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18/09/1997 | CANADA | N°[1997]_3_R.C.S._3

Canada | Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de I.P.E.; Renvoi relatif à l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale de I.P.E., [1997] 3 R.C.S. 3 (18 septembre 1997)


Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3

DANS L’AFFAIRE du renvoi présenté par le lieutenant‑gouverneur en conseil, en vertu de l’article 18 de la Supreme Court Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. S‑10, relativement à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard et à la compétence de l’Assemblée législative à cet égard

et

DANS L’AFFAIRE du renvoi présenté par le lieutenant‑gouverneur en conseil, en vertu de l’article 18 de la Supreme Court Act, R.S.P.E.I.

1988, ch. S‑10, relativement à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑...

Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3

DANS L’AFFAIRE du renvoi présenté par le lieutenant‑gouverneur en conseil, en vertu de l’article 18 de la Supreme Court Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. S‑10, relativement à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard et à la compétence de l’Assemblée législative à cet égard

et

DANS L’AFFAIRE du renvoi présenté par le lieutenant‑gouverneur en conseil, en vertu de l’article 18 de la Supreme Court Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. S‑10, relativement à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard

Merlin McDonald, Omer Pineau et Robert Christie Appelants

c.

Le procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard Intimé

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général du Québec,

le procureur général du Manitoba,

le procureur général de la Saskatchewan,

le procureur général de l’Alberta,

l’Association canadienne des juges de cours provinciales,

la Conférence des juges du Québec,

la Saskatchewan Provincial Court Judges Association,

l’Alberta Provincial Judges’ Association,

l’Association du Barreau canadien et

la Fédération des professions juridiques du Canada Intervenants

Répertorié: Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard

No du greffe: 24508, 24778.

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Shawn Carl Campbell Intimé

et entre

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Ivica Ekmecic Intimé

et entre

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Percy Dwight Wickman Intimé

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général du Québec,

le procureur général du Manitoba,

le procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard,

le procureur général de la Saskatchewan,

l’Association canadienne des juges de cours provinciales,

la Conférence des juges du Québec,

la Saskatchewan Provincial Court Judges Association,

l’Alberta Provincial Judges’ Association,

l’Association du Barreau canadien et

la Fédération des professions juridiques du Canada Intervenants

Répertorié: R. c. Campbell; R. c. Ekmecic; R. c. Wickman

No du greffe: 24831.

Les juges de la Cour provinciale du Manitoba

représentés par la Manitoba Provincial

Judges Association, le juge Marvin Garfinkel,

le juge Philip Ashdown, le juge Arnold Conner,

le juge Linda Giesbrecht, le juge Ronald Myers,

le juge Susan Devine et le juge Wesley Swail,

et les juges de la Cour provinciale du Manitoba

représentés par les juges Marvin Garfinkel,

Philip Ashdown, Arnold Conner, Linda Giesbrecht,

Ronald Myers, Susan Devine et Wesley Swail Appelants

c.

Sa Majesté la Reine du chef de la province

du Manitoba représentée par

Rosemary Vodrey, ministre de la Justice et

procureure générale du Manitoba, et

Darren Praznik, ministre du Travail

en qualité de ministre responsable de la

Loi sur la réduction de la semaine de travail et

la gestion des salaires dans le secteur public Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général du Québec,

le procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard,

le procureur général de la Saskatchewan,

le procureur général de l’Alberta,

la Conférence canadienne des juges,

l’Association canadienne des juges de cours provinciales,

la Conférence des juges du Québec,

la Saskatchewan Provincial Court Judges Association,

l’Alberta Provincial Judges’ Association,

l’Association du Barreau canadien et

la Fédération des professions juridiques du Canada Intervenants

Répertorié: Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice)

No du greffe: 24846.

1996: 3, 4 décembre; 1997: 18 septembre* .

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et Iacobucci.

en appel de la cour suprême de l’île‑du‑prince‑édouard, section d’appel

en appel de la cour d’appel de l’alberta

en appel de la cour d’appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, Section d’appel (1994), 125 Nfld. & P.E.I.R. 335, 389 A.P.R. 335, 120 D.L.R. (4th) 449, 95 C.C.C. (3d) 1, 33 C.P.C. (3d) 76, [1994] P.E.I.J. No. 123 (QL), dans l’affaire d’un renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Pourvoi accueilli en partie, le juge La Forest est dissident.

POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, Section d’appel (1995), 130 Nfld. & P.E.I.R. 29, 405 A.P.R. 29, 124 D.L.R. (4th) 528, 39 C.P.C. (3d) 241, [1995] P.E.I.J. No. 66 (QL), dans l’affaire d’un renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Pourvoi accueilli en partie, le juge La Forest est dissident. Pourvoi incident accueilli en partie.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (1995), 169 A.R. 178, 97 W.A.C. 178, 31 Alta. L.R. (3d) 190, 100 C.C.C. (3d) 167, [1995] 8 W.W.R. 747, [1995] A.J. No. 610 (QL), qui a rejeté, pour absence de compétence, l’appel du ministère public contre un jugement de la Cour du Banc de la Reine (1994), 160 A.R. 81, 25 Alta. L.R. (3d) 158, [1995] 2 W.W.R. 469, [1994] A.J. No. 866 (QL), déclarant inopérants certains articles de la Provincial Court Judges Act. Pourvoi relatif à la question de la compétence accueilli. Pourvoi relatif aux questions constitutionnelles accueilli en partie, le juge La Forest est dissident en partie.

POURVOI contre un jugement de la Cour d’appel du Manitoba (1995), 102 Man. R. (2d) 51, 93 W.A.C. 51, 37 C.P.C. (3d) 207, 125 D.L.R. (4th) 149, 30 C.R.R. (2d) 326, [1995] 5 W.W.R. 641, [1995] M.J. No. 170 (QL), qui a accueilli l’appel du ministère public et rejeté l’appel incident des juges de la Cour provinciale contre un jugement de la Cour du Banc de la Reine (1994), 98 Man. R. (2d) 67, 30 C.P.C. (3d) 31, [1994] M.J. No. 646 (QL), qui avait rejeté la demande des juges de la Cour provinciale visant à faire déclarer inconstitutionnelle la Loi sur la réduction de la semaine de travail et la gestion des salaires dans le secteur public, mais qui avait donné à la loi une interprétation atténuée. Pourvoi accueilli, le juge La Forest est dissident en partie.

Peter C. Ghiz, pour les appelants dans les renvois de l’Île-du‑Prince‑Édouard.

Gordon L. Campbell et Eugene P. Rossiter, c.r., pour l’intimé dans les renvois de l’Île-du‑Prince‑Édouard.

Richard F. Taylor et Ken Tjosvold, pour l’appelante Sa Majesté la Reine.

John A. Legge, pour les intimés Campbell et Ekmecic.

R. S. Prithipaul, pour l’intimé Wickman.

Robb Tonn et M. B. Nepon, pour les appelants les juges de la Cour provinciale du Manitoba.

E. W. Olson, c.r., et Vivian E. Rachlis, pour l’intimée Sa Majesté la Reine du chef du Manitoba.

Edward R. Sojonky, c.r., et Josephine A. L. Palumbo, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Jean‑Yves Bernard et Marise Visocchi, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

Donna J. Miller, c.r., pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.

Eugene P. Rossiter, c.r., et Gordon L. Campbell, pour l’intervenant le procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.

Graeme G. Mitchell et Gregory Wm. Koturbash, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

Richard F. Taylor, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

John P. Nelligan, c.r., et J. J. Mark Edwards, pour l’intervenante l’Association canadienne des juges de cours provinciales.

L. Yves Fortier, c.r., et Leigh D. Crestohl, pour l’intervenante la Conférence canadienne des juges.

Raynold Langlois, c.r., pour l’intervenante la Conférence des juges du Québec.

Robert McKercher, c.r., et Michelle Ouellette, pour l’intervenante la Saskatchewan Provincial Court Judges Association.

D. O. Sabey, c.r., Bradley G. Nemetz et Scott H. D. Bower, pour l’intervenante l’Alberta Provincial Judges’ Association.

Thomas G. Heintzman, c.r., et Michael J. Bryant, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.

Ronald D. Manes et Duncan N. Embury, pour l’intervenante la Fédération des professions juridiques au Canada.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges L’Heureux-Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et Iacobucci rendu par

Le Juge en chef —

I. Introduction

1 Les quatre arrêts rendus aujourd’hui — Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard (no 24508), Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard (no 24778), R. c. Campbell, R. c. Ekmecic et R. c. Wickman (no 24831), et Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice) (no 24846) — soulèvent un certain nombre de questions touchant l’indépendance des cours provinciales, mais ils ont tous en commun un point particulier: la question de savoir si la garantie d’indépendance de la magistrature prévue à l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés a pour effet de restreindre et les moyens par lesquels les gouvernements et les assemblées législatives des provinces peuvent réduire les traitements des juges des cours provinciales, et l’ampleur de ces réductions, et, si oui, de quelle manière agit cette disposition. À mon avis, ces arrêts soulèvent en outre la question plus générale de savoir si le fondement constitutionnel de l’indépendance de la magistrature réside dans les dispositions expresses des Lois constitutionnelles de 1867 à 1982 ou ailleurs que dans les dispositions de ces documents. Je suis bien conscient de la longueur des présents motifs. Bien qu’il eût été possible de rendre des jugements distincts mais connexes, étant donné que plusieurs parties sont intervenues dans les pourvois des autres, j’ai jugé opportun de statuer sur les quatre pourvois dans les mêmes motifs. Vu la longueur et la complexité des présents motifs, j’ai estimé qu’il serait à la fois utile et pratique d’en préparer un résumé, que vous trouverez au par. 287.

2 La question de l’indépendance de la magistrature, non seulement au regard de l’al. 11d) de la Charte mais également des art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, a déjà fait l’objet d’arrêts de notre Cour. Toutefois, l’aspect de cette question que mettent en jeu les réductions de traitements contestées — savoir la sécurité financière — n’a, jusqu’ici, été examiné d’une manière assez approfondie que dans Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, et dans Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56. Les faits des présents pourvois nous obligent à examiner certains points laissés en suspens dans ces arrêts.

3 Valente est le premier arrêt dans lequel notre Cour a interprété la garantie d’indépendance et d’impartialité de la magistrature prévue à l’al. 11d). Elle y a décidé que l’al. 11d) garantissait, entre autres choses, la sécurité financière des cours et des tribunaux relevant du champ d’application de cette disposition. Notre Cour ne s’est cependant attachée qu’à la nature de la sécurité financière requise pour permettre aux juges, pris individuellement, de jouir de cette indépendance. Elle a décidé que, pour que les juges pris individuellement jouissent de l’indépendance, leurs traitements devaient être prévus par la loi et ne pas être sujets aux ingérences arbitraires de l’exécutif. Par contraste, la question soulevée par les présents pourvois concerne le contenu de la dimension collective ou institutionnelle de la sécurité financière des juges des cours provinciales, aspect qui n’était pas en cause dans Valente. De façon plus particulière, je vais examiner les arrangements institutionnels qu’englobe la garantie relative à la sécurité financière collective.

4 Près d’un an après l’audition de l’affaire Valente mais avant le prononcé de la décision, notre Cour a entendu le pourvoi Beauregard. Dans cette dernière affaire, la Cour a rejeté une attaque constitutionnelle contre une loi fédérale établissant, à l’égard des juges des cours supérieures, un régime de pensions avec participation des intéressés. On avait soutenu que le régime de pensions équivalait à une réduction des traitements de ces juges pendant la durée de leurs fonctions et que, en conséquence, il portait atteinte à l’indépendance de la magistrature et outrepassait les pouvoirs du Parlement. Même si notre Cour a conclu, à la lumière des faits de l’affaire, qu’il n’y avait pas eu réduction des traitements, cet arrêt a été interprété comme ayant pour effet de permettre d’affirmer que les réductions de traitements «non discriminatoires» ne sont pas inconstitutionnelles.

5 L’arrêt Beauregard soulève quatre questions, qui sont fondamentales pour trancher les présents pourvois. La première consiste à déterminer les formes de réduction de traitements qui sont compatibles avec l’indépendance de la magistrature -- s’agit-il de celles qui s’appliquent uniquement à tous les citoyens, ou également de celles qui ne s’appliquent qu’aux personnes payées sur les fonds publics, ou, encore, de celles qui s’appliquent seulement aux juges. La deuxième question est de savoir si les principes applicables aux réductions de traitements régissent aussi les hausses et le blocage des traitements. La troisième consiste à décider si l’arrêt Beauregard, qui concernait l’art. 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, disposition qui ne garantit que l’indépendance des juges des cours supérieures, s’applique pour l’interprétation de l’al. 11d), qui protège un certain éventail de cours et de tribunaux, dont les juges des cours provinciales. Quatrièmement, il faut décider si la Constitution — par l’art. 100 ou l’al. 11d) — a pour effet de fixer des limites concrètes à l’ampleur des réductions permises aux traitements des juges.

6 Avant de commencer mon analyse du droit, je sens le besoin de commenter la situation sans précédent que soulèvent les présents pourvois. L’indépendance des juges des cours provinciales est aujourd’hui une question juridique d’actualité dans pas moins de cinq des dix provinces de la fédération. Les présents pourvois, qui émanent de trois des provinces en question — l’Alberta, le Manitoba et l’Île‑du‑Prince‑Édouard —, ont suivi trois voies distinctes. En Alberta, trois accusés ont contesté la constitutionnalité de leur procès devant des juges de la Cour provinciale; au Manitoba, la Provincial Judges Association a intenté une action au civil; à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, le cabinet provincial a présenté deux renvois. En Colombie‑Britannique, l’association des juges de la cour provinciale a engagé des poursuites civiles relativement à une question similaire. Je m’empresse d’ajouter que cette dernière affaire n’est pas devant notre Cour, et que je n’entends pas faire d’observations sur le fond de celle‑ci. Je ne la mentionne que pour illustrer la dimension nationale de la question dont nous sommes saisis dans les présents pourvois.

7 Malgré l’origine distincte des affaires provenant des diverses provinces, ces affaires, prises ensemble, montrent bien, à mon humble avis, que, dans ces provinces, les rapports constitutionnels que doivent entretenir l’exécutif et les juges des cours provinciales sont tendus. Le fait de porter une affaire en justice, particulièrement de s’adresser à notre Cour, est la solution de dernier recours des parties qui ne peuvent s’entendre sur leurs droits et responsabilités juridiques. Il s’agit d’une démarche très sérieuse. Dans les cas qui nous occupent, cette démarche est d’autant plus sérieuse du fait que les litiges opposent deux organes fondamentaux de notre régime constitutionnel — l’exécutif et le judiciaire — qui jouent tous deux des rôles importants et interdépendants en matière d’administration de la justice.

8 La tâche de notre Cour dans les présents pourvois est d’expliquer quels sont les rapports constitutionnels que doivent entretenir les juges des cours provinciales et l’exécutif des provinces, et ainsi d’aider à éliminer les tensions qui se sont développées. Ne pas le faire minerait «le réseau de liens institutionnels [. . .] qui continuent de former la base de notre système constitutionnel» (Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, au par. 3).

9 Même si les présents pourvois concernent la protection constitutionnelle de la sécurité financière des juges des cours provinciales, l’objet de cette garantie -- prévue par l’al. 11d) de la Charte ainsi que par le préambule et l’art. 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 -- n’est pas d’avantager les membres des tribunaux visés par ces dispositions. L’avantage qui en découle pour les juges n’est qu’un aspect purement accessoire. La sécurité financière doit être considérée comme un aspect de l’indépendance de la magistrature, qui elle-même n’est pas une fin en soi. En effet, l’indépendance des tribunaux est précieuse parce qu’elle sert des objectifs sociétaux importants -- elle est un moyen favorisant leur réalisation.

10 Un de ces objectifs est le maintien de la confiance du public dans l’impartialité de la magistrature, élément essentiel à l’efficacité du système judiciaire. L’indépendance de la magistrature permet de renforcer la perception que justice est rendue dans les litiges dont sont saisis les tribunaux. Un autre objectif sociétal que sert l’indépendance de la magistrature est le maintien de la primauté du droit, dont un des aspects est le principe constitutionnel suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit en bout de ligne tirer sa source d’une règle de droit. Le dispositif des présents pourvois et les motifs qui l’accompagnent doivent être considérés sous l’éclairage de ces objectifs plus vastes.

II. Les faits

A. Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard et Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard

11 Ces deux affaires, qui ont été entendues ensemble dans la présente instance, découlent de deux renvois présentés par le lieutenant‑gouverneur en conseil de l’Île‑du‑Prince‑Édouard à la Section d’appel de la Cour suprême de cette province.

12 Le premier renvoi, c’est-à-dire le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, qui a été présenté le 11 octobre 1994, par le décret no EC646/94, conformément à l’art. 18 de la Supreme Court Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. S‑10, faisait suite à la réduction apportée aux traitements des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard en vertu de la Public Sector Pay Reduction Act, S.P.E.I. 1994, ch. 51. Cette loi a réduit de 7,5 pour 100, à compter du 17 mai 1994, les traitements des juges et d’autres personnes payées sur les fonds publics. Cette loi s’inscrivait dans le cadre du programme mis en œuvre par la province pour réduire son déficit budgétaire. À la suite de cette réduction du traitement des juges, de nombreux accusés ont attaqué la constitutionnalité des procédures dont les juges de la Cour provinciale étaient saisis, affirmant que, en raison de cette réduction, la cour avait perdu sa qualité de tribunal indépendant et impartial au sens de l’al. 11d) de la Charte. Devant l’incertitude créée par ces contestations, le gouvernement provincial a présenté un renvoi en vue de faire préciser les limites constitutionnelles du pouvoir de l’assemblée législative de réduire, de hausser ou de modifier de quelque autre façon les traitements des juges de la Cour provinciale, et de faire déterminer si ceux-ci bénéficiaient encore d’un degré suffisant de sécurité financière au regard de l’al. 11d). La Section d’appel a rendu jugement le 16 décembre 1994: (1994), 125 Nfld. & P.E.I.R. 335, 389 A.P.R. 335, 120 D.L.R. (4th) 449, 95 C.C.C. (3d) 1, 33 C.P.C. (3d) 76, [1994] P.E.I.J. No. 123 (QL). Pour les fins des présents pourvois, qu’il suffise de dire que la cour a conclu que les juges de la Cour provinciale étaient indépendants.

13 Le second renvoi, soit le Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, qui a été présenté le 13 février 1995, par le décret no EC132/95, découlait de la controverse soulevée par le premier renvoi. Malgré la décision de la Section d’appel sur le premier renvoi, les accusés ont continué d’attaquer la constitutionnalité de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard en s’appuyant sur l’al. 11d). De façon plus particulière, le juge Plamondon de la Cour provinciale (auparavant Juge en chef de cette cour) a rendu un jugement dans lequel il a critiqué sévèrement la décision de la Section d’appel et refusé de la suivre: R. c. Avery, [1995] P.E.I.J. No. 42 (QL).

14 Le second renvoi avait une portée beaucoup plus large et posait une série de questions concernant les trois éléments de l’indépendance des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard: sécurité financière (question visée par le premier renvoi), inamovibilité (ou permanence) et indépendance institutionnelle (ou administrative). Dans un jugement rendu le 4 mai 1995, la Section d’appel a répondu à la plupart des questions en concluant à l’indépendance et à l’impartialité de la Cour provinciale: (1995), 130 Nfld. & P.E.I.R. 29, 405 A.P.R. 29, 124 D.L.R. (4th) 528, 39 C.P.C. (3d) 241, [1995] P.E.I.J. No. 66 (QL). Les appelants (qui sont les mêmes que dans le premier renvoi) se pourvoient contre cette décision. Toutefois, la Section d’appel a effectivement décidé que les juges de la Cour provinciale ne jouissaient pas d’une inamovibilité suffisante pour respecter la norme établie par l’al. 11d) de la Charte. Sa Majesté intimée a formé un pourvoi incident contre cet aspect de l’arrêt de la Cour d’appel.

15 En raison de la longueur et de la complexité des questions posées dans les deux renvois de l’Île-du-Prince-Édouard, j’ai choisi de les joindre au présent jugement à titre d’annexes A et B.

B. R. c. Campbell, R. c. Ekmecic et R. c. Wickman

16 Ce pourvoi découle de trois procès criminels distincts engagés en Alberta contre les intimés Shawn Carl Campbell, Ivica Ekmecic et Percy Dwight Wickman. Campbell a été inculpé de possession illégale d’une arme prohibée, infraction prévue au par. 90(1) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, et, subséquemment, relativement à cette accusation, il a été inculpé d’avoir omis de comparaître devant le tribunal, en contravention du par. 145(5) du Code criminel. Wickman a été accusé de deux infractions: conduite d’un véhicule à moteur lorsque sa capacité de conduire ce véhicule était affaiblie par l’effet de l’alcool, infraction prévue à l’al. 253a) du Code criminel, et conduite d’un véhicule à moteur après avoir consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépassait 80 milligrammes d’alcool, infraction prévue à l’al. 253b) du Code criminel. Ekmecic a été inculpé de voies de fait, infraction prévue à l’art. 266 du Code criminel.

17 Les trois intimés ont plaidé non coupables et le ministère public a décidé d’appliquer la procédure sommaire dans les trois cas. Les accusés ont comparu, dans des instances séparées, devant la Cour provinciale de l’Alberta. À divers stades de leur procès, chacun d’eux a présenté à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta une requête faisant valoir que la Cour provinciale n’était pas un tribunal indépendant et impartial aux sens de l’al. 11d). Les procès de Campbell et de Ekmecic ont été ajournés avant même d’avoir commencé. Wickman au contraire a demandé et obtenu un ajournement après que le ministère public avait clos sa preuve et que six témoins avaient déposé pour la défense, dont l’accusé. Prises ensemble, les demandes des intimés sollicitaient des ordonnances de prohibition et de certiorari ainsi que des jugements déclaratoires et l’arrêt des procédures.

18 Les arguments d’inconstitutionnalité portaient entre autres choses sur la réduction de 5 pour 100 des traitements des juges de la Cour provinciale découlant du Payment to Provincial Judges Amendment Regulation, Alta. Reg. 116/94, et du par. 17(1) de la Provincial Court Judges Act, S.A. 1981, ch. P‑20.1, texte législatif qui est le fondement du règlement précité. La réduction de 5 pour 100 a été accomplie par une réduction directe de 3,1 pour 100 du traitement, accompagnée de 5 jours d’absence non rémunérés. Les intimés ont également attaqué la constitutionnalité des modifications apportées au régime de pension des juges par le Provincial Judges and Masters in Chambers Pension Plan Amendment Regulation, Alta. Reg. 29/92, et le Management Employees Pension Plan, Alta. Reg. 367/93, qui ont eu pour effet, respectivement, de réduire le traitement de base servant au calcul des prestations de retraite, et de limiter les hausses visant à tenir compte de l’augmentation du coût de la vie à 60 pour 100 de l’indice des prix à la consommation. De plus, ils ont contesté le pouvoir du procureur général de fixer les jours de séance de la cour et le lieu de résidence des juges. Le juge McDonald, qui était saisie des requêtes, a également considéré qu’étaient en cause le mécanisme de discipline applicable aux juges de la Cour provinciale et les motifs pour lesquels ces derniers peuvent être révoqués.

19 Enfin, les contestations constitutionnelles semblent avoir été précipitées, dans une large mesure, par des remarques faites par le premier ministre Ralph Klein au cours d’une entrevue radiophonique. Ce dernier a déclaré qu’un juge du tribunal pour adolescents de la province, qui avait indiqué qu’il ne siégerait pas, afin de protester contre la réduction de son traitement, devrait être [traduction] «congédié très, très rapidement».

20 Les trois requêtes ont été entendues par le juge McDonald, qui a conclu que la Cour provinciale de l’Alberta n’était plus indépendante: (1994), 160 A.R. 81, 25 Alta. L.R. (3d) 158, [1995] 2 W.W.R. 469, [1994] A.J. No. 866 (QL). Toutefois, il a évité la nécessité d’imposer l’arrêt des procédures en déclarant que les textes législatifs et réglementaires provinciaux à la source de la violation de l’al. 11d) étaient inopérants. En conséquence, même si le ministère public avait perdu sur la question constitutionnelle, il avait néanmoins gain de cause quant à l’arrêt des procédures. Il a interjeté appel à la Cour d’appel de l’Alberta, qui a décidé qu’elle n’avait pas compétence pour entendre les appels et n’a donc pas examiné le fond des arguments: (1995), 169 A.R. 178, 97 W.A.C. 178, 31 Alta. L.R. (3d) 190, 100 C.C.C. (3d) 167, [1995] 8 W.W.R. 747, [1995] A.J. No. 610 (QL). Le ministère public se pourvoit maintenant devant notre Cour, à la fois sur la question de la compétence de la Cour d’appel et sur le fond de la question constitutionnelle. Le 26 juin 1996, j’ai formulé les questions constitutionnelles qui figurent à l’annexe C.

C. Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice)

21 Ce pourvoi concerne les réductions apportées aux traitements des juges de la Cour provinciale du Manitoba par la Loi sur la réduction de la semaine de travail et la gestion des salaires dans le secteur public, L.M. 1993, ch. 21, aussi appelée «loi 22». La loi 22 a entraîné la réduction des salaires d’un grand nombre d’employés du secteur public, dont des employés de sociétés d’État, d’hôpitaux, de foyers de soins personnels, d’organismes de services à l’enfance et à la famille, de municipalités, de commissions scolaires, d’universités et de collèges. Ce texte de loi a été édicté dans le cadre du programme de réduction du déficit de la province. La loi 22 traitait différemment les diverses catégories d’employés auxquelles elle s’appliquait. Elle disposait que les employeurs du secteur public «pouvaient» obliger leurs employés à prendre des jours de congé sans solde. Toutefois, les juges de la Cour provinciale, ainsi que les personnes qui reçoivent une rémunération à titre de membres d’organismes de la Couronne ou de conseils, de commissions ou de comités auxquels elles sont nommées par le gouvernement, voyaient leur traitement réduit de 3,8 pour 100 pour l’exercice 1993‑1994. Pour l’exercice suivant, la loi 22 portait que les traitements des juges seraient réduits

d’une somme qui correspond, de façon générale, au montant de la réduction de salaire que subissent les salariés visés par une convention collective conclue avec Sa Majesté du chef du Manitoba au cours de la même période par suite de leur obligation de prendre des jours ou des parties de jours de congé sans solde.

Durant le second exercice, la réduction des traitements des juges de la Cour provinciale aurait pu être réalisée au moyen de jours de congés sans solde. Des dispositions analogues régissaient la réduction des traitements des députés. Par contraste, les médecins étaient visés par un ensemble différent de dispositions dans la loi 22, qui fixaient, d’une part, les paiements totaux pour 1993‑1994 à 98 pour 100 des paiements totaux faits en 1992‑1993, et, d’autre part, les paiements pour 1994‑1995 à un montant obtenu en multipliant la somme versée pour 1993‑1994 par un coefficient prévu par règlement. La période de validité de la loi 22 était limitée, et celle-ci n’est plus en vigueur.

22 La Manitoba Provincial Judges Association a attaqué la constitutionnalité de la réduction des traitements, affirmant qu’elle portait atteinte à l’indépendance de la magistrature garantie par l’al. 11d) de la Charte. L’Association a également plaidé que la réduction était inconstitutionnelle parce qu’elle avait eu pour effet de suspendre les activités du Comité chargé de la rémunération des juges créé par la Loi sur la Cour provinciale, L.R.M. 1987, ch. C275, et dont la tâche est de présenter à l’assemblée législative provinciale des rapports sur les traitements des juges. De plus, l’Association a prétendu que le gouvernement avait porté atteinte à l’indépendance de la magistrature en ordonnant le retrait du personnel du tribunal durant les jours de congés sans solde (les «vendredis de Filmon»), ce qui avait concrètement eu pour effet d’entraîner la fermeture de la Cour provinciale ces jours‑là. Finalement, l’Association a soutenu que le gouvernement avait exercé des pressions indues sur elle au cours des discussions sur les traitements afin qu’elle renonce à lancer sa contestation constitutionnelle, situation qui aurait également porté atteinte à l’indépendance de ces juges. Le juge de première instance a statué que la réduction des traitements violait l’al. 11d), mais il a donné une interprétation atténuée de la loi 22 pour que ce texte ne fasse que suspendre temporairement la rémunération et qu’il y ait paiement rétroactif une fois qu’il aurait cessé d’être en vigueur: (1994), 98 Man. R. (2d) 67, 30 C.P.C. (3d) 31, [1994] M.J. No. 646 (QL). La Cour d’appel a rejeté toutes les contestations fondées sur la Constitution: (1995), 102 Man. R. (2d) 51, 93 W.A.C. 51, 37 C.P.C. (3d) 207, 125 D.L.R. (4th) 149, 30 C.R.R. (2d) 326, [1995] 5 W.W.R. 641, [1995] M.J. No. 170 (QL). Les juges de la Cour provinciale, représentés par l’Association, se pourvoient maintenant devant notre Cour. J’ai formulé les questions constitutionnelles le 18 juin 1996. Ces questions sont reproduites à l’annexe D.

III. Les décisions des juridictions inférieures

A. Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard et Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard

(1) Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard: arrêt de la Section d’appel de la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard (1994), 125 Nfld. & P.E.I.R. 335

23 Le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard comporte deux questions dont le texte est repris à l’annexe A. Dans la première, on demande si l’assemblée législative provinciale a le pouvoir de réduire, de hausser ou de modifier de quelque autre façon la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard soit dans le cadre d’une «mesure globale d’économie des deniers publics», soit «dans certaines circonstances prévues par la loi». Si la réponse à cette première question est affirmative, il faut alors passer à la seconde question, qui demande si les juges de la Cour provinciale jouissent d’une sécurité financière suffisante pour que cette cour constitue un tribunal indépendant et impartial aux sens de l’al. 11d) de la Charte et de toute autre disposition applicable.

24 Le jugement de la cour a été rendu par le juge Mitchell, qui a répondu aux deux questions par l’affirmative. Il a d’abord exposé le contexte factuel du renvoi — savoir que la réduction des traitements des juges de la Cour provinciale était survenue à un moment où le gouvernement provincial [traduction] «faisait face à un grave problème de déficit et jugeait urgent de comprimer ses dépenses pour remettre les finances de la province dans un état acceptable» (p. 337). En conséquence, il a qualifié la Public Sector Pay Reduction Act, loi qui avait réduit les traitements des juges, de mesure de réduction du déficit.

25 Le juge Mitchell a ensuite examiné les arrêts de notre Cour Valente, Beauregard et R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, et il en a tiré le principe que l’assemblée législative provinciale avait le pouvoir de réduire les traitements et autres avantages accordés aux juges de la Cour provinciale si trois conditions étaient réunies: la réduction s’inscrivait dans le cadre d’une [traduction] «mesure globale d’économie des deniers publics», elle n’«éliminait pas le degré fondamental de sécurité financière qui est une condition essentielle» de l’indépendance de la magistrature, et elle ne constituait pas une «ingérence arbitraire dans les affaires de la magistrature en ce sens qu’elle aurait été prise dans un but malhonnête ou spécieux, ou que les juges étaient traités d’une manière discriminatoire par rapport aux autres citoyens» (p. 340). Une mesure d’économie des deniers publics, a‑t‑il conclu, pouvait inclure une réduction générale des traitements visant tous les titulaires de charges publiques, y compris les juges. Qui plus est, la modification apportée aux traitements de ceux‑ci ne pouvait pas changer la condition fondamentale de la sécurité financière, c’est‑à‑dire que les traitements doivent être établis par la loi et protégés contre toute ingérence arbitraire du gouvernement susceptible de porter atteinte à l’indépendance des juges pris individuellement.

26 S’appuyant sur cette analyse, le juge Mitchell a répondu à la première question par un [traduction] «oui, assorti d’une réserve». Les législatures ont, en vertu de la Constitution, le pouvoir de modifier les traitements des juges, à condition de respecter les exigences de l’al. 11d).

27 Le juge Mitchell a ensuite abordé la question 2, précisant toutefois qu’elle ne portait pas sur le niveau du traitement reçu par les juges, mais plutôt sur le moyen qu’avait employé l’assemblée législative pour réduire le traitement et sur les motifs justifiant cette réduction. Il a conclu que les juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard étaient toujours indépendants au sens de l’al. 11d), étant donné les circonstances de l’édiction de la Public Sector Pay Reduction Act. La Loi avait réduit leurs traitements dans le cadre d’une mesure globale d’économie des deniers publics visant la réalisation d’un objectif légitime du gouvernement. Elle n’était pas discriminatoire puisqu’elle s’appliquait de façon générale à pratiquement toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics. En outre, après la réduction des traitements, le droit des juges de toucher leur traitement continuait d’être prévu par la loi et d’être protégé contre les ingérences arbitraires du gouvernement. Finalement, aucune preuve n’a démontré que la Loi avait été édictée dans un but malhonnête ou spécieux. Le juge Mitchell a donc répondu «oui» à la question 2.

(2) Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard: arrêt de la Section d’appel de la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard (1995), 130 Nfld. & P.E.I.R. 29

(a) Introduction

28 Ce renvoi comporte huit questions, reproduites à l’annexe B. Je vais, dans le présent paragraphe, donner un aperçu de l’organisation et du contenu de ces questions. La première, qui est rédigée en termes généraux, demande à la cour de décider si les juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard jouissent d’un degré suffisant d’inamovibilité, d’indépendance institutionnelle et de sécurité financière pour constituer un tribunal indépendant et impartial aux sens de l’al. 11d) de la Charte. Les trois questions suivantes (2, 3 et 4) demandent si certaines dispositions de la loi régissant les juges de la Cour provinciale (la Provincial Court Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. P‑25) et les modifications particulières apportées à celle‑ci, ainsi que l’organisation et le fonctionnement de la Cour provinciale portent atteinte à l’inamovibilité (question 2), à l’indépendance institutionnelle (question 3) et à la sécurité financière (question 4) des juges de la Cour provinciale. La question 5 est une question résiduelle, qui demande s’il existe quelque autre facteur ou combinaison de facteurs minant l’indépendance des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. La question 6 demande si l’al. 11d) de la Charte a pour effet d’exiger que les juges des cours provinciales aient droit au même niveau de traitement que les juges des cours supérieures. La question 7, qui doit être tranchée en cas de réponse affirmative à la question 6, demande d’indiquer en quoi il serait nécessaire d’accorder le même niveau de traitement aux deux groupes de juges. Enfin, la question 8 demande si les violations de l’al. 11d), s’il en est, peuvent être justifiées en vertu de l’article premier de la Charte.

(b) Exposé des faits

29 Un long exposé des faits est joint au second renvoi. Aux termes du renvoi, notre Cour est censée tenir compte de cet exposé des faits pour répondre aux questions 1, 2, 3, 4 et 5. Il est donc nécessaire de faire état de son contenu.

30 Il y est d’abord question de l’inquiétude pour l’indépendance de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard qu’a suscitée l’édiction de la Public Sector Pay Reduction Act. L’ampleur de cette inquiétude ressort du fait que plus de 70 affaires dont était saisie la Cour provinciale ont été ajournées afin de permettre aux accusés de demander à la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard de statuer sur l’indépendance des juges de la Cour provinciale. À la date du renvoi, 20 de ces affaires étaient pendantes devant la Cour suprême de la province.

31 L’exposé des faits comporte ensuite des explications sur la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. À la date du renvoi, les trois membres de cette cour touchaient un traitement annuel de 98 243 $. L’exposé des faits compare aussi le traitement des juges de la Cour provinciale et le revenu moyen par habitant au Canada et à l’Île-du-Prince-Édouard, et fait état de données sur la répartition des revenus dans certaines provinces, dont l’Île-du-Prince-Édouard. L’impression générale qui ressort de ces statistiques est que, même après la réduction de leur traitement, les juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard sont très bien rétribués par comparaison avec la population dans son ensemble, en particulier avec celle de l’Île-du-Prince-Édouard.

32 L’exposé des faits indique ensuite la manière dont sont fixés les traitements des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. Jusqu’au milieu des années 1980, ces traitements étaient établis par le conseil exécutif (c’est‑à‑dire le cabinet) de l’Île-du-Prince-Édouard, après consultation informelle des juges par le procureur général et le sous‑procureur général. Il était d’usage d’accorder aux juges de la Cour provinciale les mêmes augmentations de traitement qu’aux hauts fonctionnaires, dont les hausses de salaires «correspondaient» généralement à celles obtenues par les autres employés du secteur public. Toutefois, en 1986‑1987, le gouvernement a demandé au professeur Wade MacLauchlan de préparer un rapport sur les traitements des juges de la Cour provinciale. La recommandation de ce dernier d’accorder aux juges de la Cour provinciale des traitements égaux au traitement moyen des juges des cours provinciales de l’ensemble du pays a été mise en application par une modification apportée en 1988 à la Provincial Court Act (An Act to Amend the Provincial Court Act, S.P.E.I. 1988, ch. 54).

33 L’exposé des faits examine ensuite le contexte dans lequel le gouvernement provincial est arrivé à la conclusion qu’il devait réduire son déficit. Le principal facteur était que, au début des années 1990, le déficit annuel avait été beaucoup plus élevé que prévu. La province a donc cherché à lutter contre ce déficit par des compressions salariales, qui ont abouti à l’édiction de la Public Sector Pay Reduction Act. On note dans l’exposé, que durant les années qui ont précédé l’édiction de la Loi, il y avait eu, entre les juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard et le gouvernement, des discussions au cours desquelles les premiers avaient consenti à une réduction, puis à un blocage de leurs traitements. En outre, immédiatement avant l’édiction de la Loi, le gouvernement avait indiqué être disposé à discuter de mesures de rechange permettant de réaliser, de concert avec les juges, les réductions de traitements prévues par la Loi. L’exposé mentionne le fait que le juge en chef Plamondon a dit souhaiter rencontrer le gouvernement. Toutefois, pour des raisons inexpliquées, la rencontre demandée n’a pas eu lieu.

34 La partie suivante de l’exposé des faits explique le rôle du gouvernement provincial dans l’administration de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. L’image qui s’en dégage est que les administrateurs prennent bon nombre des décisions importantes touchant l’administration courante de la cour, y compris celles qui influent directement sur les conditions de travail des juges (par exemple, l’embauchage et le renvoi du personnel, l’établissement des heures de travail et la gestion des congés de maladie), et qu’ils veillent à ce que la Cour provinciale respecte le budget fixé par la province. Toutefois, les juges de la Cour provinciale décident de leurs heures de travail, de leurs vacances et autres périodes de repos, de leurs activités de formation permanente ainsi que de l’établissement et du contrôle de leurs horaires et rôles d’audience. Ensemble, ils se répartissent les dossiers, les jours réservés aux interpellations et les salles d’audience. De plus, un fonctionnaire, le directeur des services juridiques et judiciaires, représente le procureur général au sein d’un comité formé des juges en chef des sections d’appel et de première instance de la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard et du juge en chef de la Cour provinciale. Ce comité se réunit périodiquement pour discuter de questions générales de nature administrative et budgétaire concernant le système judiciaire.

35 La dernière partie de l’exposé des faits donne certains renseignements sur le rôle du juge en chef d’alors, le juge Plamondon. Il semble que ce dernier a demandé et obtenu la qualité d’intervenant dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, et qu’il a retenu à cette fin les services d’un avocat. Cependant, bien que ses frais d’avocat lui aient d’abord été payés par le régime d’aide juridique, qui lui avait assuré qu’il continuerait de les payer, il s’est vu plus tard refuser l’aide juridique, apparemment sur ordre direct du procureur général de l’Île-du-Prince-Édouard. Une requête sollicitant les services d’un avocat payé par le gouvernement a été rejetée par la Section d’appel. Le juge en chef s’est par la suite désisté de son intervention dans ce renvoi. Il a pris sa retraite depuis.

(c) Question 1

36 Comme je l’ai mentionné précédemment, la première question demande, en termes généraux, si les juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard jouissent d’un degré suffisant d’inamovibilité, de sécurité financière et d’indépendance administrative pour l’application de l’al. 11d) de la Charte. S’exprimant pour la Section d’appel, le juge Mitchell a répondu «non», mais seulement pour le motif que les juges de la Cour provinciale ne jouissaient pas d’une inamovibilité suffisante. L’insuffisance de l’inamovibilité découlait de l’art. 10 de la Provincial Court Act, qui habilitait le lieutenant‑gouverneur en conseil à révoquer les juges de la Cour provinciale. Selon le juge Mitchell, cette disposition avait pour effet d’autoriser la révocation d’un juge sans tenue d’une enquête indépendante visant à établir l’existence d’un motif valable, dans les cas où le juge est suspendu parce que le lieutenant‑gouverneur en conseil a [traduction] «des raisons de croire que le juge» s’est rendu «coupable de mauvaise conduite ou» est «incapable d’exercer convenablement ses fonctions», et que le juge n’a pas demandé la tenue d’une enquête. S’appuyant sur l’arrêt Valente, le juge Mitchell a statué, d’une part, que l’art. 10 portait atteinte à l’indépendance de la magistrature, laquelle commande qu’un juge ne puisse être révoqué que pour un motif valable, et, d’autre part, que dans tous les cas ce motif devait faire l’objet d’un examen indépendant.

(d) Question 2

37 Cette question soulève une série de questions touchant l’inamovibilité. Le juge Mitchell a réuni les questions 2a), d) et e), et a répondu «non» à ces trois questions. La question 2a) demande si la disposition relative aux pensions de l’al. 8(1)c) de la Provincial Court Act porte atteinte à l’inamovibilité des juges; la question 2d), demande si le par. 12(2) de la Loi, qui confère au lieutenant‑gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire d’accorder un congé à un juge de la Cour provinciale, porte atteinte à l’inamovibilité; la question 2e) pose la même question, mais à l’égard d’une disposition analogue de la Loi, qui régissait les congés sabbatiques (art. 13). Répondant par la négative, le juge Mitchell a affirmé (à la p. 51) que [traduction] «[d]es mesures analogues et, dans certains cas, encore plus imparfaites, étaient en litige dans Valente», mais avaient néanmoins été maintenues par notre Cour.

38 Le juge Mitchell a également répondu «non» aux questions 2b) et 2c). La question 2b) demande s’il a été porté atteinte à l’inamovibilité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du‑Prince‑Édouard par les modifications apportées à leurs traitements. Le juge Mitchell a estimé que la réponse à cette question avait déjà été donnée dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. La question 2c) porte sur la constitutionnalité des dispositions de la Provincial Court Act régissant les mesures disciplinaires et la révocation des juges de la Cour provinciale, que le juge Mitchell avait déjà examinées à la première question. En conséquence, il a décidé que cette question avait déjà été tranchée.

39 La question 2f) demande si des modifications futures aux dispositions relatives aux pensions prévues par l’art. 8 de la Provincial Court Act, qui auraient pour effet de majorer ou de diminuer les prestations de retraite, de changer le montant des cotisations payables par le gouvernement et les juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, d’augmenter ou de diminuer le nombre d’années de service ouvrant droit à des crédits de pension, ou encore de hausser ou de diminuer le taux d’indexation des prestations de retraite ou de fixer l’utilisation d’un autre indice, porteraient atteinte à l’inamovibilité. S’appuyant sur l’arrêt Beauregard, le juge Mitchell a statué que, à moins que de telles modifications soient édictées dans un but malhonnête ou spécieux, ou qu’elles aient pour effet de créer de la discrimination vis-à-vis d’autres citoyens, elles seraient jugées constitutionnelles.

