêt Bibeault, au sujet des concepts de « l’aliénation et de la concession » figurant à l’art. 45 du Code du travail du Québec, L.R.Q., ch. C-27, qu’ils « reposent sur la transmission volontaire d’un droit: il importe donc de déterminer entre qui le concours de volonté doit se produire ». En d’autres termes, il devait exister entre les deux employeurs un lien de droit consensuel, et non pas un lien de droit déduit ou implicite. En établissant que les antécédents commerciaux peuvent constituer en soi un lien suffisant, la décision majoritaire rendue dans Ajax a annulé l’exigence d’un lien de droit strictement intentionnel et réciproque énoncée dans l’arrêt Bibeault. Il semble évident qu’on accepte désormais l’approche beaucoup plus large du lien déduit ou implicite, en partie pour dissiper la crainte que des relations commerciales préexistantes entre employeurs successifs n’indiquent l’existence d’une « opération factice » destinée à dispenser des obligations de négocier. Dans l’arrêt Ajax, même si rien n’indiquait l’existence d’une telle opération, les juges majoritaires étaient d’avis qu’à eux seuls les antécédents commerciaux pouvaient être considérés comme établissant l’existence d’un lien organisationnel suffisant. À mon avis, non seulement n’y a-t-il aucune preuve de l’existence d’une opération factice en l’espèce, mais encore rien n’indique l’existence de quelque opération que ce soit.
137 Dans la présente affaire, le contrat initial passé entre Ivanhoe, l’employeur appelant, et Moderne, son premier entrepreneur, a pris fin en 1991. Ivanhoe a ensuite établi un lien contractuel différent avec les quatre nouveaux entrepreneurs. Il n’y a jamais eu aucun lien — et il n’existe aucune preuve de l’existence de quelque relation que ce soit — entre la partie qui serait « le nouvel employeur » au sens de l’art. 45 du Code du travail du Québec, c’est‑à‑dire les quatre entrepreneurs, et la partie qui est « l’employeur précédent » au sens de cette disposition, c’est‑à‑dire Moderne. Il n’y a aucun « lien d’entreprise préexistant » ni aucun « antécédent commercial » entre Moderne et les quatre entrepreneurs. Comme le juge Beetz l’a précisé dans l’arrêt Bibeault, il s’agit d’une situation où « un entrepreneur perd son contrat au profit d’un autre entrepreneur avec lequel il n’a aucune relation » (p. 1061). Par conséquent, selon la règle modifiée par l’arrêt Ajax — voulant que le lien de droit entre employeurs successifs puisse résulter d’un simple lien historique et qu’il ne soit pas nécessaire que le transfert soit strictement consensuel ou fondé sur une intention commune — , les dispositions relatives à la succession d’entreprise ne doivent pas s’appliquer en l’espèce. Dans les présentes circonstances, l’exigence du lien de droit requis pour établir l’existence d’un lien organisationnel suffisant n’est pas respectée. Il n’y a tout simplement aucun lien entre les deux employeurs en l’espèce.
138 L’arrêt Ajax a considérablement assoupli l’exigence d’un lien de droit entre employeurs successifs, mais cette exigence existe toujours. En l’espèce, les juges majoritaires concluent que la disposition relative à la succession d’entreprise s’applique malgré l’absence de relation ou de lien entre Moderne et les quatre entrepreneurs. Je ne suis pas d’accord pour dire que le « lien » requis existe en l’espèce. J’estime, en outre, qu’on ne peut pas continuer de parler d’ « exigence » de lien quand, en réalité, rien n’est exigé.
139 L’arrêt Ajax n’a pas abordé deux autres points soulevés en l’espèce en ce qui concerne la question de savoir ce qui constitue ou ne constitue pas une interprétation manifestement déraisonnable de l’art. 45 : (i) la définition du terme « entreprise » figurant à l’art. 45, et (ii) le recours aux notions d’ « employeur potentiel » et de rétrocession. J’examine maintenant ces questions.
I. La définition du terme « entreprise » figurant à l’art. 45
140 L’approche adoptée par les juges majoritaires dans l’arrêt Ajax ne modifie pas la définition que donne l’arrêt Bibeault du terme « entreprise » figurant à l’art. 45. La conclusion tirée à ce sujet dans l’arrêt Bibeault est claire : pour l’application de l’art. 45, une entreprise ne saurait comprendre uniquement les travaux et les tâches que les salariés exécutaient pour l’employeur précédent, ni les fonctions qu’ils exerçaient pour lui. Pour que la disposition relative à la succession d’entreprise s’applique, il faut que quelque chose de plus soit vendu ou concédé.
141 Comme le juge Beetz l’a dit, à la p. 1101 :
Chaque entreprise est composée d’une série d’éléments différents qui constituent l’ensemble opérationnel de l’entreprise. Il va de soi qu’un de ces éléments est le travail effectué au sein de l’entreprise. Mais l’identité particulière de l’entreprise ressort également des éléments physiques, intellectuels, humains, techniques et juridiques qui lui sont propres.
Ces éléments sont censés inclure « l’ensemble des moyens dont dispose un employeur pour atteindre la fin qu’il recherche » (p. 1105). Le juge Beetz a donc choisi d’adopter une définition large selon laquelle l’entreprise est un « going concern » (entreprise en exploitation) ou un « ensemble organisé suffisant des moyens qui permettent substantiellement la poursuite en tout ou en partie d’activités précises » (tiré de Mode Amazone c. Comité conjoint de Montréal de l’Union internationale des ouvriers du vêtement pour dames, [1983] T.T. 227, p. 231). Une entreprise peut effectivement comprendre le travail effectué et la définition d’entreprise pourrait donc s’appliquer dans un cas de sous‑traitance si un nombre suffisant des autres éléments qui composent l’entreprise sont également transférés; il ne peut cependant pas s’agir uniquement d’un transfert de travaux, de fonctions ou de tâches.
