R. c. Parent, [2001]1 R.C.S. 761, 2001 CSC 30
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Réjean Parent Intimé
et
Le procureur général de l’Ontario Intervenant
Répertorié : R. c. Parent
Référence neutre : 2001 CSC 30.
No du greffe : 27652.
2001 : 14 mars; 2001 : 17 mai.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec rendu le 19 octobre 1999 qui a rejeté l’appel formé par le ministère public contre le verdict d’homicide involontaire coupable. Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné pour meurtre au deuxième degré.
Pierre Lapointe, pour l’appelante.
Kenny Gionet, pour l’intimé.
Trevor Shaw, pour l’intervenant.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le Juge en chef — Le 24 septembre 1996, l’intimé, Réjean Parent, a abattu de plusieurs coups de feu son épouse dont il était séparé et qui avait intenté une action en divorce quatre ans plus tôt. Le couple était aux prises devant les tribunaux relativement au partage de leurs biens, dont certains étaient détenus par une personne morale. Depuis la séparation, leur situation financière s’était détériorée à tel point que les actions de M. Parent avaient été saisies et mises en vente. L’épouse a assisté à la vente, dans le but, a-t-on allégué, d’acheter les actions. Monsieur Parent s’y est lui aussi présenté, avec une arme à feu chargée et verrouillée dans ses poches. Sur les lieux de la vente, l’épouse a suggéré qu’ils parlent et ils se sont retirés dans une pièce avoisinante. Peu après, des coups de feu ont retenti. Monsieur Parent a fait feu à six reprises sur son épouse, qui a succombé à ses blessures le soir même.
2 Monsieur Parent a été accusé de meurtre au premier degré. Au procès, il a témoigné que, une fois qu’ils furent arrivés dans la pièce en question, son épouse lui a dit : « Je te l'avais dit que je te mettrais sur le cul ». Il a alors senti une bouffée de chaleur monter en lui, puis il a tiré. Il a dit : « je savais plus ce que je faisais » et « j’ai tiré en avant de moi ». Il a prétendu ne pas avoir eu l’intention de tuer son épouse. Après l’avoir fait, il a quitté l’immeuble et, après avoir passé l’après‑midi dans un club de danseuses, il s’est livré à la police dans la soirée.
3 Au procès, M. Parent a plaidé qu’il devait être déclaré coupable d’homicide involontaire coupable en raison soit de la provocation de la victime soit de l’absence d’intention criminelle. Le jury l’a reconnu coupable d’homicide involontaire coupable. Il a été condamné à une peine de 16 ans d’emprisonnement, assortie d’une interdiction perpétuelle d’avoir en sa possession des armes à feu, des munitions et des substances explosives : [1997] A.Q. no 4459 (QL).
4 Le ministère public a interjeté appel du verdict d’homicide involontaire coupable, alors que Parent a fait appel de la peine. La Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel du verdict sans donner de motif, mais, dans une instance distincte ([1999] J.Q. no 5127 (QL)), elle a réduit à six ans la durée de la peine d’emprisonnement qui avait été infligée à Parent, après avoir soustrait deux ans à celle-ci pour tenir compte du temps déjà purgé en détention. Devant notre Cour, l’appelante n’a soulevé qu’un seul argument : savoir que le juge du procès avait commis une erreur dans ses directives au jury sur l’incidence de la colère, créant ainsi une « défense de colère » distincte de la défense de provocation. De son côté, l’intimé a fait valoir, d’une part, que toute difficulté qu’avaient pu faire naître les directives du juge du procès avait été éliminée par ses nouvelles directives sur la provocation, données en réponse aux questions du jury, et, d’autre part, que ce dernier l’avait à juste titre déclaré coupable d’homicide involontaire coupable en raison de la provocation.
5 Deux questions se posent : (1) Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans son exposé au jury au sujet de l’intention? (2) Si oui, le nouvel exposé a‑t‑il corrigé cette erreur? J’arrive à la conclusion que le juge du procès a donné des directives erronées sur la question de l’intention et que son nouvel exposé n’a pas éliminé le risque que cette erreur ait amené le jury à déclarer à tort l’intimé coupable d’homicide involontaire coupable. En conséquence, la déclaration de culpabilité doit être annulée et un nouveau procès doit être ordonné.
1. Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans son exposé au jury au sujet de l’intention?
6 Le jury avait le choix entre trois infractions : meurtre au premier degré, meurtre au deuxième degré et homicide involontaire coupable. Dans les trois cas, il faut prouver l’acte d’avoir causé la mort (actus reus) et l’intention criminelle de le faire (mens rea). Dans le cas de l’infraction de meurtre, la provocation n’écarte pas le besoin de prouver l’intention de tuer, mais constitue une excuse ayant pour effet de réduire le meurtre à un homicide involontaire coupable.
7 Le ministère public soutient que le juge du procès a commis une erreur en laissant entendre que la colère pouvait neutraliser l’intention de tuer et que, sur ce fondement, le jury pouvait réduire l’infraction à celle d’homicide involontaire coupable. De façon plus particulière, le ministère public avance les arguments suivants : dans ses directives, le juge du procès a erronément considéré la colère comme un facteur susceptible de neutraliser l’intention criminelle ou mens rea propre à l’infraction; il a à tort laissé entendre que la neutralisation de l’intention pouvait entraîner la réduction de l’infraction à celle d’homicide involontaire coupable; et il a eu tort de ne pas écarter l’argument voulant que la colère puisse à elle seule établir la provocation, alors que l’art. 232 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, prévoit d’autres exigences. L’élément essentiel de l’argumentation du ministère public est que l’exposé du juge du procès concernant l’intention était confus et erroné et qu’il permettait au jury de déclarer l’accusé coupable d’homicide involontaire coupable, non pas sur la base de la provocation (que le juge du procès a bien définie) mais sur le fondement erroné qu’un grand accès de colère — en deçà de la provocation, selon la définition de cette notion en droit — pouvait neutraliser l’intention criminelle ou mens rea requise à l’égard de l’infraction.
8 Le ministère public conteste les passages de l’exposé au jury dans lesquels le juge a déclaré que les jurés doivent prendre en compte les « éléments de preuve susceptibles d’entourer la défense de provocation soulevée par l’accusé » lorsqu’ils décident si ce dernier avait l’intention de tuer. Le ministère public conteste également les propos suivants du juge de procès sur la mens rea :
À titre d’exemple, un crime de meurtre pourrait [être] réduit à celui d’homicide involontaire coupable dans le cas où l’esprit d’une personne serait affecté par la consommation d’alcool, la consommation d’une drogue, ou lorsque l’esprit d'une personne serait voilé ou diminué par une force étrangère, par un inc[i]dent, tel, entre autres, un accès de colère.
Vous vous imaginez bien qu’il ne doit pas s’agir d’une réduction arbitraire.
En d’autres mots, il ne suffirait pas pour une personne de juste dire “j’avais bu” ou “j’avais consommé de la drogue” ou “j’étais dans une grande colère”.
Juste ça tout seul, ça suffit pas, et tout ça, ça dépend toujours des circonstances. Ça dépend toujours de la nature du fait qu’on invoque, de l’influence externe, de l’influence étrangère susceptible d’affecter son esprit.
Ça dépend de la nature du fait invoqué, de son importance, de sa gravité, de son intensité par rapport au geste qui a été posé par l’auteur du crime, et ceci compte tenu de l’ensemble de la preuve et de toutes les circonstances.
Alors, vous devez donc examiner l’état d’esprit dans lequel se trouvait l’accusé au moment où il a tué Suzanne Bédard, vous regardez l’ensemble de la preuve, incluant les éléments qui entourent la défense de provocation afin de déterminer s’il a agi avec l’intention criminelle que j’ai définie.
Ici, l’accusé, lorsqu’il a témoigné, a décrit devant vous l’état dans lequel il se trouvait au moment où Suzanne Bédard aurait prononcé les paroles en question.
Il vous appartient donc de décider si cet incident était suffisamment grave, important, intense pour l’amener à perdre ses moyens au point de réduire le crime de meurtre à celui [d’]homicide involontaire coupable.
Vous allez vous demander si son état était affecté, diminué et si oui, jusqu’à quel degré, jusqu’à quelle intensité, compte tenu de toutes les circonstances au moment où il a posé son geste.