40 Enfin, le juge Mitchell a répondu par la négative à la question 2g), qui demande si le fait de fixer les traitements des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard en fonction de la rémunération moyenne des juges des autres provinces de l’Atlantique (Nouvelle‑Écosse, Nouveau‑Brunswick et Terre‑Neuve) viole la garantie d’inamovibilité. Il a simplement dit que cette méthode de calcul de la rémunération n’avait aucune incidence sur l’indépendance et l’impartialité de la magistrature.

(e) Question 3

41 La question 3 comporte une série de questions touchant l’indépendance institutionnelle de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. Le juge Mitchell a regroupé les questions 3a), b), c), d), f) et g) et a répondu «non» à celles-ci, pour le motif qu’elles concernaient des aspects qui n’avaient pas de rapport direct ou immédiat avec la fonction juridictionnelle de la cour. Ces questions demandent si les aspects suivants minent l’indépendance institutionnelle de la Cour provinciale: l’emplacement des locaux de la Cour provinciale par rapport à ceux des tribunaux supérieurs, de l’Aide juridique, des substituts du procureur général et des représentants du procureur général (question 3a)); le fait que les juges ne gèrent pas le budget de la cour (question 3b)); la désignation du lieu de résidence des juges de la Cour provinciale (question 3c)); la communication entre un juge de la Cour provinciale, le directeur des services juridiques et judiciaires du bureau du procureur général ou le procureur général au sujet de questions touchant l’administration de la justice (question 3d)); le refus d’accorder l’aide juridique au juge en chef Plamondon dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard (question 3f)); le règlement pris en application de la Public Sector Pay Reduction Act pour préciser que les juges de la Cour provinciale ne sont pas visés par les dispositions de la Loi qui permettent aux employés du secteur public de négocier d’autres mesures que de simples réductions de traitement (question 3g)).

42 Le juge Mitchell a aussi répondu par la négative à la question 3e). Dans cette question, on demande si le fait que le poste de juge en chef était vacant portait atteinte à l’indépendance institutionnelle de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. Le juge Mitchell a conclu que, dans la mesure où les fonctions du juge en chef ayant trait à l’indépendance administrative de la Cour n’étaient pas exercées par d’autres personnes que les juges de la Cour, l’indépendance institutionnelle n’était pas compromise.

(f) Question 4

43 La question 4 comporte une série de questions concernant la sécurité financière des juges de la Cour provinciale. Le juge Mitchell a répondu par la négative à la question 4a), se référant à son jugement dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. Cette question demande si la réduction générale des traitements de toutes les personnes payées sur les fonds publics, qui a été édictée par l’assemblée législative, porte atteinte à la sécurité financière des membres de la cour.

44 Le juge Mitchell a ensuite réuni les questions 4b), c), d), e), f), g), i), j) et k) et a répondu «non» à chacune d’elles, disant simplement qu’il s’appuyait sur la jurisprudence citée par les avocats, notamment Valente et MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796. Ces questions concernent l’incidence des aspects énumérés ci-après sur la sécurité financière des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard: le blocage des traitements de toutes les personnes payées sur les fonds publics, y compris les juges de la Cour provinciale (question 4b)); le fait que les traitements de ces derniers ne sont pas indexés automatiquement, chaque année, pour tenir compte de l’inflation (question 4c)); la possibilité pour les juges de la Cour provinciale de négocier les divers aspects de leurs traitements (question 4d)); le fait que la formule utilisée pour établir les traitements de ces juges permet dans les faits aux assemblées législatives d’autres provinces de fixer les traitements des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard (question 4e)); le pouvoir discrétionnaire conféré par le par. 12(2) de la Provincial Court Act au lieutenant‑gouverneur en conseil d’accorder un congé de maladie aux juges de la Cour provinciale (question 4f)); la disposition conférant un tel pouvoir relativement aux congés sabbatiques (question 4g)); la modification de la formule servant à déterminer les traitements des juges de la Cour provinciale par l’Act to Amend the Provincial Court Act, S.P.E.I. 1994, ch. 49, qui établit que le traitement des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard sera égal au traitement moyen payé aux juges des cours provinciales de la Nouvelle‑Écosse, du Nouveau‑Brunswick et de Terre‑Neuve le 1er avril de l’exercice précédent (question 4i)); le refus d’accorder l’aide juridique au juge en chef Plamondon pour son intervention dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard (question 4j)); le règlement pris en application de la Public Sector Pay Reduction Act pour préciser que les juges de la Cour provinciale ne sont pas visés par les dispositions de la Loi qui permettent aux employés du secteur public de négocier d’autres mesures que de simples réductions de traitement (question 4k)).

45 Enfin, le juge Mitchell a conclu qu’il avait déjà répondu à la question 4h), qui porte sur d’éventuelles modifications aux dispositions concernant les pensions, identiques à celles visées à la question 2f).

(g) Question 5

46 Le juge Mitchell s’est abstenu de répondre à cette question, qui demande s’il existe quelque autre facteur ou combinaison de facteurs portant atteinte à l’indépendance des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, la jugeant trop vague.

(h) Question 6

47 La question 6 demande si l’al. 11d) de la Charte exige que les juges des cours provinciales aient droit au même niveau de rémunération que les juges des cours supérieures. Disant simplement qu’il s’appuyait sur les arrêts Valente et Généreux, le juge Mitchell a répondu «non».

(i) Question 7

48 Comme la question 7 doit être tranchée uniquement en cas de réponse affirmative à la question 6, vu la réponse qu’il avait donnée à cette question, le juge Mitchell a estimé inutile de répondre à la question 7.

(j) Question 8

49 La question 8 demande si les violations de l’al. 11d) de la Charte, s’il en est, peuvent être justifiées en vertu de l’article premier. Le juge Mitchell a statué qu’elles ne pouvaient pas l’être, parce qu’il [traduction] «serait complètement incompatible avec le principe d’une société libre et démocratique» (p. 55) qu’une personne inculpée d’une infraction soit jugée par un tribunal qui n’est pas indépendant et impartial.

B. R. c. Campbell, R. c. Ekmecic et R. c. Wickman

(1) La décision de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (1994), 160 A.R. 81

50 Le juge McDonald de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a examiné les trois aspects de l’indépendance de la magistrature: la sécurité financière, l’inamovibilité et l’indépendance institutionnelle. Il a conclu que, sous chacun de ces trois aspects, la Cour provinciale de l’Alberta n’était pas indépendante. Dans mon résumé de ce jugement, je vais m’en tenir aux questions qui ont été débattues en appel.

(a) La sécurité financière

51 Le juge McDonald a d’abord étudié les contours constitutionnels des dispositions de l’al. 11d) touchant la réduction des traitements des juges. Son analyse comprend trois étapes. Premièrement, s’appuyant sur le préambule et l’art. 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, il a conclu, d’une part, que les traitements des juges des cours supérieures, une fois fixés et établis, ne peuvent pas être réduits, soit par réduction directe, soit par défaut de les rajuster pour tenir compte de l’inflation, et, d’autre part, que le même degré de protection devrait s’appliquer aux traitements des juges des cours provinciales. Deuxièmement, il a tiré la même conclusion en se référant aux objectifs visés par l’al. 11d). Troisièmement, malgré la règle générale interdisant la réduction des traitements des juges, il a accepté que ces traitements pouvaient être réduits par une [traduction] «mesure économique générale».

52 S’appuyant sur diverses sources, le juge McDonald a statué que les traitements des juges des cours supérieures ne pouvaient pas être réduits, soit par réduction directe soit par défaut de maintenir la valeur réelle de ces traitements. Une de ces sources est la Constitution britannique. À son avis, le principe que les traitements des juges des cours supérieures ne peuvent pas être réduits était une règle constitutionnelle au Royaume‑Uni, qui avait été établie par l’Act of Settlement de 1701,12 & 13 Will. 3, ch. 2, et le Commissions and Salaries of Judges Act de 1760, 1 Geo. 3, ch. 23, puis incorporée à la Constitution canadienne par l’effet du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, lequel dit que le Canada a une constitution «semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni».

53 Une autre source est l’art. 100 de la Loi constitutionnelle de 1867. Le juge McDonald a avancé deux arguments sur ce point. Le premier est fondé sur le texte de cet article, qui dit que les traitements des juges des cours supérieures seront «fixés» par le Parlement. Pour le juge McDonald, le mot «fixés» est synonyme de [traduction] «ne peuvent pas être réduits» (p. 122). Il a renforcé cet argument par un second -- savoir que l’arrêt Beauregard a déjà décidé que les traitements des juges ne peuvent pas être réduits.

54 Ayant conclu que les traitements des juges des cours supérieures ne pouvaient pas être réduits, le juge McDonald a statué que la même règle devait s’appliquer à ceux des juges des cours provinciales. Il a raisonné que si ces derniers bénéficiaient d’un degré de protection constitutionnelle moins élevé, les accusés comparaissant devant eux pourraient avoir l’impression d’obtenir une justice de second ordre. Le juge McDonald était conscient de la difficulté que posait cette conclusion — savoir qu’elle contredit les observations faites dans Valente, qui suggèrent que l’al. 11d) n’accorde pas automatiquement aux juges des cours provinciales le même degré de protection, en ce qui concerne leur indépendance, que celle accordée aux juges des cours supérieures par les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 portant sur la magistrature. Le juge McDonald a cependant limité la portée de Valente, concluant que, dans cet arrêt, on n’avait examiné que le mécanisme de fixation des traitements des juges, et non la question substantielle de savoir quel est le niveau de rémunération auquel les juges ont droit.

55 Le juge McDonald a également emprunté un cheminement tout à fait différent pour arriver à la conclusion que les traitements des juges des cours provinciales ne pouvaient pas être réduits -- c’est-à-dire par une analyse de l’objet de l’al. 11d). Selon lui, la garantie d’indépendance de la magistrature prévue à l’al. 11d) vise deux objectifs: favoriser la productivité des juges, car des juges qui sentent qu’ils bénéficient de la sécurité financière sont [traduction] «davantage susceptibles de ne pas se limiter à leur strict devoir» (p. 130); attirer à la magistrature [traduction] «des avocats possédant une très grande compétence et une excellente réputation» (p. 131). L’alinéa 11d), a‑t‑il estimé, interdit de réduire les traitements des juges, parce que de telles réductions vont à l’encontre de ces objectifs.

56 Bien que le juge McDonald ait formulé une règle générale interdisant la réduction des traitements des juges, il a admis que ceux‑ci pouvaient être réduits dans le cadre d’une mesure économique générale. Toutefois, il a exprimé cette exception en termes très restrictifs, affirmant que les traitements des juges ne pouvaient être réduits que par un impôt général sur le revenu ou par [traduction] «un impôt progressif sur le revenu applicable à l’ensemble des contribuables touchant le même niveau de revenus» (p. 138). Au soutien de cette affirmation, il a cité Beauregard, où le régime de pensions en cause était semblable à d’autres régimes de pensions établis pour un grand nombre d’autres Canadiens.

57 Appliquant ces principes aux faits de l’affaire dont il était saisi, le juge McDonald a déclaré inconstitutionnelle la réduction de 5 pour 100 des traitements des juges de la Cour provinciale de l’Alberta prévue par le Payment to Provincial Judges Amendment Regulation, Alta. Reg. 116/94. Quoique son raisonnement ne soit pas tout à fait clair sur ce point, il semble que la réduction violait l’al. 11d) parce qu’elle n’était pas une mesure économique générale — du fait qu’elle ne visait que les juges de la Cour provinciale. En outre, il a conclu que le défaut du gouvernement d’augmenter les traitements des juges au rythme des hausses du coût de la vie portait atteinte à la sécurité financière des juges, pour le motif qu’il s’agissait d’une réduction de facto.

58 Toutefois, le juge McDonald a rejeté l’argument fondé sur l’invalidité du par. 17(1) de la Provincial Court Judges Act, qui prévoit que le lieutenant‑gouverneur en conseil [traduction] «peut, par règlement, [. . .] fixer les traitements des juges». Cette disposition avait été attaquée pour les motifs suivants: elle n’établissait qu’une faculté et n’exigeait pas que des traitements soient payés, elle n’empêchait pas le pouvoir exécutif de réduire les traitements ou autres avantages, elle n’empêchait pas l’exécutif de verser des traitements différents à divers groupes de juges et elle n’interdisait pas la rémunération au rendement. Le juge McDonald n’a retenu aucun de ces arguments. Il en a rejeté certains en donnant une interprétation atténuée du par. 17(1), selon laquelle: cette disposition exige que des traitements soient fixés, elle n’autorise la réduction des traitements que dans le cadre d’une mesure économique générale et elle ne permet pas la rémunération liée au rendement. Il a aussi conclu que l’al. 11d) n’interdisait pas le paiement de traitements différents à divers groupes de juges.

59 Le juge McDonald a ensuite examiné deux autres aspects de la sécurité financière. Premièrement, il s’est arrêté au mécanisme de fixation des traitements des juges. Il a conclu que l’indépendance de la magistrature ne requérait ni la création d’une commission indépendante, ni l’utilisation d’une formule préétablie de fixation des traitements. Ce que la garantie de sécurité financière accorde aux juges, à son avis, c’est l’assurance que leurs traitements ne pourront être réduits que dans le cadre d’une mesure économique générale et qu’ils seront augmentés au rythme des hausses du coût de la vie. Le mécanisme de fixation des traitements n’est pas un élément essentiel à la réalisation de cet objectif. De plus, comme l’al. 11d) n’exige pas l’application d’un mécanisme particulier de fixation des traitements des juges, le juge McDonald a aussi statué que l’indépendance des juges ne serait pas minée par la tenue de négociations salariales entre la magistrature et le pouvoir exécutif.

60 Deuxièmement, le juge McDonald a examiné la question des modifications aux pensions des juges. Il a conclu que la restriction s’appliquant à l’égard de la réduction des traitements s’appliquait aussi à la réduction des pensions — ces réductions doivent s’inscrire dans le cadre d’une mesure économique générale applicable à l’ensemble de la population. En outre, tout comme pour les traitements, le défaut d’augmenter les pensions pour tenir compte de l’inflation équivalait à une réduction et était donc interdite par l’al. 11d) de la Charte, sauf si cette absence d’indexation faisait partie d’une mesure économique générale. Toutefois, en raison de l’insuffisance de la preuve à cet égard, il a refusé de décider si les modifications au régime de pensions des juges de la Cour provinciale de l’Alberta avaient violé l’al. 11d).

(b) L’inamovibilité

61 Le juge McDonald a statué que deux groupes distincts de dispositions de la Provincial Court Judges Act violaient l’al. 11d) de la Charte, parce qu’elles ne garantissaient pas suffisamment l’inamovibilité. Le premier groupe concerne la composition du Judicial Council, organisme chargé d’étudier les plaintes portées contre les juges de la Cour provinciale de l’Alberta. Les alinéas 10(1)d) et e) permettent à des personnes n’appartenant pas à la magistrature de faire partie de cet organisme. Le juge McDonald a conclu que la présence de ces personnes contrevenait à l’al. 11d), car il a été jugé, dans Valente, que l’inamovibilité commandait que les juges ne puissent être révoqués qu’à la suite d’une «enquête judiciaire». Or, estime le juge McDonald, une telle enquête ne peut être tenue que par des juges seulement. En conséquence, il a conclu à l’inconstitutionnalité de l’al. 11(1)c) et du par. 11(2) de la Loi, qui habilitent le Council à faire enquête sur les plaintes, à formuler des recommandations au ministre de la Justice et procureur général et à déférer des plaintes au juge en chef de la cour ou à un comité du Judicial Council pour enquête et rapport.

62 Le second groupe portait sur les motifs de révocation des juges de la Cour provinciale de l’Alberta. Aux termes de l’al. 11(1)b) de la Provincial Court Judges Act, [traduction] «l’incompétence» d’un juge ou sa «conduite» sont des motifs de révocation. Le juge McDonald a conclu que cette disposition avait une portée trop large, parce qu’elle pouvait viser une conduite n’ayant aucun rapport avec la capacité d’un juge d’exercer ses fonctions officielles. Au pire, elle pourrait être utilisée pour révoquer un juge pour cause d’incapacité [traduction] «d’interpréter et d’appliquer le droit correctement [. . .] dans un cas donné ou dans plusieurs affaires» (p. 161).

(c) L’indépendance institutionnelle

63 Enfin, le juge McDonald a décidé que les dispositions de la Provincial Court Judges Act qui permettent au procureur général de désigner le lieu de résidence des juges de la Cour provinciale de l’Alberta (al. 13(1)a)) et de fixer les jours de séance de la cour (al. 13(1)b)) violaient l’al. 11d). Il a tiré cette conclusion en se fondant sur le principe que l’indépendance institutionnelle avait pour but de protéger la capacité de la cour d’employer ses juges le plus efficacement possible, de manière à garantir aux accusés un procès dans les meilleurs délais. En outre, il a cité la remarque explicite faite dans Valente selon laquelle le pouvoir des tribunaux de fixer ses séances est un élément essentiel de l’indépendance institutionnelle.

(d) Le dispositif

64 Même s’il a formulé plusieurs conclusions d’inconstitutionnalité, le juge McDonald a néanmoins rejeté les demandes d’arrêt des procédures de Campbell et Ekmecic, pour le motif que les jugements déclaratoires qu’il avait prononcés avaient pour effet d’éliminer la source de cette inconstitutionnalité et de rendre la Cour provinciale de l’Alberta indépendante. De plus, même si le procès de Wickman avait déjà commencé devant un juge qui n’était pas indépendant, il a rejeté la demande d’ordonnance de certiorari et de prohibition, car y faire droit serait revenu à cautionner un abus de procédure, puisque la défense avait attendu la fin du procès pour soulever ces questions constitutionnelles.

(e) Les remarques du premier ministre Klein

65 Le juge McDonald a décidé que ces remarques ne constituaient pas une violation de l’indépendance de la magistrature. Bien qu’elles aient peut‑être été peu judicieuses, elles n’ont pas fait naître une crainte raisonnable que le pouvoir exécutif n’entrave l’indépendance de la Cour provinciale de l’Alberta.

(2) L’arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (1995), 169 A.R. 178

66 Le ministère public a porté le jugement en appel. L’arrêt de la Cour d’appel n’a porté que sur la question de savoir si elle avait compétence pour entendre l’appel. À la majorité, la cour (le juge Conrad étant dissidente) a statué qu’elle n’avait pas compétence.

67 Il y avait consensus, au sein de la cour, que l’appel du ministère public devait être fondé sur un texte de loi. Le débat sur l’interprétation a porté principalement sur le sens et le champ d’application du par. 784(1) du Code criminel, qui est ainsi rédigé:

784. (1) Appel peut être interjeté à la cour d’appel contre une décision qui accorde ou refuse le secours demandé dans des procédures par voie de mandamus, de certiorari ou de prohibition.

Deux questions ont été analysées par la Cour: premièrement, celle de savoir si la partie ayant gain de cause (en l’espèce le ministère public) pouvait invoquer le par. 784(1) pour appeler de la décision lui accordant un recours, mais non celui demandé; deuxièmement, celle de savoir si un jugement déclaratoire était une forme de recours suffisamment apparenté au mandamus, au certiorari ou à la prohibition pour être visé par cette disposition.

68 Le juge Harradence a répondu aux deux questions par la négative. Il a tout d’abord souligné qu’une disposition qui permettrait à la partie ayant gain de cause d’appeler serait suffisamment inhabituelle que le droit de le faire devrait être énoncé en termes explicites par le Code criminel. Or, à son avis, le par. 784(1) ne satisfait pas à la norme de clarté requise. Le juge O’Leary a souscrit à son avis sur ce point. De plus, ne s’exprimant alors que pour lui-même, le juge Harradence a rejeté l’argument que les ordonnances déclaratoires étaient de fait de la nature d’une prohibition. Quoique ces ordonnances aient peut‑être corrigé un défaut de compétence de la Cour provinciale de l’Alberta, il a estimé qu’elles n’avaient pas eu d’effet sur les procédures engagées ou envisagées devant la Cour provinciale.

69 Par contraste, le juge Conrad (dissidente) a répondu aux deux questions par l’affirmative. Examinant d’abord la seconde question, elle a décidé que les déclarations du juge McDonald au procès équivalaient à des prohibitions et étaient donc visées par le par. 784(1). Il semble que son raisonnement ait été que le juge du procès, par les déclarations, avait effectivement interdit [traduction] «l’engagement ou la poursuite des procès en cause devant une cour assujettie aux dispositions attaquées» (p. 193 (souligné dans l’original)). Quant à la première question, elle a statué que le par. 784(1) ne se limitait pas aux appels formés par les parties ayant perdu, mais qu’il autorisait également les appels contre les décisions ayant accordé ou refusé le recours demandé. Il était concevable que cela vise l’appel interjeté par une partie qui, bien qu’ayant eu gain de cause, n’aurait pas obtenu le recours demandé, comme le ministère public en l’espèce.

C. Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice)

(1) La décision de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba (1994), 98 Man. R. (2d) 67

70 Au procès, la question centrale était celle de savoir quelle était la nature de la protection accordée par l’al. 11d) en matière de sécurité financière, et si les dispositions de la loi 22 satisfaisaient à cette norme constitutionnelle. Deux questions ont été examinées: premièrement, celle de savoir si l’al. 11d) autorise la réduction des traitements des juges, et, si oui, dans quelles circonstances; deuxièmement, celle de savoir si l’al. 11d) commande l’application d’un mécanisme particulier pour la fixation de ces traitements.

71 Relativement à la première question, le juge Scollin a adopté la même position que le juge McDonald dans Campbell — c’est‑à‑dire que les traitements des juges ne peuvent être réduits que dans le cadre d’une mesure économique générale touchant tous les citoyens. De ce point de vue, la réduction des traitements des juges prévue par la loi 22 était inconstitutionnelle, parce qu’elle faisait partie d’un programme visant à réduire le déficit provincial seulement par la réduction des dépenses gouvernementales.

72 Toutefois, le juge Scollin a divergé d’opinion avec le juge McDonald sur un aspect crucial — il a décidé que la norme établie par l’al. 11d) ne s’applique qu’à l’égard des réductions permanentes des traitements des juges. En cas de crises financières, par contraste, des réductions temporaires sont autorisées. Le juge Scollin a conclu que les faits de l’espèce révélaient l’existence d’une crise financière, qu’il a définie ainsi (à la p. 77):

[traduction] Il s’agit des cas où, de l’avis du gouvernement, les besoins budgétaires du Trésor ne peuvent être satisfaits que par des compressions immédiates mais précises de ses propres dépenses . . .

Par conséquent, le juge Scollin a tranché l’appel en donnant une interprétation atténuée de la loi 22, de manière à permettre la suspension temporaire de la pleine rémunération et le paiement rétroactif complet de la pleine rémunération à l’expiration de la période de validité de la loi 22.

73 La deuxième question a été examinée dans le contexte de l’art. 11.1 de la Loi sur la Cour provinciale qui établit une commission indépendante (le Comité chargé de la rémunération des juges) appelée à faire des recommandations à l’assemblée législative quant aux traitements des juges de la Cour provinciale du Manitoba. On soutenait que la loi 22 avait rendu le Comité inopérant dans les faits en imposant une réduction des traitements avant que l’assemblée législative ait reçu son rapport, et qu’elle avait, par conséquent, violé l’al. 11d), parce que les dispositions législatives constituant le Comité avaient un caractère «quasi constitutionnel», de sorte qu’elles l’emportaient sur la loi 22. Le juge Scollin a rejeté cet argument pour deux motifs: premièrement, la loi 22 n’était pas censée dissoudre le Comité ou interrompre ses travaux et, en conséquence, il n’existait aucun conflit entre ce texte de loi et les dispositions constituant le Comité; deuxièmement, le mécanisme du Comité n’avait pas un caractère quasi constitutionnel et ne pouvait donc pas l’emporter sur la loi 22.

74 On a également soutenu, au procès, qu’il y avait eu atteinte à l’indépendance de la magistrature par suite de la décision de fermer les tribunaux les jours désignés par le gouvernement comme jours de congé sans solde pour ses employés (les «vendredis de Filmon»). Le juge Scollin a rejeté cet argument, pour le motif que la décision de fermer les tribunaux n’avait pas été prise par le pouvoir exécutif (par l’entremise du procureur général), mais par le juge en chef de la Cour provinciale du Manitoba. Un certain nombre de facteurs ont été décisifs: le juge en chef de la Cour provinciale avait été consulté sur le retrait du personnel de la cour; c’est lui qui avait ordonné la fermeture de la cour ces jours‑là et, s’il avait décidé qu’elle continuerait ses activités, le gouvernement avait donné l’assurance que le personnel suffisant serait disponible.

75 Finalement, le juge de première instance a examiné et rejeté l’argument selon lequel le gouvernement avait exercé des pressions indues sur les juges de la Cour provinciale. Cette allégation découlait du fait que, avant de consentir à présenter, de concert avec les juges, des observations au Comité chargé de la rémunération des juges, le gouvernement avait demandé à ceux-ci de lui dire s’ils entendaient contester la loi 22. Le juge Scollin a décidé que cette demande avait été [traduction] «peu judicieuse», mais qu’elle était «sans pertinence» (p. 79).

(2) L’arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (1995), 102 Man. R. (2d) 51

76 Les vues de la Cour d’appel sur la nature de la garantie de sécurité financière ne sont pas tout à fait claires. À un endroit, elle a dit que l’al. 11d) protège les juges contre toute [traduction] «ingérence arbitraire» de l’assemblée législative ou du pouvoir exécutif, «motivée par un but malhonnête ou spécieux» (p. 63); à un autre endroit, elle dit qu’il interdit de «traiter les juges de façon discriminatoire». Toutefois, malgré cette ambiguïté, la cour a rejeté l’argument qu’une réduction des traitements des juges n’est constitutionnelle que si elle s’inscrit dans le cadre d’une mesure économique générale, même si elle a admis que le fait qu’une réduction fasse partie d’une telle mesure amènerait à conclure que la réduction [traduction] «n’a pas été édictée dans un but malhonnête ou spécieux» (p. 65).

77 La cour a ensuite appliqué la norme du traitement discriminatoire et analysé l’argument selon lequel la loi 22 était inconstitutionnelle du fait des distinctions qui y étaient établies entre différentes personnes rémunérées sur les fonds publics. À la lumière des faits, la cour a conclu que les différences entre les catégories de personnes touchées par la loi justifiaient un traitement différent et n’étaient donc pas discriminatoires. En particulier, elle a souligné le fait que d’autres personnes assujetties à la loi étaient soumises au régime de la négociation collective avec le gouvernement, situation devant laquelle [traduction] «les juges reculeraient certainement» (p. 66).

78 En plus de décider si la loi 22 était discriminatoire à l’endroit des juges de la Cour provinciale du Manitoba, la cour s’est demandé comment une personne raisonnable percevrait les coupures. Elle a conclu que, comme celles‑ci étaient généralisées et motivées par des préoccupations budgétaires, elles ne donneraient pas l’impression que l’indépendance de la magistrature avait été compromise.

79 À l’instar du juge de première instance, la Cour d’appel a rejeté l’argument que les dispositions constituant le Comité chargé de la rémunération des juges étaient de quelque façon protégées par la Constitution contre la loi 22, et elle a expressément souscrit à l’avis du juge Scollin que la loi 22 n’entrait pas en conflit avec ces dispositions. De plus, la cour a souligné que l’art. 3 de la loi 22 précise que celle‑ci l’emporte sur toute mesure législative incompatible.

80 En ce qui concerne l’argument relatif à l’inconstitutionnalité de la fermeture de la Cour provinciale du Manitoba, la Cour d’appel a limité son analyse à la décision du procureur général de faire prendre aux substituts du procureur général des jours de congé sans solde (les «vendredis de Filmon») dans le cadre du programme de réduction du déficit dont la loi 22 était l’élément central. Pour la cour, cette décision n’a pas porté atteinte à l’indépendance institutionnelle de la Cour provinciale, parce qu’elle n’avait pas d’incidence sur la fonction juridictionnelle de cette cour, mais concernait plutôt la poursuites des infractions criminelles, responsabilité qui relève du pouvoir exécutif en vertu de la Constitution.

81 La cour a souscrit à la conclusion du juge de première instance que la question des pressions exercées par le gouvernement sur l’association des juges était sans pertinence.

IV. La sécurité financière

A. Introduction: le fondement non écrit de l’indépendance de la magistrature

82 Les présents pourvois ont tous été plaidés sur le fondement de l’al. 11d) de la Charte, disposition qui garantit l’indépendance et l’impartialité de la magistrature. Il ressort des termes mêmes de cette disposition que le droit qu’elle garantit est un droit d’application limitée — il ne s’applique qu’aux personnes qui font l’objet d’une inculpation. Malgré la portée limitée de l’al. 11d), il ne fait aucun doute que les pourvois peuvent et doivent être tranchés sur le fondement de cette disposition. Dans une large mesure, notre Cour est prisonnière du contexte que les parties et les intervenants lui ont présenté. De plus, les arguments avancés ainsi que les éléments de preuve produits concernent principalement l’al. 11d). De façon plus particulière, les deux renvois émanant de l’Île-du-Prince-Édouard sont expressément formulés en fonction de l’al. 11d), et si nous voulons répondre aux questions qui y sont posées, nous devons nous attacher à cette disposition de la Constitution.

83 Néanmoins, même si les observations portaient pour l’essentiel sur l’al. 11d), l’intimé Wickman dans Campbell et autres et les appelants dans les renvois de l’Île-du-Prince-Édouard, dans leurs observations écrites, l’intimé procureur général de l’Île-du-Prince-Édouard dans ses plaidoiries, et l’intervenant procureur général du Canada, en réponse à une question du juge Iacobucci, ont soulevé la question plus générale de l’assise constitutionnelle de l’indépendance de la magistrature, que je vais maintenant aborder. Malgré la présence de l’al. 11d) de la Charte et des art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, je suis d’avis que l’indépendance de la magistrature est à l’origine un principe constitutionnel non écrit, en ce sens qu’il est extérieur aux articles particuliers des Lois constitutionnelles. L’existence de ce principe, dont les origines remontent à l’Act of Settlement de 1701, est reconnue et confirmée par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Les dispositions précises des Lois constitutionnelles de 1867 à 1982 ne font [traduction] «qu’établir ce principe dans l’appareil institutionnel qu’elles créent ou envisagent»: Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285, à la p. 306, le juge Rand.

84 J’arrive à cette conclusion en partie en soupesant la force de l’argument contraire — qui veut que la Constitution canadienne renferme déjà des dispositions explicites visant à protéger l’indépendance de la magistrature, et que ces dispositions aient un caractère exhaustif à cet égard. L’alinéa 11d) de la Charte, comme je l’ai mentionné plus tôt, protège l’indépendance d’un large éventail de tribunaux exerçant une juridiction sur les personnes faisant l’objet d’une inculpation. En outre, bien longtemps avant l’édiction de la Charte, les art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, séparément et ensemble, ont protégé l’indépendance des cours supérieures des provinces et continuent de le faire: Cooper, précité, au par. 11, et MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, au par. 10. Plus précisément, l’art. 99 garantit l’inamovibilité des juges des cours supérieures; l’art. 100 garantit la sécurité financière des juges des cours supérieures, de district et de comté; l’art. 96 en est venu à garantir la juridiction fondamentale des cours supérieures, de district et de comté contre les empiétements législatifs, ce qui à mon sens est aussi une garantie de l’indépendance de la magistrature.

85 Toutefois, un examen plus approfondi révèle des limites sérieuses à l’argument que les dispositions expresses de la Constitution codifient de façon exhaustive et définitive la protection de l’indépendance de la magistrature. Le premier problème, et aussi le plus grave, est que l’éventail des tribunaux dont l’indépendance est protégée par les dispositions écrites de la Constitution comporte des lacunes importantes. Par exemple, les art. 96 à 100 ne protègent que l’indépendance des juges des cours supérieures, de district et de comté, et encore, cette protection n’est ni uniforme ni cohérente. Ainsi, alors que les art. 96 et 100 protègent la juridiction fondamentale et la sécurité financière, respectivement, des trois types de cours (cours supérieures, cours de district et cours de comté), l’art. 99 ne protège expressément que l’inamovibilité des juges des cours supérieures. De plus, les art. 96 à 100 ne s’appliquent pas aux tribunaux inférieurs dont les juges sont nommés par les provinces, savoir les cours provinciales.

86 Dans une certaine mesure, les vides dans le champ d’application de la protection assurée par les art. 96 à 100 sont comblés par l’application de l’al. 11d), qui vise divers tribunaux, dont les cours provinciales. Toutefois, le champ d’application de l’al. 11d) est lui aussi expressément limité — la protection qu’il énonce ne s’étend qu’aux tribunaux exerçant une juridiction sur les personnes faisant l’objet d’une inculpation. En conséquence, quand ces cours exercent une juridiction civile, il ne semble pas que leur indépendance soit garantie. L’indépendance des cours provinciales qui siègent en matière familiale, par exemple, ne bénéficierait pas de la protection constitutionnelle. Celle des cours supérieures, par contraste, quand elles entendent le même genre d’affaires, en bénéficierait.

87 Le deuxième problème que pose le fait d’interpréter de l’al. 11d) de la Charte et des art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 comme ayant pour effet de codifier de manière exhaustive l’indépendance de la magistrature est que certaines de ces dispositions ne semblent pas, selon leur texte même, viser cet objectif. L’article 100, par exemple, dispose que le Parlement fixe et paie les salaires des juges des cours supérieures, de district et de comté. Il s’agit donc, sous un aspect important, d’une diminution de la compétence reconnue aux provinces par le par. 92(14) en matière d’administration de la justice. De plus, à la lumière de l’Act of Settlement de 1701, il représente une garantie partielle de sécurité financière, dans la mesure où il confère non pas à l’exécutif mais au Parlement -- qui doit prendre à cet égard une mesure législative publique -- la responsabilité de fixer les traitements des juges. Toutefois, la seule obligation que cette disposition impose clairement au Parlement est de pourvoir aux traitements des juges qu’elle vise, ce qui en soi ne protégerait pas ceux-ci contre l’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière. Néanmoins, comme je vais l’expliquer dans les présents motifs, compte tenu de l’arrêt Beauregard, l’art. 100 oblige aussi le Parlement à verser des traitements suffisants et il interdit de modifier ou de bloquer les traitements des juges sans recourir à la procédure exigée par la Constitution.

88 L’examen du texte de l’art. 96 fait ressortir la même difficulté:

96. Le gouverneur général nommera les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province, sauf ceux des cours de vérification en Nouvelle‑Écosse et au Nouveau‑Brunswick.

L’article 96 semble, tout au plus, conférer le pouvoir de nommer les juges des cours supérieures, de district et de comté. Il s’agit d’une disposition de dotation, qui elle aussi empiète sur les pouvoirs accordés aux provinces par le par. 92(14). Toutefois, par un processus d’interprétation judiciaire, l’art. 96 en est venu à garantir la juridiction fondamentale des cours qui entrent dans le champ d’application de cette disposition. Dans le passé, cette évolution a souvent été qualifiée de conséquence logique des termes exprès de l’art. 96. À supposer que le but de l’art. 96 était de créer «un système judiciaire unitaire», ce but aurait été contrecarré «si une province pouvait adopter une loi créant un tribunal, nommer ses juges et lui attribuer la compétence des cours supérieures»: Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714, à la p. 728. Toutefois, comme je l’ai confirmé récemment, l’art. 96 restreint non seulement la compétence législative des législatures provinciales, mais aussi celle du Parlement: MacMillan Bloedel, précité. La raison d’être de la disposition a elle aussi évolué, passant de la protection de l’unité nationale, au maintien de la primauté du droit par la protection du rôle des tribunaux.

89 Le point qui ressort de ce bref examen est que l’interprétation des art. 96 et 100 a évolué considérablement eu égard au texte même de ces dispositions. Cette évolution jurisprudentielle affaiblit l’argument voulant que la garantie d’indépendance de la magistrature soit prévue de manière exhaustive et définitive par le texte de la Constitution. De fait, la seule façon d’expliquer l’interprétation des art. 96 et 100 est de se référer à un ensemble plus profond de conventions non écrites qui ne se trouvent pas dans le texte du document lui‑même.

90 L’argument que la Constitution canadienne comprend des normes non écrites a récemment été confirmée par notre Cour dans New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319. Dans cet arrêt, la Cour a décidé que la Constitution autorisait l’assemblée législative de la Nouvelle‑Écosse à refuser aux médias le droit d’enregistrer et de diffuser ses débats. Les médias avaient fondé leur prétention sur l’al. 2b) de la Charte, qui protège notamment «la liberté de la presse et des autres moyens de communication». Le juge McLachlin, s’exprimant pour la majorité, a conclu qu’en opposant son refus l’assemblée avait exercé ses privilèges législatifs non écrits, que la Constitution du Canada avait constitutionnalisé ces privilèges et que le statut constitutionnel de ces privilèges empêchait, par conséquent, l’application de la Charte.

91 La partie pertinente des motifs du juge McLachlin concerne l’interprétation du par. 52(2) de la Loi constitutionnelle de 1982, qui définit la «Constitution du Canada» en ces termes:

52. . . .

(2) La Constitution du Canada comprend:

a) la Loi de 1982 sur le Canada, y compris la présente loi;

b) les textes législatifs et les décrets figurant à l’annexe;

c) les modifications des textes législatifs et des décrets mentionnés aux alinéas a) ou b). [Je souligne.]

Les médias ont soutenu que les privilèges parlementaires n’avaient pas de statut constitutionnel et que, par conséquent, ils pouvaient faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte comme toute autre décision d’une législature, parce qu’ils n’étaient pas inclus dans la liste des documents énumérés ou visés au par. 52(2). Le juge McLachlin a rejeté cet argument, en partie à cause du libellé du par. 52(2). Elle a statué que l’emploi du mot «comprend» indiquait que la liste des documents constitutionnels du par. 52(2) n’est pas exhaustive.

92 Même si j’ai rédigé des motifs concourants, fondés sur des raisons différentes, et que je continue de douter que les privilèges des assemblées provinciales fassent partie de la Constitution (Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876, au par. 2), j’accepte le principe général que la Constitution comprend des règles non écrites -- et écrites --, dans une large mesure sur le fondement du libellé du par. 52(2). En effet, comme notre Constitution est dérivée d’un régime constitutionnel dont les règles fondamentales ne sont pas fixées dans un seul document ou dans un ensemble de documents faisant autorité, il n’est pas étonnant qu’elle retienne certains aspects de cet héritage.

93 Toutefois, je tiens à ajouter une mise en garde. Comme je l’ai dit dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, précité, à la p. 355, l’histoire constitutionnelle du Canada peut être considérée, en partie, comme une évolution «qui a abouti à la suprématie d’une constitution écrite définitive». La préférence pour une Constitution écrite repose sur bon nombre de raisons importantes, particulièrement la certitude du droit et, par ce moyen, la légitimité du contrôle judiciaire fondé sur la Constitution. Compte tenu de ces préoccupations, qui sont au cœur de l’idée de constitutionnalisme, il est de la plus haute importance de préciser la source de ces normes non écrites.

94 À mon avis, il est possible d’expliquer l’existence de bon nombre des règles non écrites de la Constitution canadienne en se reportant au préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, dont le paragraphe pertinent est ainsi conçu:

Considérant que les provinces du Canada, de la Nouvelle‑Écosse et du Nouveau‑Brunswick ont exprimé le désir de s’unir en fédération pour former un seul et même dominion sous la Couronne du Royaume‑Uni de Grande‑Bretagne et d’Irlande, avec une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni;

Quoique le préambule ait été cité par notre Cour à bien des reprises, son effet juridique n’a jamais été expliqué complètement. D’un côté, bien que le préambule fasse clairement partie de la Constitution, il est tout aussi clair qu’il «n’a aucune force exécutoire»: Renvoi: Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, à la p. 805 (motifs conjoints de la majorité). En d’autres termes, il n’est pas, à proprement parler, une source de droit positif, par contraste avec les dispositions qui le suivent.

95 Par ailleurs, le préambule produit effectivement d’importants effets juridiques. Dans des circonstances normales, le préambule peut servir à préciser l’objet d’une loi ainsi qu’à faciliter l’interprétation de termes ambigus: Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), par R. Sullivan, à la p. 261. Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 a certainement cette utilité. À mon avis, toutefois, il va même plus loin. Pour reprendre les propos du juge Rand, le préambule énonce [traduction] «la thèse politique que la Loi exprime»: Switzman, précité, à la p. 306. Il reconnaît et confirme les principes fondamentaux qui sont à la source même des dispositions substantielles de la Loi constitutionnelle de 1867. Comme je l’ai dit précédemment, ces dispositions ne font qu’établir ces principes structurels dans l’appareil institutionnel qu’elles créent ou envisagent. En tant que tel, le préambule est non seulement une clef permettant d’interpréter les dispositions expresses de la Loi constitutionnelle de 1867, mais également une invitation à utiliser ces principes structurels pour combler les lacunes des termes exprès du texte constitutionnel. Il est le moyen qui permet de donner force de loi à la logique qui sous-tend la Loi.

96 Quels sont les principes structurels de la Loi constitutionnelle de 1867 exprimés dans le préambule? Celui‑ci fait état du désir des provinces fondatrices de «s’unir en fédération pour former un seul et même dominion», il concerne donc la répartition des pouvoirs. De plus, par sa référence à «une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni», il indique que l’organisation juridique et institutionnelle de la démocratie constitutionnelle au Canada doit être similaire au régime juridique duquel émane la Constitution canadienne. Selon moi, ces deux aspects du préambule expliquent bon nombre des arrêts dans lesquels notre Cour a, par le processus normal d’interprétation de la Constitution, affirmé l’existence de certaines règles fondamentales du droit constitutionnel canadien qui ne se trouvent pas dans les termes exprès de la Loi constitutionnelle de 1867.

97 Je vais d’abord examiner la jurisprudence relative au partage des pouvoirs, pour illustrer la façon dont les vides ont été comblés et comment ce processus peut être appréhendé par référence au préambule. Un exemple de cas où la Cour a inféré l’existence d’une règle constitutionnelle fondamentale qui n’est pas formulée en termes exprès dans la Constitution est l’application du principe de la reconnaissance totale, en vertu duquel les tribunaux d’une province ont l’obligation constitutionnelle de les décisions des tribunaux d’une autre province: Hunt c. T & N PLC, [1993] 4 R.C.S. 289. La justification de cette règle a été bien exprimée par le professeur Hogg (Constitutional Law of Canada (3e éd. 1992 (feuilles mobiles)), vol. 1, à la p. 13-18):

reconnaître

[traduction] Dans un État fédéral, il semble évident que, si un tribunal provincial exerce sa compétence à l’égard d’un défendeur qui est un résident d’une autre province, et que le tribunal observe les normes constitutionnelles [. . .], le jugement en résultant devrait être reconnu par les tribunaux de la province du défendeur.