142 Les juges majoritaires sont d’avis que, dans des cas comme la présente affaire où seuls des travaux, des fonctions ou des tâches peuvent être transférés, ce transfert doit être visé par la définition du terme « entreprise ». Dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel en l’espèce ([1999] R.J.Q. 32), le juge LeBel (maintenant juge de notre Cour) a conclu que, selon la définition du mot « entreprise » que le juge Beetz a empruntée à la décision Mode Amazone, la mesure dans laquelle se retrouvent les éléments mentionnés peut varier d’une entreprise à l’autre (p. 54). L’extrait de la décision Mode Amazone que l’on trouve dans l’arrêt Bibeault comporte l’observation suivante, à la p. 1106 : « Il n’est pas toujours nécessaire que les meubles et que l’immeuble soient cédés, [. . .] que l’inventaire et le know‑how soient compris dans la transaction. » Tenant pour acquis que les éléments suffisants pour déclencher l’application de l’art. 45 peuvent varier d’un cas à l’autre, le juge LeBel a conclu que, lorsque le transfert vise la prestation de services d’entretien ménager et que ces services (c’est‑à‑dire les travaux) sont tout ce qui peut être transféré, c’était là tout ce qui devait être transféré pour respecter la conception « organique » plus large du juge Beetz.
143 En toute déférence, je ne puis souscrire à cette interprétation de l’arrêt Bibeault. Premièrement, on ne voit pas clairement comment on peut s’appuyer sur une interprétation fondée sur quelque chose comme les restrictions dues à la nature des services d’entretien ménager, alors que l’arrêt Bibeault portait également sur la prestation de services d’entretien ménager. Je conviens avec les juges majoritaires que l’arrêt n’empêchait sûrement pas l’application de l’art. 45 dans le cas de ces services. En fait, je ne vois pas pourquoi il est impossible de transférer « quelque chose de plus » que les travaux dans ce contexte. On pourrait imaginer le transfert de choses comme le nom de la société, son bureau, son personnel (tant le personnel d’entretien que le personnel administratif), sa « façon de faire les choses » (c’est‑à‑dire sa structure et son organisation internes), son inventaire et son matériel (qui pourraient comprendre des produits ou des machines de nettoyage spécialisés), les relations qu’elle a établies avec des fournisseurs (c’est‑à‑dire un élément de son « fonds commercial »), ses contrats de louage de services dans les cas où il y a plus d’un client, et ainsi de suite. Je ne vois pas pourquoi une entreprise qui fournit des services d’entretien ménager ne devrait pas être traitée comme toute autre entreprise et présenter tous les attributs ou signes d’une entreprise en exploitation. Toutefois, ce qui importe est non pas le fait qu’il est également question de services d’entretien ménager et que l’arrêt Bibeault a maintenu la possibilité que l’art. 45 s’applique, mais le fait qu’ici, comme dans l’affaire Bibeault, seuls les travaux sont transférés. C’est exactement le genre de situation où « la conception fonctionnelle » est inacceptable selon le juge Beetz; je ne saurais donc accepter que cela est conforme à la conclusion qu’il existe des droits de succession d’entreprise dans le cas où seules des fonctions sont transférées. Le juge Beetz a décidé que la disposition relative à la succession d’entreprise ne doit pas s’appliquer dans un tel cas. Je suis d’avis que l’interprétation de cet arrêt adoptée par la Cour à la majorité en l’espèce renverse cette décision fondamentale.
144 Selon moi, l’interdiction par l’arrêt Bibeault du recours à une définition purement fonctionnelle du terme « entreprise » est effectivement éliminée si, comme les juges majoritaires l’affirment en l’espèce, de simples fonctions peuvent constituer une entreprise dans les cas où il n’y a rien d’autre que des fonctions. Au lieu d’empêcher le recours à la disposition relative à la succession d’entreprise, une définition purement fonctionnelle fait le contraire, en ce sens qu’elle déclenche l’application de cette disposition.
145 À l’instar de madame le juge Zerbisias dans les arrêts Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau, section locale 57 c. Commission scolaire Laurenval, [1999] R.J.D.T. 1 (C.A.), et Université McGill c. St-Georges, [1999] R.J.D.T. 9 (C.A.), j’estime dangereux de dire, comme l’ont fait les juges majoritaires, que c’est la conception « organique » qui doit s’appliquer au lieu de la conception « fonctionnelle », alors que la conception « organique » est simplement jugée équivalente à la conception « fonctionnelle ». À mon sens, il n’y a pas lieu de renverser l’arrêt Bibeault dans les faits et les décisions en l’espèce devraient être déclarées manifestement déraisonnables en raison de la mauvaise interprétation de l’arrêt Bibeault qui y est donnée.
146 Dans le présent pourvoi, les juges majoritaires estiment que, en ce qui concerne l’art. 45, nous nous trouvons dans une situation très différente de celle qui existait au moment où l’arrêt Bibeault a été rendu — le Tribunal du travail a opté presque à l’unanimité pour une interprétation politique de l’art. 45. Certes, il est vrai qu’on ne trouve pas ici la controverse ou le blocage qui existait dans cette affaire. J’estime cependant qu’une entente selon laquelle on ne tiendra pas compte de l’arrêt Bibeault ou on minera la définition organique donnée dans cet arrêt ne doit pas avoir force exécutoire simplement parce que le Tribunal du travail a accepté de le faire et qu’il a plus ou moins constamment adopté ce point de vue. Il s’agit là d’une raison de conclure que cette approche est « manifestement déraisonnable » et non pas d’une raison de faire preuve de retenue.
