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13/10/2000 | CANADA | N°2000_CSC_48

Canada | Office des services à l'enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., 2000 CSC 48 (13 octobre 2000)


Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519

K.L.W. Appelante

c.

Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg Intimé

et

Le procureur général du Québec,

le procureur général du Manitoba

et le procureur général de la Colombie-Britannique Intervenants

Répertorié: Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W.

Référence neutre: 2000 CSC 48.

No du greffe: 26779.

2000: 25 février; 2000: 13 octobre.

Présents: Le

juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Major, Bastarache, Binnie et Arbour.

en appel de la cour d’appel du manitoba

POUR...

Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519

K.L.W. Appelante

c.

Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg Intimé

et

Le procureur général du Québec,

le procureur général du Manitoba

et le procureur général de la Colombie-Britannique Intervenants

Répertorié: Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W.

Référence neutre: 2000 CSC 48.

No du greffe: 26779.

2000: 25 février; 2000: 13 octobre.

Présents: Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Major, Bastarache, Binnie et Arbour.

en appel de la cour d’appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (1998), 126 Man. R. (2d) 315, 167 W.A.C. 315, 41 R.F.L. (4th) 291, [1998] M.J. No. 254 (QL), qui a rejeté un appel contre une décision du juge Stefanson. Pourvoi rejeté, le juge en chef McLachlin et le juge Arbour sont dissidentes.

R. Ian Histed, pour l’appelante.

Norm Cuddy, Michael Thomson et Myfanwy Bowman, pour l’intimé.

Dominique Jobin et Gilles Laporte, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

Shawn Greenberg, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.

George H. Copley, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.

Version française des motifs du juge en chef McLachlin et du juge Arbour rendus par

Le juge Arbour (dissidente) —

I. Introduction

1 Le paragraphe 21(1) de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille, L.M. 1985‑86, ch. 8 (la «Loi»), prévoit que le Directeur, un représentant d’un office de services à l’enfant et à la famille ou un agent de la paix qui a des motifs raisonnables et probables de croire qu’un enfant a besoin de protection peut l’appréhender sans mandat. L’appelante, K.L.W., dont le fils nouveau‑né a été appréhendé à l’hôpital en vertu de cette disposition, en conteste la constitutionnalité au motif qu’elle porte atteinte au droit qui lui est garanti par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés de ne pas être privée de sa liberté et de la sécurité de sa personne, sauf en conformité avec les principes de justice fondamentale.

2 Ma collègue le juge L’Heureux‑Dubé conclut que la disposition contestée n’enfreint pas l’art. 7. À son avis, bien que le par. 21(1) porte atteinte au droit de l’appelante à la sécurité de la personne, garanti par l’art. 7, la Loi est conforme aux principes de justice fondamentale, car elle respecte l’équité procédurale en prévoyant une révision judiciaire rapide après l’appréhension: voir le par. 27(1) de la Loi. De plus, lorsqu’elle pondère les divers intérêts en jeu dans le contexte de la protection de l’enfant, elle accorde une importance prééminente à l’intérêt de la société à protéger les enfants, vu la difficulté et le risque qu’il y a, selon elle, à distinguer les situations urgentes des situations non urgentes en matière de protection de l’enfant.

3 J’estime au contraire qu’il est possible de distinguer l’urgence de l’absence d’urgence et de prévoir des mesures permettant de parer aux risques que présente pour l’enfant l’obtention d’une autorisation judiciaire préalable en l’absence d’urgence. En outre, contrairement au juge L’Heureux‑Dubé, j’estime que l’on peut s’inspirer de la jurisprudence de notre Cour sur l’art. 8 de la Charte pour énoncer une norme procédurale qui soit constitutionnelle et qui puisse s’appliquer à l’appréhension en l’absence d’urgence en vertu de l’art. 7. Je ne suis pas d’accord qu’un mandat ex parte «ne rehausse que de façon limitée le caractère équitable du processus inhérent à l’appréhension» (par. 113). À mon avis, une autorisation judiciaire préalable à l’appréhension d’enfants ayant besoin de protection, en l’absence d’urgence, est constitutionnellement nécessaire pour protéger tant les parents que les enfants contre une ingérence déraisonnable de l’État qui porterait atteinte à la sécurité de leur personne.

II. L’analyse

4 En l’espèce, les faits, les dispositions législatives pertinentes et les décisions antérieures sont exposés dans les motifs de ma collègue. Plutôt que de les reprendre en entier, je les citerai au besoin dans le cadre de mon analyse.

A. Le droit protégé

5 Il est entendu que la décision de l’État de retirer à un parent la garde de son enfant porte atteinte au droit du parent à la sécurité de sa personne, qui est garanti par l’art. 7. Dans Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, le juge en chef Lamer reconnaît que la décision de l’État de retirer à un parent son enfant affecte gravement son intégrité psychologique (au par. 61):

Outre l’affliction évidente causée par la perte de la compagnie de l’enfant, l’ingérence directe de l’État dans le lien parent‑enfant, par le biais d’une procédure dans laquelle le lien est examiné et contrôlé par l’État, est une intrusion flagrante dans un domaine privé et intime. De plus, les parents sont souvent marqués comme étant «inaptes» quand on leur retire la garde de leurs enfants. Comme la qualité de parent est souvent fondamentale à l’identité personnelle, la honte et l’affliction résultant de la perte de cette qualité est une conséquence particulièrement grave de la conduite de l’État.

L’importance que revêt pour les parents le fait d’élever l’enfant est également reconnue par le juge La Forest lorsqu’il dit dans B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, au par. 83, que «le droit des parents d’élever, d’éduquer et de prendre soin de l’enfant, notamment de lui procurer des soins médicaux et de lui offrir une éducation morale, est un droit individuel d’importance fondamentale dans notre société». Dans la même veine, le juge Bastarache a récemment confirmé que le droit des parents d’élever leurs enfants est un élément fondamental de l’autonomie et de la dignité de l’individu: Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, au par. 86.

6 En conséquence, la conclusion que l’appréhension sans mandat de l’enfant de l’appelante porte atteinte au droit de celle‑ci à la sécurité de sa personne est certainement compatible avec la jurisprudence de notre Cour sur l’art. 7. Il reste à déterminer si l’appréhension a eu lieu en conformité avec les principes de justice fondamentale.

B. Les principes de justice fondamentale

(1) L’aspect substantif de la justice fondamentale

7 Dans G. (J.), précité, au par. 70, le juge en chef Lamer a indiqué que les principes de justice fondamentale touchent autant le fond que la procédure dans le contexte de la protection de l’enfant:

L’État ne peut retirer au parent la garde de son enfant que si cela s’avère nécessaire pour protéger l’intérêt supérieur de l’enfant, pourvu que cette décision soit prise selon une procédure équitable.

Même si les arguments de toutes les parties au présent pourvoi ont principalement porté sur l’aspect procédural des principes de justice fondamentale, il est intéressant de souligner que le par. 2(1) de la Loi prévoit que, dans toute démarche faite en vertu de la Loi à l’égard d’un enfant, l’intérêt supérieur de l’enfant est le critère de décision le plus important, «à l’exception d’une instance instituée afin de déterminer si un enfant a besoin de protection» (je souligne). Cela semble aller à l’encontre de l’arrêt G. (J.), précité, de notre Cour, ainsi que du premier paragraphe de l’article 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies, R.T. Can. 1992 no 3, dont le Canada est signataire:

Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.

8 La législation d’autres provinces sur le bien-être de l’enfant reprend le principe énoncé dans la Convention des Nations Unies. Par exemple, l’art. 2 de la Child Welfare Act de l’Alberta, S.A. 1984, ch. C‑8.1, exige que toute autorité ou toute décision qui concerne un enfant ayant besoin de protection se fonde sur son intérêt supérieur. De même, l’art. 3 de la Loi sur la protection de la jeunesse du Québec, L.R.Q., ch. P-34.1, prévoit que toutes les décisions prises en vertu de cette loi doivent tenir compte de l’intérêt et des droits de l’enfant. Enfin, la Loi lance un message quelque peu contradictoire aux parents, car l’un de ses principes fondamentaux veut que «[l]es décisions concernant le retrait ou le placement d’enfants doivent se fonder sur le critère de l’intérêt supérieur de l’enfant et non sur celui de la situation financière de la famille», ce qui va directement à l’encontre du par. 2(1) susmentionné.

9 Je suis donc d’avis que, pour respecter la teneur des principes de justice fondamentale dans le contexte de la protection de l’enfant, l’appréhension d’un enfant par un organisme étatique exige une détermination préalable de son intérêt supérieur, en plus de motifs raisonnables et probables de croire que l’enfant a besoin de protection.

(2) L’aspect procédural de la justice fondamentale

10 Les principes de justice fondamentale englobent également l’équité procédurale: Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, [1991] 2 R.C.S. 869, à la p. 882, le juge Iacobucci; Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, aux pp. 212 et 213, le juge Wilson. Dans l’arrêt Singh, à la p. 229, le juge Beetz explique que «[l]es facteurs les plus importants lorsqu’il s’agit de déterminer le contenu de la justice fondamentale sur le plan de la procédure dans un cas donné sont la nature des droits en cause et la gravité des conséquences pour les personnes concernées». Cinq ans plus tard, le juge Wilson déclare, dans Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, à la p. 459, que l’art. 7 «doit s’interpréter en fonction de l’objet qu’il vise, eu égard aux droits qu’il est destiné à protéger». Le juge Iacobucci fait pareillement remarquer, dans l’arrêt Pearlman, précité, à la p. 884, que notre Cour a souligné à maintes reprises qu’il fallait interpréter les principes de justice fondamentale selon «le contexte particulier dans lequel on invoque l’application de l’art. 7», citant, entre autres, les arrêts R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 361, le juge La Forest, et Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la p. 682, le juge L’Heureux‑Dubé.

11 Nous devons donc tenir compte de tous les droits touchés pour déterminer si l’appréhension sans mandat prévue au par. 21(1) est compatible avec les principes de justice fondamentale. Les principales considérations en l’espèce sont le droit des parents d’élever leurs enfants sans ingérence injustifiée de l’État et le droit de l’enfant à la protection de son intérêt supérieur. Cependant, lorsque ces droits paraissent s’opposer, ils doivent être pondérés l’un par rapport à l’autre, de même que par rapport à l’intérêt de la société dans le contexte de la protection de l’enfant.

12 À mon avis, la Cour doit reconnaître non seulement le droit de l’enfant d’être protégé, mais également son droit d’être éduqué et élevé par ses parents. Même si l’enfant de l’appelante qui a été appréhendé n’était pas représenté de façon indépendante dans le présent pourvoi, l’appelante a invoqué dans son argumentation écrite le droit d’un enfant d’être protégé contre une ingérence injustifiée de l’État dans le lien parent‑enfant (par. 73 à 76).

13 Ma collègue le juge L’Heureux‑Dubé insiste dans ses motifs sur l’importance du droit de l’enfant d’être protégé (par. 73 à 75). Bien que je reconnaisse aussi la très grande importance de cet aspect du droit de l’enfant, j’estime qu’il est tout aussi important de reconnaître son droit de demeurer avec ses parents de même que le préjudice que pourrait lui causer l’ingérence précipitée et malavisée de l’État. Le juge en chef Lamer reconnaît explicitement, dans l’arrêt G. (J.), précité, au par. 76, le droit de l’enfant à la sécurité dans le cas où l’État retire la garde au parent:

Peu d’actes gouvernementaux peuvent avoir des répercussions plus profondes sur la vie des parents et de l’enfant. Il n’y a pas que le droit du parent à la sécurité de sa personne qui soit en jeu, il y a aussi celui de l’enfant. Comme l’intérêt supérieur de l’enfant est censé reposer sur les parents, l’intégrité psychologique et le bien‑être de l’enfant peuvent être gravement compromis par une ingérence dans le lien parent‑enfant. [Je souligne.]

14 Si nous sommes incapables d’accorder suffisamment d’importance à cet aspect du droit de l’enfant à la sécurité, nous pourrions aussi être incapables de reconnaître que la séparation des enfants de leurs parents peut avoir de profondes répercussions préjudiciables à l’enfant. C’est ce que le professeur Nicholas Bala affirme dans son article intitulé «Reforming Ontario’s Child and Family Services Act: Is the Pendulum Swinging Back Too Far?» (1999-2000), 17 C.F.L.Q. 121, où il fait remarquer que les enfants ne sont pas toujours placés dans des familles d’accueil qui leur prodiguent des soins meilleurs que ceux qu’ils auraient reçus chez eux. Les observations suivantes, dans le même article, se rapportent directement à mes réserves quant à l’issue du présent pourvoi (aux pp. 169 à 171):

[traduction] J’ai bien peur que notre volonté pressante d’«accroître» la protection nous fasse perdre de vue d’importantes réserves concernant la surintervention, auxquelles les réformes des années 70 et 80 devaient remédier. Récemment, un certain nombre de sociétés d’aide à l’enfance de l’Ontario ont réagi devant la grande sensibilisation à la violence et à des rapports de coroners en interprétant plus fermement la Loi sur les services à l’enfance et à la famille de 1984, de façon à mettre l’accent sur la sécurité de l’enfant (citant Henry Hess, «Foster care overflows to college dorm» The Globe & Mail (19 juin 1998) A1). De ce fait, un nombre considérablement plus élevé d’enfants sont confiés à des organismes, ce qui entraîne une utilisation excessive des ressources d’hébergement. Cela démontre également que les pratiques et interprétations des organismes ont une très grande incidence sur l’application de tout régime législatif et fait que l’on s’interroge sur la nécessité d’importantes réformes législatives.

. . .

Nous devons combler les lacunes du système de protection de l’enfance, notamment celles de la législation et celles du système judiciaire, dans l’espoir d’atteindre le meilleur équilibre possible et de ne pas «réagir exagérément». Les interventions excessives peuvent être préjudiciables aux enfants, car elles peuvent perturber les liens qu’ils entretiennent avec les personnes qui prennent soin d’eux, les membres de leur famille, leurs amis et leur école, et entraîner toute une série de placements dans des familles d’accueil et d’autres endroits qui peuvent être loin de la solution idéale. Les enquêtes récentes ont principalement porté sur des cas où les organismes n’ont pas agi assez fermement, mais il y a également des cas où des préposés à la protection de l’enfance, en raison d’un manque d’expérience et de supervision, ont agi de façon précipitée en faisant des allégations non fondées de violence parentale. (Voir, par ex., B. (D.) c. Children’s Aid Society of Durham (Region) (1996), 136 D.L.R. (4th) 297, 30 C.C.L.T. (2d) 310 (C.A. Ont.).)

15 Étant donné que les droits de l’enfant englobent à la fois le droit d’être protégé et celui d’entretenir un lien stable avec ses parents, nous ne pouvons interpréter l’intérêt de la société dans le cadre du présent pourvoi comme se limitant à la protection des enfants, ce qui est manifestement le principal objectif de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille. Je conviens que la compétence parens patriae de l’État à l’égard des enfants, que la cour et les organismes de protection de l’enfance exercent pour lui, est bien établie en droit civil, en common law et dans la législation (le juge L’Heureux‑Dubé, au par. 75). Pourtant, les sociétés démocratiques ont un intérêt tout aussi important à veiller à ce que les acteurs gouvernementaux ne retirent pas aux parents la garde de leurs enfants sans motifs juridiques. Selon l’article 7, cette forme d’intervention étatique radicale ne peut se faire qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale, ce qui exige une juste pondération de tous les droits en jeu en l’espèce.

16 Contrairement à ma collègue le juge L’Heureux‑Dubé, je ne pense pas que la tenue rapide d’une audition après l’appréhension suffise à rendre constitutionnelle en vertu de l’art. 7 l’appréhension sans mandat d’un enfant en l’absence d’urgence. Je suis plutôt d’avis qu’un mandat ex parte autorisant l’office à appréhender l’enfant est une garantie procédurale importante dans le contexte d’une appréhension en l’absence d’urgence, et ce pour plusieurs motifs.

(a) Motifs raisonnables examinés par un officier de justice indépendant et impartial

17 Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 503, notre Cour indique que les «principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique». Comme le fait remarquer le juge Iacobucci dans l’arrêt Pearlman, précité, à la p. 882, «ces principes fondamentaux englobent le concept d’une audience équitable quant à la procédure devant un décideur impartial» (soulignement supprimé). Par ailleurs, dans l’arrêt G. (J.), précité, au par. 72, le juge en chef Lamer conclut que, dans le contexte de la protection de l’enfant, «[l]orsqu’il s’agit d’une demande de prorogation d’une ordonnance de garde, l’équité procédurale exige une audience équitable devant un arbitre neutre et impartial». L’exigence d’impartialité a souvent été exprimée en latin par le principe nemo debet esse judex in propria causa: personne ne doit être juge dans sa propre cause.

18 En l’espèce, l’appelante soutient que l’équité procédurale prévue à l’art. 7 exige la tenue d’une audience en bonne et due forme avant l’appréhension en l’absence d’urgence ou, de façon subsidiaire, au moins l’obtention d’un mandat ex parte. La décision d’appréhender un enfant n’est pas déterminante, étant donné que la question de la garde définitive de l’enfant n’est tranchée que dans le cadre de l’audience qui suit l’appréhension. On peut donc distinguer la décision d’appréhender un enfant ou de retirer à un parent la surveillance de son enfant de la décision de retirer complètement au parent, même temporairement, la garde de son enfant; l’arrêt G. (J.), précité, vise cette dernière situation. Néanmoins, l’exécution de la décision d’appréhender un enfant peut être très traumatisante et déstabilisante tant pour le parent que pour l’enfant, et elle déclenche sans préavis un processus aboutissant à la séparation du parent et de l’enfant pour une durée indéterminée, laquelle dépend du moment de la tenue de l’audience qui suit l’appréhension et de son issue. Une telle intervention crée également un nouveau «statu quo» qu’un tribunal pourrait ultérieurement hésiter à modifier, de façon à éviter une autre perturbation de l’environnement de l’enfant. Il est clair que le décideur qui autorise l’appréhension a le pouvoir de porter atteinte au droit du parent et de l’enfant à la sécurité de leur personne. Or, ce pouvoir du décideur fait intervenir les règles d’équité procédurale prévues à l’art. 7: voir Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, à la p. 44‑60.

19 À mon avis, lorsque des droits aussi fondamentaux que celui d’élever soi‑même son enfant et celui de maintenir des liens familiaux stables sont en jeu, les principes de justice fondamentale exigent que la personne qui autorise l’appréhension de l’enfant prenne cette décision de façon impartiale. En d’autres termes, elle ne peut être à la fois enquêteur et arbitre. Sur ce point, j’estime que l’arrêt de principe de notre Cour concernant l’art. 8, Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, est très révélateur.