S’exprimant pour la Cour dans Hunt, le juge La Forest a dégagé un certain nombre de caractéristiques qui justifiaient d’inférer l’existence du principe de la reconnaissance totale dans la Constitution: citoyenneté commune, droit des citoyens de se déplacer d’une province à l’autre, marché commun créé par l’Union et organisation essentiellement unitaire de notre système judiciaire. Fondamentalement, l’ensemble de ces facteurs témoigne de «l’intention manifeste de la Constitution d’établir un seul et même pays»: Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, à la p. 1099. Une autre façon d’expliquer cet arrêt, toutefois, est de dire que la Cour ne faisait que donner effet au «désir» des provinces fondatrices «de s’unir en fédération pour former un seul et même dominion», principe structurel de la Constitution, qui a été reconnu et confirmé dans le préambule et auquel il a été donné forme par les diverses manifestations mentionnées par le juge La Forest.

98 Un autre exemple où la Cour a inféré l’existence d’une règle fondamentale du droit constitutionnel canadien en dépit du silence du texte constitutionnel est celui de l’application du principe de la suprématie. En résumé, suivant ce principe, en cas de conflit entre une loi fédérale et une loi édictée par une ou plusieurs des législatures provinciales, la première l’emporte. Ce principe revêt une importance fondamentale dans un système juridique où il y a partage du pouvoir de légiférer, car il guide les tribunaux et, en bout de ligne, les citoyens sur la manière de concilier des obligations juridiques en apparence incompatibles. Toutefois, il n’est énoncé nulle part dans la Loi constitutionnelle de 1867. Les origines de ce principe sont obscures, quoiqu’on ait dit qu’il [traduction] «est nécessairement implicite dans notre loi constitutionnelle»: Huson c. Township of South Norwich (1895), 24 R.C.S. 145, à la p. 149. Je me hasarderais à affirmer que le principe de la suprématie découle du désir des provinces «de s’unir en fédération pour former un seul et même dominion». Le préambule permet d’expliquer pourquoi, par exemple, les lois fédérales l’emportent sur les lois provinciales, et non l’inverse.

99 En faisant mention d’«une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni», le préambule souligne la nature de l’ordre juridique qui encadre et soutient la société canadienne. Cet ordre, comme l’a dit notre Cour dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, à la p. 749, est «un ordre réel de droit positif», idée qui est englobée dans la notion de primauté du droit. Dans cet arrêt, notre Cour a explicitement invoqué le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 pour déclarer que la primauté du droit était un principe fondamental de la Constitution canadienne. La primauté du droit a amené la Cour à déclarer temporairement valides les lois du Manitoba, qui étaient par ailleurs inconstitutionnelles puisqu’elles avaient été édictées en anglais seulement, en violation de la Loi de 1870 sur le Manitoba. La Cour a conçu cette réparation novatrice, malgré les termes exprès de le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 selon lesquels les lois inconstitutionnelles sont «inopérantes», disposition qui semble indiquer que toute déclaration d’invalidité ne peut avoir qu’un effet immédiat. La Cour a agi ainsi afin de ne pas «prive[r] le Manitoba de son ordre sur le plan juridique et cause[r] un manquement au principe de la primauté du droit» (p. 753). Le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba est donc un autre exemple de la manière dont notre Cour a donné un effet juridique aux principes fondamentaux exprimés dans le préambule.

100 Finalement, le préambule renvoie également au type de démocratie constitutionnelle consacrée dans notre Constitution. Notre système de gouvernement se définit entre autres par l’importance des [traduction] «institutions parlementaires, notamment les assemblées populaires qu’élit l’ensemble de la population des provinces et du Dominion»: Saumur c. City of Quebec, [1953] 2 R.C.S. 299, à la p. 330, le juge Rand. Encore une fois, le désir de se doter d’un gouvernement parlementaire s’exprimant par des institutions représentatives n’est pas énoncé explicitement dans la Loi constitutionnelle de 1867; par exemple, il n’est pas fait mention, dans ce document, de l’exigence que les députés fédéraux ou provinciaux soient élus. Néanmoins, les membres de notre Cour, ont pu, à juste titre à mon avis, déduire ce principe général de la référence dans le préambule à «une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni».

101 Une implication de la reconnaissance et de la confirmation de la démocratie parlementaire dans le préambule est la constitutionnalisation des privilèges législatifs des législatures provinciales et, très probablement, de ceux du Parlement aussi. Ces privilèges sont nécessaires pour que les législatures puissent exercer leurs fonctions, à l’abri de l’ingérence de l’exécutif et des tribunaux. Étant donné que les législatures sont des institutions représentatives délibérantes, ces privilèges servent en fin de compte à protéger leur nature démocratique. La Constitution est également muette sur ce point. Néanmoins, et ce en dépit des réserves que j’ai exprimées précédemment, notre Cour à la majorité a basé les privilèges de l’assemblée législative de la Nouvelle‑Écosse sur la référence faite dans le préambule à «une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni»: New Brunswick Broadcasting, précité. Elle a affirmé que, puisque ces privilèges étaient inhérents au parlement de Westminster, le préambule indiquait qu’on entendait, en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, que «les organismes législatifs du nouveau dominion allaient posséder des pouvoirs similaires quoique non nécessairement identiques» (p. 375). De même, dans l’examen de la compétence des tribunaux vis-à-vis de l’exercice des privilèges de Sénat et de ses comités, le juge en chef Iacobucci (maintenant juge de notre Cour) s’est arrêté, dans Southam Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 3 C.F. 465 (C.A.), aux pp. 485 et 486, à l’importance de la mention, dans le préambule, d’«une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume-Uni»:

Le juge Strayer a déclaré que les tribunaux possédaient une telle compétence et a conclu, plus précisément, que l’adoption de la Charte a fondamentalement modifié la nature de la Constitution canadienne; celle-ci n’est plus «semblable dans son principe à celle du Royaume-Uni», comme on le précise dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Puisque nous devons convenir que l’adoption de la Charte a transformé dans une large mesure l’ancien régime de suprématie parlementaire en un régime de suprématie constitutionnelle, comme l’a qualifié l’ancien juge en chef Dickson, la portée de la remarque du juge Strayer voulant que notre Constitution ne soit plus semblable dans son principe à celle du Royaume-Uni est plutôt vaste. Certes, beaucoup de choses ont changé sur le plan constitutionnel depuis l’adoption de la Charte. Cependant, si les tenants d’un fédéralisme pur ont appris à vivre avec la constitution fédéraliste dont le Canada s’est doté en 1867 en s’inspirant des principes de gouvernement parlementaire régissant l’État unitaire qu’était et qu’est encore le Royaume-Uni, il me semble que le régime britannique de gouvernement constitutionnel continuera de coexister avec la Charte, sinon dans son intégralité, ce qui n’a d’ailleurs jamais été le cas, au moins sous bien des aspects importants. La nature et l’étendue de cette coexistence dépendront évidemment des décisions que rendront les tribunaux à propos des questions dont ils seront saisis.

102 Une autre implication de la reconnaissance de la démocratie parlementaire dans le préambule a été la prise en compte de l’interdépendance entre la notion de gouvernement démocratique et celle de liberté d’expression politique. Ainsi, les membres de la Cour ont estimé que la démocratie parlementaire s’accompagnait de [traduction] «toutes ses répercussions sociales» (Switzman, précité, à la p. 306, le juge Rand), y compris l’implication que ces institutions

[traduction] fonctionne[nt] sous le feu de l’opinion publique et de la libre discussion [. . . en ce qu’elles] tirent leur efficacité de la libre discussion des affaires, des critiques, réponses et contre‑critiques, des attaques contre la politique et l’administration et des défenses et contre‑attaques, de l’analyse et de l’examen le plus libre et le plus complet de chaque point de vue énoncé sur les projets politiques.

(Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100, à la p. 133, le juge en chef Duff.)

Les libertés politiques, tel le droit à la liberté d’expression, ne font pas partie des chefs de compétence énumérés aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, document qui est muet sur leur existence même. Toutefois, compte tenu de l’importance de l’expression politique pour la vie politique nationale, et de l’objectif de créer un pays uni, les membres de la Cour ont adopté la position que la restriction de cette forme d’expression est un sujet réservé exclusivement au Parlement, et non aux législatures provinciales: Reference re Alberta Statutes, précité, à la p. 134, le juge en chef Duff, et à la p. 146, le juge Cannon; Saumur, précité, aux pp. 330 et 331, le juge Rand, et aux pp. 354 à 356, le juge Kellock; Switzman, précité, à la p. 307, le juge Rand, et à la p. 328, le juge Abbott.

103 La logique de cet argument commande cependant une conclusion beaucoup plus marquante. Refuser aux législatures provinciales compétence sur l’expression politique ne limite pas le pouvoir du Parlement de faire ce qui est interdit aux provinces. Toutefois, vu l’interdépendance des institutions politiques nationales et de la liberté d’expression, les juges de la Cour ont indiqué que le Parlement lui‑même ne peut pas [traduction] «abroger ce droit de discussion»: Switzman, précité, à la p. 328, le juge Abbott; voir aussi les motifs du juge Rand, à la p. 307; Saumur, précité, à la p. 354, le juge Kellock; SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, à la p. 57, le juge Beetz. Ainsi, la reconnaissance de la nature démocratique du gouvernement parlementaire dans le préambule a été utilisée par certains membres de notre Cour pour façonner une déclaration des droits implicite, en l’absence de toute indication expresse à cet effet dans le texte constitutionnel. Cette interprétation repose, à mon sens, sur la reconnaissance du caractère essentiel des institutions politiques dans la «structure fondamentale de notre Constitution» (SEFPO, précité, à la p. 57), et c’est pourquoi les gouvernements ne peuvent pas miner les mécanismes de la responsabilité politique qui définissent, guident et légitiment ces institutions.

104 Ces exemples — les principes de la reconnaissance totale et de la suprématie, la réparation novatrice que constitue la déclaration d’invalidité avec sursis, la reconnaissance du statut constitutionnel des privilèges des législatures provinciales, l’attribution à l’autorité fédérale du pouvoir de réglementer la liberté d’expression politique et la reconnaissance, par inférence, de limites implicites à la souveraineté du pouvoir législatif en matière de liberté d’expression politique — illustrent l’effet juridique particulier du préambule. Celui‑ci énonce les principes structurels de la Loi constitutionnelle de 1867 et invite les tribunaux à transformer ces principes en prémisses d’une thèse constitutionnelle qui amène à combler les vides des dispositions expresses du texte constitutionnel.

105 La même approche s’applique à l’égard de la protection de l’indépendance de la magistrature. En fait, ce point a déjà été tranché dans Beauregard, et, tant qu’il n’aura pas été infirmé, nous sommes aujourd’hui liés par cet arrêt. Comme nous l’avons dit dans cet arrêt (à la p. 72), le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et, en particulier, sa référence à «une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni» constituent une «reconnaissance écrite» du principe de l’indépendance de la magistrature. Même si, dans cette affaire, nous étions appelés à interpréter l’art. 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, les observations que je viens de réitérer ne se limitent pas à cette disposition et aux tribunaux qu’elle protège.

106 Les origines historiques de la protection de l’indépendance de la magistrature au Royaume‑Uni et, partant, dans la Constitution du Canada, remontent à l’Act of Settlement de 1701. Comme nous l’avons dit dans Valente, précité, à la p. 693, c’est de cette loi que «s’inspirent historiquement» les dispositions relatives à la magistrature de la Loi constitutionnelle de 1867. Il faut reconnaître que la loi britannique ne protège que les juges des cours supérieures anglaises. Toutefois, notre Constitution a évolué avec le temps. Tout comme notre compréhension des droits et des libertés a progressé, à tel point qu’ils ont été expressément constitutionnalisés par l’édiction de la Loi constitutionnelle de 1982, l’indépendance de la magistrature est devenue un principe qui vise maintenant tous les tribunaux, et non seulement les cours supérieures du pays.

107 Je fonde également cette conclusion sur la présence, dans la Charte, de l’al. 11d), disposition expresse qui protège l’indépendance des juges des cours provinciales, mais seulement dans l’exercice de leur juridiction sur les personnes faisant l’objet d’une inculpation. Comme je l’ai dit plus tôt, les dispositions expresses de la Constitution doivent être considérées comme étant l’expression des principes structurels sous‑jacents non écrits, prévus par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Bien que l’al. 11d) figure dans la partie la plus récente de notre Constitution, la Charte, il peut être considéré ainsi, puisque la Constitution doit être interprétée comme un tout intégré: Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148, à la p. 1206. Il est possible de faire une analogie entre la référence expresse à la primauté du droit dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1982 et l’inclusion implicite de ce principe dans la Loi constitutionnelle de 1867: Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, à la p. 750. Loin d’indiquer que l’indépendance des juges des cours provinciales n’est consacrée dans la Constitution que pour les cas où ces cours exercent une juridiction sur les personnes faisant l’objet d’une inculpation, l’al. 11d) atteste l’existence d’un principe général d’indépendance de la magistrature qui s’applique à tous les tribunaux, sans égard au type d’affaires qu’ils entendent.

108 J’étaye également cette conclusion sur la place centrale qu’occupent les tribunaux dans le système de gouvernement au Canada. Dans SEFPO, comme je l’ai dit précédemment, le juge Beetz a lié les restrictions de la souveraineté du pouvoir législatif en matière de liberté d’expression à «l’existence de certaines institutions politiques» au sein de la «structure fondamentale de notre Constitution» (p. 57). Toutefois, les institutions politiques ne sont qu’une partie de la structure fondamentale de la Constitution canadienne. Comme notre Cour l’a dit dans le passé, l’État est composé de trois pouvoirs — le législatif, l’exécutif et le judiciaire: Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455, à la p. 469; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, à la p. 620. Autrement dit, les tribunaux sont «un élément fondamental de la compréhension du constitutionnalisme au Canada» (Cooper, précité, au par. 11) au même titre que les institutions politiques. Il s’ensuit que le même impératif constitutionnel — la préservation de la structure fondamentale — qui a amené le juge Beetz à limiter le pouvoir des législatures de porter atteinte au fonctionnement des institutions politiques, étend cette protection aux institutions judiciaires de notre système constitutionnel. Par implication, la compétence des provinces sur les «tribunaux», au sens du par. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867, comporte une limitation implicite, savoir l’interdiction de miner l’indépendance de ceux-ci.

109 En conclusion, les dispositions expresses de la Loi constitutionnelle de 1867 et de la Charte ne codifient pas de manière exhaustive la protection de l’indépendance de la magistrature au Canada. L’indépendance de la magistrature est une norme non écrite, reconnue et confirmée par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. En fait, c’est dans le préambule, qui constitue le portail de l’édifice constitutionnel, que se trouve la véritable source de notre engagement envers ce principe fondamental. Toutefois, comme les parties et les intervenants ont basé leurs arguments sur l’al. 11d), je vais trancher les présents pourvois en me référant à cette disposition.

B. L’alinéa 11d) de la Charte

110 Comme je l’ai mentionné plus tôt, les présents pourvois ont été entendus ensemble parce qu’ils soulèvent tous la question de savoir si l’al. 11d) de la Charte a pour effet de restreindre et les moyens par lesquels les gouvernements et les législatures des provinces peuvent réduire les traitements des juges des cours provinciales, et l’ampleur de ces réductions. Avant d’aborder cette question précise, il y a lieu de faire des observations générales sur la jurisprudence relative à l’al. 11d).

111 Le point de départ de mon analyse est l’arrêt Valente où, dans un jugement unanime, notre Cour a établi le cadre d’interprétation de la garantie d’indépendance et d’impartialité de la magistrature énoncée à l’al. 11d). S’exprimant pour la Cour, le juge Le Dain a d’abord distingué l’impartialité et l’indépendance. La jurisprudence postérieure s’est référée à cette distinction en la qualifiant de «ligne de démarcation très nette»: Généreux, précité, à la p. 283. L’impartialité a été définie comme «un état d’esprit ou une attitude du tribunal vis‑à‑vis des points en litige et des parties dans une instance donnée» (Valente, précité, à la p. 685 (je souligne)). L’impartialité est liée au souci traditionnel d’«absence de préjugé, réel ou apparent». Par contraste, il a été dit que l’indépendance concernait plutôt le statut de la cour ou du tribunal. En particulier, le juge Le Dain a souligné que l’indépendance protégée par l’al. 11d) découlait de «la valeur constitutionnelle traditionnelle qu’est l’indépendance judiciaire», qu’il a définie comme la relation de la cour ou du tribunal «avec autrui, particulièrement avec l’organe exécutif du gouvernement» (p. 685). Comme je l’ai explicité dans R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, l’indépendance protégée par l’al. 11d) est l’indépendance de la magistrature par rapport aux autres pouvoirs de l’État et aux organismes qui peuvent exercer des pressions sur les juges en raison de l’autorité dont ils sont investis par l’État.

112 Dans Valente, le juge Le Dain a ajouté que l’indépendance reposait sur l’existence d’un ensemble de «conditions ou garanties objectives» (p. 685), dont l’absence amènerait à conclure qu’un tribunal ou une cour n’est pas indépendant. Il va de soi que l’existence de garanties objectives découle du fait que l’indépendance est liée au statut; les garanties objectives définissent ce statut. Toutefois, le juge Le Dain a ajouté à l’exigence relative aux conditions objectives ce qui pourrait être considéré comme une condition supplémentaire: savoir que la cour ou le tribunal en cause doit raisonnablement être perçu comme indépendant. Cette condition additionnelle a été formulée parce que l’objectif de la garantie d’indépendance de la magistrature est non seulement de faire en sorte que justice soit rendue dans les différentes instances, mais également d’assurer la confiance du public dans le système judiciaire. Comme l’a dit le juge Le Dain (à la p. 689):

Sans cette confiance, le système ne peut commander le respect et l’acceptation qui sont essentiels à son fonctionnement efficace. Il importe donc qu’un tribunal soit perçu comme indépendant autant qu’impartial et que le critère de l’indépendance comporte cette perception.

Toutefois, ce serait une erreur de conclure que le juge Le Dain voulait dire que les garanties objectives et la perception raisonnable d’indépendance sont deux notions distinctes. Les garanties objectives doivent plutôt être considérées comme étant les garanties nécessaires pour assurer une perception raisonnable d’indépendance. Comme l’a dit lui‑même le juge Le Dain, pour qu’une cour ou un tribunal soit perçu comme étant indépendant, cette «perception [. . .] doit [. . .] être celle d’un tribunal jouissant des conditions ou garanties objectives essentielles d’indépendance judiciaire» (p. 689).

113 Un autre point qui se dégage de l’arrêt Valente est la question de l’identité de ceux qui doivent avoir cette perception. On a répondu qu’il s’agit de la perception d’une personne raisonnable et bien renseignée. Cette norme, qui a été formulée par le juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la p. 394, relativement à la crainte raisonnable de partialité, a été citée et approuvée dans Valente, précité, à la p. 684:

. . . la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander «à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique . . .»

Ce critère a été adapté par le juge en chef Howland de la Cour d’appel de l’Ontario afin de statuer sur la question de l’indépendance de la magistrature dans R. c. Valente (No. 2) (1983), 2 C.C.C. (3d) 417, aux pp. 439 et 440:

[traduction] La question qui doit maintenant être tranchée est de savoir si une personne raisonnable, informée des dispositions législatives pertinentes, de leur historique et des traditions les entourant, après avoir envisagé la question de façon réaliste et pratique, conclurait [que le tribunal ou la cour est indépendant].

À mon avis, la décision du juge en chef Howland dans Valente et celle du juge de Grandpré dans Office national de l’énergie établissent correctement la norme relative à la perception raisonnable qui doit être utilisée pour l’application de l’al. 11d).

114 Après avoir établi ces propositions de base, le juge Le Dain a, dans Valente, étudié deux séries de notions; les trois caractéristiques essentielles de l’indépendance de la magistrature et ce que j’appelle les deux dimensions de cette indépendance.

115 Les trois caractéristiques essentielles dégagées par le juge Le Dain sont l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative. Dans Valente, deux conditions de l’inamovibilité des juges des cours provinciales ont été énoncées: un juge ne peut être révoqué que pour un motif valable «lié à sa capacité d’exercer les fonctions judiciaires», et ce après «une enquête judiciaire [. . .] au cours de laquelle le juge visé a pleinement l’occasion de se faire entendre» (p. 697). Contrairement aux dispositions relatives à la magistrature de la Loi constitutionnelle de 1867, qui régissent la révocation des juges des cours supérieures, l’al. 11d) de la Charte n’exige pas une adresse de la législature pour la révocation d’un juge d’une cour provinciale.

116 La sécurité financière a été définie en ces termes (à la p. 706):

L’essentiel, à mon avis, est que le droit du juge de cour provinciale à un traitement soit prévu par la loi et qu’en aucune manière l’exécutif ne puisse empiéter sur ce droit de façon à affecter l’indépendance du juge pris individuellement. [Je souligne.]

Encore une fois, la Cour a fait une distinction entre les exigences de l’art. 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 et celles de l’al. 11d); alors que la première disposition requiert que les traitements des juges des cours supérieures soient fixés directement par le Parlement, la seconde permet que les traitements des juges des cours provinciales soient fixés soit par une loi ou par un décret.

117 Finalement, la Cour a défini l’indépendance administrative des cours provinciales comme étant le pouvoir par le tribunal de prendre les «décisions administratives qui portent directement et immédiatement sur l’exercice des fonctions judiciaires» (p. 712). Ces décisions ont été définies de manière limitative (à la p. 709):

. . . l’assignation des juges aux causes, les séances de la cour, le rôle de la cour, ainsi que les domaines connexes de l’allocation de salles d’audience et de la direction du personnel administratif qui exerce ces fonctions . . .

Bien que cet aspect de l’indépendance de la magistrature ait aussi été qualifié d’«indépendance institutionnelle» dans Valente, à la p. 708, ce terme, comme je vais l’expliquer plus loin, a une toute autre signification et ne doit pas être confondu avec l’indépendance administrative.

118 Les trois caractéristiques essentielles de l’indépendance de la magistrature — inamovibilité, sécurité financière et indépendance administrative — doivent être distinguées de ce que j’ai appelé les deux dimensions de l’indépendance judiciaire. Dans Valente, le juge Le Dain a fait une distinction entre les deux dimensions de l’indépendance judiciaire, l’indépendance individuelle d’un juge et l’indépendance institutionnelle ou collective de la cour ou du tribunal auquel le juge appartient. En d’autres mots, si l’indépendance individuelle s’attache aux juges pris individuellement, l’indépendance institutionnelle ou collective s’attache à la cour ou au tribunal en tant qu’entité institutionnelle. Ces deux dimensions différentes de l’indépendance de la magistrature sont liées de la façon suivante (Valente, précité, à la p. 687):

Le rapport entre ces deux aspects de l’indépendance judiciaire est qu’un juge, pris individuellement, peut jouir des conditions essentielles à l’indépendance judiciaire, mais si la cour ou le tribunal qu’il préside n’est pas indépendant des autres organes du gouvernement dans ce qui est essentiel à sa fonction, on ne peut pas dire qu’il constitue un tribunal indépendant.

119 Il est nécessaire d’expliquer le rapport qui existe entre les trois caractéristiques essentielles de l’indépendance de la magistrature et les deux dimensions de ce principe, parce que l’explication donnée par le juge Le Dain dans Valente est incomplète. À titre d’exemple, ce dernier a affirmé que l’inamovibilité se rattachait à l’indépendance individuelle des membres d’une cour ou d’un tribunal, tandis que l’indépendance administrative s’attachait à l’indépendance institutionnelle ou collective de la cour ou du tribunal concerné. Toutefois, les caractéristiques essentielles de l’indépendance de la magistrature et les dimensions de cette indépendance sont deux concepts très différents. Les caractéristiques essentielles de l’indépendance de la magistrature sont des facettes distinctes de la définition de cette indépendance. L’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative forment, ensemble, l’indépendance de la magistrature. Par contraste, les dimensions de cette indépendance indiquent lequel — du juge pris individuellement ou de la cour ou du tribunal auquel il appartient — est protégé par une caractéristique essentielle donnée.

120 La distinction conceptuelle entre les caractéristiques essentielles de l’indépendance de la magistrature et les dimensions de ce principe tend à indiquer qu’il est possible qu’une caractéristique essentielle ait à la fois une dimension individuelle et une dimension institutionnelle ou collective. Certes, il est parfois possible qu’une caractéristique essentielle ne s’attache qu’à une dimension particulière de l’indépendance de la magistrature; l’indépendance administrative, par exemple, ne s’attache qu’à la cour en tant qu’institution (quoique parfois cette indépendance peut être exercée par le juge en chef de la cour visée). Toutefois, il n’est pas nécessaire que ce soit toujours le cas. Par exemple, l’inamovibilité peut avoir une dimension collective ou institutionnelle, en ce que seul un organisme composé de juges peut recommander la révocation d’un juge. Cependant, je n’ai pas à trancher ce point en l’espèce.

121 Toutefois, j’affirme que la sécurité financière a à la fois une dimension individuelle et une dimension institutionnelle ou collective. Dans Valente, la Cour n’a traité que de la dimension individuelle de la sécurité financière, quand elle a dit que les traitements doivent être établis par la loi et que l’exécutif ne doit pas pouvoir s’immiscer de façon à «affecter l’indépendance du juge pris individuellement» (p. 706). De même, dans Généreux, parlant pour la majorité de notre Cour, j’ai appliqué l’arrêt Valente et statué que la rémunération au rendement rattachée à la conduite des juges‑avocats et des juges d’une cour martiale générale pendant la durée de la cour martiale violait l’al. 11d), parce qu’elle pouvait raisonnablement faire naître la perception que ces individus pourraient modifier leur conduite durant une audience afin de favoriser l’état‑major.

122 Toutefois, l’arrêt Valente n’a pas tranché la question de savoir si la sécurité financière a aussi une dimension collective ou institutionnelle, et il n’écarte pas une telle conclusion. Voilà la question qu’il nous faut examiner aujourd’hui. Mais pour décider si la sécurité financière a une dimension collective ou institutionnelle, et, dans l’affirmative, en définir les tenants et aboutissants, nous devons d’abord comprendre en quoi consiste l’indépendance institutionnelle de la magistrature. J’insiste sur ce point, parce que, comme nous le verrons, la conclusion à laquelle j’arrive en ce qui a trait à la dimension collective ou institutionnelle de la sécurité financière s’appuie sur les conceptions traditionnelles des rapports constitutionnels que doivent entretenir les pouvoirs judiciaire, exécutif et législatif.

C. L’indépendance institutionnelle

123 Comme je l’ai mentionné, la notion d’indépendance institutionnelle de la magistrature a été examinée dans Valente. Toutefois, sauf pour dire que l’indépendance institutionnelle est différente de l’indépendance individuelle, la Cour n’a pour l’essentiel pas défini cette notion. Dans Beauregard, notre Cour a élargi le sens de ce terme, une fois de plus en l’opposant à l’indépendance individuelle, qui a été «historiquement, l’essentiel» du principe de l’indépendance de la magistrature, principe qui a été défini comme étant «la liberté complète des juges pris individuellement d’instruire et de juger les affaires qui leur sont soumises» (p. 69). L’indépendance de la magistrature est nécessaire pour que les différents litiges soient tranchés de façon juste et équitable. Par contraste, a dit la Cour, l’indépendance institutionnelle de la magistrature découle du rôle des tribunaux en tant qu’organes constitutionnels et protecteurs «de la constitution et des valeurs fondamentales qui y sont enchâssées — la primauté du droit, la justice fondamentale, l’égalité, la préservation du processus démocratique, pour n’en nommer peut‑être que les plus importantes» (p. 70). L’indépendance institutionnelle permet aux tribunaux de jouer ce deuxième rôle, qui a nettement un caractère constitutionnel.

124 Dans Beauregard, la Cour a fait état d’un certain nombre de sources de l’indépendance de la magistrature, sources qui sont de nature constitutionnelle et, en conséquence, contribuent à ancrer davantage l’indépendance institutionnelle des tribunaux. L’indépendance institutionnelle des tribunaux découle de la logique du fédéralisme, qui exige un arbitre impartial pour régler les conflits de compétence entre le fédéral et les provinces. Elle est en outre inhérente à la fonction juridictionnelle des tribunaux dans les litiges fondés sur la Charte, parce que les droits protégés par ce document sont des droits qui sont invoqués contre l’État. De plus, la Cour a souligné que le préambule et les dispositions relatives à la magistrature de la Loi constitutionnelle de 1867 étaient des sources supplémentaires de l’indépendance de la magistrature; quant à moi, ces sources fondent aussi l’indépendance institutionnelle de la magistrature. Tout compte fait, il est clair que l’indépendance institutionnelle de la magistrature est «un élément fondamental de la compréhension du constitutionnalisme au Canada» (Cooper, précité, au par. 11).

125 Cependant, l’indépendance institutionnelle de la magistrature reflète un engagement plus profond envers la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire de l’État: voir Cooper, précité, au par. 13. Cela ressort également de façon claire de l’arrêt Beauregard, où notre Cour a souligné (aux pp. 73 et 74) que, bien que l’indépendance de la magistrature ait été conçue historiquement comme un rempart contre l’abus du pouvoir exécutif, elle servait également à contrer «toute autre ingérence possible, y compris celle du pouvoir législatif» au moyen de lois.

126 Je vais bientôt aborder les conséquences du lien entre l’indépendance institutionnelle et la séparation des pouvoirs. Auparavant, je tiens à souligner que le rôle institutionnel requis par notre Constitution des tribunaux est un rôle que nous nous attendons maintenant à voir jouer par les juges des cours provinciales. Je reconnais que les cours provinciales sont créés par voie législative et que leur existence n’est pas exigée par la Constitution. Toutefois, il ne fait aucun doute que ces tribunaux d’origine législative jouent un rôle crucial dans l’application des dispositions de la Constitution et la protection des valeurs consacrées par celle-ci. Dans la mesure où ce rôle s’est accru au cours des dernières années, il est clair qu’il convient de reconnaître aux cours provinciales une certaine indépendance institutionnelle.

127 Ce rôle ressort de façon très évidente de l’examen des pouvoirs de réparation dont les cours provinciales sont investies pour faire respecter la Constitution. Quoique les cours provinciales soient établies par voie législative, notre Cour a statué qu’elles pouvaient faire respecter la disposition énonçant la primauté de la Constitution, soit l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Un exemple célèbre de l’application de l’art. 52 par les cours provinciales est la décision R. c. Big M Drug Mart Ltd. (1983), 25 Alta. L.R. (2d) 195 (C. prov.), qui a été confirmé par notre Cour dans [1985] 1 R.C.S. 295, et qui est devenu l’un des arrêts charnières de la jurisprudence relative à la Charte. De plus, les cours provinciales utilisent fréquemment les pouvoirs conférés par les par. 24(1) et (2) de la Charte pour accorder une réparation, puisqu’elles sont des tribunaux compétents pour l’application de ces dispositions: Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863. En conséquence, les cours provinciales ont le pouvoir d’ordonner l’arrêt des procédures: par exemple R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199. De même, elles peuvent écarter des éléments de preuve obtenus en violation d’un droit garanti par la Charte: par exemple R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265. Elles utilisent les par. 24(1) et (2) en raison de leur rôle dominant dans l’audition des instances pénales, affaires où surgit le plus souvent le besoin de recourir à ces dispositions réparatrices.

128 En plus de faire respecter les droits garantis aux art. 7 à 14 de la Charte, droits qui entrent en jeu principalement dans le système de justice pénale, les cours provinciales voient aussi au respect des libertés fondamentales garanties par l’art. 2 de la Charte, telles la liberté de religion (Big M) et la liberté d’expression (Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084). En outre, elles contrôlent le respect du partage des pouvoirs au sein de la fédération en interprétant les chefs de compétence des art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867: par exemple Big M et R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463. Enfin, bon nombre de décisions relatives aux droits des peuples autochtones du Canada, que protège le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, sont rendues par des cours provinciales: par exemple R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075.

129 Il convient de signaler que le rôle accru des cours provinciales dans l’application des dispositions de la Constitution et la protection des valeurs consacrées par celle-ci résulte en partie d’une politique législative qui confie une compétence élargie à ces tribunaux. Il arrive souvent que les lois pertinentes ne laissent pas aux parties la faculté de décider de s’adresser soit à la cour provinciale soit à un tribunal supérieur. Comme je vais l’expliquer plus loin, la solution constitutionnelle à la modification des limites de la juridiction des tribunaux consiste à garantir que certains aspects fondamentaux de l’indépendance de la magistrature bénéficient non seulement aux cours supérieures mais aussi aux cours provinciales. En d’autres mots, non seulement faut-il garantir l’indépendance institutionnelle aux cours provinciales, mais encore faut-il que celles-ci jouissent d’un degré particulier d’indépendance institutionnelle.

130 Enfin, même si j’ai choisi d’insister sur le fait que l’indépendance de la magistrature est une conséquence de la séparation des pouvoirs, comme les présents pourvois concernent les rapports constitutionnels que doivent entretenir les trois pouvoirs de l’État relativement à la rémunération des juges, je ne voudrais pas faire abstraction du fait que l’indépendance de la magistrature protège également les tribunaux contre l’ingérence des parties aux litiges dont ils sont saisis et du public en général: Lippé, précité, aux pp. 152 et suiv., le juge Gonthier. Comme l’a écrit le professeur Shetreet (dans «Judicial Independence: New Conceptual Dimensions and Contemporary Challenges», dans S. Shetreet et J. Deschênes, dir., Judicial Independence: The Contemporary Debate (1985), 590, à la p. 599):

[traduction] L’indépendance de la magistrature implique non seulement que les juges doivent être à l’abri des ingérences de l’exécutif et du législatif ainsi que des pressions et imbroglios politiques, mais également des complications financières ou commerciales qui sont susceptibles de leur nuire dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires ou, plutôt, de créer cette impression.

D. La sécurité financière collective ou institutionnelle

(1) Introduction

(a) Sommaire des principes généraux

131 Vu l’importance de la dimension institutionnelle ou collective de l’indépendance de la magistrature en général, quelle est la dimension institutionnelle ou collective de la sécurité financière? À mon sens, la sécurité financière des tribunaux, en tant qu’institution, comprend trois éléments, qui découlent tous de l’impératif constitutionnel qui veut que, autant que possible, les rapports entre le judiciaire et les deux autres pouvoirs de l’État soient dépolitisés. Comme je l’explique ci-après, dans le contexte de la sécurité financière institutionnelle ou collective, cet impératif commande que la magistrature soit protégée contre l’ingérence politique des autres pouvoirs par le biais de la manipulation financière, qu’elle soit perçue comme tel et qu’elle ne devienne pas empêtrée dans les débats politiques sur la rémunération des personnes payées sur les fonds publics.

132 Je vais commencer en résumant ces trois éléments.

133 Premièrement, suivant un principe constitutionnel général, les traitements des juges des cours provinciales peuvent être réduits, haussés ou bloqués, soit dans le cadre d’une mesure économique générale touchant les salaires de toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics ou de certaines d’entre elles, soit dans le cadre d’une mesure visant les juges des cours provinciales en particulier. Cependant, avant de modifier ou de bloquer la rémunération des juges, il faut appliquer un processus particulier -- indépendant, efficace et objectif -- qui permette de fixer cette rémunération tout en évitant la possibilité d’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière, ou la perception qu’une telle situation existe. Pour assurer l’indépendance de la magistrature, il faut recourir à un organisme indépendant chargé de fixer ou de recommander les niveaux de rémunération des juges, analogue à ceux qui existent dans de nombreuses provinces ainsi qu’à l’échelon fédéral. Ces organismes sont souvent appelés des commissions et, par souci de commodité, nous appellerons également commission l’organisme indépendant requis par l’al. 11d). Les gouvernements sont tenus par la Constitution de recourir à ce processus. Les recommandations de cette commission ne lieraient pas l’exécutif ou la législature. Néanmoins, même si elles ne sont pas obligatoires, ces recommandations ne devraient pas être écartées à la légère, et si l’exécutif ou la législature décident de ne pas les suivre, ils doivent justifier cette décision, au besoin devant une cour de justice. Comme je l’explique plus loin, le gouvernement qui propose d’imposer spécifiquement aux juges, en tant que catégorie particulière, une réduction de traitement aura un lourd fardeau de justification à respecter.

134 Deuxièmement, il n’est en aucune circonstance permis à la magistrature -- non seulement collectivement par l’entremise d’organisations représentatives, mais également à titre individuel -- d’entamer avec l’exécutif ou des représentants de la législature des négociations concernant sa rémunération. De telles négociations seraient fondamentalement incompatibles avec l’indépendance de la magistrature. Comme je l’explique plus loin, ces négociations sont immanquablement politiques, car la question des rémunérations versées sur les fonds publics est intrinsèquement politique. En outre, la tenue de telles négociations mineraient la perception d’indépendance de la magistrature, étant donné que l’État est presque toujours partie aux poursuites pénales devant les cours provinciales, et que les négociations salariales font naître, relativement à l’attitude des parties à ces négociations, certaines atteintes qui ne concordent pas avec l’indépendance de la magistrature. Quand je parle de négociations, j’utilise ce mot au sens qu’on lui attribue ordinairement en matière de relations du travail. Les négociations sur les traitements et les avantages sociaux constituent, pour utiliser une expression familière, une forme de «marchandage». L’interdiction de négocier la rémunération n’empêche donc pas les juges en chef des tribunaux et les organisations représentant les juges de faire part au gouvernement concerné de leurs préoccupations relativement au caractère adéquat de la rémunération des juges, ni de présenter des observations à cet égard.

135 Troisièmement, toute réduction des traitements des juges, y compris toute réduction de facto résultant de leur érosion par l’inflation, ne doit pas avoir pour effet de les abaisser sous le minimum requis par la charge de juge. La confiance du public dans l’indépendance de la magistrature serait sapée si les traitements versés aux juges étaient si bas que ces derniers risqueraient d’être perçus comme étant vulnérables aux pressions politiques exercées par le biais de la manipulation financière, comme cela se produit dans bon nombre de pays.

136 D’entrée de jeu, je souligne que les présents pourvois soulèvent la question des traitements des juges. Toutefois, les mêmes principes s’appliquent à l’égard des pensions et autres avantages accordés aux juges.

137 Je souligne également que les éléments de la dimension collective ou institutionnelle de la sécurité financière n’ont pas à être suivis en cas de crise financière exceptionnellement grave provoquée par des circonstances extraordinaires, telles que le déclenchement d’une guerre ou une faillite imminente. Dans de telles situations, les gouvernements n’ont pas à recourir au préalable à une commission de la rémunération avant de réduire ou de bloquer les traitements des juges.

(b) Le lien entre la séparation des pouvoirs et les éléments de la sécurité financière institutionnelle ou collective

138 Les différents éléments de la sécurité financière institutionnelle des juges sont inhérents, à mon avis, à un principe fondamental de la Constitution du Canada, la séparation des pouvoirs. Comme je l’ai expliqué plus tôt, l’indépendance institutionnelle des tribunaux est inextricablement liée à la séparation des pouvoirs, car, pour garantir la capacité des tribunaux de protéger la Constitution, il faut que ceux-ci soient protégés par un ensemble de garanties objectives contre les ingérences de l’exécutif et du législatif.

139 Le principe de la séparation des pouvoirs exige, à tout le moins, que certaines fonctions soient réservées exclusivement à des organismes particuliers: voir Cooper, précité, au par. 13. Toutefois, ce principe comporte aussi un autre aspect — savoir que les trois pouvoirs de l’État ne doivent, autant que possible, interagir que de certaines façons. Autrement dit, les rapports qu’ils entretiennent devraient revêtir un caractère particulier. Par exemple, il existe, entre l’exécutif et le législatif, un rapport hiérarchique suivant lequel l’exécutif doit exécuter et appliquer les politiques adoptées par le législatif sous forme de lois: voir Cooper, précité, aux par. 23 et 24. Dans un régime de gouvernement responsable, lorsqu’une législature a arrêté des décisions politiques et a voté des lois pour les concrétiser, l’exécutif a l’obligation constitutionnelle de mettre en œuvre ces décisions.

140 Ce qui est en cause en l’espèce c’est le caractère des rapports entre la législature et l’exécutif, d’un côté, et la magistrature, de l’autre. Ces rapports devraient être dépolitisés. Lorsque je dis que ces rapports sont dépolitisés, je n’entends pas nier le fait qu’ils ont un caractère politique, en ce sens que les décisions judiciaires (constitutionnelles ou autres) ont souvent des implications politiques, et que les lois sur lesquelles les tribunaux statuent émanent du processus politique. Je veux plutôt dire que la législature et l’exécutif ne peuvent pas et ne doivent pas exercer de pressions politiques sur le pouvoir judiciaire, ni être perçus comme le faisant, et que, à l’inverse, les membres de la magistrature devraient faire montre de réserve lorsqu’ils s’expriment publiquement sur des questions touchant des politiques générales d’intérêt public susceptibles d’être soumises aux tribunaux, qui font l’objet de débats politiques et qui ne concernent pas la bonne administration de la justice.

141 Il est évident que la dépolitisation des rapports entre le législatif et l’exécutif, d’un côté, et le judiciaire, de l’autre, est largement régie par des conventions. Comme je l’ai dit dans Cooper, précité, au par. 22, les conventions de la Constitution britannique n’ont pas force de loi au Canada: Renvoi: Résolution pour modifier la Constitution, précité. À mon avis, toutefois, la dépolitisation de ces rapports est tellement fondamentale pour la séparation des pouvoirs, et partant pour la Constitution du Canada, que les dispositions de celle‑ci, tel l’al. 11d) de la Charte, doivent être interprétées de manière à protéger ce principe.

142 Les rapports dépolitisés que je viens de décrire ne sont pas sans créer de difficiles problèmes en ce qui concerne la rémunération des juges. D’une part, la rémunération des personnes payées sur les fonds publics est une question intrinsèquement politique, en ce sens qu’elle met en jeu des politiques générales d’intérêt public. Même l’observateur le moins au fait de l’actualité peut l’attester. Par exemple, les réductions des traitements des juges visées dans les présents pourvois s’inscrivaient, dans la plupart des cas, dans le cadre d’une réduction générale des salaires et traitements de tous les employés rémunérés sur les fonds publics, mesure qui visait la réalisation d’un objectif politique du gouvernement, la réduction du déficit. La décision d’un gouvernement de réduire son déficit est une décision intrinsèquement politique. Et ces réductions de salaires ont souvent été combattues par les syndicats du secteur public, qui remettaient en question l’objectif même de réduction du déficit. La nature politique des réductions en litige en l’espèce ressort du fait qu’elles ont été réalisées par voie législative et non par la négociation de contrats d’emploi ou de conventions collectives.

143 D’autre part, il n’en demeure pas moins que, même s’ils sont en bout de ligne payés sur les fonds publics, les juges ne sont pas des fonctionnaires de l’État. Les fonctionnaires font partie du pouvoir exécutif; les juges, par définition, sont indépendants de l’exécutif. Les trois caractéristiques centrales de l’indépendance de la magistrature -- inamovibilité, sécurité financière et indépendance administrative -- reflètent cette distinction fondamentale, car elles accordent aux membres de la magistrature des protections auxquelles les fonctionnaires n’ont pas droit en vertu de la Constitution.