147 En toute déférence, je ne peux pas être d’accord sur ce point étant donné, en particulier, que le législateur était bien conscient de l’interprétation de l’art. 45 donnée dans l’arrêt Bibeault et qu’il a décidé de la maintenir lorsqu’il a modifié le Code du travail du Québec pour adopter le texte actuel de l’art. 46 afin de mieux protéger les décisions du Tribunal du travail. La retenue envers le Tribunal du travail ne doit pas servir à justifier une interprétation de l’art. 45 qui soit incompatible avec l’arrêt Bibeault.
148 Selon l’arrêt majoritaire de notre Cour et l’arrêt rendu en Cour d’appel par le juge LeBel, la définition du terme « entreprise » doit dépendre de la nature du lien de droit et une distinction factuelle doit être établie entre le présent arrêt et l’arrêt Bibeault, en ce sens que la commission scolaire dont il était question dans ce dernier cas n’avait jamais été liée par l’accréditation et n’avait pas confié l’exécution des travaux à ses salariés, tandis qu’en l’espèce Ivanhoe faisait exécuter les travaux par ses salariés avant de conclure un contrat avec Moderne. Je ne crois pas que la distinction factuelle entre l’arrêt Bibeault et la présente affaire ait de l’importance en ce qui concerne l’interdiction par cet arrêt de la définition fonctionnelle du terme « entreprise ».
II. Le recours aux notions d’ « employeur potentiel » et de rétrocession
149 Le caractère manifestement déraisonnable de la théorie de l’ « employeur potentiel » et de la rétrocession invoquée devant les cours d’instance inférieure n’a rien à voir avec la question de savoir si l’arrêt Bibeault a été suivi à bon droit. Cette façon de redonner le statut d’ « employeur précédent » au sens de l’art. 45 n’était pas en cause dans l’arrêt Bibeault. Il faut donc se fonder non pas sur l’arrêt Bibeault mais sur le libellé de l’art. 45 pour décider s’il est manifestement déraisonnable de recourir à cette théorie en l’espèce.
150 En l’espèce, la théorie de l’ « employeur potentiel » ou de la rétrocession est la suivante : puisque l’employeur initial, l’appelante Ivanhoe, assurait les services d’entretien ménager dans les édifices qu’il gérait avant de conclure un contrat avec Moderne, l’expiration de ce contrat engendre une situation où l’entreprise cédée à Moderne retourne à Ivanhoe pour être recédée aux quatre nouveaux entrepreneurs; voir p. 68-72 de l’arrêt de la Cour d’appel. Cela signifie que, pour l’application de l’art. 45, l’appelante Ivanhoe est le « nouvel employeur » « potentiel », parce qu’elle contrôle l’activité et peut décider de l’exercer elle‑même. Toutefois, en ce qui concerne l’opération intervenue entre Ivanhoe et les quatre nouveaux entrepreneurs, Ivanhoe est « l’employeur précédent » et les quatre entrepreneurs sont « le nouvel employeur », même si Moderne était la dernière entreprise à avoir exécuté les travaux et à avoir eu des salariés à cette fin. De ce fait, la notion de l’ « employeur potentiel » et la possibilité de rétrocession servent à maintenir Ivanhoe dans la position de « l’employeur précédent » au sens de l’art. 45.
151 Cette interprétation n’est nullement appuyée par le libellé de l’art. 45 et constitue, à mon avis, une interprétation manifestement déraisonnable de cette disposition. Rien ne donne à penser que la notion de « l’employeur précédent » figurant dans cette disposition permet de remonter ainsi dans le temps et d’inférer l’existence d’une intention d’exploiter une entreprise lorsque rien ne permet de croire qu’une telle intention existe. Cela est particulièrement troublant compte tenu du fait qu’aucun salarié n’est transféré et que « l’employeur potentiel » ne compte aucun salarié susceptible de bénéficier de l’accréditation transmise. En d’autres termes, la disposition elle‑même n’indique nullement qu’elle doit s’appliquer à plus d’employeurs qu’aux deux derniers d’une série d’employeurs successifs. Partant, la création de cette nouvelle catégorie de l’ « employeur potentiel » n’est aucunement appuyée par le texte de la disposition.
152 De plus, la rétrocession est une opération entièrement fictive. Bien qu’il soit vrai, comme le soulignent les juges majoritaires, que le droit permet la « fiction juridique » dans certains cas, j’estime que cela ne s’applique pas dans le présent contexte. La législation en matière de travail est particulière et technique; elle reflète une politique sociale et ne se prête pas aux ajouts faits au moyen d’interprétations judiciaires. L’emploi est une réalité, pas une fiction, et l’accréditation existe au profit de salariés réels. Ivanhoe a cessé d’être l’employeur du personnel d’entretien ménager en 1989, au moment où elle a transféré tous ces salariés chez Moderne. À cette époque, pour les fins de cette transmission de droits de succession d’entreprise, elle était « l’employeur précédent » au sens de l’art. 45. En fait, personne n’a alors contesté la transmission de ces droits d’Ivanhoe à Moderne. Moderne est devenue le nouvel employeur de ces anciens salariés d’Ivanhoe et la convention collective qui avait lié Ivanhoe a alors été transmise à Moderne. Ces salariés travaillaient pour Moderne et, lorsque le contrat entre Ivanhoe et Moderne a pris fin en 1991, ils ont été licenciés par Moderne. On ne pouvait pas dire qu’Ivanhoe était redevenue leur employeur de quelque manière que ce soit. Premièrement, Ivanhoe n’a pas recommencé à fournir les services d’entretien ménager en cause, ce qui aurait eu pour effet de lui redonner son statut d’employeur. Elle n’a embauché aucun salarié de Moderne ou d’un autre employeur pour fournir des services d’entretien ménager. Deuxièmement, aucun salarié de Moderne/ancien salarié d’Ivanhoe ne travaillait pour les nouvelles entreprises qui exécutaient les travaux. En fait, outre les services fournis, l’accréditation syndicale est la seule chose qui soit demeurée constante dans ces différentes configurations d’employeurs et de salariés. J’estime qu’il est manifestement déraisonnable de maintenir en vigueur cette accréditation au moyen d’une interprétation artificielle de l’art. 45.