Pour entraîner une réduction du crime de meurtre à celui d’homicide involontaire, il faut que vous veniez à la conclusion que l’influence de cette séquence était assez forte, assez importante, assez intense pour amener l’accusé à ne pas savoir ou vouloir ce qu’il faisait en raison de son état, que ses facultés étaient trop diminuées pour agir en pleine connaissance de cause, ou à soulever un doute raisonnable en sa faveur, à cet égard. [Je souligne.]
9 Le ministère public plaide que ces propos créent une défense de colère se situant à mi‑chemin entre l’automatisme sans troubles mentaux et la provocation. J’accepte cet argument. Ce passage donne à entendre que la colère, si elle est suffisamment grave ou intense — sans toutefois donner ouverture à la défense de provocation — peut réduire le meurtre à un homicide involontaire coupable. Il suggère également que, si elle suffisamment intense, la colère peut neutraliser l’intention criminelle requise pour qu’une personne soit déclarée coupable de meurtre. Ces propositions interreliées ne sont pas fondées en droit. Une colère intense ne permet pas à elle seule de réduire un meurtre à un homicide involontaire coupable.
10 L’extrait cité exagère l’incidence de la colère. La colère peut contribuer à réduire un meurtre à un homicide involontaire coupable dans le cadre de la défense de provocation, mais elle ne constitue pas un moyen de défense autonome. Elle peut constituer un élément de la défense de provocation, lorsque toutes les conditions d’application de ce moyen de défense sont réunies : (1) il doit y avoir eu une action injuste ou une insulte qui aurait privé une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser; (2) action ou insulte qui était soudaine et inattendue; (3) et qui a effectivement amené l’accusé à agir sous l’effet de la colère; (4) avant d’avoir retrouvé son sang-froid : R. c. Thibert, [1996] 1 R.C.S. 37. Je le répète, il est possible d’imaginer que, dans des circonstances extrêmes, la colère puisse faire sombrer une personne dans un état d’automatisme où elle ne sait plus ce qu’elle fait, enlevant ainsi à l’actus reus son caractère volontaire : R. c. Stone, [1999] 2 R.C.S. 290. Toutefois, l’accusé n’a pas plaidé ce moyen de défense. Quoi qu’il en soit, si cette défense était retenue, elle aurait pour effet d’entraîner l’acquittement et non de réduire le meurtre à un homicide involontaire coupable.
11 Il semble donc manifeste que le juge du procès a donné au jury des directives erronées sur l’effet de la colère en matière d’homicide involontaire coupable. Ces directives laissaient aux jurés la possibilité de déclarer l’accusé coupable d’homicide involontaire coupable en se fondant sur la colère ressentie par ce dernier, même s’ils concluaient que les conditions d’application de la défense de provocation n’étaient pas réunies. Les directives soulèvent la possibilité que le verdict du jury repose sur des principes juridiques erronés, à moins que le nouvel exposé au jury n’ait apporté les corrections nécessaires.
2. Dans son nouvel exposé au jury, le juge du procès a‑t‑il corrigé les erreurs?
12 Le juge du procès a fait un nouvel exposé aux jurés en réponse à deux questions que lui ont posées ceux-ci pendant leurs délibérations. Les jurés ont demandé des éclaircissements sur la provocation soudaine et sur le fardeau de la preuve applicable en matière d’homicide involontaire coupable.
13 Le juge du procès a donné aux jurés des directives justes sur la provocation. Il leur a indiqué qu’ils n’auraient à prendre en compte la défense de provocation que si, à leur avis, les éléments constitutifs du meurtre étaient établis, et que s’ils avaient un doute raisonnable à ce sujet ils devaient déclarer l’accusé coupable d’homicide involontaire coupable et non de meurtre.
14 Cependant, la question est de savoir si le nouvel exposé sur la provocation a corrigé les directives erronées antérieures ayant laissé entendre que la colère — en deçà de la provocation — pourrait suffire pour réduire le meurtre à un homicide involontaire coupable en faisant naître un doute quant à l’existence de l’intention criminelle applicable au meurtre. Comme le juge du procès a commencé son nouvel exposé sur la provocation en indiquant (à juste titre) que les jurés devaient déjà être convaincus de l’existence des éléments constitutifs du meurtre (actus reus et mens rea) avant d’aborder cette question, le nouvel exposé n’a pas corrigé la suggestion erronée faite plus tôt, selon laquelle la colère pourrait à elle seule réduire le meurtre à un homicide involontaire coupable.