144 La nature politique du paiement de rémunérations sur les fonds publics a été reconnue par notre Cour auparavant, dans le domaine des relations du travail dans la fonction publique. Dans Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, notre Cour a statué que la Charte s’appliquait aux conventions collectives auxquelles l’État est partie. La Cour est arrivée à cette conclusion après avoir examiné l’argument selon lequel la Charte ne devait pas s’appliquer parce que les relations du travail dans la fonction publique étaient de nature privée et non publique. Cet argument a été rejeté. Le juge La Forest, s’exprimant pour la majorité sur ce point, a dit ce qui suit, à la p. 314:

. . . les activités gouvernementales qui sont formellement des opérations «commerciales» ou «privées» sont en réalité des expressions de la politique gouvernementale . . .

145 En ce qui a trait aux juges, la détermination du niveau de la rémunération payée sur les fonds publics est politique dans un autre sens, parce qu’elle évoque le spectre de l’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière. Un gouvernement peu scrupuleux pourrait utiliser son pouvoir de fixer les traitements des juges comme moyen d’influencer le déroulement et l’issue des litiges. Il faut reconnaître qu’il s’agirait d’une forme d’ingérence politique dans les affaires de la magistrature très différente de celle observée sous le règne des Stuart en Angleterre, qui est la source de la préoccupation constitutionnelle pour l’indépendance de la magistrature dans la tradition anglo‑américaine. Toutefois, la menace pour l’indépendance de la magistrature serait tout aussi grande. Nous étions conscients de ce danger dans Beauregard, précité, quand nous avons jugé (à la p. 77) que des modifications apportées aux traitements «dans un but malhonnête ou spécieux» étaient inconstitutionnelles. De plus, comme je vais l’exposer plus loin, le fait de modifier les traitements des juges pourrait faire naître une perception raisonnable d’ingérence politique, danger que l’al. 11d) doit prévenir, eu égard à l’arrêt Valente.

146 La tâche qui incombe à notre Cour dans les présents pourvois est de voir à ce que la fixation des traitements des juges reste conciliable — dans la mesure du possible, compte tenu que les traitements des juges doivent en bout de ligne être fixés par l’un des organes politiques créés par la Constitution, l’exécutif ou la législature, et que la fixation des rémunérations payées sur les fonds publics est, en conséquence, un acte intrinsèquement politique — avec la dépolitisation des rapports entre le judiciaire et les autres pouvoirs. Autrement dit, notre tâche est de veiller au respect des «exigences structurelles de la Constitution canadienne»: Hunt, précité, à la p. 323. À mon avis, les trois éléments de la dimension institutionnelle ou collective de la sécurité financière réalisent cet objectif.

(2) Les éléments de la sécurité financière institutionnelle ou collective

(a) Les traitements des juges peuvent être réduits, haussés ou bloqués, mais non sans recours à une commission indépendante, efficace et objective

147 En règle générale, l’al. 11d) permet que les traitements des juges soient réduits, haussés ou bloqués, soit dans le cadre d’une mesure économique générale touchant les salaires de toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics, soit dans le cadre d’une mesure visant les juges des cours provinciales en tant que catégorie. Toutefois, l’obligation de protéger les tribunaux contre l’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière requiert l’interposition d’un organisme indépendant — une commission de la rémunération — entre le pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs de l’État. Cet organisme aurait pour rôle de dépolitiser le processus de détermination des mesures visant à modifier ou à bloquer la rémunération des juges. Cet objectif serait réalisé en confiant à cet organisme la tâche précise de présenter à l’exécutif et à la législature un rapport sur les traitements et autres avantages accordés aux juges, rapport répondant aux propositions faites par le gouvernement à cet égard. De même, afin de parer à la possibilité que l’inaction du gouvernement puisse servir de moyen de manipulation financière du fait qu’on laisserait les traitements réels des juges reculer à cause de l’inflation, et aussi pour parer à la possibilité que ces traitements tombent sous le minimum requis pour assurer l’indépendance de la magistrature, la commission doit se réunir si une période déterminée (par exemple de trois à cinq années) s’est écoulée depuis la présentation de son dernier rapport, afin d’étudier le caractère adéquat des traitements des juges à la lumière du coût de la vie et d’autres facteurs pertinents.

(i) Les réductions, hausses et blocages des traitements des juges font naître des préoccupations relativement à l’indépendance de la magistrature

148 J’arrive à ces propositions par un argument dont le point de départ est la question de savoir si les traitements des juges des cours supérieures, dont l’indépendance est protégée par l’art. 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, peuvent être réduits. Voilà la question à laquelle nous devions répondre dans Beauregard. Cette affaire concernait une contestation constitutionnelle de l’art. 29.1 de la Loi sur les juges, S.R.C. 1970, ch. J-1, qui oblige les juges des cours supérieures à contribuer un pourcentage de leur traitement au financement de leur régime de pensions. Avant l’édiction de cet article, le régime de pensions n’exigeait pas la participation des intéressés. Le juge Beauregard a contesté la constitutionnalité de l’art. 29.1, alléguant qu’il réduisait les traitements des juges et, en conséquence, portait atteinte à l’indépendance de la magistrature.

149 La Cour a rejeté l’attaque constitutionnelle. Toutefois, les parties au présent litige ont débattu vigoureusement le fondement de cette décision. Certaines des parties ont prétendu que l’arrêt Beauregard permet d’affirmer que les traitements des juges des cours supérieures ne peuvent en aucun cas être réduits. Elles ont soutenu que la Cour a confirmé la validité de l’art. 29.1 seulement parce que, dans les faits, il n’en résultait aucune réduction nette des traitements des juges, et qu’elle n’a pas rejeté l’argument fondamental du juge Beauregard, savoir que les traitements ne peuvent pas être réduits. À l’appui de cette assertion, ces parties ont invoqué la déclaration de notre Cour que le régime avec participation des intéressés «ne diminuai[t] ni ne modifiai[t] la situation financière des juges nommés par le gouvernement fédéral» (p. 78), parce qu’il était mis en œuvre dans le cadre d’un programme de rémunération comportant une augmentation de traitement importante.

150 Toutefois, il s’agit d’une interprétation erronée de l’arrêt Beauregard. De fait, cet arrêt étaye exactement la position contraire: le Parlement peut réduire les traitements des juges des cours supérieures. Cette conclusion découle implicitement de l’analogie tirée et invoquée par la Cour entre le régime avec participation des intéressés et l’impôt sur le revenu, une autre mesure qui imposait un fardeau financier aux juges. La Cour a souligné que l’assujettissement des juges à l’impôt sur le revenu avait résisté à une contestation constitutionnelle (Judges c. Attorney-General of Saskatchewan, [1937] 2 D.L.R. 209 (C.P.)), et elle a ensuite déclaré que le régime de pensions ne laissait voir aucune différence pertinente. Bien que les deux régimes puissent réduire le traitement net des juges, ni l’un ni l’autre ne violent l’indépendance de la magistrature. Comme l’a dit le juge en chef Dickson, à la p. 77:

Il m’est très difficile de voir un lien entre [. . .] l’indépendance judiciaire et la décision du Parlement d’établir un régime de pensions pour les juges et de s’attendre à ce que les juges contribuent aux prestations établies par le régime.

151 Il ressort donc clairement de Beauregard que l’art. 100 permet de réduire les traitements des juges des cours supérieures. Toutefois, comme je l’ai souligné dans mes remarques introductives, la décision soulève quatre questions que nous devons trancher pour apporter une solution aux présents pourvois. Je vais m’attacher à trois de ces questions ci-après, et examiner la quatrième plus loin dans les présents motifs.

152 La première question porte sur les formes de réduction des traitements qui sont compatibles avec le principe de l’indépendance de la magistrature garantie par l’art. 100. Dans Beauregard, la Cour a statué que les réductions effectuées dans un but malhonnête ou spécieux sont interdites par cet article. Certaines des parties au présent litige ont signalé des passages de Beauregard qui semblent indiquer en outre que l’art. 100 interdit de réduire la rémunération des juges, sauf par des mesures qui s’appliquent à l’ensemble de la population telles que l’impôt sur le revenu ou les taxes de vente. Ces parties ont souligné que le juge en chef Dickson avait accordé beaucoup d’importance au fait que les régimes de pensions avec participation des juges traitaient ceux‑ci «à la manière des régimes de pensions normaux qui sont généralement répandus et acceptés au Canada», qu’il existait «des régimes de pensions semblables pour de nombreux autres Canadiens» (p. 77), et que «[l]es régimes de pensions [. . .] sont maintenant très répandus au Canada» (p. 78). Fait plus important encore, elles ont précisé que le juge en chef Dickson avait dit que les réductions des traitements des juges seraient inconstitutionnelles si elles équivalaient à traiter les juges «d’une manière discriminatoire par rapport aux autres citoyens» (p. 77 (je souligne)).

153 Il ne faut toutefois pas interpréter l’arrêt Beauregard aussi littéralement. Il importe de rappeler que le régime de pensions avec participation des juges des cours supérieures en cause ne faisait pas partie d’un régime applicable à la population dans son ensemble et que, en ce sens, il était discriminatoire à l’endroit des juges par rapport aux autres citoyens. En outre, non seulement la Cour était bien consciente de ce fait, mais encore elle n’a pas jugé ce fait pertinent sur le plan constitutionnel. Cela ressort clairement de la comparaison que la Cour a faite entre l’impôt sur le revenu et les cotisations obligatoires au Régime de pensions du Canada, d’une part, et le régime de pensions en cause, d’autre part, lequel représentait une situation de fait différente, comme la Cour l’a reconnu dans ces termes, à la p. 77:

Évidemment, ces deux obligations [c’est‑à‑dire l’impôt sur le revenu et les cotisations obligatoires au Régime de pensions du Canada] sont générales en ce sens que tous les citoyens y sont assujettis, alors que les contributions imposées par l’art. 29.1 de la Loi sur les juges ne visent que les juges. [Je souligne.]

Cette différence factuelle ne s’est cependant pas traduite par des «conséquences juridiques» (p. 77).

154 Je considère que la référence dans Beauregard au principe de la non‑discrimination signifie que les traitements des juges peuvent être réduits, même si la réduction s’inscrit dans le cadre d’une mesure s’appliquant uniquement aux personnes rémunérées directement sur les fonds publics. Cette interprétation est conforme aux vues exprimées par de nombreux commentateurs sur la constitutionnalité des réductions de traitements des juges fondées sur l’art. 100. Le professeur Hogg, op. cit., à la p. 7-6, par exemple, écarte l’argument que l’art. 100 interdit les réductions de la rémunération des juges qui ne sont pas discriminatoires en ce sens qu’elles s’appliquent [traduction] «également à l’ensemble de la fonction publique fédérale». De même, le professeur Lederman (dans «The Independence of the Judiciary» (1956), 34 R. du B. can. 1139, à la p. 1164) est d’avis qu’un [traduction] «impôt général sur le revenu de 10 pour 100 visant tous les salaires et traitements payés sur les fonds publics [. . .] y compris ceux des juges» serait constitutionnellement valide.

155 Toutefois, ce que je viens tout juste de dire n’emporte pas que la Constitution interdit en toutes circonstances au Parlement de réduire la rémunération des juges par une mesure ne s’appliquant pas à toutes les personnes payées sur les fonds publics. Comme nous allons le voir maintenant, même si une mesure traitant tous les intéressés de façon identique est préférable, une telle mesure n’est pas nécessaire dans tous les cas.

156 Pour expliquer comment j’arrive à cette conclusion, je vais revenir à l’un des objectifs de la sécurité financière -- savoir celui de faire en sorte que les tribunaux soient à l’abri de l’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière et qu’ils soient perçus comme tel. Il va de soi qu’une réduction du traitement des juges des cours supérieures qui s’inscrit dans le cadre d’une mesure visant les salaires et traitements de toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics aident à maintenir la perception d’indépendance de la magistrature, précisément parce qu’on ne réserve pas un traitement distinct aux juges. Comme l’a expliqué le professeur Renke (dans Invoking Independence: Judicial Independence as a No-cut Wage Guarantee (1994), à la p. 30):

[traduction] La sécurité financière est une condition essentielle de l’indépendance de la magistrature. Cependant, cet élément doit être considéré non pas dans l’abstrait, mais plutôt en relation avec son objet qui est, en définitive, de protéger le judiciaire contre la manipulation financière du législatif ou de l’exécutif. Comment les juges pourraient-ils être manipulés si les mesures économiques en cause s’appliquent également aux employés du secteur public des différents ministères et de tous niveaux, qu’ils soient commis, secrétaires ou gestionnaires?

À l’inverse, si la réduction visait seulement les traitements des juges des cours supérieures, quelqu’un pourrait alors conclure que le Parlement punit en quelque sorte les juges parce qu’ils ont tranché des litiges d’une certaine façon.

157 Cependant, de nombreuses parties aux présents pourvois ont avancé un argument plausible en retournant cette proposition -- savoir que, loin de préserver la perception d’indépendance, les réductions de traitement appliquées de la même manière aux juges qu’aux fonctionnaires sapent l’indépendance de la magistrature précisément parce qu’elles créent l’impression que les juges sont simplement des employés de l’État et qu’ils ne sont pas indépendants du gouvernement. Cet argument a une part de vérité. Par exemple, comme je l’ai affirmé précédemment, si les traitements des juges étaient fixés par le même mécanisme que les salaires des employés du secteur public, cela pourrait bien donner raison de s’inquiéter de l’indépendance de la magistrature.

158 Ce qui ressort de ce débat c’est que l’indépendance de la magistrature peut être menacée par des mesures qui soit traitent les juges différemment des autres personnes rémunérées sur les fonds publics, soit les traitent de façon identique. Comme l’art. 100 autorise clairement un traitement identique (Beauregard) je suis amené à conclure qu’il serait illogique qu’il interdise en même temps un traitement différent. Toutefois, cela ne revient pas à dire que la distinction entre traitement différent et traitement identique est une distinction sans importance. À mon avis, le risque d’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière est nettement plus grand lorsque les juges sont traités différemment des autres personnes rémunérées sur les fonds publics. Voilà pourquoi notre Cour s’est attachée principalement aux mesures de discrimination dans Beauregard. Comme l’a affirmé le professeur Renke, op. cit., dans le contexte des présents pourvois (à la p. 19):

[traduction] . . . si on épargnait aux juges les réductions de rémunération touchant les autres groupes du secteur public, une personne raisonnable pourrait fort bien conclure que les juges ont fait des pressions dans les coulisses. Le fait que les juges soient exemptés pourrait être perçu comme le résultat de pactes occultes ou d’engagements secrets à favoriser l’État. Le fait d’exempter les juges de coupures salariales généralisées risque tout autant de soulever des doutes quant à l’indépendance de la magistrature que la diminution de la rémunération des juges dans le contexte de réductions générales applicables au secteur public.

159 La deuxième question que fait ressortir l’arrêt Beauregard et qui découle de la première est celle de savoir si le risque d’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière peut surgir non seulement de la réduction des traitements des juges des cours supérieures, mais également de la hausse et du blocage de leur rémunération. À mon sens, c’est possible. La manipulation et l’ingérence découlent de façon plus évidente de réductions de la rémunération; en effet, de telles réductions fournissent aux gouvernements un levier qu’ils peuvent utiliser contre les tribunaux. Cependant, des augmentations de traitement peuvent aussi constituer un levier économique puissant. Pour cette raison, des augmentations sont également susceptibles de saper l’indépendance de la magistrature et de faire entrer en jeu les garanties de l’art. 100. De même, le blocage des traitements des juges des cours supérieures fait naître des inquiétudes en ce qui concerne l’indépendance de la magistrature, car une telle mesure, si elle est imposée lorsque le coût de la vie augmente en raison de l’inflation, constitue une réduction de facto des traitements des juges, et peut donc être utilisée comme moyen d’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière.

160 La troisième question découlant de l’arrêt Beauregard est l’applicabilité de la jurisprudence relative à l’art. 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 pour l’interprétation de l’al. 11d) de la Charte. L’article 100 et les autres dispositions relatives à la magistrature garantissent l’indépendance des juges des cours supérieures. Par contraste, l’al. 11d) garantit l’indépendance d’un large éventail de cours et de tribunaux, y compris les cours provinciales, et, pour les raisons exposées précédemment, il s’agit de la disposition constitutionnelle qui est au cœur des présents pourvois. Puisque l’arrêt Beauregard définit l’étendue des pouvoirs du Parlement relativement à la rémunération des juges des cours supérieures, il a été plaidé devant notre Cour qu’il était inapplicable en l’espèce.

161 Dans une certaine mesure, cette question a été tranchée dans l’arrêt Valente, où notre Cour a statué que l’al. 11d) n’accorde pas aux juges des cours provinciales un certain nombre des protections garanties par la Constitution aux juges des cours supérieures. Par exemple, alors que ces derniers ne peuvent être révoqués que par suite d’une résolution des deux chambres du Parlement, notre Cour a expressément écarté la nécessité que les juges des cours provinciales soient révoqués par les assemblées législatives provinciales. De plus, alors que les traitements des juges des cours supérieures doivent, en dernière analyse, être fixés par le Parlement, la Cour a décidé que ceux des juges des cours provinciales peuvent l’être par voie législative ou par décret.

162 Toutefois, il ne faut pas considérer que l’arrêt Valente a établi que la jurisprudence relative à l’art. 100 n’est d’aucune utilité pour établir les contours de l’indépendance de la magistrature protégée par l’al. 11d). Au contraire, cet arrêt a tout au plus établi que, en principe, l’al. 11d) ne garantit pas automatiquement aux cours provinciales le même degré de protection que celui accordé aux juges des cours supérieures par l’art. 100 et les autres dispositions relatives à la magistrature. Dans les circonstances de l’espèce, toutefois, l’al. 11d) peut en fait accorder aux juges des cours provinciales le même degré de protection que celui garanti aux juges des cours supérieures par les dispositions relatives à la magistrature.

163 La pertinence des dispositions relatives à la magistrature, et de l’art. 100 en particulier, pour l’interprétation de l’al. 11d) ressort de l’objectif commun à ces dispositions qui est de protéger l’indépendance de la magistrature. Le lien entre l’al. 11d) et les autres dispositions peut être dégagé de l’arrêt Beauregard lui-même, dans lequel la Cour a fait une distinction entre l’indépendance individuelle et l’indépendance institutionnelle en se référant à Valente. J’ai également fait allusion à ces deux groupes de dispositions dans mes motifs séparés dans Cooper. Comme je l’ai indiqué, ce lien découle en partie du fait que tant l’al. 11d) que l’art. 100 sont des manifestations du principe non écrit de l’indépendance de la magistrature, qui est reconnu et confirmé par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867.

164 Le lien entre l’al. 11d) et les dispositions relatives à la magistrature signifie que certains aspects fondamentaux de l’indépendance de la magistrature bénéficient non seulement aux cours supérieures, mais aussi aux cours provinciales. À mon avis, les paramètres constitutionnels du pouvoir de modifier ou de bloquer les traitements des juges en vertu de l’art. 100 -- qui ont été définis dans Beauregard et sont explicités dans les présents motifs -- appartiennent à cette catégorie.

165 En conclusion, les exigences énoncées dans Beauregard et explicitées dans les présents motifs, relativement à l’art. 100 et aux juges des cours supérieures, sont également applicables à la garantie de sécurité financière prévue par l’al. 11d) en faveur des juges des cours provinciales. À l’instar du Parlement qui peut modifier ou bloquer les traitements des juges des cours supérieures, les assemblées législatives et l’exécutif des provinces peuvent en faire autant à l’égard des traitements des juges des cours provinciales.

(ii) Commissions indépendantes, efficaces et objectives

166 Même si l’exécutif ou l’assemblée législative d’une province, selon le cas, peut, en vertu de la Constitution, modifier ou bloquer la rémunération des juges, de telles décisions sont susceptibles de compromettre l’indépendance de la magistrature. Le fait d’interposer un organisme indépendant — une commission chargée d’examiner la rémunération des juges — entre le judiciaire et les autres pouvoirs contribue au respect de l’impératif de protection des tribunaux contre l’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière. Le rôle constitutionnel d’un tel organisme est de dépolitiser le processus de modification ou de blocage de la rémunération des juges. Cet objectif serait réalisé en attribuant à cet organisme la tâche précise de présenter à l’exécutif et à l’assemblée législative un rapport sur les traitements et autres avantages des juges, en réponse aux propositions du gouvernement de hausser, de réduire ou de bloquer les traitements des juges.

167 Je ne veux pas dicter ici de façon précise la forme et les pouvoirs d’une telle commission indépendante. Il est préférable de laisser à l’exécutif et à l’assemblée législative des provinces le soin de préciser ces détails d’organisation institutionnelle, quoiqu’il serait utile qu’ils consultent la magistrature provinciale avant de créer l’organisme en question. En outre, les provinces doivent être libres de choisir les procédures et les arrangements qui répondent à leurs besoins et à leur situation particulière. Il faut que les désirs locaux puissent être respectés dans le cadre des paramètres de l’al. 11d), étant donné que la compétence sur les tribunaux provinciaux a été attribuée aux provinces par la Loi constitutionnelle de 1867. Il s’agit là de l’une des raisons pour lesquelles nous avons statué, dans Valente, précité, à la p. 694, que «[l]a norme de l’indépendance judiciaire, pour les fins de l’al. 11d), ne peut être l’uniformité des dispositions».

168 Avant d’exposer les lignes directrices générales applicables à l’égard des commissions indépendantes, je dois commenter brièvement l’arrêt Valente. Certains passages de cet arrêt semblent indiquer que l’al. 11d) n’exige pas l’établissement de telles commissions indépendantes chargées d’examiner la question de la rémunération des juges. En particulier, le juge Le Dain a dit qu’il «n’estime pas que l’existence de ce comité soit essentielle à la sécurité de traitement pour les fins de l’al. 11d)» (p. 706). Toutefois, la Cour n’était pas saisie de cette question, puisque l’Ontario, province d’où émanait l’affaire Valente, possédait une telle commission indépendante au moment de la décision. En conséquence, les remarques du juge Le Dain étaient strictement une opinion incidente, qui ne lie pas les juridictions inférieures, et que notre Cour n’a pas à renverser aujourd’hui.

169 Les commissions chargées d’examiner la question de la rémunération des juges doivent satisfaire à trois critères généraux. Elles doivent être indépendantes, objectives et efficaces. Je vais traiter tour à tour de ces différents critères, en me référant, lorsque c’est possible, aux commissions qui existent déjà dans bon nombre de provinces canadiennes et qui ont la tâche de fixer les niveaux de rémunération des juges ou de faire des recommandations à cet égard.

170 D’abord et avant tout, ces commissions doivent être indépendantes. La justification de cette exigence d’indépendance découle de la fonction constitutionnelle accomplie par ces commissions — elles servent de crible institutionnel, visant à empêcher que la fixation ou le blocage des traitements des juges ne serve de moyen d’exercer des pressions politiques sur la magistrature par le biais de la manipulation financière. Cet objectif serait sapé à la base si les commissions indépendantes étaient soumises à l’autorité de l’exécutif ou du législatif.

171 L’indépendance requise des commissions chargées d’examiner la question de la rémunération comporte plusieurs aspects. Premièrement, leurs membres doivent bénéficier d’une certaine inamovibilité. Dans ce contexte, l’inamovibilité signifie que les membres des commissions devraient occuper leurs fonctions pendant une période déterminée, dont la durée peut varier. Par exemple, au Manitoba, le mandat du Comité chargé de la rémunération des juges est d’une durée de deux ans (Loi sur la Cour provinciale, par. 11.1(1)), tandis que le mandat du Judicial Compensation Committee de la Colombie‑Britannique et celui de la Commission de rémunération des juges provinciaux de l’Ontario sont d’une durée de trois ans (Provincial Court Act, R.S.B.C. 1979, ch. 341, par. 7.1(1); Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, Annexe (Appendice A de la convention cadre), art. 7); à Terre‑Neuve, la durée du mandat du tribunal chargé de la question est de quatre ans (Provincial Court Act, 1991, S.N. 1991, ch. 15, par. 28(3)). À mon avis, l’al. 11d) n’impose aucune restriction quant à la composition de ces commissions. Quoique l’indépendance des commissions serait mieux garantie si leurs membres étaient indépendants des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, comme c’est le cas en Ontario (Loi sur les tribunaux judiciaires, Annexe, art. 11), la Constitution ne l’exige pas.

172 Dans des circonstances idéales, il serait souhaitable, afin de garantir l’indépendance des membres de ces commissions, que la nomination de leurs membres ne relève d’aucun des trois pouvoirs. Toutefois, les membres de cet organisme devraient être nommés par un organisme lui-même indépendant, et ainsi de suite. Cette solution n’est, de toute évidence, pas pratique, et n’est donc pas requise par l’al. 11d). Comme nous l’avons dit dans Valente, précité, à la p. 692:

Il ne serait [. . .] pas possible d’appliquer les conditions les plus rigoureuses et les plus élaborées de l’indépendance judiciaire à l’exigence constitutionnelle d’indépendance qu’énonce l’al. 11d) de la Charte . . .

Ce que commande plutôt l’al. 11d) c’est que les nominations ne relèvent pas entièrement de l’un des trois pouvoirs. Les commissions devraient être constituées de membres désignés par le pouvoir judiciaire, d’une part, et de membres désignés par les pouvoirs législatif et exécutif, d’autre part. Les représentants du pouvoir judiciaire peuvent, par exemple, être choisis soit par l’association des juges provinciaux, comme en Ontario (Loi sur les tribunaux judiciaires, Annexe, art. 6), soit par le juge en chef de la Cour provinciale, de concert avec l’association des juges provinciaux, comme en Colombie‑Britannique (Provincial Court Act, par. 7.1(2)). Il appartient aux gouvernements provinciaux d’arrêter le détail précis de ce mécanisme de nomination. De même, les membres nommés par les pouvoirs exécutif et législatif peuvent être choisis par le lieutenant‑gouverneur en conseil, bien que rien n’empêche que les nominations soient faites par le procureur général, comme en Colombie‑Britannique (Provincial Court Act, par. 7.1(2)), ou, ce qui est concevable, par l’assemblée législative elle‑même.

173 En plus d’être indépendantes, les commissions doivent être objectives. Elles doivent présenter des recommandations sur la rémunération des juges en s’appuyant sur des critères objectifs, et non sur des raisons d’opportunisme politique. L’objectif visé est de présenter «une série de recommandations objectives et équitables dictées par l’intérêt public» (Canada, ministère de la Justice, Rapport et recommandations de la Commission de 1995 sur le traitement et les avantages des juges (1996) à la p. 7). Même si l’al. 11d) ne l’exige pas, l’objectivité de la commission peut être favorisée si l’on fait en sorte qu’elle soit bien informée avant de délibérer et de faire des recommandations. La meilleure façon d’y arriver est d’exiger que la commission reçoive et étudie les observations de la magistrature, de l’exécutif et de l’assemblée législative. En Ontario, par exemple, la Commission de rémunération des juges provinciaux est tenue de prendre en considération les observations de l’association des juges provinciaux et du gouvernement (Loi sur les tribunaux judiciaires, Annexe, art. 20). De plus, je recommande (sans en faire une obligation) que l’on assure l’objectivité de la commission en intégrant dans la loi ou le règlement la constituant une liste de facteurs pertinents afin de la guider dans ses délibérations. Il n’est pas nécessaire que cette liste soit exhaustive. Elle pourrait inclure, par exemple, les hausses du coût de la vie, la nécessité de veiller à ce que les traitements des juges restent adéquats et le besoin d’attirer d’excellents candidats à la magistrature.

174 Dernier élément mais aussi le plus important, la commission doit être efficace. L’efficacité de ces organismes doit être garantie de diverses manières. Premièrement, les gouvernements ont l’obligation constitutionnelle de ne pas modifier (en les réduisant ou en les augmentant) les traitements des juges avant d’avoir reçu le rapport de la commission de la rémunération. Les modifications ou blocages de cette nature, effectués sans l’apport de la commission, sont inconstitutionnels. La commission doit se réunir pour examiner les modifications ou blocages proposés et faire rapport à cet égard. Deuxièmement, afin de parer au risque que l’inaction du gouvernement entraîne une réduction du traitement réel des juges en raison de l’inflation, et que cette inaction puisse en conséquence être utilisée comme moyen de manipulation financière, la commission doit se réunir, s’il s’est écoulé une période déterminée depuis la présentation de son dernier rapport, afin d’examiner le caractère adéquat des traitements des juges à la lumière du coût de la vie et d’autres facteurs pertinents, et formuler une recommandation dans son rapport. Même s’il appartient aux gouvernements provinciaux de fixer la durée exacte de la période en question, je suggère une période de trois à cinq ans.

175 Troisièmement, les rapports de la commission doivent avoir un effet concret sur la détermination des traitements des juges. Les provinces qui ont créé des commissions de la rémunération ont adopté trois moyens différents pour permettre à ces rapports d’avoir un tel effet. L’un de ces moyens est de donner force exécutoire au rapport, de sorte que le gouvernement soit lié par la décision de la commission. En Ontario, par exemple, le lieutenant‑gouverneur en conseil doit mettre le rapport en œuvre dans les 60 jours, et le rapport de la Commission de rémunération des juges provinciaux a force de loi (Loi sur les tribunaux judiciaires, Annexe, art. 27). Un autre mécanisme adopté à l’égard du rapport est celui de la résolution négative, en vertu duquel le rapport est déposé devant l’assemblée législative et ses recommandations sont mises en œuvre telles quelles, sauf si l’assemblée législative décide de les rejeter ou de les modifier. C’est le mécanisme qui a été retenu en Colombie‑Britannique (Provincial Court Act, par. 7.1(10)) et à Terre‑Neuve (Provincial Court Act, 1991, par. 28(7)). Le dernier moyen de donner effet au rapport est la procédure de résolution affirmative, en vertu de laquelle le rapport est déposé devant l’assemblée législative, qui n’est toutefois pas tenue de l’adopter. Comme je vais l’expliquer plus loin, jusqu’à l’adoption de la loi 22, cette procédure ressemblait beaucoup à celle suivie au Manitoba (Loi sur la Cour provinciale, par. 11.1(6)).

176 La mesure minimale requise par l’al. 11d) sur le plan constitutionnel est quelque peu différente de celles que je viens de décrire. Le point de départ de mon analyse est le fait que l’al. 11d) n’exige pas que les rapports de la commission aient force exécutoire, étant donné que les décisions concernant l’affectation des ressources publiques relèvent généralement de la compétence de l’assemblée législative et, par l’entremise de celle‑ci, de l’exécutif. La dépense des fonds publics, comme je l’ai dit plus tôt, est une question intrinsèquement politique. Bien entendu, il est possible d’aller au‑delà du minimum requis par la Constitution à l’al. 11d) et d’adopter une procédure produisant des décisions ayant force exécutoire, comme ont fait certaines provinces.

177 Pour les mêmes motifs, l’al. 11d) n’exige pas le recours à la procédure de résolution négative, quoiqu’il ne l’interdise pas. Bien que la procédure de résolution négative laisse à l’assemblée législative la décision définitive en ce qui a trait aux traitements des juges, elle crée la possibilité que, en cas d’inaction de l’assemblée législative, le rapport de la commission fixe les traitements des juges et que des recommandations aient force exécutoire. À mon avis, l’al. 11d) n’exige pas qu’une telle possibilité existe.

178 Toutefois, tandis que la procédure de la décision obligatoire et celle de la résolution négative excèdent la norme fixée par l’al. 11d), la procédure de la résolution affirmative à elle seule ne satisfait pas à cette norme, parce qu’elle n’exige pas qu’on réagisse au rapport de la commission. Le fait qu’il n’est pas nécessaire que le rapport ait force exécutoire ne signifie pas que l’exécutif et le législatif devraient être libres de ne pas en tenir compte. Au contraire, pour que la sécurité financière collective ou institutionnelle ait un sens et soit prise au sérieux, les travaux de la commission doivent avoir un effet concret sur la décision fixant les traitements des juges.

179 Ce que commande l’indépendance de la magistrature c’est que l’exécutif ou le législatif, selon que c’est l’un ou l’autre qui est investi du pouvoir de fixer les traitements des juges, soit formellement tenu de répondre au contenu du rapport de la commission dans un délai spécifié. Avant de pouvoir fixer les traitements des juges, l’exécutif doit présenter un rapport expliquant sa réponse aux recommandations de la commission. Si l’assemblée législative participe au processus, le rapport de la commission doit être déposé dans les meilleurs délais devant celle-ci si elle siège. Dans le cas contraire, le gouvernement peut attendre le début de la session suivante. L’assemblée législative devrait examiner le rapport directement et avec un empressement et une diligence raisonnables.

180 De plus, si après avoir étudié le rapport de la commission, l’exécutif ou le législatif, selon le cas, décide de rejeter une ou plusieurs des recommandations, il doit être prêt à justifier sa décision, au besoin devant une cour de justice. Les motifs de cette décision seraient exposés soit dans le rapport de l’exécutif répondant au contenu du rapport de la commission, soit dans le préambule de la résolution de l’assemblée législative sur la question. Toute décision non justifiée pourrait entraîner une déclaration d’inconstitutionnalité. À mon sens, la nécessité de la justification publique découle de l’un des objectifs de la garantie d’indépendance de la magistrature prévue à l’al. 11d) — savoir celui d’assurer la confiance du public dans le système judiciaire. Ce n’est que si elle est motivée que la décision du pouvoir exécutif ou législatif de modifier ou de bloquer les traitements des juges et de rejeter la recommandation que lui a fait un organisme mandaté par la Constitution -- dont l’existence repose justement sur le besoin de préserver l’indépendance de la magistrature -- de ne pas donner suite à cette décision sera jugée légitime et ne sera pas considérée comme indifférente ou hostile au principe de l’indépendance de la magistrature.

181 Un certain nombre de commentateurs ont reconnu l’importance de motiver l’exercice d’un pouvoir public pour justifier la légitimité d’une telle décision. Par exemple, David Dyzenhaus a écrit dans «Developments in Administrative Law: The 1992‑93 Term» (1994), 5 S.C.L.R. (2d) 189, à la p. 243 que

[traduction] ce qui justifie l’exercice de tout pouvoir public c’est la capacité de ses titulaires de donner des motifs suffisants pour justifier leurs décisions touchant les personnes visées. La différence entre un simple sujet de droit et un citoyen réside dans le droit démocratique de ce dernier d’exiger des pouvoirs publics qu’ils rendent compte de leurs actes.

Frederick Schauer a fait une observation analogue («Giving Reasons» (1995), 47 Stan. L. Rev. 633, à la p. 658):

[traduction] . . . quand les décideurs [. . .] s’attendent à ce que leurs décisions soient respectées parce qu’elles sont fondées plutôt que parce qu’elles émanent d’une autorité, alors le fait de les motiver [. . .] demeure un moyen de démontrer leur respect pour l’administré . . .

182 Je m’empresse d’ajouter que ces observations ne doivent pas être interprétées comme ayant pour effet d’approuver ou d’établir une obligation générale de justification, soit en droit constitutionnel soit en droit administratif. En outre, je tiens à préciser que la norme de justification requise par l’al. 11d) n’est pas la même que celle exigée par l’article premier de la Charte. L’article premier impose une norme de justification très rigoureuse. Non seulement exige‑t‑il l’existence d’un objectif gouvernemental important, mais il exige également qu’il y ait proportionnalité entre cet objectif et les moyens utilisés pour le réaliser. La partie qui cherche à faire confirmer la validité de la mesure gouvernementale attaquée doit démontrer qu’il existe un lien rationnel entre l’objectif poursuivi et les moyens choisis pour le réaliser, que ces moyens constituent la mesure la moins restrictive possible ou portant aussi peu atteinte qu’il est raisonnablement possible de le faire au droit en cause, et qu’il y a proportionnalité entre l’effet de la mesure et son objectif, de sorte que la violation du droit ne l’emporte pas sur la réalisation de l’objectif législatif.

183 En l’espèce, par contraste, la norme de justification est celle de la simple rationalité. Elle commande que le gouvernement justifie par un motif légitime sa décision d’écarter la recommandation de la commission et, le cas échéant, d’avoir traité les juges différemment des autres personnes rémunérées sur les fonds publics. Le tribunal chargé de contrôler cette décision ne procède pas à l’examen minutieux du lien entre les fins recherchées et les moyens utilisés qui caractérise l’analyse fondée sur l’article premier. Toutefois, l’absence de cette analyse ne signifie pas que la norme de justification soit inefficace. Au contraire, cette norme comporte deux aspects. Premièrement, elle permet de déceler les décisions concernant la rémunération des juges qui reposent sur des considérations purement politiques, ou les mesures qui ont été édictées pour des motifs discriminatoires. Seules peuvent être justifiées les modifications ou blocages des traitements qui reposent sur des objectifs d’intérêt public, au sens large de cette expression. Deuxièmement, en cas de demande de contrôle judiciaire d’une telle mesure, la cour saisie de la question doit se pencher sur le caractère raisonnable du fondement factuel de la thèse du gouvernement, de la même manière que notre Cour s’est demandé s’il y avait crise financière au Canada dans sa jurisprudence relative au partage des compétences (Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation, [1976] 2 R.C.S. 373).

184 Même si toutes les mesures touchant la rémunération des juges et qui dérogent à la recommandation d’une commission de la rémunération doivent satisfaire à la norme de justification — celle de la simple rationalité —, certaines vont y satisfaire plus facilement que d’autres, parce qu’elles risquent moins de servir d’instrument de manipulation financière et, partant, d’ingérence politique. À mon avis, les mesures générales touchant la quasi‑totalité des personnes rémunérées sur les fonds publics sont, à première vue, rationnelles. Par exemple, une réduction générale des salaires et traitements applicable entre autres aux juges vise normalement à mettre en œuvre les priorités budgétaires globales du gouvernement et, par conséquent, vise généralement à réaliser un objectif plus vaste d’intérêt général. Par contraste, une mesure visant uniquement les juges peut exiger une justification un peu plus détaillée, précisément parce qu’elle ne s’applique qu’aux juges.

185 En donnant des lignes directrices visant à aider les assemblées législatives provinciales à établir leur commission de la rémunération des juges, je n’entends pas fixer, dans la pierre constitutionnelle, un cadre institutionnel particulier. Ce qu’exige l’al. 11d) c’est un crible institutionnel entre le pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs de l’État. Les commissions ne sont qu’un moyen de réaliser cette fin. Dans le futur, les gouvernements pourraient établir d’autres arrangements institutionnels, qui serviraient la même fin mais d’une autre façon. Tant que ces institutions respecteront les trois exigences essentielles, savoir l’indépendance, l’efficacité et l’objectivité, l’al. 11d) sera respecté.

(b) Négociations sur les traitements des juges interdites entre le judiciaire, d’une part, et l’exécutif et le législatif, d’autre part

186 Les négociations sur la rémunération sont une caractéristique centrale du paysage des relations du travail dans le secteur public. La preuve présentée à notre Cour (anecdotique et autre) semble indiquer que, dans un certain nombre de provinces, des négociations sur les traitements ont eu lieu entre les juges des cours provinciales et le gouvernement visé. Or, du point de vue constitutionnel, de telles négociations sont inopportunes, et ce pour deux motifs connexes. Premièrement, comme je l’ai exposé précédemment, la négociation des rémunérations payées sur les fonds publics a immanquablement un caractère politique. Le fait pour la magistrature de participer à de telles négociations saperait la confiance du public dans l’impartialité et l’indépendance de la magistrature, et contrecarrerait par conséquent un objectif fondamental de l’al. 11d). Comme l’a souligné la Commission de réforme du droit du Manitoba (dans le Report on the Independence of Provincial Judges (1989), à la p. 41):

[traduction] . . . cela les entraîne [les juges] sur la scène politique et ternit la perception qu’a le public qu’il peut compter sur eux pour interpréter et appliquer nos lois sans se soucier des effets de leurs décisions sur leur carrière ou leur bien‑être (en l’occurrence leur rémunération).

187 Deuxièmement, de telles négociations sont hautement problématiques étant donné que l’État est pratiquement toujours partie aux poursuites pénales devant les cours provinciales. Le fait pour les juges qui entendent ces affaires de participer à des négociations les placerait en conflit d’intérêts, car ils se trouveraient à négocier avec l’une des parties aux poursuites. La perception d’indépendance serait anéantie, car les négociations sur les traitements font naître, relativement à l’attitude des parties à ces négociations, certaines attentes qui sont incompatibles avec l’indépendance de la magistrature. La principale attente est celle des concessions mutuelles par les parties. Si l’on fait une analogie avec l’arrêt Généreux, la personne raisonnable pourrait conclure que les juges modifieront la façon dont ils tranchent les litiges afin de chercher à gagner la faveur de l’exécutif. Comme l’a écrit le professeur Friedland dans Une place à part: l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada (1995), à la p. 65, «une négociation directe entre l’exécutif et le judiciaire [. . .] [crée] le risque de compromissions subtiles». Cette perception serait renforcée si les négociations sur les traitements se déroulaient à huis clos, comme c’est généralement le cas, loin du regard du public et, de ce fait, sans que les participants aient à en rendre compte à ce dernier. À l’inverse, on s’attend à ce que les parties à des négociations sur les traitements exercent des moyens de pression. Par conséquent, la personne raisonnable pourrait s’attendre à ce que les juges statuent sur les affaires dont ils sont saisis de manière à exercer des pressions sur l’État.

188 Lorsque je parle de négociations, j’utilise ce mot dans le sens qu’il a dans le contexte des relations du travail. La négociation de la rémunération et des avantages implique une certaine mesure de «marchandage» entre les parties. De fait, négocier c’est [traduction] «marchander avec autrui à l’égard d’une opération» (Black’s Law Dictionary (6e éd. 1990), à la p. 1036). Toutefois, il faut distinguer ce type d’activité du fait pour les juges en chef des tribunaux ou pour des organisations représentatives telles que le Conseil canadien de la magistrature, la Conférence canadienne des juges et l’Association canadienne des juges de cours provinciales de faire part de leurs préoccupations sur le caractère adéquat des rémunérations versées ou de présenter des observations à cet égard. Comme de telles observations ne servent qu’à fournir de l’information, il n’est donc pas possible d’affirmer qu’elles créent un danger pour l’indépendance de la magistrature.

189 Je reconnais que l’interdiction que fait la Constitution aux juges de négocier leurs traitements place ces derniers dans une situation intrinsèquement désavantageuse comparativement aux autres personnes rémunérées sur les fonds publics, du fait qu’ils ne peuvent pas faire pression sur l’exécutif et le législatif relativement au niveau de leur rémunération. Douglas A. Schmeiser et W. Howard McConnell ont très bien exprimé cette idée dans L’indépendance des juges des cours provinciales: un gage commun (1996), à la p. 15:

En raison de la convention constitutionnelle selon laquelle les juges ne doivent pas se prononcer sur des questions d’ordre politique, ces derniers sont désavantagés par rapport à d’autres groupes lorsque vient le moment de convaincre les gouvernements de leur accorder des augmentations de traitement.

Je ne doute pas que ce soit le cas, quoique, dans une certaine mesure, le fait que les juges ne peuvent pas participer à de telles négociations est contrebalancé par les garanties prévues par l’al. 11d). De façon plus particulière, la participation obligatoire d’une commission indépendante supplée à la tenue de négociations, car elle permet aux membres de la magistrature de faire part de leurs préoccupations concernant le niveau de leur rémunération, préoccupations qui autrement seraient formulées à la table des négociations. Qui plus est, ces commissions servent de crible institutionnel protégeant les tribunaux contre l’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière, danger intrinsèque aux négociations sur les salaires et les traitements.

