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26/09/1997 | CANADA | N°[1997]_3_R.C.S._440

Canada | Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d'enquête sur le système d'approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 R.C.S. 440 (26 septembre 1997)


Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 R.C.S. 440

La Société canadienne de la Croix‑Rouge, George Weber,

le docteur Roger A. Perrault, le docteur Martin G. Davey,

le docteur Terry Stout, le docteur Joseph Ernest Côme Rousseau,

le docteur Noel Adams Buskard, le docteur Raymond M. Guevin,

le docteur John Sinclair MacKay, le docteur Max Gorelick,

le docteur Roslyn Herst et le docteur Andrew Kaegi et Bayer Inc.

et Baxter Corporation Appelants

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L’honorable Horace Krever, ès qualités de

Commissaire de l’enquête sur le système d’approvisionnement

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Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 R.C.S. 440

La Société canadienne de la Croix‑Rouge, George Weber,

le docteur Roger A. Perrault, le docteur Martin G. Davey,

le docteur Terry Stout, le docteur Joseph Ernest Côme Rousseau,

le docteur Noel Adams Buskard, le docteur Raymond M. Guevin,

le docteur John Sinclair MacKay, le docteur Max Gorelick,

le docteur Roslyn Herst et le docteur Andrew Kaegi et Bayer Inc.

et Baxter Corporation Appelants

c.

L’honorable Horace Krever, ès qualités de

Commissaire de l’enquête sur le système d’approvisionnement

en sang au Canada Intimé

et

La Société canadienne de l’hémophilie,

la Société canadienne du SIDA, Canadian

Hemophiliacs Infected with HIV,

T‑COR, HIV‑T Group (Blood Transfused),

Toronto and Central Ontario Regional

Hemophilia Society, la Société des survivant(e)s d’hépatite C,

Hepatitis C Group of Transfusion Recipients

& Hemophiliacs et Janet Conners

(Infected Spouses & Children) Association Intervenants

Répertorié: Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada)

No du greffe: 25810.

1997: 25 juin; 1997: 26 septembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, [1997] A.C.F. no 17 (QL), qui a rejeté l'appel d’un jugement du juge Richard, [1996] 3 C.F. 259, 115 F.T.R. 81, 136 D.L.R. (4th) 449, 37 Admin. L.R. (2d) 260, [1996] A.C.F. no 864. Pourvoi rejeté.

Earl A. Cherniak, c.r., Kirk F. Stevens, Maureen B. Currie et Christopher I. Morrison, pour les appelants la Société canadienne de la Croix‑Rouge, George Weber, le docteur Roger A. Perrault, le docteur Martin G. Davey, le docteur Terry Stout, le docteur Joseph Ernest Côme Rousseau, le docteur Noel Adams Buskard, le docteur Raymond M. Guevin, le docteur John Sinclair MacKay, le docteur Max Gorelick, le docteur Roslyn Herst et le docteur Andrew Kaegi.

Randal T. Hughes, Christopher D. Woodbury et Tracey N. Patel, pour l’appelante Bayer Inc.

Philip Spencer, c.r., et Tim Farrell, pour l’appelante Baxter Corporation.

P. S. A. Lamek, c.r., Angus T. McKinnon et Michele J. Lawford, pour l’intimé.

Bonnie A. Tough et Kathryn Podrebarac, pour l’intervenante la Société canadienne de l’hémophilie.

R. Douglas Elliott et Patricia A. LeFebour, pour l’intervenante la Société canadienne du SIDA.

William A. Selnes, pour l’intervenante Canadian Hemophiliacs Infected with HIV, T‑COR.

Allan D. J. Dick, pour l’intervenante HIV‑T Group (Blood Transfused).

David Harvey, pour l’intervenante Toronto and Central Ontario Regional Hemophilia Society.

Philip S. Tinkler, pour l’intervenante la Société des survivant(e)s d’hépatite C.

Pierre R. Lavigne, pour l’intervenante Hepatitis C Group of Transfusion Recipients & Hemophiliacs.

Dawna J. Ring, pour l’intervenante Janet Conners (Infected Spouses & Children) Association.

//Le juge Cory//

Version française du jugement de la Cour rendu par

1. Le juge Cory — Quelles limites, s’il y a lieu, convient‑il d’imposer aux conclusions d’une commission d’enquête? Une commission peut‑elle tirer, quant à la conduite de sociétés ou de particuliers, des conclusions assimilables à des déclarations de responsabilité civile ou pénale? Y a‑t‑il lieu d’imposer des limites différentes aux préavis annonçant l’éventuelle imputation d’une faute? Voilà le genre de questions qui doivent être examinées dans le présent pourvoi.

Contexte factuel

2. Plus de 1 000 Canadiens ont été directement infectés par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) véhiculé par le sang et les produits sanguins au début des années 1980. Environ 12 000 Canadiens ont été infectés par le virus de l’hépatite C véhiculé par le sang et les produits sanguins au cours de la même période. Cette tragédie a poussé les ministres fédéral, provinciaux et territoriaux à s’entendre en septembre 1993 sur la création d’une commission d’enquête chargée d’examiner le système d’approvisionnement en sang.

3. Le 4 octobre 1993, en vertu de la partie I de la Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I‑11 (la Loi), le gouvernement du Canada a chargé le juge Krever, de la Cour d’appel de l’Ontario (le commissaire), de faire enquête et rapport sur le système d’approvisionnement en sang au Canada. Le décret ordonnait expressément à la commission de:

. . . faire enquête et rapport sur le mandat, l’organisation, la gestion, les opérations, le financement et la réglementation de toutes les activités du système canadien d’approvisionnement en sang, y compris les événements entourant la contamination de réserves de sang au début des années 1980, en examinant, sans limiter la portée générale de l’enquête,

· l’organisation et l’efficacité des systèmes actuels et antérieurs d’approvisionnement en sang et en produits du sang au Canada;

· les rôles, opinions et idées des groupes d’intérêts concernés; et

· les structures et expériences d’autres pays, particulièrement ceux qui ont des systèmes fédéraux comparables.

Le 3 novembre 1993, un avis annonçant la nomination du commissaire et décrivant son mandat a été publié dans les journaux à l’échelle du Canada. Par la suite, tous ceux qui avaient un intérêt ont eu l’occasion de demander la reconnaissance de leur qualité pour agir devant la commission ainsi que de l’aide financière. Vingt‑cinq parties intéressées, dont les appelantes, la Société canadienne de la Croix-Rouge et Bayer Inc., le gouvernement fédéral et chacun des gouvernements provinciaux, à l’exception du Québec, ont obtenu la reconnaissance de leur qualité pour agir. L’appelante Baxter Corporation a choisi de ne pas faire reconnaître sa qualité pour agir, mais elle a par la suite participé aux procédures en produisant des documents pertinents et des témoins.

4. Le décret habilitait le commissaire à «adopter les méthodes et procédures qui lui apparaîtront les plus indiquées pour la conduite de l’enquête». Après avoir consulté les parties, le commissaire a adopté des règles de procédure et de pratique. Ces règles, qui furent acceptées par toutes les parties, prévoyaient que, en règle générale, ce serait les avocats de la commission qui interrogeraient d’abord les témoins, mais que d’autres avocats pourraient demander d’être les premiers à interroger un témoin particulier. Les règles comprenaient les garanties procédurales suivantes:

toutes les parties ayant qualité pour agir et tous les témoins assignés devant la commission d’enquête avaient le droit d’être représentés par un avocat, à l’enquête comme à l’entrevue préalable;

chaque partie avait le droit de faire contre‑interroger par son avocat tout témoin ayant déposé, et l’avocat d’un témoin qui n’avait pas qualité pour agir avait le droit d’interroger ce témoin;

toutes les parties avaient le droit de demander au commissaire d’assigner des témoins que l’avocat de la commission n’avait pas jugé bon d’appeler;

toutes les parties avaient le droit de recevoir des copies de tous les documents déposés en preuve et le droit de déposer leurs propres éléments de preuve documentaire;

toutes les audiences devaient se dérouler en public, sauf en cas de demande visant à préserver le caractère confidentiel des renseignements;

même s’il pouvait recevoir des éléments de preuve susceptibles d’être jugés irrecevables devant une cour de justice, le commissaire devait tenir compte des risques d’une telle preuve et, en particulier, de son effet sur la réputation d’une personne.

5. La commission a tenu des audiences publiques partout au Canada entre novembre 1993 et décembre 1995. Décrivant son mandat et ses intentions, le commissaire a souligné qu’ [traduction] «il ne s’agit pas d’une chasse aux sorcières. La présente enquête ne porte pas sur la responsabilité civile ou criminelle». Il a dit que l’enquête n’avait pas pour objet de défendre les intérêts de qui que ce soit dans quelque poursuite en cours ou à venir et qu’il ne permettrait pas que les audiences servent à d’autres fins. Il a en outre clairement indiqué qu’il interprétait son mandat comme incluant un processus d’établissement des faits relatifs aux événements du début des années 1980 et qu’il entendait [traduction] «aller jusqu’au fond» des choses. [traduction] «À cette fin, a‑t‑il déclaré, il est essentiel de déterminer ce qui a causé ou contribué à causer la contamination de réserves de sang au Canada au début des années 1980.»

6. Le 26 octobre 1995, les avocats de la commission ont remis à toutes les parties une note les invitant à transmettre à la commission les allégations de faute qu’elles jugeaient devoir figurer dans les conclusions de la commission. La note expliquait qu’aux termes de l’art. 13 de la Loi, le commissaire était tenu de prévenir toute personne à laquelle il prévoyait imputer une faute. Les observations devaient faire en sorte que les préavis renferment toutes les conclusions faisant état d’une faute que la commission pourrait tirer. Ces observations confidentielles ne devaient être lues que par les avocats de la commission et elles pouvaient être incluses dans les préavis que donnerait le commissaire. Seules les conclusions fondées sur des éléments de preuve produits au cours des audiences publiques et devant s’inscrire dans le cadre du rapport final du commissaire ont été incluses dans les préavis.

7. Le 21 décembre 1995, dernier jour des audiences prévues, 45 préavis confidentiels désignant nommément 95 particuliers, personnes morales et gouvernements et comportant chacun de une à 100 allégations furent transmis conformément à l’art. 13 de la Loi. Les préavis informaient les intéressés que la commission pourrait tirer certaines conclusions fondées sur les éléments de preuve produits devant elle, que ces conclusions pourraient être assimilables à l’imputation d’une faute au sens de l’art. 13 et que les intéressés avaient le droit de se faire entendre sur le point de savoir si le commissaire devait ou non tirer ces conclusions. Les destinataires avaient jusqu’au 10 janvier 1996 pour faire savoir si et comment ils entendaient répondre aux préavis dans leurs observations finales.

8. Un certain nombre des destinataires ont présenté des demandes de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Le 27 juin 1996, le juge Richard ([1996] 3 C.F. 259) a déclaré qu’aucune conclusion faisant état d’une faute ne pouvait être tirée à l’endroit de 47 des requérants, mais il a par ailleurs rejeté les demandes de contrôle judiciaire. Bon nombre des destinataires dont les préavis n’avaient pas été annulés ont interjeté appel. La Cour d’appel fédérale, [1997] A.C.F. no 17 (QL), a annulé le préavis visant le Dr Craig Anhorn, mais a rejeté les autres appels.