20 Dans cette affaire, les par. 10(1) et (3) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C‑23, étaient contestés en vertu de l’art. 8 de la Charte parce qu’ils contrevenaient au droit à la protection contres les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. Essentiellement, le chef de la direction des enquêtes sur les coalitions ou son représentant autorisé avait le pouvoir de pénétrer dans tout établissement pour y chercher des éléments de preuve démontrant une violation de la Loi, avec l’approbation de la Commission sur les pratiques restrictives du commerce. Le juge Dickson (plus tard Juge en chef) conclut que le but de l’art. 8 est de «protéger les particuliers contre les intrusions injustifiées de l’État dans leur vie privée»: Hunter, précité, à la p. 160. Il est donc important d’empêcher les fouilles et les perquisitions injustifiées de l’État, ce qui ne pouvait se faire que par un système d’autorisation préalable: p. 160. Le juge Dickson conclut (à la p. 164) que les pouvoirs d’enquête de la Commission ou de ses membres

cadre[nt] mal avec la neutralité et l’impartialité nécessaires pour évaluer si la preuve révèle qu’on a atteint un point où les droits du particulier doivent constitutionnellement céder le pas à ceux de l’État. Un membre de la [Commission] qui examine l’opportunité de procéder à une perquisition en vertu de la [Loi] est touché par la maxime nemo judex in sua causa. Il ne peut tout simplement pas être l’arbitre impartial nécessaire pour accorder une autorisation valable.

21 Du point de vue du présent pourvoi, deux des exigences de l’arrêt Hunter pour qu’une fouille ou perquisition soit constitutionnelle sont particulièrement pertinentes pour les cas d’appréhension d’enfants: a) l’autorisation préalable d’un arbitre tout à fait neutre et impartial qui est en mesure d’agir de façon judiciaire en évaluant les intérêts de l’État face à ceux de l’individu et b) la nécessité pour l’arbitre impartial d’être convaincu que la personne qui demande l’autorisation a des motifs raisonnables, établis sous serment, de croire qu’une infraction a été commise (voir le résumé du juge Wilson dans l’arrêt Thomson Newspapers, précité, à la p. 499). D’importants principes de justice fondamentale, qui, à mon avis, sont tout aussi cruciaux dans le contexte de l’art. 7 que dans celui de l’art. 8, sous‑tendent ces deux critères: lorsqu’une mesure étatique porte atteinte aux droits d’un individu protégés par la Charte, il faut qu’il existe des garanties procédurales qui permettent de veiller à ce qu’elle soit fondée et à ce qu’elle soit examinée par un arbitre indépendant qui n’est pas impliqué dans l’affaire.

22 Avant d’appliquer ces critères aux faits de l’espèce, je voudrais commenter brièvement l’opportunité d’appliquer ces principes tirés de l’art. 8 à l’analyse fondée sur l’art. 7 de ce qui constitue des principes de justice fondamentale dans le contexte de la protection de l’enfant. Le juge L’Heureux‑Dubé estime que la tentative de l’appelante d’importer le droit à la vie privée prévu à l’art. 8 dans l’analyse de l’art. 7 ne s’applique pas dans le contexte de la protection des enfants étant donné que le droit à la vie privée du parent est inclus dans le droit à la sécurité de la personne (voir par. 97 et 98). Ma démarche vise non pas à importer le droit à la vie privée garanti par l’art. 8 dans l’art. 7 et à lui conférer une certaine prééminence dans la pondération des droits en cause, mais plutôt à examiner les garanties procédurales qui ont été élaborées dans la jurisprudence concernant l’art. 8 pour protéger le droit de l’individu de ne pas subir d’ingérences injustifiées de la part de l’État.

23 Si l’on applique les deux critères de l’arrêt Hunter exposés plus haut à l’appréhension de l’enfant, il est clair que le Directeur, un représentant de l’Office des services à l’enfant et à la famille ou un agent de la paix a le pouvoir, en vertu de la partie III de la Loi de façon générale et du par. 21(1) en particulier, de jouer à la fois le rôle d’enquêteur pour déterminer si l’enfant a besoin de protection et celui d’arbitre pour décider si le besoin de protection de l’enfant est devenu tel qu’il convient de le retirer à ses parents. Comme la fusion de ces deux rôles au sein du même organisme mine considérablement la capacité de ces enquêteurs d’agir de façon impartiale, il est possible que l’exigence légale des motifs raisonnables et probables en soit diluée, à tel point que des enfants risquent d’être appréhendés sur la base d’un simple soupçon. En fait, l’avocat de l’intimé, l’Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg, a concédé à l’audience qu’en pratique la décision d’appréhender un enfant est parfois fondée sur le soupçon qu’il a besoin de protection, plutôt que sur des motifs raisonnables et probables. À mon avis, ce non-respect des exigences légales fait qu’il est encore plus souhaitable de prévoir un contrôle judiciaire préalable à l’appréhension en l’absence d’urgence.

24 Ma collègue le juge L’Heureux‑Dubé laisse entendre qu’un contrôle judiciaire ex parte serait essentiellement futile, voire vide de sens, étant donné que le juge accordant l’autorisation aurait tendance à s’en remettre à l’expertise de l’office (voir par. 113). À mon avis, même si le juge qui entend une demande ex parte peut n’avoir d’autre choix que de s’en remettre, dans une certaine mesure, à la présentation de l’affaire faite par l’office, il peut demander des renseignements supplémentaires s’il a des réserves quant à l’opportunité de l’initiative. De plus, dans le cas où les réserves sont assez importantes et où l’enfant ne court pas un risque imminent, il peut ajourner l’affaire afin de tenir une audition contradictoire. En outre, un examen judiciaire indépendant de l’opportunité de l’appréhension permettra également de veiller à ce que l’office de protection de l’enfant agisse selon des motifs raisonnables et probables, qu’elle est capable d’exprimer de façon cohérente, avant de procéder à une appréhension en l’absence d’urgence.

25 En l’espèce, l’intimé reconnaît que

[traduction] [e]n l’absence d’urgence, on décide d’appréhender l’enfant lorsqu’on n’a pas atteint des objectifs minimaux. Il y a déjà eu des conversations avec les parents sur ce qu’on s’attendait d’eux. C’est seulement après l’échec d’une telle démarche qu’on appréhende l’enfant.

(Mémoire de l’intimé, par. 95, citant le témoignage de James Keith Cooper, dossier de l’appelante, vol. II, aux pp. 354 et 355.)

26 Cela paraît s’écarter, en pratique, des principes fondamentaux de la Loi, selon lesquels les familles «ont le droit de recevoir des services de prévention et de soutien offerts afin de sauvegarder l’unité de la famille»: principe 7. Cependant, ces remarques au sujet de la démarche que suit l’intimé en matière d’appréhension d’enfants illustrent les avantages de l’examen impartial de la demande: au moins, l’appréhension demeurera une mesure de dernier recours.

27 Vu que notre Cour reconnaît, dans l’arrêt G. (J.), précité, au par. 72, que la tenue d’une audience équitable devant un arbitre neutre et impartial est constitutionnellement nécessaire avant que l’État puisse retirer à un parent la garde de son enfant, il semble tout à fait logique de décider, dans le même contexte, qu’avant l’appréhension d’un enfant par l’État en l’absence d’urgence, l’office ou un agent de la paix doit demander un mandat à la cour, agissant ex parte s’il n’est pas souhaitable de donner un préavis, pour se conformer aux principes de justice fondamentale. Cette extension du principe élaboré dans l’arrêt G. (J.) est également justifiée par les incohérences internes de la Loi, comme je le soulignerai dans la prochaine partie.

(b) Le contexte législatif

28 Dans l’ensemble, la protection procédurale offerte par la partie III de la Loi semble viser davantage la façon dont l’ingérence de l’État dans la garde de l’enfant se produit que l’opportunité de l’intervention elle‑même. Par souci de commodité, je reproduis les dispositions pertinentes de la Loi:

17(1) Pour l’application de la présente loi, un enfant a besoin de protection lorsque sa vie, sa santé ou son bien‑être affectif sont menacés par l’acte ou l’omission d’une personne.

21(1) Le Directeur, un représentant d’un office ou un agent de la paix qui a des motifs raisonnables et probables de croire qu’un enfant a besoin de protection peut appréhender l’enfant sans mandat et le conduire dans un lieu sûr où il peut être détenu à des fins d’examen et de soins provisoires et être traité selon les dispositions de la présente Partie.

21(2) Le Directeur, un représentant d’un office ou un agent de la paix qui a des motifs raisonnables et probables de croire

a) qu’un enfant est en danger immédiat; ou

b) qu’un enfant qui est incapable de prendre soin de lui‑même a été laissé sans qu’aucune personne ne soit capable de prendre soin de lui;

peut, sans mandat et par la force si nécessaire, pénétrer en tout lieu afin d’enquêter sur les faits de l’affaire et doit, si l’enfant semble avoir besoin de protection

c) appréhender l’enfant et le conduire dans un lieu sûr; ou

d) prendre les autres mesures nécessaires afin de protéger l’enfant.

21(3) À la suite d’une demande, un juge, un conseiller‑maître, un magistrat ou un juge de paix qui est convaincu qu’il existe des motifs raisonnables et probables de croire qu’un enfant a besoin de protection peut décerner un mandat autorisant un office ou un agent de la paix

a) à pénétrer, par la force si nécessaire, dans un immeuble ou dans un autre endroit précisé dans le mandat et à rechercher l’enfant; et

b) si l’enfant semble avoir besoin de protection

(i) à appréhender l’enfant et à le conduire dans un lieu sûr, ou

(ii) à prendre les autres mesures nécessaires afin de protéger l’enfant.

29 Premièrement, je note que le par. 21(3) exige une autorisation judiciaire préalable, soit un mandat permettant de pénétrer dans un immeuble ou autre lieu pour rechercher un enfant qui a besoin de protection. L’autre méthode permettant de pénétrer légalement par la force dans un immeuble pour appréhender un enfant qui a besoin de protection est prévue au par. 21(2), qui permet l’appréhension sans mandat en cas d’urgence. L’urgence est définie de façon plus détaillée comme étant un cas où soit a) un enfant est en danger immédiat; ou encore b) un enfant qui est incapable de prendre soin de lui‑même a été laissé sans qu’aucune personne ne soit capable de prendre soin de lui. Il est donc logique de déduire que le par. 21(3) s’applique à des situations non urgentes où l’enfant qui aurait besoin de protection se trouve dans un immeuble ou autre lieu dont on a refusé l’accès au représentant de l’office ou à l’agent de la paix. Par contre, le par. 21(1) prévoit l’appréhension sans mandat d’un enfant ayant besoin de protection. À la suite de la lecture des par. (2) et (3), nous devons logiquement déduire que le par. 21(1) s’applique aussi à des situations non urgentes, mais cette fois lorsque l’enfant ne se trouve pas au foyer, mais, par exemple, à l’école ou dans la rue, ou, comme en l’espèce, à l’hôpital.

30 Je conçois difficilement que l’accès physique à un immeuble ou autre endroit pour appréhender un enfant mérite, sur le plan de la procédure, une plus grande protection contre une mesure étatique erronée ou inappropriée que l’appréhension elle‑même et le fait de retirer l’enfant au parent. Je ne veux pas laisser entendre qu’il convient d’éliminer la nécessité d’un mandat dans les cas où l’on doit pénétrer dans une demeure pour appréhender un enfant. Il s’agit plutôt d’illustrer l’anomalie du régime législatif qui aurait prévu l’obtention obligatoire d’un mandat judiciaire si l’appelante avait accouché chez elle plutôt qu’à l’hôpital. En d’autres termes, le régime actuel met l’accent, de façon arbitraire semble‑t‑il, sur l’endroit où se trouve l’enfant plutôt que sur l’urgence du besoin de protection et sur l’importance de n’utiliser l’appréhension en qu’en dernier recours.

(c) Le risque que fait courir aux enfants la distinction entre l’urgence et l’absence d’urgence

31 Toutes les parties reconnaissent la constitutionnalité de l’appréhension d’enfants sans mandat en cas d’urgence. En fait, les lois de plusieurs provinces sur la protection de l’enfant prévoient cette mesure, tout en définissant différemment la situation urgente. Je viens de citer la disposition de la Loi qui prévoit la possibilité de pénétrer sans mandat, par la force, dans un endroit où un enfant est en «danger immédiat» ou a été laissé sans qu’aucune personne ne soit capable de prendre soin de lui alors qu’il est incapable de prendre soin de lui-même, cette dernière exigence supposant un risque de danger immédiat: par. 21(2). La présence d’un danger immédiat pour un enfant permet également de justifier son appréhension sans mandat en vertu des par. 27(1) et 30(1) de la Child, Family and Community Service Act de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1996, ch. 46; du par. 119(1) de la Loi sur l’enfance du Yukon, L.R.Y. 1986, ch. 22; et du par. 34(3) de la Children and Family Services Act de la Nouvelle‑Écosse, S.N.S. 1990, ch. 5, où l’expression [traduction] «danger immédiat» est utilisée.

32 L’Alberta prévoit la possibilité d’appréhender sans mandat un enfant dont [traduction] «la vie ou la santé seraient sérieusement menacées, de façon imminente, en raison du délai requis pour obtenir une ordonnance»: Child Welfare Act, S.A. 1984, ch. C‑8.1, par. 17(1.3); voir également les par. 17(9) et 17(10). Le paragraphe 33(2) de la Loi sur les services à la famille du Nouveau‑Brunswick, L.N.‑B. 1980, ch. F‑2.2, utilise un libellé similaire pour justifier l’appréhension sans mandat, ce qui reflète la disposition ontarienne qui prévoit l’appréhension sans mandat lorsque «la santé ou la sécurité de l’enfant risqueraient vraisemblablement d’être compromises pendant le laps de temps nécessaire à l’obtention [. . .] d’un mandat en vertu du paragraphe (2)»: Loi sur les services à l’enfance et à la famille, L.R.O. 1990, ch. C.11, par. 40(7). Le Québec désire aussi s’assurer que l’obtention d’une autorisation judiciaire préalable ne compromet pas la sécurité de l’enfant et prévoit que l’on puisse passer outre à cette exigence dans les cas où le délai compromettrait «la sécurité d’un enfant»: Loi sur la protection de la jeunesse, art. 35.3, 45 et 46.

33 Par ailleurs, la Child, Youth and Family Services Act, S.N. 1998, ch. C‑12.1, que Terre‑Neuve a récemment adoptée, prévoit l’obtention d’un mandat pour l’appréhension d’un enfant sauf si [traduction] «un risque immédiat pour la santé et la sécurité de l’enfant» résultait [traduction] «de la non-intervention pendant le laps de temps nécessaire à l’obtention d’un mandat»: par. 23(3). La Saskatchewan permet également l’appréhension sans mandat en cas d’urgence d’un enfant devant [traduction] «courir le risque de subir un grave préjudice»; mais une telle appréhension est manifestement une mesure de dernier recours, puisque la Loi prévoit qu’elle ne peut être utilisée qu’[traduction] «en l’absence d’autres solutions réalisables»: Child and Family Services Act, S.S. 1989-90, ch. C‑7.2, par. 17(1).

34 Contrairement au Manitoba, plusieurs provinces exigent un mandat, que l’on peut dans la plupart des cas obtenir par demande ex parte, pour l’appréhension d’un enfant en l’absence d’urgence: l’Alberta, Child Welfare Act, art. 17; la Nouvelle‑Écosse, Children and Family Services Act, par. 34(1); l’Ontario, Loi sur les services à l’enfance et à la famille, par. 40(2); le Nouveau‑Brunswick, Loi sur les services à la famille, par. 33(1); le Québec, Loi sur la protection de la jeunesse, art. 35.3; Terre‑Neuve, Child, Youth and Family Services Act, par. 23(1); l’Île‑du‑Prince‑Édouard, Family and Child Services Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. F‑2, par. 15(1); et le Yukon, Loi sur l’enfance, par. 119(3) et (4).

35 Sans vouloir juger de la constitutionnalité de ces diverses dispositions selon l’art. 7 de la Charte, je les cite pour souligner le fait que de nombreuses provinces exigent l’autorisation judiciaire préalable pour retirer au parent son enfant, sauf dans des situations urgentes où le délai causé par le laps de temps nécessaire à l’obtention du mandat ferait courir à l’enfant un risque inacceptable et où il devient alors possible pour l’office ou l’agent de la paix de l’appréhender sans mandat. Le juge L’Heureux‑Dubé laisse entendre dans ses motifs qu’il est si difficile de distinguer avec un minimum d’exactitude les situations urgentes des situations non urgentes que même une demande ex parte entraînerait un délai inacceptable. Je ne suis pas d’accord et j’estime que les faits en l’espèce fournissent un bon exemple d’un cas où il aurait été possible de présenter une demande ex parte sans faire courir à l’enfant un risque inacceptable.

36 Avant la naissance de son enfant, l’appelante avait été une cliente de l’office intimé pendant un certain temps. Ses deux autres enfants plus âgés étaient souvent placés en familles d’accueil, en grande partie à cause de sa consommation excessive d’alcool. L’office a été informé de sa grossesse en juillet, soit environ quatre mois avant la naissance de l’enfant et son appréhension à l’hôpital. Pendant les quelques mois qui ont précédé la naissance de l’enfant, l’appelante et l’intimé ont discuté de la possibilité qu’elle emménage dans un établissement résidentiel qui l’aiderait à assumer ses responsabilités parentales et à acquérir des connaissances pratiques. Elle s’y est opposée, craignant que la perte de son appartement de deux chambres ne nuise à ses efforts pour obtenir la tutelle permanente de ses deux autres enfants. Ses craintes se sont réalisées dans une certaine mesure, car, par la suite, le juge de première instance a considéré que sa résistance signifiait qu’elle accordait plus d’importance à son appartement qu’à sa réhabilitation: juge Stefanson, Cour du Banc de la Reine du Manitoba, no du greffe CP 93‑01‑05907, 24 juin 1997, à la p. 9.

37 L’appelante a finalement accepté d’emménager dans l’établissement résidentiel le 23 octobre 1996 et a donné naissance à son troisième enfant le lendemain, à l’hôpital. Cependant, l’office avait alors décidé que l’établissement n’était plus une solution acceptable, en partie parce que le conjoint violent de l’appelante aurait accès à l’enfant vu qu’il ne s’agissait pas d’un établissement à accès contrôlé (le juge Stefanson, aux pp. 9 et 10), même si aucune preuve ne démontrait que l’appelante ou l’un de ses deux autres enfants avaient été victimes d’agression. Le 25 octobre, l’enfant a été appréhendé en vertu d’une directive que l’office a fait parvenir au personnel de l’hôpital par télécopieur et, le 28 octobre, on l’a enlevé à sa mère et sorti de l’hôpital.