190 En définitive, toutefois, tout désavantage qui pourrait découler de l’interdiction de négocier la rémunération est une préoccupation à laquelle la Constitution ne peut apporter de solution. L’objet de la dimension collective ou institutionnelle de la sécurité financière n’est pas de garantir un mécanisme de fixation des traitements des juges qui soit équitable eu égard aux intérêts économiques des juges. Son objet est plutôt de protéger un organe de la Constitution qui a, à son tour, la responsabilité de protéger ce document et les valeurs fondamentales qui y sont exprimées. Si les juges ne reçoivent pas le niveau de rémunération qu’ils recevraient autrement en vertu d’un régime de négociation des traitements, et bien soit, c’est le prix qui doit être payé.

191 Enfin, il convient de souligner que, comme les cas qui nous occupent ne portent que sur la rémunération, l’interdiction formulée précédemment ne vise que les négociations portant directement sur cette question. La question des autres types de négociations sera examinée à une autre occasion. Par exemple, la magistrature et le gouvernement peuvent négocier la forme que doit prendre la commission, comme cela s’est fait en Ontario, où la Loi sur les tribunaux judiciaires, Annexe, incorpore une convention intervenue entre le gouvernement et les juges de la cour provinciale et qui a pour objet «d’établir un cadre pour la réglementation de certains aspects des rapports entre le pouvoir exécutif et les juges, notamment une procédure exécutoire pour déterminer la rémunération des juges» (art. 2). Les accords de cette nature ont pour effet, non pas de diminuer l’indépendance de la magistrature, mais plutôt de la favoriser.

(c) Les traitements des juges ne peuvent baisser sous un niveau minimal

192 Finalement, j’aborde la question de savoir si la Constitution — que ce soit en vertu de l’art. 100 ou de l’al. 11d) — impose des limites concrètes en ce qui concerne l’ampleur des réductions des traitements des juges. Aucune réponse n’a été donnée à cette question dans Beauregard. Je tiens tout d’abord à souligner que ni les parties ni les intervenants n’ont prétendu que les traitements des juges se rapprochaient des limites minimales en l’espèce. Toutefois, comme j’ai décidé d’énoncer, dans les présents motifs, les paramètres de la garantie de sécurité financière collective ou institutionnelle, je vais étudier brièvement cette question.

193 Je n’ai aucun doute que la Constitution protège les traitements des juges afin qu’ils ne tombent pas sous un niveau minimal acceptable. Cette protection a pour but d’assurer la sécurité financière des juges afin de les prémunir contre l’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière, et d’assurer par le fait même la confiance du public dans l’administration de la justice. Si les traitements sont trop bas, il y a toujours un risque, aussi théorique soit‑il, que les juges puissent être tentés de trancher un litige d’une certaine façon, en vue d’obtenir un traitement supérieur de l’exécutif ou l’assemblée législative ou certains avantages d’une des parties à ce litige. Facteur peut‑être plus important encore, dans le contexte de l’al. 11d), il y a la perception que cela pourrait se produire. Comme l’a écrit le professeur Friedland, op. cit., aux pp. 61 et 62:

Nous ne voulons pas que nos juges soient tentés d’espérer un avantage financier s’ils favorisent l’une ou l’autre partie. Et nous ne voulons pas que le public puisse concevoir pareille possibilité.

Je veux qu’il soit bien clair que le fait de garantir un traitement minimal ne vise pas à avantager les juges. La sécurité financière est plutôt un moyen d’assurer l’indépendance de la magistrature et, de ce fait, elle est à l’avantage du public. Comme l’a dit le professeur Friedland, en tant que citoyen concerné, une telle mesure est «dans notre propre intérêt» (p. 64).

194 L’idée d’accorder un traitement minimal est reconnue dans bon nombre d’instruments internationaux. L’article 11 des Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, qui a été adopté par le septième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, est ainsi rédigé:

11. La durée du mandat des juges, leur indépendance, leur sécurité, leur rémunération appropriée, leurs conditions de service, leurs pensions et l’âge de leur retraite sont garantis par la loi. [Je souligne.]

Ces principes ont été approuvés par l’Assemblée générale des Nations Unies le 29 novembre 1985 (A/RES/40/32), qui a ensuite invité les gouvernements à «les respecter et à en tenir compte dans le cadre de leurs législations et pratiques nationales» (A/RES/40/146) le 13 décembre 1985. Dans un document plus récent, Projet de déclaration universelle sur l’indépendance de la justice, que les gouvernements ont été invités à prendre en compte par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies dans l’application des Principes fondamentaux (résolution 1989/32), l’al. 18b) est ainsi libellé:

Les traitements et pensions des juges sont adéquats, correspondent au statut, à la dignité et aux responsabilités propres à leurs fonctions et sont périodiquement revus en vue de contrecarrer ou de minimaliser les effets de l’inflation;

195 Je vais faire trois dernières observations. Premièrement, je n’examine pas la question de savoir quel est le niveau minimal acceptable de rémunération des juges. Nous répondrons à cette question lorsque cela sera nécessaire. Toutefois, je souligne que notre Cour a, dans le passé, reconnu qu’elle avait l’expertise voulue pour statuer sur des droits comportant un aspect financier, tel celui garanti par l’art. 23 de la Charte (voir Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342). Deuxièmement, même si le traitement de base minimal assure la sécurité financière des juges, et les protège ainsi contre les réductions de rémunération imposées par l’exécutif ou le législatif, il constitue aussi une mesure de protection de leurs traitements contre l’érosion des traitements des juges par l’inflation.

196 Finalement, je tiens à souligner que le fait de garantir aux juges une rémunération minimale acceptable n’est pas un moyen de les protéger contre les effets de la réduction des déficits. Rien ne serait plus dommageable pour la réputation de la magistrature et l’administration de la justice que la perception que les juges ne supportent pas leur part du fardeau en période de difficultés économiques. Au contraire, comme je l’ai dit précédemment, la sécurité financière est un des moyens qui permet d’assurer l’indépendance d’un des trois pouvoirs de l’ordre constitutionnel. Les juges sont des officiers de la Constitution et, par conséquent, leur rémunération doit avoir un certain statut constitutionnel.

E. L’application des principes juridiques

197 Je vais maintenant apprécier les réductions de traitement imposées à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, en Alberta et au Manitoba, en fonction des aspects substantiels et procéduraux de la sécurité financière collective ou institutionnelle de la magistrature. Comme nous le verrons bientôt, les réductions imposées dans chacune de ces provinces ne respectent pas la norme prévue par l’al. 11d). Cependant, du point de vue des réparations, les conséquences de ces conclusions d’inconstitutionnalité sont une tout autre question, que je vais examiner à la fin du présent jugement.

(1) Île‑du‑Prince‑Édouard

(a) La réduction des traitements

198 Les traitements des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard étaient fixés par le par. 3(3) de la Provincial Court Act et continuent de l’être. Jusqu’en mai 1994, cette disposition était ainsi rédigée:

[traduction]

3. . . .

(3) La rémunération annuelle des juges est établie en faisant la moyenne de la rémunération versée aux juges des cours provinciales des autres provinces du Canada au 1er avril de l’année visée.

Cette disposition avait pour effet de fixer les traitements des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard à un niveau égal à celui de la moyenne des traitements des juges des cours provinciales dans l’ensemble du pays.

199 Toutefois, deux modifications ont été apportées au par. 3(3) le 19 mai 1994. Premièrement, pour ce qui concerne les juges nommés à compter du 1er avril 1994, la formule de calcul du traitement a été modifiée ainsi: la moyenne nationale a été remplacée par la moyenne des traitements dans les trois autres provinces Atlantiques au cours de l’année précédente, An Act to Amend the Provincial Court Act, S.P.E.I. 1994, ch. 49, art. 1. Deuxièmement, fait plus important encore, le par. 3(3) a été modifié, par l’ajout des mots [traduction] «moins 7,5 %» à la fin de la formule de fixation des traitements, Public Sector Pay Reduction Act, art. 10. Voici le texte modifié complet du par. 3(3):

[traduction]

3. . . .

(3) La rémunération annuelle des juges est établie:

a) dans le cas des juges nommés avant le 1er avril 1994, en faisant la moyenne de la rémunération versée aux juges des cours provinciales des autres provinces du Canada au 1er avril de l’année visée, moins 7,5 %;

b) dans le cas des juges nommés à compter du 1er avril 1994, en faisant la moyenne de la rémunération versée aux juges des cours provinciales des provinces de la Nouvelle‑Écosse, du Nouveau‑Brunswick et de Terre‑Neuve au 1er avril de l’année précédente, moins 7,5 %.

La preuve dont nous disposons démontre que l’effet net de ces modifications a été de réduire les traitements des juges d’environ 7,5 pour 100, les faisant passer de 106 123,14 $ en 1993 à 98 243 $ le 17 mai 1994.

200 L’assemblée législative a apporté ces modifications sans recourir d’abord à un mécanisme indépendant, objectif et efficace de détermination de la rémunération des juges. En fait, il n’existe pas d’organisme de la sorte à l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Les traitements ne peuvent être réduits sans examen préalable du rapport d’une commission de la rémunération; toute réduction effectuée sans cet examen est inconstitutionnelle. En conséquence, il est manifeste que la réduction de 7,5 pour 100 était inconstitutionnelle.

201 Si, toutefois, dans l’avenir, après que l’Île-du‑Prince‑Édouard aura établi une commission de la rémunération, cet organisme présentait un rapport accompagné de recommandations que l’assemblée législative provinciale refusait de suivre, une réduction des traitements comme celle attaquée en l’espèce serait probablement rationnelle à première vue, et donc justifiée, parce qu’elle s’inscrirait dans le cadre d’une mesure économique générale réduisant les traitements de toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics. Je fonde cette opinion sur mon analyse de la Public Sector Pay Reduction Act. Comme l’indique l’exposé des faits annexé au Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, cette loi était une mesure générale visant toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics. Elle fait une distinction entre les [traduction] «employés du secteur public» et les «personnes rémunérées sur les fonds publics»; les juges de la Cour provinciale appartiennent à la seconde catégorie. Les employés du secteur public sont régis par la partie II de la Loi. La définition de l’expression «employés du secteur public» est très large et peut être dégagée de l’al. 1d), qui énumère les employeurs du secteur public visés par la Loi. Figurent dans cette énumération le gouvernement provincial, les commissions scolaires, les organismes et sociétés d’État, les conseils et les autorités régionales des services de santé et des services communautaires, les universités et les collèges. Le paragraphe 6(1) prévoit une réduction de traitement de 7,5 pour 100 pour les employés du secteur public qui sont payés plus de 28 000 $ (les traitements ne pouvant toutefois être réduits sous un minimum de 26 950 $ — voir le par. 6(2)); et une réduction de 3,75 pour 100 pour ceux dont le traitement annuel est inférieur à 28 000 $. Je n’estime pas que la réduction moindre imposée à ceux qui touchent une rémunération bien inférieure à celle des juges de la Cour provinciale a quelque importance pour trancher les présents pourvois.

202 Il n’y a pas, pour les personnes rémunérées sur les fonds publics -- qui sont régies par la partie III de la Loi -- de définition comparable à celle dégagée à l’égard des personnes régies par la partie II. La partie III traite séparément les diverses catégories de personnes visées, en partie parce qu’elles sont rémunérées de différentes façons. Toutefois, malgré ces différences, une réduction de 7,5 pour 100 est appliquée d’une façon ou d’une autre à toutes ces personnes. Par exemple, les indemnités périodiques, annuelles ou quotidiennes versées aux membres des tribunaux, commissions et organismes provinciaux sont réduites de 7,5 pour 100 (art. 9). Les réductions des traitements des médecins sont effectuées au moyen d’une diminution de 7,5 pour 100 de l’enveloppe budgétaire de la Medical Society de l’Île-du-Prince-Édouard (art. 11). Enfin, les juges de la Cour provinciale ont subi, une réduction de 7,5 pour 100 en vertu de l’art. 10, que j’ai décrit précédemment.

203 En résumé, la Public Sector Pay Reduction Act a imposé une réduction générale des salaires et traitements de la quasi‑totalité des personnes rémunérées sur les fonds publics, y compris les membres de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. Elle est donc à première vue rationnelle. Les circonstances de l’édiction de la Loi étayent cette conclusion initiale. En effet, celle-ci a été édictée dans le cadre de la politique gouvernementale de réduction de son déficit, et elle visait donc à favoriser l’intérêt public. Bien qu’il soit difficile d’apprécier le caractère raisonnable du fondement factuel de cet argument, vu l’absence de dossier de première instance, l’exposé des faits joint au Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard suffit pour les besoins de notre analyse.

b) Les autres points concernant la sécurité financière

204 Les appelants ont soulevé un certain nombre d’objections relativement à la façon dont les juges de la Cour provinciale sont traités par la Public Sector Pay Reduction Act et la Provincial Court Act. J’ai examiné la plupart d’entre elles dans mon analyse générale de la sécurité financière collective ou institutionnelle. En outre, plusieurs questions du renvoi portent sur des aspects précis de la sécurité financière, que j’ai également abordés dans le cadre de cette analyse générale. Toutefois, il y en a deux que j’aimerais examiner ici, ne serait‑ce que brièvement.

(i) Négociations

205 Premièrement, les appelants soutiennent que la Public Sector Pay Reduction Act est inconstitutionnelle parce qu’elle prévoit la possibilité de négociations sur les traitements entre les juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard et l’exécutif. Les arguments des appelants portent principalement sur le par. 12(1), qui figure dans la partie IV de la Loi et est intitulé [traduction] «Négociations futures». D’après les appelants, le par. 12(1) permet au gouvernement de négocier avec toutes les personnes dont la rémunération a été réduite par la Loi en vue de trouver des solutions de rechange à la réduction des salaires et traitements. Si le par. 12(1) avait cet effet, je serais d’accord avec eux pour dire qu’il contrevient au principe de l’indépendance de la magistrature. Je souligne que le juge MacDonald de la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard, Section de première instance, a retenu cette interprétation de la loi dans Lowther c. Prince Edward Island (1994), 118 D.L.R. (4th) 665. En outre, comme la cour d’instance inférieure l’a souligné dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, le lieutenant‑gouverneur en conseil de l’Île-du-Prince-Édouard a pris, après la décision Lowther, un règlement précisant que les dispositions concernant la tenue de négociations ne visaient pas les juges de la Cour provinciale (règlement EC631/94).

206 Toutefois, je doute que la prise du règlement ait été nécessaire. Ma conclusion s’appuie à la fois sur le langage clair du par. 12(1) et sur la structure de la Loi. Le paragraphe 12(1) ne vise que les négociations [traduction] «entre un employeur du secteur public et ses employés». Suivant son sens ordinaire, l’expression employés du secteur public» n’inclut pas les juges. Cette interprétation du par. 12(1) est renforcée par l’organisation de la Loi. En effet, les employés du secteur public sont régis par la partie II de la Loi; par contraste, les juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard sont régis par la partie III, intitulée [traduction] «Personnes rémunérées sur les fonds publics». Étant donné que la Loi fait une distinction entre les personnes comme les juges, d’une part, et les employés du secteur public, d’autre part, il fait peu de doute à mon avis que les dispositions relatives à la tenue de négociations, dans lesquelles il est fait état expressément des employés du secteur public, ne s’appliquent pas aux juges.

(ii) Dispositions diverses

207 Les appelants contestent également le par. 12(2) et l’art. 13 de la Provincial Court Act, qui, respectivement, confèrent au lieutenant‑gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire d’accorder des congés de maladie et des congés sabbatiques. La nature précise de leur objection à l’égard de l’art. 13 n’est pas claire, si ce n’est le fait que cette disposition confère à l’exécutif le pouvoir discrétionnaire d’accorder des congés sabbatiques. Quant au par. 12(2), l’objection vise le pouvoir du lieutenant‑gouverneur en conseil d’accorder des congés [traduction] «aux conditions qu’il estime convenables». Tant l’objection faite à l’égard du par. 12(2) que celle visant l’art. 13 mettent en cause la sécurité financière individuelle. Toutefois, elles sont sans fondement. Pour expliquer cette conclusion, je retourne à Valente, où la question des avantages accordés de façon discrétionnaire aux juges a été étudiée. Nombre d’avantages de cette nature étaient en cause: congés sans solde, permission de remplir des fonctions non judiciaires, congés particuliers et congés payés. La Cour a rejeté l’argument que ces avantages discrétionnaires portaient atteinte à l’indépendance de la magistrature, à la p. 714:

S’il peut être souhaitable que ces bénéfices ou avantages discrétionnaires, dans la mesure où il devrait y en avoir, soient contrôlés par le pouvoir judiciaire plutôt que par l’exécutif, [. . .] je ne pense pas que leur contrôle par l’exécutif touche à ce qui doit être considéré comme l’une des conditions essentielles de l’indépendance judiciaire pour les fins de l’al. 11d) de la Charte. [. . .] [J]e conviens [. . .] qu’il ne serait pas raisonnable de craindre qu’un juge de cour provinciale, influencé par l’éventuelle volonté d’obtenir l’un de ces bénéfices ou avantages, soit loin d’être indépendant au moment de rendre jugement.

À mon sens, le même raisonnement s’applique en l’espèce.

(2) Alberta

(a) La compétence de la Cour d’appel de l’Alberta

208 Je vais maintenant aborder la réduction des traitements en Alberta. Au préalable, je vais examiner la question de savoir si la Cour d’appel de l’Alberta a eu raison de déclarer qu’elle n’était pas compétente pour entendre les appels formés par le ministère public en vertu du par. 784(1) du Code criminel. Je conclus que cette disposition était applicable en l’espèce et que la juridiction inférieure aurait dû statuer sur le fond des présents pourvois. Malgré cette erreur, nous pouvons exercer la compétence qu’avait la Cour d’appel et statuer nous‑mêmes sur le fond des présents pourvois, plutôt que les renvoyer à cette cour. Notre Cour ne serait incompétente pour agir ainsi que si les parties avaient appelé directement de la décision de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, qui, pour l’application du par. 784(1), n’était pas la cour de dernier ressort en Alberta: Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Laba, [1994] 3 R.C.S. 965.

209 Pour bien comprendre pourquoi le par. 784(1) est en cause, il me faut rappeler certains aspects des procédures devant les instances inférieures. Les trois intimés, qui avaient été inculpés d’infractions prévues par le Code criminel, ont tous plaidé non coupables. Le ministère public a opté pour la procédure sommaire dans les trois cas. Les trois accusés ont comparu dans des instances distinctes devant la Cour provinciale de l’Alberta. Puis, ils se sont adressés à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta pour faire valoir leurs arguments constitutionnels, mais à des étapes différentes des procédures dont ils faisaient l’objet.

210 Ekmecic et Campbell ont attaqué la constitutionnalité de leur procès respectif devant la Cour provinciale de l’Alberta avant que cette procédure ait commencé. Dans leurs avis de requête, déposés à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta le 5 mai 1994, les intimés Campbell et Ekmecic ont demandé, en vertu du par. 24(1) de la Charte, l’arrêt des procédures engagées contre eux alléguant la violation de l’al. 11d). Ces avis de requête ont ensuite été modifiés le 11 mai 1994, au cours des procédures devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, afin de demander, à titre de réparation subsidiaire, une ordonnance de la nature d’une prohibition. Cette ordonnance de prohibition visait à empêcher que Ekmecic et Campbell ne soient jugés par la Cour provinciale de l’Alberta.

211 Par contraste, Wickman a présenté sa requête devant la cour supérieure après que le ministère public a eu clos sa preuve et que six témoins, dont Wickman, eurent déposé pour la défense. Le 8 mai 1994, ce dernier a déposé à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta un avis de requête sollicitant une ordonnance de la nature d’un certiorari tendant à l’annulation de la dénonciation et des procédures au procès, ainsi qu’une ordonnance de la nature d’une prohibition visant à empêcher la Cour provinciale de l’Alberta de poursuivre le procès et une série de jugements déclaratoires relativement à certaines allégations de violation de l’al. 11d). Le 9 mai 1994, il a déposé un avis de requête modifié dans lequel il demandait toute autre réparation que la cour estimera à propos.

212 La difficulté que nous devons affronter découle des décisions mixtes que renferme le jugement rendu au procès par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. D’une part, le ministère public a perdu et les intimés ont eu gain de cause, étant donné que le juge McDonald a conclu que la Cour provinciale de l’Alberta n’était pas un tribunal indépendant et impartial pour l’application de l’al. 11d), en plus de prononcer une série de déclarations invalidant les textes législatifs et réglementaires provinciaux qui étaient à l’origine des violations de l’al. 11d) alléguées par les intimés. D’autre part, le ministère public a eu gain de cause et les intimés ont perdu, parce que le juge a conclu que les déclarations avaient eu pour effet d’éliminer la source des violations de l’al. 11d) et, par conséquent, de rendre la Cour provinciale de l’Alberta indépendante. Il n’était donc plus nécessaire d’empêcher le début des procès de Campbell et d’Ekmecic ni la poursuite de celui de Wickman.

213 Le ministère public a porté ce jugement en appel, en invoquant le par. 784(1) du Code criminel, qui est ainsi rédigé:

784. (1) Appel peut être interjeté à la cour d’appel contre une décision qui accorde ou refuse le secours demandé dans des procédures par voie de mandamus, de certiorari ou de prohibition.

La Cour d’appel de l’Alberta à la majorité a conclu qu’elle n’était pas compétente pour entendre les appels, étant donné que le ministère public avait [traduction] «eu gain de cause» au procès et ne pouvait donc pas invoquer le par. 784(1) (les juges Harradence et O’Leary), et qu’un jugement déclaratoire ne participait pas d’une prohibition et n’était donc pas visé au par. 784(1) (le juge Harradence). Le juge Conrad, dissidente, a exprimé son désaccord sur ces deux points, statuant que le par. 784(1) pouvait être invoqué par une partie ayant eu gain de cause, et que la réparation accordée par le juge McDonald, savoir les jugements déclaratoires, était de la nature d’une prohibition.

214 J’estime que les arguments avancés à l’appui de l’opinion que le ministère public ne pouvait pas faire valoir le par. 784(1) ne sont pas convaincants. Premièrement, il ne m’apparaît pas évident que seules les parties n’ayant pas eu gain de cause peuvent se prévaloir de cette disposition. Cependant, même si cette limitation s’applique, la Cour d’appel avait compétence. Quoique Sa Majesté ait pu avoir gain de cause pour ce qui est d’engager et de poursuivre des procès contre les intimés, elle a perdu sur la question sous‑jacente de l’inconstitutionnalité. Une série de jugements déclaratoires ont été prononcés, dont l’effet a été d’annuler bon nombre de dispositions législatives et réglementaires. Il s’est agi, tout au plus, d’une victoire à la Pyrrhus pour le ministère public.

215 Deuxièmement, je suis d’accord avec le juge Conrad que les jugements déclaratoires prononcés en l’espèce étaient essentiellement de la nature d’une prohibition, et qu’ils étaient donc visés par le par. 784(1), étant donné que le jugement rendu au procès avait accordé la réparation sollicitée dans les procédures sous forme de prohibition. Comme le ministère public l’a affirmé dans son mémoire, les jugements déclaratoires [traduction] «ont, pour l’essentiel, interdit l’engagement ou la poursuite des procès devant une cour assujettie aux dispositions attaquées». La nature prohibitive d’un jugement déclaratoire a été reconnue dans le passé: par exemple R. c. Paquette (1987), 38 C.C.C. (3d) 333 (C.A. Alb.); R. c. Yes Holdings Ltd. (1987), 40 C.C.C. (3d) 30 (C.A. Alb.). De fait, l’arrêt Paquette est analogue aux présents pourvois, car l’accusé avait demandé au procès une ordonnance de prohibition et un jugement déclaratoire, mais n’avait obtenu que cette dernière réparation. Le ministère public avait interjeté appel. La Cour d’appel a statué qu’elle était compétente en vertu du par. 719(1) (maintenant le par. 784(1)) du Code criminel, étant donné que le jugement déclaratoire était [traduction] «de nature prohibitive tant par ses effets que par son objet» (pp. 337 et 338).

216 Je conclus donc que la Cour d’appel avait compétence pour entendre les présents pourvois en vertu du par. 784(1). Notre Cour peut exercer la compétence dont était investie la Cour d’appel et examiner les présents pourvois.

(b) La réduction des traitements

217 La réduction des traitements des juges de la Cour provinciale de l’Alberta est inconstitutionnelle, et ce pour le même motif que la réduction contestée à l’Île-du-Prince-Édouard, c’est‑à‑dire l’absence, dans la province, d’une commission indépendante, efficace et objective chargée de recommander des modifications aux traitements des juges.

218 Les traitements et les pensions des juges de la Cour provinciale en Alberta sont fixés par règlement pris par le lieutenant‑gouverneur en conseil. La source de ce pouvoir de réglementation est le par. 17(1) de la Provincial Court Judges Act, qui est rédigé en partie ainsi:

[traduction] 17(1) Le lieutenant‑gouverneur en conseil peut, par règlement:

a) fixer les traitements des juges;

. . .

d) pourvoir aux avantages auxquels les juges ont droit, notamment . . .

(v) les prestations de retraite pour les juges et leurs conjoints ou survivants;

D’après la preuve dont nous disposons, la rémunération des juges a été réduite de 5 pour 100, passant de 113 964 $ en 1993 à 108 266 $ en 1994. Cette réduction a été effectuée par deux moyens différents. Premièrement, par une diminution directe de 3,1 pour 100 prévue par le Payment to Provincial Judges Amendment Regulation, Alta. Reg. 116/94. Ce règlement a fixé le traitement du juge en chef à 124 245 $, celui du juge en chef adjoint à 117 338 $ et celui des autres juges de la Cour provinciale à 110 431 $. Auparavant, ces traitements étaient respectivement 128 220 $, 121 092 $ et 113 964 $ aux termes du Payment to Provincial Judges Amendment Regulation, Alta. Reg. 171/91. Deuxièmement, une réduction supplémentaire de 1,9 pour 100 a découlé de cinq jours de congé sans solde (deux jours fériés non payés et trois jours de congé non payés). Malheureusement, on ne nous a pas indiqué en vertu de quel texte de loi ces jours de congé avaient été imposés aux membres de la Cour provinciale. Je peux seulement supposer que ces jours de congé ont été imposés en application du sous‑al. 17(1)d)(iii) de la Provincial Court Judges Act, qui autorise le lieutenant‑gouverneur en conseil à accorder des congés.

219 L’absence d’un organisme indépendant, efficace et objectif chargé d’examiner les propositions du gouvernement de réduire les traitements des juges en Alberta, mécanisme requis par la garantie d’indépendance de la magistrature prévue à l’al. 11d), entraîne l’inconstitutionnalité de la réduction des traitements imposée dans cette province. Si, toutefois, dans l’avenir, après que l’Alberta aura établi une commission de la rémunération, cet organisme présentait un rapport accompagné de recommandations que l’assemblée législative refusait de suivre, une réduction de traitements comme celle attaquée en l’espèce serait probablement rationnelle à première vue, et donc justifiée, parce qu’elle s’inscrirait dans le cadre d’une mesure économique générale réduisant les traitements de toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics.

220 Les parties au présent pourvoi ont débattu la question de la généralisation et de l’uniformité des réductions des salaires dans le secteur public albertain. Pour étayer leur argumentation respective, elles ont essayé de présenter des éléments de preuve extrinsèques qui n’avaient pas été produits devant les juridictions inférieures. Nous avons refusé les requêtes sollicitant l’introduction de cette preuve, parce que la constitution du dossier factuel relève du juge du procès et non des juridictions d’appel. De plus, cette question n’est pas pertinente puisque nous ne rendons pas jugement sur la rationalité de la réduction des traitements. Pour les besoins de l’espèce, il suffit de souligner que le juge du procès a entendu l’affaire comme si les réductions de salaires et de traitements s’appliquaient à l’ensemble du secteur public. En conséquence, la réduction de traitement imposée en Alberta aurait vraisemblablement été rationnelle à première vue. Toutefois, en l’absence d’un dossier factuel complet, pour les fins de cette démonstration, je serais incapable de décider si la thèse du gouvernement repose sur un fondement factuel raisonnable et, partant, que la réduction des traitements était effectivement rationnelle.

(c) Dispositions diverses

221 Les intimés et les intervenants ont formulé plusieurs objections à l’égard du mécanisme régissant la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Alberta. Je vais maintenant examiner ces objectifs, dont plusieurs étaient centrées sur le caractère facultatif du libellé du par. 17(1) de la Provincial Court Judges Act, qui indique que le lieutenant‑gouverneur en conseil [traduction] «peut» fixer les traitements des juges. Les intimés prétendent que, de par son texte même, le par. 17(1) viole l’al. 11d) de la Charte, parce qu’il n’oblige pas le gouvernement à fixer des traitements et des pensions. Appliquant la norme de la personne raisonnable et bien informée, les intimés plaident que les libellés facultatifs du par. 17(1) créent une perception d’absence d’indépendance de la magistrature, parce que l’indépendance des juges de la Cour provinciale n’est pas assurée par des «conditions ou garanties objectives» (Valente, précité, à la p. 685).

222 Ce que ces arguments soulèvent ce sont les exigences de la sécurité financière individuelle. Comme je l’ai dit plus tôt, l’arrêt Valente a établi deux exigences: que les traitements soient fixés par la loi et qu’ils soient protégés contre l’ingérence arbitraire ou discrétionnaire de l’exécutif. L’appelante soutient que ces deux conditions ont été remplies par l’article premier du Payment to Provincial Judges Amendment Regulation, Alta. Reg. 116/94, qui dispose que les juges visés [traduction] «touchent» les traitements précisés. Je reconnais que le règlement est conforme aux exigences en matière de sécurité financière individuelle. Toutefois, ce n’est pas le cas du par. 17(1) de la Loi. Son principal défaut est l’omission de préciser qu’il est obligatoire de verser des traitements aux juges de la Cour provinciale.

223 L’intervenante Alberta Provincial Judges’ Association soulève une question différente — le régime de pensions des juges de la Cour provinciale de l’Alberta. Quoique ses arguments soient un peu obscurs, elle semble, en fin de compte, affirmer que les nombreuses modifications apportées au fonctionnement du régime de pensions démontrent la [traduction] «vulnérabilité financière de la magistrature». Toutefois, cette analyse repose entièrement sur des éléments de preuve extrinsèques, qui n’ont pas été admis par notre Cour. En conséquence, je ne peux faire plus que souscrire à la conclusion du juge du procès que la preuve dont il disposait était insuffisante pour examiner adéquatement la question de la conformité du régime de pensions avec l’al. 11d) de la Charte.

(3) Manitoba

(a) La loi 22 et la réduction des traitements

224 Finalement, je vais examiner la réduction des traitements imposée au Manitoba. Je conclus qu’elle viole l’al. 11d) parce que les traitements ont été réduits sans qu’on ait fait appel à une commission indépendante, efficace et objective de détermination des traitements des juges. Contrairement à la situation qui existe en Alberta et à l’Île‑du-Prince‑Édouard, où il n’existait pas de mécanisme du genre, le Manitoba avait créé une commission de la rémunération appelée le Comité chargé de la rémunération des juges («CRJ»). L’inconstitutionnalité de la réduction des traitements des juges dans cette province découle du fait que le gouvernement a passé outre le mécanisme existant, soit le CRJ.

225 La rémunération des juges de la Cour provinciale du Manitoba a été réduite par la loi 22, dont le par. 9(1) prévoyait ceci:

9 (1) La somme qui serait normalement versée aux personnes qui reçoivent une rémunération à titre de juges de la Cour provinciale [. . .] est réduite:

a) pour la période qui commence le 1er avril 1993 et se termine le 31 mars 1994, de 3,8 %;

b) pour la période qui commence le 1er avril 1994 et se termine le 31 mars 1995, d’une somme qui correspond, de façon générale, au montant de la réduction de salaire que subissent les salariés visés par une convention collective conclue avec Sa Majesté du chef du Manitoba au cours de la même période par suite de leur obligation de prendre des jours ou des parties de jours de congé sans solde. [Je souligne.]

Il ressort clairement du texte même du par. 9(1) que la réduction des traitements des juges de la Cour provinciale était impérative pour l’exercice 1993‑1994, et peut‑être même pour l’exercice 1994‑1995, selon le résultat des négociations collectives dans le secteur public.

226 La loi 22 imposait aux membres de la Cour provinciale du Manitoba une réduction de leurs traitements. Il était donc nécessaire pour le gouvernement de recourir au préalable à une commission indépendante en matière de rémunération, qui aurait présenté un rapport sur la réduction proposée, avant qu’une loi soit édictée. Or il existait un tel organisme au Manitoba — le CRJ, organisme créé par la loi, en l’occurrence l’art. 11.1 de la Loi sur la Cour provinciale. Comme l’a dit le juge de première instance, cet article a été édicté en partie pour donner suite à la recommandation de la Commission de réforme du droit du Manitoba, op. cit., chapitre 4. La Commission avait exprimé son inquiétude au sujet de la fixation par décret des traitements des juges, parce que cette situation créait la perception d’un lien de dépendance entre l’exécutif et le judiciaire. Elle a recommandé la création d’un comité indépendant chargé de déterminer la rémunération des juges, appliquant la procédure de la résolution négative que j’ai décrite précédemment. La loi manitobaine ne donne toutefois à ce comité indépendant que le pouvoir de formuler des recommandations qui ne lient pas la législature.

227 L’article 11.1 précise la composition du CRJ et ses pouvoirs. Le CRJ est composé de trois membres, tous nommés par le lieutenant‑gouverneur en conseil. Deux membres sont désignés par le ministre responsable, et l’autre l’est par les juges de la Cour provinciale du Manitoba (par. 11.1(2)). Le lieutenant‑gouverneur en conseil désigne l’un des membres à titre de président (par. 11.1(2)). La durée du mandat du Comité est de deux ans (par. 11.1(1)). Une fois constitué, le CRJ a pour rôle d’examiner les traitements et autres avantages des juges, y compris leurs pensions, leurs vacances, leurs congés de maladie ainsi que leurs frais et indemnités de déplacement, et de faire rapport au ministre à cet égard (par. 11.1(1)). Le rapport doit être déposé par le ministre à l’assemblée législative dans les 30 premiers jours de séance de celle‑ci suivant sa réception (par. 11.1(4)). Un comité permanent de l’assemblée législative est saisi du rapport dans les 30 jours suivant son dépôt; ce comité doit présenter un rapport sur les recommandations du CRJ dans les 60 jours (par. 11.1(5)). Il appartient alors à l’assemblée législative de décider si elle accepte ou non le rapport du comité permanent (par. 11.1(6)). Dans l’affirmative, les lois, les règlements et les pratiques administratives sont réputés être modifiés dans la mesure nécessaire pour donner suite au rapport (par. 11.1(6)).

228 Il ressort de la preuve présentée par les parties que deux CRJ ont été constitués depuis l’ajout de l’art. 11.1 à la Loi sur la Cour provinciale en 1990. La même année, le premier comité a été constitué par décret (895/90). Il a tenu des audiences publiques en janvier 1991 et produit son rapport en juin 1991. Ce rapport a été déposé à l’assemblée législative, qui l’a renvoyé au comité permanent. Le rapport du comité permanent a été adopté par l’assemblée législative le 24 juin 1992. Ce rapport reprenait les recommandations du CRJ relativement aux modifications devant être apportées à la rémunération des juges. Il prévoyait une augmentation de 3 pour 100 des traitements des juges de la Cour provinciale du Manitoba entrant en vigueur le 3 avril 1993.

229 Il semble que la première fois où le mécanisme du CRJ a été appliqué, il ait été suivi de la manière envisagée par la Loi sur la Cour provinciale — des modifications ont été apportées aux traitements des juges après le dépôt du rapport du Comité, qui a été dûment étudié par un comité de l’assemblée législative. Toutefois, le problème qui se pose dans le présent pourvoi est que la loi 22 a écarté le fonctionnement du second CRJ. Conformément au par. 11.1(1), un nouveau CRJ a été constitué par décret (865/92) en octobre 1992. Ce CRJ a reçu des observations des juges de la Cour provinciale ainsi que du gouvernement en mai 1993. Toutefois, avant qu’il se soit réuni ou qu’il ait produit son rapport, l’assemblée législative a édicté la loi 22 le 27 juillet 1993. Les traitements des juges de la Cour provinciale du Manitoba ont été modifiés par l’art. 9 de cette loi, que j’ai reproduit plus tôt.

230 L’interaction de l’art. 9 de la loi 22 et du CRJ a donné lieu à un long débat entre les parties. Les appelants ont soutenu que le CRJ avait un statut constitutionnel et que la loi 22 avait porté atteinte à l’al. 11d), parce qu’elle avait suspendu le fonctionnement du CRJ et qu’elle avait donc [traduction] «dans les faits abrog[é] l’art. 11.1». En particulier, les appelants ont souligné le fait que la loi 22 avait modifié les traitements pour une période (du 1er avril 1993 au 31 mars 1994) qui avait été l’objet d’un rapport du CRJ, que l’assemblée législative avait déjà accepté.

231 En plus de contester l’argument que le CRJ avait un quelconque statut constitutionnel, l’intimée a plaidé avec insistance qu’il n’existait en fait aucune incompatibilité entre la loi 22 et la poursuite du fonctionnement du CRJ. Non seulement la loi 22 ne faisait pas obstacle au fonctionnement du CRJ, mais, en fait, elle permettait que son processus se poursuive. L’intimée appuie son argument sur le texte du par. 9(1) de la loi 22, qui dispose que «[l]a somme qui serait normalement versée» est réduite de 3,8 pour 100 (je souligne). Selon elle, ces termes visaient manifestement à permettre la poursuite du fonctionnement du CRJ, qui aurait pu recommander des hausses des traitements des juges, recommandations qui auraient pu ensuite être acceptées par l’assemblée législative.

232 Je rejette l’argument de l’intimée sur ce point. À la lumière de la Constitution, la loi 22 est défectueuse à deux égards. Premièrement, l’al. 9(1)a) a réduit, pour l’exercice 1993‑1994, les traitements qui avaient été fixés par l’assemblée législative sur le fondement de la recommandation antérieure du CRJ, sans s’adresser à nouveau à celui-ci à cet égard. Deuxièmement, l’al. 9(1)b) empêchait effectivement la participation future du CRJ, du moins pour l’exercice 1994‑1995.

233 Je vais d’abord examiner l’al. 9(1)a). Cette disposition a réduit de 3,8 pour 100 les traitements que les juges auraient normalement touchés à compter du 1er avril 1993 pour l’exercice 1993‑1994. Le traitement auquel a été appliquée la réduction de 3,8 pour 100 était le traitement fixé par suite du premier rapport du CRJ; voilà l’importance des mots «qui serait normalement versée» employés au par. 9(1). Ce qui importe c’est que cette réduction a été imposée sans l’avantage du rapport du second CRJ, lequel avait alors été constitué. De fait, le second CRJ a été entièrement écarté du processus. L’alinéa 11d) de la Charte exige qu’une telle modification ne soit apportée qu’après la présentation d’un rapport par une commission indépendante sur la rémunération. En contournant le CRJ, la province a donc violé une exigence procédurale essentielle de la garantie collective ou institutionnelle de sécurité financière.

234 De plus, je n’admets pas que l’al. 9(1)b) de la loi 22 permettait qu’un nouveau CRJ recommande une augmentation des traitements des juges pour l’exercice 1994‑1995, recommandation que l’assemblée législative aurait pu ensuite accepter. L’argument de l’intimée est attrayant sur le plan théorique. Mais son attrait s’arrête là — à la théorie. Il ne tient pas compte de la simple réalité politique, c’est-à-dire du fait que l’art. 11.1 de la Loi sur la Cour provinciale laisse la décision finale en ce qui concerne la rémunération des juges de la Cour provinciale à l’assemblée législative, précisément le même organe qui a voté la loi 22. Il est extrêmement improbable que l’assemblée législative, qui a voulu réduire les traitements des juges en 1994‑1995 en édictant l’al. 9(1)b), fasse volte‑face et approuve le rapport d’un CRJ qui recommanderait une hausse de ces traitements.

235 Finalement, je vais étudier la question de savoir si la situation économique au Manitoba était suffisamment grave pour justifier la réduction des traitements des juges sans recourir au CRJ. Le juge Scollin a décidé, au procès, qu’il y avait une crise financière dans la province. Toutefois, il a défini (à la p. 77) la notion de crise financière en termes beaucoup plus généraux que ceux que j’ai employés précédemment, affirmant

[traduction] [qu’i]l s’agit des cas où, de l’avis du gouvernement, les besoins budgétaires du Trésor ne peuvent être satisfaits que par des compressions immédiates mais précises de ses propres dépenses . . .

Par contraste, j’ai défini la notion de crise financière comme étant une situation exceptionnellement grave, provoquée par des circonstances extraordinaires telles que le déclenchement d’une guerre ou une faillite imminente. Même si le Manitoba a pu connaître de graves difficultés financières durant la période qui a précédé l’édiction de la loi 22, la preuve présentée par le gouvernement n’établit pas que cette province était aux prises avec une situation suffisamment grave et exceptionnelle pour justifier la suspension du fonctionnement du CRJ.

236 En conclusion, la réduction des traitements imposée par le par. 9(1) de la loi 22 a violé l’al. 11d) de la Charte, parce que le gouvernement n’a pas respecté le processus indépendant, efficace et objectif de détermination de la rémunération des juges déjà appliqué au Manitoba. Les appelants ont également soutenu que la loi 22 était inconstitutionnelle parce qu’elle était discriminatoire contre les juges. Les dispositions régissant la réduction des traitements des juges, de souligner les appelants, ont un caractère impératif; l’art. 9 précise que la somme qui serait normalement versée aux juges à titre de rémunération «est» réduite. Par contraste, l’art. 4, qui régit les employés du secteur public, est rédigé en termes facultatifs et dispose qu’un employeur du secteur public «peut» exiger de ses salariés qu’ils prennent jusqu’à 15 jours de congé sans solde.

237 Je m’abstiens d’examiner ces arguments, car ils concernent la question de savoir si le gouvernement aurait été justifié d’édicter un texte de loi rédigé en termes identiques à ceux de la loi 22 et rejetant le rapport du CRJ. Contrairement aux réductions imposées à l’Île-du‑Prince‑Édouard et en Alberta, dont la rationalité est évidente à première vue parce qu’elles s’appliquent de façon générale, il vaut mieux reporter à une autre occasion l’examen de toute la question du traitement différentiel des juges prévu par la loi 22, étant donné que les questions de fait en jeu sont par définition plus complexes. Toutefois, je souligne en passant que l’al. 11d) permet qu’un traitement différent soit appliqué aux juges, et donc qu’il n’exige pas que des réductions obligatoires de traitement imposées aux juges soient accompagnées de réductions des salaires et traitements d’absolument toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics. En effet, il peut être nécessaire d’adopter des mesures différentes à l’égard d’autres groupes de personnes, selon la nature de leurs rapports professionnels avec le gouvernement.