Les dispositions législatives pertinentes

9. Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I‑11

2. Le gouverneur en conseil peut, s’il l’estime utile, faire procéder à une enquête sur toute question touchant le bon gouvernement du Canada ou la gestion des affaires publiques.

. . .

12. Les commissaires peuvent autoriser la personne dont la conduite fait l’objet d’une enquête dans le cadre de la présente loi à se faire représenter par un avocat. Si, au cours de l’enquête, une accusation est portée contre cette personne, le recours à un avocat devient un droit pour celle‑ci.

13. La rédaction d’un rapport défavorable ne saurait intervenir sans qu’auparavant la personne incriminée ait été informée par un préavis suffisant de la faute qui lui est imputée et qu’elle ait eu la possibilité de se faire entendre en personne ou par le ministère d’un avocat.

Les juridictions inférieures

La Section de première instance de la Cour fédérale, [1996] 3 C.F. 259

10. Les appelants ont présenté quatre arguments principaux devant le juge Richard de la Cour fédérale (Section de première instance). Ils ont fait valoir que les préavis comportaient des conclusions de droit concernant leur responsabilité civile ou criminelle et que le commissaire n’était pas habilité à tirer de telles conclusions. Ils ont prétendu subsidiairement que, s’il s’avérait que le commissaire était habilité à tirer les conclusions exposées dans les préavis, c’était un pouvoir qu’il ne pouvait exercer parce qu’il avait assuré les parties qu’il s’en abstiendrait et que, sans ces assurances, celles‑ci n’auraient jamais donné leur aval à la procédure devant régir l’enquête. Ils ont soutenu en troisième lieu que la délivrance des préavis à la toute fin des procédures violait les règles de l’équité procédurale. La Croix-Rouge a enfin prétendu que les avocats de la commission ne devraient pas participer à la rédaction du rapport final parce qu’ils avaient pris part à la rédaction des préavis et ainsi pris position à l’encontre des appelants, et parce qu’ils avaient pris connaissance d’observations confidentielles n’ayant pas été portées à l’attention de toutes les parties et personnes concernées.

11. Le juge Richard a noté que l’art. 13 de la Loi prévoit clairement qu’une enquête peut mener à l’imputation d’une faute. Il a précisé que toute conduite, peu importe qu’elle puisse ou non entraîner la responsabilité civile ou pénale, peut être visée. Selon lui, la conclusion de fait, en particulier celle qui se rapporte aux faits qui révèlent les défaillances ou expliquent les raisons d’un désastre, peut constituer une condition préalable essentielle à la formulation de recommandations utiles et fiables quant aux moyens d’éviter la répétition des événements en cause. Il a noté que la Cour suprême du Canada avait reconnu la validité de bon nombre d’enquêtes axées sur la recherche des faits touchant des actes répréhensibles, y compris sur la question expresse de savoir si des actes répréhensibles pouvaient être reprochés à des personnes en particulier. Dans aucune de ces causes, a‑t‑il poursuivi, la Cour n’a mis en doute la compétence de la commission d’enquête de tirer des conclusions de fait établissant une faute.

12. Le juge Richard a estimé que la commission joue à la fois un rôle consultatif et un rôle d’enquête. Afin de remplir ce double rôle, le commissaire a un pouvoir discrétionnaire étendu en ce qui concerne la détermination de l’ordre du jour de l’enquête et de sa procédure. Le juge Richard a rejeté l’argument de l’expectative légitime qu’auraient eue les appelants en se fondant sur les assurances données au cours des audiences par le commissaire, savoir qu’il ne tirerait pas de conclusion de fait susceptible d’être assimilée à une déclaration de responsabilité légale. Il a conclu que la théorie de l’expectative légitime se limitait aux droits procéduraux. À son avis, elle ne pouvait être invoquée pour modifier la compétence de la commission sur le fond.

13. Le juge Richard a conclu que les appelants n’avaient pas réussi à établir qu’ils subiraient un préjudice au cours d’un procès pénal ou civil ultérieur. Selon lui, ils étaient protégés par les limites imposées à l’utilisation de leur déposition dans des poursuites pénales par les art. 7 et 13 de la Charte canadienne des droits et libertés et l’art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5. Il a en outre noté qu’on ne lui avait cité aucune source appuyant la proposition voulant que les conclusions du commissaire — et encore moins le contenu des préavis — soient admissibles en preuve dans le cadre de procédures civiles ultérieures. De toute façon, a‑t‑il dit, le juge du procès sera mieux placé pour déterminer si les éléments de preuve dans le rapport devraient être admis en preuve et, dans l’affirmative, quelle valeur devrait leur être accordée.

14. Le juge Richard a conclu que la contestation de l’éventuelle imputation d’une faute n’était, à cette étape, que pure spéculation. Le commissaire s’était engagé à ne tirer aucune conclusion concernant la responsabilité civile ou criminelle, et tous les destinataires des préavis avaient pleine possibilité de faire valoir des arguments contre l’adoption de ces allégations. Il a conclu que le commissaire n’avait pas outrepassé son mandat en procédant à une enquête sur la perpétration de crimes précis. Il a jugé que les conclusions du commissaire, une fois publiées, pourraient être annulées si elles outrepassaient le mandat de la commission. En l’espèce toutefois, la cour n’était saisie que de l’acte administratif consistant à signifier le préavis prescrit par la loi aux parties intéressées.

15. En ce qui a trait à la procédure adoptée par le commissaire, le juge Richard a conclu que l’art. 7 de la Charte ne s’appliquait pas à la protection de la réputation et que, même s’il s’appliquait, la délivrance des avis respectait les principes de justice fondamentale. Les garanties procédurales prescrites par la Loi avaient été accordées aux appelants. Il a rejeté les plaintes des appelants au sujet des éléments de preuve acceptés par la commission, des observations confidentielles, du moment des avis, de l’équité des audiences et de la conduite des avocats de la commission.

16. Le juge Richard a statué qu’aucune conclusion explicite faisant état d’une faute ne pouvait être tirée à l’égard de 47 des particuliers destinataires de préavis. Les avocats de la commission avaient confirmé que ces personnes ne seraient nommées dans aucune conclusion de fait défavorable résultant de ces préavis. Il a rejeté les autres demandes de contrôle judiciaire. Il a en outre déclaré que tous les appelants devaient être autorisés à répondre aux préavis.

La Cour d’appel fédérale, [1997] A.C.F. no 17 (QL)

17. Le juge Décary, qui a prononcé les motifs de la Cour d’appel, a conclu que la contestation de la compétence du commissaire n’était pas prématurée. À son avis, le fait que le commissaire n’avait pas encore préparé son rapport final n’était pas déterminant. Si le commissaire n’a pas compétence pour formuler dans son rapport final les conclusions qu’il annonce dans les préavis, il n’a pas davantage compétence pour en faire l’objet d’un préavis. Le juge Décary a toutefois souligné que les tribunaux doivent faire preuve de retenue extrême avant d’intervenir à ce stade afin de ne pas nuire aux enquêtes. Les tribunaux ne devraient intervenir, a‑t‑il conclu, que lorsqu’il est évident que le commissaire est sur le point d’excéder sa compétence.

18. Le juge Décary a ensuite examiné la question de savoir si le commissaire avait le pouvoir de tirer les conclusions exposées dans les préavis. Il a souligné qu’il est presque inévitable que les enquêtes publiques sur des tragédies ternissent des réputations et soulèvent des interrogations relativement à la responsabilité de certaines personnes. C’est pour ces raisons que le législateur et les tribunaux ont imposé des restrictions sévères à l’utilisation de ces conclusions dans les procès, au civil comme au criminel. De plus, les conclusions d’un commissaire ne sont que la formulation de l’opinion qu’il s’est faite sur la conduite d’une personne. Cette opinion n’a pas la valeur, la force ni l’effet d’un jugement.

19. Le juge Décary a fait remarquer que l’art. 13 de la Loi permet expressément à un commissaire d’imputer une «faute». Il a conclu que cela englobe le pouvoir d’un commissaire de conclure qu’une personne a manqué à une norme de conduite. Puisque cette norme peut être morale, légale, scientifique, sociale ou politique, la conclusion qu’il y a eu manquement à un devoir ne signifie pas nécessairement que son auteur a violé la loi. Cela signifie simplement que la personne n’a pas satisfait à une norme proposée par le commissaire. Soutenir le contraire, ce serait bâillonner complètement les enquêtes publiques et aller à l’encontre de l’art. 13.

20. Le juge Décary ne s’est pas prononcé sur la question de savoir si un commissaire peut être habilité à tirer des conclusions concernant la responsabilité civile ou criminelle, mais il a décidé qu’en l’espèce le commissaire en était empêché en raison des assurances qu’il avait lui‑même données à cet égard et du silence sur ce point du décret créant la commission d’enquête. Il ne s’agissait donc que de savoir si les préavis expédiés aux appelants comportaient des conclusions au sujet de la responsabilité civile ou pénale ou évoquaient la possibilité que de telles conclusions soient tirées.

21. Dans l’arrêt Re Nelles and Grange (1984), 46 O.R. (2d) 210 (C.A.), le critère adopté à l’égard de cette question était celui de savoir si les conclusions auraient valeur de décision ou de détermination de la responsabilité civile ou pénale aux yeux du public. Cet arrêt a été cité et approuvé par notre Cour dans Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366, à la p. 1398. Le juge Décary a toutefois dit que cette approche devrait se limiter aux enquêtes sur la perpétration de crimes précis. Il a d’abord affirmé que le critère strict aurait pour effet de paralyser les travaux de la plupart des commissions d’enquête générales comme celle dont il est question en l’espèce. Il a ensuite ajouté que le critère ne peut être concilié avec l’approche adoptée par notre Cour dans d’autres affaires, dont O’Hara c. Colombie‑Britannique, [1987] 2 R.C.S. 591, à la p. 596, et Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97. Même si aucune de ces décisions ne portait sur les conclusions mêmes qu’avait tirées un commissaire, il a conclu que la Cour suprême n’aurait pas autorisé la poursuite d’enquêtes menant inévitablement à des conclusions de fait ayant valeur de détermination de responsabilité aux yeux du public, si de telles conclusions étaient interdites.

22. Le juge Décary a fait remarquer que le commissaire ne peut tirer de conclusions au sujet de la responsabilité civile ou pénale ni contourner cette interdiction en employant des termes qui, sans être aussi précis, laisseraient essentiellement la même impression. Plus un commissaire emploiera des termes «consacrés sur le plan juridique» (au par. 55), plus il s’exposera à ce que ses conclusions soient considérées par les tribunaux comme des déterminations de responsabilité légale.

23. Le juge Décary a ensuite appliqué cette approche aux préavis en cause. Il a reconnu que le choix de certaines expressions comme «responsible for» et «despite knowing» avait des relents de déclaration de responsabilité légale, mais il n’était pas disposé à annuler les préavis pour ce seul motif. Il a toutefois déclaré au par. 69:

Le Commissaire comprendra, j’en suis certain, qu’il s’aventurerait en terrain dangereux s’il persistait, dans son rapport final, à utiliser certains des termes qu’il a utilisés dans les préavis et à adopter des tournures de phrases qui s’apparenteraient de trop près à l’expression d’une conclusion juridique.