38 Ce bref survol des jours qui ont précédé l’appréhension de l’enfant indique selon moi que, même si nous ne considérons que les quatre ou cinq jours de prise de décision intense à l’époque de la naissance de l’enfant, l’intimé avait amplement le temps de demander une autorisation judiciaire préalable pour l’appréhension de l’enfant sans que ce dernier ne coure de risque, car il se trouvait alors à l’hôpital, où lui‑même et sa mère étaient sous surveillance médicale. Comme je l’ai déjà souligné, le fait que le par. 21(3) aurait exigé l’obtention d’un mandat si l’appelante avait accouché à la maison, mais qu’aucun mandat n’était nécessaire tant et aussi longtemps que l’appelante se trouvait à l’hôpital est tout à fait illogique.

39 De toute façon, on peut parer au risque qu’une situation non urgente devienne une urgence où la vie et la santé de l’enfant sont en danger immédiat et qui pourrait empirer pendant le délai nécessaire à l’obtention d’un mandat, en prévoyant des «télémandats», dont la demande se fait par téléphone sur la base de renseignements fournis sous serment, comme c’est déjà le cas dans certaines provinces. Voir, par exemple, le par. 17(2) de la Child Welfare Act de l’Alberta; l’art. 19 de la Child, Family and Community Service Act de la Colombie‑Britannique; et l’art. 25 de la Child, Youth and Family Services Act de Terre‑Neuve. De plus, comme nous l’avons déjà dit, si l’office juge qu’une situation est devenue urgente et comporte un risque immédiat, il a le pouvoir légal d’appréhender l’enfant sans mandat: infra, aux par. 28 et 29.

40 Si la norme de l’«urgence» comporte une certaine part de fluidité, les tribunaux ont interprété des expressions comme «risque considérable de préjudice» de façon assez constante pour fournir des lignes directrices tant aux offices qu’aux familles. Par exemple, dans S. (B.) c. British Columbia (Director of Child, Family and Community Service) (1998), 38 R.F.L. (4th) 138 (C.A.C.‑B.), au par. 111, la cour dit clairement qu’un risque considérable de sévices n’est pas seulement passager. Dans les cas où l’on estime qu’il existe véritablement des motifs raisonnables et probables justifiant la prise de mesures dans des situations urgentes, on peut compter sur les tribunaux pour adopter un point de vue généreux quant à la définition de l’urgence justifiant l’appréhension sans autorisation judiciaire préalable.

41 Je reconnais que le comité d’experts de l’Ontario sur la protection de l’enfant recommande que l’on clarifie ou abolisse les exigences de la loi ontarienne en matière de mandat. Cependant, le professeur Bala souligne que le comité ne comprenait aucun représentant ni aucun défenseur des intérêts des enfants ou des parents et qu’il n’a pas tenu d’audiences publiques avant de faire ses recommandations: Bala, loc. cit., aux pp. 140 et 141. Quoi qu’il en soit, la question dont nous sommes saisis porte autant sur une exigence légale que sur une politique sociale. L’obligation de présenter une demande ex parte à un officier de justice indépendant et impartial fournirait une certaine garantie aux familles faisant l’objet d’une ingérence radicale de l’État dans leur vie privée indiquant que cette ingérence est équitable sur le plan de la procédure et valable sur le plan constitutionnel.

C. L’article premier

42 Ayant conclu que le par. 21(1) de la Loi porte atteinte à l’art. 7 de la Charte, je note que l’intimé et l’intervenant, le procureur général du Manitoba, ont concédé que l’article premier de la Charte ne pouvait justifier une telle atteinte. C’est exactement ce que le juge en chef Lamer affirme dans l’arrêt G. (J.), précité, où il indique (au par. 99) qu’il n’est pas facile de sauver une atteinte à l’art. 7 par application de l’article premier. Citant ses motifs dans le Renvoi: Motor Vehicle Act (C.‑B.), précité, à la p. 518, le juge en chef Lamer écrit: «L’article premier peut, pour des motifs de commodité administrative, venir sauver ce qui constituerait par ailleurs une violation de l’art. 7, mais seulement dans les circonstances qui résultent de conditions exceptionnelles comme les désastres naturels, le déclenchement d’hostilités, les épidémies et ainsi de suite».

III. La conclusion et la réparation

43 L’appelante cherche à obtenir des dommages‑intérêts de même qu’une ordonnance déclarant invalide la partie III de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille. À mon avis, ces deux recours sont inappropriés. La demande de dommages‑intérêts n’est manifestement pas fondée. Notre Cour indique, dans l’arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, à la p. 720, qu’il y aura rarement lieu à réparation en vertu du par. 24(1) dans le cadre d’une action qui implique aussi l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, car si la disposition législative contestée est annulée, «l’affaire est close» et il n’y a pas lieu de permettre une réparation rétroactive en vertu de l’art. 24. Ce principe a été confirmé dans Guimond c. Québec (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 347. Or, même si notre Cour concluait que l’appelante peut obtenir réparation, il serait très difficile d’évaluer l’ampleur de la violation de son droit procédural de façon à la placer dans la situation où elle aurait été s’il n’y avait pas eu faute (Schachter, précité, à la p. 725). À supposer qu’il y ait eu exigence d’autorisation préalable, un tribunal aurait probablement autorisé l’appréhension de l’enfant en se fondant sur le témoignage du travailleur social. Ce point de vue est étayé par les conclusions que les tribunaux ont tirées après l’appréhension. Je ne souhaite nullement minimiser le traumatisme et la douleur que l’appelante a subis en l’espèce, mais l’affaire ne semble pas justifier l’octroi de dommages‑intérêts. De plus, rien n’indique que l’office a agi de façon tyrannique ou malveillante.

44 L’intimé et le procureur général du Manitoba soutiennent qu’au lieu de déclarer invalide l’ensemble de la partie III de la Loi il convient de retrancher le par. 21(1) de la partie III et de ne déclarer invalide que ce paragraphe. Je crains que cette solution crée un vide législatif entre le pouvoir d’appréhender un enfant sans mandat en cas d’urgence (par. 21(2)) et le pouvoir de délivrer un mandat en vue de l’appréhension d’un enfant qui se trouve dans un immeuble ou autre endroit (par. 21(3)). Pour éviter cette incertitude, j’estime qu’il est préférable de modifier le par. 21(1) en remplaçant «sans mandat» par «après avoir obtenu un mandat». L’effet d’une telle modification du libellé de la Loi équivaut pour ainsi dire à l’annulation de la disposition, sauf qu’elle ne laisse subsister aucune ambiguïté en ce qui a trait au pouvoir d’appréhender un enfant après avoir obtenu un mandat, en l’absence d’urgence.

45 Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante:

1. Le paragraphe 21(1) de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille,

L.M. 1985‑86, ch. C‑80, et ses modifications, est‑il, en totalité ou en partie, incompatible avec les droits garantis par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, ou y porte‑t‑il atteinte?

Oui.

2. Dans l’affirmative, la justification du par. 21(1) de la Loi sur les

services à l’enfant et à la famille, L.M. 1985‑86, ch. C‑80, et ses modifications, peut‑elle se démontrer conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Non.

Version française du jugement des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Major, Bastarache et Binnie rendu par

46 Le juge L’Heureux‑Dubé — L’appréhension d’enfants par les autorités de la protection de l’enfance exige des décisions très nuancées dans des circonstances difficiles pour toutes les parties concernées. Comme notre Cour l’a déjà fait remarquer, la protection des enfants suppose l’intervention de l’État dans des relations complexes et interdépendantes. Dans ces situations familiales, il est rare qu’on se retrouve en héros ou en vilains: Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (région du Nord‑Ouest) c. G. (D.F.), [1997] 3 R.C.S. 925, au par. 5.

47 C’est dans ce contexte très particulier que l’appelante, K.L.W., conteste la constitutionnalité des appréhensions effectuées en vertu de la partie III de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille, L.M. 1985‑86, ch. 8 («Loi»). En particulier, elle allègue que le pouvoir qu’a l’État, en vertu du par. 21(1), d’appréhender un enfant sans autorisation judiciaire préalable en l’absence d’urgence, lorsqu’il croit pour «des motifs raisonnables et probables [. . .] qu’un enfant a besoin de protection», contrevient à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. La contestation constitutionnelle par l’appelante de l’appréhension prévue par le par. 21(1) est inextricablement liée aux dispositions de la partie III régissant l’audience qui suit l’appréhension.

48 Les questions soulevées par la contestation de la Loi exigent que notre Cour entreprenne une pondération contextuelle et délicate, en application de l’art. 7, des principes et des droits suivants: le droit des parents et des enfants de ne pas subir une ingérence injustifiée de l’État dans leur vie; les exigences de l’équité procédurale; la vie et la santé des enfants ainsi que l’obligation et le pouvoir de l’État de protéger les enfants contre tout préjudice grave. Les droits des enfants figurent des deux côtés de la balance.

I. Les faits

49 Étant donné l’ordonnance de non‑publication relative à l’identité des enfants de l’appelante, ceux‑ci sont désignés par des pseudonymes. Par souci de commodité, les faits sont divisés en deux périodes, soit «avant l’appréhension» et «après l’appréhension» du troisième enfant de l’appelante, John, par l’Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg («Office»).

A. Avant l’appréhension

50 K.L.W., l’appelante, n’a pas eu une vie facile. Adolescente, elle s’est enfuie d’un foyer où elle était maltraitée. Elle a commencé à abuser d’intoxicants et a eu un certain nombre de relations apparemment violentes. Elle est maintenant mère de cinq enfants. Son premier enfant, Jane, est né en 1988, alors qu’elle avait 18 ans. Le deuxième, Chris, est né en 1991 et le troisième, John, en 1996. Les deux plus jeunes, qui ne font pas l’objet de la présente instance, sont les enfants du père de John, D.F., avec qui elle paraît maintenant avoir une relation stable.

51 Rien n’indique que l’appelante ou ses conjoints aient jamais agressé physiquement les enfants. Selon son propre aveu, toutefois, l’appelante a été incapable de donner à ses deux premiers enfants les soins requis au cours de leurs premières années, surtout en raison de son alcoolisme. Elle est devenue une cliente de l’Office intimé à partir de 1993 lorsqu’elle a signé une entente de placement volontaire confiant Jane et Chris à l’Office. L’Office lui a ensuite remis les deux enfants et lui a fourni des services d’aide familiale chez elle, à temps partiel. Toutefois, les enfants ont par la suite été appréhendés à plusieurs reprises de 1994 à 1996, au motif que K.L.W. était ivre et négligeait ses enfants, ou qu’elle était en contact avec d’anciens conjoints violents. En février 1996, l’Office a institué des procédures visant l’obtention d’une ordonnance de tutelle permanente relativement à Jane et à Chris.

52 En juillet 1996, K.L.W. informe l’Office qu’elle attend un troisième enfant. L’Office prend alors des arrangements pour que K.L.W. emménage dans un établissement résidentiel conçu pour aider les femmes enceintes et les jeunes mères à assumer leurs responsabilités parentales, à acquérir des connaissances pratiques de la vie et à régler leurs problèmes personnels. Elle refuse de déménager, craignant de perdre son appartement de deux chambres et craignant qu’en raison de cette éventuelle perte, elle ne puisse plus empêcher l’Office d’obtenir la tutelle permanente de Jane et de Chris.

53 Le 23 octobre 1996, soit environ deux semaines avant la naissance prévue de son troisième enfant, K.L.W. change d’idée et accepte d’aller vivre dans l’établissement en question. Le 24 octobre, soit deux semaines avant terme, elle donne naissance à John. Le 25 octobre, l’Office appréhende John en donnant instruction à l’hôpital de ne pas laisser partir l’appelante avec son enfant.

B. Après l’appréhension

54 L’appelante et son enfant restent à l’hôpital pendant la fin de semaine. Le 28 octobre, l’Office décide que K.L.W. ne peut plus rester dans l’établissement. L’enfant reçoit son congé de l’hôpital et est placé dans un foyer d’accueil, sous la surveillance de l’Office. K.L.W. et le père de John ont droit chacun à une heure de visite par semaine au bureau de l’Office.

55 Étant donné que les questions de dates et de délais sont pertinentes aux fins de l’analyse fondée sur l’art. 7, il est nécessaire d’exposer en détail l’historique des procédures de la présente affaire, en commençant par les procédures interlocutoires entreprises par l’appelante hors du cadre de la Loi. Le 28 octobre, soit le jour où la garde de son enfant lui est retirée, l’appelante dépose une déclaration demandant une injonction interlocutoire et une injonction permanente afin d’interdire à l’Office d’appréhender John ainsi qu’une déclaration, en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, afin de faire déclarer la partie III de la Loi inconstitutionnelle. L’appelante réclame aussi des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte pour atteinte aux droits garantis par l’art. 7.

56 La requête de l’appelante pour mesures intérimaires est présentée devant la Cour du Banc de la Reine le 28 octobre. Le juge Hirschfield l’ajourne au 6 novembre pour permettre à l’Office de répondre. Le 31 octobre, l’appelante dépose un avis de requête en injonction, présentable le 5 novembre, requérant l’Office de lui remettre John et que soient jointes sa poursuite et les procédures de protection des enfants instituées par l’Office relativement à ses deux premiers enfants, Jane et Chris, dont l’instruction devait débuter en janvier 1997.

57 Le 5 novembre, se fondant sur la preuve par affidavits présentée par les deux parties, le juge Goodman rejette la requête en injonction de l’appelante quant à John. Il ne se prononce pas sur la question constitutionnelle. Il joint les actions de l’appelante et de l’Office relativement aux trois enfants, tel que demandé par l’appelante, et accorde à cette dernière une heure de visite de plus auprès de John toutes les deux semaines.

58 Le 1er novembre, en vertu du par. 30(1) de la Loi, l’Office signifie à l’appelante une demande et un avis d’audience, fixée au 22 novembre, pour déterminer si John a besoin de protection. Le 22 novembre, les parties comparaissent devant le conseiller‑maître Lee relativement à la demande de l’Office. L’audience est ajournée pour permettre la tenue d’une conférence préparatoire fixée au 26 novembre. Le 9 décembre, le juge en chef adjoint Mercier de la Cour du Banc de la Reine fixe au 21 avril 1997 le procès prévu pour le mois de janvier. Deux autres conférences préparatoires ont lieu, une le 7 février et l’autre, le 11 avril.

59 Il s’écoule donc environ six mois entre l’appréhension de John et l’audience relative à la demande de protection. Du 21 avril au 6 mai, le juge Stefanson préside le procès afin de déterminer si John et les deux autres enfants ont besoin de protection et si l’Office doit avoir gain de cause quant à sa demande de tutelle permanente des enfants. Il entend également des arguments sur les questions constitutionnelles soulevées par l’appelante. Le 6 mai, il rejette la contestation constitutionnelle et, le 24 juin, il nomme l’Office tuteur permanent de Jane, Chris et John.

60 L’appelante fait appel de ces deux décisions. La Cour d’appel du Manitoba rejette l’appel le 13 mai 1998. Le 8 octobre 1998, notre Cour accorde l’autorisation d’appel ([1998] 2 R.C.S. viii) contre la décision portant sur la constitutionnalité du par. 21(1) de la Loi.

61 Après le rejet de son appel par la Cour d’appel, l’appelante demande à la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, en vertu du par. 45(3) de la Loi, une ordonnance mettant fin aux ordonnances de tutelle permanente de ses trois enfants. En avril 1999, le juge Stefanson conclut que l’appelante a fait beaucoup de progrès dans sa vie depuis le procès et ordonne que John lui soit remis. Il conclut que les deux enfants plus âgés ont toujours besoin de protection et refuse de mettre fin aux ordonnances de tutelle permanente à leur égard. Cette décision ne fait pas l’objet du présent pourvoi.

II. Les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes

62 Loi constitutionnelle de 1982

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

Charte canadienne des droits et libertés

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

Loi sur les services à l’enfant et à la famille, L.M. 1985‑86, ch. 8

Partie III

Protection des enfants

17(1) Pour l’application de la présente loi, un enfant a besoin de protection lorsque sa vie, sa santé ou son bien‑être affectif sont menacés par l’acte ou l’omission d’une personne.

17(2) Sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), un enfant a besoin de protection lorsqu’il se trouve dans l’une des situations suivantes:

a) il est privé de soins, de surveillance ou de direction convenables;

b) il est sous le soin, la garde, la direction ou à la charge d’une personne qui, selon le cas:

(i) ne peut ou ne veut pas lui assurer des soins, une surveillance ou une direction convenables,

(ii) par sa conduite, menace ou pourrait menacer la vie, la santé ou le bien‑être affectif de l’enfant,

(iii) néglige ou refuse de fournir à l’enfant ou d’obtenir pour lui les soins ou les traitements médicaux ou thérapeutiques appropriés, nécessaires à sa santé et à son bien‑être, ou qui refuse d’autoriser que ces soins ou ces traitements lui soient fournis, lorsqu’un médecin les recommande;

c) il est victime de mauvais traitements ou menacé de mauvais traitements;

d) il échappe au contrôle de la personne qui en a le soin, la garde, la direction ou la charge;

e) il peut vraisemblablement subir un dommage ou des blessures en raison de son comportement, de son état, de son entourage ou de ses fréquentations, ou de ceux de la personne qui a le soin, la garde, la direction ou la charge de l’enfant;

f) il est l’objet d’une agression ou de harcèlement sexuel qui menace sa vie, sa santé ou son bien‑être affectif;

g) il est âgé de moins de 12 ans et laissé à lui‑même sans que des mesures raisonnables aient été prises pour assurer sa surveillance et sa sécurité;

h) il fait l’objet ou est sur le point de faire l’objet d’une adoption illégale visée par la Loi sur l’adoption ou d’une vente visée à l’article 84.

21(1) Le Directeur, un représentant d’un office ou un agent de la paix qui a des motifs raisonnables et probables de croire qu’un enfant a besoin de protection peut appréhender l’enfant sans mandat et le conduire dans un lieu sûr où il peut être détenu à des fins d’examen et de soins provisoires et être traité selon les dispositions de la présente Partie.

21(2) Le Directeur, un représentant d’un office ou un agent de la paix qui a des motifs raisonnables et probables de croire

a) qu’un enfant est en danger immédiat; ou

b) qu’un enfant qui est incapable de prendre soin de lui‑même a été laissé sans qu’aucune personne ne soit capable de prendre soin de lui;

peut, sans mandat et par la force si nécessaire, pénétrer en tout lieu afin d’enquêter sur les faits de l’affaire et doit, si l’enfant semble avoir besoin de protection

c) appréhender l’enfant et le conduire dans un lieu sûr; ou

d) prendre les autres mesures nécessaires afin de protéger l’enfant.