15 Facteur plus grave, le juge du procès a intégré par renvoi dans son nouvel exposé ses directives antérieures erronées sur l’intention criminelle. Voici ce qu’il a dit :
Je vous ai défini l’intention criminelle d’une manière générale et je vous ai indiqué que, s’il subsistait un doute raisonnable sur l’intention criminelle, que vous deviez alors rapporter un verdict d’homicide involontaire parce que vous ne seriez plus en présence d’un crime de meurtre.
Ces propos ont eu pour effet d’intégrer dans le nouvel exposé les observations erronées qu’il avait faites précédemment et selon lesquelles la colère pouvait à elle seule neutraliser l’intention criminelle ou mens rea et réduire ainsi le meurtre à un homicide involontaire coupable.
16 J’estime que le nouvel exposé du juge du procès n’a pas corrigé les erreurs qui entachaient ses directives initiales relativement à l’effet possible de la colère sur l’intention criminelle.
17 De prétendre l’intimé, le fait que le jury ait demandé des directives sur la provocation après quatre jours de délibérations, conjugué à la directive du juge du procès aux jurés leur précisant qu’ils ne pouvaient prendre la provocation en compte que s’ils étaient convaincus de la présence des éléments constitutifs du meurtre, y compris l’intention criminelle, tend à indiquer que le verdict d’homicide involontaire coupable repose sans doute sur la provocation et non sur la directive problématique concernant l’intention criminelle. Cette conclusion n’est toutefois qu’une hypothèse. Le fait demeure que le jury a pu arriver, par une autre démarche, à la conclusion que l’intimé était coupable d’homicide involontaire coupable — soit en adhérant à la thèse erronée qu’un grand accès de colère peut à lui seul neutraliser l’intention criminelle requise par l’infraction de meurtre. Le fait de s’interroger sur l'une des voies que le jury a pu emprunter pour arriver à son verdict ne prouve pas qu’il l’a effectivement suivie. Il est tout à fait possible que le jury se soit penché à nouveau sur les questions fondamentales liées à l’intention criminelle après avoir entendu le nouvel exposé du juge du procès concernant la provocation. Vu les directives ambiguës qui ont été données relativement à la colère, nous ne pouvons être certains que le jury s’est acquitté de son rôle conformément au droit applicable. En d’autres termes, on ne peut être certain que le nouvel exposé a remédié au risque que le jury opte pour l’homicide involontaire coupable en se fondant sur les aspects erronés de l’exposé initial.
3. Conclusion
18 Le juge du procès a commis une erreur dans son exposé au jury quant à l’effet de la colère sur l’intention coupable ou mens rea et à son lien avec l’homicide involontaire coupable. Cette erreur n’a pas été corrigée par le nouvel exposé et nous ne pouvons inférer du déroulement du procès que le verdict d’homicide involontaire coupable prononcé par le jury ne repose pas sur la directive initiale erronée. Il s’ensuit que la déclaration de culpabilité à l’égard de l’infraction d’homicide involontaire coupable doit être annulée et qu’un nouveau procès doit être ordonné.
19 Comme il a été indiqué plus tôt, le ministère* public n’a invoqué, dans le présent pourvoi, que les directives erronées du juge du procès sur la colère et l’intention criminelle. Il est par conséquent inutile de commenter davantage l’applicabilité de la provocation, puisqu’elle pourrait être plaidée au nouveau procès. Il appartiendra au juge qui présidera ce procès de déterminer si, eu égard à la preuve présentée, la défense de provocation devrait être soumise à l’appréciation du jury.
20 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au deuxième degré.
Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné pour meurtre au deuxième degré.
Procureur de l’appelante : Le substitut du Procureur général, Québec.
Procureurs de l’intimé : Boulet, Boivin, Gionet, Duchesne, Thibault & Savard, Québec.
Procureur de l’intervenant : Le ministère du Procureur général, Toronto.
* Voir Erratum [2001] 3 R.C.S. iv.