Sous réserve de cette mise en garde, il a conclu que le commissaire avait le pouvoir de donner les préavis et il a rejeté le premier argument des appelants.

24. Le juge Décary a rejeté la prétention selon laquelle la délivrance tardive des préavis avait violé les règles d’équité procédurale. Il a souligné que le commissaire dispose d’une grande marge de manoeuvre et a toute la discrétion voulue pour établir les procédures de l’enquête et que celles qui furent adoptées en l’espèce respectaient les principes d’équité procédurale. Il a dit ne voir aucune objection à ce qu’un commissaire attende la fin des audiences avant de donner des préavis. Les appelants ont eu la possibilité de répondre aux préavis et de produire de nouveaux éléments de preuve dans un délai court mais souple, mais ils ont choisi de ne pas le faire.

25. Le juge Décary a ensuite examiné le cas de deux appelants qui n’étaient pas du nombre des parties à l’enquête et qui, partant, n’y avaient pas été représentés, à savoir Baxter Corporation et Craig A. Anhorn, ancien employé de la Croix-Rouge. Ils ont tous deux fait valoir que, comme ils n’étaient pas parties à l’enquête, les préavis auraient dû leur parvenir plus tôt et indiquer les éléments de preuve sur lesquels étaient fondées les allégations de faute. Le juge Décary a rejeté la prétention de Baxter Corporation, parce que la société savait qu’elle serait probablement visée par l’enquête et qu’elle avait choisi délibérément de ne pas demander la reconnaissance de sa qualité pour agir. Celle‑ci ayant, selon lui, couru un risque calculé, il lui fallait dès lors en assumer les conséquences. Quant à Craig Anhorn, étant donnée sa situation particulière, le juge Décary a conclu qu’il y avait lieu d’annuler les préavis le visant.

26. Le juge Décary a en dernier lieu examiné la prétention voulant que les avocats de la commission ne puissent participer à la rédaction du rapport final parce qu’ils avaient examiné des documents confidentiels qui n’avaient pas été communiqués aux autres parties ni à l’intimé. Il a semblé sensible à la prétention des appelants, mais il a conclu que la démarche était prématurée car le commissaire n’avait pas indiqué avoir l’intention de faire appel aux avocats de la commission pour la rédaction du rapport final. Le juge Décary a ajouté ne pas croire que le commissaire chercherait conseil auprès de ceux de ses avocats qui savent des choses que lui‑même et les appelants ignorent.

27. Il a donc accueilli l’appel incident de Craig Anhorn, mais rejeté tous les autres appels.

Questions soulevées par le pourvoi

28. 1. Le commissaire a‑t‑il outrepassé sa compétence par la nature et l’étendue des allégations de faute exposées dans les préavis?

2. Si le commissaire avait initialement cette compétence, l’a‑t‑il perdue en omettant de donner des garanties procédurales adéquates ou en fixant une date tardive pour la délivrance des préavis?

3. Y a‑t‑il lieu d’interdire aux avocats de la commission de prendre part à la rédaction du rapport final parce qu’ils ont reçu des renseignements confidentiels qui n’ont pas été communiqués au commissaire ni aux autres parties?

4. L’appelante Baxter Corporation devrait‑elle être traitée différemment des autres appelants?

Analyse

Le commissaire a‑t‑il outrepassé sa compétence par la nature et l’étendue des allégations de faute exposées dans les préavis?

A. Introduction -‑ Les commissions d’enquête

29. Les commissions d’enquête existent depuis longtemps au Canada et sont devenues un élément important et utile de notre tradition. Elles ont souvent joué un rôle de premier plan dans l’examen de tragédies et proposé nombre de recommandations efficaces pour corriger des situations dangereuses.

30. Il peut être utile de reprendre ce qui a été dit au sujet de l’histoire et du rôle des commissions d’enquête dans l’arrêt Phillips, précité, aux pp. 137 et 138:

En tant qu’organismes ad hoc, les commissions d’enquête sont libres d’un bon nombre des entraves institutionnelles qui limitent parfois l’action des diverses branches de gouvernement. Elles sont constituées pour répondre à un besoin, bien qu’il faille malheureusement admettre qu’elles doivent souvent leur existence à des tragédies comme un désastre industriel, des écrasements d’avions, des décès inexpliqués de jeunes enfants, des allégations d’exploitation sexuelle d’enfants largement répandue ou des erreurs judiciaires graves.

Au moins trois études d’importance sur le sujet ont mis en évidence l’utilité des enquêtes publiques et ont recommandé qu’elles soient maintenues: Commission de réforme du droit du Canada, Document de travail 17, Droit administratif: les commissions d’enquête (1977); Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on Public Inquiries (1992); Alberta Law Reform Institute, Report No. 62, Proposals for the Reform of the Public Inquiries Act (1992). D’après ces études, les commissions d’enquête présentent de nombreux avantages. Bien que ces avantages dépendent du contexte de la création de chaque commission et des pouvoirs qui lui sont conférés, il peut être utile de passer en revue certaines des fonctions les plus courantes de ces commissions.

L’une des principales fonctions des commissions d’enquête est d’établir les faits. Elles sont souvent formées pour découvrir la «vérité», en réaction au choc, au sentiment d’horreur, à la désillusion ou au scepticisme ressentis par la population. Comme les cours de justice, elles sont indépendantes; mais au contraire de celles‑ci, elles sont souvent dotées de vastes pouvoirs d’enquête. Dans l’accomplissement de leur mandat, les commissions d’enquête sont, idéalement, dépourvues d’esprit partisan et mieux à même que le Parlement ou les législatures d’étudier un problème dans la perspective du long terme. Les cyniques dénigrent les commissions d’enquête, parce qu’elles seraient un moyen utilisé par le gouvernement pour faire traîner les choses dans des situations qui commanderaient une prompte intervention. Pourtant, elles peuvent remplir, et remplissent de fait, une fonction importante dans la société canadienne. Dans les périodes d’interrogation, de grande tension et d’inquiétude dans la population, elles fournissent un moyen d’informer les Canadiens sur le contexte d’un problème préoccupant pour la collectivité et de prendre part aux recommandations conçues pour y apporter une solution. Le statut et le grand respect dont jouit le commissaire, ainsi que la transparence et la publicité des audiences, contribuent à rétablir la confiance du public non seulement dans l’institution ou la situation visées par l’enquête, mais aussi dans l’ensemble de l’appareil de l’État. Elles constituent un excellent moyen d’informer et d’éduquer les citoyens inquiets.

Incontestablement, la capacité d’une commission d’enquête de procéder à des examens et d’éduquer et d’informer les Canadiens profite à notre société. Une enquête publique devant un commissaire impartial et indépendant qui cherche la cause d’une tragédie et qui recommande des changements peut aider à prévenir la répétition de tragédies semblables à l’avenir et rétablir la confiance du public envers le secteur ou le processus visé par l’enquête.

31. Les rôles d’enquête et d’éducation du public qui sont conférés à une commission d’enquête ont une très grande importance. Ces rôles ne devraient cependant pas être remplis aux dépens du respect des droits des personnes faisant l’objet de l’enquête. La nécessité de parvenir à un juste équilibre a été reconnue par le juge Décary lorsqu’il a dit, au par. 32, que «[l]a recherche de la vérité n’excuse pas la violation des droits des personnes sous enquête». Cela signifie que si important que soit le travail d’une commission, il ne peut se faire aux dépens du droit fondamental de tout citoyen d’être traité équitablement.

Le contexte de la présente enquête

32. Les circonstances ayant donné lieu à la présente enquête ne peuvent être oubliées. Le contexte factuel met en lumière l’importance de la commission et permet de situer les audiences dans leur juste perspective. Plus de 1 000 Canadiens ont été directement infectés par le VIH véhiculé par le sang et les produits sanguins au début des années 1980, et environ 12 000 autres Canadiens ont été infectés par le virus de l’hépatite C et exposés aux dangers qu’il représente. Ces infections ont été causées par le système même auquel les Canadiens font appel pour le rétablissement de leur santé en cas de maladie ou d’accident. C’est un système mis en oeuvre à l’échelle du pays. D’après le rapport Wilbee (Rapport du Sous-comité sur les questions de santé du Comité permanent de la santé et du bien-être social, des affaires sociales, du troisième âge et de la condition féminine, Tragédie et enjeu: La transfusion sanguine au Canada et le VIH (13 mai 1993)), étude parlementaire sur le système d’approvisionnement en sang au Canada, chaque jour au Canada, toutes les 20 secondes, une personne a besoin d’une transfusion sanguine. Bon nombre de familles canadiennes sont touchées d’une façon ou d’une autre par le besoin urgent et continuel de sang et de produits du sang. Le système d’approvisionnement en sang constitue clairement une partie essentielle du système de santé au Canada. Il importe au plus haut point de comprendre comment et pourquoi ce système d’une importance vitale a fait défaut aux Canadiens, pour faire en sorte que cette terrible tragédie ne se reproduise plus jamais et pour rétablir la confiance du public dans notre système de soins de la santé.

33. C’est dans ce contexte que doit être examiné le pouvoir du commissaire de délivrer des préavis annonçant l’éventuelle imputation d’une faute aux appelants.

B. L’étendue du pouvoir du commissaire de conclure à l’existence d’une faute

34. Une commission d’enquête ne constitue ni un procès pénal, ni une action civile pour l’appréciation de la responsabilité. Elle ne peut établir ni la culpabilité criminelle, ni la responsabilité civile à l’égard de dommages. Il s’agit plutôt d’une enquête sur un point, un événement ou une série d’événements. Les conclusions tirées par un commissaire dans le cadre d’une enquête sont tout simplement des conclusions de fait et des opinions que le commissaire adopte à la fin de l’enquête. Elles n’ont aucun lien avec des critères judiciaires normaux. Elles tirent leur source et leur fondement d’une procédure qui n’est pas assujettie aux règles de preuve ou de procédure d’une cour de justice. Les conclusions d’un commissaire n’entraînent aucune conséquence légale. Elles ne sont pas exécutoires et elles ne lient pas les tribunaux appelés à examiner le même objet. La nature et les conséquences limitées des enquêtes ont été correctement décrites dans l’arrêt Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1997] 2 C.F. 527, au par. 23:

Une enquête publique n’est pas du tout un procès civil ou criminel [. . .] Dans un procès, le juge assume un rôle juridictionnel et seules les parties ont la responsabilité de présenter la preuve. Dans une enquête, les commissaires sont dotés de vastes pouvoirs d’enquête pour accomplir leur mandat d’enquête [. . .] Les règles de preuve et de procédure sont donc considérablement moins contraignantes dans le cas d’une commission d’enquête que dans le cas d’une cour de justice. Les juges décident des droits visant les rapports entre les parties, une commission d’enquête ne peut que «faire enquête» et «faire rapport» [. . .] Les juges peuvent imposer des sanctions pécuniaires ou pénales; la seule conséquence susceptible de découler d’une conclusion défavorable de la Commission d’enquête [. . .] est que des réputations pourraient être ternies.

Par conséquent, même si les conclusions d’un commissaire peuvent avoir un effet sur l’opinion publique, elles ne peuvent entraîner de conséquences ni au pénal ni au civil. En d’autres termes, même s’il se peut qu’elles soient perçues par le public comme des déterminations de responsabilité, les conclusions d’un commissaire ne sont ni ne peuvent être des déclarations de responsabilité civile ou pénale.

