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25/03/1999 | CANADA | N°[1999]_1_R.C.S._497

Canada | Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 (25 mars 1999)


Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497

Nancy Law Appelante

c.

Ministre du Développement des ressources humaines Intimé

Répertorié: Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)

No du greffe: 25374.

Audition: 20 janvier 1998.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci, Major et Bastarache.

Nouvelle audition ordonnée: 3 décembre 1998.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory,

McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

Jugement: 25 mars 1999.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI cont...

Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497

Nancy Law Appelante

c.

Ministre du Développement des ressources humaines Intimé

Répertorié: Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)

No du greffe: 25374.

Audition: 20 janvier 1998.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci, Major et Bastarache.

Nouvelle audition ordonnée: 3 décembre 1998.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

Jugement: 25 mars 1999.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (1996), 135 D.L.R. (4th) 293, 196 N.R. 73, [1996] A.C.F. no 511 (QL), qui a rejeté une demande visant à faire annuler une décision de la Commission d’appel des pensions (1995), C.E.B. & P.G.R. 8574, qui avait conclu que certaines distinctions fondées sur l’âge prévues au Régime de pensions du Canada étaient constitutionnelles. Pourvoi rejeté.

James Sayre, pour l’appelante.

Susan L. Van Der Hout, Virginia McRae et Julie Lalonde‑Goldenberg, pour l’intimé.

Version française du jugement de la Cour rendu par

//Le juge Iacobucci//

LE JUGE IACOBUCCI —

I. Introduction et aperçu

1 1 Le présent pourvoi porte sur la constitutionnalité de l’al. 44(1)d) et de l’art. 58 du Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8, qui établissent des distinctions fondées sur l’âge en ce qui concerne le droit à une pension de survivant. Il s’agit de savoir si ces dispositions violent le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’elles établissent une distinction fondée sur l’âge à l’égard des personnes de moins de 45 ans et, dans l’affirmative, si cette violation est justifiée au sens de l’article premier de la Charte. À mon avis, interpréter et appliquer le par. 15(1) en fonction de son objet amène à conclure que l’appelante n’a pas démontré l’existence de discrimination au sens de la Charte.

2 2 L’article 15 de la Charte garantit à tous le droit à un traitement égal de la part de l’État, indépendamment de toute discrimination. Il s’agit peut‑être de la disposition de la Charte la plus difficile à comprendre au niveau conceptuel. Dans le premier arrêt de notre Cour portant sur l’art. 15, soit Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 164, le juge McIntyre a fait remarquer que, enchâssé au par. 15(1) de la Charte, le concept d’égalité était «un concept difficile à saisir» et que, «plus que tous les autres droits et libertés garantis dans la Charte, [il] ne comporte pas de définition précise». Le problème que pose la définition du concept d’égalité découle en partie de son caractère éminent. La recherche de l’égalité symbolise certains des idéaux et certaines des aspirations les plus élevés de l’humanité, lesquels sont par nature abstraits et soumis à différents modes d’expression. Le défi auquel fait face l’appareil judiciaire à l’égard de l’interprétation et de l’application du par. 15(1) de la Charte est de mettre en œuvre ces idéaux et ces aspirations d’une manière qui ait un sens pour les Canadiens et qui soit conforme à l’objet de cette disposition.

3 3 Dans Andrews, le juge McIntyre, qui a prononcé les motifs unanimes de notre Cour sur la bonne façon d’aborder le par. 15(1), a émis l’avertissement, à la p. 168, qu’il serait inapproprié de tenter de restreindre l’analyse faite en vertu de ce paragraphe à une «formule limitée et figée». Cette façon de voir a été adoptée dans des arrêts subséquents: voir p. ex., R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, à la p. 1326, le juge Wilson; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, aux pp. 991 et 992, le juge en chef Lamer. Le juge McIntyre favorisait une démarche fondée sur l’objet et sur le contexte à l’égard de l’analyse relative à la discrimination au sens de la Charte, et il opposait cette démarche au formalisme rigide qui avait caractérisé la démarche de notre Cour aux fins de la disposition sur l’égalité prévue dans la Déclaration canadienne des droits. Comme il l’a mentionné, une analyse souple et nuancée aux fins du par. 15(1) est préférable car elle permet l’évolution et l’adaptation de l’analyse relative à l’égalité au fil du temps afin que celle‑ci tienne compte des significations nouvelles ou différentes que ce terme pourrait acquérir et des questions nouvelles qui pourraient être soulevées dans le cadre de différentes situations de fait. En outre, une telle démarche est beaucoup plus conforme à l’important objet réparateur de l’art. 15, ce qui en favorise la réalisation.

4 4 En fait, au cours de la courte période de l’interprétation du par. 15(1) de la Charte par notre Cour, plusieurs changements de fond importants sont survenus en droit de l’égalité, notamment à l’égard de la signification de la discrimination par suite d’effets préjudiciables, du rôle du contexte dans la détermination de la discrimination de façon plus générale, et des indices de l’existence d’un motif analogue. Tous ces changements ont été amenés par l’évolution de la façon dont notre Cour a compris l’objet de la protection du droit à l’égalité garanti par le par. 15(1). Ils ont tous nourri et enrichi la jurisprudence qui a condamné la discrimination en se fondant sur la Charte.

5 5 Tout au long de ces changements, bien qu’il y ait eu des divergences d’opinions parmi les juges de notre Cour relativement à l’interprétation appropriée du par. 15(1), je crois qu’il est juste de dire qu’il y a eu, et qu’il y a toujours, un consensus général sur les principes fondamentaux portant sur l’objet de ce paragraphe et sur la façon appropriée d’aborder l’analyse relative à l’égalité. J’estime que le présent pourvoi nous fournit une belle occasion de résumer et de commenter ces principes fondamentaux afin de fournir aux tribunaux un ensemble de lignes directrices qui leur servira lorsqu’ils devront analyser une allégation de discrimination fondée sur la Charte.

6 6 Conformément à la mise en garde du juge McIntyre dans Andrews, précité, je crois qu’il est logique de poser les principes fondamentaux qui sous‑tendent le par. 15(1) en tant que lignes directrices à des fins d’analyse plutôt qu’en tant que critères stricts susceptibles d’êtres appliqués de façon automatique. L’analyse relative à l’égalité au sens de la Charte doit être faite en fonction de l’objet visé et du contexte. Les lignes directrices que j’expose plus loin sont précisément des points de référence conçus pour aider le tribunal à relever les facteurs contextuels pertinents dans le cadre d’une allégation de discrimination donnée et à évaluer l’effet de ces facteurs à la lumière de l’objet du par. 15(1).

7 7 Le raisonnement suivi dans les présents motifs chemine du général au particulier. Après avoir décrit le contexte de l’affaire, j’entreprends l’examen des principes généraux relatifs à la façon appropriée d’aborder une allégation de discrimination. Cette partie des motifs s'emploie à mettre en relief des éléments ou des étapes de l’analyse et d’en exposer le contenu et l’application par la suite. La deuxième partie de mon analyse consiste en un exposé des principes fondamentaux que notre Cour a élaborés à l’égard de l’objet du par. 15(1) dans les arrêts antérieurs et de la nature essentiellement axée sur l’objet de chaque étape de l’analyse faite en vertu de cette disposition. Ensuite, à la lumière d’arrêts antérieurs, j’examine certains facteurs contextuels susceptibles d’aider le tribunal à déterminer si une affaire donnée fait intervenir l’objet du par. 15(1). Suivent alors un résumé des éléments d’une allégation de discrimination et l’exposé de l’objet du par. 15(1) et des facteurs contextuels. Enfin, j’applique à la présente affaire les principes énoncés dans cette analyse.

II. Le contexte

A. Les dispositions législatives

8 8 Le Régime de pensions du Canada (RPC) est un régime d’assurance sociale obligatoire qui a été adopté en 1965 pour assurer au salarié cotisant et à sa famille un revenu minimum raisonnable à la retraite de ce salarié ou en cas d’invalidité ou de décès de celui‑ci: voir Débats de la Chambre des communes, vol. VI, 2e sess., 26e lég., 10 août 1964, à la p. 6824. La pension de survivant est une des formes de prestations prévues par le RPC. Ces prestations mensuelles sont versées au conjoint survivant de la personne décédée qui a suffisamment cotisé au RPC, pourvu qu’il satisfasse aux critères d’admissibilité établis à l’al. 44(1)d), soit avoir atteint un certain âge, avoir un enfant à charge ou être invalide.

9 9 Le demandeur qui a plus de 45 ans au moment du décès du cotisant, qui subvient aux besoins des enfants qui étaient à la charge du cotisant décédé ou qui est (ou devient) invalide, a droit à la pleine pension de survivant. Cependant, l’art. 58 prévoit, pour le conjoint survivant sans enfant à charge, qui n’est pas invalide et qui a entre 35 et 45 ans, une réduction progressive du plein montant de cette pension de 1/120 par mois pour le nombre de mois restant à courir, au décès du cotisant, avant que le conjoint survivant n’atteigne l’âge de 45 ans. L’alinéa 44(1)d) prévoit qu’à moins qu’il ne devienne invalide, le conjoint survivant sans enfant à charge, qui n’est pas invalide et qui n’a pas atteint l’âge de 35 ans au moment du décès du cotisant, ne peut toucher une pension de survivant avant d’avoir atteint l’âge de 65 ans.

B. Les faits

10 10 L’appelante, Nancy Law, a épousé Jason Law en 1980. Monsieur Law est décédé en 1991, à l’âge de 50 ans, après avoir cotisé au RPC pendant 22 ans. Au décès de son époux, l’appelante était âgée de 30 ans. Avant le décès de M. Law, le couple avait possédé en copropriété une petite entreprise. L’appelante était responsable de l’exploitation de l’entreprise, alors que M. Law possédait les connaissances et l’expertise techniques nécessaires. L’entreprise a fait faillite peu après le décès de M. Law.

11 L’appelante a demandé que des prestations de survivant lui soient versées en vertu du RPC. Son époux avait suffisamment cotisé au RPC pour qu’elle soit admissible à toucher des prestations de survivant si elle relevait de la catégorie de personnes y ayant droit. Cependant, sa demande a été rejetée parce qu’au décès de son époux elle avait moins de 35 ans, n’était pas invalide et n’avait aucun enfant à charge.

12 L’appelante a interjeté appel de cette décision devant le ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social, qui l’a rejeté en mai 1992. Par la suite, elle en a appelé devant le tribunal de révision du Régime de pensions alléguant que les distinctions fondées sur l’âge établies à l’al. 44(1)d) et à l’art. 58 du RPC la rendaient victime de discrimination fondée sur l’âge, ce qui contrevient au par. 15(1) de la Charte. Le tribunal a conclu que les mesures législatives en cause sont discriminatoires à l’égard du conjoint qui, au moment du décès du cotisant, n’a pas encore 35 ans, n’a aucun enfant à charge ou n’est pas invalide. Cependant, les membres du tribunal ont été incapables d’en arriver à un consensus au sujet de l’article premier de la Charte. La majorité a conclu que la discrimination était justifiée au sens de l’article premier et que, même s’il avait été possible d’établir un critère d’évaluation des besoins plus précis, les mesures prises par le législateur constituaient une tentative raisonnable d’atteindre l’objectif du RPC. Le membre dissident du tribunal a conclu que les distinctions fondées sur l’âge dans les dispositions contestées étaient arbitraires et que le législateur aurait pu cibler les personnes à charge nécessiteuses, indépendamment de toute discrimination, en adoptant un critère permettant de déterminer les besoins.

13 L’appelante a ensuite interjeté appel devant la Commission d’appel des pensions qui a conclu, après la tenue d’un procès de novo, que les distinctions contestées fondées sur l’âge ne portent pas atteinte à ses droits à l’égalité. Les membres majoritaires de la Commission ont également conclu que, même si ces distinctions violaient effectivement le par. 15(1) de la Charte, elles seraient justifiées au sens de l’article premier. Un appel interjeté ultérieurement devant la Cour d’appel fédérale a été rejeté en grande partie pour les motifs exposés par la Commission d’appel des pensions.

III. Les dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes

14 Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8

44. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie:

. . .

d) une pension de survivant doit être payée à la personne qui, aux termes de la présente loi, a la qualité de conjoint survivant d’un cotisant qui a versé des cotisations pendant au moins la période minimale d’admissibilité, si le conjoint survivant:

(i) soit a atteint l’âge de soixante‑cinq ans,

(ii) soit, dans le cas d’un conjoint survivant qui n’a pas atteint l’âge de soixante‑cinq ans:

(A) ou bien avait au moment du décès du cotisant atteint l’âge de trente‑cinq ans,

(B) ou bien était au moment du décès du cotisant un conjoint survivant avec enfant à charge,

(C) ou bien est invalide;

. . .

58. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, une pension de survivant payable au conjoint survivant d’un cotisant est un montant mensuel de base établi comme suit:

a) dans le cas d’un conjoint survivant qui n’a pas atteint l’âge de soixante‑cinq ans et à qui aucune pension de retraite n’est payable en conformité avec la présente loi ou avec un régime provincial de pensions, un montant mensuel de base comprenant, à la fois:

(i) une prestation à taux uniforme, calculée comme le prévoit le paragraphe (1.1),

(ii) 37 1/2 pour cent du montant de la pension de retraite du cotisant, calculé comme le prévoit le paragraphe (3),

réduit, sauf si le conjoint survivant était, au décès du cotisant, un conjoint survivant avec enfant à charge ou s’il est invalide, de 1/120 par mois pour le nombre de mois restant à courir, au décès du cotisant, avant que le conjoint survivant atteigne l’âge de quarante‑cinq ans, et réduit, si à un moment quelconque après le décès du cotisant le conjoint survivant cesse d’être:

(iii) soit un conjoint survivant avec enfant à charge et n’est pas alors invalide,

(iv) soit invalide et n’est pas alors un conjoint survivant avec enfant à charge,

de 1/120 par mois pour le nombre de mois restant alors à courir avant que le conjoint survivant atteigne l’âge de quarante‑cinq ans; . . .

Charte canadienne des droits et libertés

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

IV. Historique des procédures judiciaires

A. Commission d’appel des pensions (1995), C.E.B. & P.G.R. 8574

(1) Le juge Rutherford, avec l’appui du juge Dureault

15 Après avoir cité un long extrait du rapport d’expert de l’intimé, produit lors du procès de novo devant la Commission d’appel des pensions, le juge Rutherford a affirmé que, même si de nombreuses lois établissent des distinctions, celles‑ci ne sont pas toutes discriminatoires au sens du par. 15(1) de la Charte. Il a ensuite conclu que, même si l’âge entre en ligne de compte pour déterminer l’admissibilité aux prestations de survivant prévues dans le RPC, ce n’est pas là le seul critère. C’est plutôt la combinaison de l’âge, de l’absence d'invalidité empêchant de travailler et du fait de ne pas avoir d’enfant à charge qui peut rendre une personne non admissible aux prestations. En outre, il a conclu que, dans la mesure où l’âge est un facteur d’inadmissibilité aux prestations, la div. 44(1)d)(ii)(A) et l’art. 58 ne créent pas le genre de distinction qui a été qualifié de «discrimination» au sens de la Constitution.

16 Le juge Rutherford a souligné que la Cour suprême du Canada s’était fondée sur le par. 15(1) de la Charte pour protéger les minorités distinctes et isolées et pour empêcher que des groupes vulnérables soient victimes de stigmatisation, de stéréotypes et de préjugés. Citant avec approbation les observations du juge Wilson dans McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, il a statué qu’aucun élément de preuve en l’espèce ne laissait croire que l’appelante appartient à un groupe victime de «discrimination» au sens de la Charte. La preuve n’indiquait pas non plus, a‑t‑il fait remarquer, que les jeunes conjoints survivants qui ne sont pas invalides et qui n’ont aucun enfant à charge sont traités différemment, en raison d’une caractéristique personnelle non pertinente, de ceux qui touchent des prestations de survivant. Le juge Rutherford a plutôt conclu que l’âge était une caractéristique fort pertinente dont il fallait tenir compte pour déterminer le besoin relatif de toucher des prestations de survivant. Il a également souligné que l’appelante n’est membre ni d’un groupe traditionnellement défavorisé, ni d’une minorité isolée ou d’une couche de la société qui est ou peut être victime de stigmatisation, de stéréotypes ou de préjugés. Il a donc statué que, même si les dispositions contestées établissent une distinction fondée sur l’âge, cette distinction ne constitue pas de la discrimination au sens du par. 15(1) de la Charte.