21(3) À la suite d’une demande, un juge, un conseiller‑maître, un magistrat ou un juge de paix qui est convaincu qu’il existe des motifs raisonnables et probables de croire qu’un enfant a besoin de protection peut décerner un mandat autorisant un office ou un agent de la paix

a) à pénétrer, par la force si nécessaire, dans un immeuble ou dans un autre endroit précisé dans le mandat et à rechercher l’enfant; et

b) si l’enfant semble avoir besoin de protection

(i) à appréhender l’enfant et à le conduire dans un lieu sûr, ou

(ii) à prendre les autres mesures nécessaires afin de protéger l’enfant.

27(1) L’office doit présenter une demande d’audience visant à déterminer si l’enfant a besoin de protection, dans les 4 jours juridiques qui suivent l’appréhension de l’enfant ou sous réserve de tout délai supplémentaire que peut accorder, sur demande, un juge, un conseiller‑maître, un magistrat ou un juge de paix.

29(1) La demande que vise le paragraphe 27 (1) est rapportée dans les sept jours ouvrables suivant son dépôt ou, si la Cour n’est pas en session pendant cette période, à la date de sa session suivante ou dans le délai plus long que peut accorder, sur demande, un juge, un conseiller‑maître, un magistrat ou un juge de paix.

Voici le libellé du par. 29(1), avant la modification de la Loi:

29 (1) Le rapport d’une demande visée au paragraphe 27(1) doit être fait dans les 30 jours du dépôt de la demande ou dans tout autre délai plus long qu’un juge, un conseiller-maître, un magistrat ou un juge de paix peut accorder sur demande.

III. Les décisions antérieures

A. Cour du Banc de la Reine du Manitoba

63 En rejetant la contestation constitutionnelle faite par l’appelante contre le par. 21(1) de la Loi, le juge Stefanson note que, dans B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, notre Cour n’a pas jugé que l’appréhension sans mandat d’un enfant en l’absence d’urgence portait atteinte à l’art. 7. Il ajoute que, dans B. (R.), notre Cour décide que l’absence de [traduction] «contrôle judiciaire immédiat» de l’appréhension ne porte pas atteinte à l’art. 7. Il conclut, selon la preuve, que les tribunaux manitobains accordent la [traduction] «plus grande priorité» aux décisions relatives à la protection d’enfants. En outre, il fait remarquer qu’en l’espèce le contrôle judiciaire a eu lieu dans les dix jours qui ont suivi l’appréhension de l’enfant parce que l’avocat de l’appelante avait demandé une injonction peu après l’appréhension. Il y a donc eu un [traduction] «contrôle judiciaire rapide», même s’il n’a pas eu lieu selon la procédure établie par la Loi.

64 Dans des motifs additionnels rendus le 24 juin 1997, le juge Stefanson se prononce sur le bien‑fondé de la demande de l’Office visant l’obtention d’ordonnances de tutelle permanente relativement à Jane, Chris et John. Il examine la preuve présentée par l’Office, par K.L.W. et par deux des trois pères des enfants en question. Une bonne partie de la preuve a trait aux antécédents d’alcoolisme de K.L.W. et au fait que cette dernière a eu des relations impliquant de la violence, notamment sa relation avec D.F., le père de John, qui a un casier judiciaire, dont une déclaration de culpabilité pour voies de fait sur l’appelante en mars 1996. Le juge de première instance souligne que l’appelante et D.F. n’ont pas informé l’Office et d’autres intéressés du caractère continu de leur liaison. Il note également que l’appelante néglige ses enfants en raison de ses problèmes d’alcoolisme et qu’elle a de la difficulté à interagir avec eux, surtout avec Jane et Chris, qui ont des problèmes de comportement et des besoins spéciaux. Il souligne que Jane et Chris semblent être bien adaptés dans leurs foyers d’accueil. Enfin, il tient compte du témoignage de deux médecins, dont l’un a proposé que Chris et John soient remis à K.L.W. après une autre période de six mois sous la garde de l’Office. Le juge de première instance fait toutefois remarquer que l’opinion du médecin est fondée en partie sur les déclarations trompeuses de K.L.W. et D.F., selon lesquelles ils avaient rompu.

65 Le juge Stefanson conclut que les trois enfants ont besoin de protection. Il statue qu’il est dans leur intérêt supérieur que l’Office soit nommé leur tuteur permanent. Il attire l’attention sur l’incapacité de K.L.W. à régler ses [traduction] «problèmes psychologiques profonds» et conclut que son [traduction] «habitude tragique de choisir des conjoints violents» l’emporte sur les progrès qu’elle a faits au cours de l’année précédant le procès pour surmonter sa dépendance à l’alcool de même que sur la preuve de sa participation fructueuse à des programmes visant à améliorer ses aptitudes parentales et à affronter son passé de personne victime d’abus.

B. Cour d’appel du Manitoba (1998), 126 Man. R. (2d) 315

66 En plus de son appel sur le bien‑fondé des décisions du juge de première instance, l’appelante cherche à faire admettre une preuve nouvelle relativement aux efforts qu’elle a faits pour mettre de l’ordre dans sa vie depuis le procès. Dans un bref jugement unanime, le juge Huband rejette la demande d’admission de la preuve nouvelle au motif que le par. 45(3) de la Loi est le mécanisme d’examen approprié d’une ordonnance de tutelle permanente fondé sur une preuve nouvelle. À l’époque, le par. 45(3) de la Loi était ainsi libellé:

45(3) Les parents peuvent demander à la Cour de rendre une ordonnance mettant fin à la tutelle permanente, lorsqu’un délai de plus d’un an s’est écoulé depuis que l’ordonnance de tutelle permanente a été rendue et que l’enfant n’a pas été placé en vue de son adoption.

67 Le juge Huband conclut ensuite que le juge de première instance n’a commis aucune erreur en concluant que les enfants ont besoin de protection et confirme les ordonnances de tutelle permanente. Enfin, il conclut que les arguments constitutionnels de l’appelante sont mal fondés d’après la décision rendue par notre Cour dans B. (R.), précité, qu’il interprète ainsi (au par. 5):

[traduction] . . . l’art. 7 de la [Charte] s’applique effectivement, mais cette loi est conforme aux principes de justice fondamentale même s’il n’y a aucun préavis ni contrôle judiciaire de la décision d’appréhender, dans la mesure où les audiences tenues par la suite sont équitables.

IV. Les questions en litige

68 Le juge en chef Lamer a énoncé les questions constitutionnelles suivantes:

1. Le paragraphe 21(1) de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille, L.M. 1985‑86, ch. C‑80, et ses modifications, est‑il, en totalité ou en partie, incompatible avec les droits garantis par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, ou y porte‑t‑il atteinte?

2. Dans l’affirmative, la justification du par. 21(1) de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille, L.M. 1985-86, ch. C‑80, et ses modifications, peut‑elle se démontrer conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Nous sommes également saisis de la question suivante:

La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur de droit en refusant la demande de l’appelante de présenter une nouvelle preuve?

69 Je note que, depuis l’appel, le par. 45(3) a été ainsi modifié (L.M. 1997, ch. 48, art. 23):

45(3) Les parents d’un enfant à l’égard de qui une ordonnance de tutelle permanente a été rendue peuvent demander à la Cour de rendre une ordonnance mettant fin à la tutelle si:

a) d’une part, l’enfant n’a pas été placé en vue de son adoption;

b) d’autre part, un délai d’un an s’est écoulé depuis l’extinction du droit des parents d’interjeter appel de l’ordonnance de tutelle ou, si un appel a été interjeté, depuis que l’appel a été tranché de façon définitive.

Au regard des conclusions auxquelles j’en arrive sur la question constitutionnelle et étant donné les modifications législatives subséquentes, il n’y a pas lieu pour notre Cour de se prononcer sur cette question.

V. Analyse

70 L’article 7 de la Charte exige une analyse en deux temps pour déterminer si une loi ou une action de l’État porte atteinte à un droit protégé par la Charte: 1) Y a‑t‑il une atteinte au droit à «la vie, à la liberté et à la sécurité de [la] personne»? 2) Dans l’affirmative, l’atteinte est‑elle contraire aux principes de justice fondamentale? Voir Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la p. 584; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, à la p. 401; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, à la p. 53; Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, à la p. 212.

71 L’analyse fondée sur l’art. 7 doit être contextuelle: R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, [1991] 2 R.C.S. 869; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779. Pour comprendre les droits garantis par l’art. 7 et les principes de justice fondamentale qui sont en jeu dans le présent pourvoi, il faut d’abord exposer brièvement le contexte social et législatif dans lequel s’appliquent les dispositions contestées de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille du Manitoba avant d’entreprendre l’analyse fondée sur l’art. 7.

A. Le contexte et le cadre législatif

(1) Le contexte social

72 Le lien d’amour et de soutien mutuel entre les parents et leurs enfants est vital et mérite un grand respect. Une perturbation inutile de ce lien par l’État risque de causer de graves traumatismes tant aux parents qu’aux enfants. Les parents doivent jouir d’une large mesure de liberté sans interférence de l’État pour élever leurs enfants comme ils l’entendent. Personne, d’ailleurs, ne contesterait le fait qu’élever un enfant peut être une tâche difficile, surtout lorsque les parents connaissent les mêmes genres de problèmes personnels, sociaux et économiques auxquels l’appelante a eu à faire face dans la présente affaire. Une description appropriée du contexte général de la présente affaire ne peut passer sous silence le fait que les procédures de protection des enfants concernent souvent des membres déjà défavorisés de la société comme les familles monoparentales, les familles autochtones et les parents handicapés: voir Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, aux par. 113 à 115, le juge L’Heureux‑Dubé; Services à la famille Manitoba, Third Annual Report of the Children’s Advocate, 1995/96, à la p. 13.

73 Il faut, toutefois, reconnaître que les enfants sont vulnérables et qu’ils dépendent de leurs parents ou d’autres personnes responsables des soins pour les nécessités de la vie de même que pour leur développement et leur bien‑être physique, affectif et intellectuel. La protection des enfants est en conséquence devenue un objectif universellement reconnu: voir la Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, maintenant ratifiée par 191 États, dont le Canada.

74 Bien que le Canada n’ait pas encore de banque de données nationale sur les statistiques relatives à la protection des enfants, il est clair que la famille ne fournit pas toujours un environnement sécuritaire pour les enfants: voir Statistique Canada, La violence familiale au Canada: un profil statistique 2000, à la p. 35 et suiv.; H. L. MacMillan et autres, «Prevalence of Child Physical and Sexual Abuse in the Community: Results From the Ontario Health Supplement» (1997), 278 JAMA 131. Des tragédies survenues en Ontario et en Colombie‑Britannique, lors desquelles des enfants sont morts en raison de mauvais traitements et de négligence dans leur foyer, ont récemment donné lieu à une évaluation de l’état de la protection et du bien‑être des enfants dans ces provinces: Association ontarienne des sociétés de l’aide à l’enfance, Ontario Child Mortality Task Force — Final Report (1997); Comité d’experts en matière de protection des enfants (Ontario), Protecting Vulnerable Children (1998) (le «rapport du comité ontarien»); ministère des Services sociaux de la Colombie-Britannique, Report of the Gove Inquiry into Child Protection in British Columbia (1995). Pour les effets négatifs à long terme des sévices et de la négligence subis pendant l’enfance, voir: L. S. Wissow, «Child Abuse and Neglect» (1995), 332 New Engl. J. Med. 1425; Commission du droit du Canada, La dignité retrouvée: La réparation des sévices infligés aux enfants dans des établissements canadiens (2000), aux pp. 44 à 48.

75 Les enfants étant vulnérables et ne pouvant exercer leurs droits de façon indépendante, surtout en bas âge, et les mauvais traitements et la négligence ayant des effets à long terme qui affectent négativement l’enfant lui‑même et la société, l’État a assumé l’obligation et le pouvoir d’intervenir pour protéger le bien‑être des enfants. Cette responsabilité se reflète dans la compétence parens patriae des tribunaux de common law: voir, de façon générale, G. (J.), précité, aux par. 69 et 70; G. (D.F.), précité, au par. 56; B. (R.), précité, au par. 88; King c. Low, [1985] 1 R.C.S. 87; Hepton c. Maat, [1957] R.C.S. 606, à la p. 607. Elle se retrouve également dans le livre premier du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, et dans toutes les lois provinciales et territoriales portant sur la protection des enfants. Pour un résumé de ces lois, voir M. M. Bernstein, L. M. Kirwin et H. Bernstein, Child Protection Law in Canada (feuilles mobiles).

(2) Le contexte législatif

76 Le droit canadien de la protection de l’enfance a considérablement évolué au cours des dernières décennies. Cette évolution reflète les divers changements de politiques et orientations au fur et à mesure que la société cherchait le moyen le plus approprié de protéger les enfants contre tout préjudice. Au cours des 40 dernières années, la société est devenue beaucoup plus consciente des problèmes comme le syndrome de l’enfant battu et l’exploitation sexuelle des enfants, ce qui a suscité un intérêt marqué pour une meilleure intervention préventive et protectrice. Parallèlement, le droit canadien a de plus en plus mis l’accent sur la protection des droits de la personne à l’encontre de l’intervention de l’État. Cela a mené, de façon quelque peu paradoxale, à une plus grande intervention de l’État dans la vie des familles en vue de la protection des enfants et à un accroissement des protections procédurales, appliquées par les tribunaux, contre cette intervention: N. Bala, «An Introduction to Child Protection Problems», dans N. Bala, J. P. Hornick et R. Vogl, Canadian Child Welfare Law: Children, Families and the State (1991), 1; S. R. Fodden, Family Law (1999), aux pp. 120 et 121; La protection de l’enfant: évolution (1999). Pour une analyse des changements encore plus importants du droit anglais de la protection de l’enfance au cours des dernières décennies, voir: J. Fortin, Children’s Rights and the Developing Law (1998), aux pp. 366 et 367.

77 L’une des façons par lesquelles les législatures ont cherché à répondre aux craintes d’ingérence excessive dans la vie familiale a été de prévoir une gamme de mesures possibles, de la moindre à la plus perturbatrice, par lesquelles l’État, agissant par l’entremise des autorités de la protection de l’enfance, pouvait intervenir pour protéger un enfant contre tout préjudice: voir R. Vogl, «Initial Involvement», dans Bala, Hornick et Vogl, op. cit., 33, à la p. 33 et suiv. Dans ce cadre législatif, les mesures les moins perturbatrices comprennent les services d’aide à domicile fournis aux parents et les placements volontaires auprès d’un organisme de protection de l’enfance.

78 La forme d’intervention la plus perturbatrice est l’ordonnance du tribunal conférant à l’Office la tutelle temporaire ou permanente d’un enfant. Surtout dans le cas d’une ordonnance de tutelle permanente, cela peut rompre pour toujours les liens juridiques entre les parents et les enfants. Pour rendre une telle ordonnance, le tribunal doit conclure que l’enfant a besoin de protection au sens de la loi applicable. En outre, il doit conclure que «l’intérêt supérieur de l’enfant» dicte un changement de tutelle temporaire ou permanent. Comme le juge en chef Lamer l’a fait remarquer dans l’arrêt G. (J.), précité, au par. 76: «Peu d’actes gouvernementaux peuvent avoir des répercussions plus profondes sur la vie des parents et de l’enfant.»

79 L’appréhension est une mesure de protection temporaire d’un enfant. Lorsqu’elle comporte l’enlèvement physique d’un enfant à ses parents, elle est également l’une des formes d’intervention les plus perturbatrices visant à protéger les enfants. Elle peut mener à une séparation relativement longue des parents et des enfants si l’enfant est confié aux soins de l’Office dans l’attente de l’issue de l’audience relative à sa protection et que l’audience est retardée pour une raison quelconque: D. Barnhorst et B. Walter, «Child Protection Legislation in Canada», dans Bala, Hornick et Vogl, op. cit., 17, à la p. 25.

80 En définitive, cependant, comme la Cour d’appel de l’Alberta l’a récemment fait remarquer dans T. c. Alberta (Director of Child Welfare) (2000), 188 D.L.R. (4th) 603, au par. 14, la loi sur la protection de l’enfant [traduction] «vise à protéger les enfants contre tout préjudice; il s’agit d’une loi concernant le bien‑être de l’enfant et non d’une loi conférant des droits aux parents». Bien qu’il faille pondérer à la fois les droits et les responsabilités des parents et des enfants par rapport au droit des enfants à la vie et à la santé et à la responsabilité de l’État de les protéger, il faut avoir à l’esprit la philosophie et les principes qui sous‑tendent la loi lorsqu’il s’agit de l’interpréter et d’en déterminer la constitutionnalité.

(3) Le cadre législatif de la Loi manitobaine

81 En ce qui concerne ses principes fondamentaux, la Loi prévoit au par. 2(1) que l’intérêt supérieur de l’enfant doit être le «critère de décision le plus important» dans toute démarche touchant à ses droits, «à l’exception d’une instance instituée afin de déterminer si un enfant a besoin de protection» (je souligne). Le paragraphe 3(1) de la Convention relative aux droits de l’enfant de l’ONU, dont le Canada est signataire, précise: «Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.» À la lumière du libellé de la Convention, la disposition manitobaine se comprend bien, car elle prévoit que, dans le cadre de procédures concernant la protection de l’enfant, l’intérêt supérieur de ce dernier est non plus le critère le plus important, mais seulement une considération primordiale. Cela permet d’éviter d’établir un critère plus strict que celui prévu par la Convention elle‑même pour les cas où le délai peut être un élément essentiel. Empêcher l’utilisation exclusive du concept abstrait de l’«intérêt supérieur» dans les procédures de protection permet de tenir compte également d’autres critères plus concrets de la Loi pour déterminer quand l’enfant a besoin de protection.

82 La partie II de la Loi prévoit des types de services moins perturbateurs que les autorités de la protection de l’enfance peuvent fournir aux familles, généralement avec le consentement des parents, notamment les conseils, l’encadrement, la prestation de services d’aide à domicile ou de garderie ainsi que les ententes de placement volontaire.

83 La partie III de la Loi régit les instances relatives à la protection de l’enfant dans le cas de tout «enfant ayant besoin de protection» au sens de la définition figurant à l’art. 17. Elle prévoit au par. 21(1) l’appréhension fondée sur «des motifs raisonnables et probables de croire qu’un enfant a besoin de protection». L’appréhension est subordonnée à l’exigence d’obtenir un mandat avant de pénétrer dans un immeuble ou autre lieu dans les cas où il n’y a aucun «danger immédiat» pour l’enfant et où il y a une personne responsable pour prendre soin de l’enfant vulnérable: voir les par. 21(2) et 21(3). Elle prévoit ensuite les exigences d’avis et d’audience auxquelles l’Office doit se conformer, après l’appréhension, pour que le tribunal détermine si un enfant a besoin de protection et, le cas échéant, si l’enfant nécessite la surveillance ou la tutelle de l’Office conformément à un ordre de la Cour. La preuve étaye ici l’affirmation que l’appréhension de l’enfant est, au Manitoba, une mesure de dernier recours. Le Directeur de l’Office intimé doit, en vertu du par. 4(1) de la Loi:

d) assurer la mise en place et l’adoption des normes de qualité et des règles de pratique et de procédure à respecter dans les services offerts aux enfants et aux familles;

et

e) s’assurer que les offices respectent les normes de qualité et les règles de pratique et de procédure, adoptées en vertu de l’alinéa d) ou prévues par la présente loi et les règlements...