35. Quel sort donc réserver à la prétention des appelants portant qu’un commissaire chargé d’une enquête publique n’est pas habilité à tirer des conclusions susceptibles d’être considérées par le public raisonnablement bien informé comme une détermination de responsabilité pénale ou civile? Puisqu’il ressort clairement que les conclusions d’un commissaire ne peuvent constituer des déclarations de responsabilité légale, les appelants semblent soutenir que, compte tenu du tort susceptible d’être causé à la réputation des parties ou des témoins, il ne devrait pas être loisible au commissaire d’exprimer un blâme ni d’imputer une responsabilité pour les événements visés par l’enquête. Même s’ils reconnaissent qu’un commissaire a le pouvoir de tirer des conclusions de fait, les appelants paraissent contester son pouvoir d’apprécier ces faits ou encore d’évaluer ce qui s’est produit par rapport à une norme de conduite. Pour démontrer pourquoi il y a lieu de rejeter cet argument, il faudra examiner d’abord la Loi sur les enquêtes, puis des décisions où les tribunaux se sont penchés sur la compétence et les pouvoirs d’autres commissions d’enquête.

La Loi sur les enquêtes

36. La Loi sur les enquêtes prévoit deux types d’enquête. Le premier type est décrit à l’art. 2 de la Loi. Cette disposition porte que le gouverneur en conseil, s’il l’estime utile, peut faire procéder à une enquête sur toute question «touchant le bon gouvernement du Canada ou la gestion des affaires publiques». Le deuxième type est décrit à l’art. 6 de la Loi. Cet article prévoit la nomination d’«un ou plusieurs commissaires pour faire enquête et rapport sur toute question touchant l’état et l’administration des affaires [d’un] ministère» ou sur la «conduite [. . .] de toute personne y travaillant». C’est ce deuxième type d’enquête qui, le plus souvent, porte expressément sur la conduite de particuliers.

37. Le juge Krever a reconnu d’entrée de jeu que son enquête ne visait pas à examiner la conduite de particuliers, mais qu’elle devait plutôt se concentrer sur les moyens d’assurer un système d’approvisionnement en sang au Canada qui soit sûr, efficient et efficace. Le 22 novembre 1993, il a déclaré:

[traduction] Suivant l’interprétation que je fais de mon mandat, l’enquête vise d’abord et avant tout à déterminer si les réserves de sang du Canada sont aussi sûres qu’elles pourraient l’être et à déterminer si le système canadien d’approvisionnement en sang est suffisamment sans danger pour garantir qu’aucune autre tragédie ne se produira. À cette fin, il est essentiel de déterminer ce qui a causé ou contribué à causer la contamination de réserves de sang au Canada au début des années 1980.

38. L’article 13 de la Loi énonce clairement que les commissaires ont le pouvoir d’imputer une faute. Pour exercer ce pouvoir, les commissaires doivent aussi être habilités à établir les faits sur lesquels sont fondées les conclusions faisant état d’une faute, même s’ils nuisent à la réputation de certaines parties. S’il en était autrement, le processus d’enquête ne servirait essentiellement à rien. Les enquêtes produiraient des rapports se limitant uniquement à des recommandations de changements, mais ne comprendraient aucune conclusion factuelle qui permette de démontrer pourquoi les changements proposés sont nécessaires. Pour être en mesure de remplir utilement ses rôles d’enquête, d’éducation et de recommandation, une commission d’enquête doit tirer des conclusions de fait. Ce sont ces conclusions qui conduiront finalement aux recommandations susceptibles d’empêcher d’autres tragédies.

39. Ces conclusions de fait peuvent fort bien désigner nommément les particuliers et les organismes qui sont pris en faute. Il y aura manifestement des réputations qui seront ternies. Mais le risque de voir des réputations ternies peut être le prix à payer pour faire en sorte que, dans la mesure où elle est évitable, une tragédie comme celle que devait examiner la commission en l’espèce ne se reproduise plus. Comme le juge Richard l’a dit dans le jugement de la Section de première instance au par. 71:

La conclusion de fait, en particulier en ce qui a trait aux faits qui expliquent ce qui s’est produit ou la cause du désastre, peut constituer une condition préalable essentielle à la formulation d’une recommandation utile et fiable à l’intention du gouvernement quant à la façon d’éviter la répétition des événements en cause.

Et comme le juge Décary l’a dit dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale au par. 35:

. . . une enquête publique sur une tragédie serait bien inutile si elle ne permettait pas d’en identifier les causes et les acteurs de crainte d’atteinte à la réputation et en raison du danger que certaines des conclusions de fait ne soient invoquées dans le cadre de poursuites civiles ou pénales. Il est presque inévitable qu’en cours de route ou dans un rapport final, une telle enquête ternisse des réputations et soulève des interrogations dans le public relativement à la responsabilité de certaines personnes. Je doute qu’il soit possible de satisfaire le besoin d’enquêtes publiques destinées à faire la lumière sur un incident donné, sans porter atteinte de quelque façon à la réputation des personnes impliquées.

Je suis d’accord avec ces observations. À mon avis, il est clair que les commissaires doivent avoir le pouvoir de tirer les conclusions de fait qui sont pertinentes pour expliquer et appuyer leurs recommandations, même si elles peuvent nuire à la réputation de certaines personnes.

40. Les appelants ne semblent pas contester le pouvoir du commissaire de tirer des conclusions de fait; leur objection vise l’évaluation de ces faits par le commissaire. À mon avis toutefois, le pouvoir des commissaires de conclure à l’existence d’une faute doit comprendre non seulement la constatation des faits, mais aussi leur évaluation et leur interprétation. Cela signifie que les commissaires doivent être en mesure d’apprécier la déposition des témoins qui se présentent devant eux et de juger de leur crédibilité. Ce pouvoir découle du libellé de l’art. 13 de la Loi, qui renvoie au pouvoir du commissaire d’imputer une «faute» («misconduct» dans le texte anglais). Selon le Concise Oxford Dictionary (8e éd. 1990), le terme «misconduct» est une [traduction] «mauvaise» conduite ou une [traduction] «gestion irrégulière». Sans le pouvoir d’évaluer et d’apprécier les dépositions, le commissaire se trouverait dans l’impossibilité de déterminer si la conduite était «mauvaise» par opposition à «bonne», ou encore s’il s’agissait d’une «gestion irrégulière» par opposition à une «saine gestion». Le pouvoir de procéder à ces évaluations des faits établis au cours d’une enquête doit nécessairement être compris implicitement dans le pouvoir d’imputer une faute prévu à l’art. 13. De plus, il serait absurde que le gouvernement nomme un commissaire, qui acquiert forcément une connaissance approfondie de tous les aspects des événements visés par l’enquête, et l’empêche ensuite de faire appel à cette connaissance pour procéder à des évaluations éclairées de la preuve produite.

41. Le principal argument avancé pour empêcher les commissaires de tirer des conclusions englobant des évaluations de la conduite de particuliers a trait à la possibilité que ces conclusions ternissent la réputation des parties désignées nommément. Je ne suis toutefois pas convaincu qu’une évaluation défavorable des faits par le commissaire aggrave nécessairement le tort causé à la réputation de la partie visée par les conclusions de fait défavorables elles‑mêmes. Supposons, par exemple, qu’une enquête ait tiré la conclusion de fait défavorable suivante:

La société X a appris à la fin de l’été ou au début de l’automne 1984 que son procédé de fabrication de concentrés de facteur non traités était inefficace pour détruire l’agent responsable du SIDA. Un procédé exploitable et plus sûr pour la fabrication de concentrés de facteur traités par la chaleur était offert sur le marché et utilisé. La société X n’a pas retiré ses produits fabriqués selon le procédé inefficace et dangereux.

Le tort causé à la réputation de la partie par ces conclusions est‑il amplifié si l’évaluation du commissaire vient s’y ajouter, comme dans l’exemple suivant?

La société X a appris à la fin de l’été ou au début de l’automne 1984 que son procédé de fabrication de concentrés de facteur non traités était inefficace pour détruire l’agent responsable du SIDA et qu’un procédé exploitable et plus sûr pour la fabrication de concentrés de facteur traités par la chaleur était offert sur le marché et utilisé. Même si elle avait connaissance des graves dangers que cela présentait pour le public, la société X a omis de retirer ces produits fabriqués selon le procédé qu’elle savait être inefficace et dangereux. C’était là une conduite inacceptable.

Il est impossible de dire s’il y aurait véritablement une différence en ce qui concerne l’impression laissée auprès du public au sujet de la conduite de la société X si les conclusions étaient libellées selon la deuxième formulation au lieu de la première. Le tort causé à la réputation de la société doit provenir de l’établissement des conclusions de fait. Comme cela fait clairement partie des attributions du commissaire, je ne puis voir pourquoi le commissaire devrait être empêché de faire les évaluations ou de tirer les conclusions appropriées découlant de ces faits.

42. De plus, pour limiter le rôle d’un commissaire à la seule constatation des faits, il faudrait d’abord que le commissaire, puis ensuite les tribunaux, se penchent sur l’épineuse question de distinguer les faits des opinions. D’après l’interprétation que je fais de la Loi, il n’est pas nécessaire d’examiner cette question. Le libellé de l’art. 13 autorise implicitement un commissaire à constater des faits et à tirer des conclusions fondées sur ces faits, même si les constatations et les conclusions sont susceptibles de nuire à la réputation de personnes physiques ou morales.

La jurisprudence

43. Selon les appelants, même si la loi autorise les commissaires à imputer une faute, ce pouvoir a été limité par des décisions judiciaires. L’encadrement judiciaire de ce pouvoir serait tel qu’il ne peut être exercé si les conclusions passent aux yeux du public pour des déterminations de responsabilité. Les appelants fondent leur position sur les commentaires faits par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Nelles, précité, qui a été approuvé par notre Cour dans Starr c. Houlden, précité, à la p. 1398. Dans Nelles, la cour a interdit à un commissaire nommé par la province d’exprimer son opinion quant à savoir si le décès d’un enfant était le résultat d’un acte, accidentel ou autre, d’une ou de plusieurs personnes nommément désignées. Cette restriction, selon la cour, découlait des termes du décret instituant l’enquête, lesquels interdisaient au commissaire d’exprimer [traduction] «toute conclusion de droit concernant la responsabilité civile ou criminelle» (p. 215). Faute de cette disposition, craignait‑on, l’enquête risquait d’empiéter sur la compétence législative fédérale en matière criminelle. La Cour d’appel a exprimé cette préoccupation en ces termes à la p. 220:

[traduction] . . . le fait que les constatations ou les conclusions tirées par le commissaire ne soient pas impératives ni décisives à l’égard des procédures ultérieures n’est pas un élément déterminant dans sa décision. Ce qui importe c’est qu’une conclusion du commissaire serait considérée comme une décision par le public et serait susceptible de causer un préjudice grave si une personne désignée par le commissaire comme responsable du décès dans les circonstances devait faire face à de telles accusations dans d’autres procédures. Ce qui importe tout autant, c’est que, si aucune accusation n’était portée par la suite, la personne déclarée responsable par le commissaire n’aurait aucun recours pour défendre sa réputation.