153 Il est vrai, comme les juges majoritaires le font observer au par. 88, que c’est Ivanhoe qui détient le pouvoir de concéder l’entreprise à l’expiration du contrat. Dans le cas des contrats à court terme ou temporaires, il est également vrai que l’expiration du contrat empêche la transmission de la convention collective et de l’accréditation à Ivanhoe en l’absence de rétrocession ou d’opération de la sorte. Il existe alors une possibilité que des contrats à court terme ou temporaires servent à contourner des conventions collectives et, en fait, à évincer un syndicat en ne transmettant pas l’accréditation à l’ « employeur potentiel » initial (que nous pourrions également considérer comme étant le « nouvel employeur » potentiel) en application de l’art. 45. Telle est toutefois la manière dont l’art. 45 est rédigé. Cet article n’est pas ambigu. Sa portée est bien définie. Lorsque le législateur a modifié l’art. 46, il n’a pas modifié l’art. 45 de manière à ajouter le concept d’ « employeur potentiel » à celui d’ « employeur précédent » et il n’a pas non plus mentionné la possibilité de liens fictifs entre l’employeur initial et les employeurs qui lui succèdent. Il n’y a pas lieu de considérer que l’inaction du législateur équivaut à une ratification des décisions du Tribunal du travail; si c’était le cas, le contrôle judiciaire serait lui‑même en péril. Il s’agit, selon moi, d’une interprétation artificielle et forcée qui ne peut pas raisonnablement s’appuyer sur le libellé de la disposition.
154 J’estime, en effet, que les difficultés soulevées par deux autres questions en l’espèce font ressortir le caractère forcé ou artificiel de cette interprétation : a) la question de savoir pourquoi l’accréditation est transmise, mais pas la convention collective, et b) ce que, par souci de concision, j’appelle en l’espèce « l’incongruité de l’art. 41 ».
A. Qu’est‑ce qui empêche la transmission de la convention collective?
155 Selon l’article 45, l’aliénation ou la concession de l’entreprise n’invalide aucune accréditation ni aucune convention collective. En réalité, lorsqu’Ivanhoe a cédé l’entreprise et ses salariés à Moderne en 1989 dans le cadre de cette procédure non contestée, la convention collective a suivi l’entreprise sans que cela ne donne lieu à aucun commentaire. L’une des conventions collectives entre Moderne et le syndicat a expiré avant la fin du contrat d’Ivanhoe avec Moderne — la convention collective a expiré le 22 mai 1991 et le contrat entre Ivanhoe et Moderne a pris fin le 31 août 1991. Toutefois, Moderne et le syndicat ont conclu une deuxième convention collective qui devait entrer en vigueur le 29 août 1991. Par conséquent, cette deuxième convention collective était en vigueur juste avant la fin du contrat entre Ivanhoe et Moderne et elle peut certainement être transmise avec l’accréditation.
156 Pourtant, tous les décideurs en l’espèce ont jugé que la convention collective conclue par Moderne et le syndicat ne pouvait pas être retransmise à Ivanhoe pour pouvoir être ensuite transmise avec l’accréditation aux quatre nouveaux employeurs. En d’autres termes, ils ont conclu que la théorie de la rétrocession ne pouvait pas s’appliquer à la convention collective. Il importe d’examiner pourquoi ils en sont arrivés à cette conclusion. Plus précisément, si la théorie de la rétrocession est bien fondée, pourquoi ne s’appliquerait‑elle pas à la convention collective? Pourquoi devrait-elle s’arrêter à l’accréditation? Les nouveaux employeurs n’ont participé ni aux négociations ni aux discussions relatives à l’accréditation ou à la convention collective. À mon avis, ce refus indique que la théorie de la rétrocession pose un problème. Bref, si cette théorie était parfaitement valide et légitime, la convention collective aurait été transmise avec l’accréditation. Le fait que cela n’a pas été le cas indique que la théorie de la rétrocession comporte une faille.
157 Comme les juges majoritaires le font remarquer, le Tribunal du travail reconnaît la nécessité de modifier les conventions collectives ou de refuser leur transmission dans divers cas. Normalement, toutefois, dans les cas où la disposition relative à la succession d’entreprise s’applique, la convention collective est automatiquement transmise avec l’accréditation. L’article 45 les traite ensemble. Cela est logique puisque la convention collective est nécessaire pour protéger complètement les salariés contre le nouvel employeur qui peut modifier les conditions de travail ou adopter un comportement préjudiciable au syndicat pendant la période requise pour conclure une nouvelle convention collective. L’établissement d’un milieu de travail syndiqué passe par l’accréditation et par la conclusion d’une convention collective. L’accréditation est une reconnaissance de la vulnérabilité du syndicat au moment où il n’a aucune convention collective, ce qui explique pourquoi, dans le cas d’une concession véritable d’entreprise, la convention collective suit l’accréditation. Pour que l’application de la disposition relative à la succession d’entreprise soit utile, l’une doit suivre l’autre.