17 Bien que cela ne fût pas nécessaire pour trancher l’appel, le juge Rutherford a ensuite conclu que, même si les dispositions contestées du RPC violaient effectivement le par. 15(1) de la Charte, cette violation serait justifiée au sens de l’article premier de cette dernière. Il a reconnu que l’attribution de prestations aux veufs et l’élimination du remariage en tant qu’obstacle à la continuation du versement des prestations de survivant avaient édulcoré l’objectif législatif initial, ce qui faisait que la div. 44(1)d)(ii)(A) et l’art. 58 pouvaient difficilement satisfaire au critère de justification de l’article premier de la Charte sans être jugés vulnérables sous un aspect ou un autre. Cependant, à son avis, la complexité du RPC, le fait qu’il s’agit d’un régime de prestations à ramifications fédérales‑provinciales et la difficulté de modifier le régime justifient que l’on fasse preuve de retenue à l’égard des mesures adoptées par le législateur.

(2) Le juge Angers

18 Le juge Angers a souscrit aux motifs de ses collègues au sujet de la discrimination fondée sur l’âge, mais il a préféré s’abstenir de tout commentaire quant à l’effet de l’article premier de la Charte.

B. Cour d’appel fédérale (1996), 135 D.L.R. (4th) 293

19 Le juge en chef Isaac, qui a prononcé le jugement unanime de la Cour, n’était pas convaincu que la Commission d’appel des pensions avait commis une erreur donnant lieu à révision. Il a dit que la cour souscrivait, pour l’essentiel, aux motifs de la Commission selon lesquels ni l’al. 44(1)d) ni l’art. 58 du RPC ne portent atteinte aux droits à l’égalité garantis à l’appelante par le par. 15(1) de la Charte. La Cour d’appel a également souscrit, pour l’essentiel, à l’opinion majoritaire que, même si ces dispositions contrevenaient effectivement au par. 15(1) de la Charte, elles constitueraient une restriction raisonnable au sens de l’article premier de la Charte. En conséquence, l’appel a été rejeté.

V. Les questions en litige

20 Dans une ordonnance rendue le 26 mars 1997, le Juge en chef a énoncé les questions constitutionnelles suivantes, soumises à l’examen de la Cour:

1. L’alinéa 44(1)d) et l’art. 58 du Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8, violent‑ils le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’ils établissent une distinction fondée sur l’âge relativement aux veuves et aux veufs âgés de moins de 45 ans?

2. Dans l’affirmative, la justification de cette violation peut‑elle se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

VI. Analyse

A. La façon d’aborder le paragraphe 15(1)

21 Le paragraphe 15(1) de la Charte prévoit:

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

22 À sa face même, le par. 15(1) garantit à tous un traitement égal par l’État, indépendamment de toute discrimination. Les concepts d’«égalité» et de «discrimination» se trouvent au cœur de cette disposition. Quelle est la signification de ces concepts et comment doivent‑ils être établis? La réponse à ces questions trouve un excellent point de départ dans l’arrêt Andrews, précité, dans lequel sont exposés plusieurs des principes fondamentaux qui guident toujours l’analyse relative au par. 15(1).

(1) Nouvel examen de l’arrêt Andrews

23 Dans Andrews, la façon d’aborder le par. 15(1) que le juge McIntyre a adoptée s’appuie sur trois éléments majeurs, à savoir: 1) si la loi impose une différence de traitement entre le demandeur et d’autres personnes; 2) si un motif de discrimination énuméré ou analogue constitue le fondement de la différence de traitement, et 3) si la loi en question a un but ou des effets «discriminatoires». Par souci de commodité, dans le cadre des présents motifs, je ne mentionnerai que les règles de droit discriminatoires, faisant abstraction des diverses autres formes de mesures potentiellement discriminatoires de l’État. Le premier élément, soit la différence de traitement, est lié à la question de l’égalité aux fins du par. 15(1), mais il n’est pas déterminant quant à cette question. Les deuxième et troisième éléments, selon la méthode du juge McIntyre, servent à déterminer si la différence de traitement en question constitue de la discrimination au sens du par. 15(1) de la Charte. Dans son exposé détaillé sur ces trois éléments, le juge McIntyre a fait ressortir clairement que l’analyse de chacun devait être entreprise en fonction de l’objet visé et du contexte, en prenant en considération l’«aspect réparateur important» (p. 171) du par. 15(1) et l’objet de cette disposition, qui est de combattre le fléau de la discrimination.

24 Le juge McIntyre a commencé son exposé portant sur la nécessité qu’il y ait une différence de traitement en faisant remarquer, à la p. 164, que l’égalité était un concept relatif, «dont la matérialisation ne peut être atteinte ou perçue que par comparaison avec la situation des autres dans le contexte socio‑politique où la question est soulevée». Il est impossible d’évaluer une allégation fondée sur le par. 15(1) sans identifier les caractéristiques ou la situation personnelles précises de la personne ou du groupe qui la formule et sans comparer le traitement dont cette personne ou ce groupe fait l’objet à un élément de comparaison pertinent. Cette comparaison permet de déterminer si la personne qui invoque le par. 15(1) subit une différence de traitement, ce qui constitue la première étape de la détermination de la présence d’inégalité discriminatoire aux fins de ce paragraphe.

25 Par la même occasion, le juge McIntyre a insisté sur le fait que la véritable égalité n’était pas nécessairement produite par un traitement identique. Dans certains cas, des distinctions formelles de traitement seront nécessaires afin de composer avec les différences entre les individus et de produire ainsi un véritable traitement égal: voir les pp. 164 à 169. De la même façon, une loi qui s’applique uniformément à tous est quand même susceptible de violer les droits à l’égalité d’un demandeur. Comme le juge McIntyre l’a dit, à la p. 165, la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné, de même que sur ceux qu’elle exclut de son application. Il a expliqué que l’étude de l’effet de la loi devait, de par sa nature, être effectuée d’une manière contextuelle, qui tient compte notamment du contenu et de l’objet de la loi, de même que des caractéristiques et de la situation du demandeur. Il s’ensuit que l’égalité au sens de l’art. 15 doit être considérée en fonction de la situation réelle. Une différence de traitement réelle peut être produite tant par une distinction législative formelle que par l’omission de prendre en considération les différences intrinsèques entre les personnes dans la société.

26 Abordant ensuite l’exigence selon laquelle la personne qui invoque le par. 15(1) doit démontrer que la différence de traitement est discriminatoire pour établir la présence d’une violation de la Charte, le juge McIntyre a défini la «discrimination» de la façon suivante, aux pp. 174 et 175:

. . .la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement.

27 Fait important, le juge McIntyre a expliqué que, pour déterminer si une différence de traitement impose un fardeau ou prive d’un avantage de façon à constituer de la «discrimination» au sens du par. 15(1), il faut tenir compte de l’objet visé. Comme il l’a dit aux pp. 180 et 181, «[l]’expression “indépendamment de toute discrimination” exige davantage qu’une simple constatation de distinction dans le traitement de groupes ou d’individus». De plus, «pour vérifier s’il y a eu atteinte aux droits que le par. 15(1) reconnaît au plaignant, il ne suffit pas de se concentrer uniquement sur le motif allégué de discrimination et de décider s’il s’agit d’un motif énuméré ou analogue» (p. 182). Il faut plutôt «attribuer au par. 15(1) un rôle qui va au‑delà de la simple reconnaissance d’une distinction légale» fondée sur un tel motif. La protection des droits à l’égalité s’intéresse aux distinctions véritablement discriminatoires. Un fardeau discriminatoire ou la privation d’un avantage, a dit le juge McIntyre, doit être considéré en fonction de la situation réelle et dans le contexte de l’évolution historique des lois antidiscriminatoires canadiennes, dont les codes des droits de la personne: «L’expression “indépendamment de toute discrimination” [. . .] est une forme de réserve incorporée dans l’art. 15 lui‑même qui limite les distinctions prohibées par la disposition à celles qui entraînent un préjudice ou un désavantage» (pp. 180 et 181).

28 Les commentaires du juge McIntyre sur l’objet du par. 15(1) en tant que disposition visant à remédier aux préjugés et aux désavantages seront repris plus loin, lorsque j’analyserai plus en détail l’objet de ce paragraphe. Pour l’instant, il suffit de mentionner que, dans Andrews, notre Cour a conclu que le fait qu’une distinction soit fondée sur un motif expressément énuméré au par. 15(1) ou sur un motif analogue, bien qu’il soit suffisant de façon générale pour établir la discrimination, n’entraîne pas automatiquement cette conclusion. Dans certaines circonstances, une distinction fondée sur un motif énuméré ou un motif analogue ne sera pas discriminatoire. Comme je l’ai mentionné, dans Andrews, le juge McIntyre a indiqué un genre de distinction permise, soit une distinction qui tient compte des différences réelles dans les caractéristiques ou la situation de certaines personnes d’une manière qui respecte et valorise leur dignité et leur différence.

29 Enfin, au sujet du rôle des divers motifs de discrimination expressément énumérés au par. 15(1), le juge McIntyre a déclaré, à la p. 175, qu’ils «traduisent [. . .] les pratiques de discrimination les plus courantes, les plus classiques et vraisemblablement les plus destructrices socialement», mais a fait remarquer qu’une allégation fondée sur ce paragraphe peut aussi être fondée sur un motif analogue, conformément à la formulation de la disposition et à l’interprétation appropriée de son objet réparateur. S’exprimant au nom de la majorité et approfondissant la question particulière des motifs analogues, le juge Wilson a expliqué, à la p. 152, qu’un motif peut être qualifié d’analogue à ceux qui sont énumérés au par. 15(1) si les personnes caractérisées par la particularité en question sont, notamment, «dépourvu[es] de pouvoir politique», «susceptibles de voir leurs intérêts négligés et leur droit d’être considéré et respecté également violé» et qu’elles courent «[l]e risque [de devenir] un groupe défavorisé» en raison de cette particularité. De la même façon qu’en ce qui a trait aux deux autres éléments de l’analyse relative au par. 15(1) exposée par le juge McIntyre, le juge Wilson a insisté, à la p. 152, sur le fait que, pour déterminer si un motif peut être qualifié d’analogue au sens du par. 15(1), il faut tenir compte du contexte:

. . .il s’agit là d’une conclusion qui ne peut pas être tirée seulement dans le contexte de la loi qui est contestée mais plutôt en fonction de la place occupée par le groupe dans les contextes social, politique et juridique de notre société. Bien que les législatures doivent inévitablement établir des distinctions entre les gouvernés, ces distinctions ne devraient pas causer des désavantages à certains groupes ou individus, ni renforcer les désavantages dont ils sont victimes, en les privant des droits consentis librement aux autres.

30 Bref, l’arrêt Andrews a donc établi qu’une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) de la Charte comporte trois éléments clés: une différence de traitement, un motif énuméré ou un motif analogue et la présence de discrimination réelle, comprenant des facteurs comme les préjugés, les stéréotypes et les désavantages. Comme l’ont souligné à maintes reprises les juges qui se sont prononcés, pour déterminer si chacun de ces éléments se retrouve dans une affaire donnée, il est d’une importance capitale de toujours tenir compte de l’ensemble des contextes social, politique et juridique dans lesquels l’allégation est formulée.

(2) La jurisprudence subséquente à l’arrêt Andrews

31 La démarche générale adoptée dans Andrews a été appliquée régulièrement dans des arrêts subséquents de la Cour: voir p. ex., R. c. Turpin, précité; R. c. Hess; R. c. Nguyen, [1990] 2 R.C.S. 906; McKinney, précité; Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; Swain, précité; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627; Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358; Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493.

32 Dans Egan, précité, aux par. 130 et 131, le juge Cory, en son nom et en celui du juge Iacobucci, a résumé la procédure établie dans Andrews, précité, en une analyse en deux étapes, dont la seconde comportait deux parties, dans les termes suivants:

Dans les arrêts Andrews et Turpin, précités, on a formulé une analyse en deux étapes permettant d’établir si le droit à l’égalité garanti par le par. 15(1) avait été violé. La première consiste à déterminer si, en raison de la distinction créée par la disposition contestée, il y a eu violation du droit d’un plaignant à l’égalité devant la loi, à l’égalité dans la loi, à la même protection de la loi et au même bénéfice de la loi. À cette étape de l’analyse, il s’agit principalement de vérifier si la disposition contestée engendre, entre le plaignant et d’autres personnes, une distinction fondée sur des caractéristiques personnelles.

Les distinctions créées par les lois n’emportent pas toutes discrimination. C’est pourquoi il faut, à la seconde étape, déterminer si la distinction ainsi créée donne lieu à une discrimination. À cette fin, il faut se demander, d’une part, si le droit à l’égalité a été enfreint sur le fondement d’une caractéristique personnelle qui est soit énumérée au par. 15(1), soit analogue à celles qui y sont énumérées et, d’autre part, si la distinction a pour effet d’imposer au plaignant des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres.

33 Dans Miron, précité, le juge McLachlin (avec l’appui des juges Sopinka, Cory et Iacobucci) a exposé, au par. 128, un cadre similaire fondé sur le par. 15(1):

L’analyse fondée sur le par. 15(1) comporte deux étapes. Premièrement, le demandeur doit démontrer qu’il y a eu négation de son droit «à la même protection» ou «au même bénéfice» de la loi qu’une autre personne. Deuxièmement, le demandeur doit démontrer que cette négation constitue une discrimination. À cette seconde étape, pour établir qu’il y a discrimination, le demandeur doit prouver que la négation repose sur l’un des motifs de discrimination énumérés au par. 15(1) ou sur un motif analogue et que le traitement inégal est fondé sur l’application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe. Si le demandeur s’acquitte de ce fardeau, la violation du par. 15(1) est établie.

34 Comme l’a fait observer le juge Iacobucci au nom de la Cour en formation plénière dans Benner, précité, au par. 62, les démarches adoptées par les juge Cory dans Egan et McLachlin dans Miron sont «essentiellement identiques». Bien que, dans l’extrait susmentionné de l’arrêt Egan, le juge Cory n’ait pas abordé nommément le rôle de facteurs comme les stéréotypes, les préjugés et le désavantage historique dans le cadre de la seconde étape de l’analyse relative à la discrimination, le reste de son analyse dans cette affaire fait clairement ressortir l’importance de tels facteurs, conformément au cadre établi dans l’arrêt Andrews.

35 Chacun des éléments de la démarche relative au par. 15(1) qui ont été élaborés par notre Cour dans Andrews et qui ont été confirmés à l’occasion d’affaires ultérieures ont évolué et ont été nourris par la jurisprudence subséquente.

36 Dans Eaton, précité, aux par. 66 et 67, le juge Sopinka, au nom de la Cour en formation plénière, a approfondi le raisonnement suivi par le juge McIntyre dans Andrews, selon lequel bien qu’un demandeur puisse dans bien des cas établir l’existence d’une différence de traitement réelle en dénonçant une distinction formelle faite par les dispositions législatives contestées, il existe d’autres moyens d’établir une différence de traitement. Le juge Sopinka a souligné en particulier qu’une démarche qui exige la preuve d’une distinction législative expresse n’est pas nécessairement applicable lorsqu’une allégation de discrimination découlant d’«effets préjudiciables» est portée. Dans de tels cas, c’est l’omission des dispositions de tenir compte des véritables caractéristiques d’une personne ou d’un groupe défavorisés au sein de la société canadienne (p. ex., en accordant un traitement formellement identique à tous), et non l’établissement exprès d’une distinction, qui déclenche l’application du par. 15(1). Les propos tenus par le juge Sopinka à cet égard dans Eaton ont été repris subséquemment dans les arrêts Eldridge, précité, aux par. 60 à 80, et Vriend, précité, au par. 72, les juges Cory et Iacobucci.