Les appelants invoquent cet énoncé à l’appui de leur position voulant qu’un commissaire ne puisse tirer des conclusions valant, aux yeux du public, détermination de la responsabilité légale.

44. Je ne puis accepter cette position. Le critère énoncé plus haut est approprié lorsqu’il s’agit d’enquêtes portant sur un crime précis. Toutefois, il ne devrait pas être appliqué à des enquêtes qui portent sur un objet plus vaste, comme la tragédie visée en l’espèce. Je suis d’accord avec la Cour d’appel fédérale pour dire que si les commentaires faits dans l’arrêt Nelles devaient être considérés comme un principe de droit applicable à chaque enquête, la mission de bon nombre, voire de la majorité des commissions d’enquête deviendrait impossible à remplir.

45. Une distinction peut être établie entre les arrêts Nelles et Starr et la présente espèce. Dans l’arrêt Nelles, la cour a conclu que l’enquête avait pour objet de découvrir qui avait perpétré un crime précis, à savoir l’assassinat de plusieurs bébés à l’hôpital pour enfants de Toronto. Au moment où l’affaire a été portée devant la Cour d’appel, une poursuite criminelle n’avait rien donné et une enquête policière poussée sur les décès était toujours en cours. Lorsqu’il a établi la commission, le gouvernement l’a décrite comme une enquête portant sur des décès paraissant résulter d’actes criminels délibérés. Le procureur général avait en outre déclaré qu’en cas de découverte de nouveaux éléments de preuve susceptibles de justifier le dépôt de nouvelles accusations, ces accusations seraient déposées et les poursuites seraient menées avec vigueur. La cour a clairement perçu les procédures comme équivalant à une enquête préliminaire visant un crime précis. Le fait pour le commissaire de nommer les personnes qu’il estimait responsables aurait, dans ces circonstances, été l’équivalent d’une attribution claire de responsabilité criminelle.

46. Il est aussi possible d’établir une distinction d’avec l’arrêt Starr. Dans cette affaire, l’enquête publique avait été engagée à la suite d’allégations très médiatisées de conflit d’intérêts et d’activités criminelles de la part de Patricia Starr et de Tridel Corporation. Le décret instituant l’enquête nommait à la fois Starr et Tridel et, sans prévoir d’obligation de formuler des recommandations, donnait le mandat de procéder à une enquête sur leur conduite dans des termes pratiquement identiques à ceux des dispositions pertinentes du Code criminel. Notre Cour a conclu que l’enquête visait uniquement à obtenir des éléments de preuve, à déterminer s’ils étaient suffisants et à décider si une preuve prima facie avait été établie à l’endroit des parties nommées. L’observation suivante est tirée des motifs, à la p. 1403:

. . . il semble n’y avoir absolument aucun principe général sous‑jacent à l’enquête. Il ne s’agit pas, par exemple, d’une commission d’enquête sur les liens entre les organismes charitables et les fonctionnaires publics. Le commissaire n’a pas le mandat exprès de faire enquête sur autre chose que des allégations précises d’un lien qui existerait entre des relations d’affaires intervenues entre des fonctionnaires publics et les deux personnes et les avantages qui peuvent avoir été conférés à ces fonctionnaires publics.

À la page 1405, la Cour a tiré la conclusion suivante au sujet de l’objet de la commission:

Il n’y a rien dans la formulation même du mandat, ni dans les circonstances qui ont donné lieu à l’enquête, qui me convainque qu’elle vise à rétablir la confiance en l’intégrité du gouvernement et de ses institutions ou à examiner le régime auquel les fonctionnaires publics sont assujettis. Ces objets sont manifestement accessoires à la caractéristique principale de l’enquête, qui consiste à mener une enquête et à constater des faits à l’égard de personnes nommément désignées au sujet d’une infraction criminelle précise.

La Cour a conclu que l’enquête était ultra vires de la province.

47. Ces deux enquêtes étaient manifestement exceptionnelles. Elles portaient sur des incidents particuliers et sur des personnes précises, concurremment à des enquêtes criminelles. Leurs conclusions ne pouvaient que nuire à la réputation des particuliers ou des parties et elles pouvaient fort bien être interprétées comme des déclarations de responsabilité par des citoyens. Dans ces circonstances, il y avait lieu d’adopter un critère strict pour protéger les personnes susceptibles de faire l’objet d’enquêtes criminelles. Ces commissions étaient toutefois très différentes des enquêtes générales telle celle sur la contamination des réserves de sang au Canada, en cause en l’espèce.

48. Le critère strict établi dans l’arrêt Nelles n’a pas été suivi dans d’autres affaires portant sur des commissions d’enquête. Dans l’arrêt Phillips, précité, la Cour a refusé, au par. 19, de suspendre une enquête dont l’objet déclaré était de faire la lumière sur l’explosion survenue dans la mine Westray, notamment d’établir [traduction] «b) si ces faits auraient pu être évités; c) si la négligence a pu causer ces faits ou y contribuer; [. . .] f) si les lois, règlements, arrêtés, règles ou directives applicables ont été respectés».

49. Dans l’arrêt O’Hara, précité, notre Cour a confirmé la validité d’une enquête dans des circonstances où le commissaire devait faire rapport sur la question de savoir si un prisonnier avait subi des blessures pendant la période où il était détenu sous la garde de la police et, le cas échéant, sur l’étendue des blessures, sur la ou les personnes qui les lui avaient infligées et sur les raisons pour lesquelles celles‑ci les lui avaient infligées. La Cour a établi une distinction entre les enquêtes visant à répondre à des questions de politique générales et celles dont l’objet relève principalement du droit pénal. L’enquête a été confirmée, même si elle devait inévitablement conduire à l’imputation d’une faute à des particuliers précis, parce qu’elle visait non pas un crime particulier, mais bien l’objectif plus large d’assurer un traitement adéquat aux personnes placées sous la garde d’agents de police.

50. Ce n’est pas non plus une approche stricte qui avait été retenue antérieurement dans l’affaire Procureur général (Qué.) et Keable c. Procureur général (Can.), [1979] 1 R.C.S. 218, aux pp. 226 et 227, où notre Cour a confirmé la validité d’une enquête visant «le comportement de toutes les personnes impliquées dans . . . l’entrée illégale effectuée au cours du mois de janvier 1973, [. . .] l’incendie d’une ferme [. . .] [et] un vol de dynamite».

51. Manifestement, les conclusions qui peuvent être tirées dans l’affaire Phillips et celles qui l’ont été dans les affaires O’Hara et Keable ne satisferaient pas au critère strict établi dans l’arrêt Nelles et repris dans l’arrêt Starr. Pourtant, tous ces commissaires ont conclu ou peuvent conclure à l’existence d’une faute ainsi que les y habilitent les dispositions de la Loi. Ils ne peuvent ni ne pourraient toutefois le faire sans énoncer des conclusions de fait susceptibles de ternir la réputation de certaines personnes. La validité de ces enquêtes a néanmoins été confirmée par notre Cour. Cela veut dire que le critère strict invoqué par les appelants ne peut recevoir une application générale. Il y a lieu d’adopter une approche plus souple dans les cas où les enquêtes sont de nature générale et sont établies pour atteindre un objet public valide et non comme moyen de faire avancer une enquête criminelle.

Qu’est‑ce qui peut être inclus dans le rapport d’un commissaire?

52. Qu’est‑ce que les commissaires peuvent donc inclure dans leurs rapports? Le rôle premier, voire la raison d’être d’une enquête sur une question donnée est de tirer des conclusions de fait. Pour ce faire, il se peut que le commissaire doive évaluer la crédibilité des témoins et en tirer des conclusions. À partir des conclusions de fait, le commissaire peut tirer les conclusions qui s’imposent sur l’existence ou non d’une faute et sur l’identité des personnes qui semblent en être responsables. Les conclusions du commissaire ne devraient toutefois pas reprendre le libellé des dispositions du Code qui définissent une infraction précise, sinon on pourrait penser que le commissaire reconnaît une personne coupable d’un crime. Cela pourrait fort bien indiquer que la commission était en réalité une enquête pénale déguisée en commission d’enquête. De même, les commissaires devraient chercher à ne pas évaluer les conclusions de fait en des termes identiques à ceux qu’emploient les tribunaux pour conclure à la responsabilité civile. Ils devraient aussi s’efforcer d’éviter tout libellé si ambigu qu’il semble constituer une déclaration de responsabilité civile ou pénale. Malgré ces mises en garde toutefois, il ne faudrait pas imposer aux commissaires de s’astreindre à des contorsions linguistiques afin d’éviter un libellé qui pourrait bien être interprété comme comportant une conclusion légale.

53. L’imputation d’une faute ne devrait pas être l’objet principal de cette sorte d’enquête publique. Les conclusions faisant état d’une faute devraient plutôt n’être tirées que dans des circonstances où elles sont nécessaires pour la réalisation du mandat de la commission d’enquête. L’enquête publique n’est jamais instituée pour déterminer la responsabilité pénale ou civile. Peu importe le soin apporté à la conduite de ses audiences, jamais une enquête ne peut offrir les mêmes garanties qu’un procès en matière de preuve ou de procédure. En fait, l’assouplissement même des règles de preuve, si courant dans les enquêtes, indique de façon évidente non seulement que le commissaire ne devrait pas conclure à la responsabilité pénale ou civile, mais qu’il n’en a pas le pouvoir.

54. Peut‑être y aurait‑il lieu d’inviter les commissions d’enquête à inclure, dans la préface de leurs rapports, une note indiquant que la constatation des faits et les conclusions qu’ils comportent ne peuvent être considérées comme des déclarations de responsabilité pénale ou civile. Les commissaires pourraient souligner que les règles de preuve et de procédure adoptées lors de l’enquête sont très différentes de celles qui régissent les cours de justice et que, partant, il se peut que les conclusions de fait tirées au cours d’une enquête ne correspondent pas nécessairement à celles qu’un tribunal aurait tirées. Cela pourrait aider le public à mieux comprendre ce que sont les conclusions d’un commissaire -- et ce qu’elles ne sont pas.

L’exigence de l’équité procédurale

55. Il se peut fort bien que la constatation des faits et les conclusions du commissaire portent préjudice à un témoin ou à une partie à l’enquête. Il faut néanmoins les tirer pour que lumière soit faite sur la nature de la tragédie visée par l’enquête et les responsabilités engagées afin que puissent être formulées des suggestions utiles susceptibles de corriger le problème. Il est vrai que les conclusions d’un commissaire ne peuvent donner lieu à des conséquences pénales ou civiles pour un témoin. De plus, chaque témoin jouit de la protection que lui garantissent la Loi sur la preuve au Canada et la Charte, qui prévoient que son témoignage ne peut être utilisé dans d’autres procédures contre lui. Il n’en demeure pas moins que le respect de l’équité procédurale est un élément essentiel, puisque les conclusions d’une commission peuvent ternir la réputation d’un témoin. Une bonne réputation représentant la valeur la plus prisée par la plupart des gens, il est essentiel de démontrer le respect des principes de l’équité procédurale dans les audiences de la commission.