158 En l’espèce, les juges majoritaires affirment que le Tribunal du travail avait le droit de refuser la transmission de la convention collective en exerçant le pouvoir discrétionnaire qu’il tient de l’art. 46 du Code du travail du Québec. Toutefois, ni le commissaire du travail ni le Tribunal du travail ne paraissent avoir exercé le pouvoir discrétionnaire que leur confère cet article. Il m’est difficile d’accepter qu’ils l’ont fait en réalité.
159 Le consensus qui se dégage parmi tous les décideurs en l’espèce, selon lequel la convention collective ne doit pas suivre l’accréditation, révèle, selon moi, qu’on semble reconnaître tacitement qu’en fait il n’est pas question ici d’une concession « véritable » d’entreprise. En d’autres termes, on reconnaît que la transmission de l’accréditation aux quatre nouveaux entrepreneurs au moyen de la théorie de la rétrocession n’est pas entièrement fondée et qu’il est tout simplement exagéré de transmettre la convention collective. Non seulement les entrepreneurs ne sont‑ils pas partie à cette convention (comme c’est le cas lors de la transmission d’une convention collective à la suite d’une concession d’entreprise), mais il en est de même pour toutes les personnes qui travaillent pour les nouveaux entrepreneurs. Ces personnes ne sont pas les salariés de Moderne/anciens salariés d’Ivanhoe. Ces salariés auraient un certain recours si l’on permettait que la deuxième convention collective soit transmise, mais la transmission de l’accréditation sans la convention collective est une victoire sans lendemain pour la partie syndicale en l’espèce — les salariés initiaux ne gagnent sûrement rien. La création de cette étrange situation « intermédiaire » où la transmission de l’accréditation est permise, mais non celle de la convention collective, révèle, selon moi, que le présent cas ne se prête pas à l’application de la disposition relative à la succession d’entreprise. Si cette disposition s’appliquait, la convention collective devrait également être transmise. D’ailleurs, compte tenu du fait que les salariés initiaux ne sont pas protégés par la décision rendue en l’espèce, il faut se demander à quoi sert ce « compromis ».
160 À mon avis, ni la convention collective ni l’accréditation ne devraient être transmises dans les circonstances. Nous ne sommes tout simplement pas en présence d’une concession véritable d’entreprise qui doit déclencher l’application de l’art. 45. Autrement dit, la théorie de la rétrocession nous force à adopter une interprétation manifestement déraisonnable de cette disposition, que nous ne sommes pas vraiment disposés à accepter comme le démontre le consensus relatif à la question de la convention collective.
B. L’incongruité de l’art. 41
161 On peut également constater que l’interprétation de l’art. 45 pose un problème en l’espèce en raison de ce que j’appelle « l’incongruité de l’art. 41 ». Dans la présente affaire, l’accent est mis sur la difficulté résultant du fait que l’on permet à Ivanhoe de présenter une requête fondée sur l’art. 41 en raison de son statut d’employeur et que l’on rejette ensuite sa requête pour le motif qu’elle est « l’employeur précédent » selon une interprétation de l’art. 45 fondée sur la théorie de la rétrocession. En d’autres termes, comment peut-on expliquer qu’Ivanhoe est considérée comme étant l’employeur au moment de présenter sa requête et qu’elle voit ensuite sa requête rejetée pour le motif qu’elle est un employeur précédent et qu’il faut examiner les circonstances relatives aux employeurs temporaires actuels pour vérifier la représentation des salariés? Pourquoi son statut d’employeur suffit‑il à un niveau et non à l’autre niveau?
162 L’article 41 autorise un employeur à demander le décompte des salariés qui appuient le syndicat dans le groupe que celui‑ci est censé représenter et à demander la révocation de l’accréditation si le syndicat n’est pas appuyé par les salariés. Toutefois, l’art. 41 prescrit l’écoulement d’un certain délai avant que l’employeur puisse présenter cette requête.
163 Les dispositions pertinentes, telles qu’elles existaient en 1992, se lisent ainsi:
22. L’accréditation peut être demandée
. . .
c) après six mois de l’expiration des délais prévus à l’article 58, à l’égard d’un groupe de salariés pour lesquels une convention collective n’a pas été conclue, ou pour lesquels un différend n’a pas été soumis à l’arbitrage ou ne fait pas l’objet d’une grève ou d’un lock‑out permis par le présent code;
. . .
41. Un commissaire du travail peut, au temps fixé au paragraphe c [. . .] de l’article 22, [. . .] révoquer l’accréditation d’une association qui :
a) a cessé d’exister, ou
b) ne groupe plus la majorité absolue des salariés qui font partie de l’unité de négociation pour laquelle elle a été accréditée.
. . .
58. Le droit à la grève ou au lock‑out est acquis 90 jours après la réception par le ministre de la copie de l’avis qui lui a été transmise suivant l’article 52.1 ou qu’il est réputé avoir reçue suivant l’article 52.2, à moins qu’une convention collective ne soit intervenue entre les parties ou à moins que celles‑ci ne décident d’un commun accord de soumettre leur différend à un arbitre.
En vertu de l’art. 52.2, l’avis est réputé avoir été donné le jour de l’expiration de la convention collective.
164 Ivanhoe a présenté sa requête en révocation de l’accréditation le 14 janvier 1992, en faisant valoir (i) qu’elle n’employait plus le personnel d’entretien ménager qui avait été transféré chez Moderne dans le cadre de la transmission de l’accréditation du 22 mai 1991, et (ii) que sa convention collective avec le syndicat avait pris fin le 22 mai 1989, de sorte que le délai d’attente de neuf mois était respecté.