37 Dans la même optique, en ce qui a trait à la question des motifs énumérés et des motifs analogues, notre Cour a eu l’occasion d’approfondir les principes relatifs aux indices d’un motif analogue dans plusieurs arrêts, notamment dans Turpin, Miron, et Egan, précités. Plus particulièrement, dans Symes, précité, notre Cour a reconnu que, malgré le fait qu’il était question d’une différence de traitement fondée sur un motif énuméré ou analogue dans l’arrêt Andrews, un demandeur aux fins du par. 15(1) pouvait fonder son allégation de discrimination sur plus d’un motif. Comme il en est question plus en détail plus loin, le demandeur peut axer sa preuve sur la personne ou sur le sous‑groupe visés par les différents motifs: voir Symes, précité, au par. 138 et suiv., le juge Iacobucci.

38 De la même façon, la jurisprudence de notre Cour a confirmé et clarifié l’importance que le juge McIntyre avait accordée, dans Andrews, à la nécessité de démontrer l’existence de discrimination réelle ou en fonction de l’objet visé, en présentant une preuve qui va au‑delà de la simple preuve de distinction fondée sur des motifs énumérés ou des motifs analogues: voir Hess, précité, aux pp. 927 et 928, le juge Wilson; McKinney, précité, aux pp. 392 et 393, le juge Wilson; Swain, précité, à la p. 992, le juge en chef Lamer; Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872; Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, aux pp. 1043 et 1044, le juge L’Heureux‑Dubé; Benner, précité, au par. 69; Eaton, précité, au par. 66. Dans Miron, précité, au par. 132, le juge McLachlin a confirmé que «des distinctions fondées sur des motifs énumérés ou des motifs analogues peuvent, à l’examen, se révéler discriminatoires». Elle a expliqué que l’«on peut juger que la distinction n’a pas de rapport avec l’objet de la garantie de la Charte» ou qu’elle «n’a pas pour effet d’imposer un désavantage réel dans le contexte social et politique de la demande».

39 À mon avis, pour analyser une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) de la Charte, il convient de faire une synthèse de ces différentes démarches. Appliquant l’analyse énoncée dans Andrews, précité, et l’analyse en deux étapes décrite notamment dans Egan et Miron, précités, le tribunal appelé à décider s’il y a eu discrimination au sens du par. 15(1) devrait se poser les trois grandes questions suivantes. Premièrement, la loi contestée a) établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxièmement, le demandeur a‑t‑il subi un traitement différent en raison d’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisièmement, la différence de traitement était‑elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique? Les deuxième et troisième questions servent à déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination réelle au sens du par. 15(1).

B. L’objet du paragraphe 15(1)

40 Comme il a été souligné dans les premiers arrêts portant sur la Charte, dont Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, et R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, et comme l’a réaffirmé le juge McIntyre dans Andrews, précité, la façon appropriée d’aborder la définition des droits garantis par la Charte est de le faire en fonction de l’objet visé. Pour reprendre les termes du juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans Big M, précité, à la p. 344, l’objet du par. 15(1) doit être déterminé «en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, [. . .] en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte».

41 Depuis ses tout premiers arrêts portant sur le par. 15(1), notre Cour a reconnu qu’il fallait absolument qu’il y ait conflit entre la loi contestée et l’objet du par. 15(1) pour fonder une allégation de discrimination. Ce principe demeure vrai à l’égard de tous les éléments d’une allégation de discrimination. C’est en fonction de l’objet et du contexte qu’il faut déterminer si les dispositions législatives omettent de tenir compte d’un désavantage existant, si un demandeur peut se réclamer de l’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues, ou si on peut dire que la différence de traitement constitue de la discrimination au sens du par. 15(1).

42 Quel est l’objet de la garantie d’égalité du par. 15(1)? La jurisprudence de notre Cour est d’une grande constance sur cette question. Dans Andrews, précité, tous les juges qui ont rédigé des motifs ont dans une large mesure émis la même opinion. À la p. 171, le juge McIntyre a dit que l’objet de l’art. 15 était de favoriser «l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération». Il a expliqué, aux pp. 180 et 181, que cette disposition était une garantie contre le fléau de l’oppression et qu’elle était conçue pour remédier à la restriction inéquitable des possibilités, particulièrement en ce qui concerne les personnes et les groupes qui ont fait l’objet, au cours de l’histoire, de désavantages, de préjugés et de stéréotypes.

43 De la même manière, le juge La Forest, souscrivant aux motifs des juges majoritaires relativement à la façon appropriée d’aborder le par. 15(1), a dit que la garantie d’égalité visait à empêcher l’imposition d’une différence de traitement susceptible de [TRADUCTION] «laisser croire à ceux qui sont victimes de discrimination que la société canadienne n’est pas libre et démocratique» et de les pousser à ne pas [TRADUCTION] «croire qu’[ils] peuvent librement et sans entrave de la part de l’État poursuivre la réalisation de leurs aspirations et attentes, ainsi que de celles de leur famille, en matière de carrière et d’épanouissement personnel» (p. 197, tiré de Kask c. Shimizu, [1986] 4 W.W.R. 154 (B.R. Alb.), à la p. 161, le juge McDonald). Comme il en a été question précédemment, le juge Wilson s’est attachée aux questions de l’impuissance et de la vulnérabilité à l’intérieur de la société canadienne, et elle a insisté sur l’importance d’analyser les contextes social, politique et juridique environnants pour déterminer s’il y a discrimination au sens du par. 15(1).

44 Les principes énoncés dans Andrews ont été repris dans les arrêts subséquents qui portaient sur les trois éléments majeurs de l’analyse relative à la discrimination. Par exemple, le juge Wilson, s’exprimant au nom de notre Cour à l’unanimité dans Turpin, précité, a analysé le par. 15(1) en fonction de son objet afin de déterminer s’il convenait de considérer la «province de résidence» (p. 1333) comme un motif analogue de discrimination dans les circonstances de cette affaire. Dans cette affaire, les appelants, accusés de meurtre en Ontario, ont fait valoir que leur droit de bénéficier d’un traitement égal n’était pas respecté parce que, contrairement aux personnes accusées de meurtre en Alberta, ils n’avaient pas le droit de choisir d’être jugés par un juge seul, sans jury. Le juge Wilson a déclaré que certains des principaux indices de discrimination au sens du par. 15(1) étaient les stéréotypes, le désavantage historique et la vulnérabilité aux préjugés politiques et sociaux. Concluant à l’absence de tels indices, le juge Wilson a rejeté le pourvoi en disant, à la p. 1333: «Établir une distinction, pour les fins du mode de procès, entre les personnes accusées en Alberta d’infractions énumérées à l’art. 427 et celles qui sont accusées des mêmes infractions ailleurs au Canada ne favoriserait pas, à mon avis, les objets de l’art. 15 en remédiant à la discrimination dont sont victimes les groupes de personnes défavorisées sur les plans social, politique ou juridique dans notre société ou en les protégeant contre toute forme de discrimination.»

45 Le juge La Forest, s’exprimant au nom de la Cour à l’unanimité, a adopté une démarche similaire fondée sur l’objet dans l’arrêt Weatherall, précité, qui portait sur la question de savoir si on pouvait qualifier de discriminatoire au sens de la Charte une distinction formelle dans le traitement fondée sur un motif énuméré. L’appelant, un détenu du sexe masculin dans un pénitencier fédéral, contestait les pratiques consistant en des fouilles par palpation et des rondes de surveillance des rangées de cellules effectuées par des gardiens du sexe féminin en alléguant qu’elles portaient atteinte, entre autres, à son droit à l’égalité sur le fondement de son sexe au sens du par. 15(1) de la Charte. En émettant l’opinion que ces pratiques n’étaient pas contraires au par. 15(1), le juge La Forest a expliqué, aux pp. 877 et 878, que l’analyse plus globale des contextes historique, biologique et sociologique faisait clairement ressortir que les pratiques en question avaient un effet différent et plus menaçant pour les femmes, de sorte qu’il n’était pas discriminatoire au sens réel ou selon l’objet visé de traiter différemment les hommes et les femmes à cet égard.

46 De même, dans Eaton, précité, le juge Sopinka s’est fondé sur l’objet pour déterminer si l’omission de l’État de tenir compte de la différence sous‑jacente des personnes handicapées constituait une différence de traitement ou une inégalité au sens du par. 15(1). Au paragraphe 66, il a dit que, à la lumière du contexte sous‑jacent dans lequel vivent les personnes handicapées dans la société canadienne, il faudra souvent établir des distinctions formelles dans le traitement pour éviter la discrimination fondée sur une déficience et pour atteindre l’égalité réelle. Il a expliqué que «[c]ela fait ressortir que le par. 15(1) de la Charte a non seulement pour objet d’empêcher la discrimination par l’attribution de caractéristiques stéréotypées à des particuliers, mais également d’améliorer la position de groupes qui, dans la société canadienne, ont subi un désavantage en étant exclus de l’ensemble de la société ordinaire comme ce fut le cas pour les personnes handicapées».

47 L’objet du par. 15(1) a été énoncé de diverses façons par les membres de notre Cour. Dans McKinney, précité, le juge Wilson, dissidente, mentionne que cette disposition a pour objet à la fois d’assurer une protection «contre le fléau de la discrimination pratiquée par l’État, peu importe la forme qu’elle revêt» (p. 385) et de «promouvoir la dignité humaine» (p. 391). Dans Swain, précité, le juge en chef Lamer affirme, à la p. 992, que l’article a pour objectif général de «corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne». Dans Tétreault‑Gadoury, précité, aux pp. 40 et 41, le juge La Forest a mentionné l’effet stigmatisant du traitement discriminatoire ainsi que le rôle que joue le par. 15(1) lorsqu’il s’agit d’empêcher l’imposition d’un tel stigmate et la perpétuation des stéréotypes négatifs et de la vulnérabilité.

48 Des observations similaires ont été faites par le juge McLachlin dans Miron, précité, et par les juges L’Heureux‑Dubé et Cory dans Egan, précité, lesquels ont tous conclu que la préservation de la dignité humaine constituait l’objectif fondamental du par. 15(1). Dans Egan, précité, au par. 128, le juge Cory a dit que la garantie d’égalité «reconnaît et défend la dignité humaine innée de chacun». Comme il l’a expliqué au par. 179, «[l]’existence d’une discrimination est [. . .] établie par l’appréciation de l’effet préjudiciable de la distinction par rapport à l’objectif fondamental du par. 15(1), qui est d’empêcher toute atteinte à la dignité humaine essentielle». De même, dans Miron, précité, au par. 131, le juge McLachlin a affirmé que l’objectif général du par. 15(1) était d’«empêcher la violation de la dignité et de la liberté de la personne par l’imposition de restrictions, de désavantages ou de fardeaux fondés sur une application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe plutôt que sur les mérites ou capacités d’une personne ou encore sur les circonstances qui lui sont propres».

49 Dans Egan, précité, le juge L’Heureux‑Dubé a dit dans la même veine, au par. 39:

. . .au cœur de l’art. 15 se situe la promotion d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît en tant qu’êtres humains égaux, tous aussi capables et méritants les uns que les autres. Une personne ou un groupe de personnes est victime de discrimination au sens de l’art. 15 de la Charte si, du fait de la distinction législative contestée, les membres de ce groupe ont l’impression d’être moins capables ou de moins mériter d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou en tant que membres de la société canadienne qui méritent le même intérêt, le même respect et la même considération.

50 Très récemment, dans Vriend, précité, au par. 67, les juges Cory et Iacobucci ont dit que le par. 15(1) avait pour objet de franchir «une autre étape dans la reconnaissance de l’importance fondamentale et de la dignité inhérente de chacun» et que devaient être reconnues «la valeur et l’importance intrinsèques de chaque individu [. . .] sans égard à l’âge, au sexe, à la couleur, aux origines ou à d’autres caractéristiques de la personne».

51 Tous ces énoncés ont plusieurs éléments clés en commun. On pourrait affirmer que le par. 15(1) a pour objet d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération. Une disposition législative qui produit une différence de traitement entre des personnes ou des groupes est contraire à cet objectif fondamental si ceux qui font l’objet de la différence de traitement sont visés par un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues et si la différence de traitement traduit une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou que, par ailleurs, elle perpétue ou favorise l’opinion que l’individu concerné est moins capable, ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne. Subsidiairement, une différence de traitement ne constituera vraisemblablement pas de la discrimination au sens du par. 15(1) si elle ne viole pas la dignité humaine ou la liberté d’une personne ou d’un groupe de cette façon, surtout si la différence de traitement contribue à l’amélioration de la situation des défavorisés au sein de la société canadienne.

52 Comme il a été mentionné précédemment, il est difficile de définir les concepts d’«égalité» et de «discrimination» en raison notamment de la nature abstraite de ces termes et de la nature également abstraite des termes utilisés pour les expliquer. Aucun mot et aucune expression ne peuvent décrire avec une précision absolue le contenu et l’objet du par. 15(1). Toutefois, dans la formulation de l’objet du par. 15(1) qui ressort des arrêts antérieurs, l’accent est mis, à juste titre, sur le but de préserver la dignité humaine au moyen de l’élimination du traitement discriminatoire.

53 En quoi consiste la dignité humaine? Il peut y avoir différentes conceptions de ce que la dignité humaine signifie. Pour les fins de l’analyse relative au par. 15(1) de la Charte, toutefois, la jurisprudence de notre Cour fait ressortir une définition précise, quoique non exhaustive. Comme le juge en chef Lamer l’a fait remarquer dans Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la p. 554, la garantie d’égalité prévue au par. 15(1) vise la réalisation de l’autonomie personnelle et de l’autodétermination. La dignité humaine signifie qu’une personne ou un groupe ressent du respect et de l’estime de soi. Elle relève de l’intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne. Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous‑jacent à leurs différences. La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. Au sens de la garantie d’égalité, la dignité humaine n’a rien à voir avec le statut ou la position d’une personne dans la société en soi, mais elle a plutôt trait à la façon dont il est raisonnable qu’une personne se sente face à une loi donnée. La loi traite‑t-elle la personne injustement, si on tient compte de l’ensemble des circonstances concernant les personnes touchées et exclues par la loi?

54 La garantie d’égalité prévue au par. 15(1) de la Charte doit être comprise et appliquée à la lumière de l’interprétation susmentionnée de son objet. Tous les éléments de l’analyse relative à la discrimination sont imprégnés de la volonté supérieure de préserver et de promouvoir la dignité humaine, au sens susmentionné.

55 Pour déterminer si l’objet fondamental du par. 15(1) intervient dans le cadre d’une allégation donnée, il est essentiel d’effectuer une analyse comparative qui prend en considération le contexte entourant l’allégation et le demandeur. Je voudrais maintenant commenter brièvement la nature de la méthode comparative et examiner ensuite certains des facteurs contextuels dont un tribunal doit tenir compte pour déterminer s’il y a eu violation du par. 15(1). La pertinence de chaque facteur peut varier selon les circonstances de l’affaire.

C. La méthode comparative

56 Comme je l’ai mentionné plus haut, le juge McIntyre a souligné dans Andrews, précité, que la garantie d’égalité est un concept relatif. En dernière analyse, le tribunal doit établir la différence de traitement par comparaison avec une ou plusieurs autres personnes ou groupes. Il est nécessaire de trouver l’élément de comparaison approprié pour cerner la différence de traitement et les motifs de la distinction. Il y aura lieu de trouver l’élément de comparaison approprié au moment de l’examen des nombreux facteurs contextuels dans l’analyse de la discrimination.

57 Pour déterminer quel est l’élément de comparaison approprié, toute une gamme de facteurs doit être prise en compte, notamment, l’objet des dispositions législatives. Une analyse relative au par. 15(1) n’a pas pour objet de juger de l’égalité dans l’abstrait. Son objet est plutôt de déterminer si les dispositions législatives contestées créent entre le demandeur et les autres, sur le fondement des motifs énumérés ou de motifs analogues, une différence de traitement qui entraîne de la discrimination. Il faut examiner à la fois l’objet et l’effet des dispositions pour faire ressortir le groupe ou les groupes de comparaison appropriés. D’autres facteurs contextuels peuvent également être pertinents. Les ressemblances ou dissemblances biologiques, historiques et sociologiques peuvent être pertinentes en particulier pour cerner l’élément de comparaison approprié et, de façon plus générale, pour déterminer si les dispositions créent réellement de la discrimination: voir Weatherall, précité, aux pp. 877 et 878.