L’équité dans les préavis

56. Le même principe d’équité doit s’étendre aux préavis concernant la faute exigés par l’art. 13 de la Loi sur les enquêtes. Toute commission est tenue de donner aux parties un préavis les informant des conclusions faisant état d’une faute susceptibles d’être tirées à leur égard dans le rapport final. Tant qu’ils sont remis à la partie visée sous le sceau de la confidentialité, les préavis ne devraient pas être assujettis à un degré d’examen aussi strict que les conclusions finales. C’est que les préavis ont pour objet de permettre aux parties de se préparer ou de répondre aux conclusions faisant état d’une faute que la commission pourrait tirer à leur égard. Plus le préavis est détaillé, plus il peut être utile à la partie. En outre, le seul tort qui pourrait être causé par la délivrance de préavis détaillés se limite à la réputation d’une partie. Mais tant que les préavis ne sont délivrés qu’à la partie susceptible d’être visée par une conclusion, il n’y a rien à redire. Le public ne peut prendre connaissance de la faute reprochée que si la partie ayant reçu le préavis choisit de le rendre public, auquel cas elle est elle‑même responsable du tort ainsi causé à sa réputation. Par conséquent, en toute justice pour les témoins ou les parties qui peuvent faire l’objet de conclusions faisant état d’une faute, les préavis devraient être le plus détaillés possible. Même si les allégations exposées dans les préavis semblent équivaloir à une conclusion qui risque d’outrepasser la compétence du commissaire, cela ne signifie pas qu’il en serait ainsi des conclusions finales destinées à être divulguées. Il faut supposer, jusqu’à preuve du contraire à la communication du rapport final, que les commissaires n’outrepasseront pas leurs pouvoirs.

Sommaire

57. Les principes de base applicables aux enquêtes menées en vertu de la partie I de la Loi peuvent être résumés très sommairement de la façon suivante:

a) (i) la commission d’enquête ne constitue pas une cour de justice ni un tribunal, et n’est aucunement habilitée à déterminer la responsabilité légale;

(ii) la commission d’enquête ne suit pas nécessairement les mêmes règles de preuve ou de procédure qu’une cour de justice ou un tribunal;

(iii) étant donné les points (i) et (ii) susmentionnés, le commissaire devrait s’efforcer de ne pas exprimer ses conclusions selon le libellé précis de la culpabilité criminelle ou de la responsabilité civile, sinon ses conclusions risquent d’être perçues par le public comme des déclarations de responsabilité criminelle ou civile;

b) le commissaire a le pouvoir de tirer toutes les conclusions de fait pertinentes qui sont nécessaires pour expliquer ou appuyer les recommandations, même si ces conclusions peuvent nuire à la réputation de certaines personnes;

c) le commissaire peut conclure à l’existence d’une faute sur la foi des conclusions de fait, pourvu que ces conclusions soient nécessaires à la réalisation de l’objet de l’enquête tel qu’il est décrit dans le mandat;

d) le commissaire peut conclure qu’il y a eu manquement à une norme de conduite, pourvu qu’il ressorte clairement qu’il ne s’agit pas d’une norme légalement contraignante telle que la conclusion soit assimilable à une conclusion de droit au sujet de la responsabilité criminelle ou civile;

e) le commissaire doit assurer le respect de l’équité procédurale dans le déroulement de l’enquête.

C. Application des principes à la présente espèce

58. Il faut se rappeler qu’en l’espèce la contestation engagée par les appelants découlait non des conclusions de la commission, mais bien des préavis donnés en application de l’art. 13. Par conséquent, les présents motifs ne portent aucunement sur la contestation du contenu du rapport de la commission ni de quelque conclusion précise. Il faut aussi se rappeler que le commissaire a déclaré, comme il se devait, qu’il ne tirerait pas de conclusions au sujet de la responsabilité civile ou pénale. Dans l’intérêt de l’équité à l’endroit des parties et des témoins, le commissaire doit être lié par ces déclarations et je suis certain qu’il les respectera. Par conséquent, il n’y a pas lieu d’examiner dans les présents motifs la question de l’étendue maximale des conclusions qu’un commissaire peut tirer dans un rapport. La solution à cette question sera souvent fonction de la nature et de la formulation du mandat du commissaire, et il faudra trancher sur cette base dans chaque cas.

59. Il s’agit donc de savoir si le commissaire a outrepassé sa compétence dans les préavis délivrés aux appelants; j’opine pour la négative. Les conclusions faisant état d’une faute qui pourraient être tirées couvrent des domaines qui relevaient de la mission du commissaire. Le mandat de la commission était extrêmement vaste et il obligeait le commissaire à faire enquête et rapport sur «les événements entourant la contamination de réserves de sang au début des années 1980, en examinant [. . .] l’organisation et l’efficacité des systèmes actuels et antérieurs d’approvisionnement en sang et en produits du sang au Canada». Cela doit englober l’examen de la conduite et des pratiques des institutions et des personnes responsables du système d’approvisionnement en sang. Le contenu des préavis n’indique aucunement que le commissaire ait enquêté ou songé à faire rapport dans des domaines qui étaient extérieurs à son mandat.

60. Si le commissaire avait tiré dans son rapport des conclusions formulées de la même façon que les préavis, un examen plus approfondi aurait pu être justifié. Toutefois, les appelants ont présenté leur demande avant la communication des conclusions du commissaire. Par conséquent, il est impossible de dire quelles conclusions il tirera ni comment il les formulera. À vrai dire, les appelants ont engagé leur contestation prématurément. En règle générale, une contestation comme celle‑ci ne devrait pas être engagée avant la publication du rapport, à moins que les parties n’aient des motifs raisonnables de croire que le commissaire outrepassera probablement sa compétence.

61. À supposer même que la contestation ne soit pas prématurée, les préavis ne sont pas attaquables. Ils annonçaient qu’il se pouvait que le commissaire tire certaines conclusions de fait susceptibles d’être assimilées à l’imputation d’une faute. Même s’ils ne sont pas tous libellés de la même manière, il peut être utile d’en reprendre certains pour illustrer le fondement de la présente conclusion. Bon nombre des médecins ainsi que la Croix-Rouge ont reçu un préavis qui incluait une allégation générale portant qu’ils:

[traduction] . . . ont omis d’assurer adéquatement la surveillance, la direction et l’apport de ressources pour le fonctionnement du Service des transfusions sanguines (STS) et du programme de recrutement de donneurs de sang (PRDS) à l’échelle nationale comme locale, et, partant, ont contribué aux déficiences énoncées plus loin, pour lesquelles ils sont responsables . . .

Cette allégation était suivie d’allégations particulières comme celle qui suit:

[traduction] Croix-Rouge

5. La CRC a omis de mettre en oeuvre, en temps utile, au cours de la période du 13 janvier au 10 mars 1983, des mesures nationales de sélection des donneurs pour réduire le risque de transmission du SIDA lié aux transfusions, omission qui a donné lieu à des cas d’infection par le VIH liée aux transfusions et de SIDA qui n’auraient pas dû se produire.

Le préavis signifié à l’appelante Baxter ne comportait qu’une allégation:

[traduction] 1. Après avoir pris connaissance en 1982 et par la suite de la possibilité ou de la probabilité que ses concentrés de facteur transmettent l’agent responsable du SIDA, Baxter a omis de prendre les mesures adéquates pour aviser les consommateurs et les médecins des risques liés à l’utilisation de ses produits et de leur conseiller d’envisager d’autres thérapies.

Il faut se rappeler que le commissaire a, dès le début de l’enquête, souligné avec sagesse qu’il n’avait ni l’intention ni le pouvoir de tirer des conclusions de droit. L’objectif précis visé était plutôt d’examiner les défaillances du système d’approvisionnement en sang au début des années 1980 et d’évaluer les solutions à apporter aux problèmes afin de protéger les réserves de sang à l’avenir. Il était par conséquent clair d’entrée de jeu que ses conclusions n’auraient rien à voir avec la responsabilité pénale ou civile.

62. De plus, même si bon nombre des préavis ne sont pas loin d’alléguer tous les éléments nécessaires de la responsabilité civile, aucun ne paraît excéder la compétence du commissaire. Si, par exemple, les conclusions de fait du commissaire l’amenaient à conclure que la Croix-Rouge et ses médecins ont omis de surveiller adéquatement le fonctionnement du Service des transfusions sanguines et le programme de recrutement de donneurs de sang, il lui serait loisible, aux termes de son mandat, de tirer cette conclusion. Certains des appelants s’opposent à l’emploi du terme [traduction] «déficiences» dans les préavis; je ne partage pas leur appréhension. Comme l’a souligné la Cour d’appel, il existe plusieurs types différents de critères normatifs, y compris d’ordre moral, scientifique, professionnel et déontologique. Déclarer qu’une personne a «omis» de faire quelque chose qui aurait dû être fait ne signifie pas nécessairement que cette personne a manqué à une norme de conduite au criminel ou au civil. Il en va de même du terme «responsable». À moins qu’un élément supplémentaire ne vienne préciser que le destinataire du préavis est légalement responsable, il n’y a aucune raison de présumer qu’il en est ainsi. C’est ce qui a été souligné dans l’arrêt Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440, à la p. 455:

Le fait détaché du domaine des obligations juridiques n’est pas significatif en soi et ne saurait constituer une cause; il ne devient fait juridique qu’en vertu d’une qualification qu’on lui attribue à la lumière d’une règle de droit. Le même ensemble de faits peut très bien se voir attribuer plusieurs qualifications donnant lieu à des causes parfaitement distinctes . . .

[C]’est par l’exercice intellectuel de la qualification, de la liaison entre le fait et le droit que la cause se révèle.

Bien que dans Rocois, la Cour ne se soit penchée que sur des faits, je crois que les mêmes principes peuvent s’appliquer à des constatations de faute fondées sur des normes de conduite. À moins que quelque chose n’indique que la norme appliquée est une norme juridique, nul ne peut prétendre qu’une conclusion de droit a été tirée.

63. Il est des expressions qui, si elles étaient employées, pourraient indiquer qu’une norme juridique a été appliquée, notamment si une conclusion portait que quelqu’un a «manqué à une obligation de diligence», a participé à un «complot», ou s’est rendu coupable de «négligence criminelle». Le commissaire n’a employé aucune de ces expressions. Les conclusions éventuelles décrites dans les préavis peuvent suggérer la responsabilité civile, mais le commissaire a déclaré qu’il ne tirerait pas de conclusion au sujet de la responsabilité en droit, et je suis convaincu qu’il ne le fera pas. À mon avis, le commissaire n’a commis aucune erreur en expédiant ces préavis.

Si le commissaire avait initialement cette compétence, l’a‑t‑il perdue en omettant de donner des garanties procédurales adéquates ou en fixant une date tardive pour la délivrance des préavis?

a. Garanties procédurales

64. Les appelants prétendent ne pas avoir bénéficié de garanties procédurales adéquates. Le commissaire aurait donc, selon eux, perdu le pouvoir de tirer le type de conclusions mentionnées dans les préavis. Ils auraient interprété les commentaires faits par le commissaire au cours de l’enquête comme des assurances que celui‑ci n’entendait aucunement tirer le type de conclusions évoquées dans les préavis. Les appelants prétendent que si ces assurances ne leur avaient pas été données, ils auraient insisté pour obtenir des procédures plus strictes en matière de preuve, plus de latitude dans leur pouvoir de contre‑interroger et d’autres garanties procédurales.