Il ressort de plusieurs aspects des pratiques et des procédures de l’Office que l’appréhension fait l’objet d’un examen approfondi et que ce n’est qu’en dernier ressort que l’enfant est retiré à sa famille. Premièrement, l’expression [traduction] «dernier ressort» se trouve dans le manuel de formation des employés de l’Office: J. S. Rycus, R. C. Hughes et J. K. Garrison, Child Protective Services: A Training Curriculum, vol. 1 (1989), à la p. 132. Deuxièmement, celui-ci collabore régulièrement avec les parents pour établir des objectifs qu’ils doivent atteindre pour éviter que leur enfant soit appréhendé. Troisièmement, on a mis en place un programme de lien de parenté en vue de recruter des membres de la famille qui pourraient prendre soin d’enfants ayant besoin de protection. Selon la preuve, l’Office appréhende l’enfant dans quatorze pour cent des cas seulement. Compte tenu du nombre indiquant qu’au moins cinquante pour cent de ces appréhensions sont des urgences selon l’Office, le nombre d’appréhensions comme celle en l’espèce constituent moins de sept pour cent des cas qui lui sont soumis. Les pratiques et procédures de l’Office prévoient que de telles appréhensions sont des mesures de dernier ressort. En cas d’inobservation de ces protocoles, les tribunaux peuvent imposer des sanctions appropriées pour dissuader l’Office de s’écarter soit des normes prévues par la loi, soit de celles que, selon la Loi, il doit s’imposer: voir, par exemple, C. (J.M.N.) c. Winnipeg Child & Family Services (Central) (1997), 33 R.F.L. (4th) 175 (B.R. Man.).

84 Ayant à l’esprit ce contexte et ce cadre législatif, j’aborde maintenant la question de la constitutionnalité des dispositions contestées en vertu de l’art. 7 de la Charte.

B. L’atteinte au droit à la sécurité de la personne garanti par l’art. 7

85 À la première étape de l’analyse fondée sur l’art. 7, l’appelante soutient que l’appréhension d’un enfant porte atteinte aux droits des parents à la liberté et à la sécurité de leur personne et que, par conséquent, elle entraîne l’application de l’art. 7. Dans l’arrêt G. (J.), précité, au par. 58, notre Cour a conclu que les procédures judiciaires visant à prolonger une ordonnance de garde dans le contexte de la protection des enfants entraînaient l’application de l’art. 7 de la Charte. Notre Cour a conclu que la privation de la garde portait atteinte aux droits du parent à la liberté de sa personne. Le juge en chef Lamer a fait remarquer que notre Cour avait déterminé que le droit à la sécurité de la personne garanti par l’art. 7 allait au‑delà des privations physiques de la sécurité de la personne et s’étendait à la protection de «l’intégrité [. . .] psychologique de la personne»: G. (J.), précité, au par. 58; voir, de façon plus générale, Rodriguez, précité, aux pp. 587 et 588, le juge Sopinka; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, à la p. 1177, le juge Lamer; Morgentaler, précité, à la p. 173, le juge Wilson. Lorsque la privation n’est pas physique, «il faut [. . .] que l’acte de l’État faisant l’objet de la contestation ait des répercussions graves et profondes sur l’intégrité psychologique d’une personne», selon une évaluation objective, pour constituer une atteinte au droit garanti par l’art. 7: G. (J.), précité, au par. 60.

86 Dans l’arrêt G. (J.), précité, au par. 61, le juge en chef Lamer explique que «le retrait de la garde par l’État conformément à la compétence parens patriae de celui‑ci [. . .] porte gravement atteinte à l’intégrité psychologique du parent», compte tenu de la détresse causée par la rupture du lien affectif entre le parent et l’enfant, de l’«intrusion flagrante dans un domaine privé et intime» causée par l’ingérence directe de l’État dans le lien parent‑enfant par voie d’examen et de contrôle, et de la stigmatisation potentielle du parent comme étant «inapte» lorsqu’on lui retire la garde: voir aussi Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, aux par. 55 à 57. Il conclut donc à l’existence d’une atteinte au droit du parent à la sécurité de sa personne au sens de l’art. 7.

87 De la même manière, le retrait d’un enfant à ses parents par voie d’appréhension peut leur causer une grande détresse affective et psychologique et constitue une ingérence grave dans la vie de la famille. Étant donné que le par. 21(1) de la Loi prévoit l’enlèvement d’un enfant à ses parents, il vise une atteinte au droit à la sécurité de la personne qui ne peut avoir lieu que conformément aux principes de justice fondamentale. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de déterminer si la loi porte également atteinte au droit des parents à leur liberté.

C. L’autorisation judiciaire préalable de l’appréhension et les principes de justice fondamentale

88 Ayant conclu que l’appréhension porte atteinte au droit des parents à la sécurité de leur personne, j’aborde maintenant la véritable question soulevée dans ce pourvoi: les principes de justice fondamentale applicables dans le contexte de la protection des enfants exigent‑ils une autorisation judiciaire préalable aux appréhensions «en l’absence d’urgence»?

89 L’appelante concède que dans des situations d’urgence, les principes de justice fondamentale exigent que l’audience ait lieu après le retrait de l’enfant. Cette admission est manifestement fondée sur la reconnaissance que, dans les cas de danger immédiat, le droit des enfants à la vie et à la santé ainsi que l’obligation de l’État d’intervenir pour protéger ce droit sont si prédominants qu’ils justifient une évaluation après le fait de l’action de l’État: B. (R.), précité, au par. 92; voir aussi Wallis c. Spencer, 202 F.3d 1126 (9th Cir. 2000), aux pp. 1136 et 1137; Dietz c. Damas, 932 F.Supp. 431 (E.D.N.Y. 1996), à la p. 444. Pour ce motif, aucune loi provinciale ou territoriale en matière de protection de l’enfance n’exige une quelconque forme d’avis ou d’autorisation judiciaire préalable à l’appréhension dans des situations d’urgence.

90 Par conséquent, le présent pourvoi porte uniquement sur ce que l’appelante a qualifié de cas de protection d’enfants «en l’absence d’urgence». Selon ses prétentions, un avis doit être donné aux parents et une audience inter partes tenue avant l’appréhension «en l’absence d’urgence». Elle soutient, subsidiairement, qu’une autorisation préalable ex parte est requise pour les appréhensions «en l’absence d’urgence». L’Office intimé et les intervenants provinciaux font valoir, quant à eux, qu’une audience tenue promptement après l’appréhension peut être conforme aux principes de justice fondamentale dans un éventail de situations de protection des enfants plus large que les situations d’urgence.

91 Avant d’aborder l’analyse de ces prétentions, je souligne que toutes les parties au présent pourvoi, de même que les tribunaux d’instance inférieure, se sont largement inspirés des motifs du juge La Forest dans l’arrêt B. (R.), précité. Dans ce pourvoi, le juge La Forest a examiné la question de savoir si l’art. 7 conférait le droit à une audition équitable préalable à l’ingérence de l’État dans le choix des parents en ce qui concerne le traitement médical de leur enfant. Les autorités de la protection de l’enfance de l’Ontario avaient appréhendé un enfant sans mandat en vertu du sous‑al. 19(1)b)(ix) de la Child Welfare Act de l’Ontario, R.S.O. 1980, ch. 66 (maintenant abrogé). L’organisme a ensuite demandé une ordonnance de garde temporaire l’autorisant à consentir, devant le refus des parents et à leur place, à un traitement médical permettant de sauver la vie de l’enfant. Les parents ont contesté le caractère équitable de l’audition relative à l’ordonnance de garde plutôt que le caractère équitable de l’appréhension.

92 En confirmant la constitutionnalité des dispositions contestées, le juge La Forest a insisté sur l’exigence d’un avis préalable à l’audience relative à la garde et sur la nature contradictoire de l’instance. Il n’a pas examiné le caractère équitable de l’appréhension en soi. De plus, l’appréhension dans cette affaire avait eu lieu dans ce que le juge La Forest a reconnu comme étant une situation d’urgence au sens large. Par conséquent, la question alors tranchée était très différente de celle soulevée dans le présent appel. Contrairement à ce qu’a affirmé la Cour d’appel dans la présente affaire, notre Cour n’a tiré aucune conclusion dans l’arrêt B. (R.), précité, sur la question précise de savoir si les principes de justice fondamentale exigent une autorisation judiciaire préalable à une appréhension «en l’absence d’urgence».

93 Plusieurs des principes généraux énoncés par le juge La Forest demeurent toutefois pertinents et ont été approuvés par notre Cour dans l’arrêt G. (J.), précité. Dans l’arrêt B. (R.), précité, au par. 88, cité avec approbation par le juge en chef Lamer dans l’arrêt G. (J.), au par. 70, le juge La Forest déclare qu’il existe deux principes fondamentaux dans le contexte de la protection des enfants:

La protection du droit de l’enfant à la vie et à la santé, lorsqu’il devient nécessaire de le faire, est un précepte fondamental de notre système juridique, et toute mesure législative adoptée à cette fin est conforme aux principes de justice fondamentale, dans la mesure, évidemment, où elle satisfait également aux exigences de la procédure équitable.

Il appartient donc à notre Cour de déterminer quel est le seuil requis par les principes de justice fondamentale pour une appréhension sans autorisation judiciaire préalable. Ce faisant, il est nécessaire de soupeser les facteurs suivants: (1) l’importance des intérêts en jeu; (2) la difficulté de distinguer l’urgence de l’absence d’urgence dans les cas de protection d’enfants; (3) l’évaluation des risques que présente pour les enfants l’adoption du critère «d’urgence», par opposition aux avantages de l’autorisation judiciaire préalable.

(1) Les intérêts en question

94 Comme dans l’arrêt G. (J.), précité, les intérêts en question dans les cas d’appréhension sont de la plus haute importance, compte tenu des répercussions que l’action de l’État comportant la séparation des parents de leurs enfants peut avoir sur toute leur vie, en particulier sur leur bien‑être psychologique et affectif. Du point de vue de l’enfant, l’action de l’État, sous forme d’appréhension, vise à assurer la protection, sinon la survie d’un autre droit d’une importance fondamentale: la vie de l’enfant et sa santé. Étant donné que les enfants sont des individus très vulnérables dans notre société et étant donné l’intérêt qu’a la société à les protéger contre tout préjudice, le processus équitable dans le contexte de la protection des enfants doit tenir compte du fait qu’il faut parfois accorder la priorité à leur vie et à leur santé lorsque la protection de ces intérêts diverge de celle du droit des parents d’être à l’abri de l’intervention de l’État.

95 L’appelante cherche à intégrer à l’analyse en vertu de l’art. 7 un argument fondé sur l’art. 8 de la Charte, selon lequel chacun peut raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée. Ceci dans le but d’appliquer au contexte de la protection des enfants le fondement, élaboré dans le contexte criminel, de l’exigence d’autorisation préalable ex parte, lorsque cela est possible, en tant que mesure de protection préventive contre les atteintes au droit à la vie privée: Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145.

96 Dans des arrêts tels Beare, précité, à la p. 412, le juge La Forest, et Mills, précité, au par. 62, les juges McLachlin et Iacobucci, notre Cour indique que les principes de justice fondamentale comprennent le droit à la vie privée, vu l’importance qu’il revêt pour la société: voir aussi R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, au par. 110, le juge L’Heureux‑Dubé. Notre Cour reconnaît notamment qu’il est parfois nécessaire, dans certains contextes, de trouver un juste équilibre entre le droit à la vie privée d’une personne et les droits et intérêts opposés d’une autre personne: Mills et O’Connor, précités.

97 Ce type de raisonnement n’est cependant pas directement applicable dans le cadre du présent pourvoi. Dans un contexte de protection des enfants, il faut considérer le droit à la vie privée des parents et des enfants comme étant inclus dans le droit fondamental en jeu: le droit à la sécurité de la personne: voir G. (J.), précité, aux par. 61 et 62. Le droit à la vie privée sous‑tend le contenu de ce droit. Ce n’est cependant pas un fondement approprié pour y incorporer l’analyse de l’art. 8 aux fins de déterminer, en vertu de la pondération des principes de justice fondamentale fondée sur l’art. 7, quelles sont les protections procédurales requises contre l’intervention de l’État sous forme d’appréhension.

98 En résumé, les intérêts en jeu dans le contexte de la protection des enfants dictent une analyse quelque peu différente de celle entreprise dans le contexte criminel relativement aux droits garantis à l’accusé par les art. 7 et 8. De plus, l’objectif de protection visé par l’État lorsqu’il appréhende un enfant se distingue manifestement du but punitif qu’il vise dans le contexte criminel, à savoir veiller à ce que justice soit faite relativement à un acte criminel. Du fait de ces distinctions, les tribunaux devraient hésiter à appliquer au contexte de la protection des enfants des protections procédurales élaborées dans le contexte criminel. Quant à l’importance d’établir une distinction entre les contextes criminel et non criminel dans lesquels s’effectue l’analyse fondée sur l’art. 7; voir Blencoe, précité, au par. 92.

(2) La distinction entre l’urgence et l’absence d’urgence dans le contexte de la protection des enfants

99 Nombre de facteurs propres au contexte de la protection des enfants doivent être considérés lorsqu’il s’agit de déterminer le seuil approprié pour une appréhension sans autorisation judiciaire préalable, notamment les difficultés de preuve et les contraintes de temps dans les cas de protection d’enfants ainsi que la nécessité d’une intervention tant préventive que protectrice de l’État en ce qui a trait aux enfants. Ces facteurs mettent en évidence plusieurs difficultés liées à l’établissement du seuil d’«urgence» pour l’appréhension d’un enfant. Je souligne que ces difficultés sont principalement liées à la protection efficace de la vie et de la santé des enfants, plutôt qu’à des considérations de commodité administrative.

100 Les problèmes de preuve propres au contexte de la protection des enfants découlent du fait que les autorités de la protection de l’enfance sont presque toujours aux prises avec des situations se produisant dans l’intimité du foyer. L’extrait suivant de la décision perspicace du juge Southin (maintenant juge de la Cour d’appel) dans Gareau c. British Columbia (Superintendent of Family and Child Services) (1986), 5 B.C.L.R. (2d) 352 (C.S.), à la p. 360, conf. par (1989), 38 B.C.L.R. (2d) 215 (C.A.), décrit les problèmes qui se posent aux autorités de la protection de l’enfance dans l’exercice de leur mandat:

[traduction] Les travailleurs sociaux doivent faire des choix difficiles lorsqu’ils déterminent ce qu’il faut faire au sujet d’un enfant qui serait en danger. De temps à autre, nous lisons l’histoire d’un enfant qui meurt parce qu’il a subi des sévices corporels. Le ministère est parfois blâmé de ne pas en avoir fait assez. Un enfant peut être blessé. Le ministère fait enquête. Le père ou la mère dit que l’enfant est tombé. Les médecins disent que les blessures ont peut‑être été causées par une chute ou qu’elles ont peut‑être été causées par une raclée. La preuve n’est pas concluante et l’enfant n’est pas appréhendé. Il s’agissait d’une raclée. L’enfant maltraité peut dire ou non la vérité. Il reste chez lui et il se fait maltraiter davantage. Le ministère ne peut pas faire grand‑chose, car il n’a pas suffisamment d’éléments de preuve.

(Voir aussi Director of Child Welfare, précité, au par. 18.) Comme le révèle cet extrait, les préposés à la protection de l’enfance doivent inévitablement prendre des décisions à des moments très critiques où il est souvent difficile, voire impossible, de déterminer s’il existe pour l’enfant un risque immédiat de préjudice ou un risque non immédiat mais sérieux lorsqu’il demeure sous la garde de ses parents. Le défi que les préposés à la protection de l’enfance doivent relever a également été reconnu par lord Nicholls dans ses motifs au nom des juges majoritaires dans In re H. (Minors) (Sexual Abuse: Standard of Proof), [1996] A.C. 563 (H.L.), à la p. 592:

[traduction] Je suis très conscient des difficultés qu’éprouvent les travailleurs sociaux et d’autres intervenants lorsqu’ils cherchent à obtenir des éléments de preuve tangibles, solides en cas de contestation devant les tribunaux, établissant les mauvais traitements que subissent des enfants en privé. Il est notoirement difficile de prouver la cruauté et la violence physique. La tâche des travailleurs sociaux est habituellement angoissante et souvent ingrate. On les critique parce qu’ils n’ont pas pris de mesures devant des signes avant‑coureurs qui semblent assez évidents après coup. Ou encore on les critique parce qu’ils ont présenté des demandes fondées sur de graves allégations dont le bien‑fondé n’est pas finalement établi devant le tribunal. Parfois, peu importe ce qu’ils font, ils ont tort.

101 Ma collègue Madame le juge Arbour écrit au par. 38:

. . . même si nous ne considérons que les quatre ou cinq jours de prise de décision intense à l’époque de la naissance de l’enfant, l’intimé avait amplement le temps de demander une autorisation judiciaire préalable pour l’appréhension de l’enfant sans que ce dernier ne coure de risque, car il se trouvait alors à l’hôpital, où lui‑même et sa mère étaient sous surveillance médicale.

Je ne souscris pas ce point de vue. À mon avis, la présente affaire illustre très bien jusqu’à quel point les décisions concernant l’appréhension sont sensibles au facteur temps. Loin de disposer de quatre ou cinq jours pour prendre une décision, l’Office devait agir le vendredi 25 octobre 1996, soit après la naissance de l’enfant la nuit précédente. Si l’Office n’avait pas immédiatement appréhendé l’enfant, la mère aurait été libre de quitter l’hôpital avec lui. La raison pour laquelle le travailleur social devait intervenir si rapidement était que l’appelante [traduction] «avait des antécédents de consommation excessive de drogue et d’alcool. Nous ne savions pas exactement depuis quand elle était sobre». L’Office ne pouvait prévoir, pendant qu’il se préparait à appréhender l’enfant, que celui‑ci naîtrait deux semaines avant terme. La tentative de l’Office de transférer sans délai l’appelante dans un établissement résidentiel à la suite de la demande qu’elle avait faite en ce sens le 23 octobre 1996, soit deux mois après son refus initial, démontre qu’on a recouru à l’appréhension en dernier ressort. C’est seulement après la naissance de l’enfant, quand il est devenu impossible pour l’appelante de séjourner en toute sécurité dans l’établissement résidentiel, vu la supervision minimale qu’on y offrait et la menace que posait son conjoint violent, que l’Office a finalement décidé d’appréhender l’enfant. À ce stade‑là, l’Office devait absolument agir sans tarder, car l’appelante aurait pu obtenir son congé de l’hôpital à tout moment, au gré de sa volonté. Bien que l’estimation faite par l’avocat, dans sa plaidoirie, à l’effet qu’il faudrait 20 heures pour préparer les affidavits qui doivent accompagner une demande de mandat ex parte, soit généreuse, les contraintes de temps ce vendredi‑là auraient fait en sorte que la tenue d’une instance ex parte comme celle que propose Madame le juge Arbour aurait fait courir un risque grave au bébé.