(b) La conduite de l’exécutif au Manitoba

238 Je vais maintenant examiner la conduite hautement inappropriée du gouvernement manitobain au cours de la période qui a suivi la mise en œuvre des réductions de traitements dans la province. Cette conduite témoigne soit d’une ignorance de l’indépendance de la magistrature, soit d’une absence totale de respect pour ce principe.

239 Plus tôt dans les présents motifs, j’ai indiqué pourquoi il ne convenait pas que les gouvernements et le pouvoir judiciaire engagent des négociations sur les traitements. La séparation des pouvoirs commande que les rapports entre le pouvoir judiciaire et les pouvoirs exécutif et législatif soient dépolitisés. De plus, le paiement de rémunérations sur les fonds publics est une question intrinsèquement politique. Il s’ensuit que les juges ne devraient pas négocier de modifications à leur rémunération avec l’exécutif et le législatif, car ce faisant ils exerceraient une activité politique. Qui plus est, la tenue de négociations sur les traitements minerait la perception d’indépendance, parce que de telles négociations font naître, relativement à l’attitude des parties à ces négociations, certaines attentes incompatibles avec l’indépendance de la magistrature.

240 La tenue de négociations sur les traitements entre la magistrature et les pouvoirs exécutif et législatif est clairement inacceptable. Toutefois, le dossier soumis à notre Cour indique que le gouvernement du Manitoba a été à l’origine des négociations avec la Manitoba Provincial Judges Association et que, en outre, ces négociations avaient expressément pour objet de fixer les traitements sans recourir au CRJ. Le premier élément de preuve documentaire est une lettre du juge en chef Webster aux juges de la Cour provinciale du Manitoba, datée du 11 mars 1994. Elle fait état de l’offre du ministre de la Justice de hausser les traitements de 2,3 pour 100. On y cite aussi les propos suivants du ministre, selon lesquels l’offre était faite: [traduction] «[à] la condition que le Comité chargé de la rémunération des juges ne tienne pas ses audiences».

241 Le président de la Manitoba Provincial Judges Association a donné à son avocat l’instruction d’accepter l’offre le 31 mars 1994. Cette lettre confirme que les négociations devaient remplacer le CRJ comme moyen de fixer les traitements des juges. Il semble qu’on s’attendait à ce que le CRJ approuve sans discussion l’augmentation des traitements négociée par les parties:

[traduction] Les juges conviennent que l’acceptation de la présente offre exige la présentation d’une recommandation conjointe au Comité chargé de la rémunération des juges qui devrait agir sans délai et, dans les faits, sans tenir d’audiences. Il est également prévu que le Comité recommande à l’assemblée législative, sans faire d’autres observations, l’adoption de la recommandation conjointe.

Par ailleurs, l’Association semble également avoir pensé que le CRJ ne se réunirait pas du tout. Dans une lettre datée du 31 mars 1994, l’avocat de l’Association a informé l’avocat du gouvernement que les juges acceptaient l’offre [traduction] «[à] la condition que le Comité chargé de la rémunération des juges ne tienne pas ses audiences». Quelques jours plus tard, le 6 avril 1994, l’avocat de l’Association a envoyé à l’avocat du gouvernement un projet de recommandation conjointe à soumettre au CRJ. Il est clair que les deux parties entendaient négocier une hausse de traitement plutôt que recourir à la procédure du CRJ.

242 Je dois avouer que je suis assez troublé par ces événements, car ils créent l’impression que la Manitoba Provincial Judges Association a volontairement participé à ces négociations, compromettant ainsi son indépendance. Si l’Association avait agi de cette manière, sa conduite aurait été très problématique. Toutefois, les circonstances m’ont amené à conclure qu’elle a effectivement été contrainte à négocier. L’offre du 11 mars 1994 doit être considérée à la lumière de la loi 22. Comme je l’ai mentionné plus tôt, cette loi a violé l’al. 11d), puisqu’elle a modifié la rémunération des juges sans recours préalable à la procédure du CRJ et qu’elle a effectivement empêché le fonctionnement de ce mécanisme pour l’exercice 1994-1995. Devant la perspective d’un CRJ totalement inefficace, voire inopérant, l’Association n’avait guère d’autre choix que d’entamer des discussions sur les traitements. Une indication de la position de faiblesse relative de l’Association est le fait qu’elle a accepté l’offre du gouvernement sans demander quelque modification que ce soit.

243 Comme si le fait que des négociations, aussi inégales soient-elles, aient eu lieu entre le gouvernement provincial et l’Association n’était pas déjà assez déplorable, ce qui est arrivé ensuite a été bien pire et illustre bien pourquoi il faut interpréter la Constitution de façon à interdire toute négociation entre le judiciaire et les autres pouvoirs de l’État. Il semble que le gouvernement a appris que l’Association songeait à contester la constitutionnalité de la loi 22 et a alors refusé de présenter, conjointement avec l’Association, des observations au CRJ, tant que l’Association n’aurait pas précisé ses intentions quant à une éventuelle action en justice.

244 Ainsi, le 3 mai 1994, l’avocat du gouvernement a écrit que, comme l’Association n’avait pas donné l’assurance qu’elle ne contestait pas la loi 22, le gouvernement [traduction] «devait réexaminer le projet de recommandation» afin de préciser que l’augmentation de 2,3 pour 100 serait assujettie à la loi 22. Le gouvernement a ensuite proposé que l’Association accepte l’une ou l’autre de deux modifications proposées au projet de recommandation afin de tenir compte de ses préoccupations. L’Association a accepté l’une des modifications le 4 mai 1994, mais elle a clairement indiqué qu’elle souhaitait traiter séparément la question des recommandations conjointes et celle de la contestation possible de la loi 22. Le 5 mai 1994, l’avocat du gouvernement a répondu que celui-ci ne signerait la recommandation conjointe que s’il recevait [traduction] «une déclaration claire et sans équivoque» des intentions de l’Association à l’égard de la loi 22. L’implication manifeste qui ressort de cette lettre, comme de celle qu’il a expédiée le 19 mai 1994, est que le gouvernement ne présenterait pas de recommandation conjointe à moins que l’Association convienne de renoncer à prendre toute action en justice relativement à la loi 22. Aucune assurance n’ayant été donnée sur ce point, la recommandation conjointe n’a pas été présentée.

245 Le tableau général qui se dégage de ce qui précède est que le gouvernement manitobain a entamé des négociations avec la Manitoba Provincial Judges Association, dans le but de fixer les traitements sans recourir au processus indépendant, efficace et objectif du CRJ. De plus, comme les juges ne lui donnaient pas l’assurance qu’ils ne contesteraient pas la constitutionnalité de la loi 22, le gouvernement a menacé d’abandonner la recommandation conjointe.

246 Les faits du présent pourvoi illustrent de façon très claire pourquoi la tenue de négociations sur les traitements entre le judiciaire et les autres pouvoirs de l’État est inconstitutionnelle. De telles négociations obligent les organes de l’État à se conduire d’une manière incompatible avec le caractère des rapports qu’ils doivent entretenir. Par exemple, le gouvernement du Manitoba a usé de moyens de pression typiques des négociations salariales. Ces moyens de pression, qui ont créé un climat de discorde et d’acrimonie, visaient à amener le judiciaire à faire une concession. En revanche, les juges ont peut-être répondu par leurs propres moyens de pression. Les concessions mutuelles, les menaces et les contre-menaces qui caractérisent de telles négociations sont fondamentalement incompatibles avec l’indépendance de la magistrature. Elles évoquent la possibilité que les tribunaux soient perçus comme ayant modifié la façon dont ils tranchent les litiges, ainsi que la mesure dans laquelle ils protègent la Constitution et la font respecter, au terme d’un processus visant à leur permettre d’obtenir le niveau de rémunération qu’ils estiment approprié. Vue sous cet angle, la conduite du gouvernement du Manitoba était inacceptable.

V. Autres questions soulevées par les présents pourvois

247 Comme je l’ai mentionné plus tôt, la question commune aux présents pourvois est celle de savoir si la garantie d’indépendance de la magistrature prévue à l’al. 11d) a pour effet de restreindre et les moyens par lesquels les gouvernements et les assemblées législatives des provinces peuvent réduire les traitements des juges des cours provinciales, et l’ampleur de ces réductions. Il s’agit d’une question touchant la sécurité financière. Toutefois, chacun des pourvois met également en jeu les deux autres aspects de l’indépendance de la magistrature, c’est-à-dire l’inamovibilité et l’indépendance administrative, que je vais maintenant aborder.

A. Île‑du‑Prince‑Édouard

(1) L’inamovibilité

248 Les arguments des appelants sont centrés sur l’inamovibilité insuffisante qu’accordait l’art. 10 de la Provincial Court Act, dans sa version en vigueur à la date du renvoi à la cour d’instance inférieure. Selon les appelants, cette disposition est constitutionnellement défectueuse sous deux rapports: premièrement, elle permet à l’exécutif de suspendre un juge s’il a des raisons de croire que ce dernier s’est rendu coupable de mauvaise conduite ou qu’il est incapable d’exercer convenablement ses fonctions, et cela sans exiger de motif valable, et, deuxièmement, elle permet de révoquer un juge sans enquête préalable. Pour ces motifs, ils soutiennent qu’il faut répondre par la négative aux questions 1 et 2c) du Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.

249 Ces arguments sont devenus théoriques étant donné l’abrogation de l’art. 10 et son remplacement par la Provincial Affairs and Attorney General (Miscellaneous Amendments) Act, S.P.E.I. 1995, ch. 32. La loi modifiée exige désormais que chaque cas fasse l’objet d’une enquête par un juge de la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard (par. 10(1)), qu’avis de l’audience et la possibilité de présenter son point de vue soient donnés au juge en cause (par. 10(3)) et que toute recommandation concernant des mesures disciplinaires soit subordonnée à une conclusion d’inconduite ou d’incapacité de remplir ses fonctions. Comme il y aura chaque fois une enquête judiciaire avant la révocation d’un juge, et que cette révocation devra être fondée sur un motif concret, la nouvelle loi respecte la norme énoncée dans Valente. Il n’est pas nécessaire de statuer sur la constitutionnalité des dispositions antérieures.

250 Finalement, je m’arrête à la question 2 du Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, qui est censée soulever une série de questions au sujet de l’inamovibilité. Hormis la question 2c), qui traite des points dont je viens de parler, le reste de ces questions soulèvent des points qui ne concernent pas l’inamovibilité. Comme la question 2 concerne uniquement l’inamovibilité, les autres aspects de l’indépendance de la magistrature auxquels ces questions pourraient toucher ne sont pas pertinents pour répondre à la question 2. Toutefois, les questions 2a) et f) (pensions), les questions 2b) et g) (rémunération des juges de la Cour provinciale) et les questions 2d) et e) (avantages discrétionnaires), autant de questions relatives à la sécurité financière, sont, dans une certaine mesure, toutes examinées dans les diverses parties de la question 4.

(2) L’indépendance administrative

251 L’indépendance administrative de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard est l’objet de la question 3 du Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Les appelants ont également soulevé, dans le cadre de la question 5, une question résiduelle, savoir une préoccupation touchant l’indépendance administrative qui n’était pas visée par les points précis de la question 3. Afin d’établir le cadre d’analyse, je vais rappeler l’interprétation donnée à l’indépendance administrative dans Valente. Notre Cour a donné un sens assez étroit à l’indépendance administrative la définissant, à la p. 712, comme étant «[l]es aspects essentiels de l’indépendance institutionnelle qui peuvent raisonnablement être perçus comme suffisants pour les fins de l’al. 11d)». Le minimum essentiel a été défini (à la p. 709) comme étant le pouvoir par les tribunaux de prendre les décisions relatives aux questions suivantes:

. . . l’assignation des juges aux causes, les séances de la cour, le rôle de la cour, ainsi que les domaines connexes de l’allocation de salles d’audience et de la direction du personnel administratif qui exerce ces fonctions . . .

Ces questions «portent directement et immédiatement sur l’exercice des fonctions judiciaires» (p. 712). Le juge Le Dain s’est appliqué à mettre en contraste la portée de l’al. 11d) et la demande d’une plus grande autonomie pour les tribunaux à l’égard des aspects de leur administration qui concernent les finances et le personnel. Quoique le juge Le Dain ait pu être favorable à la reconnaissance du pouvoir de décision des tribunaux sur ces aspects de leur administration, il a clairement décidé, aux pp. 711 et 712, que ces questions n’étaient pas visées par l’al. 11d), parce qu’elles n’étaient pas essentielles à l’indépendance de la magistrature:

Si la plus grande autonomie ou indépendance administrative qu’il est recommandé d’accorder aux tribunaux, ou une partie de celle‑ci, peut se révéler hautement souhaitable, elle ne saurait, à mon avis, être considérée comme essentielle pour les fins de l’al. 11d) de la Charte.

Voilà donc la toile de fond sur laquelle je vais analyser ces questions.

252 Je vais d’abord examiner la question 3. La question 3a) demande si l’emplacement des locaux de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard par rapport à ceux, notamment, de l’Aide juridique, des substituts du procureur général et des représentants du procureur général mine l’indépendance administrative de la Cour provinciale. Ces organismes et services font partie de l’exécutif, pouvoir dont le judiciaire doit demeurer indépendant, mais qui se trouvent néanmoins dans le même immeuble que la Cour provinciale. La crainte sous‑jacente à cette question est que cette proximité physique puisse d’une manière ou d’une autre miner l’indépendance de la magistrature. Toutefois, il ressort de l’exposé des faits joint au Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard que ces craintes ne sont pas fondées, parce que les bureaux de la Cour provinciale sont aménagés [traduction] «à l’écart» des autres services occupant le même immeuble. Je conclus donc que l’emplacement de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard ne viole pas l’al. 11d).

253 La question 3b) demande si le fait que les juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard ne gèrent pas leur propre budget porte atteinte à l’al. 11d). Il ressort clairement de l’arrêt Valente que, quoiqu’il soit souhaitable que les divers aspects de l’administration financière relèvent du judiciaire, notamment «la préparation du budget et la présentation et la répartition des dépenses» (pp. 709 et 710), ces questions ne sont pas visées par la notion d’indépendance administrative, puisqu’elles ne portent pas directement et immédiatement sur l’exercice des fonctions judiciaires. Je conclus donc que le fait que les juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard ne gèrent pas leur propre budget ne viole pas l’al. 11d).

254 La question 3c) demande si [traduction] «la désignation d’un lieu de résidence à l’égard de tel ou tel juge de la Cour provinciale» mine l’indépendance administrative de la magistrature. Bien que la question ne fasse pas mention de dispositions précises de la Provincial Court Act, il semble que l’article pertinent soit l’art. 4, qui à son al. (1)b) autorise le juge en chef à [traduction] «désigner la région où un juge donné exerce ses fonctions». En outre, aux termes du par. 4(2), [traduction] «[l]orsque le lieu de résidence d’un juge a été fixé afin qu’il exerce ses fonctions dans un ressort donné conformément à l’al. (1)b), ce lieu de résidence ne peut être modifié sans le consentement du juge concerné».

255 L’article 4 est constitutionnellement valide. Quand un juge est nommé à la Cour provinciale, il est nécessaire de l’affecter à un ressort donné. De plus, la disposition selon laquelle le lieu de résidence d’un juge ne peut être fixé à un autre endroit qu’avec le consentement de ce dernier est une protection suffisante contre l’ingérence de l’exécutif.

256 La question 3d) demande si les communications entre un juge de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard et l’exécutif sur des questions touchant l’administration de la justice mine l’indépendance administrative de la magistrature. Je m’abstiens de répondre à cette question, parce qu’elle est trop vague — elle ne donne pas suffisamment de détails sur le sujet des communications. Toutefois, je tiens à souligner que la séparation des pouvoirs, que protège l’al. 11d), n’empêche pas les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire de communiquer entre eux. Ce fait a été reconnu dans l’arrêt de la Cour d’appel dans Valente, précité, à la p. 433, dans un passage qui a par la suite été cité et approuvé par le juge Le Dain, à la p. 709:

[traduction] Les responsables du pouvoir judiciaire doivent collaborer étroitement avec les représentants de l’exécutif à moins que le pouvoir judiciaire ne se voie conférer l’entière responsabilité de l’administration judiciaire.

257 La question 3e) demande si le fait que le poste de juge en chef soit vacant mine l’indépendance administrative de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. L’exposé des faits ne fait pas mention de la vacance de ce poste, quoiqu’il semble que le juge en chef Plamondon ait démissionné le 2 novembre 1994, en raison du conflit qui a conduit au présent litige. L’exposé ne précise pas qui a exercé les fonctions de juge en chef après la démission du juge Plamondon. Les appelants soutiennent que le procureur général a assumé les fonctions du juge en chef, tandis que l’intimée affirme que ces fonctions ont été exercées par les juges de la Cour provinciale. Vu l’absence de renseignements suffisants sur cette question, je m’abstiens d’y répondre.

258 La question 3f) demande si la décision du procureur général de refuser de financer les services d’un avocat représentant le juge en chef ou les juges en tant qu’intervenants dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard ainsi que sa décision de s’opposer à la demande présentée à cet effet violent l’indépendance administrative de la cour. Je suis d’avis que non. Comme je l’ai dit précédemment, l’indépendance administrative de la magistrature emporte le pouvoir pour les tribunaux de décider des aspects qui «portent directement et immédiatement sur l’exercice des fonctions judiciaires». Je ne vois pas en quoi le financement, sur les fonds de l’Aide juridique, de l’intervention des juges dans un litige favorise cet objectif.

259 Par contraste avec les questions précises soulevées à la question 3, l’argument avancé relativement à la question 5 est beaucoup plus solide. Les appelants affirment que l’art. 17 de la Provincial Court Act permet des atteintes graves à l’indépendance administrative de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. Voici le texte intégral de cette disposition:

[traduction] 17. Le lieutenant‑gouverneur en conseil peut, par règlement, prendre toute mesure d’application de la présente loi, notamment en ce qui concerne:

a) les enquêtes prévues à l’article 10, ainsi que la forme et le contenu des rapports en découlant;

b) les attributions du juge en chef;

c) les règles de pratique régissant le fonctionnement de la cour présidée par un juge ou un juge de paix et la conduite de ses audiences;

d) les qualités requises des juges de paix, leurs fonctions et leur juridiction.

Les appelants contestent la validité des al. 17b), c) et d). Il convient d’abord de souligner que l’al. 17d) n’est pas pertinent en l’espèce, étant donné que le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard ne concerne que l’indépendance des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard et non les juges de paix. Toutefois, cela dit, les al. 17b) et c) semblent effectivement conférer à l’exécutif un vaste pouvoir de réglementation sur des questions susceptibles de relever de l’indépendance administrative.

260 Toutefois, l’art. 17 doit être lu en corrélation avec le par. 4(1), qui accorde de larges pouvoirs administratifs au juge en chef:

[traduction] 4. (1) Le juge en chef est chargé de l’administration de la Cour provinciale. Il peut notamment:

a) assigner une affaire, une question ou une catégorie d’affaires ou de questions à un juge donné;

b) désigner la région où un juge donné exerce ses fonctions;

c) de la cour qui doivent être utilisés par un juge donné;

d) assigner certaines tâches aux juges.

Les questions qui relèvent du juge en chef aux termes du par. 4(1) sont pratiquement identiques à celles qui ont été déclarées par le juge Le Dain, dans Valente, comme étant les éléments constitutifs de l’indépendance administrative: l’assignation des causes aux juges, la désignation des jours de séance de la cour, l’établissement du rôle de la cour, l’attribution des salles d’audience et la direction du personnel administratif affecté à ces tâches. Le paragraphe 4(1) confère donc à la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, dans la personne de son juge en chef, le pouvoir de prendre les décisions concernant son indépendance administrative. Vu les dispositions générales du par. 4(1), le par. 17(1) ne pose selon moi aucun problème.

261 Je m’empresse d’ajouter que, en considérant les pouvoirs conférés au juge en chef par le par. 4(1) comme une garantie de l’indépendance collective ou institutionnelle de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard dans son ensemble, je n’affirme pas que le juge en chef peut, en toutes circonstances, prendre des décisions administratives pour la cour en entier. Pour les motifs que je vais exposer plus loin, le pouvoir du juge en chef de prendre de telles décisions au nom de ses collègues est assujetti à certaines limites.

B. Alberta

(1) L’inamovibilité

262 Le juge du procès a conclu que deux groupes de dispositions de la Provincial Court Judges Act violaient l’al. 11d), du fait que ces dispositions ne protégeaient pas adéquatement l’inamovibilité. Il a statué que le fait que des personnes n’étant pas juges fassent partie du Judicial Council, organisme chargé d’examiner les plaintes portées contre les juges de la Cour provinciale de l’Alberta, violait l’al. 11d), puisqu’il a été décidé dans Valente que les juges ne pouvaient être révoqués qu’à la suite d’une «enquête judiciaire». En conséquence, il a déclaré inopérants l’al. 11(1)c) et le par. 11(2) de la Loi, dispositions qui habilitent le Judicial Council à faire enquête sur les plaintes, à présenter des recommandations au ministre de la Justice et procureur général, et à renvoyer les plaintes au juge en chef de la Cour ou à un comité du Judicial Council pour examen et rapport. De même, il a jugé que la mention, à l’al. 11(1)b) de la Loi, de [traduction] «l’incompétence» d’un juge et de sa «conduite», parmi les motifs de révocation, violait également l’al. 11d) de la Charte, étant donné que ces motifs avaient une portée excessive et étaient, de ce fait, inconstitutionnels. Il a aussi déclaré cette disposition inopérante.

263 Les parties ont présenté à notre Cour des arguments à l’égard de ces deux groupes de dispositions. Toutefois, nous n’avons pas à examiner ces arguments au fond, puisque le juge du procès n’a pas été saisi régulièrement de la constitutionnalité de ces dispositions. En effet, les intimés n’ont pas soulevé la constitutionnalité de ces dispositions au procès. Ils se sont plutôt contentés, comme l’a reconnu le juge du procès, de solliciter une réparation à l’égard des dispositions de la Provincial Court Judges Act régissant la révocation des juges surnuméraires. Néanmoins, sans qu’aucun argument ne lui ait été présenté et sans avoir donné au procureur général de l’Alberta l’avis requis par l’art. 25 de la Judicature Act, R.S.A. 1980, ch. J-1, le juge du procès a conclu (à la p. 160) qu’il lui était

[traduction] loisible de décider de façon générale (pas seulement dans le cas des juges surnuméraires) si la procédure établie par la Loi était incompatible avec la garantie d’inamovibilité prévue à l’al. 11d).

264 En toute déférence, je ne peux souscrire à cette conclusion. Il ne convenait pas que le juge du procès décide, de sa propre initiative, d’examiner la constitutionnalité de ces dispositions, encore moins qu’il les déclare inopérantes. Comme je vais l’indiquer à la fin du présent jugement, cette partie de ses motifs ne saurait être confirmée.

(2) L’indépendance administrative

265 Toutefois, je suis effectivement d’accord avec la conclusion du juge du procès relativement à l’inconstitutionnalité des al. 13(1)a) et b) de la Provincial Court Judges Act. Ces deux dispositions confèrent au procureur général et ministre de la Justice (ou à une personne autorisée par le titulaire de ces charges) le pouvoir de prendre des décisions qui portent atteinte à l’indépendance administrative de la Cour provinciale de l’Alberta.

266 L’alinéa 13(1)a) accorde le pouvoir de [traduction] «désigner l’endroit où doivent résider les juges». L’avocat de l’appelante a souligné à juste titre qu’il est raisonnable (quoique non nécessaire) d’investir l’exécutif du pouvoir de désigner le lieu de résidence des juges, puisque cette décision concerne l’affectation judicieuse des ressources de la cour. Toutefois, ce qui me préoccupe c’est que, suivant son libellé actuel, cet alinéa fait naître une crainte raisonnable qu’il puisse être utilisé pour punir les juges dont les décisions ne favorisent pas le gouvernement ou, inversement, à récompenser les juges dont les décisions sont favorables au gouvernement. La lacune de l’al. 13(1)a) sur le plan constitutionnel réside dans le fait qu’il ne s’applique pas uniquement à la nomination initiale des juges. L’appelante a tenté de démontrer que, suivant l’interprétation qui doit être donnée de cet alinéa, celui-ci a effectivement cette portée limitée. Toutefois, le texte de cette disposition n’a pas la portée restreinte que l’appelante lui attribue. L’alinéa 13(1)a) autorise le procureur général et ministre de la Justice à désigner le lieu de résidence des juges en tout temps, tant au moment de sa nomination initiale que par la suite. Il viole donc l’al. 11d) de la Charte.

267 L’alinéa 13(1)b) est lui aussi inconstitutionnel. Il confère le pouvoir de [traduction] «désigner les jours de séance de la cour». Cette disposition viole l’al. 11d), parce qu’elle va carrément à l’encontre du langage explicite utilisé dans Valente, précité, à la p. 709, selon lequel la notion d’indépendance administrative de la magistrature s’entend notamment du pouvoir de fixer les «séances de la cour».

268 Je tiens cependant à faire une autre observation sur ce point. L’argument le plus solide avancé par l’appelante en faveur de la constitutionnalité de l’al. 13(1)b) est que le fait d’attribuer à l’exécutif le pouvoir de fixer les jours de séance lui permet de donner aux défendeurs une date précise pour leur comparution initiale dans le cadre de procédures pénales. Ce que cet argument implique c’est que l’attribution à la magistrature de ce pouvoir de fixation des dates des séances des tribunaux empêcherait l’établissement d’un système permettant d’informer les défendeurs de la date de leur première comparution. Toutefois, cet argument est mal fondé, parce qu’il ne tient pas compte du fait que les cours peuvent et devraient coordonner leurs jours de séance avec les autorités gouvernementales compétentes.

C. Manitoba: la fermeture de la Cour provinciale

269 L’une des questions soulevées au procès dans l’action intentée au Manitoba, et qui a été reprise en appel, est de savoir si le gouvernement du Manitoba a porté atteinte à l’indépendance administrative de la Cour provinciale du Manitoba en fermant effectivement cette cour pendant un certain nombre de jours, qu’on a appelés les «vendredis de Filmon». Le juge de première instance a expressément tiré la conclusion de fait que la magistrature avait conservé le pouvoir de fixer les jours de séance, en grande partie pour le motif que le juge en chef avait été consulté relativement au retrait du personnel de la Cour, et parce que, si le juge en chef avait décidé de garder la Cour ouverte ces jours‑là, le gouvernement lui avait donné l’assurance que le personnel suffisant serait mis à la disposition de la cour.

270 Toutefois, après avoir fait un examen minutieux du dossier, je conclus que le juge Scollin a fait une erreur manifeste et dominante en tirant cette conclusion de fait. Il ressort du dossier que le gouvernement a effectivement fermé la Cour provinciale du Manitoba en ordonnant le retrait du personnel plusieurs jours avant que le juge en chef n’annonce la fermeture de la Cour provinciale du Manitoba. En outre, le gouvernement a également fermé les tribunaux en reportant la tenue de procès dont la date avait déjà été fixée. Ces actes constituaient une violation de l’indépendance administrative de la Cour provinciale du Manitoba. De plus, même si le juge Scollin avait eu raison de conclure que le juge en chef n’avait jamais perdu le pouvoir sur les jours de séance, je statuerais néanmoins qu’il y a eu violation de l’al. 11d), car le juge en chef n’était pas habilité par la Constitution à fermer unilatéralement la Cour provinciale du Manitoba.

271 La chronologie des événements permet de comprendre en quoi c’est l’exécutif, et non le judiciaire, qui a fermé la Cour provinciale du Manitoba. La loi 22 a été édictée le 27 juillet 1993. L’article 4 de cette loi conférait aux employeurs du secteur public, y compris à la province du Manitoba, le pouvoir d’obliger leurs employés à prendre des jours de congé sans solde. Il semble que le gouvernement ait utilisé cette disposition pour forcer ses employés à prendre 10 jours de congé sans solde en 1993, et que ces jours‑là, la Cour provinciale du Manitoba a été fermée, à l’exception du rôle des mises en détention d’adultes et du rôle des mises sous garde d’adolescents.

272 Toutefois, les événements qui m’intéressent se sont produits au printemps de 1994. Le 1er mars 1994, la Commission de la fonction publique du Manitoba a envoyé des lettres à l’association des procureurs de la Couronne du Manitoba, à l’association des avocats de l’Aide juridique et au syndicat des fonctionnaires du gouvernement du Manitoba. Ces lettres avisaient ces groupes que leurs membres seraient tenus par la loi 22 de prendre 10 jours de congé sans solde. Les dates de ces jours de congé ont été annoncées par le sous‑ministre adjoint, Marvin Bruce, le 24 mars 1994:

[traduction]

2. Les bureaux seront fermés 7 vendredis durant les mois d’été, à compter du 8 juillet 1994 jusqu’au 19 août 1994 inclusivement, et pendant 3 jours durant la période de Noël, soit les 28, 29 et 30 décembre 1994.

Presque deux semaines se sont écoulées avant que, le 6 avril 1994, le juge en chef Webster n’expédie à tous les membres de la Cour provinciale du Manitoba une note de service ainsi libellée:

[traduction] Suite à ma note de service du 24 mars, les 10 jours suivants ont été désignés jours de semaine de travail comprimée:

les 8, 15, 22 et 29 juillet; les 5, 12 et 19 août; les 28, 29 et 30 décembre.

Durant les dix jours où les bureaux du gouvernement seront fermés, TOUTES LES COURS PROVINCIALES seront fermées sauf les deux cours siégeant en matière de mise en détention:

‑l’une au 408 York;

‑l’autre au Centre manitobain de la jeunesse.

(Signature)

Les jours de fermeture de la Cour provinciale étaient les mêmes que ceux où le gouvernement du Manitoba obligeait ses employés à prendre des jours de congé sans solde.

273 Ces faits démontrent clairement que la décision de retirer le personnel de la cour a été prise presque deux semaines avant que le juge en chef n’ordonne la fermeture de la Cour provinciale du Manitoba. En outre, la cour a été fermée les mêmes jours où le personnel a pris des congés sans solde. De plus, il ressort du témoignage non contredit du juge Linda Giesbrecht, présenté au procès, que la Cour provinciale du Manitoba ne pouvait pas fonctionner [traduction] «sans l’assistance et la présence des fonctionnaires de la cour, y compris ses greffiers, des substituts du procureur général, des avocats de l’Aide juridique et des fonctionnaires du service du shérif, ainsi que d’autres membres du personnel administratif». La seule conclusion que je peux tirer est que le gouvernement, en prenant sa décision du 24 mars 1994, a effectivement forcé le juge en chef Webster à fermer, par sa décision du 6 avril 1994, la Cour provinciale du Manitoba.

274 Je rejette l’argument que le gouvernement aurait fourni le personnel nécessaire pour garder la Cour provinciale du Manitoba ouverte si le juge en chef l’avait demandé. Quoique les représentants du gouvernement aient apparemment fait une telle offre au cours de conversations avec le juge en chef avant l’annonce de la fermeture, il n’est fait aucune mention, dans la lettre de Marvin Bruce annonçant les dates de fermeture, de la possibilité que la présence d’employés pourrait être requise les jours désignés comme jours de congé sans solde. De plus, cette conclusion est étayée par le fait que les substituts du procureur général ont reporté des procès qui devaient avoir lieu les «vendredis de Filmon» avant que le juge en chef Webster ait annoncé la fermeture de la Cour provinciale du Manitoba. En particulier, le dossier indique que, le 22 mars 1994, un procès prévu pour le vendredi 8 juillet 1994 a été reporté au 28 septembre 1994, sur requête d’un substitut du procureur général.

275 Même si le juge de première instance avait eu raison de conclure que le juge en chef n’avait jamais cessé d’avoir le pouvoir de décider de fermer la Cour provinciale du Manitoba, il y aurait quand même eu violation de l’al. 11d), car le juge en chef aurait outrepassé le pouvoir que lui accorde la Constitution en prenant cette décision. Comme notre Cour l’a déclaré dans Valente, le pouvoir relatif aux séances de la cour relève de l’indépendance administrative de la magistrature. Comme je l’ai indiqué précédemment, l’indépendance administrative est une caractéristique de l’indépendance de la magistrature qui a généralement une dimension collective ou institutionnelle et qui s’attache à la cour dans son ensemble. Bien que certaines décisions puissent être prises pour le compte des autres juges par le juge en chef, il importe de ne pas oublier que ce dernier est tout au plus «primus inter pares»: Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267, au par. 59. Le juge en chef ne peut pas prendre seul les décisions administratives importantes ayant une incidence sur l’indépendance administrative. À mon avis, la décision de fermer la Cour provinciale du Manitoba était précisément une décision de ce genre.

276 En conclusion, la fermeture de la Cour provinciale du Manitoba les «vendredis de Filmon» a violé l’al. 11d) de la Charte. Comme l’art. 4 de la loi 22 autorisait le retrait du personnel de la cour les vendredis en question et permettait donc au gouvernement de fermer la Cour provinciale du Manitoba ces jours là, cette disposition est par conséquent inconstitutionnelle. Il convient de souligner qu’il n’est pas possible de donner à l’art. 4 une interprétation atténuée si précise qu’elle interdirait toute conduite violant la Charte. Quoique le fait de donner au texte de loi contesté une interprétation atténuée, mais uniquement dans la mesure strictement nécessaire, serait la solution normale dans une affaire comme celle qui nous occupe (Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038), elle est très difficile à appliquer dans le cas des violations de l’al. 11d) car, contrairement aux autres dispositions de la Charte, cet alinéa exige que l’indépendance de la magistrature soit assurée par des «conditions ou garanties objectives» (Valente, précité, à la p. 685). Ces garanties objectives sont le moyen d’établir une perception raisonnable d’indépendance, et, par conséquent, toute disposition législative qui ne comporte pas ces garanties objectives est inconstitutionnelle. Concrètement, donc, le fait d’interpréter de façon atténuée le texte de loi pour lui donner son champ d’application approprié reviendrait à considérer qu’il comporte ces conditions et garanties objectives, ce qui résulterait en une réécriture fondamentale du texte en question. En revanche, si la Cour invalidait le texte de loi en entier, cela aurait pour effet d’empêcher l’application de celui-ci à tous les employés du gouvernement du Manitoba qui étaient tenus de prendre des jours de congé sans solde. Dans les circonstances, la meilleure solution est de donner au texte de loi une interprétation atténuée, simplement de façon qu’il ne s’applique pas aux employés du gouvernement du Manitoba qui travaillent à la Cour provinciale de cette province. En d’autres mots, la disposition en litige devrait être interprétée de manière à exempter le personnel de la Cour provinciale de son application. Il s’agit de la réparation qui permet le mieux de respecter les valeurs en cause de la Charte et qui entraîne la moins grande intrusion dans le rôle de la législature. Voir Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69, à la p. 105. En conséquence, l’art. 4 devrait se lire ainsi:

4(1) Malgré toute autre loi, tous règlements, conventions collectives, contrats ou ententes de travail, décisions ou sentences, y compris les sentences arbitrales, ou toutes autres conventions ou ententes, l’employeur peut, sous réserve du paragraphe (2) et des autres dispositions de la présente partie, exiger de ses salariés, sauf les employés de la Cour provinciale, qu’ils prennent, à titre de congé sans solde, des jours ou des parties de jours à tout moment au cours d’une période de 12 mois autorisée par le paragraphe (2), pourvu que le total combiné des jours et des parties de jours qui doivent être pris n’excède pas 15 jours par salarié au cours de la période de 12 mois.

VI. L’article premier

277 Je dois maintenant déterminer si l’une ou l’autre des violations de l’al. 11d) peut être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.

A. Île-du-Prince-Édouard

278 Le procureur général de l’Île-du-Prince-Édouard intimé n’a pas présenté d’arguments concernant l’absence d’un processus indépendant, efficace et objectif de détermination des traitements des juges. Pour cette raison, je conclus que l’argumentation est insuffisante pour faire une analyse fondée sur l’article premier. Étant donné qu’il incombe au ministère public de justifier l’atteinte aux droits garantis par la Charte, la violation de l’al. 11d) n’est pas justifiée au regard de l’article premier.

B. Alberta

279 Le procureur général de l’Alberta appelant n’a pas présenté d’argumentation fondée sur l’article premier. Comme l’obligation de justification en vertu de cet article appartient au ministère public, je dois conclure que les violations de l’al. 11d) ne sont pas justifiées.

C. Manitoba

280 Le procureur général du Manitoba intimé a présenté de brefs arguments tendant à justifier, en vertu de l’article premier, les atteintes portées par la loi 22 à l’al. 11d). Toutefois, l’intimé n’a fait valoir aucune justification que ce soit pour expliquer le fait qu’on ait contourné le processus indépendant, efficace et objectif qui a été établi pour faire des recommandations concernant les traitements des juges -- dont la composante principale est le CRJ -- avant d’imposer la réduction des traitements des membres de la Cour provinciale du Manitoba, ou pour expliquer la tentative d’entamer des négociations sur les traitements avec la Provincial Judges Association. Ses arguments ont porté principalement sur la fermeture des tribunaux. Je n’ai donc d’autre choix que de conclure que la suspension concrète du fonctionnement du CRJ et la tentative de tenir des négociations sur les traitements ne sont pas justifiées en vertu de l’article premier. De plus, comme cette tentative n’était pas autorisée par une règle de droit -- loi, règlement ou règle de common law (R. c. Thomsen, [1988] 1 R.C.S. 640, aux pp. 650 et 651) --, elle ne peut être justifiée en vertu de l’article premier.

281 L’intimé a tenté de justifier la fermeture de la Cour provinciale du Manitoba comme étant une mesure visant à réduire le déficit provincial. Il a donc choisi de caractériser cette décision de mesure financière. Ce faisant, toutefois, il élude la question préliminaire de savoir si des mesures dont le seul objectif est d’ordre budgétaire peuvent être des atteintes justifiées à des droits garantis par la Charte. Notre Cour a déjà répondu par la négative à cette question, puisqu’elle a, à différentes occasions, statué que des considérations budgétaires ne constituent pas un objectif urgent et réel pour l’application de l’article premier. Dans Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, à la p. 218, le juge Wilson, s’exprimant pour les trois membres de la Cour qui ont examiné la Charte (dont moi‑même), a dit douter que des «considération[s] utilitaire[s] [. . .] puisse[nt] justifier la limitation des droits énoncés dans la Charte» (je souligne). La raison du scepticisme du juge Wilson était que «[l]es garanties de la Charte seraient [. . .] illusoires s’il était possible de les ignorer pour des motifs de commodité administrative». Je partage son avis.

282 J’ai exprimé le même avis dans Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, où je parlais au nom de la Cour sur ce point. Dans cet arrêt, j’ai précisé que, même si des considérations financières ne pouvaient être invoquées pour justifier la violation de droits garantis par la Charte, elles pouvaient et devaient jouer un rôle dans la détermination de la réparation convenable en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Comme je l’ai dit, à la p. 709:

Notre Cour a statué à juste titre que les considérations financières ne pouvaient servir à justifier une violation dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier. Toutefois, ces considérations sont évidemment pertinentes lorsque l’on a établi l’existence d’une violation qui ne peut être sauvegardée par l’article premier, que l’application de l’art. 52 se trouve déclenchée et que le tribunal examine la mesure à prendre. [Je souligne.]

283 Quoique des considérations purement financières soient insuffisantes pour justifier la transgression de droits garantis par la Charte, elles sont pertinentes pour déterminer la norme de retenue à respecter dans l’application du critère de l’atteinte minimale, dans le cadre de l’examen d’un texte de loi édicté pour des fins autres que financières. Ainsi, dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, à la p. 994, notre Cour a dit que «la répartition de ressources gouvernementales limitées» était un motif justifiant d’assouplir l’application stricte du critère relatif à l’atteinte minimale énoncé dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; la loi attaquée visait à protéger les enfants. Dans McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, où la question en litige était la constitutionnalité d’une disposition d’une loi provinciale sur les droits de la personne, le juge La Forest a dit, à la p. 288, que «devait être évaluée dans le cadre d’un examen fondé sur l’article premier, [. . .] la répartition de ressources limitées». Finalement, dans Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, où un régime de prestations de retraite était contesté, le juge Sopinka a dit ceci, au par. 104:

. . . le gouvernement doit pouvoir disposer d’une certaine souplesse dans la prestation des avantages sociaux [. . .] La Cour ferait preuve d’un manque de réalisme si elle présumait qu’il existe des ressources inépuisables pour répondre aux besoins de chacun.

284 Trois grands principes se dégagent de cette analyse. Premièrement, une mesure dont le seul objectif est d’ordre financier et qui porte atteinte à des droits garantis par la Charte ne peut jamais être justifiée en vertu de l’article premier (Singh et Schachter). Deuxièmement, des considérations financières sont pertinentes pour déterminer la norme de révision à respecter dans l’application du critère de l’atteinte minimale (Irwin Toy, McKinney et Egan). Troisièmement, de telles considérations sont pertinentes dans le cadre de l’exercice par les tribunaux de leur pouvoir discrétionnaire d’accorder une réparation en application de l’art. 52 (Schachter).

285 Dans le présent pourvoi, le gouvernement manitobain a tenté de justifier la fermeture de la Cour provinciale du Manitoba en invoquant seulement des considérations financières, et, pour cette raison, la fermeture de la Cour provinciale du Manitoba ne peut pas être justifiée en vertu de l’article premier. Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire que j’examine les arguments des parties concernant le lien rationnel, l’atteinte minimale et la proportionnalité des effets. Cependant, si je le faisais, je conclurais que la fermeture des tribunaux n’a pas porté atteinte le moins possible au droit d’être jugé par un tribunal impartial et indépendant, car cette mesure a eu pour effet d’empêcher complètement l’accès aux tribunaux durant les jours où ceux-ci ont été fermés.

VII. Les remarques du premier ministre Klein

286 Une dernière observation. J’ai décidé de ne pas commenter les remarques faites par le premier ministre Klein au cours de la période qui a suivi la mise en œuvre de la réduction des traitements en Alberta, si ce n’est pour dire qu’il a tenu des propos malheureux, témoignant d’une incompréhension théorique et pratique du principe de l’indépendance de la magistrature au Canada. Si le premier ministre était préoccupé par la conduite d’un juge de la cour provinciale, la marche à suivre était de déposer une plainte auprès du conseil de la magistrature de la province, et non de discuter ce cas durant une entrevue radiophonique. Je tiens toutefois à souligner, fait qui me rassure, que le premier ministre Klein est effectivement revenu par la suite sur ces propos, dans une lettre qu’il a fait parvenir au juge en chef Wachowich de la Cour provinciale de l’Alberta, et dans laquelle il a déclaré qu’il était [traduction] «bien au fait» du processus d’examen des plaintes concernant la conduite des juges et qu’il n’avait «ni l’intention ni le désir de s’ingérer dans ce processus».

VIII. Sommaire

287 Compte tenu de la longueur et de la complexité des présents motifs, voici un résumé des grands principes qui régissent la dimension collective ou institutionnelle de la sécurité financière:

1. Il est clair à nos yeux que les gouvernements sont libres de réduire, de hausser ou encore de bloquer les traitements des juges des cours provinciales, soit dans le cadre d’une mesure économique générale visant l’ensemble des personnes rémunérées sur les fonds publics ou certaines d’entre elles, soit dans le cadre d’une mesure visant les juges en tant que catégorie.