58 Le point de départ naturel lorsqu’il s’agit d’établir l’élément de comparaison pertinent consiste à tenir compte du point de vue du demandeur. C’est généralement le demandeur qui choisit la personne, le groupe ou les groupes avec lesquels il désire être comparé aux fins de l’analyse relative à la discrimination, déterminant ainsi les paramètres de la différence de traitement qu’il allègue et qu’il souhaite contester. Cependant, il se peut que la qualification de la comparaison par le demandeur ne soit pas suffisante. La différence de traitement peut ne pas s’effectuer entre les groupes cernés par le demandeur, mais plutôt entre d’autres groupes. Le tribunal ne peut manifestement pas, de son propre chef, évaluer un motif de discrimination que n’ont pas invoqué les parties et à l’égard duquel aucune preuve n’a été produite: voir Symes, précité, à la p. 762. Cependant, dans le cadre du ou des motifs invoqués, je n’exclurais pas le pouvoir du tribunal d’approfondir la comparaison soumise par le demandeur lorsque le tribunal estime justifié de le faire.

D. Établir la discrimination en fonction de l’objet: les facteurs contextuels

(1) La perspective appropriée

59 La détermination de l’élément de comparaison approprié et l’évaluation des facteurs contextuels qui établissent si les dispositions législatives ont pour effet de porter atteinte à la dignité d’un demandeur doivent s’effectuer dans la perspective de ce dernier. Comme cela a été appliqué en pratique à l’occasion de plusieurs arrêts de notre Cour en matière d’égalité et comme il en a clairement été question dans les motifs du juge L’Heureux‑Dubé, au par. 56 de l’arrêt Egan, précité, le point central de l’analyse relative à la discrimination est à la fois subjectif et objectif: subjectif dans la mesure où le droit à l’égalité de traitement est un droit individuel, invoqué par un demandeur particulier ayant des caractéristiques et une situation propres; et objectif dans la mesure où on peut déterminer s’il y a eu atteinte aux droits à l’égalité du demandeur simplement en examinant le contexte global des dispositions en question et le traitement passé et actuel accordé par la société au demandeur et aux autres personnes ou groupes partageant des caractéristiques ou une situation semblables. La partie objective signifie que, pour fonder une allégation formulée en vertu du par. 15(1), le demandeur ne peut se contenter de prétendre que sa dignité a souffert en raison d’une loi sans étayer davantage cette prétention.

60 Comme l’a dit le juge L’Heureux‑Dubé dans Egan, précité, au par. 56, le point de vue pertinent est celui de la personne raisonnable, objective et bien informée des circonstances, dotée d’attributs semblables et se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur. Bien que j’insiste sur la nécessité de se placer dans la perspective du demandeur, et uniquement dans cette perspective, pour déterminer si la mesure législative sape sa dignité, j'estime que le tribunal doit être convaincu que l’allégation du demandeur, quant à l’effet dégradant que la différence de traitement imposée par la mesure a sur sa dignité, est étayée par une appréciation objective de la situation. C’est l’ensemble des traits, de l’histoire et de la situation de cette personne ou de ce groupe qu’il faut prendre en considération lorsqu’il s’agit d’évaluer si une personne raisonnable se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur estimerait que la mesure législative imposant une différence de traitement a pour effet de porter atteinte à sa dignité.

61 Je me dois d’insister sur le fait que je n’appuie ni n’envisage, de quelque façon que ce soit, une application de la perspective susmentionnée d’une manière qui aurait pour effet de détourner l’objet du par. 15(1). Je suis conscient de la controverse qui existe au sujet du parti pris inhérent à certaines applications de la norme de la «personne raisonnable». Il est primordial de souligner que la perspective appropriée n’est pas seulement celle de la «personne raisonnable» -- une perspective qui, mal appliquée, pourrait servir à véhiculer les préjugés de la collectivité. La perspective appropriée est subjective‑objective. L’analyse relative à l’égalité selon la Charte tient compte de la perspective d’une personne qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur, qui est informée et qui prend en considération de façon rationnelle les divers facteurs contextuels servant à déterminer si la loi contestée porte atteinte à la dignité humaine, au sens où ce concept est interprété aux fins du par. 15(1).

(2) Les facteurs contextuels

62 Il existe une gamme de facteurs sur lesquels peut s’appuyer un demandeur pour démontrer que des dispositions législatives ont pour effet de saper sa dignité, au sens où ce terme est interprété aux fins de la garantie d’égalité de la Charte. Dans les présents motifs, j’analyse quatre facteurs en particulier, bien que, comme je le mentionne plus loin, il en existe évidemment d’autres, et que les quatre facteurs ne soient pas nécessairement tous pertinents dans chaque cas.

a) Le désavantage préexistant

63 Comme la jurisprudence de notre Cour l’a reconnu de façon constante, le facteur qui sera probablement le plus concluant pour démontrer qu’une différence de traitement imposée par une disposition législative est vraiment discriminatoire sera, le cas échéant, la préexistence d’un désavantage, de vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés subis par la personne ou par le groupe: voir p. ex., Andrews, précité, aux pp. 151 à 153, le juge Wilson, à la p. 183, le juge McIntyre, aux pp. 195 à 197, le juge La Forest; Turpin, précité, aux pp. 1331 à 1333; Swain, précité, à la p. 992, le juge en chef Lamer; Miron, précité, aux par. 147 et 148, le juge McLachlin; Eaton, précité, au par. 66. Ces facteurs sont pertinents parce que, dans la mesure où le demandeur se trouve déjà dans une situation injuste ou fait déjà l’objet d’un traitement inéquitable dans la société du fait de caractéristiques ou d’une situation qui lui sont propres, il est arrivé souvent que des personnes dans la même situation n’aient pas fait l’objet du même intérêt, du même respect et de la même considération. Il s’ensuit logiquement que, dans la plupart des cas, une différence de traitement additionnelle contribuera à la perpétuation ou à l’accentuation de leur caractérisation sociale injuste et aura sur elles un effet plus grave puisqu’elles sont déjà vulnérables.

64 L’une des considérations que la Cour a souvent évoquée eu égard à la question du désavantage préexistant est le rôle que jouent les stéréotypes. Un stéréotype peut se définir comme une conception erronée à partir de laquelle une personne ou, la plupart du temps un groupe, est injustement dépeint comme possédant des caractéristiques indésirables, ou des caractéristiques que le groupe, ou au moins certains de ses membres, ne possède pas. À mon avis, la raison probablement la plus courante de conclure qu’une disposition législative donnée viole le par. 15(1) est qu’elle traduit et renforce des idées reçues quant au mérite, aux capacités et à la valeur d’une personne ou d’un groupe particulier dans la société canadienne, aggravant la stigmatisation de la personne et des membres du groupe ou résultant en un traitement injuste à leur égard. Cette façon de voir est compatible avec l’importance que notre Cour accorde depuis l’arrêt Andrews, précité, au rôle du par. 15(1) dans la lutte contre les stéréotypes préjudiciables dans la société. Cependant, la preuve de l’existence d’un stéréotype dans la société au sujet d’une personne ou d’un groupe particulier n’est pas un élément indispensable pour qu’il puisse être fait droit à une demande présentée en vertu du par. 15(1). Une telle restriction limiterait indûment l’analyse relative à la discrimination, lorsqu’il existe plus d’une façon de démontrer l’existence d’une atteinte à la dignité humaine. Je souligne donc que, pour établir la violation du par. 15(1), il suffira qu’un demandeur démontre qu’une disposition législative ou une autre mesure étatique a pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu concerné est moins capable, ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne (qu’il y ait ou non démonstration que la disposition ou autre mesure étatique corrobore ou exacerbe un stéréotype préjudiciable existant).

65 Il faut souligner que, bien qu’il soit utile de démontrer l’existence d’un désavantage historique, il n’est évidemment pas nécessaire de le faire pour établir une violation du par. 15(1), et ce, pour au moins deux motifs distincts. D’une part, notre Cour a affirmé à maintes reprises que, même si une distinction fondée sur un tel élément est un indice important de discrimination, elle n’est pas déterminante: voir p. ex., Hess, précité, aux pp. 943 et 944, le juge McLachlin; Miron, précité, au par. 15, le juge Gonthier, et au par. 149, le juge McLachlin; Egan, précité, aux par. 59 à 61, le juge L’Heureux‑Dubé, et Eldridge, précité, au par. 54. Un membre de n’importe quel groupe social plus favorisé a clairement le droit de formuler une allégation fondée sur le par. 15(1) et, dans les cas appropriés, il aura gain de cause.

66 D’autre part, il peut être trompeur ou inapproprié, dans certains cas, de parler d’«appartenance» à un groupe aux fins d’une allégation fondée sur le par. 15(1). La Charte garantit les droits à l’égalité aux particuliers. À cet égard, il faut établir clairement que la personne qui invoque le par. 15(1) n’a pas à démontrer, pour avoir gain de cause, qu’elle fait partie d’un groupe reconnu sociologiquement. Il sera toujours utile pour un demandeur d’être en mesure de relever une pratique discriminatoire contre une catégorie de personnes possédant des caractéristiques semblables aux siennes, c.‑à‑d., un groupe auquel le demandeur peut considérer qu’il appartient. Néanmoins, la violation du par. 15(1) peut être démontrée à l’aide d’autres moyens et peut exister même si aucune autre personne possédant les mêmes caractéristiques que le demandeur ne subit le même traitement injuste.

67 Par ailleurs, je ne veux pas non plus donner à entendre que l’appartenance du demandeur à un groupe historiquement plus défavorisé permettra de conclure à l’existence d’une violation du par. 15(1), lorsqu’a été établie la preuve d’une différence de traitement. Il peut en être ainsi, mais la question de savoir si c’est le cas dépendra des circonstances de chaque affaire et, plus particulièrement, du fait que la distinction porte ou non véritablement atteinte à la dignité du demandeur. Il n’y a aucun principe ni aucune présomption de preuve qu’une différence de traitement à l’égard des personnes historiquement défavorisées soit discriminatoire.

68 De plus, conformément à mes observations précédentes, en me référant aux groupes qui, historiquement, ont été plus ou moins défavorisés, je ne veux pas dire qu’il existe une dichotomie stricte entre groupes favorisés et groupes défavorisés, qui doit servir à classifier tous les demandeurs. Je veux simplement faire état de la réalité sociale suivant laquelle un membre d’un groupe historiquement plus défavorisé dans la société canadienne aura vraisemblablement moins de difficulté à prouver la discrimination. Depuis l’arrêt Andrews, la jurisprudence de notre Cour reconnaît qu’un objet important, mais non exclusif, du par. 15(1) est la protection des personnes et des groupes qui sont vulnérables, défavorisés ou qui font partie de «minorités distinctes et isolées». Les effets d’une loi reliés à cet objet doivent toujours constituer une considération primordiale dans le cadre de l’analyse contextuelle relative au par. 15(1).

b) Le rapport entre les motifs de discrimination et les caractéristiques ou la situation personnelles du demandeur

69 Hormis le désavantage préexistant subi par une personne ou un groupe, quels autres facteurs le demandeur peut‑il invoquer sous le régime du par. 15(1) pour établir la preuve d’un effet négatif sur sa dignité? Dans certains cas, l’un des facteurs peut être le rapport entre le motif sur lequel est fondée l’allégation et la nature de la différence de traitement. Certains des motifs énumérés et des motifs analogues peuvent en effet correspondre aux besoins, aux capacités ou à la situation. Comme on l’a reconnu dans les arrêts Eaton et Eldridge, précités, l’un de ces motifs est la déficience et, pour éviter la discrimination fondée sur ce motif, il faudra souvent établir des distinctions en fonction des caractéristiques personnelles de chaque personne handicapée. Un autre de ces motifs est le sexe, comme notre Cour l’a reconnu dans Weatherall, précité, et, dans le contexte d’un code des droits de la personne, dans l’arrêt Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219. Il en va de même de l’âge, où les besoins, les capacités ou la situation peuvent encore là correspondre au motif.

70 Il est donc nécessaire d’analyser en fonction de l’objet visé le motif sur lequel est fondée l’allégation formulée sous le régime du par. 15(1) lorsqu’il s’agit de décider si l’on a établi la preuve d’une discrimination. En règle générale, comme l’ont dit le juge McIntyre dans Andrews, précité, et le juge Sopinka dans Eaton, précité, et comme je l’ai indiqué précédemment, la disposition législative qui prend en compte les besoins, les capacités ou la situation véritables du demandeur et d’autres personnes partageant les mêmes caractéristiques, d’une façon qui respecte leur valeur en tant qu’êtres humains et que membres de la société canadienne, sera moins susceptible d’avoir un effet négatif sur la dignité humaine. Cela ne veut pas dire que le simple fait que la mesure législative contestée prend en compte dans une certaine mesure la situation véritable de personnes telles que le demandeur sera suffisant pour faire échouer une demande présentée en vertu du par. 15(1). L’accent doit toujours être mis sur la question centrale de savoir si, dans la perspective du demandeur, la différence de traitement imposée par la mesure a pour effet de violer la dignité humaine. Le fait que la mesure contestée est susceptible de contribuer à la réalisation d’un but social valide pour un groupe de personnes ne peut pas être utilisé pour rejeter une demande fondée sur le droit à l’égalité lorsque les effets de la mesure sur une autre personne ou un autre groupe entrent en conflit avec l’objet de la garantie prévue au par. 15(1). En conformité avec les motifs des juges McIntyre et Sopinka, je veux simplement dire qu’il sera plus facile d’établir la discrimination si les dispositions contestées omettent de tenir compte de la situation véritable d’un demandeur, et plus difficile si les dispositions répondent adéquatement aux besoins, aux capacités et à la situation du demandeur.

71 Les exemples sont courants dans la jurisprudence de notre Cour de lois ou autres mesures étatiques qui soit ont omis de prendre en compte la situation réelle d’un demandeur soit, subsidiairement, ont à juste titre traité un demandeur différemment en fonction de différences personnelles réelles entre les individus. Dans Eldridge, précité, par exemple, on a jugé que le refus du gouvernement provincial de financer dans une certaine mesure des services d’interprétation gestuelle pour les personnes atteintes de surdité lorsqu’elles reçoivent des soins médicaux violait le par. 15(1), en partie parce que le fait que le gouvernement ne tenait pas compte des besoins véritables des personnes atteintes de surdité constituait une atteinte à leur dignité. À l’inverse, dans Weatherall, précitée, on a dit que la décision de permettre les fouilles des détenus du sexe masculin mais non des femmes détenues par des personnes du sexe opposé n’était pas susceptible de violer le par. 15(1), parce que cette différence de traitement était appropriée compte tenu des différences historiques, biologiques et sociologiques entre les hommes et les femmes.

c) L’objet ou l’effet d’amélioration

72 Un autre facteur qui pourra s’avérer important est l’objet ou l’effet d’amélioration des dispositions législatives ou autres mesures étatiques contestées eu égard à une personne ou un groupe plus défavorisés dans la société. Comme l’a dit le juge Sopinka dans Eaton, précité, au par. 66, «le par. 15(1) de la Charte a non seulement pour objet d’empêcher la discrimination par l’attribution de caractéristiques stéréotypées à des particuliers, mais également d’améliorer la position de groupes qui, dans la société canadienne, ont subi un désavantage en étant exclus de l’ensemble de la société ordinaire». Un objet ou un effet apportant une amélioration qui est compatible avec l’objet du par. 15(1) de la Charte ne violera vraisemblablement pas la dignité humaine de personnes plus favorisées si l’exclusion de ces personnes concorde largement avec les besoins plus grands ou la situation différente du groupe défavorisé visé par les dispositions législatives. Je souligne que ce facteur ne sera probablement pertinent que dans la mesure où la personne ou le groupe exclu de l’application de dispositions ou d’une autre mesure étatique apportant une amélioration est relativement plus favorisé. Des dispositions apportant une amélioration, mais au caractère limitatif, qui excluent les membres d’un groupe historiquement défavorisé seront presque toujours taxées de discrimination: voir Vriend, précité, aux par. 94 à 104, le juge Cory.