65. Pourtant, les trois sociétés appelantes n’étaient pas de simples spectateurs mal renseignés. Au contraire, elles avaient une connaissance détaillée et approfondie du système d’approvisionnement en sang, de la terrible tragédie engendrée par la contamination du sang par le VIH ainsi que du tollé général et de l’enquête qui ont suivi. La Société canadienne de la Croix-Rouge et Bayer Inc. ont participé aux procédures de l’enquête. Voilà pourquoi il est difficile d’accepter qu’elles aient été surprises par le caractère critique des préavis. En fait, la possibilité que le commissaire tire finalement des conclusions défavorables à l’endroit d’un témoin a expressément été soulevée par les avocats de la Croix-Rouge lors des discussions tenues entre les procureurs en novembre 1993 au sujet des règles de procédure. En réponse, les avocats de la commission ont cité l’art. 13 de la Loi et indiqué qu’un préavis devait être signifié à toute partie susceptible d’être visée par une conclusion défavorable. Aucune préoccupation relative à la procédure n’a été soulevée à l’époque. La troisième société appelante, Baxter Corporation, n’a pas participé à cette rencontre ni comparu à titre de partie à l’enquête. Elle était toutefois au courant de l’enquête et de ses objets, et elle y a pris part en produisant des témoins et des éléments de preuve documentaire.

66. La position de la Société canadienne de l’hémophilie, intervenante, est à la fois éclairante et utile sur ce point. À l’instar des appelants, la Société a reçu un préavis annonçant l’éventuelle imputation d’une faute. La Société était partie à l’enquête, elle a accepté les mêmes procédures que les appelants et elle s’y est adaptée. Toutefois, contrairement aux appelants, elle continue à appuyer le droit du commissaire de conclure à l’existence d’une faute. La Société a prétendu et confirmé que les pratiques et procédures adoptées à l’enquête étaient, compte tenu du mandat de la commission, justes et appropriées. Elle a en outre souligné qu’elle savait dès le début de l’enquête qu’il y avait un risque que le commissaire impute une faute au groupe dans ses conclusions par suite de sa participation au système canadien d’approvisionnement en sang.

67. Fait significatif, les garanties procédurales offertes aux parties à l’enquête et aux particuliers appelés à témoigner étaient étendues et exemplaires. La commission, avec l’accord unanime des parties, a offert une gamme de protections digne de louanges. À titre d’exemple:

toutes les parties ayant qualité pour agir et tous les témoins assignés devant la commission d’enquête avaient le droit d’être représentés par un avocat, lors de l’enquête comme lors de leur entrevue préalable;

chaque partie avait le droit de faire contre‑interroger par son avocat tout témoin ayant déposé, et l’avocat d’un témoin qui n’avait pas qualité pour agir avait le droit d’interroger ce témoin;

toutes les parties avaient le droit de demander au commissaire d’assigner des témoins que l’avocat de la commission n’avait pas jugé bon d’appeler;

toutes les parties avaient le droit de recevoir des copies de tous les documents déposés en preuve et le droit de déposer leurs propres éléments de preuve documentaire;

toutes les audiences devaient se dérouler en public, sauf en cas de demande visant à préserver le caractère confidentiel des renseignements;

même s’il pouvait recevoir des éléments de preuve susceptibles d’être jugés irrecevables devant une cour de justice, le commissaire devait tenir compte des risques d’une telle preuve et, en particulier, de son effet sur la réputation d’une personne.

Ces procédures ont été adoptées par consensus, après une rencontre de toutes les parties visant à déterminer quelles garanties étaient nécessaires. Je ne saurais dire quelles autres garanties les appelants pouvaient, de façon réaliste, s’attendre à obtenir. La procédure adoptée était éminemment juste et toute objection à son égard doit être rejetée. Je ne puis non plus accepter que les appelants aient pu être induits en erreur ou aient pu subir quelque préjudice par suite d’un «malentendu» au sujet du type de conclusions que le commissaire pouvait tirer. Cette prétention doit-elle aussi être rejetée.

b. Moment choisi pour les préavis

68. Les appelants font valoir que parce que le commissaire a attendu jusqu’au dernier jour des audiences pour signifier les préavis de conclusions faisant état d’une faute qui pourraient être tirées à leur égard, leur capacité de contre‑interroger efficacement les témoins et de présenter des éléments de preuve a été compromise. Ils prétendent qu’il leur est désormais impossible de réparer le préjudice causé par la signification tardive des préavis et que, partant, il y a lieu de les annuler. Pour les raisons que j’exposerai ici, je ne puis accepter ces prétentions.

69. La Loi n’exige pas que le commissaire donne le préavis dès qu’il prévoit la possibilité d’une allégation de faute. Même si je conçois qu’il pourrait être utile pour les parties de connaître d’avance les conclusions faisant état d’une faute dont elles pourraient faire l’objet, il arrive souvent que la nature même d’une enquête empêche de procéder de la sorte. Les enquêtes générales ne portent pas sur des personnes particulières ni sur la question de savoir si elles ont perpétré des crimes; elles visent plutôt des institutions et des systèmes et cherchent les moyens de les améliorer. Il s’ensuit que dans de telles enquêtes, il n’est pas nécessaire de présenter à des particuliers qui prennent part à l’enquête les détails d’une «thèse à infirmer» ou un préavis des chefs d’accusation qui peuvent être portés contre elles, comme ce le serait dans le cas de poursuites pénales. Même si les préavis devraient être donnés dès que possible, il est déraisonnable d’insister pour que les préavis de conclusion faisant état d’une faute soient toujours donnés hâtivement. Il est des enquêtes, comme celle‑ci, où le commissaire ne peut savoir quelles seront les conclusions avant la fin ou une étape avancée du processus. Tant que les personnes visées par ces préavis ont suffisamment de temps pour pouvoir appeler des témoins et présenter les observations qu’elles estiment nécessaires, la signification tardive des préavis ne constitue pas une procédure inéquitable.

70. La date de signification des préavis dépend toujours des circonstances. Lorsque la preuve est vaste et complexe, il peut être impossible de donner les préavis avant la fin des audiences. Dans d’autres situations, lorsque la question est plus simple, il peut être possible de donner un préavis des éventuelles conclusions faisant état d’une faute plus tôt au cours du processus. Dans la présente espèce, marquée par une masse énorme de renseignements recueillis au cours des audiences, le commissaire avait le pouvoir discrétionnaire de délivrer les préavis au moment où il l’a fait. Comme l’a dit le juge Décary au par. 79:

. . . le Commissaire bénéficie d’une latitude considérable, qui lui permet d’utiliser la méthode qui s’adapte le mieux aux besoins de son enquête. Je ne vois ainsi aucune objection de principe à ce qu’un commissaire, au lieu d’y aller au jour le jour avec les incertitudes et les inconvénients que cela peut comporter, attende la fin des audiences, au moment où il dispose de toutes les informations dont il a besoin, avant de donner des préavis.

Compte tenu de la nature et des objets de la présente enquête, il était impossible de donner des détails adéquats dans les préavis avant que toute la preuve n’ait été entendue. Dans le contexte de la présente enquête, la date des préavis n’était pas inéquitable.

71. De plus, les appelants disposaient d’une possibilité adéquate de répondre aux préavis et de produire les éléments de preuve supplémentaires qu’ils pouvaient juger nécessaires. Les préavis ont été signifiés le 21 décembre 1995, et les parties avaient à l’origine jusqu’au 10 janvier 1996 pour décider si et comment elles entendaient répondre. Ce délai a été prorogé à la demande des parties. Le délai imparti pour répondre était adéquat. L’on ne peut dire que la date retenue pour la signification des préavis a constitué une dérogation aux principes de l’équité procédurale.

Y a‑t‑il lieu d’interdire aux avocats de la commission de prendre part à la rédaction du rapport final parce qu’ils ont reçu des renseignements confidentiels qui n’ont pas été communiqués au commissaire ni aux autres parties?

72. La Croix-Rouge appelante prétend que parce que les avocats de la commission ont reçu des documents confidentiels relatifs aux allégations portées contre les appelants, on devrait les empêcher de prendre part à la rédaction du rapport. Cet argument est également prématuré car rien n’indique que le commissaire entend faire appel à ses avocats pour la rédaction du rapport final. De plus, le dossier ne révèle pas clairement la teneur des observations confidentielles examinées par les avocats. Si les observations se limitaient uniquement à des suggestions d’allégations, alors je crois que la présente plainte est sans fondement. Toutefois, dans l’hypothèse improbable où les observations auraient aussi compris des éléments qui n’ont pas été communiqués aux parties, il pourrait y avoir motif valable de s’inquiéter. Ainsi que l’a dit le juge Décary au par. 103:

La méthode employée à la toute fin des audiences pour recueillir les observations des parties était particulièrement dangereuse car elle ouvrait la porte à la possibilité qu’une personne à l’égard de laquelle des conclusions de fait défavorables seraient tirées dans le rapport final n’ait pas eu connaissance de toute la preuve qui la concernait.

Si les observations comprenaient des éléments de preuve nouveaux, non communiqués ni vérifiés, le commissaire ne devrait pas demander aux avocats qui ont reçu les observations confidentielles de le conseiller au sujet de la rédaction du rapport.

L’appelante Baxter Corporation devrait‑elle être traitée différemment des autres appelants?

73. L’appelante Baxter Corporation a fait valoir qu’elle devrait être traitée différemment des autres appelants parce qu’elle n’était pas une partie à l’enquête et que, partant, elle n’a pas été représentée au cours des audiences. Elle prétend que sa position est analogue à celle de Craig Anhorn, dont le préavis a été annulé par la Cour d’appel parce qu’il a pris part à la commission sans se rendre compte du risque d’être lui‑même visé par l’enquête.

74. La Cour d’appel a rejeté cet argument parce que le nom de Baxter Corporation figurait dans le rapport Wilbee qui est à l’origine de la présente commission d’enquête et que, partant, Baxter devait savoir que sa conduite serait examinée au cours de l’enquête. Baxter Corporation avait, selon la cour, pris un risque calculé et choisi de ne pas faire reconnaître sa qualité pour agir devant la commission. Elle ne devrait pas pouvoir maintenant se soustraire aux conséquences de cette décision.

75. Je suis d’accord avec cette conclusion. Je crois qu’une personne physique comme Craig Anhorn se trouve dans une situation très différente de celle d’une grande société qui aurait dû savoir dès le départ ce qui était en jeu dans l’enquête et qui a pris le risque calculé de ne pas y participer. Je ne crois pas que Baxter Corporation devrait être traitée différemment des autres appelants et je suis d’avis de rejeter ce moyen d’appel.

Dispositif

76. Je suis d’avis de rejeter le présent pourvoi.

Pourvoi rejeté.

Procureurs des appelants la Société canadienne de la Croix‑Rouge, George Weber, le docteur Roger A. Perrault, le docteur Martin G. Davey, le docteur Terry Stout, le docteur Joseph Ernest Côme Rousseau, le docteur Noel Adams Buskard, le docteur Raymond M. Guevin, le docteur John Sinclair MacKay, le docteur Max Gorelick, le docteur Roslyn Herst et le docteur Andrew Kaegi: Lerner & Associates, Toronto.