2. Les provinces ont l’obligation constitutionnelle d’établir des organismes indépendants, efficaces et objectifs, conformément aux critères que j’ai exposés dans les présents motifs. Les traitements des juges ne peuvent être modifiés ou bloqués qu’après avoir eu recours à un organisme indépendant, qui examinera la mesure proposée -- réduction, hausse ou blocage des traitements. Toute mesure de cette nature prise sans avoir eu recours au préalable à l’organisme indépendant est inconstitutionnelle.

3. De même, afin de parer à la possibilité que l’inaction du gouvernement puisse être utilisée comme moyen de manipulation financière, c’est-à-dire qu’on permette l’érosion par l’inflation des traitements réels des juges, et afin d’empêcher que les traitements des juges ne tombent sous le minimum suffisant garanti par le principe de l’indépendance de la magistrature, l’organisme indépendant doit se réunir après l’écoulement d’une période déterminée (par ex. trois à cinq ans) depuis la production de son dernier rapport, afin d’étudier le caractère adéquat des traitements des juges à la lumière du coût de la vie et d’autres facteurs pertinents.

4. Les recommandations de l’organisme indépendant ne sont pas obligatoires. Cependant, si le pouvoir exécutif ou législatif décide de ne pas les suivre, il doit justifier sa décision suivant la norme de la simple rationalité -- au besoin devant une cour de justice.

5. Il n’est en aucune circonstance permis aux juges d’engager avec l’exécutif ou des représentants de la législature des négociations concernant leur rémunération. Toutefois, cela n’empêche pas les juges, les juges en chef ou les organisations représentant les juges de faire part au gouvernement concerné de leurs préoccupations concernant le caractère adéquat de la rémunération des juges, ni de présenter des observations à cet égard.

IX. Conclusion et dispositif

A. Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard et Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard

(1) Réponses aux questions des renvois (annexes A et B)

288 Voici les réponses aux questions des renvois:

(a) Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard

Question 1

a): Non. Sans recourir au préalable à une commission indépendante, efficace et objective d’examen de la rémunération des juges, la législature de l’Île-du-Prince-Édouard ne peut pas, même dans le cadre d’une mesure globale d’économie des deniers publics, diminuer, augmenter ou autrement modifier la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard.

b): Oui.

Question 2: Non.

(b) Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard

Question 1

a): Oui.

b): Oui.

c): Non.

Question 2

a): Non.

b): Non.

c): Comme cette question est devenue théorique en raison de la modification apportée à l’art. 10 de la Provincial Court Act, je m’abstiens d’y répondre.

d): Non.

e): Non.

f)

(i): Non.

(ii): Non.

(iii): Non.

(iv): Non.

g): Non.

Question 3

a): Non.

b): Non.

c): Non.

d): Cette question est trop vague pour y répondre.

e): Il n’y a pas suffisamment de renseignements pour répondre à cette question.

f): Non.

g): Non.

Question 4

a): Oui. L’explication de cette réponse est la même que celle donnée à la question 1a) du Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard.

b): Oui. L’explication de cette réponse est la même que celle donnée à la question 1a) du Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard.

c): Non.

d): Non. Bien que les négociations sur les traitements soient interdites par l’al. 11d), il appert des faits qu’il n’y a pas eu de négociations, de sorte que l’indépendance des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard n’a pas été minée.

e): Oui. L’explication de cette réponse est la même que celle donnée à la question 1a) du Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard.

f): Non.

g): Non.

h)

(i): Non.

(ii): Non.

(iii): Non.

(iv): Non.

i): Oui.

j): Non.

k): Non.

Question 5: Non.

Question 6: Non.

Question 7: Parce que j’ai répondu par la négative à la question 6, il n’est pas nécessaire de répondre à la présente question.

Question 8: Non.

(2) Dispositif

289 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en ce qui a trait aux questions 1a) et 2 du Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, et en ce qui a trait aux questions 1c), 4a), b), e) et i), et 8 du Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. Je suis en outre d’avis d’accueillir le pourvoi incident en ce qui concerne la question 1a) du Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. J’accorde les dépens aux appelants devant toutes les cours.

B. R. c. Campbell, R. c. Ekmecic et R. c. Wickman

(1) Réponses aux questions constitutionnelles (annexe C)

290 Voici les réponses aux questions constitutionnelles:

Question 1: Oui.

Question 2: Oui.

Question 3: La Cour n’était pas saisie régulièrement de la question de la constitutionnalité de ces dispositions.

Question 4: La Cour n’était pas saisie régulièrement de la question de la constitutionnalité de ces dispositions.

Question 5: Oui.

Question 6: Oui.

Question 7: Non.

(2) Dispositif

291 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi du ministère public contre la décision de la Cour d’appel de l’Alberta selon laquelle elle n’avait pas compétence pour entendre les appels en vertu du par. 784(1) du Code criminel. J’accueillerais également le pourvoi formé par le ministère public contre la conclusion du juge McDonald que les al. 11(1)c), le par. 11(2) et l’al. 11(1)b) de la Provincial Court Judges Act sont inconstitutionnels. Cependant, je rejetterais le pourvoi du ministère public contre la conclusion d’inconstitutionnalité prononcée par le juge McDonald à l’égard de la réduction de traitement de 5 pour 100 imposée aux membres de la Cour provinciale de l’Alberta par le Payment to Provincial Judges Amendment Regulation, Alta. Reg. 116/94, et à l’égard des al. 13(1)a) et b) de la Provincial Court Judges Act. Enfin, je déclarerais inconstitutionnel le par. 17(1) de la Provincial Court Judges Act.

292 Le Payment to Provincial Judges Amendment Regulation, Alta. Reg. 116/94, est par conséquent inopérant. Toutefois, compte tenu du fardeau institutionnel auquel doit faire face l’Alberta, je suspens pour un an cette déclaration d’invalidité.* Je déclare également inopérants les al. 13(1)a) et b) et le par. 17(1) de la Provincial Court Judges Act de l’Alberta. Comme aucune observation n’a été présentée relativement à la question des dépens, il ne sera accordé aucuns dépens.

C. Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice)

(1) Réponses aux questions constitutionnelles (annexe D)

293 Voici les réponses aux questions constitutionnelles:

Question 1

a): Oui.

b): Non.

Question 2

a): Oui.

b): Non.

Question 3

a): Oui.

b): Non.

(2) Dispositif

294 Je supprimerais les mots «à titre de juges de la Cour provinciale ou» qui figurent à l’art. 9 de la loi 22 et je déclarerais inopérante la réduction des traitements imposée aux juges de la Cour provinciale du Manitoba. Bien que cette loi ne soit plus en vigueur, ce fait n’a aucune incidence sur la nature pleinement rétroactive de la présente déclaration d’invalidité. Je décernerais également un bref de mandamus intimant au gouvernement de respecter l’obligation légale qu’il a, aux termes du par. 11.1(6) de la Loi sur la Cour provinciale, de mettre en œuvre le rapport du comité permanent de la législature provinciale recommandant une hausse de 3 pour 100 des traitements des juges prenant effet le 3 avril 1993, rapport qui a été approuvé par la législature provinciale le 24 juin 1992. Si le gouvernement persiste à vouloir réduire les traitements des juges de la Cour provinciale du Manitoba de 3,8 pour 100 pour l’exercice 1993‑1994, et, pour l’exercice 1994‑1995, d’une somme correspondant de façon générale à la réduction de salaire subie par les personnes parties à une convention collective avec Sa Majesté du chef du Manitoba, il doit renvoyer la question au CRJ. Ce n’est qu’après que le CRJ aura présenté un rapport et que les exigences prévues par l’art. 11.1 de la Loi sur la Cour provinciale auront été remplies, qu’il sera constitutionnellement permis à l’assemblée législative de réduire les traitements des juges de la Cour provinciale comme elle entendait le faire par la loi 22. Je déclare en outre que l’obligation faite au personnel de la Cour provinciale de prendre des jours de congé sans solde et la fermeture de la Cour provinciale qui en a résulté au cours des «vendredis de Filmon», durant l’été de 1994, ont violé l’indépendance de cette cour, et j’ordonne que le par. 4(1) de la loi 22 soit interprété de la manière que j’ai décrite précédemment. Finalement, je déclare que le gouvernement du Manitoba a violé l’indépendance de la Cour provinciale en tentant d’entamer des négociations salariales avec la Manitoba Provincial Judges Association.

295 En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi dans l’affaire Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice), tant en ce qui a trait à la réduction de traitements imposée aux membres de la Cour provinciale du Manitoba, qu’à la fermeture de la Cour provinciale du Manitoba et à la tentative de l’exécutif provincial d’entamer des négociations salariales avec les juges de la Cour provinciale. Les dépens sont adjugés aux appelants dans toutes les cours.

Annexe A

Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 11 octobre 1994

1. La législature de l’Île‑du‑Prince‑Édouard peut‑elle promulguer des lois telles que la rémunération des juges de la Cour provinciale puisse être diminuée, augmentée ou autrement modifiée,

a) soit à titre de mesure globale d’économie des deniers publics,

b) soit dans certaines circonstances prévues par la loi?

2. Si la réponse aux questions 1a) ou 1b) est affirmative, les juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard jouissent‑ils actuellement d’une sécurité financière ou d’une rémunération suffisantes telles qu’ils constituent un tribunal indépendant et impartial au sens de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés ou au sens d’autres dispositions éventuellement applicables?

Annexe B

Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale

de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 13 février 1995

1. Eu égard à l’exposé des faits, dont l’original a été versé au dossier dont la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard est en possession, peut‑on dire que les juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard (nommés conformément à la Provincial Court Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. P‑25, modifiée) jouissent d’un degré suffisant

a) de permanence,

b) d’indépendance institutionnelle à l’égard des questions administratives relatives à l’exercice de leurs fonctions judiciaires,

c) de sécurité financière,

tel qu’ils constituent un tribunal indépendant et impartial au sens de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. Eu égard audit exposé des faits, concernant la «permanence», l’indépendance et l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard sont‑elles affectées au point que ces juges ne constituent plus un tribunal indépendant et impartial au sens de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés du fait

a) de la disposition relative à la pension de retraite de l’alinéa 8(1)c) de la Provincial Court Act susmentionnée?

b) que l’Assemblée législative provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard a augmenté, diminué ou autrement modifié la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard?

c) [de] la disposition prévoyant l’éventualité de la suspension ou du renvoi d’un juge de la Cour provinciale par le lieutenant-gouverneur en conseil en vertu de l’article 10 de la Provincial Court Act susmentionnée?

d) du paragraphe 12(2) de la Provincial Court Act susmentionnée, qui prévoit l’octroi d’un congé aux juges de la Cour provinciale qui sont malades, à la discrétion du lieutenant-gouverneur en conseil?

e) de l’article 13 de la Provincial Court Act susmentionnée, qui prévoit l’octroi d’un congé sabbatique aux juges de la Cour provinciale, à la discrétion du lieutenant-gouverneur en conseil?

f) des modifications apportées aux dispositions relatives à la pension de retraite prévues à l’article 8 de la Provincial Court Act susmentionnée, lesquelles pourraient entraîner

i) une augmentation ou une diminution des prestations de retraite payables?

ii) l’assujettissement du régime à des cotisations au maximum égales pour les juges de la Cour provinciale et pour le gouvernement de l’Île‑du‑Prince‑Édouard?

iii) une augmentation ou une diminution du nombre d’années de service requis pour avoir droit à des prestations de retraite?

iv) une augmentation ou une diminution du niveau d’indexation des prestations de retraite ou le recours à un autre indice quelconque?

g) de la rémunération des juges de la Cour provinciale nommés le ou après le 1er avril 1994, qui sera calculée, pour toute l’année, en fonction de la moyenne de la rémunération des juges de Cour provinciale de la Nouvelle‑Écosse, du Nouveau‑Brunswick et de Terre‑Neuve au 1er avril de l’année précédente?

et, si leur indépendance et leur impartialité en sont affectées, en quoi précisément le sont‑elles?

3. Eu égard audit exposé des faits, concernant l’«indépendance institutionnelle», l’indépendance et l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard sont‑elles affectées au point que ces juges ne constituent plus un tribunal indépendant et impartial au sens de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés du fait

a) de l’endroit où se trouvent les salles d’audience de la Cour et les bureaux des juges, du personnel et des greffiers de la Cour provinciale, par rapport aux locaux et bureaux des autres juges de cours supérieures, aux bureaux de l’aide juridique, aux bureaux des substituts du procureur général ou à ceux des représentants du procureur général?

b) que les juges de la Cour provinciale n’administrent pas leur propre budget, qui est accordé à la Section des services judiciaires du Bureau du procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard?

c) de la désignation d’un lieu de résidence à l’égard de tel ou tel juge de la Cour provinciale?

d) de la communication entre un juge de la Cour provinciale et le directeur des Services juridiques et judiciaires du Bureau du procureur général ou le procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard au sujet de questions relatives à l’administration de la justice dans la province?

e) que le poste du juge en chef soit vacant?

f) que le procureur général, par l’intermédiaire du directeur des Services juridiques et judiciaires, a refusé de financer et s’est opposé à la demande en vue de financer les services d’un avocat représentant le juge en chef de la Cour provinciale ou les juges de la Cour provinciale en tant qu’intervenant(s) dans le renvoi Reference re Remuneration of Provincial Court Judges and the Jurisdiction of the Legislature and Related Matters en date du 11 octobre 1994?

g) du règlement no EC631/94 pris en vertu de la Public Sector Pay Reduction Act, S.P.E.I. 1994, ch. 51?

et, si leur indépendance et leur impartialité en sont affectées, en quoi précisément le sont‑elles?

4. Eu égard audit exposé des faits, concernant la «sécurité financière», l’indépendance et l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard sont‑elles affectées au point que ces juges ne constituent plus un tribunal indépendant et impartial au sens de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés du fait

a) d’une réduction générale de la rémunération de tous les fonctionnaires et de tous les membres du secteur public, notamment les juges, par suite d’une décision de l’Assemblée législative de l’Île‑du‑Prince‑Édouard?

b) d’un gel de la rémunération de tous les fonctionnaires et de tous les membres du secteur public, notamment les juges, par suite d’une décision du gouvernement ou de l’Assemblée législative de l’Île‑du‑Prince‑Édouard?

c) que le traitement des juges n’est pas automatiquement redressé tous les ans en fonction de l’inflation?

d) que les juges de la Cour provinciale peuvent négocier n’importe quel aspect de leur rémunération?

e) que le traitement des juges de la Cour provinciale est fixé directement par l’Assemblée législative de l’Île‑du‑Prince‑Édouard et la Provincial Court Act susmentionnée, et indirectement par d’autres assemblées législatives du Canada?

f) du paragraphe 12(2) de la Provincial Court Act susmentionnée, qui prévoit l’octroi d’un congé aux juges de la Cour provinciale qui sont malades, à la discrétion du lieutenant-gouverneur en conseil?

g) de l’article 13 de la Provincial Court Act susmentionnée, qui prévoit l’octroi d’un congé sabbatique aux juges de la Cour provinciale, à la discrétion du lieutenant-gouverneur en conseil?

h) des modifications apportées aux dispositions relatives à la pension de retraite prévues à l’article 8 de la Provincial Court Act susmentionnée, lesquelles pourraient entraîner

i) une augmentation ou une diminution des prestations de retraite payables?

ii) l’assujettissement du régime à des cotisations au maximum égales pour les juges de la Cour provinciale et pour le gouvernement de l’Île‑du‑Prince‑Édouard?

iii) une augmentation ou une diminution du nombre d’années de service requis pour avoir droit à des prestations de retraite?

iv) une augmentation ou une diminution du niveau d’indexation des prestations de retraite ou le recours à un autre indice quelconque?

i) de An Act to Amend the Provincial Court Act, sanctionnée le 19 mai 1994, qui dispose entre autres que la rémunération des juges de la Cour provinciale nommés le ou après le 1er avril 1994 sera calculée, pour toute année, en fonction de la moyenne de la rémunération des juges de Cour provinciale de la Nouvelle‑Écosse, du Nouveau‑Brunswick et de Terre‑Neuve au 1er avril de l’année précédente?

j) que le procureur général, par l’intermédiaire du directeur des Services juridiques et judiciaires, a refusé de financer et s’est opposé à la demande en vue de financer les services d’un avocat représentant le juge en chef ou des juges de la Cour provinciale en tant qu’intervenant(s) dans le renvoi Reference re Remuneration of Provincial Court Judges and the Jurisdiction of the Legislature and Related Matters en date du 11 octobre 1994?

k) du règlement no EC631/94 pris en vertu de la Public Sector Pay Reduction Act susmentionnée?

et, si leur indépendance et leur impartialité en sont affectées, en quoi précisément le sont‑elles?

5. Nonobstant les réponses particulières aux questions ci‑dessus, existe‑t‑il un ou d’autres facteurs soulevés par ledit exposé des faits qui affecteraient l’indépendance et l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard au point que ces juges ne constituent plus un tribunal indépendant et impartial au sens de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés? Et, si c’est le cas, en quoi précisément le sont‑elles?

6. Est‑il nécessaire que les juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard (nommés en vertu de la Provincial Court Act susmentionnée) aient le même niveau de rémunération que les juges de la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard (nommés en vertu de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J‑1) pour constituer un tribunal indépendant et impartial au sens de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

7. Si la réponse à la question 6 est affirmative, en quoi précisément est‑ce nécessaire?

8. Si la réponse à l’une quelconque des questions ci‑dessus est affirmative, y a‑t‑il violation ou déni de droits ou de libertés garantis par l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés dans les limites raisonnables prescrites par une règle de droit dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Annexe C

Questions constitutionnelles dans R. c. Campbell, R. c. Ekmecic et R. c. Wickman, 26 juin 1996

1. Est‑ce que, interprétées seules ou en corrélation avec leurs règlements d’application (à l’exception du règlement mentionné à la question 2), les dispositions du par. 17(1) de la Provincial Court Judges Act, S.A. 1981, ch. P‑20.1, qui pourvoient à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Alberta, font défaut d’assurer une sécurité financière suffisante pour faire de cette cour un tribunal indépendant et impartial au sens de l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. Est‑ce que la réduction de 5 % des traitements imposée par le Payment to Provincial Judges Amendment Regulation, Alta. Reg. 116/94, porte atteinte au droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial garanti par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

3. Est‑ce que, interprétés à la lumière de l’al. 10(1)e) et du par. 10(2) de la Provincial Court Judges Act, S.A. 1981, ch. P‑20.1, l’al. 11(1)c) et le par. 11(2) de cette loi, qui concernent le traitement, par le conseil de la magistrature, des plaintes portées contre les juges de la Cour provinciale de l’Alberta, portent atteinte au droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial garanti par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

4. Est‑ce que l’inclusion, à l’al. 11(1)b) de la Provincial Court Judges Act, S.A. 1981, ch. P‑20.1, des motifs de plainte fondés sur l’«incompétence» et la « conduite », porte atteinte au droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial garanti par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

5. Est‑ce que l’al. 13(1)a) de la Provincial Court Judges Act, S.A. 1981, ch. P‑20.1, qui autorise le ministre de la Justice à désigner l’endroit où doivent résider les juges, porte atteinte au droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial garanti par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

6. Est‑ce que l’al. 13(1)b) de la Provincial Court Judges Act, S.A. 1981, ch. P‑20.1, qui autorise le ministre de la Justice à désigner les jours de séance de la Cour provinciale, porte atteinte au droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial garanti par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

7. Si la réponse à l’une de ces questions est oui, est‑ce que les dispositions visées sont justifiées au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Annexe D

Questions constitutionnelles dans Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice), 18 juin 1996

1. a) L’article 9 de la Loi sur la réduction de la semaine de travail et la gestion des salaires dans le secteur public, L.M. 1993, ch. 21 (la «loi 22»), qui traite de la rémunération des juges de la Cour provinciale du Manitoba, viole-t-il en tout ou en partie la primauté du droit ou l’exigence relative à un tribunal indépendant et impartial prévue à l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

b) Dans l’affirmative, la disposition est-elle justifiable en tant que limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. a) Dans la mesure où l’art. 9 de la loi 22 abroge ou suspend l’application de l’art. 11.1 de la Loi sur la Cour provinciale, L.R.M. 1987, ch. C275, viole-t-il en tout ou en partie la primauté du droit ou l’exigence relative à un tribunal indépendant et impartial prévue à l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

b) Dans l’affirmative, la disposition est-elle justifiable en tant que limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

3. a) Dans la mesure où l’art. 4 de la loi 22 autorise le retrait de membres du personnel de la cour en exigeant qu’ils prennent des jours de congé, cette disposition viole-t-elle en tout ou en partie la primauté du droit ou l’exigence relative à un tribunal indépendant et impartial prévue à l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

b) Dans l’affirmative, la disposition est-elle justifiable en tant que limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Version française des motifs rendus par

Le juge La Forest (dissident en partie) —

I. Introduction

296 La principale question litigieuse soulevée par les présents pourvois a un caractère restreint: Est-ce que la réduction du traitement des juges de cours provinciales, dans les circonstances de chacune des espèces, a porté atteinte à leur indépendance au point de priver les «inculpés» comparaissant devant eux du droit d’être jugés par «un tribunal indépendant et impartial» au sens de l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés? J’ai eu l’avantage de lire les motifs du Juge en chef, qui expose les faits et l’historique du litige. Bien que je sois en grande partie d’accord avec ses motifs, je ne puis souscrire à sa conclusion selon laquelle l’al. 11d) interdit aux gouvernements de modifier la rémunération des juges sans d’abord recourir aux «commissions de la rémunération des juges» qu’il décrit. Qui plus est, je ne pense pas que l’al. 11d) interdise les discussions salariales entre les gouvernements et les juges. À mon sens, le fait de considérer que l’al. 11d) comporte ces prescriptions constitue à la fois une entorse injustifiée à la jurisprudence établie et une usurpation partielle du pouvoir de fixer la rémunération des juges des tribunaux inférieurs qui est accordé aux provinces par les par. 92(4) et (14) de la Loi constitutionnelle de 1867. Outre ces points, le Juge en chef examine plusieurs autres questions touchant l’indépendance des juges des cours provinciales qui ont été soulevées par les parties aux présents pourvois. Je suis d’accord avec la façon dont il statue sur ces questions.

297 Toutefois, même si le Juge en chef et moi‑même sommes dans une large mesure d’accord sur bon nombre des questions soulevées par les parties, ce n’est pas le cas pour ce qui est de son affirmation générale sur la protection accordée par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 aux juges qui sont nommés par les provinces et qui n’exercent pas une juridiction pénale. De fait, j’émets de sérieuses réserves quant à l’opportunité de l’examen de cette question par la Cour dans le cadre des présents pourvois. Les avocats y ont à peine fait référence et ils ont essentiellement débattu les questions litigieuses en fonction de l’al. 11d) de la Charte, disposition qui garantit à un inculpé le droit à un procès équitable devant «un tribunal indépendant et impartial». Je souligne que cette protection, qui est accordée à l’égard des poursuites pénales, est expressément prévue par la Charte.

298 J’ajoute que, dans le cas de poursuites intentées relativement à une infraction, il existe des raisons impérieuses d’inclure cette garantie pour compléter la protection constitutionnelle spécifiquement accordée par les art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 aux juges nommés par le gouvernement fédéral. Le fait d’être accusé d’un crime est l’un des contacts les plus marquants qu’un individu peut avoir avec la puissance de l’État. Les personnes inculpées sont les uniques bénéficiaires des droits garantis par l’al. 11d). Il est superflu d’expliquer pourquoi il est essentiel que des juges indépendants et impartiaux décident de leur sort.

299 La question de savoir si d’autres personnes comparaissant devant des tribunaux inférieurs ont droit à une telle protection et, si oui, dans quelle mesure, est une question difficile et controversée, qui peut avoir des répercussions importantes sur l’administration de la justice partout au pays. Avant d’examiner une question constitutionnelle aussi importante, il est, selon moi, crucial d’avoir reçu des observations exhaustives de la part des avocats sur celle-ci.

300 Mon inquiétude découle de la nature du pouvoir judiciaire. Selon moi, le judiciaire tire son acceptation publique et sa force du fait que les poursuites ne sont pas intentées à l’instigation des juges. Ceux‑ci répondent plutôt aux griefs formulés par ceux qui s’adressent à eux dans le but de faire appliquer la loi, écoutant avec impartialité les observations de toutes les parties, tout étant constamment soumis à la discipline que leur imposent les faits de l’espèce. C’est ce qui soutient leur impartialité et limite leurs pouvoirs. À la différence des autres organes du gouvernement, le pouvoir judiciaire n’amorce pas les choses et ne poursuit pas de programme propre. Son seul devoir est d’entendre et de trancher des affaires qui lui sont soumises, conformément au droit et à la Constitution. Voilà pourquoi Alexander Hamilton a dit que les tribunaux étaient l’organe du gouvernement «le moins redoutable»: Le Fédéraliste, no 78.

301 De fait, les tribunaux sont généralement réticents à commenter des questions qu’il n’est pas nécessaire de trancher pour statuer sur un litige. Cette règle de conduite est particulièrement indiquée dans les affaires constitutionnelles, où les répercussions de conclusions de droit tirées dans l’abstrait sont souvent imprévisibles et peuvent, après coup, se révéler malheureuses. Après s’être référé à un certain nombre de décisions dans lesquelles notre Cour a approuvé ce principe, le juge Sopinka a fait les remarques suivantes, au nom de la majorité, dans l’arrêt Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, au par. 9:

La règle de conduite qui dicte la retenue dans les affaires constitutionnelles est sensée. Elle repose sur l’idée que toute déclaration inutile sur un point de droit constitutionnel risque de causer à des affaires à venir un préjudice dont les conséquences n’ont pas été prévues. Au début du siècle, le vicomte Haldane a dit, dans l’arrêt John Deere Plow Co. c. Wharton, [1915] A.C. 330, à la p. 339, que définir logiquement, dans l’abstrait, la portée de dispositions constitutionnelles non seulement était [traduction] «irréalisable, mais encore créerait sans aucun doute des embarras et peut‑être une injustice dans les affaires à venir».

Voir aussi: Procureur général du Québec c. Cumming, [1978] 2 R.C.S. 605; La Reine du chef du Manitoba c. Air Canada, [1980] 2 R.C.S. 303; Winner c. S.M.T. (Eastern) Ltd., [1951] R.C.S. 887; Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357. Il convient de mentionner que le juge Sopinka a fait cette mise en garde dans une affaire où la question de droit pertinente avait été débattue de façon exhaustive tant devant notre Cour que devant le tribunal d’instance inférieure. Cette politique d’abstention à l’égard des questions de droit étrangères aux débats s’applique à plus forte raison dans un cas où les avocats n’ont fait que de très brèves allusions à une telle question.

302 Je suis donc profondément préoccupé par le fait que la Cour prenne part à un débat sur cette question sans avoir entendu d’argumentation substantielle à cet égard. Je suis d’autant plus inquiet que la question met en jeu les rapports que doivent entretenir les organes politiques du gouvernement et la magistrature, point à l’égard duquel les juges peuvent difficilement être perçus comme indifférents, surtout lorsqu’il s’agit de leur propre rémunération. Dans de telles circonstances, il est absolument crucial que la Cour avance avec précaution et évite de tirer des conclusions d’une grande portée, qui ne sont pas nécessaires pour décider l’affaire dont elle est saisie. Si l’analyse du Juge en chef avait un caractère purement secondaire ‑- si elle était une digression pour ainsi dire -‑, je m’abstiendrais de la commenter. Après tout, il ne s’agit, à strictement parler, que d’une opinion incidente. Néanmoins, vu l’importance qui sera inévitablement accordée à son exégèse longue et soutenue, je me sens contraint d’exprimer mon point de vue.

II. L’effet du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867

303 J’insiste d’entrée de jeu sur le fait que je ne suis pas d’avis que l’al. 11d) de la Charte et les art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 établissent un code exhaustif régissant l’indépendance judiciaire. Comme je le dis brièvement plus loin, il est possible que d’autres dispositions de la Constitution protègent également l’indépendance des juges. Je ne nie pas non plus que la Constitution comprend des règles non écrites, notamment des règles exprimées dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867; voir New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319. Je m’empresse d’ajouter que ces règles tirent en réalité leur origine de dispositions précises de la Constitution, considérées sous l’éclairage de notre héritage constitutionnel. En d’autres mots, ce qui nous intéresse c’est le sens à donner à une expression employée dans une disposition constitutionnelle.

304 Je ne partage toutefois pas l’avis du Juge en chef que le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 est une source de restrictions constitutionnelles du pouvoir des législatures de porter atteinte à l’indépendance des juges. Dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, précité, notre Cour a statué que les privilèges de la législature de la Nouvelle‑Écosse avaient un statut constitutionnel en raison de la déclaration du préambule exprimant le désir d’avoir «une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni». Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a examiné le fondement historique des privilèges dont jouit le Parlement britannique. Il est ressorti de cette analyse que le pouvoir qu’a le Parlement d’exclure des étrangers était absolu, constitutionnel et soustrait au pouvoir de contrôle des tribunaux. La Cour a statué que l’effet du préambule est de reconnaître et de confirmer que ce principe de longue date du droit constitutionnel britannique a été maintenu ou établi au Canada, après la Confédération.

305 En revanche, l’idée que le Parlement ne peut pas porter atteinte à l’indépendance de la magistrature n’a aucun fondement historique similaire. Au moment de la Confédération (et même de nos jours), la Constitution britannique n’envisageait pas que le Parlement soit limité dans sa capacité de prendre des mesures à l’égard des juges. Le principe de l’indépendance judiciaire s’est développé de façon très graduelle en Grande‑Bretagne; voir, de façon générale, W. R. Lederman, «The Independence of the Judiciary» (1956), 34 R. du B. can. 769 et 1139. À l’époque normande, le pouvoir judiciaire était concentré entre les mains du roi et de son entourage immédiat (la Curia Regis). Les siècles suivants ont vu apparaître des tribunaux spécialisés et une magistrature professionnelle, et, à la fin du XVe siècle, le roi avait effectivement cessé d’exercer des fonctions judiciaires. Dans Commentaries on the Laws of England (4e éd. 1770), livre 1, Blackstone a donc pu déclarer ceci (à la p. 267):

. . . aujourd’hui, d’après le long et uniforme usage de plusieurs siècles, le pouvoir judiciaire de nos rois est entièrement délégué par eux aux juges de leurs diverses cours de justice: ces juges sont les grands dépositaires des lois fondamentales du royaume; ils ont acquis une juridiction fixée et définie, exercée suivant des règles établies et déterminées, que la couronne elle‑même ne peut changer aujourd’hui que par un acte du parlement . . .

(Traduit par N. M. Chompré, Commentaires sur les lois anglaises (1822), t. 1, à la p. 488.)

306 Malgré ces progrès, les rois conservaient le pouvoir de faire pression sur les juges pour qu’ils accèdent à leurs désirs grâce à l’exercice du pouvoir royal de révocation. D’une manière générale, jusqu’au XVIIe siècle, la nomination des juges était faite à titre amovible par le roi (durante bene placito). Ce pouvoir de révoquer les juges, à des fins politiques, a été exercé de façon très libérale par les Stuarts, au début du XVIIe siècle, dans leurs efforts pour faire triompher les pouvoirs de prérogative du roi sur l’autorité du Parlement et sur la common law. Il était donc naturel que la protection contre ce genre d’ingérence arbitraire du pouvoir exécutif soit une priorité après la révolution. Les tentatives faites pour accorder pareille protection dans les lois ont été vaines au cours des deux décennies qui ont suivi 1688, mais, au tournant du siècle, William III a donné son assentiment à l’Act of Settlement, 12 & 13 Will. 3, ch. 2, loi qui est entrée en vigueur avec l’avènement de George Ier en 1714. L’article 3, par. 7 de cette loi précisait que [traduction] «la nomination des juges est faite Quandiu se bene gesserint [à titre inamovible] et [que] leur traitement est déterminé et établi; mais [qu’]ils peuvent être révoqués sur adresse des deux chambres du parlement». Une mesure de protection supplémentaire a été établie dans une loi de 1760 (Commissions and Salaries of Judges Act, 1 Geo. 3, ch. 23), qui garantissait que les juges continuaient d’exercer leurs fonctions malgré le décès du roi. La règle qui régissait la question avant l’édiction de cette loi disposait que toutes les personnes nommées par le roi, dont les juges, cessaient d’occuper leur charge à la mort du roi.

307 Plusieurs juristes ont affirmé que ces lois et celles qui les ont remplacées ont fini par être considérées comme des garanties «constitutionnelles» de l’indépendance de la magistrature. Par exemple, le professeur Lederman écrit qu’il serait «inconstitutionnel» que le Parlement britannique réduise le traitement d’un juge donné d’une cour supérieure pendant son mandat ou réduise ceux des juges, en tant que catégorie, dans la mesure où cela menace leur indépendance (loc. cit., à la p. 795). Il a en conséquence été avancé que le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, qui exprime le désir d’avoir une constitution «semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni», est une source d’indépendance du pouvoir judiciaire au Canada: Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, à la p. 72.

308 Même s’il est accepté que l’indépendance de la magistrature était devenue un principe «constitutionnel» en Grande‑Bretagne en 1867, il est important de comprendre la signification précise de ce terme en droit britannique. Contrairement au Canada, la Grande‑Bretagne n’a pas de constitution écrite. Suivant la théorie juridique britannique reconnue, le Parlement est suprême. Je veux dire par là que sa compétence législative est illimitée. Comme Dicey l’explique, le Parlement a, [traduction] «en vertu de la constitution anglaise, le droit de faire ou d’abroger quelque loi que ce soit; de plus, le droit anglais ne reconnaît à aucun individu ou organisme le droit de déroger aux lois du Parlement ou de les annuler» (A. V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution (10e éd. 1959), aux pp. 39 et 40). Ce principe a été quelque peu modifié au cours des dernières décennies pour tenir compte de l’effet de l’entrée de la Grande‑Bretagne dans la Communauté européenne, mais, en dernière analyse, le Parlement britannique demeure suprême; voir E. C. S. Wade et A. W. Bradley, Constitutional and Administrative Law (11e éd. 1993), par A. W. Bradley et K. D. Ewing, aux pp. 68 à 87; Colin Turpin, British Government and the Constitution (3e éd. 1995), aux pp. 298 et 299.

309 La conséquence de la suprématie du Parlement est que le contrôle judiciaire des lois n’est pas possible. Les tribunaux n’ont pas le pouvoir de déclarer inopérante ou inconstitutionnelle une loi du Parlement. Quand on dit d’une convention ou d’un principe donné qu’il a un caractère «constitutionnel», cela ne veut pas dire qu’une loi y portant atteinte peut être déclarée ultra vires du Parlement. Comme l’a dit lord Reid, dans l’arrêt Madzimbamuto c. Lardner‑Burke, [1969] 1 A.C. 645 (C.P.), à la p. 723:

[traduction] On dit souvent que le Parlement du Royaume‑Uni agirait de façon inconstitutionnelle s’il faisait certaines choses, en voulant dire que les raisons morales, politiques et autres de s’abstenir sont si fortes que la plupart des gens considéreraient tout à fait abusif que le Parlement les fasse. Mais cela ne signifie pas que le Parlement n’a pas le pouvoir de les faire. Si le Parlement décide de les faire, les tribunaux ne pourront conclure que la loi du Parlement est invalide.

Voir aussi: Manuel c. Attorney‑General, [1983] Ch. 77 (C.A.).

310 Ce principe fondamental est illustré par le débat qui a eu lieu lorsque, au début des années 30, des juges anglais se sont plaints au premier ministre du fait qu’une loi conçue comme une mesure d’urgence pour résoudre une crise financière diminuait de 20 pour 100 leur rémunération, de même que celle de fonctionnaires. Le vicomte Buckmaster, qui s’était énergiquement opposé à l’idée que le traitement des juges puisse être réduit pendant leur mandat, a reconnu que le Parlement était suprême et pouvait abroger l’Act of Settlement s’il jugeait bon de le faire. Il a seulement fait valoir qu’il n’était pas permis de l’abroger dans les faits par décret; voir U.K., H.L. Parliamentary Debates, vol. 90, cols. 67 et 68 (23 novembre 1933). Il semble que les juges eux‑mêmes ont aussi concédé ce point; voir R. F. V. Heuston, Lives of the Lord Chancellors 1885‑1940 (1964), à la p. 514.

311 L’idée qu’il existait des limites applicables au pouvoir du Parlement britannique de porter atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire au moment de la Confédération est donc historiquement fausse. En exprimant le désir d’avoir une constitution «semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni», les rédacteurs de la Loi constitutionnelle de 1867 n’ont pas donné aux tribunaux le pouvoir d’annuler une loi portant atteinte au principe de l’indépendance de la magistrature. Ils ont toutefois effectivement constitutionnalisé les éléments fondamentaux de l’indépendance judiciaire énoncés dans l’Act of Settlement, de manière à permettre aux tribunaux de prendre des mesures contre les atteintes à ce principe. Cependant, c’est au moyen des art. 99 et 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, et non du préambule, qu’ils l’ont fait.

312 On pourrait peut‑être affirmer que le raisonnement qui précède n’est qu’une argutie de forme. Après tout, c’est la Constitution qui est suprême au Canada, pas les législatures. Les tribunaux sont habilités à invalider les lois inconstitutionnelles dans notre pays depuis 1867. Si l’indépendance de la magistrature était un principe «constitutionnel» au sens large donné à ce terme au XIXe siècle en Grande‑Bretagne, et que ce principe ait été maintenu ou établi au Canada par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, pourquoi les tribunaux canadiens devraient‑ils s’abstenir de l’appliquer pour annuler des dispositions incompatibles?

313 La portée de l’Act of Settlement fournit une réponse à cette question. Cette loi ne protégeait que les cours supérieures, plus précisément les cours centrales de common law; voir Lederman, loc. cit., à la p. 782. Elle ne protégeait pas les tribunaux inférieurs. Même si des lois subséquentes ont effectivement accordé une protection limitée à l’indépendance des juges de certaines cours créées par la loi, comme les cours de comté, les cours anglaises n’étaient pas considérées comme des tribunaux bénéficiant de la protection «constitutionnelle» au sens britannique de ce terme. D’une manière générale, l’indépendance et l’impartialité de ces tribunaux étaient garanties aux justiciables grâce à la surveillance exercée par les cours supérieures au moyen des brefs de prérogative et d’autres recours extraordinaires. La fonction générale de protection qu’on cherche à créer en faveur des tribunaux inférieurs dans les présents pourvois me semble être faite d’une étoffe peu solide, et ne s’apparente certes d’aucune façon à quoi que ce soit au Royaume‑Uni.

314 La nature du pouvoir de contrôle judiciaire fournit une réponse plus générale à cette question. Le pouvoir d’annuler les lois adoptées par des représentants démocratiquement élus tire sa légitimité d’une source supra‑législative: le texte de la Constitution. Ce document fondamental (au Canada, il s’agit de plusieurs documents) exprime le désir du peuple de limiter, de certaines façons précises, le pouvoir des législatures. Comme notre Constitution est écrite, ces limites ne peuvent pas être modifiées par le recours au processus démocratique habituel. Toutefois, elles ne sont pas immuables et peuvent être modifiées au moyen d’une autre forme d’expression de la volonté du peuple: la modification constitutionnelle.

315 Le contrôle judiciaire n’est donc politiquement légitime que dans la mesure où il met en jeu l’interprétation d’un document constitutionnel qui fait autorité. Dans ce sens, il s’apparente à l’interprétation des lois. Dans chaque affaire, le rôle du tribunal consiste à deviner l’intention ou l’objet du texte tel que l’a exprimé le peuple au moyen du mécanisme du processus démocratique. Évidemment, bien des dispositions constitutionnelles (mais pas toutes) sont libellées dans un langage général et abstrait. Les tribunaux ont la tâche, souvent ardue, d’expliquer l’effet de ce langage dans une myriade de situations qui, dans bien des cas, n’ont peut‑être pas été envisagées par les rédacteurs de la Constitution. Bien qu’il existe d’inévitables désaccords sur la façon dont les tribunaux devraient accomplir cette tâche, par exemple en manifestant plus ou moins de retenue envers les décisions du législateur, tous s’accordent pour dire que cette fonction est elle‑même légitime.

316 Toutefois, cette légitimité est compromise lorsque les tribunaux tentent de limiter le pouvoir des législatures sans s’appuyer sur des textes explicites. À l’occasion, des juges de notre Cour ont dit que notre Constitution comporte des droits implicites qui limitent les pouvoirs des législateurs. Suivant la théorie que l’efficacité de la démocratie parlementaire exige la liberté d’expression politique, il a été affirmé que la réduction de cette liberté d’expression outrepasse les pouvoirs tant des législatures provinciales que du Parlement fédéral: Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285, à la p. 328 (le juge Abbott); SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, à la p. 57 (le juge Beetz); voir aussi Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100, aux pp. 132 à 135 (le juge en chef Duff), et aux pp. 145 et 146 (le juge Cannon); Switzman, précité, aux pp. 306 et 307 (le juge Rand); SEFPO, précité, à la p. 25 (le juge en chef Dickson); Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455, aux pp. 462 et 463 (le juge en chef Dickson); SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, à la p. 584 (le juge McIntyre).

317 Cette théorie, qui n’est pas tant une «déclaration des droits implicite», comme on l’a souvent appelée, qu’une garantie plus limitée des libertés d’expression nécessaires à l’existence de la démocratie parlementaire, ne manque pas d’attrait. Il est possible de soutenir que, même dans une structure constitutionnelle où le Parlement est réputé suprême, les tribunaux devraient faire respecter certains droits, dont la liberté d’expression politique, afin de protéger le principe de la responsabilité du Parlement devant le peuple. Suivant cet argument, sans cette limitation de ses pouvoirs, le Parlement pourrait subvertir le processus même par lequel il a acquis sa légitimité en tant qu’institution démocratique et représentative; voir F. R. Scott, Civil Liberties and Canadian Federalism (1959), aux pp. 18 à 21; Dale Gibson, «Constitutional Amendment and the Implied Bill of Rights» (1966-67), 12 R.D. McGill 497. Il convient toutefois de souligner que l’idée que la Constitution protège implicitement les droits démocratiques a été rejetée par un certain nombre d’éminents juristes en raison de son incompatibilité avec la structure et l’historique de la Constitution; voir Procureur général du Canada et Dupond c. Montréal, [1978] 2 R.C.S. 770, à la p. 796 (le juge Beetz); Bora Laskin, «An Inquiry into the Diefenbaker Bill of Rights» (1959), 37 R. du B. can. 77, aux pp. 100 à 103; Paul C. Weiler, «The Supreme Court and the Law of Canadian Federalism» (1973), 23 U.T.L.J. 307, à la p. 344; Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada (3e éd. 1992 (feuilles mobiles)), vol. 2, aux pp. 31-12 et 31-13.