73 Par ailleurs, je ne voudrais pas que l’on croie que j’élimine la possibilité qu’un membre favorisé de la société fasse l’objet de discrimination en raison de lois visant à améliorer la situation d’autres personnes, obligeant les tribunaux à se pencher sur la clause de justification prévue à l’article premier ou sur l’application du par. 15(2). On ne peut éliminer à l’avance la possibilité que de nouvelles formes de discrimination viennent nier la valeur essentielle de l’être humain. Cela dit, l’objet et l’effet d’amélioration de la loi peuvent constituer un facteur à examiner pour déterminer l’existence de discrimination. En contrepartie, dans le cas où les dispositions législatives contestées n’ont pas pour objet ou pour effet d’apporter une amélioration au sens du par. 15(1), ce facteur pourra s’avérer d’une certaine utilité, selon les circonstances, pour établir la violation de ce paragraphe.

d) La nature du droit touché

74 Un facteur contextuel supplémentaire susceptible de s’avérer pertinent dans les cas appropriés pour déterminer s’il y a eu atteinte à la dignité du demandeur est la nature et l’étendue du droit touché par les dispositions législatives. Cet élément a été bien expliqué par le juge L’Heureux‑Dubé dans Egan, précité, aux par. 63 et 64. Comme elle l’a fait remarquer, au par. 63, «[t]outes autres choses étant par ailleurs égales, plus les conséquences [. . .] ressenties par le groupe touché sont graves et localisées, plus il est probable que la distinction qui en est la cause soit discriminatoire au sens de l’art. 15 de la Charte». Le juge L’Heureux‑Dubé a expliqué, au par. 64, qu’on ne pouvait évaluer pleinement le caractère discriminatoire d’une différence de traitement sans mesurer non seulement l’importance économique, mais aussi l’importance sur le plan de la société et de la constitution, du droit ou des droits auxquels les dispositions en question ont porté atteinte. De plus, il est pertinent de vérifier si la distinction restreint l’accès à une institution sociale fondamentale, si elle compromet «un aspect fondamental de la pleine appartenance à la société canadienne» ou si elle a «pour effet d’ignorer complètement un groupe particulier».

75 La personne qui se prévaut du par. 15(1) peut encore invoquer d’autres facteurs en vue d’établir l’existence d’une atteinte aux droits à l’égalité suivant une démarche fondée sur l’objet, mais ces facteurs n’ont pas de pertinence directe dans le présent pourvoi. On peut trouver des indications à l’égard de ces autres facteurs dans des arrêts antérieurs de notre Cour et par analogie avec les facteurs susmentionnés. On peut toutefois énoncer le principe général en termes simples. Il y a violation du par. 15(1) de la Charte s’il peut être démontré que, dans la perspective d’une personne raisonnable qui se trouve dans une situation semblable à celle où se trouve le demandeur et qui tient compte des facteurs contextuels pertinents aux fins de l’allégation, l’imposition d’une différence de traitement dans la loi a pour effet de porter atteinte à sa dignité: voir Egan, précité, au par. 56, le juge L’Heureux‑Dubé. Démontrer l’existence d’une discrimination suivant cette démarche fondée sur l’objet exigera du demandeur qu’il invoque des facteurs permettant d’inférer que les dispositions constituent une atteinte à l’objet du par. 15(1) de la Charte.

(3) La nature et l’étendue du fardeau du demandeur dans le cadre du par. 15(1)

76 Ayant ainsi souligné l’importance pour le demandeur de démontrer, en adoptant une démarche fondée sur l’objet, que les dispositions législatives contestées violent le par. 15(1), j’estime utile, à ce stade, d’examiner la nature du fardeau du demandeur sur le plan pratique. Trois éléments doivent être abordés.

77 En premier lieu, je me dois de souligner que rien dans les observations qui précèdent n’implique que le demandeur doive produire des données ou autres éléments de preuve du domaine des sciences sociales qui ne sont pas accessibles à tous, pour établir une atteinte à sa dignité ou à sa liberté. Des éléments de ce genre peuvent être produits par les parties et s’avérer très utiles au tribunal chargé de déterminer si un demandeur a démontré que les dispositions en cause sont discriminatoires. Toutefois, ils ne sont pas obligatoires. Un tribunal peut souvent, dans les cas opportuns, s’appuyer uniquement sur la connaissance d’office et sur le raisonnement logique pour trancher la question de savoir si les dispositions contestées violent le par. 15(1). Il est bien établi qu’un tribunal peut prendre connaissance d’office de faits notoires et non contestés, ou de faits que l’on peut démontrer immédiatement et avec exactitude en se reportant à des sources facilement accessibles d’une exactitude incontestable: voir J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (1992), à la p. 976. Il arrivera souvent qu’un tribunal puisse, à bon droit, prendre connaissance d’office d’une partie ou de la totalité des faits nécessaires pour établir le bien-fondé d’une allégation de discrimination, et qu’il doive s’en remettre au raisonnement logique découlant de ces faits pour parvenir à la conclusion de droit qu’il y a eu atteinte aux droits garantis par le par. 15(1).

78 Dans le cadre des présents motifs, je n’ai pas besoin de m’attarder indûment, et je ne le souhaite pas, aux catégories de faits dont un tribunal est fondé à prendre connaissance d’office aux fins d’une allégation fondée sur le par. 15(1). Je ferais cependant remarquer que notre Cour a régulièrement et à bon droit procédé à un examen sous le régime du par. 15(1) en s’appuyant sur la connaissance d’office et le raisonnement logique. Pour n’en citer qu’un exemple, dans Andrews, précité, il s’agissait de déterminer si l’exigence de la citoyenneté comme condition d’admission à l’exercice de la profession d’avocat en Colombie‑Britannique portait atteinte au droit des non‑citoyens de recevoir un traitement égal au Canada. Les questions de savoir si la citoyenneté constituait un motif analogue à ceux énumérés au par. 15(1) et si l’exigence de la citoyenneté imposait un désavantage véritablement discriminatoire ont été tranchées sur la base de la connaissance d’office et du raisonnement logique par tous les juges de notre Cour qui ont rédigé des motifs. En tranchant la question du motif analogue, la Cour a pris connaissance d’office du fait que «[c]omparativement aux citoyens, les personnes qui n’ont pas la citoyenneté constituent un groupe dépourvu de pouvoir politique et sont, à ce titre, susceptibles de voir leurs intérêts négligés et leur droit d’être considéré et respecté également violé»: (p. 152, le juge Wilson). La Cour a conclu, de la même façon, en s’appuyant uniquement sur le raisonnement, que l’exclusion de ce groupe vulnérable de certaines professions uniquement en raison de la caractéristique personnelle que constitue la citoyenneté était un désavantage véritable pour le demandeur et contrevenait au par. 15(1). Voir aussi, p. ex., Turpin, précité, aux pp. 1331 à 1333, et Weatherall, précité, aux pp. 877 et 878.

79 En faisant ces observations relativement à l’utilisation de la connaissance d’office dans le cadre de l’analyse relative à l’égalité aux fins de la Charte, je ne voudrais pas que l’on interprète mes propos comme voulant étendre le nombre des faits dont il convient de prendre connaissance d’office. Il y a lieu de faire preuve d’une certaine prudence lorsqu’il s’agit de prendre connaissance d’office d’un fait. Tout particulièrement, bien qu’il convienne manifestement, pour les fins du par. 15(1), de prendre connaissance d’office de certaines formes de désavantages et de préjugés, entre autres, la connaissance d’office ne doit pas être utilisée, par inadvertance ou autrement, pour inventer des stéréotypes ou d’autres phénomènes sociaux qui peuvent ne pas exister ou qui n’existent pas en fait dans la réalité.

80 En deuxième lieu, il est également important de souligner que l’exigence voulant qu’un demandeur établisse la violation du par. 15(1) en adoptant une démarche fondée sur l’objet n’a pas pour conséquence qu’il doive faire la preuve de questions qu’on ne peut pas raisonnablement supposer être de sa connaissance. Comme notre Cour l’a déjà affirmé, la personne qui invoque le par. 15(1) n’a pas à établir que, lors de l’adoption des dispositions législatives contestées, l’intention du législateur était discriminatoire, en ce sens que, par exemple, il les a consciemment fondées sur un stéréotype préjudiciable ou a sciemment omis de prendre en considération le désavantage social d’une personne ou d’un groupe: voir p. ex., Miron, précité, au par. 129, le juge McLachlin. Bien qu’il soit bien établi qu’il est loisible à la personne qui invoque le par. 15(1) de faire la preuve de la discrimination en démontrant que la loi a un objet discriminatoire, la preuve de l’intention législative n’est pas nécessaire pour établir le bien-fondé d’une allégation fondée sur le par. 15(1): Andrews, précité, à la p. 174. L’exigence faite au demandeur est d’établir que soit l’objet, soit l’effet de la disposition législative viole le par. 15(1), de sorte qu’il puisse satisfaire au fardeau qui lui incombe en faisant la preuve seulement d’un effet discriminatoire.

81 Il n’y a rien de neuf dans l’exigence que la personne qui invoque la Charte soit tenue de démontrer qu’il y a eu atteinte à un droit d’une façon qui touche l’objet du droit en question. Sont fondamentaux et bien établis à la fois le principe que les droits protégés par la Charte doivent être interprétés en fonction de l’objet visé, et celui voulant que la personne qui invoque la Charte soit tenue de démontrer qu’il y a eu atteinte à un droit, pour que l’État ait le fardeau de justifier cette atteinte: voir Hunter c. Southam, précité; Big M, précité; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713. Dans Andrews, précité, le juge McIntyre a expressément rejeté une façon d’aborder l’analyse relative au par. 15(1) selon laquelle le simple établissement d’une distinction législative aurait constitué une violation de ce paragraphe, et il a fait remarquer qu’une telle démarche formaliste concernant la garantie d’égalité n’était pas conforme à son objet. Il a également rejeté une démarche selon laquelle les questions relatives au caractère raisonnable et à la justification auraient été tranchées en application de l’art. 15 plutôt que de l’article premier. En indiquant sa préférence pour l’analyse du par. 15(1) axée sur les «motifs énumérés et analogues», le juge McIntyre a mis l’accent sur le fait que cette démarche atteignait l’équilibre approprié entre le demandeur et l’État en disant, à la p. 178: «Il faut reconnaître au départ que le rapport entre ces deux articles [l’art. 15 et l’article premier] pourra fort bien se révéler difficile à établir de façon entièrement satisfaisante. Il est toutefois important de les maintenir analytiquement distincts, ne serait‑ce qu’en raison de la différente attribution du fardeau de la preuve. Il appartient au citoyen de prouver qu’il y a eu violation du droit que lui garantit la Charte, et à l’État de justifier cette violation.»

82 En troisième lieu, il faut souligner que, dans certains cas, il se peut qu’il ne soit pas nécessaire en pratique pour le demandeur d'axer l’analyse en fonction de l’objet visé sur plus d’un élément de l’allégation de discrimination. Par exemple, dans les cas où il est clair qu’une loi établit une distinction formelle fondée sur des motifs énumérés ou sur des motifs analogues déjà reconnus, la question en litige se résumera en grande partie à celle de savoir si la loi établit une discrimination d’une manière qui porte atteinte à la dignité du demandeur. De même, dans le cadre de la présentation de sa preuve selon laquelle l’effet négatif d’une loi est de produire une inégalité réelle au moyen d’un traitement formellement identique, le demandeur fera souvent ressortir le fait que la loi porte atteinte à la dignité humaine des personnes touchées, répondant ainsi à deux éléments de l’analyse relative au par. 15(1).

83 Ces trois éléments font clairement ressortir que, dans certains cas, il sera relativement facile pour le demandeur de démontrer qu’il y a eu violation du par. 15(1), tandis que, dans d’autres, il sera plus difficile de trouver une atteinte à l’objet de la garantie d’égalité. Dans des affaires simples, le tribunal constatera facilement, en s’appuyant sur la connaissance d’office et sur le raisonnement logique, que la loi contestée brime la dignité humaine et qu’elle est donc discriminatoire au sens de la Charte. Cela se produira souvent, mais pas toujours, dans les cas où une loi établit une différence formelle de traitement en raison de motifs énumérés ou de motifs analogues parce que l’utilisation de ces motifs ne correspond que rarement aux besoins, aux capacités et aux mérites. Il pourra suffire que le tribunal prenne connaissance d’office d’un désavantage préexistant subi par le demandeur ou par le groupe auquel il appartient pour qu’il soit fait droit à une allégation fondée sur le par. 15(1). Dans d’autres affaires, il sera nécessaire de s’appuyer sur un ou plusieurs autres facteurs contextuels. Toutefois, la question première que se posera le tribunal dans chaque affaire sera de savoir si une atteinte à la dignité humaine a été démontrée, compte tenu des contextes historique, social, politique et juridique dans lesquels l’allégation est formulée. Si le demandeur veut avoir gain de cause lorsqu’il invoque le par. 15(1), il lui incombe de faire en sorte que le tribunal soit bien informé de ce contexte.

84 Avant de poursuivre, je voudrais faire quelques brèves observations sur une autre façon d’énoncer la démarche à suivre aux fins du par. 15(1). Dans le cadre des présents motifs, j’ai passé en revue la démarche générale suivie par notre Cour aux fins de ce paragraphe, laquelle comporte trois éléments majeurs, à savoir: 1) l’existence d’une différence de traitement, 2) la présence de motifs énumérés ou analogues, et 3) l’existence de discrimination faisant intervenir l’objet du par. 15(1). Cependant, il est possible d’interpréter le troisième élément de l’analyse relative au par. 15(1) comme n’étant qu’une reformulation de l’exigence qu’il y ait une inégalité réelle, plutôt qu’une simple inégalité de forme, pour démontrer une violation du par. 15(1). Selon cette autre interprétation, «inégalité réelle» signifie «discrimination» au sens de la Charte, ayant une incidence sur la dignité humaine du demandeur. Il n’y aurait aucune inégalité réelle si le traitement prévu par l’État n’avait aucune incidence sur la dignité humaine du demandeur.

85 Je partage l’opinion générale que, en pratique, il peut fort bien se révéler superflu de déterminer d’abord s’il existe une différence de traitement pour ensuite déterminer si l’objet du par. 15(1) entre en jeu. Comme je l’ai mentionné précédemment, cela sera particulièrement vrai dans les cas où la discrimination par suite d’effets préjudiciables est en cause, puisque l’analyse visant à déterminer si, à toutes fins pratiques, la loi contestée a fait abstraction de la différence propre au demandeur fera généralement intervenir des questions relatives à la dignité humaine. Dans de tels cas, l’utilisation de l’une ou de l’autre démarche peut ne faire aucune différence relativement à l’analyse ou au résultat.

86 J’ai cependant certaines réserves qui me portent à préférer la démarche que j’ai examinée dans le cadre des présents motifs et qui comporte trois éléments principaux au lieu de deux. Pour reprendre l’exemple de la discrimination par suite d’effets préjudiciables, il peut y avoir des cas où une loi s’appliquant indistinctement à tous omet de tenir compte des caractéristiques ou de la situation personnelles du demandeur sans toutefois porter atteinte à sa dignité. Dans de tels cas, on pourrait dire que, la loi ayant un effet vraiment différent sur le demandeur, il y a une différence de traitement réelle entre le demandeur et les autres personnes, sans qu’il y ait pour autant discrimination au sens du par. 15(1). Ainsi, en modifiant la structure formelle de l’analyse exposée dans la jurisprudence relative au par. 15(1), l’autre démarche susmentionnée est susceptible de diminuer l’importance que les tribunaux accordent en pratique aux facteurs contextuels et à l’objet de ce paragraphe. J’estime qu’il est plus facile et plus efficace pour un tribunal d’utiliser une démarche qui fait la distinction conceptuelle entre, d’une part, la différence de traitement et, d’autre part, le caractère discriminatoire de cette différence de traitement.

87 Par conséquent, j’ai suivi la pratique de notre Cour de faire reposer l’analyse relative au par. 15(1) sur les trois éléments distincts que j’ai examinés dans le cadre des présents motifs. Par ailleurs, je ne suis pas en désaccord avec l’idée que le concept d’inégalité réelle puisse être défini selon son objet ou son effet discriminatoires, et je ne veut pas donner à entendre que le tribunal qui procéderait à son analyse en utilisant une structure différente commettrait une erreur de droit simplement en agissant ainsi, dans la mesure où il étudierait de façon appropriée et exhaustive l’objet du par. 15(1) et les facteurs contextuels pertinents.