165 En vertu de l’art. 52.2, l’avis serait réputé avoir été donné le 22 mai 1989 en l’espèce, c’est-à-dire à la date d’expiration de la convention collective intervenue entre Ivanhoe et le syndicat. Les 90 jours requis par l’art. 58, ajoutés aux six mois mentionnés au par. 22c), représentent un total de neuf mois. Cela signifie qu’Ivanhoe était tenue d’attendre au moins jusqu’au 22 février 1990 pour présenter la requête fondée sur l’art. 41. Selon ce calcul, le délai d’attente prescrit était expiré depuis longtemps lorsque la requête a été présentée le 14 janvier 1992.
166 Le syndicat a prétendu devant le commissaire du travail Boily (i) qu’Ivanhoe n’avait pas l’intérêt juridique requis pour présenter la requête, (ii) que le délai d’attente prescrit pour présenter la requête n’avait pas été respecté et (iii) que la révocation de l’accréditation relative à Ivanhoe aurait des conséquences sur l’accréditation transmise à Moderne.
167 Le commissaire du travail Boily a rejeté la requête présentée le 14 janvier 1992 par Ivanhoe. Selon lui, la requête d’Ivanhoe était inutile étant donné que l’accréditation avait été transmise à Moderne le 22 mai 1991. Toutefois, comme les juges majoritaires le soulignent, il a implicitement retenu le point de vue d’Ivanhoe selon lequel il y avait lieu d’utiliser la date du 22 mai 1989 pour calculer le délai d’attente.
168 De même, on peut affirmer que le juge Prud’homme, du Tribunal du travail, a accepté que la date de 1989 serve à calculer le délai en cause : [1993] T.T. 600. Selon lui, le problème posé par la requête d’Ivanhoe ne résultait pas d’un défaut d’intérêt requis pour demander la révocation de l’accréditation aux termes de l’art. 41. Citant l’arrêt Entreprises Rolland Bergeron inc. c. Geoffroy, [1987] R.J.Q. 2331 (C.A.), il a précisé qu’Ivanhoe avait un intérêt suffisant. Toutefois, écartant l’argument selon lequel Ivanhoe avait droit à la révocation de l’accréditation en raison de l’absence de salariés, il a rejeté la requête pour le motif qu’il n’y avait pas lieu de permettre à Ivanhoe de retrouver, à la fin de son contrat, son statut d’employeur sans l’accréditation ou de transférer le travail au moyen d’un nouveau contrat sans l’accréditation, et d’évincer ainsi le syndicat. Autrement dit, il a décidé qu’Ivanhoe avait le droit de demander la révocation de l’accréditation, mais qu’elle devait respecter la réponse négative.
169 En Cour d’appel, le juge LeBel a fait deux choses. Premièrement, il a repris la question du respect du délai. Choisissant la date d’expiration de la convention collective intervenue entre Moderne et le syndicat (le 22 mai 1991) au lieu de la date d’expiration de la convention collective intervenue entre Ivanhoe et le syndicat (le 22 mai 1989), il a conclu que seulement huit mois s’étaient écoulés entre l’expiration de la convention collective et la requête fondée sur l’art. 41. Deuxièmement, il a exprimé son désaccord avec la décision du juge Prud’homme qu’Ivanhoe avait un intérêt suffisant pour présenter la requête, mais que la révocation en vertu de l’art. 41 devait lui être refusée dans les circonstances, estimant plutôt qu’Ivanhoe n’avait pas l’intérêt requis pour présenter la requête. En toute déférence, je ne puis souscrire à l’opinion du juge LeBel sur ces deux questions.
170 Il est vrai que si on utilise la date d’expiration de la convention collective intervenue entre Moderne et le syndicat (le 22 mai 1991), seuls huit mois séparent cette date de la date de la requête fondée sur l’art. 41 (le 14 janvier 1992). Toutefois, la convention collective en cause est intervenue entre Ivanhoe et le syndicat et non pas entre Moderne et le syndicat — c’est Ivanhoe qui présente la requête. Cette convention a expiré le 22 mai 1989. Le juge LeBel n’explique pas pourquoi le commissaire du travail et le Tribunal du travail ont eu tort de choisir la convention collective conclue par Ivanhoe, ni pourquoi il convient d’utiliser celle conclue par Moderne en l’espèce. La transmission de l’accréditation à Moderne, le 22 mai 1991, pourrait justifier le rejet de la requête d’Ivanhoe. Cependant, je ne vois pas pourquoi la convention collective d’Ivanhoe ne devrait pas servir à calculer le délai d’attente prescrit simplement pour présenter la requête, alors que le commissaire du travail et le Tribunal du travail ont tous les deux convenu qu’elle devrait être utilisée à cette fin.
171 Quant à la deuxième question, soit l’évaluation du bien‑fondé de la requête, le juge LeBel rejette la requête en révocation présentée par Ivanhoe et confirme, par le fait même, la décision du commissaire du travail et du Tribunal du travail. Mais il importe de souligner que, contrairement au juge Prud’homme qui estimait qu’Ivanhoe avait un intérêt suffisant pour présenter la requête, le juge LeBel a dit : « Ivanhoe n’avait pas l’intérêt requis pour obtenir la révocation de l’accréditation, n’ayant plus de salariés à son emploi et, par ailleurs, son accréditation demeurant toujours existante et active, mais transférée chez ses concessionnaires » (p. 76). Il s’agit là d’une autre infirmation de la décision du Tribunal du travail.