102 Outre les difficultés sur le plan de la preuve et les contraintes de temps, il est aussi important de reconnaître que l’État doit pouvoir prendre des mesures préventives pour protéger les enfants: Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, aux pp. 83 à 85, le juge L’Heureux‑Dubé; P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141, à la p. 178, le juge L’Heureux‑Dubé. Cela signifie que l’État ne doit pas toujours devoir attendre que l’enfant subisse un préjudice grave avant d’être à même d’intervenir. Exiger une autorisation judiciaire préalable «en l’absence d’urgence», en supposant que la distinction soit possible, peut empêcher une intervention proactive en obligeant l’État à justifier l’intervention dans des situations où il y aurait un danger «non immédiat», mais néanmoins grave, pour l’enfant.

103 Certaines difficultés liées à la norme de l’urgence sont illustrées à l’al. 17(2)a) de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille du Manitoba, qui inclut dans la définition de «enfant ayant besoin de protection», le cas de l’enfant «privé de soins, de surveillance ou de direction convenables». Bien que cette expression soit large, elle vise les situations où il y a risque sérieux de préjudice pour l’enfant, notamment celle où il est trouvé seul dans la rue sans personne pour s’occuper de lui et celle où il est avec un adulte incapable de lui fournir des soins convenables en raison de son intoxication. Étant donné l’obligation de l’État de protéger les enfants qui risquent de subir un préjudice grave et l’intérêt prépondérant de ces derniers d’être ainsi protégés, l’appréhension immédiate peut être justifiée dans de telles circonstances, bien qu’il puisse y avoir contestation sur la question de savoir si le danger de préjudice est «immédiat» ou non.

104 Tous ces facteurs dénotent un préjudice grave ou un risque de préjudice grave comme seuil approprié justifiant l’appréhension sans autorisation judiciaire préalable. Je reconnais qu’en ce qui concerne l’autorisation préalable ex parte, plusieurs lois relatives à la protection des enfants au Canada font la distinction entre les cas de [traduction] «danger immédiat», parfois aussi décrits comme des situations où l’enfant courrait un «risque considérable» si l’on demandait une autorisation judiciaire préalable, et d’autres situations exigeant la protection de l’enfant: voir, p. ex., la Child Welfare Act de l’Alberta, S.A. 1984, ch. C‑8.1, par. 17(9); la Loi sur les services à l’enfance et à la famille de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. C.11, par. 40(7). La loi manitobaine elle‑même établit une distinction semblable au par. 21(2) relativement à l’entrée en tout lieu pour rechercher un enfant en «danger immédiat». Le paragraphe 21(2) va jusqu’à s’appliquer aux situations où «un enfant qui est incapable de prendre soin de lui‑même a été laissé sans qu’aucune personne ne soit capable de prendre soin de lui». Aucune loi ne définit le terme «urgence», toutefois, et de nombreuses lois précisent la notion de danger immédiat en ajoutant qu’il n’y a [traduction] «aucune autre mesure moins perturbatrice pour protéger convenablement l’enfant»: voir Child, Family and Community Service Act, R.S.B.C. 1996, ch. 46, art. 30; Children and Family Services Act, S.N.S. 1990, ch. 5, art. 33; The Child and Family Services Act, S.S. 1989‑90, ch. C‑7.2, art. 17.

105 En plus des considérations susmentionnées, le récent rapport d’un comité d’experts de l’Ontario reconnaît que les organismes et les tribunaux de l’Ontario ont des pratiques fort différentes relativement aux cas où un mandat est sollicité et accordé avant appréhension. Selon le comité, [traduction] «dans certaines instances, l’obtention d’un mandat peut retarder inutilement une intervention décisive rapide»: rapport du comité d’experts de l’Ontario, op. cit., à la p. 40. Par conséquent, le comité recommande que [traduction] «l’exigence d’obtenir un mandat pour appréhender un enfant soit éliminée»: rapport du comité d’experts de l’Ontario, ibid, à la p. 41. Madame le juge Arbour écrit au par. 41 qu’elle «reconna[ît] que le comité d’experts de l’Ontario sur la protection de l’enfant recommande que l’on clarifie ou abolisse les exigences de la loi ontarienne en matière de mandat. Cependant, le professeur Bala souligne que le comité ne comprenait aucun représentant ni aucun défenseur des intérêts des enfants ou des parents. . .». Ceci donne une impression incomplète car, selon le professeur Bala, [traduction] «[l]es membres du comité d’experts de l’Ontario comprenaient deux juges en droit de la famille, un détective policier, un directeur d’école, deux médecins et deux travailleurs sociaux. Tous les membres du comité connaissaient bien les questions de violence faite aux enfants et de négligence à leur égard, mais le comité ne comprenait aucun représentant ni aucun défenseur des intérêts des enfants ou des parents qui ont eu affaire à des sociétés d’aide à l’enfance» (N. Bala, «Reforming Ontario’s Child and Family Services Act: Is the Pendulum Swinging Back Too Far?» (1999‑2000), 17 C.F.L.Q. 121, aux pp. 140 et 141 (je souligne)).

106 La pratique législative d’autres provinces et territoires n’est ni uniforme ni déterminante. J’estime, toutefois, que cela tend à confirmer la conclusion que l’adoption du critère d’«urgence» comme minimum autorisé par la Constitution pour l’appréhension sans autorisation judiciaire préalable risque de créer un grave danger pour la vie et la santé des enfants. Madame le juge Arbour renvoie au par. 40 de l’arrêt S. (B.) c. British Columbia (Director of Child, Family and Community Service) (1998), 38 R.F.L. (4th) 138 (C.A.C.‑B.), pour étayer la proposition selon laquelle «les tribunaux ont interprété des expressions comme «risque considérable de préjudice» de façon assez constante pour fournir des lignes directrices tant aux offices qu’aux familles. Par exemple, dans l’arrêt S. (B.) [. . .], au par. 111, la cour dit clairement qu’un risque considérable de sévices n’est pas seulement passager». Le passage pertinent de la décision de la Cour d’appel se retrouve dans les motifs du juge Prowse, avec l’appui du juge Rowles, qui souscrit au résultat. Il est intéressant de noter que les motifs du juge Lambert, au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel, contiennent un passage qui confirmerait le point de vue selon lequel il est difficile et hasardeux de distinguer les situations urgentes de celles qui ne le sont pas. Il a critiqué le fait que des [traduction] «subtilités juridiques» pouvaient faire échec à l’objectif de la Child, Family and Community Service Act de la Colombie‑Britannique, qui vise à [traduction] «protéger tout enfant en cas de besoin. Aucun enfant ne doit continuer d’être maltraité ou négligé ou de subir des sévices ou des menaces de sévices pendant que des administrateurs, des avocats et des juges débattent à savoir si l’affaire relève de telle section particulière du par. 13(1) [qui détermine quand un enfant a besoin de protection], ou si elle ne relève d’aucune section» (par. 23 (en italique dans l’original)).

(3) L’évaluation des risques et des avantages du critère d’urgence

107 Ma conclusion selon laquelle le critère d’urgence n’est pas le critère approprié pour l’appréhension judiciaire sans autorisation préalable est aussi confirmée par l’évaluation des risques pour les enfants que crée l’adoption d’un tel critère, par opposition aux avantages que présente l’autorisation judiciaire préalable. L’article 7 exige cette pondération dans le contexte de la protection des enfants, étant donné que la protection d’un enfant en tant qu’être humain vulnérable est un principe de base de notre système de droit qui doit être soupesé par rapport aux exigences d’équité procédurale: voir par. 93.

108 Les autorités de la protection de l’enfance peuvent, évidemment, se tromper lorsqu’elles déterminent si un enfant a besoin d’être appréhendé pour sa protection, et peuvent intervenir inutilement. Si la surveillance des tribunaux intervient après l’appréhension, les parents et les enfants risquent de voir leurs droits violés de façon injustifiée. Ils peuvent être traumatisés par la séparation et l’ingérence de l’État dans leur vie familiale. Cela peut avoir des répercussions importantes sur le bien‑être affectif des parents et de l’enfant et porte atteinte à leur dignité et à leur droit à la vie privée.

109 Par contre, si notre Cour devait conclure qu’une autorisation judiciaire préalable à l’appréhension est requise «en l’absence d’urgence», c’est surtout l’enfant qui est exposé au risque inhérent à l’obtention d’une telle autorisation. Ce risque peut résulter des délais liés à la nécessité d’amasser des éléments de preuve quant aux motifs raisonnables et probables que l’enfant a besoin de protection, que ces éléments de preuve soient sous forme d’affidavit, de témoignage ou de documents. Bien que les délais liés à l’autorisation préalable ex parte ne soient pas aussi longs que ceux liés à une audience préalable, les enfants seraient quand même exposés pendant au moins un certain nombre d’heures, ou même de jours, à un risque grave, voire mortel. Un enfant ne devrait jamais être exposé à un tel risque.

110 En outre, l’exigence d’autorisation judiciaire préalable dans ces cas tendrait à détourner les ressources des autorités de la protection de l’enfance de leur obligation de protéger les enfants susceptibles de subir un préjudice grave afin d’obtenir une décision judiciaire sur la question de savoir si un enfant a besoin de protection ou non: voir Manitoba, Report of the Child and Family Services Act Review Committee on the Community Consultation Process (1997), à la p. 15.

111 Il est également clair qu’une appréhension injustifiée n’entraîne pas pour l’enfant le même risque de préjudice sérieux, voire fatal, qu’entraînerait l’incapacité de l’État d’intervenir rapidement lorsque l’enfant risque de subir un préjudice grave.

112 Ces risques doivent être soupesés par rapport aux avantages que présente sur le plan de l’équité procédurale l’autorisation judiciaire préalable à l’appréhension. Un préavis et une audience fourniraient aux parents et aux enfants une protection importante contre les appréhensions injustifiées, car ils pourraient présenter au tribunal leurs arguments et leur preuve à l’effet qu’un enfant n’a pas besoin de protection. J’estime, toutefois, que même dans les situations de danger non immédiat, les risques que présentent pour la vie et la santé de l’enfant les délais liés à l’audience préalable et les difficultés de preuve déjà mentionnées dépassent de loin les avantages d’une audience. En fait, les risques rendent impossibles le préavis et l’audience relatifs à l’appréhension dans le contexte de la protection des enfants.

113 Lors de procédures ex parte, le tribunal se fonde sur la preuve par affidavit présentée par le préposé à la protection de l’enfance pour déterminer si un enfant doit être appréhendé. Bien que l’examen de ces renseignements par le tribunal fournisse une certaine protection contre les appréhensions injustifiées, les tribunaux ont tendance à s’en remettre à l’évaluation de la situation faite par l’Office, compte tenu de la nature très particulière des audiences relatives à la protection des enfants et du but impératif visé par l’action de l’État dans ce contexte. Cette déférence est d’autant plus justifiée lorsque l’évaluation du préposé à la protection de l’enfance a déjà fait l’objet d’un examen interne par l’Office. Par conséquent, l’exigence d’autorisation ex parte ne rehausse que de façon limitée le caractère équitable du processus inhérent à l’appréhension. Ni les parents ni l’enfant n’ont leur mot à dire dans la prise de décision. Dans une certaine mesure, l’appelante elle‑même concède ce fait, son principal argument étant que les principes de justice fondamentale exigent un avis et une audience avant l’appréhension, plutôt qu’une autorisation ex parte.

114 Madame le juge Arbour estime que, dans ce type d’affaire, l’art. 7 exige la tenue d’une instance ex parte en vue de l’obtention d’un mandat. Elle écrit au par. 24 que le juge «peut demander des renseignements supplémentaires s’il a des réserves quant à l’opportunité de l’initiative» (je souligne). Cette remarque fait ressortir le risque aigu de délai qu’occasionnerait l’obligation d’obtenir au préalable un mandat ex parte. Pour répondre au critère préliminaire de preuve en matière de mandat, les employés de l’Office seraient tenus de jouer un troisième rôle, en plus des deux rôles que Madame le juge Arbour a mentionnés (au par. 23). Ainsi, non seulement ils devraient trancher, mais seulement à titre provisoire, les difficiles questions de savoir «si l’enfant a besoin de protection» et de savoir «si le besoin de protection de l’enfant est devenu tel qu’il convient de le retirer à ses parents», mais ils seraient également tenus d’apprécier les contraintes de temps au regard de la nécessité de fournir assez de renseignements au juge afin d’éviter tout retard devant le tribunal. Il se pourrait bien que les 79 paragraphes relatifs au dossier de l’appelante soumis à notre Cour par l’Office intimé ne soient pas tous nécessaires pour qu’un juge puisse décerner un mandat ex parte. Cependant, les employés de l’Office ne pourraient raisonnablement pas gagner un temps précieux en ne soumettant au juge qu’une petite partie de ces renseignements et faire ainsi courir à l’enfant le risque de subir un préjudice grave en raison du retard occasionné devant le tribunal. Exiger la tenue d’une instance ex parte crée une double problématique: plus l’Office met de temps à préparer ses affidavits, plus le risque que court l’enfant augmente; moins il met de temps à les préparer, plus le juge risque d’exiger des «renseignements supplémentaires». Encore une fois, c’est l’enfant qui fait les frais de l’augmentation du risque, ce qui est inacceptable.

115 Madame le juge Arbour ajoute, au par. 41, que «[l]’obligation de présenter une demande ex parte à un officier de justice indépendant et impartial fournirait une certaine garantie aux familles faisant l’objet d’une ingérence radicale de l’État dans leur vie privée indiquant que cette ingérence est équitable sur le plan de la procédure et valable sur le plan constitutionnel» (je souligne). Bien que ma collègue se fonde sur le principe nemo debet esse judex in propria causa (personne ne doit être juge dans sa propre cause) (par. 17), elle ne considère pas jusqu’à quel point cette garantie serait minimale pour les familles privées de l’occasion de se faire entendre dans le cadre d’une instance ex parte. Dans une telle instance, un autre principe fondamental, audi alteram partem (entends l’autre partie), ne peut, par définition, être respecté. En fait, certains précédents suggèrent que, loin de fournir «une certaine garantie», l’instance ex parte peut parfois profondément frustrer et irriter la famille en cause du fait qu’un juge délibère ou ait délibéré sur leur affaire alors qu’elle était légitimement exclue de l’instance. Par exemple, dans une affaire qui a récemment fait l’objet d’un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta, Director of Child Welfare, précité, une mère, bien qu’elle se soit trouvée au palais de justice en compagnie de son avocat, a été exclue d’une audience ex parte concernant l’appréhension de son bébé. Voir également l’affaire Miller c. City of Philadelphia, 174 F.3d 368 (3rd Cir. 1999), dans laquelle on a empêché une mère et son avocat, bien qu’ils fussent sur place et disponibles, de participer à une audience tenue d’urgence qui a mené à la décision de retirer à cette dernière deux de ses enfants.

116 Je reconnais qu’il puisse y avoir des justifications de principe valables exigeant une autorisation ex parte pour l’appréhension faite «en l’absence d’urgence» pour la protection des enfants. Je conclus, toutefois, qu’aux fins de l’analyse constitutionnelle de l’art. 7, les protections procédurales contre l’intervention de l’État fournies par l’autorisation ex parte préalable ne rehaussent pas suffisamment le caractère équitable du processus inhérent à l’appréhension pour l’emporter sur les intérêts opposés d’un enfant susceptible d’avoir besoin de la protection de l’État et sur les risques éventuels auxquels il peut être exposé. Au contraire, la pondération des risques et des avantages indique que, même si l’audience qui suit l’appréhension ne peut pas remédier entièrement au traumatisme causé par la séparation injustifiée des parents et de l’enfant, l’atteinte aux droits est suffisamment réduite si l’audience est rapide et équitable. Dans l’attente de l’audience, l’enfant se retrouve dans un environnement sécuritaire, ce qui minimise le risque de préjudice. À l’audience, le tribunal détermine, selon un dossier plus complet et dans le cadre d’un forum contradictoire, si l’enfant a besoin de protection et s’il a besoin d’une certaine surveillance ou de la tutelle de l’État, ou s’il doit être remis à ses parents.

(4) Conclusions sur l’autorisation judiciaire préalable et application aux dispositions contestées

117 L’appréhension ne doit être utilisée qu’en dernier ressort, après l’épuisement de tous les moyens moins perturbateurs. Pour les motifs susmentionnés, je conclus que le critère minimal approprié exigé par l’art. 7 pour l’appréhension sans autorisation judiciaire préalable n’est pas le critère d’«urgence». La norme constitutionnelle peut plutôt s’exprimer ainsi: dans les cas où la loi prévoit que l’appréhension peut avoir lieu sans autorisation judiciaire préalable dans des situations où il y a préjudice grave ou risque de préjudice grave pour l’enfant, il n’y aura pas nécessairement atteinte aux principes de justice fondamentale. Pour déterminer si une loi établit un tel critère minimal, il faut examiner les dispositions pertinentes dans leur contexte législatif: Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665, 2000 CSC 27; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; B. (R.), précité, au par. 90.

118 J’aborde maintenant le par. 21(1) de la Loi, qui est contesté: ce paragraphe prévoit (comme c’était le cas au moment de l’appréhension de l’enfant de l’appelante, John) que l’appréhension doit être fondée sur des «motifs raisonnables et probables de croire qu’un enfant a besoin de protection». La définition d’«enfant ayant besoin de protection» se trouve à l’art. 17 de la Loi et est ainsi libellée:

17(1) Pour l’application de la présente loi, un enfant a besoin de protection lorsque sa vie, sa santé ou son bien‑être affectif sont menacés par l’acte ou l’omission d’une personne.