E. Résumé des lignes directrices

88 Avant de me pencher sur l’application aux faits de l’espèce des principes que je viens d’aborder, j’estime utile de résumer certaines des principales lignes directrices de l’analyse relative au par. 15(1) qui découlent des arrêts de notre Cour examinés dans le cadre des présents motifs. Comme je l’ai déjà dit, ces lignes directrices ne doivent pas être perçues comme des critères stricts, mais plutôt comme des points de repère pour les tribunaux appelés à décider s’il y a eu atteinte au droit à l’égalité d’un demandeur, indépendamment de toute discrimination , au sens de la Charte. Il est bien entendu que les lignes directrices résumées en l’espèce devront être enrichies, en pratique, par les explications que l’on retrouve dans les présents motifs et dans les arrêts antérieurs, et par l’étude approfondie du contexte de l’allégation particulière fondée sur le par. 15(1) dont il est question. Il va sans dire qu’au fur et à mesure de l’évolution de notre jurisprudence sur l’art. 15, de nouveaux raisonnements et de nouvelles modifications peuvent fort bien se dégager.

La démarche générale

(1) Il est inapproprié de tenter de restreindre l’analyse relative au par. 15(1) de la Charte à une formule figée et limitée. Une démarche fondée sur l’objet et sur le contexte doit plutôt être utilisée en vue de l’analyse relative à la discrimination pour permettre la réalisation de l’important objet réparateur qu’est la garantie d’égalité et pour éviter les pièges d’une démarche formaliste ou automatique.

(2) La démarche que notre Cour a adoptée et qu’elle applique régulièrement relativement à l’interprétation du par. 15(1) repose sur trois questions primordiales:

(A) La loi a‑t‑elle pour objet ou pour effet d’imposer une différence de traitement entre le demandeur et d’autres personnes?

(B) La différence de traitement est‑elle fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

(C) La loi en question a‑t‑elle un objet ou un effet discriminatoires au sens de la garantie d’égalité?

La première question vise à déterminer si la loi entraîne une différence de traitement. Les deuxième et troisième visent à déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination réelle au sens du par. 15(1).

(3) Par conséquent, le tribunal ayant à se prononcer sur une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) doit se poser trois grandes questions:

(A) La loi contestée: a) établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui‑ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?

(B) Le demandeur fait‑il l’objet d’une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

et

(C) La différence de traitement est‑elle discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

L’objet

(4) En termes généraux, l’objet du par. 15(1) est d’empêcher qu’il y ait atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles au moyen de l’imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, et de promouvoir une société dans laquelle tous sont également reconnus dans la loi en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération.

(5) Il doit absolument y avoir un conflit entre l’objet ou les effets de la loi contestée et l’objet du par. 15(1) pour fonder une allégation de discrimination. L'existence d'un tel conflit doit être établie au moyen de l’analyse de l’ensemble du contexte entourant l’allégation et le demandeur.

La méthode comparative

(6) La garantie d’égalité est un concept relatif qui, en dernière analyse, oblige le tribunal à cerner un ou plusieurs éléments de comparaison pertinents. C’est généralement le demandeur qui choisit la personne, le groupe ou les groupes avec lesquels il désire être comparé aux fins de l’analyse relative à la discrimination. Cependant, lorsque la qualification de la comparaison par le demandeur n’est pas suffisante, le tribunal peut, dans le cadre du ou des motifs invoqués, approfondir la comparaison soumise par le demandeur lorsqu’il estime justifié de le faire. Pour déterminer quel est le groupe de comparaison pertinent, il faut examiner l’objet et les effets des dispositions législatives et tenir compte du contexte dans son ensemble.

Le contexte

(7) Les facteurs contextuels qui déterminent si les dispositions législatives ont pour effet de porter atteinte à la dignité du demandeur doivent être interprétés et analysés dans la perspective de ce dernier. Le point central de l’analyse est à la fois subjectif et objectif. Le point de vue approprié est celui de la personne raisonnable qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur et qui tient compte des facteurs contextuels pertinents.

(8) La personne qui invoque le par. 15(1) peut s’appuyer sur une série de facteurs pour démontrer que les dispositions législatives portent atteinte à sa dignité. La liste de ces facteurs n’est pas restrictive. On peut trouver des indications sur la nature de ces facteurs dans la jurisprudence de notre Cour et en faisant une analogie avec des facteurs reconnus.

(9) Voici certains des facteurs contextuels servant à déterminer s’il y a eu atteinte au par. 15(1):

(A) La préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité subis par la personne ou le groupe en cause. Les effets d’une loi par rapport à l’objectif important du par. 15(1) pour ce qui est de la protection des personnes et des groupes qui sont vulnérables, défavorisés ou qui sont membres de «minorités distinctes et isolées», doivent toujours constituer une considération majeure. Bien que l’appartenance du demandeur à un ou plusieurs groupes historiquement favorisés ou défavorisés ne signifie pas, en soi, qu’il y a ait eu atteinte à un droit, la présence de ces facteurs préexistants portera à conclure qu’il y a eu violation du par. 15(1).

(B) La correspondance, ou l’absence de correspondance, entre le ou les motifs sur lesquels l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou à d’autres personnes. Bien que le simple fait que les dispositions législatives contestées tiennent compte des caractéristiques et de la situation personnelles du demandeur ne suffira pas nécessairement pour faire rejeter une allégation fondée sur le par. 15(1), il sera généralement plus difficile de démontrer l’existence de discrimination lorsque la loi prend en considération la situation véritable du demandeur d’une manière qui respecte sa valeur en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, et il sera moins difficile de le faire lorsque la loi fait abstraction de la situation véritable du demandeur.

(C) L’objet ou l’effet d’amélioration de la loi contestée eu égard à une personne ou un groupe défavorisés dans la société. Un objet ou un effet d’amélioration conforme à l’objet du par. 15(1) de la Charte ne portera vraisemblablement pas atteinte à la dignité humaine de personnes favorisées lorsque l’exclusion de ces dernières correspond en grande partie aux besoins plus grands ou à la situation différente propres au groupe défavorisé visé par les dispositions législatives. Ce facteur a une plus grande pertinence lorsque l’allégation fondée sur le par. 15(1) est faite par un membre favorisé de la société.

et

(D) La nature et l’étendue du droit touché par la loi contestée. Plus les effets des dispositions législatives sont graves et localisés pour le groupe touché, plus il est probable que la différence de traitement à la source de ces effets soit discriminatoire au sens du par. 15(1).

(10) Bien qu’il incombe à la personne qui invoque le par. 15(1) de démontrer, en fonction de l’objet visé, qu’il y a eu atteinte à ses droits à l’égalité à la lumière d’un ou de plusieurs facteurs contextuels, le demandeur n’est pas nécessairement tenu de produire des éléments de preuve pour démontrer l’existence d’une atteinte à la dignité ou à la liberté humaines. Souvent, le simple fait que la différence de traitement soit fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues sera suffisant pour établir qu’il y a eu violation du par. 15(1), puisqu’il sera évident au vu de la connaissance d’office et du raisonnement logique que la distinction est discriminatoire au sens de ce paragraphe.

F. Application aux faits de l’espèce

(1) La différence de traitement

89 La question préliminaire en l’espèce est de savoir si la règle de droit contestée établit, entre le demandeur et une autre personne ou un autre groupe de personnes, une distinction fondée sur une ou plusieurs caractéristiques personnelles, créant ainsi une inégalité. Comme nous l’avons vu dans l’analyse qui précède, il ne s’agit pas, à cette étape de l’analyse, de déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination. De plus, contrairement aux affaires Eldridge et Eaton, précitées, il n’a pas été allégué en l’espèce que les dispositions législatives contestées s’appliquaient sans distinction à tous et, ce faisant, omettaient de prendre en considération la situation d’une personne ou d’un groupe déjà défavorisés dans la société canadienne.

90 Le RPC accorde, immédiatement après le décès du cotisant, des prestations au conjoint survivant de plus de 35 ans. Cependant, ces prestations ne pourront être versées au conjoint sans enfant à charge, qui n’est pas invalide et qui est âgé de moins de 35 ans au moment du décès du cotisant, que lorsqu’il aura atteint l’âge de 65 ans, ou avant, s’il devient invalide. De plus, alors que les conjoints âgés de plus de 45 ans ont droit au plein montant des prestations, ceux qui ont entre 35 et 45 ans reçoivent une somme réduite. Ainsi, en raison des âges qui y sont mentionnés, le RPC établit clairement une distinction entre, d’une part, les demandeurs âgés de plus de 35 ans et ceux qui n’ont pas encore atteint cet âge et, d’autre part, les demandeurs qui ont plus de 45 ans et ceux qui ont entre 35 et 45 ans. À mon avis, tant le délai écoulé avant de toucher des prestations que le droit à des prestations réduites constituent une négation du droit au même bénéfice de la loi selon le premier volet de l’analyse de l’égalité.

(2) La distinction fondée sur des motifs énumérés ou des motifs analogues

91 L’âge est un des motifs de discrimination énumérés au par. 15(1) de la Charte. L’appelante allègue que son âge l’a rendue non admissible aux prestations de survivant et que l’utilisation d’un tel critère de distinction était discriminatoire. Elle ne fonde son allégation de discrimination sur aucun autre motif que l’âge. L’intimé répond que, même si l’âge est un facteur à considérer pour déterminer l’admissibilité, on ne peut pas dire que l’appelante n’était pas admissible uniquement en raison de ce facteur. L’intimé soutient plutôt que le droit prévu à l’al. 44(1)d) du RPC dépend de l’interaction des trois facteurs mentionnés à cet alinéa, soit l’âge, l’invalidité et le fait d’avoir un enfant à charge. C’est le point de vue qu’a adopté la Commission d’appel des pensions. En toute déférence, je ne puis y souscrire. À mon avis, le fait qu’il existe plusieurs critères, notamment l’âge, dont n’importe lequel peut servir à déterminer le droit à une pension de survivant, ne signifie pas que la loi n’établit pas une distinction fondée sur l’âge.

92 En tant que femme sans enfant et non invalide, l’appelante ne prétend pas que le RPC est discriminatoire du fait qu’il l’empêche de toucher les mêmes prestations que celles touchées par le conjoint survivant qui est invalide ou qui a des enfants à charge. Elle soutient que la question en litige est de savoir si l’âge constitue à juste titre l’un des facteurs applicables pour déterminer l’admissibilité aux prestations de survivant et pour établir le montant de ces prestations. Si l’appelante avait été une personne non invalide, sans enfant à charge et âgée de plus de 45 ans au moment du décès de son conjoint, elle aurait immédiatement eu droit au plein montant des prestations. Cependant, en tant que femme sans enfant et non invalide qui avait 30 ans au moment du décès de son conjoint, elle ne pourra toucher des prestations que lorsqu’elle atteindra l’âge de 65 ans, à moins qu’elle ne devienne invalide entre‑temps. De même, seul l’âge est pris en compte pour réduire les prestations des conjoints survivants âgés de 35 à 45 ans par rapport à celles versées aux personnes de plus de 45 ans. Selon moi, les dispositions du RPC relatives à la pension de survivant établissent nettement des distinctions fondées sur le motif énuméré de l’âge.

93 Quoi qu’il en soit, même si, comme le soutient l’intimé, le droit prévu à l’al. 44(1)d) du RPC dépendait de l’interaction de l’âge, de l’invalidité et du fait d’avoir un enfant à charge, cette interaction n’empêcherait pas l’appelante de démontrer qu’une distinction fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés au par. 15(1) de la Charte a été établie. Comme il a été mentionné précédemment, un demandeur peut rattacher son allégation de discrimination à plus d’un motif énuméré ou d’un motif analogue. Cette façon d’aborder les motifs de discrimination est compatible avec la nature de l’analyse relative à l’égalité fondée sur le par. 15(1) de la Charte, essentiellement fondée sur l’objet et le contexte. Lorsqu’une partie allègue la discrimination en se fondant sur ce qu’elle présente comme un nouveau motif analogue ou sur une combinaison de divers motifs, cette étape de l’examen visant à déterminer s’il y a discrimination doit être axée sur la question de savoir si un motif, ou une combinaison de motifs, est analogue à ceux énumérés au par. 15(1) et pour quelle raison. Cette détermination se fonde sur une analyse exhaustive de l’objet du par. 15(1), de la nature et de la situation de la personne ou du groupe en cause et des antécédents sociaux, politiques et juridiques du traitement réservé à ce groupe dans la société canadienne. Un ou plusieurs motifs ne seront pas jugés analogues en vertu du par. 15(1) à moins qu’il ne puisse être démontré que la différence de traitement découlant de ce ou ces motifs est susceptible d’avoir une incidence sur la dignité humaine: voir Egan, précité, au par. 52, le juge L’Heureux‑Dubé. Si la cour considère que reconnaître le motif, ou la combinaison de motifs, comme analogue irait dans le sens de la réalisation de l’objet fondamental du par. 15(1), le motif, ou la combinaison de motifs, sera alors reconnu: voir p. ex., Turpin, précité, aux pp. 1331 à 1333.

94 Il n’y a donc aucune raison de principe pour laquelle une allégation de discrimination reposant sur une combinaison de motifs ne peut pas être considérée comme étant fondée sur un motif analogue ou sur une synthèse des motifs énumérés au par. 15(1). En l’espèce, si le RPC avait fondé l’admissibilité sur une combinaison de facteurs, l’appelante aurait quand même pu établir l’existence de la distinction requise, qu’elle soit fondée sur l’âge seul ou sur une combinaison de motifs.

(3) La discrimination

95 La principale question en litige en l’espèce est de savoir si les distinctions fondées sur l’âge établies par l’al. 44(1)d) et l’art. 58 du RPC imposent un désavantage à l’appelante parce qu’elle est une jeune adulte, et constituent ainsi de la discrimination au sens du par. 15(1) de la Charte. L’appelante fonde sa demande uniquement sur son âge -- en particulier sur le fait d’être une adulte âgée de moins de 45 ans. Relativement parlant, les adultes de moins de 45 ans n’ont pas continuellement subi le genre de discrimination à laquelle ont fait face certaines minorités distinctes et isolées du Canada. Par conséquent, notre Cour aura plus de difficultés à conclure en pratique, à partir des faits dont elle peut à bon droit prendre connaissance d’office, que la distinction législative en cause viole la dignité humaine de l’appelante.

96 L’appelante prétend que tant l’objet que l’effet des dispositions du RPC violent le par. 15(1) de la Charte. Elle soutient que les distinctions créées par l’al. 44(1)d) et l’art. 58 avaient à l’origine pour but de fournir des prestations aux conjoints survivants les plus nécessiteux, en tenant pour acquis qu’il existe un lien, notamment, entre l’âge avancé d’une personne et sa capacité d’accéder au marché du travail ou de le réintégrer après le décès de son conjoint. L’appelante affirme que la supposition qu’un tel lien existe est erronée parce que les jeunes en général, et elle‑même en particulier, ont en fait de la difficulté à trouver un emploi et que les suppositions contraires qui sous‑tendent la loi reposent sur des stéréotypes faux concernant les avantages dont bénéficient les jeunes. À son avis, aucun élément de preuve n’établit un lien direct entre l’âge du survivant au moment du décès de son conjoint et le besoin de prestations. Elle avance que les dispositions contestées ont pour effet de saper la dignité des adultes âgés de moins de 45 ans et de les traiter comme ayant moins de valeur que les adultes plus âgés par l’application du stéréotype qu’ils sont moins dans le besoin.

97 L’appelante mentionne, à l’appui de son point de vue, les remarques de l’honorable Judy LaMarsh, la ministre responsable de l’adoption du RPC. Le 16 novembre 1964, Mme LaMarsh a dit devant le Parlement que le principe qui sous‑tend la pension de survivant du RPC est qu’elle «devrait être versée [aux veuves] qui ne peuvent facilement obtenir du travail». Elle a ensuite parlé des critères d’admissibilité et de la réduction du montant des prestations versées aux veuves âgées de moins de 45 ans, et a affirmé au sujet de la non‑admissibilité des veuves âgées de moins de 35 ans: «Les jeunes veuves dans leur vingtaine ou au début de la trentaine n’éprouvent ordinairement que peu de difficultés à se trouver du travail et, naturellement, bon nombre d’entre elles se remarient»: voir Débats de la Chambre des communes, vol. IX, 2e sess., 26e lég., 16 novembre 1964, à la p. 10310.