172 Comme l’indique la position des juges majoritaires en l’espèce, l’omission de la Cour d’appel de s’en remettre aux décisions du commissaire du travail et du Tribunal du travail sur ces deux questions n’est pas nécessairement liée à son adoption de l’interprétation de l’art. 45 donnée par le Tribunal du travail. Les juges majoritaires souscrivent à cette interprétation de l’art. 45, mais ils concluent également que le Tribunal du travail a agi conformément à sa compétence en interprétant et en appliquant l’art. 41. Je crois qu’il est important de voir comment l’adoption de l’interprétation de l’art. 45 fondée sur la théorie de la rétrocession peut rendre difficile l’application de l’art. 41.
173 Au Tribunal du travail, le juge Prud’homme a conclu que, si Ivanhoe ne comptait aucun salarié, il était impossible d’aller vérifier auprès de ces derniers si le syndicat représentait la majorité absolue des salariés, en application de l’al. 41b) — « Comment parler de majorité s’il n’y a même pas de “têtes” à compter! » (p. 606). Le problème que pose ce raisonnement est que, si l’art. 41 exige que le syndicat bénéficie de l’appui de la majorité absolue des salariés, cela implique (i) qu’il doit y avoir des salariés et (ii) que l’absence de salariés satisfait sûrement à l’exigence que le syndicat ne bénéficie pas de l’appui de la majorité absolue. Cette logique est incontournable. Donc, le fait qu’Ivanhoe n’ait plus aucun de ces salariés à son emploi (puisqu’ils ont été transférés chez Moderne en 1989) ne doit pas l’empêcher de faire révoquer l’accréditation. Si l’accréditation doit être révoquée en l’absence d’appui de la majorité, il n’y a pas lieu de la maintenir dans le cas où il n’y a pas un seul membre. En d’autres termes, nous sommes confrontés à une situation où le syndicat « ne groupe plus la majorité absolue des salariés qui font partie de l’unité de négociation pour laquelle [il] a été accrédit[é] » (p. 606). J’estime que l’on donne une interprétation manifestement déraisonnable à l’art. 41 si on accepte, d’une part, qu’un employeur comptant trois salariés dans une unité de négociation peut demander de vérifier si le syndicat bénéficie de l’appui de la majorité et obtenir la révocation de l’accréditation du syndicat qui ne bénéficie pas de cet appui, mais d’autre part, qu’un employeur ne comptant aucun salarié ne peut pas en faire autant (selon le juge LeBel) ou peut en faire autant mais essuiera un refus (selon le juge Prud’homme).
174 Comme les juges majoritaires le font observer, le juge Prud’homme a également invoqué le caractère temporaire de la concession de l’entreprise pour rejeter la requête d’Ivanhoe. Il était d’avis qu’on ne devait pas permettre au donneur de travail de se débarrasser de l’accréditation pour ensuite reprendre le travail ou le confier à quelqu’un d’autre au moyen de nouveaux contrats temporaires. Ajoutant qu’il ne voyait aucun mal à forcer le donneur d’ouvrage à attendre d’être redevenu l’employeur réel, il a rejeté la requête. En fait, sa décision était fondée sur les conséquences de l’acceptation de la requête en révocation présentée par un employeur comme Ivanhoe, et elle reflète un choix de politique.
175 Les juges majoritaires sont d’avis que la façon dont le juge Prud’homme a abordé cette question n’était pas déraisonnable. Cette approche n’est pas incompatible avec la décision Bergeron étant donné que le rejet de la requête présentée en vertu de l’art. 41 n’était pas fondée uniquement sur l’absence de salariés. Toutefois, comme les juges majoritaires le soulignent, le Tribunal du travail a ajouté que, lorsque l’absence de salariés découle de la concession temporaire d’une entreprise, c’est l’employeur temporaire qui doit présenter la requête fondée sur l’art. 41. Autrement dit, un employeur comme Ivanhoe a un intérêt suffisant pour présenter la requête fondée sur l’art. 41, mais celle‑ci doit être rejetée sur le plan du fond parce qu’au moment où elle est présentée, l’entreprise est exploitée temporairement par un tiers.
176 J’estime qu’aucune de ces manières d’aborder l’art. 41 ne fonctionne très bien. En réalité, le fait que la Cour d’appel ait préféré trancher la requête d’Ivanhoe fondée sur l’art. 41 sous l’angle préliminaire de la procédure (c’est‑à‑dire en s’attachant au calcul du délai d’attente et en ne reconnaissant pas à Ivanhoe un intérêt suffisant) peut bien illustrer les diverses faiblesses du rejet de cette requête sur le plan du fond.
177 D’une part, le rejet de la requête par le juge Prud’homme pour le motif qu’il n’y a aucun salarié à décompter pose le problème déjà mentionné : si l’accréditation doit être révoquée dans les cas où le syndicat accrédité ne bénéficie pas de l’appui de la majorité des salariés de l’unité de négociation, il n’y a pas lieu de la maintenir lorsqu’il n’y a pas un seul membre. Comme les juges majoritaires le font remarquer, ce point de vue contredirait la décision Bergeron voulant que la requête ne puisse pas être rejetée en raison de l’absence de salariés. D’autre part, même si le raisonnement du contrat temporaire suivi par le juge Prud’homme peut fort bien constituer un autre motif de rejeter la requête, j’estime que ce raisonnement et le point de vue adopté par le Tribunal du travail sont manifestement déraisonnables.