17(2) Sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), un enfant a besoin de protection lorsqu’il se trouve dans l’une des situations suivantes:

a) il est privé de soins, de surveillance ou de direction convenables;

b) il est sous le soin, la garde, la direction ou à la charge d’une personne qui, selon le cas:

(i) ne peut ou ne veut pas lui assurer des soins, une surveillance ou une direction convenables,

(ii) par sa conduite, menace ou pourrait menacer la vie, la santé ou le bien‑être affectif de l’enfant,

(iii) néglige ou refuse de fournir à l’enfant ou d’obtenir pour lui les soins ou les traitements médicaux ou thérapeutiques appropriés, nécessaires à sa santé et à son bien‑être, ou qui refuse d’autoriser que ces soins ou ces traitements lui soient fournis, lorsqu’un médecin les recommande;

c) il est victime de mauvais traitements ou menacé de mauvais traitements;

d) il échappe au contrôle de la personne qui en a le soin, la garde, la direction ou la charge;

e) il peut vraisemblablement subir un dommage ou des blessures en raison de son comportement, de son état, de son entourage ou de ses fréquentations, ou de ceux de la personne qui a le soin, la garde, la direction ou la charge de l’enfant;

f) il est l’objet d’une agression ou de harcèlement sexuel qui menace sa vie, sa santé ou son bien‑être affectif;

g) il est âgé de moins de 12 ans et laissé à lui‑même sans que des mesures raisonnables aient été prises pour assurer sa surveillance et sa sécurité;

h) il fait l’objet ou est sur le point de faire l’objet d’une adoption illégale visée par la Loi sur l’adoption ou d’une vente visée à l’article 84.

119 La définition d’«enfant ayant besoin de protection» à l’art. 17 englobe manifestement des situations ne comportant aucun danger immédiat pour l’enfant, notamment celles où l’enfant est «privé de soins, de surveillance ou de direction convenables». Je ne conclus pas, toutefois, que cette définition est floue ni qu’elle a une portée trop large. Elle utilise des termes clairs et se limite aux situations comportant un risque de préjudice pour la vie, la santé ou le bien‑être affectif de l’enfant.

120 De plus, le critère pour l’appréhension prévu au par. 21(1) doit être interprété dans son contexte législatif. La Déclaration de principes de la Loi reconnaît que:

4. Les familles et les enfants ont le droit de subir le moins possible

d’ingérences dans leurs affaires, dans la mesure où il y a compatibilité avec l’intérêt supérieur des enfants et les obligations de la société.

À cette fin, la partie II de la Loi prévoit un certain nombre de services et de mesures consensuelles moins envahissants que l’Office est autorisé à fournir dans les situations à faible risque, sans avoir à recourir à l’appréhension. De plus, en vertu de la partie III, l’Office doit faire enquête lorsqu’il est informé qu’un enfant a peut‑être besoin de protection et doit faire rapport des conclusions de l’enquête. Le paragraphe 26(3) prévoit «l’appréhension réputée», en vertu de laquelle les autorités de la protection de l’enfance qui croient qu’un enfant a besoin de protection peuvent le laisser à ses parents dans l’attente de l’audience relative à sa protection. Ainsi, le retrait d’un enfant de son milieu familial n’est donc pas une condition nécessaire à l’instigation de procédures relatives à sa protection.

121 Lue dans son ensemble, la Loi prévoit donc que l’appréhension est une mesure de dernier ressort dans les cas où les autorités de la protection de l’enfance ont des motifs raisonnables et probables de croire que l’enfant risque de subir un préjudice grave. Étant donné les conclusions susmentionnées, le fait que le par. 21(1), qui est contesté, n’établisse pas le critère d’«urgence» pour l’appréhension sans autorisation judiciaire préalable ne porte pas atteinte aux principes de justice fondamentale, sous réserve des conclusions qui suivent au sujet de la nécessité de tenir une audience équitable et rapide après l’appréhension.

D. L’audience après l’appréhension et les principes de justice fondamentale

122 Bien que l’atteinte au droit des parents à la sécurité de leur personne du fait du retrait temporaire de leur enfant par voie d’appréhension dans les situations où il y a préjudice ou risque de préjudice grave pour l’enfant ne requière pas d’autorisation judiciaire préalable pour les motifs susmentionnés, l’importance des intérêts en jeu exige que la perturbation de la relation parents‑enfant soit réduite le plus possible, de là l’exigence d’une audience équitable et rapide après l’appréhension.

123 Pour être équitable, l’audience doit faire l’objet d’un avis raisonnable et détaillé aux parents et leur donner la possibilité d’y participer de façon significative: voir G. (J.), au par. 73, et B. (R.), au par. 92, précités. La loi manitobaine satisfait manifestement aux exigences d’avis et d’audience: art. 24 et 30 à 37.

124 Le besoin pour l’enfant de continuité dans ses relations constitue le motif le plus important pour exiger que se tienne une audience rapidement après l’appréhension: voir les al. 2(1)a), d) et g) de la Loi; Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto c. M. (C.), [1994] 2 R.C.S. 165, aux pp. 205 et 206; Young, précité, à la p. 41; Re Agar, McNeilly c. Agar, [1958] R.C.S. 52, à la p. 54; P. D. Steinhauer, Le moindre mal: La question du placement de l’enfant (1996), à la p. 27 et suiv.

125 Bien qu’un délai de deux semaines entre le retrait d’un enfant et, à tout le moins, l’audience préliminaire relative à sa protection ne semble pas constitutionnellement acceptable, il n’est pas souhaitable en l’espèce d’établir une norme constitutionnelle précise pour les délais dans le contexte de la protection des enfants. Plusieurs moyens pourraient être utilisés pour mettre en œuvre des mesures de sauvegarde suffisantes sur le plan constitutionnel. Comme notre Cour le reconnaît dans R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, à la p. 304, les principes de justice fondamentale n’exigent pas l’uniformité totale entre les provinces et territoires; ceux‑ci doivent disposer d’une certaine latitude pour concevoir des régimes administratifs en fonction des besoins particuliers de leurs collectivités respectives.

126 En ce qui a trait aux dispositions contestées de la Loi qui prescrivent les délais à respecter après l’appréhension, le par. 27(1) exige que l’Office présente une demande d’audience visant à déterminer si l’enfant a besoin de protection dans les quatre jours ouvrables suivant l’appréhension. Au moment du procès, en vertu du par. 29(1), la demande était présentable dans les 30 jours ouvrables suivant son dépôt. Cette disposition a été modifiée en 1997 par L.M. 1997, ch. 48, art. 16. Le paragraphe 29(1) prévoit maintenant un délai de sept jours ouvrables suivant le dépôt. La question constitutionnelle contestée en l’espèce porte sur ce délai de sept jours. Nous examinerons ensuite la validité du délai de 30 jours pour déterminer s’il y a eu atteinte aux droits garantis à l’appelante par les anciennes dispositions.

127 J’estime que ces dispositions, dans leur version modifiée, garantissent un équilibre constitutionnel entre la nécessité de mesures temporaires pour protéger l’enfant exposé à un préjudice grave et l’obligation de tenir hâtivement une audience après l’appréhension. Le délai de quatre jours pour le dépôt d’une demande d’audience relative à la protection de l’enfant et celui de sept jours pour sa présentation ne sont pas déraisonnables en tant que délais maximums, compte tenu de la notification et de la préparation nécessaire aux fins de l’audience.

128 Selon ce régime législatif, aucun autre délai ne doit généralement être toléré lorsque les parents sont prêts pour l’audience à la date de présentation de la demande. L’Office intimé a toutefois témoigné à l’effet que les parents n’insistaient pas souvent pour que l’audience ait lieu immédiatement après la présentation de la demande, même dans les cas où l’appréhension était contestée: voir également le rapport du comité ontarien, op. cit., à la p. 41. Cela peut être dû au fait qu’ils soient introuvables ou qu’ils désirent avoir plus de temps pour mettre de l’ordre dans leur vie avant que la cour ne détermine si leur enfant a besoin de protection. Dans de tels cas, le pouvoir de la cour d’ajourner l’audience, sur demande faite en vertu du par. 29(2), permet la souplesse nécessaire, compte tenu des réalités du contexte de protection des enfants.

129 Je souligne en passant que les parents ne sont pas limités aux procédures prescrites par la loi lorsqu’ils veulent contester la décision de l’Office. Comme l’illustrent les faits de la présente affaire, les parents peuvent se pourvoir par bref de prérogative pour la remise de l’enfant s’ils désirent que la décision de l’Office soit immédiatement soumise au contrôle judiciaire au lieu d’attendre l’audience relative à la protection de l’enfant prévue par la loi. Ce choix impose aux parents le fardeau d’initier les procédures, lequel n’est pas pertinent à la détermination du caractère constitutionnel des délais prévus par la loi. C’est, néanmoins, un complément important à un régime législatif qui donne lieu presque inévitablement à des délais maximums plus longs qu’il n’est souhaitable dans certains cas. Se fondant sur le dossier dont il était saisi, le juge de première instance fait remarquer que les tribunaux manitobains font tout leur possible pour accélérer le déroulement des instances de cette nature. C’est ainsi que cela doit se passer, surtout considérant l’intérêt des enfants qui est en jeu.

E. Conclusions sur la constitutionnalité de la Loi

130 Notre Cour a reconnu dans R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, au par. 14, que l’art. 7 comporte «une tâche délicate, c’est‑à‑dire établir un juste équilibre entre les intérêts de l’individu visé et l’intérêt de l’État qui est d’assurer un système de justice applicable et équitable». Voir aussi Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, à la p. 539. En outre, notre Cour fait remarquer que l’art. 7 ne garantit pas «le processus le plus équitable entre tous»: B. (R.), précité, au par. 101; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 362. Au contraire, il «établit le seuil sous lequel l’intervention de l’État ne sera pas tolérée»: B. (R.), au par. 101.

131 Le retrait des enfants est une intervention significative de l’État dans la famille. En règle générale, il faut, dans la mesure du possible, recourir à des moyens moins perturbateurs lorsque des intérêts liés au rôle parental sont en jeu. Comme je l’ai mentionné précédemment, toutefois, si le critère justifiant l’appréhension est, à tout le moins, fondé sur l’existence d’un risque de préjudice grave pour l’enfant, la nécessité d’une intervention rapide et préventive de l’État pour protéger la vie ou la sécurité de l’enfant dans une telle situation exige qu’il y ait, comme protection procédurale minimale imposée par les principes de justice fondamentale dans le contexte de la protection des enfants, une audience prompte et équitable après l’appréhension.

132 Comme je l’ai conclu précédemment, les dispositions de la Loi sont conformes à ces principes. L’appelante prétend, toutefois, que même si ces dispositions sont valides à leur face même, la Loi doit être déclarée inconstitutionnelle parce qu’elle tolère des délais excédant ceux prescrits par la loi, en raison de l’absence de sanctions explicites pour le non‑respect de ces délais. À titre d’observation préliminaire, je souligne que l’absence de sanctions prévues expressément par la loi ne signifie pas que les dispositions ne soient pas exécutoires puisque les tribunaux peuvent perdre compétence si les délais prescrits ne sont pas respectés: voir, p. ex., Family and Children’s Services of Kings County c. E.D. (1988), 86 N.S.R. (2d) 205 (C.A.). Que ce soit le cas ou non, l’argument de l’appelante ne peut pas être accueilli en l’espèce, car la Loi prévoit expressément des délais à respecter. Cela n’empêche évidemment pas une personne de demander réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte si ses droits sont violés par la façon dont l’État applique la loi.

133 En conclusion, sans décider que les dispositions de la Loi constituent une norme précise sur le plan constitutionnel, je conclus que le par. 21(1) de la Loi, d’après ses contextes social et législatif, n’est manifestement pas inéquitable au point de porter atteinte aux principes de justice fondamentale et qu’il est en conséquence constitutionnel. Il n’y a donc pas lieu d’examiner les arguments relatifs à l’article premier de la Charte.

F. La réparation personnelle en vertu du par. 24(1) de la Charte

134 L’appelante conteste la constitutionnalité de la Loi et demande un jugement déclaratoire d’invalidité en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, mais elle demande également réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte pour atteinte aux droits individuels garantis par l’art. 7, en raison de la conduite de l’Office relativement à son troisième enfant, John. Étant donné la conclusion que le par. 21(1) de la Loi est constitutionnel et étant donné que je me prononce sur la validité des dispositions législatives relatives aux délais telle qu’amendées, plutôt que sur celles qui existaient au moment des procédures initiales, il n’y a pas lieu d’examiner la question de savoir si on peut obtenir à la fois une réparation personnelle en vertu du par. 24(1) et un jugement déclaratoire d’invalidité en vertu de l’art. 52: Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, à la p. 720.

135 Les principes de justice fondamentale applicables à la demande personnelle de l’appelante sont les mêmes que ceux qui s’appliquent à la Loi. Le droit de l’appelante à la sécurité de sa personne a été violé par l’appréhension par l’État de son enfant âgé d’un jour, John. Comme son enfant a été appréhendé en vertu de l’application du critère constitutionnel établi au par. 21(1), la question est de savoir si le délai écoulé entre l’appréhension et l’audience porte atteinte aux droits garantis à l’appelante par l’art. 7.

136 Le délai de six mois qui s’est écoulé avant l’audience visant à déterminer si John avait besoin de protection paraît, à première vue, extrêmement déraisonnable, d’autant plus qu’il s’agissait d’un nouveau‑né. Il est manifestement attribuable en partie au délai maximal de 30 jours que prévoyait la Loi à l’époque de l’appréhension pour la présentation de la demande. Selon le dossier dont notre Cour est saisie, l’exigence qu’il y ait une conférence préparatoire avant les audiences tenues devant les tribunaux de Winnipeg contribue également dans une certaine mesure à ce délai. Si le délai ne tenait qu’à ces causes, il aurait constitué une atteinte inacceptable aux droits garantis à l’appelante par la Charte.

137 Toutefois, une bonne partie du délai encouru en l’espèce, notamment le report à avril 1997 de l’audience relative à la protection, prévue pour janvier 1997, est due au fait que l’avocat de l’appelante ne s’est pas présenté à la conférence préparatoire en décembre 1996. En outre, la requête de l’appelante, entendue dans les 10 jours suivant l’appréhension au début de novembre 1996 et qui demande la jonction de l’instance de protection de John et des instances relatives aux autres enfants de l’appelante, ainsi que la difficulté de réunir les avocats des parties intéressées faisant l’objet de ces instances, expliquent en grande partie le délai écoulé avant l’audience.

138 Quoi qu’il en soit, le dossier indique que l’appelante n’a subi aucun préjudice en raison du délai des procédures de protection. Elle a contesté par un bref de prérogative l’appréhension de John par l’Office. Sa contestation a été entendue dans un forum contradictoire, selon la preuve présentée par les deux parties, et elle a été tranchée dans les 10 jours suivant l’appréhension fondée sur la conclusion que John avait besoin de protection.

139 Pour ces motifs, je conclus qu’il n’y a pas eu atteinte aux droits personnels garantis à l’appelante par l’art. 7 et qu’il n’y a pas lieu à réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte.

VI. Dispositif

140 Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais le pourvoi et répondrais aux questions constitutionnelles de la façon suivante:

1. Le paragraphe 21(1) de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille, L.M. 1985‑86, ch. C‑80, et ses modifications, est‑il, en totalité ou en partie, incompatible avec les droits garantis par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, ou y porte‑t‑il atteinte?

Non.

2. Dans l’affirmative, la justification du par. 21(1) de la Loi sur les

services à l’enfant et à la famille, L.M. 1985‑86, ch. C‑80, et ses modifications, peut‑elle se démontrer conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

À la lumière de la réponse à la première question, cette question ne se pose pas.

141 Je ne rends aucune ordonnance relative aux dépens dans notre Cour.

Pourvoi rejeté, le juge en chef McLachlin et le juge Arbour sont dissidentes.

Procureur de l’appelante: Downtown Legal Action, Winnipeg.

Procureurs de l’intimé: Scurfield Tapper Cuddy, Winnipeg.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec: Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba: Le ministère de la Justice, Winnipeg.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique: Le ministère du Procureur général, Victoria.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Sécurité de la personne - Justice fondamentale - Protection de l’enfant - Appréhension de l’enfant - Législation provinciale conférant à l’État le pouvoir d’appréhender un enfant sans autorisation judiciaire préalable «en l’absence d’urgence» lorsqu’il y a des motifs raisonnables et probables de croire que l’enfant a besoin de protection - L’appréhension d’un enfant porte-t-elle atteinte aux droits des parents à la sécurité de leur personne? - Dans l’affirmative, cette atteinte est‑elle contraire aux principes de justice fondamentale? - Les principes de justice fondamentale exigent‑ils une autorisation judiciaire préalable aux appréhensions «en l’absence d’urgence»? - Les principes de justice fondamentale exigent‑ils la tenue d’une audience prompte et équitable après l’appréhension? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 - Loi sur les services à l’enfant et à la famille, L.M. 1985‑86, ch. 8, art. 21(1).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Justice fondamentale - Protection de l’enfant - Appréhension de l’enfant - Audience après appréhension - Délai de six mois écoulé entre l’appréhension de l’enfant et l’audience relative à la protection de l’enfant - Le délai de l’audience relative à la protection de l’enfant à la suite de l’appréhension porte-t-il atteinte aux droits des parents garantis par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?.

Droit de la famille - Protection de l’enfant - Appréhension de l’enfant - Législation provinciale conférant à l’État le pouvoir d’appréhender un enfant sans autorisation judiciaire préalable «en l’absence d’urgence» lorsqu’il y a des motifs raisonnables et probables de croire que l’enfant a besoin de protection - L’appréhension d’un enfant sans autorisation judiciaire préalable en l’absence d’urgence est-elle constitutionnelle? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 - Loi sur les services à l’enfant et à la famille, L.M. 1985‑86, ch. 8, art. 21(1).

L’appelante est mère de cinq enfants. En 1993, elle a signé une entente de placement volontaire pour confier ses deux premiers enfants à l’Office intimé. L’Office lui a ensuite remis les deux enfants, mais ceux-ci ont par la suite été appréhendés à plusieurs reprises de 1994 à 1996, au motif que l’appelante était ivre et négligeait ses enfants, ou qu’elle était en contact avec d’anciens conjoints violents. En février 1996, l’Office institue des procédures visant l’obtention d’une ordonnance de tutelle permanente relativement aux deux enfants. En juillet 1996, l’appelante informe l’Office qu’elle attend un troisième enfant et, environ deux semaines avant la naissance prévue de l’enfant, elle accepte d’aller vivre dans un établissement résidentiel conçu pour aider les femmes enceintes. Avant que l’appelante n’emménage dans l’établissement résidentiel, elle donne naissance à son troisième enfant à l’hôpital. En vertu du par. 21(1) de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille du Manitoba, l’Office appréhende l’enfant âgé d’un jour.