98 En réponse, l’intimé maintient que même si, à l’origine, les distinctions en matière d’âge établies par les dispositions du RPC relatives à la pension de survivant peuvent avoir été fondées sur des suppositions, l’exactitude de ces dernières se reflète aujourd’hui dans des données statistiques, d’autres mesures législatives et plusieurs décisions de notre Cour. L’intimé souligne également que les suppositions qui sous‑tendent les dispositions contestées du RPC concernent non pas les besoins financiers relativement immédiats des conjoints survivants, mais leurs besoins à long terme.

99 Pour reprendre les préoccupations relatives à la dignité qui ont déjà été abordées, on peut résumer les questions de la façon suivante. Les dispositions contestées du RPC ont‑elles pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux? L’objet et l’effet de la loi sont-ils compatibles avec une société dans laquelle tous sont également reconnus en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération? L’objet et l’effet de la loi perpétuent‑ils l’opinion que les gens âgés de moins de 45 ans sont moins capables, ou moins dignes d’être reconnus ou valorisés en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne?

100 Avant de répondre à ces questions, il est utile de signaler que, bien que l’appelante ait attiré l’attention de notre Cour sur des rapports gouvernementaux et d’autres sources favorables à l’élargissement de l’admissibilité aux prestations aux conjoints survivants plus jeunes, en raison de leurs besoins financiers immédiats, elle n’a pas démontré que l’objet ou l’effet des dispositions législatives contestées violent la dignité et la liberté de sa personne, dans le sens susmentionné, au point de constituer de la discrimination. Je conviens avec l’appelante que les conjoints survivants de tous âges sont vulnérables, économiquement et autrement, dans la période qui suit immédiatement le décès de leur conjoint. Toutefois, ainsi que l’appelante et l’intimé l’ont reconnu dans leurs observations à la Cour, l’objet et la fonction des dispositions contestées du RPC ne sont pas de pourvoir aux besoins financiers immédiats des veuves et des veufs, mais plutôt de permettre aux veuves et aux veufs plus âgés de subvenir à leurs besoins essentiels à long terme.

101 Selon l’appelante, l’idée qui se dégage des distinctions fondées sur l’âge établies par les dispositions du RPC relatives à la pension de survivant semble être que les jeunes personnes éprouvent moins de difficulté à participer au marché du travail à long terme et sont généralement plus en mesure que leurs aînés de remplacer, au fil du temps, par leurs propres moyens et en tant que membres actifs de la société canadienne, le revenu de leur conjoint décédé. Il me semble qu’un tribunal peut à bon droit prendre connaissance d’office du fait que plus l’on vieillit, plus il est difficile de trouver et de conserver un emploi. En fait, notre Cour a souvent reconnu que l’âge était un facteur à considérer dans le contexte de la participation au marché du travail et du retrait de ce dernier. Par exemple, le juge La Forest a affirmé, au nom de la Cour à la majorité dans McKinney, précité, à la p. 299:

À moins qu’elles aient des compétences particulières, on reconnaît généralement que les personnes de plus de 45 ans ont plus de difficulté à se trouver du travail que les autres. Elles n’ont pas la souplesse des jeunes, un désavantage souvent aggravé par le fait que les jeunes disposent généralement d’une formation plus récente dans les techniques plus modernes.

Des idées semblables ont été exprimées dans l’arrêt Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986, aux pp. 998 et 999, le juge Iacobucci, et aux pp. 1008 et 1009, le juge McLachlin, concernant la pertinence de l’âge quant à savoir ce qui constitue un préavis raisonnable de cessation d’emploi. Voir aussi Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, aux pp. 881 à 883, le juge McLachlin, concernant la pertinence de l’âge quant à la question de la capacité d’un ex‑conjoint de subvenir à ses propres besoins.

102 Les réponses aux questions que j’ai énoncées précédemment relativement à la dignité humaine se trouvent donc, en partie, dans l’objet et les effets des dispositions législatives, pour ce qui est de fournir une sécurité financière à long terme aux Canadiens qui perdent leur conjoint, ainsi que dans la souplesse et les possibilités plus grandes qu’ont les personnes plus jeunes sans enfants à charge et sans invalidités lorsqu’il s’agit de se bâtir une sécurité à long terme en l’absence de leur conjoint. Il est vrai que la loi défavorise les conjoints plus jeunes qui se trouvent dans cette catégorie. Mais, il ne s’agit vraisemblablement pas d’un désavantage réel, si on le regarde à long terme. À sa face même, la loi traite différemment ces personnes plus jeunes, mais, si elle est analysée du double point de vue de la sécurité à long terme et des possibilités plus grandes offertes par la jeunesse, la différence de traitement ne traduit ni n’encourage l’idée que ces personnes sont moins capables, ou moins dignes d’intérêt, de respect et de considération. De même, la différence de traitement ne perpétue pas l’opinion que les gens de cette catégorie sont moins capables, ou moins dignes d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne. Compte tenu du contexte contemporain et historique qui entoure la différence de traitement et les personnes qu’elle touche, les dispositions législatives en cause n’appliquent pas de stéréotypes aux adultes âgés de moins de 45 ans, ne les excluent pas et ne les dévalorisent pas. La loi ne fonctionne pas au moyen de stéréotypes mais au moyen de distinctions qui correspondent à la situation véritable des personnes qu’elle vise. Du fait de sa jeunesse, l’appelante jouit, à plus forte raison, de meilleures chances de remplacer à long terme le revenu perdu.

103 Le fait que le régime de pensions a clairement pour objet d’améliorer la situation des conjoints survivants âgés constitue un autre facteur à l’appui de l’opinion que les dispositions contestées du RPC ne portent pas atteinte à la dignité humaine essentielle. Les conjoints survivants âgés, tout comme les conjoints survivants qui sont invalides ou ont des enfants à charge, sont plus vulnérables économiquement aux effets à long terme du décès du conjoint. En établissant un régime de pensions qui accorde des prestations suivant l’âge du survivant, le législateur semble avoir voulu allouer les fonds aux personnes dont la capacité de subvenir à leurs besoins était la plus faible. Sa préoccupation était de promouvoir la dignité et la liberté de la personne en assurant une sécurité financière de base à long terme aux personnes dont la situation les rend incapables d’atteindre ce but, qui revêt tant d’importance sur les plans de la vie et de la dignité. C’est là un objet législatif qui s’harmonise bien avec les objectifs fondamentaux du par. 15(1) de la Charte. Étant donné que l’appelante est relativement plus favorisée et que les distinctions législatives en l’espèce correspondent largement aux besoins à long terme plus grands et à la situation différente que vit le groupe plus défavorisé visé par les dispositions, il m’est difficile de voir dans l’objet ou les effets de ces dispositions contestées une violation de la dignité de l’appelante.

104 Les dispositions législatives contestées traduisent simplement le fait que les personnes se trouvant dans la situation de l’appelante sont plus en mesure de subvenir à leurs besoins à long terme compte tenu de la nature du cycle de la vie humaine. Les personnes qui sont plus jeunes lorsqu’elles perdent un conjoint sont davantage capables de remplacer le revenu perdu par suite du décès du conjoint. Une personne raisonnable de moins de 45 ans qui tient compte des facteurs contextuels entourant l’allégation interpréterait à bon droit la distinction créée par le RPC comme signifiant que les personnes plus jeunes sont plus susceptibles de trouver un nouveau conjoint, sont davantage capables de se doter d’une nouvelle formation ou de trouver un nouvel emploi et disposent de plus de temps pour s’adapter à leur nouvelle situation financière avant de prendre leur retraite. Les jeunes personnes sont par nature plus aptes à intégrer le marché du travail et à y demeurer à long terme, de sorte qu’il est impossible de dire que les dispositions contestées du RPC leur imposent un fardeau discriminatoire. Dans des circonstances aussi particulières, où l’objet et les effets des dispositions législatives ne sapent pas la dignité des personnes qu’elles excluent, il est loisible au législateur de se servir de l’âge comme d’un indicateur des besoins à long terme.

105 En évoquant l’existence d’une correspondance entre une distinction de traitement établie par la loi et la situation véritable de personnes ou de groupes différents, je ne veux pas laisser entendre qu’une loi doit toujours correspondre parfaitement à la réalité sociale pour être conforme au par. 15(1) de la Charte. La question de savoir si une disposition législative porte atteinte à la dignité du demandeur doit dans chaque cas être examinée en tenant compte de l’ensemble du contexte de la demande. En l’espèce, l'appelante est favorisée en raison de son jeune âge. Elle conteste la validité d’un texte de loi ayant un objet et des fonctions égalitaires et dont les dispositions correspondent dans une très large mesure aux besoins et à la situation des personnes ciblées. Aucun autre facteur ne donne à penser que ces dispositions portent atteinte à sa dignité de jeune adulte, tant dans leur objet que dans leurs effets.

106 Dans les circonstances, le fait que les dispositions de la loi s’appuient sur des généralisations statistiques documentées qui peuvent ne pas correspondre parfaitement aux besoins financiers à long terme de tous les conjoints survivants ne compromet pas la conclusion ultime, soit qu’elles sont compatibles avec la dignité et la liberté de l’appelante. Dans ces circonstances particulières à tout le moins, le législateur peut légitimement s’appuyer sur des généralisations documentées pour édicter des dispositions réparatrices sans contrevenir au par. 15(1) de la Charte et sans avoir à les justifier au sens de l’article premier. Je souligne toutefois que, dans d’autres circonstances, le respect du par. 15(1) exigera à n’en pas douter une correspondance plus précise. En particulier, une correspondance plus précise sera vraisemblablement importante dans le cas où la personne ou le groupe exclu de la loi est déjà défavorisé ou vulnérable dans la société canadienne.

107 Pour terminer en ce qui concerne la situation particulière de l’appelante, j’aimerais aussi souligner que les personnes dans sa situation ne sont pas complètement exclues du bénéfice des prestations de survivant, quoique celles‑ci soient reportées au moment où elles atteignent 65 ans, à moins que, entre‑temps, elles ne deviennent invalides. L’admissibilité de l’appelante à cette pension étaye la conclusion que la loi ne traduit pas une opinion voulant que l’appelante soit moins méritante ou ait moins de valeur comme personne; la loi prévoit seulement que les prestations ne lui seront versées que lorsqu’elle aura atteint une certaine étape dans son cycle de vie, soit au moment de l’âge de la retraite.

108 Dans ces circonstances, compte tenu des objectifs du par. 15(1), je ne parviens pas à déceler une atteinte quelconque à la dignité humaine. Les distinctions contestées en l’espèce ne stigmatisent pas les jeunes personnes, et on ne peut pas non plus affirmer qu’elles perpétuent l’idée que les conjoints survivants de moins de 45 ans ne méritent pas le même intérêt, le même respect et la même considération que les autres. Elles ne privent pas non plus d’un avantage offert par l’État en raison de prémisses stéréotypées au sujet du groupe démographique dont l’appelante fait partie. Je dois conclure que, lorsqu’elles sont considérées dans les contextes social, politique et juridique de la demande, les distinctions fondées sur l’âge établies par l’al. 44(1)d) et l’art. 58 du RPC ne sont pas discriminatoires.

109 En concluant que les dispositions législatives contestées ne violent pas le par. 15(1) de la Charte, je ne voudrais d’aucune façon minimiser les difficultés émotionnelles et économiques qui affectent les personnes à charge lorsqu’un conjoint décède. L’analyse que je fais ici ne signifie pas que les jeunes personnes ne souffrent pas à la suite du décès d’une personne qui leur est chère, mais seulement que les dispositions contestées du RPC n’exercent pas une discrimination entre adultes jeunes et plus âgés au sens et selon l’objet du par. 15(1) de la Charte.

110 Je conclus donc que la présente affaire constitue l’un des rares cas envisagés dans Andrews, précité, dans lesquels la différence de traitement, fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues visés par le par. 15(1), n’est pas discriminatoire. Il est important d’identifier ces cas en analysant le par. 15(1) en fonction de son objet, afin de faire en sorte que l’analyse effectuée sous le régime de ce paragraphe ne devienne pas mécanique, mais tienne compte plutôt des véritables contextes social, politique et juridique entourant chaque demande fondée sur le droit à l’égalité.

G. L’article premier de la Charte

111 Comme j’ai conclu à l’absence de violation du par. 15(1) de la Charte, il n’est pas nécessaire d’examiner l’article premier.

VII. Conclusions et dispositif

112 En définitive, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Je remarque que l’intimé n’a pas demandé de dépens. Dans ces circonstances, je ne rends aucune ordonnance à

cet égard.

113 Je suis donc d’avis de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante:

Q. 1: L’alinéa 44(1)d) et l’art. 58 du Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8, violent‑ils le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu’ils établissent une distinction fondée sur l’âge relativement aux veuves et aux veufs âgés de moins de 45 ans?

R.: Non.

Q. 2: Dans l’affirmative, la justification de cette violation peut‑elle se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

R.: Vu la réponse donnée à la première question, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

Pourvoi rejeté.

Procureur de l’appelante: Community Legal Assistance Society, Vancouver.

Procureur de l’intimé: Le procureur général du Canada, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1999] 1 R.C.S. 497 ?
Date de la décision : 25/03/1999
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté. La première question constitutionnelle reçoit une réponse négative; il n’est pas nécessaire de répondre à la seconde question constitutionnelle

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droits à l’égalité - Régime de pensions du Canada réduisant de façon progressive le montant de la pension à laquelle le conjoint survivant qui n’est pas invalide et n’a pas d’enfant à charge a droit de sorte qu’il doit avoir au moins 35 ans pour toucher des prestations et reportant le versement de telles prestations à l’âge de la retraite - Versement des prestations de survivant reporté à l’âge de la retraite - Appelante de moins de 35 ans, qui n’est pas invalide et n’a pas d’enfant à charge - Son inadmissibilité aux prestations constitue‑t‑elle de la discrimination fondée sur l’âge? - Son inadmissibilité aux prestations viole‑t‑elle la disposition de la Charte en matière d’égalité? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 15 - Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8, art. 44(1)d), 58.

L’appelante, une femme de 30 ans qui n’a pas d’enfant à charge et qui n’est pas invalide, a été jugée inadmissible aux prestations de survivant prévues au Régime de pensions du Canada (RPC). Le RPC prévoit, pour le conjoint survivant sans enfant à charge, qui n’est pas invalide et qui a entre 35 et 45 ans, une réduction progressive du plein montant de cette pension de 1/120 par mois pour le nombre de mois restant à courir, au décès du cotisant, avant qu’il n’atteigne l’âge de 45 ans, de sorte qu’il doit avoir au moins 35 ans pour toucher des prestations. L’appelante a, sans succès, interjeté appel de cette décision devant le ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social et, par la suite, devant le tribunal de révision du Régime de pensions, alléguant que ces distinctions fondées sur l’âge la rendaient victime de discrimination fondée sur l’âge, ce qui contrevient au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. L’appelante a ensuite interjeté appel devant la Commission d’appel des pensions qui a conclu, après la tenue d’un procès de novo, que les distinctions contestées fondées sur l’âge ne portaient pas atteinte à ses droits à l’égalité. Les membres majoritaires de la Commission ont également conclu que, même si ces distinctions violaient effectivement le par. 15(1) de la Charte, elles seraient justifiées au sens de l’article premier. Un appel interjeté ultérieurement devant la Cour d’appel fédérale a été rejeté en grande partie pour les motifs exposés par la Commission d’appel des pensions. Les questions constitutionnelles à trancher dans le présent pourvoi sont de savoir si l’al. 44(1)d) et l’art. 58 du Régime de pensions du Canada violent le par. 15(1) de la Charte pour le motif qu’ils établissent une distinction fondée sur l’âge relativement aux veuves et aux veufs âgés de moins de 45 ans et, dans l’affirmative, si la justification de cette violation peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté. La première question constitutionnelle reçoit une réponse négative; il n’est pas nécessaire de répondre à la seconde question constitutionnelle.