178 À mon avis, dès qu’on reconnaît qu’Ivanhoe a un intérêt suffisant pour présenter la requête fondée sur l’art. 41 et que sa requête ne peut pas être rejetée en raison de l’absence de salariés, comme le précise la décision Bergeron, on admet en fait qu’Ivanhoe présente cette requête en raison de son statut d’employeur actuel, indépendamment du fait que le travail a été temporairement confié à un tiers. Toutefois, l’interprétation de l’expression « l’employeur précédent » utilisée à l’art. 45 comme signifiant l’employeur potentiel se retrouve tant dans le point de vue du juge Prud’homme, selon lequel Ivanhoe doit attendre d’être redevenu l’employeur réel pour que sa requête soit accueillie, que dans la politique du Tribunal du travail, selon laquelle seul l’employeur temporaire peut faire vérifier le caractère représentatif de l’association en ce qui concerne ses salariés. En d’autres termes, le fait qu’Ivanhoe est l’entreprise qui exécutait le travail auparavant et qui peut le récupérer et l’exécuter elle‑même ou qu’elle est l’entreprise qui peut le transférer en accordant un autre contrat justifie le rejet de sa requête en révocation de l’accréditation.
179 Je ne vois pas comment Ivanhoe peut être considérée comme étant l’employeur actuel (c’est‑à‑dire l’employeur potentiel) lorsqu’elle présente la requête fondée sur l’art. 41, mais comme étant un employeur précédent dans le raisonnement à l’appui du rejet de la requête. Si elle est l’employeur actuel, elle devrait avoir le droit de faire vérifier de l’accréditation en fonction des salariés qu’elle compte — en l’espèce, aucun. Le recours à son statut d’employeur précédent alors qu’elle s’est déjà vu attribuer celui d’employeur actuel dans l’analyse me semble illogique. Elle ne peut pas être à la fois l’un et l’autre pour les fins de la même analyse.
180 Selon l’interprétation des art. 45 et 41 donnée par le Tribunal du travail, Ivanhoe ne peut pas faire révoquer l’accréditation syndicale et ensuite confier de nouveau à ses propres salariés la prestation de services d’entretien ménager dans un milieu de travail non syndiqué, ou encore transférer le travail au moyen de nouveaux contrats. Voilà pourquoi Ivanhoe est considérée comme l’ « employeur potentiel » aux termes de l’art. 45, mais voit sa demande visant à déterminer, en vertu de l’art. 41, l’appui dont bénéficie le syndicat refusée. Bien qu’empêcher un syndicat d’être évincé d’un milieu de travail syndiqué puisse être un objectif de politique sociale louable, cela doit se faire à l’intérieur du cadre établi par le législateur. Cette mesure doit être liée à un objectif législatif et constituer une réponse à une situation qui exige que le gouvernement agisse pour protéger des salariés réels. Il ne peut pas s’agir d’un stratagème. À mon avis, le texte de ces deux dispositions ne se prête pas raisonnablement à l’atteinte de cet objectif.
181 Comme l’indique l’analyse qui précède, ces dispositions ne se prêtent pas très bien à la réalisation de cet objectif. À mon avis, le fait que nous ne soyons pas en présence d’une concession véritable d’entreprise explique pourquoi personne n’a affirmé que la convention collective devait être transmise avec l’accréditation selon la théorie de la rétrocession. Je crois que la disposition relative à la succession d’entreprise contenue à l’art. 45 ne doit s’appliquer qu’aux concessions véritables d’entreprises. L’adoption d’une interprétation artificielle de l’art. 45 mène à une interprétation illogique de l’art. 41, selon laquelle le donneur d’ouvrage est considéré à la fois comme étant l’employeur actuel (c’est‑à‑dire l’employeur potentiel) pour les fins de la requête et comme étant l’employeur précédent lorsqu’il s’agit de déterminer l’appui dont bénéficie le syndicat en ce qui concerne l’employeur temporaire. Cette interprétation de l’art. 41 est dictée par la nécessité d’éviter de contrecarrer l’objet initial de l’interprétation de l’art. 45 fondée sur la théorie de la rétrocession.
182 Selon moi, nous ne devons pas permettre que l’adoption d’une interprétation forcée de l’art. 45 ait ce genre d’effet d’entraînement. Si le législateur souhaite étendre la protection de l’art. 45 aux cas non visés par l’interprétation donnée dans l’arrêt Bibeault, il a le pouvoir de le faire. Il n’appartient toutefois ni au Tribunal du travail ni à notre Cour de réécrire l’art. 45. J’estime que, même si l’arrêt Ajax a modifié la règle, l’existence d’un lien de droit entre employeurs successifs est nécessaire pour que la disposition relative à la succession d’entreprise s’applique.
183 En toute déférence pour ceux qui ne partagent mon avis, je crois qu’il est manifestement déraisonnable (i) d’aborder la définition de la notion d’entreprise d’une manière incompatible avec l’arrêt Bibeault, et (ii) d’adopter une interprétation de l’art. 45 qui n’est pas appuyée par le libellé de cette disposition et qui entraîne les autres difficultés que j’ai mentionnées précédemment. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi d’Ivanhoe et des entrepreneurs. Le pourvoi du syndicat doit donc être rejeté.
Pourvois rejetés avec dépens, le juge Bastarache est dissident en partie.
Procureurs des appelantes/intimées/mises en cause Ivanhoe inc., Service d’entretien Empro inc. et Compagnie d’entretien d’édifice Arcade ltée : Lavery, de Billy, Laval.
Procureurs de l’appelante/intimée/mise en cause Distinction Service d’entretien inc. : Loranger, Marcoux, Montréal.
Procureur de l’intimé/appelant Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 500 : Robert Laurin, Sainte-Julie, Québec.
Procureurs de l’intimé le Tribunal du travail : Bernard, Roy & Associés, Montréal.