Procureurs de l'appelante Bayer Inc.: Fraser & Beatty, Toronto.

Procureurs de l'appelante Baxter Corporation: Blaney, McMurtry, Stapells, Friedman, Toronto.

Procureurs de l'intimé: Genest, Murray, DesBrisay, Lamek, Toronto.

Procureurs de l’intervenante la Société canadienne de l’hémophilie: Blake, Cassels & Graydon, Ottawa.

Procureurs de l’intervenante la Société canadienne du SIDA: Elliott, Rodrigues, Toronto.

Procureurs de l’intervenante Canadian Hemophiliacs Infected with HIV, T‑COR: Kapoor, Selnes, Klimm & Brown, Melfort, Saskatchewan.

Procureurs de l’intervenante HIV‑T Group (Blood Transfused): Goodman and Carr, Toronto.

Procureur de l’intervenante Toronto and Central Ontario Regional Hemophilia Society: David Harvey, Burlington.

Procureurs de l’intervenante la Société des survivant(e)s d’hépatite C: Tinkler, Morris, Toronto.

Procureur de l’intervenante Hepatitis C Group of Transfusion Recipients & Hemophiliacs: Pierre R. Lavigne, Ottawa.

Procureurs de l’intervenante Janet Conners (Infected Spouses & Children) Association: Buchan, Derrick & Ring, Halifax.


Synthèse
Référence neutre : [1997] 3 R.C.S. 440 ?
Date de la décision : 26/09/1997
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit administratif - Contrôle judiciaire - Enquête publique -- Compétence - Préavis d’éventuelles conclusions faisant état d’une faute - Le commissaire avait‑il compétence pour conclure à l’existence d’une faute? - Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I‑11, art. 2, 6, 12,13.

Enquêtes publiques - Compétence - Préavis d’éventuelles conclusions faisant état d’une faute - Les préavis étaient‑ils équitables?.

La commission d’enquête chargée d’examiner le système d’approvisionnement en sang après que des milliers de citoyens eurent été infectés par le VIH et par le virus de l’hépatite C véhiculés par le sang et les produits sanguins a tenu des audiences exhaustives régies par des règles de procédure acceptées par toutes les parties. Vingt‑cinq parties intéressées ont obtenu la reconnaissance de leur qualité pour agir. Baxter Corporation a choisi de ne pas faire reconnaître sa qualité pour agir, mais elle a par la suite participé aux procédures en produisant des documents pertinents et des témoins. Le dernier jour des audiences prévues, la commission a expédié des préavis confidentiels portant que la commission pourrait tirer certaines conclusions fondées sur les éléments de preuve produits devant elle, que ces conclusions pourraient être assimilables à l’imputation d’une faute au sens de l’art. 13 de la Loi sur les enquêtes (conférant le pouvoir d’imputer une faute), et que les destinataires avaient le droit de se faire entendre sur le point de savoir si le commissaire devait ou non tirer ces conclusions. Un certain nombre des destinataires ont présenté des demandes de contrôle judiciaire devant la Section de première instance de la Cour fédérale. Cette cour a déclaré qu’aucune conclusion faisant état d’une faute ne pouvait être tirée à l’endroit de 47 des requérants, mais elle a par ailleurs rejeté les demandes de contrôle judiciaire. Bon nombre des destinataires dont les préavis n’avaient pas été annulés ont interjeté appel. La Cour d’appel fédérale a annulé un préavis, mais a rejeté les autres appels. Les questions suivantes sont soulevées par le pourvoi: (1) Le commissaire a‑t‑il outrepassé sa compétence par la nature et l’étendue des allégations de faute exposées dans les préavis? (2) Si le commissaire avait initialement cette compétence, l’a‑t‑il perdue en omettant de donner des garanties procédurales adéquates ou en fixant une date tardive pour la délivrance des préavis? (3) Y a‑t‑il lieu d’interdire aux avocats de la commission de prendre part à la rédaction du rapport final parce qu’ils ont reçu des renseignements confidentiels qui n’ont pas été communiqués au commissaire ni aux autres parties? (4) L’appelante Baxter Corporation devrait‑elle être traitée différemment des autres appelants?

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

Plusieurs principes de base sont applicables aux enquêtes. La commission d’enquête ne constitue pas une cour de justice ni un tribunal, et n’est aucunement habilitée à déterminer la responsabilité légale; elle ne suit pas nécessairement les mêmes règles de preuve ou de procédure qu’une cour de justice ou un tribunal. Le commissaire devrait par conséquent s’efforcer de ne pas exprimer ses conclusions selon le libellé précis de la culpabilité criminelle ou de la responsabilité civile car ses conclusions risquent d’être perçues par le public comme des déclarations précises de responsabilité criminelle ou civile. Le commissaire a le pouvoir de tirer toutes les conclusions de fait pertinentes qui sont nécessaires pour expliquer ou appuyer les recommandations, même si ces conclusions peuvent nuire à la réputation de certaines personnes. De plus, le commissaire peut conclure à l’existence d’une faute sur la foi des conclusions de fait, pourvu qu’elles soient nécessaires à la réalisation de l’objet de l’enquête tel qu’il est décrit dans le mandat. Le commissaire peut en outre conclure qu’il y a eu manquement à une norme de conduite, pourvu qu’il ressorte clairement qu’il ne s’agit pas d’une norme légalement contraignante telle que la conclusion soit assimilable à une conclusion de droit au sujet de la responsabilité criminelle ou civile. Enfin, le commissaire doit assurer le respect de l’équité procédurale dans le déroulement de l’enquête.

Tant qu’ils lui sont remis sous le sceau de la confidentialité, les préavis informant la partie visée des conclusions faisant état d’une faute susceptibles d’être tirées à son égard ne devraient pas être assujettis à un degré d’examen aussi strict que les conclusions finales car les préavis ont pour objet de permettre aux parties de se préparer ou de répondre aux conclusions faisant état d’une faute qui pourraient éventuellement être tirées contre elles. Plus le préavis est détaillé, plus il peut être utile à la partie. Le seul tort qui pourrait être causé se limite à la réputation d’une partie, mais tant que les préavis ne sont délivrés qu’à la partie susceptible d’être visée par une conclusion, il n’y a rien à redire. Même si les allégations exposées dans les préavis semblent équivaloir à une conclusion qui risque d’outrepasser la compétence du commissaire, il faut supposer que les commissaires n’outrepasseront pas leurs pouvoirs. Le rapport final peut démontrer que cette supposition était erronée.

Le commissaire a déclaré qu’il ne tirerait pas de conclusions au sujet de la responsabilité civile ou pénale et, dans l’intérêt de l’équité à l’endroit des parties et des témoins, il doit être lié par ces déclarations. Par conséquent, il n’était pas nécessaire d’examiner la question de l’étendue maximale des conclusions qu’un commissaire peut tirer dans un rapport.

Le commissaire n’a pas outrepassé sa compétence dans les préavis délivrés aux appelants. Le mandat de la commission était extrêmement vaste et les conclusions faisant état d’une faute susceptibles d’être tirées couvraient des domaines qui relevaient du pouvoir d’enquête du commissaire. Les appelants ont engagé leur contestation prématurément. En règle générale, une contestation comme celle‑ci ne devrait pas être engagée avant la publication du rapport, à moins que les parties n’aient des motifs raisonnables de croire que le commissaire outrepassera probablement sa compétence. Un examen plus approfondi aurait pu être justifié si le rapport du commissaire avait comporté des conclusions formulées de la même façon que les préavis. Même si la contestation n’était pas prématurée, les préavis ne seraient pas attaquables. Bien que bon nombre des préavis ne soient pas loin d’alléguer tous les éléments nécessaires de la responsabilité civile, aucun ne paraît excéder la compétence du commissaire. L’emploi des termes «déficiences» et «responsable» dans les préavis ne signifie pas, en l’absence d’un élément supplémentaire indiquant la responsabilité légale, que cette personne a manqué à une norme de conduite au criminel ou au civil. L’emploi de ces termes n’était pas attaquable.

Les garanties procédurales offertes aux parties à l’enquête et aux particuliers appelés à témoigner étaient étendues et éminemment justes. Les appelants n’ont pu être induits en erreur ni subir quelque préjudice par suite d’un «malentendu» au sujet du type de conclusions que le commissaire pouvait tirer.

Même si les préavis d’éventuelles conclusions faisant état d’une faute devraient être donnés dès que possible, il est déraisonnable d’insister pour que ces préavis soient toujours donnés hâtivement. Tant que les personnes visées par ces préavis disposent de suffisamment de temps pour pouvoir appeler des témoins et présenter les observations qu’elles estiment nécessaires, la signification tardive des préavis ne constitue pas une procédure inéquitable. La date de signification des préavis dépend toujours des circonstances. Dans la présente espèce, le commissaire avait le pouvoir discrétionnaire de délivrer les préavis au moment où il l’a fait parce que, compte tenu de la masse énorme de renseignements recueillis et de la nature et des objets de la présente enquête, il était impossible de donner des détails adéquats dans les préavis avant que toute la preuve n’ait été entendue. Les appelants disposaient d’une possibilité adéquate de répondre aux préavis et de produire les éléments de preuve supplémentaires qu’ils pouvaient juger nécessaires.

Il était prématuré d’interdire aux avocats de la commission de prendre part à la rédaction du rapport. Le commissaire n’a pas indiqué qu’il entendait faire appel à ses avocats pour la rédaction du rapport final. De plus, le dossier ne révèle pas clairement la teneur des observations confidentielles examinées par les avocats.

Baxter Corporation ne devrait pas être traitée différemment des autres appelants. Même si Baxter aurait dû savoir que sa conduite serait examinée au cours de l’enquête, elle a pris un risque calculé et a choisi de ne pas faire reconnaître sa qualité pour agir devant la commission. Elle ne devrait pas pouvoir maintenant se soustraire aux conséquences de cette décision.


Parties
Demandeurs : Canada (Procureur général)
Défendeurs : Canada (Commission d'enquête sur le système d'approvisionnement en sang au Canada)

Références :

Jurisprudence
Distinction d'avec les arrêts: Re Nelles and Grange (1984), 46 O.R. (2d) 210
Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366
arrêts examinés: O’Hara c. Colombie‑Britannique, [1987] 2 R.C.S. 591
Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97
Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1997] 2 C.F. 527
Procureur général (Qué.) et Keable c. Procureur général (Can.), [1979] 1 R.C.S. 218
Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 13.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5, art. 5.
Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I‑11, art. 2, 6, 12, 13.
Doctrine citée
Canada. Chambre des communes. Troisième session de la trente‑quatrième législature, 1991‑1992‑1993. Comité permanent de la santé et du bien‑être social, des affaires sociales, du troisième âge et de la condition féminine. Sous‑comité sur les questions de santé. Rapport du Comité permanent de la santé et du bien‑être social, des affaires sociales, du troisième âge et de la condition féminine. Tragédie et enjeu: La transfusion sanguine au Canada et le VIH. (Rapport Wilbee, mai 1993.) Ottawa: 1993.
Concise Oxford Dictionary of Current English, 8th ed. Oxford: Clarendon Press, 1990, “misconduct”.

Proposition de citation de la décision: Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d'enquête sur le système d'approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 R.C.S. 440 (26 septembre 1997)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1997-09-26;.1997..3.r.c.s..440 ?
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