Au cours de la courte période de l’interprétation du par. 15(1) de la Charte par notre Cour, plusieurs changements de fond importants sont survenus en droit de l’égalité. Tout au long de ces changements, bien qu’il y ait eu des divergences d’opinions parmi les juges de notre Cour relativement à l’interprétation appropriée du par. 15(1), il y a eu, et il y a toujours, un consensus général sur les principes fondamentaux portant sur l’objet de ce paragraphe et sur la façon appropriée d’aborder l’analyse relative à l’égalité. Le présent pourvoi fournit une belle occasion de résumer et de commenter ces principes fondamentaux afin de fournir aux tribunaux un ensemble de lignes directrices qui leur servira lorsqu’ils devront analyser une allégation de discrimination fondée sur la Charte.

Il est logique de poser les principes fondamentaux qui sous‑tendent le par. 15(1) en tant que lignes directrices à des fins d’analyse plutôt qu’en tant que critères stricts susceptibles d’êtres appliqués de façon automatique. L’analyse relative à l’égalité au sens de la Charte doit être faite en fonction de l’objet visé et du contexte. Les lignes directrices exposées dans les présents motifs sont précisément des points de référence conçus pour aider le tribunal à relever les facteurs contextuels pertinents dans le cadre d’une allégation de discrimination donnée et à évaluer l’effet de ces facteurs à la lumière de l’objet du par. 15(1). Il est bien entendu que les lignes directrices résumées en l’espèce devront être enrichies, en pratique, par les explications que l’on retrouve dans les présents motifs et dans les arrêts antérieurs, et par l’étude approfondie du contexte de l’allégation particulière fondée sur le par. 15(1) dont il est question. Il va sans dire qu’au fur et à mesure de l’évolution de notre jurisprudence sur l’art. 15, de nouveaux raisonnements et de nouvelles modifications peuvent fort bien se dégager.

La démarche générale

(1) Il est inapproprié de tenter de restreindre l’analyse relative au par. 15(1) de la Charte à une formule figée et limitée. Une démarche fondée sur l’objet et sur le contexte doit plutôt être utilisée en vue de l’analyse relative à la discrimination pour permettre la réalisation de l’important objet réparateur qu’est la garantie d’égalité et pour éviter les pièges d’une démarche formaliste ou automatique.

(2) La démarche que notre Cour a adoptée et qu’elle applique régulièrement relativement à l’interprétation du par. 15(1) repose sur trois questions primordiales: (A) La loi a‑t‑elle pour objet ou pour effet d’imposer une différence de traitement entre le demandeur et d’autres personnes? (B) La différence de traitement est‑elle fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? (C) La loi en question a‑t‑elle un objet ou un effet discriminatoires au sens de la garantie d’égalité? La première question vise à déterminer si la loi entraîne une différence de traitement. Les deuxième et troisième questions visent à déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination réelle au sens du par. 15(1).

(3) Par conséquent, le tribunal ayant à se prononcer sur une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) doit se poser trois grandes questions:

A. La loi contestée: a) établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui‑ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?

B. Le demandeur fait‑il l’objet d’une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

et

C. La différence de traitement est‑elle discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

L’objet

(4) En termes généraux, l’objet du par. 15(1) est d’empêcher qu’il y ait atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles au moyen de l’imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, et de promouvoir une société dans laquelle tous sont également reconnus dans la loi en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération.

(5) Il doit absolument y avoir un conflit entre l’objet ou les effets de la loi contestée et l’objet du par. 15(1) pour fonder une allégation de discrimination. L’existence d’un tel conflit doit être établie au moyen de l’analyse de l’ensemble du contexte entourant l’allégation et le demandeur.

La méthode comparative

(6) La garantie d’égalité est un concept relatif qui, en dernière analyse, oblige le tribunal à cerner un ou plusieurs éléments de comparaison pertinents. C’est généralement le demandeur qui choisit la personne, le groupe ou les groupes avec lesquels il désire être comparé aux fins de l’analyse relative à la discrimination. Cependant, lorsque la qualification de la comparaison par le demandeur n’est pas suffisante, le tribunal peut, dans le cadre du ou des motifs invoqués, approfondir la comparaison soumise par le demandeur lorsqu’il estime justifié de le faire. Pour déterminer quel est le groupe de comparaison pertinent, il faut examiner l’objet et les effets des dispositions législatives et tenir compte du contexte dans son ensemble.

Le contexte

(7) Les facteurs contextuels qui déterminent si les dispositions législatives ont pour effet de porter atteinte à la dignité du demandeur doivent être interprétés et analysés dans la perspective de ce dernier. Le point central de l’analyse est à la fois subjectif et objectif. Le point de vue approprié est celui de la personne raisonnable qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur et qui tient compte des facteurs contextuels pertinents.

(8) La personne qui invoque le par. 15(1) peut s’appuyer sur une série de facteurs pour démontrer que les dispositions législatives portent atteinte à sa dignité. La liste de ces facteurs n’est pas restrictive. On peut trouver des indications sur la nature de ces facteurs dans la jurisprudence de notre Cour et en faisant une analogie avec des facteurs reconnus.

(9) Voici certains des facteurs contextuels servant à déterminer s’il y a eu atteinte au par. 15(1):

(A) La préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité subis par la personne ou le groupe en cause.

Les effets d’une loi par rapport à l’objectif important du par. 15(1) pour ce qui est de la protection des personnes et des groupes qui sont vulnérables, défavorisés ou qui sont membres de «minorités distinctes et isolées», doivent toujours constituer une considération majeure. Bien que l’appartenance du demandeur à un ou plusieurs groupes historiquement favorisés ou défavorisés ne signifie pas, en soi, qu’il y a ait eu atteinte à un droit, la présence de ces facteurs préexistants portera à conclure qu’il y a eu violation du par. 15(1).

(B) La correspondance, ou l’absence de correspondance, entre le ou les motifs sur lesquels l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou à d’autres personnes.

Bien que le simple fait que les dispositions législatives contestées tiennent compte des caractéristiques et de la situation personnelles du demandeur ne suffira pas nécessairement pour faire rejeter une allégation fondée sur le par. 15(1), il sera généralement plus difficile de démontrer l’existence de discrimination lorsque la loi prend en considération la situation véritable du demandeur d’une manière qui respecte sa valeur en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, et il sera moins difficile de le faire lorsque la loi fait abstraction de la situation véritable du demandeur.

(C) L’objet ou l’effet d’amélioration de la loi contestée eu égard à une personne ou un groupe défavorisés dans la société.

Un objet ou un effet d’amélioration conforme à l’objet du par. 15(1) de la Charte ne portera vraisemblablement pas atteinte à la dignité humaine de personnes favorisées lorsque l’exclusion de ces dernières correspond en grande partie aux besoins plus grands ou à la situation différente propres au groupe défavorisé visé par les dispositions législatives. Ce facteur a une plus grande pertinence lorsque l’allégation fondée sur le par. 15(1) est faite par un membre favorisé de la société.

et

(D) La nature et l’étendue du droit touché par la loi contestée.

Plus les effets des dispositions législatives sont graves et localisés pour le groupe touché, plus il est probable que la différence de traitement à la source de ces effets soit discriminatoire au sens du par. 15(1).

(10) Bien qu’il incombe à la personne qui invoque le par. 15(1) de démontrer, en fonction de l’objet visé, qu’il y a eu atteinte à ses droits à l’égalité à la lumière d’un ou de plusieurs facteurs contextuels, le demandeur n’est pas nécessairement tenu de produire des éléments de preuve pour démontrer l’existence d’une atteinte à la dignité ou à la liberté humaines. Souvent, le simple fait que la différence de traitement soit fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues sera suffisant pour établir qu’il y a eu violation du par. 15(1), puisqu’il sera évident au vu de la connaissance d’office et du raisonnement logique que la distinction est discriminatoire au sens de ce paragraphe.

En raison des âges qui y sont mentionnés, le RPC établit clairement une distinction entre l’appelante et les autres demandeurs sur le fondement de l’âge. Tant le délai écoulé avant de toucher des prestations que le droit à des prestations réduites constituent une négation du droit au même bénéfice de la loi selon le premier volet de l’analyse de l’égalité.

Même si le droit à des prestations de survivant dépendait de l’interaction de l’âge, de l’invalidité et du fait d’avoir un enfant à charge, cette interaction n’empêcherait pas l’appelante de démontrer qu’une distinction fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés au par. 15(1) de la Charte a été établie. Un demandeur peut rattacher son allégation de discrimination à plus d’un motif énuméré ou d’un motif analogue. Cette façon d’aborder les motifs de discrimination est compatible avec la nature de l’analyse relative à l’égalité fondée sur le par. 15(1) de la Charte, essentiellement fondée sur l’objet et le contexte. Lorsqu’une partie allègue la discrimination en se fondant sur ce qu’elle présente comme un nouveau motif analogue ou sur une combinaison de divers motifs, cette étape de l’examen visant à déterminer s’il y a discrimination doit être axée sur la question de savoir si un motif, ou une combinaison de motifs, est analogue à ceux énumérés au par. 15(1) et pour quelle raison. Cette détermination se fonde sur une analyse exhaustive de l’objet du par. 15(1), de la nature et de la situation de la personne ou du groupe en cause et des antécédents sociaux, politiques et juridiques du traitement réservé à ce groupe dans la société canadienne. Un ou plusieurs motifs ne seront pas jugés analogues en vertu du par. 15(1) à moins qu’il ne puisse être démontré que la différence de traitement découlant de ce ou ces motifs est susceptible d’avoir une incidence sur la dignité humaine. Si la cour considère que reconnaître le motif, ou la combinaison de motifs, comme analogue irait dans le sens de la réalisation de l’objet fondamental du par. 15(1), le motif, ou la combinaison de motifs, sera alors reconnu.

Une allégation de discrimination reposant sur une combinaison de motifs peut être considérée comme étant fondée sur un motif analogue ou sur une synthèse des motifs énumérés au par. 15(1). Si le RPC avait fondé l’admissibilité sur une combinaison de facteurs, l’appelante aurait quand même pu établir l’existence de la distinction requise, qu’elle soit fondée sur l’âge seul ou sur une combinaison de motifs.

Relativement parlant, les adultes de moins de 45 ans n’ont pas continuellement subi le genre de discrimination à laquelle ont fait face certaines minorités distinctes et isolées du Canada. Par conséquent, la Cour aura plus de difficultés à conclure en pratique, à partir des faits dont elle peut à bon droit prendre connaissance d’office, que la distinction législative en cause viole la dignité humaine de l’appelante.

Il n’a pas été démontré que l’objet ou l’effet des dispositions législatives contestées violent la dignité humaine de l’appelante au point de constituer de la discrimination, bien que cette dernière ait attiré l’attention de notre Cour sur des rapports gouvernementaux et d’autres sources favorables à l’élargissement de l’admissibilité aux prestations aux conjoints survivants plus jeunes, en raison de leurs besoins financiers immédiats. L’objet et la fonction des dispositions contestées du RPC ne sont pas de pourvoir aux besoins financiers immédiats des veuves et des veufs, mais plutôt de permettre aux veuves et aux veufs plus âgés de subvenir à leurs besoins essentiels à long terme. L’idée qui se dégage des distinctions fondées sur l’âge établies par les dispositions du RPC relatives à la pension de survivant semble être que les jeunes personnes éprouvent moins de difficulté à participer au marché du travail à long terme et sont généralement plus en mesure que leurs aînés de remplacer, au fil du temps, par leurs propres moyens et en tant que membres actifs de la société canadienne, le revenu de leur conjoint décédé. Un tribunal peut à bon droit prendre connaissance d’office du fait que plus l’on vieillit, plus il est difficile de trouver et de conserver un emploi.

Bien que la loi défavorise les conjoints plus jeunes qui se trouvent dans cette catégorie, il ne s’agit vraisemblablement pas d’un désavantage réel, si on le regarde à long terme. Le fait que la loi traite différemment les personnes plus jeunes ne traduit ni n’encourage l’idée que ces personnes sont moins capables, ou moins dignes d’intérêt, de respect et de considération, s’il est analysé du double point de vue de la sécurité à long terme et des possibilités plus grandes offertes par la jeunesse. De même, la différence de traitement ne perpétue pas l’opinion que les gens de cette catégorie sont moins capables, ou moins dignes d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne. Compte tenu du contexte contemporain et historique qui entoure la différence de traitement et les personnes qu’elle touche, les dispositions législatives en cause n’appliquent pas de stéréotypes aux adultes âgés de moins de 45 ans, ne les excluent pas et ne les dévalorisent pas. La loi ne fonctionne pas au moyen de stéréotypes mais au moyen de distinctions qui correspondent à la situation véritable des personnes qu’elle vise. Du fait de sa jeunesse, l’appelante jouit, à plus forte raison, de meilleures chances de remplacer à long terme le revenu perdu.

Le fait que le régime de pension a clairement pour objet d’améliorer la situation des conjoints survivants âgés constitue un autre facteur à l’appui de l’opinion que les dispositions contestées du RPC ne portent pas atteinte à la dignité humaine essentielle. En établissant un régime de pension qui accorde des prestations suivant l’âge du survivant, le législateur semble avoir voulu allouer les fonds aux personnes dont la capacité de subvenir à leurs besoins était la plus faible. Sa préoccupation était de promouvoir la dignité et la liberté de la personne en assurant une sécurité financière de base à long terme aux personnes dont la situation les rend incapables d’atteindre ce but, qui revêt tant d’importance sur les plans de la vie et de la dignité. C’est là un objet législatif qui s’harmonise bien avec les objectifs fondamentaux du par. 15(1) de la Charte.

Il n’est pas toujours nécessaire qu’une loi corresponde parfaitement à la réalité sociale pour être conforme au par. 15(1) de la Charte. La question de savoir si une disposition législative porte atteinte à la dignité du demandeur doit dans chaque cas être examinée en tenant compte de l’ensemble du contexte de la demande. En l’espèce, l’appelante est favorisée en raison de son jeune âge. Le texte de loi a un objet et des fonctions égalitaires et ses dispositions correspondent dans une très large mesure aux besoins et à la situation des personnes ciblées. Aucun autre facteur ne donne à penser que ces dispositions portent atteinte à la dignité de jeune adulte de l’appelante, tant dans leur objet que dans leurs effets.

Le fait que les dispositions de la loi s’appuient sur des généralisations statistiques documentées qui peuvent ne pas correspondre parfaitement aux besoins financiers à long terme de tous les conjoints survivants ne compromet pas la conclusion ultime, soit qu’elles sont compatibles avec la dignité et la liberté de l’appelante. Dans ces circonstances particulières à tout le moins, le législateur peut légitimement s’appuyer sur des généralisations documentées pour édicter des dispositions réparatrices sans contrevenir au par. 15(1) de la Charte et sans avoir à les justifier au sens de l’article premier. Dans d’autres circonstances, le respect du par. 15(1) exigera à n’en pas douter une correspondance plus précise. En particulier, une correspondance plus précise sera vraisemblablement importante dans le cas où la personne ou le groupe exclu de la loi est déjà défavorisé ou vulnérable dans la société canadienne. L’admissibilité de l’appelante à la pension à l’âge de 65 ans étaye la conclusion que la loi ne traduit pas une opinion voulant que l’appelante soit moins méritante ou ait moins de valeur comme personne; la loi prévoit seulement que les prestations ne lui seront versées que lorsqu’elle aura atteint une certaine étape dans son cycle de vie, soit au moment de l’âge de la retraite.


Parties
Demandeurs : Law
Défendeurs : Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)

Références :

Jurisprudence
Arrêts examinés: Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296
McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229
Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513
Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418
Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493
Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872
arrêts mentionnés: R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933
R. c. Hess
R. c. Nguyen, [1990] 2 R.C.S. 906
Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695
Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627
Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358
Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624
Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
Kask c. Shimizu, [1986] 4 W.W.R. 154
Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519
Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713
Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986
Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 15(1), (2).
Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8, art. 44(1)d) [mod. ch. 30 (2e suppl.), art. 13], 58(1)a) [mod. idem., art. 26].
Doctrine citée
Canada. Débats de la Chambre des communes, vol. VI, 2e sess., 26e lég., 10 août 1964, p. 6824.
Canada. Débats de la Chambre des communes, vol. IX, 2e sess., 26e lég., 16 novembre 1964, p. 10310.
Sopinka, John, Sidney N. Lederman and Alan W. Bryant. The Law of Evidence in Canada. Toronto: Butterworths, 1992.

Proposition de citation de la décision: Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 (25 mars 1999)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1999-03-25;.1999..1.r.c.s..497 ?
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