L’appelante dépose immédiatement une demande d’injonction interdisant à l’Office d’appréhender l’enfant, ainsi qu’une demande visant à faire déclarer inconstitutionnelle la partie III de la Loi. L’appelante soutient que l’appréhension sans mandat de son enfant en l’absence d’urgence porte atteinte à ses droits garantis par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés d’une manière qui n’est pas compatible avec les principes de justice fondamentale. Elle réclame aussi des dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) de la Charte. Une requête pour mesures intérimaires est présentée devant la Cour du Banc de la Reine, mais son audition est ajournée pour permettre à l’Office de répondre. La requête en injonction de l’appelante requérant l’Office de lui remettre son enfant est rejetée. À la demande de l’appelante, sa poursuite a été jointe aux procédures de protection des enfants instituées par l’Office relativement à ses deux premiers enfants. Par la suite, l’Office signifie à l’appelante une demande et un avis d’audience pour déterminer si le nouveau-né a besoin de protection. Après un certain nombre d’ajournements et de conférences préparatoires, l’audience relative à la demande de protection a été tenue environ six mois après l’appréhension de l’enfant. Le juge de première instance rejette la contestation constitutionnelle fondée sur l’art. 7 de la Charte et nomme l’Office tuteur permanent des trois enfants. La Cour d’appel du Manitoba a confirmé la décision du juge de première instance. La question en litige dans le présent pourvoi consiste à savoir si les principes de justice fondamentale applicables en matière de protection de l’enfance exigent une autorisation judiciaire préalable à l’appréhension «en l’absence d’urgence».

Arrêt (le juge en chef McLachlin et le juge Arbour dissidentes): Le pourvoi est rejeté.

Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Major, Bastarache et Binnie: L’analyse fondée sur l’art. 7 doit être contextuelle et, bien qu’il faille pondérer à la fois les droits et les responsabilités des parents et des enfants par rapport au droit des enfants à la vie et à la santé et à la responsabilité de l’État de les protéger, il faut avoir à l’esprit la philosophie et les principes qui sous‑tendent la loi lorsqu’il s’agit de l’interpréter et d’en déterminer la constitutionnalité.

Étant donné que le par. 21(1) de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille prévoit l’enlèvement d’un enfant à ses parents, il vise une atteinte au droit à la sécurité de la personne qui ne peut avoir lieu que conformément aux principes de justice fondamentale. Pour déterminer quel est le seuil requis par les principes de justice fondamentale pour une appréhension sans autorisation judiciaire préalable, il est nécessaire de soupeser les facteurs suivants: (1) l’importance des intérêts en jeu; (2) la difficulté de distinguer l’urgence de l’absence d’urgence dans les cas de protection d’enfants; (3) l’évaluation des risques que présente pour les enfants l’adoption du critère d’urgence, par opposition aux avantages de l’autorisation judiciaire préalable.

Les intérêts en jeu dans les cas d’appréhension sont de la plus haute importance, compte tenu des répercussions que l’action de l’État comportant la séparation des parents de leurs enfants peut avoir sur toute leur vie. Du point de vue de l’enfant, l’action de l’État, sous forme d’appréhension, vise à assurer la protection, sinon la survie d’un autre droit d’une importance fondamentale: la vie de l’enfant et sa santé. Étant donné que les enfants sont des individus très vulnérables dans notre société et étant donné l’intérêt qu’a la société à les protéger contre tout préjudice, le processus équitable dans le contexte de la protection des enfants doit tenir compte du fait qu’il faut parfois accorder la priorité à leur vie et à leur santé lorsque la protection de ces intérêts diverge de celle du droit des parents d’être à l’abri de l’intervention de l’État. Les intérêts en jeu dans le contexte de la protection des enfants dictent une analyse quelque peu différente de celle entreprise dans le contexte criminel relativement aux droits garantis à l’accusé par les art. 7 et 8 de la Charte. De plus, l’objectif de protection visé par l’État lorsqu’il appréhende un enfant se distingue manifestement du but punitif qu’il vise dans le contexte criminel. Du fait de ces distinctions, les tribunaux devraient hésiter à appliquer au contexte de la protection des enfants des protections procédurales élaborées dans le contexte criminel.

Nombre de facteurs propres au contexte de la protection des enfants doivent être considérés lorsqu’il s’agit de déterminer le seuil approprié pour une appréhension sans autorisation judiciaire préalable, notamment les difficultés de preuve et les contraintes de temps dans les cas de protection d’enfants. L’État doit pouvoir prendre des mesures préventives pour protéger les enfants et ne doit pas toujours avoir à attendre que l’enfant subisse un préjudice grave avant d’être à même d’intervenir. Exiger une autorisation judiciaire préalable «en l’absence d’urgence», en supposant que la distinction soit possible, peut empêcher une intervention proactive en obligeant l’État à justifier l’intervention dans des situations où il y aurait un danger «non immédiat», mais néanmoins grave, pour l’enfant. Ces facteurs dénotent un préjudice grave ou un risque de préjudice grave comme seuil approprié justifiant l’appréhension sans autorisation judiciaire préalable. L’adoption du critère d’«urgence» comme étant le minimum autorisé par la Constitution pour l’appréhension sans autorisation judiciaire préalable pourrait créer un grave danger pour la vie et la santé des enfants.

La conclusion selon laquelle le critère d’«urgence» n’est pas le critère approprié pour l’appréhension sans autorisation judiciaire préalable est aussi confirmée par l’évaluation des risques pour les enfants que crée l’adoption d’un tel critère, par opposition aux avantages que présente l’autorisation judiciaire préalable. Si la surveillance des tribunaux intervient après l’appréhension, les parents et les enfants risquent de voir leurs droits violés de façon injustifiée. Par contre, si une autorisation judiciaire préalable d’appréhension était requise «en l’absence d’urgence», c’est principalement l’enfant qui est exposé au risque inhérent à l’obtention d’une telle autorisation, alors qu’il ne devrait jamais être placé dans une telle situation. Une appréhension injustifiée n’entraîne pas pour l’enfant le même risque de préjudice sérieux, voire fatal, qu’entraînerait l’incapacité de l’État d’intervenir rapidement lorsque l’enfant risque de subir un préjudice grave. Même dans les situations de danger non immédiat, les risques que présentent pour la santé et la vie de l’enfant les délais liés à l’audience préalable et les difficultés de preuve dépassent de loin les avantages d’une audience. Ils rendent impossibles le préavis et l’audience relatifs à l’appréhension dans le contexte de la protection des enfants. En outre, bien qu’il puisse y avoir des justifications de principe valables exigeant une autorisation ex parte pour l’appréhension faite «en l’absence d’urgence» pour la protection des enfants, aux fins de l’analyse constitutionnelle de l’art. 7, les protections procédurales contre l’intervention de l’État fournies par l’autorisation ex parte ne rehaussent pas suffisamment le caractère équitable du processus inhérent à l’appréhension pour l’emporter sur les intérêts opposés d’un enfant susceptible d’avoir besoin de la protection de l’État et sur les risques éventuels auxquels il peut être exposé.

Essentiellement, le critère minimal approprié exigé par l’art. 7 pour l’appréhension sans autorisation judiciaire préalable n’est pas le critère d’«urgence». Il s’agit plutôt de savoir que dans les cas où la loi prévoit que l’appréhension peut avoir lieu sans autorisation judiciaire préalable dans des situations où il y a préjudice grave ou risque de préjudice grave pour l’enfant, il n’y aura pas nécessairement atteinte aux principes de justice fondamentale. Pour déterminer si une loi établit un tel critère minimal, il faut examiner les dispositions pertinentes dans leur contexte législatif.

Bien que l’atteinte au droit des parents à la sécurité de leur personne du fait du retrait temporaire de leur enfant par voie d’appréhension dans les situations où il y a préjudice ou risque de préjudice grave pour l’enfant ne requière pas d’autorisation judiciaire préalable, l’importance des intérêts en jeu exige que la perturbation de la relation parents‑enfant soit réduite le plus possible, de là l’exigence d’une audience équitable et rapide après l’appréhension. Il s’agit d’une protection procédurale minimale imposée par les principes de justice fondamentale dans le contexte de la protection des enfants.

Le paragraphe 21(1) de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille, d’après ses contextes social et législatif, est constitutionnel. Lue dans son ensemble, la Loi prévoit que l’appréhension est une mesure de dernier ressort dans les cas où les autorités de la protection de l’enfance ont des motifs raisonnables et probables de croire que l’enfant risque de subir un préjudice grave. Les dispositions de la Loi sont également conformes à l’exigence d’audience prompte et équitable après l’appréhension. Enfin, les délais encourus quant à la tenue, après l’appréhension, de l’audience relative à la protection de l’enfant n’ont pas porté atteinte aux droits garantis à l’appelante par l’art. 7 de la Charte. Le délai de six mois qui s’est écoulé avant l’audience visant à déterminer si l’enfant avait besoin de protection paraît, à première vue, extrêmement déraisonnable, d’autant plus qu’il s’agissait d’un nouveau‑né. Toutefois, une bonne partie du délai encouru en l’espèce est dû au fait que l’avocat de l’appelante ne s’est pas présenté à une conférence préparatoire. En outre, la requête de l’appelante demandant la jonction des instances ainsi que la difficulté de réunir les avocats des parties intéressées expliquent en grande partie le délai écoulé avant l’audience. Quoi qu’il en soit, l’appelante n’a subi aucun préjudice en raison du délai des procédures de protection. Sa contestation par un bref de prérogative de l’appréhension par l’Office a été tranchée dans les 10 jours suivant l’appréhension et a donné lieu à la conclusion que l’enfant avait besoin de protection.

Le juge en chef McLachlin et le juge Arbour (dissidentes): L’appréhension sans mandat de l’enfant de l’appelante porte atteinte au droit de celle‑ci à la sécurité de sa personne et n’a pas eu lieu en conformité avec les principes de justice fondamentale. Une autorisation judiciaire préalable en l’absence d’urgence, dans le cas d’enfants ayant besoin de protection, est constitutionnellement nécessaire pour protéger tant les parents que les enfants contre une ingérence déraisonnable de l’État qui porterait atteinte à la sécurité de leur personne.

Les principes de justice fondamentale touchent autant le fond que la procédure. Pour respecter la teneur des principes de justice fondamentale dans le contexte de la protection de l’enfant, l’appréhension d’un enfant par un organisme étatique exige une détermination préalable de son intérêt supérieur, en plus de motifs raisonnables et probables de croire que l’enfant a besoin de protection. Les principes de justice fondamentale englobent également l’équité procédurale. Le droit des parents d’élever leurs enfants sans ingérence injustifiée de l’État et le droit de l’enfant à la protection de son intérêt supérieur doivent tous deux être pris en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si l’appréhension sans mandat est compatible avec les principes de justice fondamentale. Cependant, lorsque ces droits paraissent s’opposer, ils doivent être pondérés l’un par rapport à l’autre, de même que par rapport à l’intérêt de la société dans le contexte de la protection de l’enfant. Bien que le droit de l’enfant d’être protégé soit d’une grande importance, il est tout aussi important de reconnaître son droit de demeurer avec ses parents et le préjudice qu’il pourrait subir du fait de l’ingérence précipitée et malavisée de l’État. La séparation des enfants de leurs parents peut avoir de profondes répercussions préjudiciables à l’enfant. Les sociétés démocratiques ont un grand intérêt à veiller à ce que les acteurs gouvernementaux ne retirent pas aux parents la garde de leurs enfants sans motifs juridiques.

La tenue rapide d’une audition après l’appréhension ne suffit pas à rendre constitutionnelle en vertu de l’art. 7 de la Charte l’appréhension sans mandat d’un enfant en l’absence d’urgence. Lorsque des droits aussi fondamentaux que celui d’élever soi‑même son enfant et celui de maintenir des liens familiaux stables sont en jeu, les principes de justice fondamentale exigent que la personne qui autorise l’appréhension de l’enfant prenne cette décision de façon impartiale, ce qui signifie qu’elle ne peut être à la fois enquêteur et arbitre. On peut s’inspirer des garanties procédurales élaborées en vertu de l’art. 8 de la Charte pour la protection du droit de l’individu de ne pas subir d’ingérences injustifiées de la part de l’État pour déterminer ce qu’exigent les principes de justice fondamentale en matière de protection de l’enfance: lorsqu’une mesure étatique porte atteinte aux droits d’un individu protégés par la Charte, il faut qu’il existe des garanties procédurales qui permettent de veiller à ce qu’elle soit fondée et à ce qu’elle soit examinée par un arbitre indépendant. En vertu de la partie III de la Loi sur les services à l’enfant et à la famille, le Directeur, un représentant de l’office ou un agent de la paix a le pouvoir de jouer à la fois le rôle d’enquêteur pour déterminer si l’enfant a besoin de protection et celui d’arbitre pour décider si le besoin de protection de l’enfant est devenu tel qu’il convient de le retirer à ses parents. Comme la fusion de ces deux rôles au sein du même organisme mine considérablement la capacité de ces enquêteurs d’agir de façon impartiale, il est possible que l’exigence légale des motifs raisonnables et probables en soit diluée, à tel point que des enfants risquent d’être appréhendés sur la base d’un simple soupçon.

Avant d’appréhender un enfant en l’absence d’urgence, l’État doit demander un mandat à la cour, agissant ex parte s’il n’est pas souhaitable de donner un préavis. L’obligation de présenter une demande ex parte à un officier de justice indépendant et impartial autorisant l’office à appréhender l’enfant est une garantie procédurale importante dans le contexte d’une appréhension en l’absence d’urgence et fournirait une certaine garantie aux familles faisant l’objet d’une ingérence radicale de l’État dans leur vie privée que cette ingérence est équitable sur le plan de la procédure et valable sur le plan constitutionnel. Un examen judiciaire indépendant de l’opportunité de l’appréhension permettra également de veiller à ce que l’office de protection de l’enfant agisse selon des motifs raisonnables et probables, qu’elle pourra exposer avant de procéder à une appréhension en l’absence d’urgence. En outre, un examen impartial ferait en sorte que l’appréhension demeure une mesure de dernier recours. En l’espèce, il aurait été possible de présenter une demande ex parte sans faire courir à l’enfant un risque inacceptable. L’Office avait amplement le temps de demander une autorisation judiciaire préalable pour l’appréhension de l’enfant sans que ce dernier coure de risque, car il se trouvait alors à l’hôpital, où lui‑même et sa mère étaient sous surveillance médicale.

Enfin, il est possible de distinguer l’urgence de l’absence d’urgence et de prévoir des mesures permettant de parer aux risques que présente pour l’enfant l’obtention d’une autorisation judiciaire préalable en l’absence d’urgence. Si la norme de l’«urgence» comporte une certaine part de fluidité, les tribunaux ont interprété des expressions comme «risque considérable de préjudice» de façon assez constante pour fournir des lignes directrices tant aux offices qu’aux familles. De nombreuses provinces exigent l’autorisation judiciaire préalable pour retirer au parent son enfant, sauf dans des situations urgentes.

Le paragraphe 21(1) de la Loi porte atteinte à l’art. 7 de la Charte et n’est pas justifié au regard de l’article premier de la Charte. Il est préférable de modifier le par. 21(1) en remplaçant «sans mandat» par «après avoir obtenu un mandat». Les dommages‑intérêts demandés par l’appelante et l’obtention d’une ordonnance déclarant invalide la partie III de la Loi sont inappropriés.


Parties
Demandeurs : Office des services à l'enfant et à la famille de Winnipeg
Défendeurs : K.L.W.

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge L’Heureux‑Dubé
Arrêts mentionnés: Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg (région du Nord-Ouest) c. G. (D.F.), [1997] 3 R.C.S. 925
B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315
Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519
R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387
R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30
Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177
R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668
Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309
Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, [1991] 2 R.C.S. 869
Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779
Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46
King c. Low, [1985] 1 R.C.S. 87
Hepton c. Maat, [1957] R.C.S. 606
T. c. Alberta (Director of Child Welfare) (2000), 188 D.L.R. (4th) 603
C. (J.M.N.) c. Winnipeg Child & Family Services (Central) (1997), 33 R.F.L. (4th) 175
Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123
Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44
Wallis c. Spencer, 202 F.3d 1126 (2000)
Dietz c. Damas, 932 F.Supp. 431 (1996)
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411
Gareau c. British Columbia (Superintendent of Family and Child Services) (1986), 5 B.C.L.R. (2d) 352, conf. par (1989), 38 B.C.L.R. (2d) 215
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Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3
P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141
S. (B.) c. British Columbia (Director of Child, Family and Community Service) (1998), 38 R.F.L. (4th) 138
Miller c. City of Philadelphia, 174 F.3d 368 (1999)
Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665, 2000 CSC 27
Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27
Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto c. M. (C.), [1994] 2 R.C.S. 165
Re Agar, McNeilly c. Agar, [1958] R.C.S. 52
R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284
R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562
Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309
Family and Children’s Services of Kings County c. E.D. (1988), 86 N.S.R. (2d) 205
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679.
Citée par le juge Arbour (dissidente)
Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46
B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315
Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44
Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, [1991] 2 R.C.S. 869
Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177
Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309
Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653
Renvoi: Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
S. (B.) c. British Columbia (Director of Child, Family and Community Service) (1998), 38 R.F.L. (4th) 138
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679
Guimond c. Québec (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 347.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 8, 24(1).
Child and Family Services Act, S.S. 1989‑90, ch. C‑7.2, art. 17.
Child, Family and Community Service Act, R.S.B.C. 1996, ch. 46, art. 19, 27(1), 30.
Child Welfare Act, S.A. 1984, ch. C‑8.1, art. 2, 17.
Child, Youth and Family Services Act, S.N. 1998, ch. C‑12.1, art. 23(1), (3), 25.
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Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, Livre premier.
Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, art. 3(1).
Family and Child Services Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. F‑2, art. 15(1) [abr. & rempl. 1990, ch. 14, art. 7].
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Loi sur l’enfance, L.R.Y. 1986, ch. 22, art. 119(1), (3), (4).
Loi sur la protection de la jeunesse, L.R.Q., ch. P-34.1, art. 3, 35.3, 45, 46.
Loi sur les services à l’enfance et à la famille, L.R.O. 1990, ch. C.11, art. 40(2), (7).
Loi sur les services à la famille, L.N.-B. 1980, ch. F‑2.2, art. 33(1), (2).
Loi sur les services à l’enfant et à la famille, L.M. 1985‑86, ch. 8, Déclaration de principes, art. 4, 7, 9, parties II, III, art. 2(1) [mod. 1992, ch. 28, art. 3], 4(1)(d), (e), 17 [mod. 1986-87, ch. 19, art. 8
abr. & rempl. 1989‑90, ch. 3, art. 3
mod. 1997, ch. 47, art. 131], 21(1), (2), (3), 24, 26(3), 27(1), 29(1) [abr. & rempl. 1997, ch. 48, art. 16], (2), 30 à 37, 45(3) [abr. & rempl. 1997, ch. 48, art. 23].
Doctrine citée
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Proposition de citation de la décision: Office des services à l'enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., 2000 CSC 48 (13 octobre 2000)


Origine de la décision
Date de la décision : 13/10/2000
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2000 CSC 48 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2000-10-13;2000.csc.48 ?
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