318 Quel que soit l’attrait que puisse avoir cette théorie, et je ne désire pas qu’on interprète mes remarques comme une acceptation ou un rejet de celle‑ci, il est clair, selon moi, qu’on ne peut l’invoquer pour justifier l’idée que le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 protège implicitement l’indépendance de la magistrature. Il a été dit que les garanties de liberté politique découlent du préambule, mais, comme je l’ai mentionné dans mon analyse de l’indépendance judiciaire, cette position est intenable. Il faut plutôt dire que, si cette liberté est garantie, elle l’est implicitement par l’art. 17 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui prévoit la création du Parlement; voir Gibson, loc. cit., à la p. 498. Plus important encore, la justification de libertés politiques implicites réside dans le fait que ces libertés appuient la suprématie législative au lieu de la subvertir. Suivant cette théorie, ce sont les législatures démocratiquement constituées, et non les tribunaux, qui sont les garants, en dernier ressort, des libertés civiles, y compris du droit à un pouvoir judiciaire indépendant. Par conséquent, inférer la protection de l’indépendance de la magistrature du désir exprimé dans le préambule de se doter d’une constitution d’inspiration britannique c’est se méprendre complètement sur la nature fondamentale de cette constitution.

319 Cette constatation nous ramène à l’argument central: dans la mesure où les tribunaux canadiens ont le pouvoir de faire respecter le principe de l’indépendance de la magistrature, ce pouvoir découle de la structure du constitutionnalisme canadien, et non du constitutionnalisme britannique. Notre Constitution prévoit expressément et le pouvoir de contrôle judiciaire (à l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982) et des garanties d’indépendance de la magistrature (aux art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 et à l’al. 11d) de la Charte). Bien que ces dispositions aient été interprétées comme accordant des garanties d’indépendance qui ne ressortent pas de façon manifeste de leur libellé, elles l’ont été au moyen des mécanismes habituels d’interprétation constitutionnelle et non par le recours au préambule. La légitimité de cette démarche interprétative découle de son assise sur une expression de la volonté démocratique, et non d’une théorie douteuse quant à l’existence d’une structure constitutionnelle implicite. Les dispositions expresses de la Constitution ne sont pas, comme l’affirme le Juge en chef, «l’expression des principes structurels sous‑jacents non écrits, prévus par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867» (par. 107). Au contraire, ils sont la Constitution. Affirmer autre chose c’est subvertir le fondement démocratique du contrôle judiciaire.

320 En d’autres termes, l’approche adoptée par le Juge en chef méconnaît, selon moi, la nature de la Loi constitutionnelle de 1867. Cette loi n’a pas été conçue comme un document abstrait sur la nature du gouvernement. Les fondements philosophiques du gouvernement dans une colonie britannique étaient un fait établi, et ils trouvent leur expression dans le préambule. La Loi constitutionnelle de 1867 visait à créer les structures gouvernementales et judiciaires propres au maintien d’un système de gouvernement britannique dans une fédération d’anciennes colonies britanniques. Dans la mesure où des limites étaient imposées au pouvoir législatif au Canada, elles découlaient des termes de la loi (il s’agit d’une loi britannique) qui les a créées et, vis-à-vis de la Grande‑Bretagne, de la situation de dépendance qui existait en 1867. Dans l’examen de la nature des structures créées, il était opportun de prendre en considération les principes sur lesquels reposent leurs équivalents britanniques, comme le préambule invite les tribunaux à le faire.

321 Dans l’examen de la nature du système judiciaire canadien, sous l’éclairage de son équivalent britannique, il convient de signaler que seules l’indépendance et l’impartialité des cours supérieures étaient considérées comme «constitutionnelles». L’indépendance et l’impartialité des tribunaux inférieurs étaient, quant à elles, protégées par les cours supérieures, dans l’exercice de leurs fonctions de surveillance. Elles n’étaient pas directement protégées par les principes «constitutionnels» britanniques pertinents.

322 Voilà l’organisation judiciaire qui a été adoptée pour notre pays, avec les adaptations nécessaires à la situation canadienne, dans les dispositions relatives au pouvoir judiciaire de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans l’examen de ces dispositions, il convient de souligner que les tribunaux qui se sont vu accorder une protection constitutionnelle sont expressément nommés. Les cours provinciales de juridiction inférieure existantes ne sont pas mentionnées et, de fait, les cours de vérification de certaines provinces ont été expressément exclues. Étant donné que les dispositions traitant expressément de la protection constitutionnelle de l’indépendance de la magistrature précisent clairement à qui elles s’appliquent, il semble exagéré d’étendre la portée de cette protection en se référant à une déclaration générale faite dans un préambule. Comme il a été dit dans le jugement de la majorité dans McVey (Re), [1992] 3 R.C.S. 475, à la p. 525, «il serait étrange qu’il faille accorder plus d’importance aux termes généraux d’un préambule qu’aux dispositions qui traitent spécifiquement de la question».

323 Cette question revêt une importance considérable pour d’autres raisons. Pour pouvoir accorder une protection constitutionnelle aux tribunaux en général, il faut être en mesure de définir avec une certaine précision ce qu’englobe le terme «tribunal». L’identité des tribunaux visés par la Loi constitutionnelle de 1867 de même que ceux visés par l’al. 11d) de la Charte ne fait pas de doute: ce sont ceux qui sont visés par la Loi constitutionnelle de 1867, eu égard aux événements historiques de l’histoire constitutionnelle britannique, et ceux qui sont prévus à l’al. 11d) pour les raisons convaincantes déjà fournies, savoir la protection des personnes faisant l’objet d’une inculpation. Mais que faut‑il déduire d’une protection générale des tribunaux comme celle que propose le Juge en chef? Le mot «tribunal» est un terme général, pouvant désigner un grand nombre de tribunaux. Dans la province de Québec, par exemple, le législateur emploie ce terme pour désigner un certain nombre de tribunaux administratifs. Devons‑nous inclure uniquement les cours inférieures exerçant une juridiction civile ordinaire, ou devrions‑nous inclure toutes sortes de tribunaux administratifs, dont certains sont beaucoup plus importants que les cours civiles ordinaires? Et si nous le faisons, doit‑on faire une distinction entre les différents tribunaux et, si oui, en fonction de quels principes?

324 Voilà certains points qui m’ont convaincu que notre Cour ne devrait pas s’aventurer précipitamment sur ce terrain inexploré, sans l’avantage d’une argumentation véritablement pertinente à la présente espèce. Le droit en vigueur n’est pas dépourvu de mécanismes pour garantir l’existence de tribunaux indépendants et impartiaux. Bien au contraire, je tiens à souligner que les mesures expresses de protection de l’indépendance de la magistrature prévues par la Constitution sont étendues et puissantes. Elles s’appliquent à tous les juges des cours supérieures et des autres cours précisées à l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi qu’à ceux des cours inférieures (provinciales) exerçant une juridiction pénale. Rien de ce qui a été présenté dans les présents pourvois n’indique que ces mesures sont insuffisantes pour garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire dans son ensemble. Les cours supérieures ont une compétence importante en matière d’appel et de surveillance vis‑à‑vis des cours inférieures. Si l’impartialité des décisions rendues par les tribunaux inférieurs est menacée par leur manque d’indépendance, les cours supérieures peuvent corriger les injustices qui en résultent.

325 Si les dispositions qui précèdent se révélaient insuffisantes, il est concevable que la Charte puisse entrer en jeu. Il est donc possible que la protection de l’indépendance des tribunaux chargés de statuer sur la constitutionnalité de mesures gouvernementales soit intrinsèquement prévue au par. 24(1) de la Charte et à l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. On pourrait soutenir que l’efficacité de ces dispositions qui, respectivement, autorisent les tribunaux à accorder des réparations à l’égard des atteintes à la Charte et à déclarer inopérantes les lois inconstitutionnelles, dépend de l’existence d’un arbitre indépendant et impartial. Peut‑être qu’il en est de même dans certaines affaires portant sur l’applicabilité du droit à la liberté et du droit à la sécurité de la personne en contexte non pénal. J’ajoute qu’il est possible de considérer que ces différentes possibilités trouvent appui dans la reconnaissance de la primauté du droit exprimée dans le préambule de la Charte. Ce sont toutefois des questions que je préférerais examiner quand elles seront soumises à notre Cour pour décision.

III. La sécurité financière

326 J’aborde maintenant la principale question en litige dans les présents pourvois: les gouvernements de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, de l’Alberta et du Manitoba ont‑ils enfreint l’al. 11d) de la Charte en portant atteinte à la sécurité financière des juges de cours provinciales. Dans Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, notre Cour a statué que la garantie d’indépendance du pouvoir judiciaire prévue à l’al. 11d) exige que les tribunaux exerçant une juridiction pénale satisfassent aux trois «conditions essentielles» de l’indépendance: l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance institutionnelle. La Cour a également conclu que l’indépendance de la magistrature comporte des dimensions tant individuelles qu’institutionnelles. Elle exige, en d’autres mots, l’indépendance individuelle de chaque juge d’un tribunal et l’indépendance institutionnelle ou collective de ce tribunal.

327 S’appuyant sur l’arrêt Valente, le Juge en chef conclut, dans les présents pourvois, que l’aspect sécurité financière de l’indépendance judiciaire a des dimensions à la fois individuelles et institutionnelles. Selon lui, la dimension institutionnelle se compose de trois éléments. L’un d’eux -- le principe selon lequel la réduction de la rémunération des juges ne peut avoir pour effet de ramener les traitements à un niveau inférieur au niveau minimal de base requis pour occuper la charge de juge -- est acceptable. Comme personne n’a prétendu, dans le cadre des présents pourvois, que les traitements des juges des cours provinciales ont été ramenés à un tel niveau, je n’ai pas besoin de commenter davantage cette question.

328 Le Juge en chef conclut en outre que, en règle générale, l’al. 11d) de la Charte permet aux gouvernements de réduire, de hausser ou de bloquer les traitements des juges des cours provinciales soit dans le cadre d’une mesure économique générale touchant les salaires de toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics, soit dans le cadre d’une mesure visant les juges en tant que catégorie. Je suis d’accord avec lui. Toutefois, il poursuit en disant qu’avant d’apporter de tels changements, les gouvernements doivent examiner et répondre aux recommandations d’une «commission [indépendante] chargée d’examiner la rémunération des juges». Puis il conclut que l’al. 11d) interdit, en toutes circonstances, les discussions salariales entre les juges et le gouvernement.

329 Je suis incapable de souscrire à ces conclusions. Bien que l’établissement de commissions de rémunération et d’une politique concomitante interdisant de discuter de rémunération autrement que par la présentation d’observations à ces commissions puissent être des mesures souhaitables du point de vue de la politique législative, l’al. 11d) de la Charte ne les rend pas obligatoires. Je commence par un examen du texte de la Constitution. L’alinéa 11d) de la Charte dispose:

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable; [Je souligne.]

Cette disposition accorde expressément aux «inculpés» le droit d’être jugés par un tribunal indépendant. La garantie d’indépendance judiciaire prévue à l’al. 11d) bénéficie aux personnes jugées et non aux juges; voir Gratton c. Conseil canadien de la magistrature, [1994] 2 C.F. 769 (1re inst.), à la p. 782; Philip B. Kurland, «The Constitution and the Tenure of Federal Judges: Some Notes from History» (1968-69), 36 U. Chi. L. Rev. 665, à la p. 698. L’alinéa 11d) n’accorde donc pas aux juges le niveau d’indépendance auquel ils estiment avoir droit. Il leur garantit plutôt uniquement le degré d’indépendance nécessaire pour faire en sorte que les inculpés subissent un procès équitable.

330 Notre Cour a confirmé que l’al. 11d) ne garantit pas un niveau «idéal» d’indépendance judiciaire. Après s’être référé à plusieurs rapports et études sur l’indépendance judiciaire dans lesquels des garanties accrues étaient réclamées, le juge Le Dain s’est exprimé en ces termes, dans l’arrêt Valente, précité, aux pp. 692 et 693:

On peut s’attendre que ces efforts, déployés particulièrement par les milieux juridique et judiciaire en vue d’affermir les conditions de l’indépendance judiciaire au Canada, vont continuer à viser l’idéal. Il ne serait cependant pas possible d’appliquer les conditions les plus rigoureuses et les plus élaborées de l’indépendance judiciaire à l’exigence constitutionnelle d’indépendance qu’énonce l’al. 11d) de la Charte, qui peut devoir s’appliquer à différents tribunaux. Les dispositions législatives et constitutionnelles qui, au Canada, régissent les questions ayant une portée sur l’indépendance judiciaire des tribunaux qui jugent les personnes accusées d’une infraction sont fort diverses et variées. Les conditions essentielles de l’indépendance judiciaire, pour les fins de l’al. 11d), doivent avoir un lien raisonnable avec cette diversité. De plus, c’est l’essence de la garantie fournie par les conditions essentielles de l’indépendance judiciaire qu’il convient d’appliquer en vertu de l’al. 11d), et non pas quelque formule législative ou constitutionnelle particulière qui peut l’offrir ou l’assurer. [Je souligne.]

De même, dans R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, à la p. 142, le juge en chef Lamer a conclu que, bien que le système de cours municipales du Québec, qui permet aux juges de continuer à exercer le droit en tant qu’avocats, n’était pas «idéal», il était suffisant pour l’application de l’al. 11d). Il a fait remarquer:

J’admets que le système qui permet d’avoir des juges à temps partiel n’est pas le système idéal. Toutefois, la Constitution ne garantit pas toujours la situation «idéale». Le système idéal pourrait peut‑être consister en une formation de trois ou cinq juges qui entendraient chaque affaire; c’est peut‑être là l’idéal, mais on ne peut certainement pas dire que la Constitution le garantit. [Souligné dans l’original.]

Comme le juge en chef Lamer l’a dit dans R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618, à la p. 638, «[l]a Charte vise à assurer aux citoyens un minimum de droits fondamentaux. Si le législateur choisit d’accorder une protection supérieure à celle que prévoit la Charte, libre à lui de le faire.»

331 Je souligne également que l’al. 11d) indique expressément que les inculpés ont le droit d’être entendus par un tribunal qui est à la fois «indépendant» et «impartial». Comme la Cour l’a expliqué dans Valente, précité, l’indépendance et l’impartialité sont des concepts distincts; voir aussi R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, à la p. 283. Dans Valente, à la p. 685, le juge Le Dain a dit, au nom de la Cour, que «[l]’impartialité désigne un état d’esprit ou une attitude du tribunal vis‑à‑vis des points en litige et des parties dans une instance donnée». En d’autres mots, les juges impartiaux basent leurs décisions sur le fond de l’affaire et non sur l’identité des parties. À l’opposé, l’indépendance «connote non seulement un état d’esprit ou une attitude dans l’exercice concret des fonctions judiciaires, mais aussi un statut, une relation avec autrui, particulièrement avec l’organe exécutif du gouvernement, qui repose sur des conditions ou garanties objectives» (p. 685).

332 Cela dit, il importe de ne pas oublier que l’indépendance de la magistrature n’est pas une fin en soi. L’indépendance n’est requise que dans la mesure où elle permet de faire en sorte que les affaires soient décidées d’une manière impartiale. Comme l’a écrit le juge en chef Lamer dans l’arrêt Lippé, précité, à la p. 139:

La garantie d’indépendance judiciaire vise dans l’ensemble à assurer une perception raisonnable d’impartialité; l’indépendance judiciaire n’est qu’un «moyen» pour atteindre cette «fin». Si les juges pouvaient être perçus comme «impartiaux» sans l’«indépendance» judiciaire, l’exigence d’«indépendance» serait inutile. Cependant, l’indépendance judiciaire est essentielle à la perception d’impartialité qu’a le public. L’indépendance est la pierre angulaire, une condition préalable nécessaire, de l’impartialité judiciaire.

333 À la lumière de ce qui précède, il est possible d’affirmer que les «conditions objectives essentielles» de l’indépendance judiciaire pour l’application de l’al. 11d) sont les garanties minimales qui sont nécessaires pour faire en sorte que les tribunaux exerçant une juridiction pénale agissent avec impartialité et soient perçus comme tels. L’alinéa 11d) n’habilite pas notre Cour ou une autre cour à forcer les gouvernements à édicter une loi «type» accordant la protection suprême à l’indépendance judiciaire. C’est aux législatures et non aux tribunaux qu’il appartient de le faire.

334 C’est en gardant ce principe général à l’esprit que j’aborde la première question en litige: L’alinéa 11d) oblige‑t‑il les gouvernements à établir des commissions chargées de la rémunération des juges ainsi qu’à examiner les recommandations faites par celles-ci et à y répondre avant de modifier les traitements des juges des cours provinciales? Comme l’a souligné le Juge en chef dans ses motifs, notre Cour a statué, dans son jugement unanime dans Valente, précité, que l’al. 11d) n’exigeait pas l’établissement de telles commissions. Selon moi, cette décision devrait être suivie, pas simplement parce qu’elle fait autorité, mais parce qu’elle est fondée sur la raison et le bon sens. Comme je l’ai mentionné, le Juge en chef affirme que l’aspect sécurité financière de l’indépendance judiciaire a une dimension individuelle ainsi qu’une dimension institutionnelle ou collective. Dans l’arrêt Valente, la Cour ne s’est attachée qu’à la dimension individuelle et elle a statué, à la p. 706, que «l’essentiel» de la sécurité financière «est que le droit du juge de cour provinciale à un traitement soit prévu par la loi et qu’en aucune manière l’exécutif ne puisse empiéter sur ce droit de façon à affecter l’indépendance du juge pris individuellement».

335 Je conviens que la sécurité financière a une dimension collective. L’indépendance judiciaire doit comprendre la protection contre les atteintes à la sécurité financière de la cour en tant qu’institution. Il ne suffit pas que le droit à un traitement soit prévu par la loi et que les juges pris individuellement soient protégés contre des changements arbitraires de leur rémunération. La possibilité de manipulation économique peut également naître de changements apportés à la rémunération des juges en tant que catégorie.

336 Le fait qu’une telle possibilité de manipulation existe ne justifie toutefois pas d’imposer, en tant qu’impératif constitutionnel, le recours à des commissions chargées d’examiner la rémunération des juges. Comme il a été souligné plus haut, l’al. 11d) n’exige pas une «formule législative ou constitutionnelle particulière»: Valente, précité, à la p. 693; voir aussi Généreux, précité, aux pp. 284 et 285. Notre Cour a maintes fois statué que l’al. 11d) exige simplement que les tribunaux exerçant une juridiction pénale soient raisonnablement perçus comme indépendants. Dans Valente, précité, le juge Le Dain s’est exprimé en ces termes, au nom de la Cour, à la p. 689:

Même si l’indépendance judiciaire est un statut ou une relation reposant sur des conditions ou des garanties objectives, autant qu’un état d’esprit ou une attitude dans l’exercice concret des fonctions judiciaires, il est logique, à mon avis, que le critère de l’indépendance aux fins de l’al. 11d) de la Charte soit, comme dans le cas de l’impartialité, de savoir si le tribunal peut raisonnablement être perçu comme indépendant. Tant l’indépendance que l’impartialité sont fondamentales non seulement pour pouvoir rendre justice dans un cas donné, mais aussi pour assurer la confiance de l’individu comme du public dans l’administration de la justice. Sans cette confiance, le système ne peut commander le respect et l’acceptation qui sont essentiels à son fonctionnement efficace. Il importe donc qu’un tribunal soit perçu comme indépendant autant qu’impartial et que le critère de l’indépendance comporte cette perception qui doit toutefois, comme je l’ai proposé, être celle d’un tribunal jouissant des conditions ou garanties objectives essentielles d’indépendance judiciaire, et non pas une perception de la manière dont il agira en fait, indépendamment de la question de savoir s’il jouit de ces conditions ou garanties.

Voir aussi: Lippé, précité, à la p. 139; Généreux, précité, à la p. 286.

337 À mon avis, il est très clair qu’une personne raisonnable et bien renseignée ne percevrait pas que, en l’absence d’une commission, tous les changements apportés à la rémunération des juges des cours provinciales menacent l’indépendance de ces juges. J’arrive à cette conclusion en tenant compte du type de modification des traitements des juges qui est en litige dans les présents pourvois. Il n’est tout simplement pas raisonnable de penser qu’une diminution de la rémunération des juges, qui s’inscrit dans le cadre d’une mesure économique générale touchant le traitement de presque toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics, met en péril l’indépendance de la magistrature. Statuer autrement revient à présumer que les juges pourraient être influencés ou manipulés par une telle réduction. Je suis d’avis qu’une personne raisonnable serait plutôt portée à croire que les juges sont faits d’une étoffe plus solide que cela.

338 De fait, au soutien de sa conclusion que l’al. 11d) n’interdit pas les réductions non discriminatoires, le Juge en chef cite plusieurs commentateurs qui affirment que de telles réductions sont constitutionnelles; voir Hogg, op. cit., vol. 1, à la p. 7‑6; Lederman, loc. cit., aux pp. 795 et 1164; Wayne Renke, Invoking Independence: Judicial Independence as a No‑cut Wage Guarantee (1994), à la p. 30. Comme l’a dit le professeur Renke, [traduction] «[c]omment les juges pourraient-ils être manipulés si les mesures économiques en cause s’appliquent également aux employés du secteur public des différents ministères et de tous niveaux, qu’ils soient commis, secrétaires ou gestionnaires?» Si tel est le cas, pourquoi est‑il nécessaire d’exiger l’intervention d’une commission indépendante avant que le gouvernement n’impose de telles réductions?

339 Le Juge en chef répond à cette question en se montrant favorable à l’opinion que les réductions de rémunération qui traitent les juges de la même manière que les fonctionnaires sapent l’indépendance judiciaire «précisément parce qu’elles créent l’impression que les juges sont simplement des employés de l’État et qu’ils ne sont pas indépendants du gouvernement» (par. 157 (souligné dans l’original)). Il conclut que l’indépendance de la magistrature «peut être menacée par des mesures qui soit traitent les juges différemment des autres personnes rémunérées sur les fonds publics, soit les traitent de façon identique» (par. 158). Suivant cet argument, les gouvernements doivent, pour parer à cette menace, recourir à une commission avant d’apporter des changements à la rémunération des juges.

340 En toute déférence, je ne saisis pas la logique de ce point de vue. Dans Valente, précité, notre Cour a rejeté l’argument selon lequel l’indépendance institutionnelle des juges de cours provinciales était compromise par le fait que les juges étaient considérés comme des fonctionnaires aux fins des pensions et d’autres avantages financiers, et que l’exécutif avait le pouvoir d’attribuer des bénéfices discrétionnaires comme les nouvelles nominations après l’âge de la retraite, les congés et le droit de s’adonner à des activités extra‑judiciaires. On a soutenu que le pouvoir du gouvernement sur ces questions était conçu de manière à faire percevoir la cour comme un organe de l’exécutif et les juges comme des fonctionnaires. Cette impression, a‑t‑on dit, était renforcée par la manière dont la cour et ses juges étaient associés au ministère du Procureur général dans les brochures destinées à informer le public.

341 Dans Valente, la Cour a statué qu’aucun de ces facteurs ne pouvait raisonnablement être perçu comme ayant pour effet de porter atteinte à l’indépendance institutionnelle de la magistrature. Tout ce qui est requis, a déclaré le juge Le Dain, au nom de la Cour à la p. 712, c’est que les juges conservent le pouvoir de prendre «[l]es décisions administratives qui portent directement et immédiatement sur l’exercice des fonctions judiciaires». De même, le fait que les changements apportés aux traitements des juges et à ceux d’autres personnes rémunérées sur les fonds publics soient liés aux changements apportés à la rémunération des fonctionnaires ne crée pas l’impression que les juges sont des employés de l’État et qu’ils ne sont pas indépendants du gouvernement. Il ne faut pas oublier que le critère applicable à l’indépendance judiciaire comprend la perception de la personne raisonnable et bien renseignée. Comme l’a fait remarquer le Juge en chef dans ses motifs, la question est de savoir «si une personne raisonnable, informée des dispositions législatives pertinentes, de leur historique et des traditions les entourant, après avoir envisagé la question de façon réaliste et pratique, conclurait (que le tribunal ou la cour est indépendant)» (par. 113). Selon moi, une telle personne ne considérerait pas que l’établissement d’un lien entre la rémunération des juges et celle des fonctionnaires compromet l’indépendance de la magistrature.

342 La menace pour l’indépendance judiciaire que constitue le pouvoir du gouvernement de fixer les traitements réside dans le fait que les juges seront peut‑être influencés par la possibilité que le gouvernement les punisse ou les récompense financièrement pour les décisions qu’ils rendent. La protection contre cette possibilité est la raison d’être de l’aspect sécurité financière de l’indépendance judiciaire. Il est pratiquement impossible qu’une telle manipulation financière se produise lorsque le gouvernement apporte des changements équivalents à la rémunération de toutes les personnes payées sur les fonds publics. Le fait qu’une telle mesure puisse donner à certains membres du public l’impression que les juges des cours provinciales sont des fonctionnaires est donc dénué de pertinence. Une personne raisonnable et bien renseignée n’y verrait aucune atteinte à la sécurité financière des juges.

343 Dans ses motifs, le Juge en chef affirme que, si le gouvernement décide d’écarter les recommandations de la commission de rémunération des juges, il doit justifier sa décision suivant une norme de rationalité. Il ajoute toutefois que des mesures générales touchant la quasi‑totalité des personnes rémunérées sur les fonds publics sont à première vue rationnelles parce qu’elles visent ordinairement la réalisation d’un objectif d’intérêt public plus vaste. Si c’est vrai, ce dont je ne doute pas, le recours à une commission n’apporte pas grand‑chose dans de telles circonstances. Selon l’approche du Juge en chef, les gouvernements sont libres de réduire les traitements des juges, de même que ceux de toutes les autres personnes rémunérées sur les fonds publics, pourvu qu’ils établissent une commission dont ils peuvent, en pratique, écarter les recommandations. À mon avis, ce résultat constitue une victoire de la forme sur le fond.

344 Même si j’ai formulé mon argument dans le contexte d’une réduction des traitements des juges qui s’inscrit dans le cadre de mesures générales touchant l’ensemble du secteur public, la même logique s’applique à plus forte raison aux blocages et aux hausses des traitements. Je suis en outre d’avis que les gouvernements peuvent apporter des changements aux traitements des juges sans apporter des changements équivalents aux traitements d’autres personnes rémunérées sur les fonds publics. Comme je vais l’expliquer plus loin, les changements apportés à la rémunération des juges -- en particulier les baisses de traitement -- qui ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une mesure publique générale devraient faire l’objet d’un examen plus approfondi que ceux qui s’inscrivent dans le cadre d’une telle mesure. Suivant le critère de la perception raisonnable, toutefois, l’établissement de commissions n’est pas une condition nécessaire à l’indépendance judiciaire. Évidemment, l’existence d’un tel mécanisme peut, dans une large mesure, contribuer à démontrer qu’un changement donné à la rémunération des juges ne menace pas l’indépendance de ces derniers. Toutefois, le fait d’exiger a priori l’établissement de commissions équivaut à édicter une nouvelle disposition constitutionnelle pour étendre la protection accordée par l’al. 11d). Or cet alinéa exige uniquement que les tribunaux exerçant une juridiction pénale soient indépendants et impartiaux. À cette fin, il interdit aux gouvernements d’agir de façons qui menacent cette indépendance et cette impartialité. Il n’oblige toutefois pas les législatures à établir ce qui, à certains égards, équivaut pratiquement à un quatrième organe du gouvernement pour surveiller l’interaction entre les organes politiques et le pouvoir judiciaire. Selon moi, les juges sont en mesure de garantir leur propre indépendance par l’application appropriée de la Constitution. En recourant au critère de la perception raisonnable, les juges sont capables d’établir une distinction entre les changements apportés à leur rémunération pour réaliser un objectif d’intérêt général valable et les changements visant à influencer leurs décisions.

345 Comme je l’ai mentionné, bien que le critère de la perception raisonnable s’applique à tous les types de changements apportés à la rémunération des juges, certains changements réclament des degrés d’examen différents. Même si chaque cas doit être jugé en fonction des faits qui lui sont propres, il est possible de formuler certains principes directeurs généraux. Ainsi, les changements apportés aux traitements des juges et qui s’appliquent de la même manière à la quasi‑totalité des personnes rémunérées sur les fonds publics seraient presque immanquablement jugés constitutionnels. Le fait que les traitements des juges fassent l’objet de hausses différentes commande un examen plus approfondi, mais il serait assez facile, dans la plupart des cas, de rattacher de telles hausses à un objectif gouvernemental légitime tel le désir de recruter ou de continuer à recruter des avocats hautement qualifiés à la magistrature. Des baisses différentes imposées à la rémunération des juges appelleraient l’examen le plus approfondi. Cette position est renforcée par le fait que la constitution de nombreux pays ainsi qu’un certain nombre d’instruments internationaux contiennent des dispositions qui interdisent la réduction des traitements des juges.

346 Déterminer si une modification différente fait naître une impression d’ingérence revient, selon moi, à déterminer, en vertu de l’art. 15 de la Charte, si une mesure gouvernementale est discriminatoire. Dans sa jurisprudence en matière d’égalité, notre Cour a souligné que la discrimination signifie bien plus qu’un traitement différent: voir Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143. Pour être discriminatoire, la différence de traitement contestée doit faire entrer en jeu l’objet de la protection constitutionnelle en question. En d’autres termes, il ne suffit pas de dire que les juges et les personnes qui ne sont pas des juges sont traités différemment. Ce qui est important, c’est la possibilité que cette différence de traitement influe sur le processus décisionnel.

347 Pour statuer sur cette question, il faut tenir compte à la fois de l’objet du changement de rémunération contesté et de son effet. Le critère de la perception raisonnable prévoit la possibilité qu’il soit jugé qu’un tribunal manque d’indépendance, en dépit du fait que le gouvernement n’a pas agi dans un but malhonnête; voir Généreux, précité, à la p. 307. L’objet est malgré tout pertinent. Comme le juge en chef Dickson l’a fait remarquer dans Beauregard, précité, à la p. 77, une loi traitant de la rémunération des juges sera suspecte s’il y a «un indice qu’[elle a] été adoptée dans un but malhonnête ou spécieux». Inversement, a‑t‑il dit, une loi sera constitutionnelle si elle constitue une tentative «d’essayer de traiter d’une manière équitable les juges ainsi que leurs traitements et pensions» (p. 78).

348 Pour examiner l’effet qu’ont des changements différents sur l’indépendance de la magistrature, la question qu’il faut poser est de savoir si la distinction faite entre les juges et d’autres personnes rémunérées sur les fonds publics se traduit par une différence «substantielle» dans la façon dont ils sont traités. Il est peu probable que des différences minimes ou négligeables menacent l’indépendance judiciaire. Si l’effet du changement sur la situation financière des juges et d’autres personnes est essentiellement le même, une personne raisonnable n’aurait pas l’impression que ce changement pourrait amener les juges à statuer d’une manière favorable ou défavorable aux intérêts du gouvernement dans un litige.

349 J’en viens maintenant à la question des discussions salariales entre les juges et le gouvernement. En l’absence d’une commission, la seule façon dont les juges peuvent avoir leur mot à dire dans la fixation de leurs traitements est par l’ouverture d’un dialogue direct avec l’exécutif. Le Juge en chef appelle ces discussions des «négociations» et les interdirait, en toutes circonstances, parce qu’elles violent l’aspect sécurité financière de l’indépendance de la magistrature. Selon lui, les négociations menacent l’indépendance parce que «la personne raisonnable pourrait conclure que les juges modifieront la façon dont ils tranchent les litiges afin de chercher à gagner la faveur de l’exécutif» (par. 187).

350 À mon avis, cette position déforme sérieusement la façon dont les traitements des juges sont fixés. L’arrêt Valente établit que la fixation de la rémunération des juges des cours provinciales relève entièrement du pouvoir discrétionnaire du gouvernement, à la condition, évidemment, que le droit à un traitement soit prévu par la loi et que le gouvernement ne modifie pas les traitements d’une manière qui soulève une crainte raisonnable d’ingérence. Il n’existe aucune exigence constitutionnelle voulant que l’exécutif discute avec les juges des cours provinciales, consulte ceux-ci ou «négocie» avec eux. Comme l’a dit le juge McDonald dans les affaires émanant de l’Alberta, le gouvernement [traduction] «pourrait exercer [ce] pouvoir discrétionnaire de façon parfaitement régulière (c’est‑à‑dire sans se fonder sur des considérations dénuées de pertinence sur le plan constitutionnel comme le rendement des juges), sans pour autant jamais requérir ni recevoir le point de vue des juges de la Cour provinciale» ((1994), 160 A.R. 81, à la p. 144). Les associations de juges de cours provinciales ne sont pas des syndicats, et le gouvernement et les juges ne sont pas astreints par la loi à la procédure de négociation collective. Même si les juges sont libres de faire, à l’égard de leurs traitements, des recommandations que les gouvernements seraient bien avisés d’examiner sérieusement, ils n’ont, en tant que groupe, aucun «pouvoir de négociation» économique vis-à-vis du gouvernement. L’atmosphère de négociation décrite par le Juge en chef, qui fait naître des attentes quant à des «concessions mutuelles» et encourage les «compromissions subtiles», ne s’applique donc pas aux discussions salariales entre le gouvernement et les juges. Le danger qui, affirme-t-on, découlerait de ces discussions -- savoir que les juges troqueront leur indépendance contre des gains financiers -- est donc illusoire.

351 Évidemment, il est possible que certaines personnes trouvent inconvenantes ou inappropriées les consultations directes sur les traitements entre le gouvernement et les juges. Peut‑être que le mécanisme de présentation d’observations à une commission indépendante tient mieux compte de la position d’indépendance des juges par rapport aux organes politiques du gouvernement. L’alinéa 11d) de la Charte n’exige toutefois pas que ces consultations fassent l’objet d’une interdiction générale. Dans la plupart des cas, une personne raisonnable et bien renseignée ne considérerait pas que ces consultations mettent en péril l’indépendance judiciaire. Comme l’a dit le juge McDonald (à la p. 145):

[traduction] . . . une personne raisonnable, bien renseignée et sensée ne considérerait pas qu’un tel mécanisme porte atteinte à l’indépendance de la cour. En l’absence de preuves indiquant que les juges ont appliqué la loi de façon irrégulière, aucune personne raisonnable et sensée ne soupçonnerait même que les juges ont troqué leur indépendance. Il ne faut pas oublier qu’il existe un mécanisme d’appel par lequel des juges de la Cour du Banc de la Reine ou de la Cour d’appel seraient bientôt mis au courant de toute utilisation spécieuse du pouvoir judiciaire, et corrigeraient la situation. Toute personne raisonnable et sensée ajouterait cette protection à sa présomption que l’intégrité des juges de la Cour provinciale triompherait.

352 Comme il n’existe aucune interdiction constitutionnelle générale visant les discussions salariales entre les juges et le gouvernement, il demeure possible qu’un gouvernement utilise de telles discussions pour tenter d’influencer ou de manipuler les juges. En pareils cas, les actes de ce gouvernement seront examinés en fonction du critère de la perception raisonnable qui s’applique aux changements apportés à la rémunération.

IV. Application aux présents pourvois

1. Île‑du‑Prince‑Édouard

353 Le Juge en chef conclut que la réduction des traitements imposée aux juges de l’Île‑du‑Prince‑Édouard est inconstitutionnelle parce qu’elle a été faite sans qu’on ait d’abord eu recours à une commission indépendante de rémunération des juges. Toutefois, il affirme que, si une telle commission avait été établie et que la législature avait décidé de ne pas suivre ses recommandations et d’imposer la réduction en question, cette réduction serait probablement rationnelle à première vue, et donc justifiée, parce qu’elle s’inscrirait dans le cadre d’une mesure générale de lutte contre le déficit ayant pour effet de réduire les traitements de toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics.

354 Je souscris à la conclusion du Juge en chef que la réduction des traitements des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard s’inscrit dans le cadre d’une mesure globale d’économie des deniers publics. Comme je n’obligerais pas les gouvernements à recourir à des commissions de rémunération, je conclus que la réduction ne porte pas atteinte à l’al. 11d) de la Charte. À la lumière de l’exposé des faits annexé au Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, rien ne permet de conclure que la réduction des traitements a été imposée afin d’influencer ou de manipuler les juges. Une personne raisonnable ne percevrait donc pas cette réduction comme une menace à l’indépendance judiciaire.

2. Alberta

355 Le Juge en chef conclut que la réduction des traitements imposée aux juges de la Cour provinciale de l’Alberta a porté atteinte à l’al. 11d) pour le même motif que celui qu’il invoque pour conclure à l’inconstitutionnalité de la réduction imposée aux juges de l’Île‑du‑Prince‑Édouard: la réduction a été effectuée sans recourir à une commission de rémunération. Encore une fois, cependant, il dit être d’avis que si un tel mécanisme avait été suivi la réduction aurait probablement été rationnelle à première vue, parce qu’elle s’inscrirait dans le cadre d’une mesure économique générale ayant pour effet de réduire les traitements de toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics. Pour les motifs que j’ai déjà exposés, je ne pense pas qu’une personne raisonnable considérerait que cette réduction compromet l’indépendance de la magistrature. En conséquence, je conclus que la réduction des traitements n’a pas porté atteinte à l’al. 11d).

356 L’un des intervenants dans les présents pourvois, l’Alberta Provincial Court Judges’ Association, soutient que les réductions des traitements imposées en Alberta n’étaient pas aussi généralisées et uniformes qu’on le suppose dans l’exposé conjoint des faits qui constitue le fondement factuel de l’instance. Devant notre Cour, cet intervenant a voulu introduire des éléments de preuve extrinsèques au soutien de cette prétention. En réponse, le procureur général de l’Alberta a tenté de produire une contre‑preuve sur ce point. Comme l’a signalé le Juge en chef, la Cour a rejeté ces deux requêtes.

357 À mon avis, il est inutile d’examiner ce différend d’ordre factuel. La conclusion à laquelle je suis parvenu repose entièrement sur l’exposé conjoint des faits reproduit dans les motifs du juge McDonald. Dans tout litige ultérieur mettant en jeu cette question, les parties seront libres de produire tous les éléments de preuve qu’elles jugeront appropriés, et un dossier factuel sera monté en conséquence.

3. Manitoba

358 La situation au Manitoba est plus compliquée. Comme le Juge en chef l’a mentionné, la législature manitobaine avait constitué une commission chargée d’examiner la rémunération des juges, qui exerçait ses activités depuis 1990. En 1993, le gouvernement a adopté une loi qui réduisait les traitements des juges de la Cour provinciale de la manière que je vais expliquer plus loin. Le gouvernement a imposé cette réduction avant que la commission se soit réunie ou ait produit son rapport. Pour cette raison, le Juge en chef conclut que la réduction a porté atteinte à l’al. 11d) de la Charte.

359 Comme je ne pense pas que la Constitution exige la mise sur pied de commissions, je conclus que la décision du gouvernement manitobain d’éviter le recours à la commission n’a pas violé l’al. 11d). Contrairement à ce qui s’est passé à l’Île‑du‑Prince‑Édouard et en Alberta, toutefois, la loi manitobaine traitait les juges différemment de la plupart des autres personnes rémunérées sur les fonds publics. La Loi sur la réduction de la semaine de travail et la gestion des salaires dans le secteur public, L.M. 1993, ch. 21 (la «loi 22»), autorisait, mais n’obligeait pas, les employeurs du secteur public à imposer jusqu’à quinze jours de congé sans solde à leurs employés au cours des exercices 1993‑1994 et 1994‑1995. La définition d’«employeur» du secteur public était très large et visait le gouvernement lui‑même ainsi que les sociétés d’État, les hôpitaux, les foyers de soins personnels, les organismes de services à l’enfance et à la famille, les municipalités, les commissions scolaires, les universités et les collèges. Par contre, la rémunération des juges de la Cour provinciale, ainsi que celle des membres de sociétés d’État, de conseils, de commissions et de comités nommés par le lieutenant‑gouverneur en conseil, ont été réduites de 3,8 pour 100 au cours de l’exercice 1993‑1994, et, au cours de l’exercice suivant, d’un montant correspondant au nombre de jours de congé imposés aux fonctionnaires syndiqués. Une disposition de la loi 22 permettait d’effectuer cette réduction en prenant des jours précis approuvés à titre de jours de congé sans solde. Les membres de l’assemblée législative ont été traités essentiellement de la même façon que les juges et d’autres personnes titulaires d’une nomination.

360 Deux aspects de cette loi sont susceptibles de poser problème. Premièrement, le texte de loi autorisait, mais n’obligeait pas, les employeurs du secteur public à imposer des jours de congé sans solde à leurs employés. En revanche, la réduction des traitements imposée aux juges et à d’autres personnes nommées était obligatoire. En pratique, la semaine de travail réduite a été imposée à tous les fonctionnaires et à la plupart des autres employés du secteur public. Quelques employeurs, notamment des divisions scolaires et des établissements de soins de santé, s’y sont pris autrement pour faire face aux réductions de leur financement. Deuxièmement, la loi 22 précisait que les réductions imposées par les employeurs du secteur public devaient être effectuées sous forme de jours de congé sans solde. Dans le cas des juges et d’autres personnes titulaires d’une nomination, leurs traitements ont été réduits directement.

361 Cependant, il n’y a aucune preuve que ces différences témoignent d’une intention de porter atteinte à l’indépendance des juges. Comme a dit le juge Philp, au nom de la Cour d’appel du Manitoba, [traduction] «les différences qui existent quant aux catégories de personnes qui étaient visées par la loi 22 ont nécessité des différences de traitement» ((1995), 102 Man. R. (2d) 51, à la p. 66). Pour ce qui est de la distinction fondée sur les mesures facultatives et les mesures obligatoires, la preuve établit qu’elle visait un objectif rationnel et légitime. Même si toutes les personnes visées par la loi 22 étaient, sous une forme ou une autre, «rémunérées» sur les fonds publics, leurs rapports avec le gouvernement différaient de façon marquée. Un certain nombre d’«employeurs» visés par la loi 22, comme les commissions scolaires, les sociétés d’État, les municipalités, les universités et les établissements de soins de santé, quoique tributaires en bout de ligne des fonds publics, ont toujours joui d’un degré important d’autonomie financière. D’une manière générale le gouvernement provincial ne fixe pas les traitements des employés de ces institutions. Le texte de loi respecte l’autonomie de ces organismes en leur permettant de prendre d’autres mesures pour faire face à la réduction de leur financement. Même s’ils doivent clairement être indépendants du gouvernement de certaines façons précises garanties par la Constitution, les juges sont rémunérés directement par le gouvernement. Dans ce sens limité, ils sont assimilables à des fonctionnaires et non aux employés d’autres établissements publics comme les commissions scolaires, les universités et les hôpitaux. Fait important, le gouvernement provincial, en tant qu’«employeur» au sens de la loi 22, a obligé ses fonctionnaires à prendre des jours de congé sans solde. De plus, à la différence de nombreux autres employés du secteur public, les juges ne sont pas assujettis à un régime de négociation collective avec le gouvernement. Ce dernier a peut‑être eu le sentiment qu’il aurait été inapproprié de permettre aux juges de «négocier» la façon dont ils absorberaient les réductions de leurs traitements.

362 Le but de la distinction entre la réduction des traitements et les jours de congé sans solde est également bénin. Il est possible que le gouvernement ait considéré que le fait d’obliger les juges à prendre des jours de congé sans solde porterait atteinte à leur indépendance. Il existe certainement de solides raisons de penser ainsi. Quoi qu’il en soit, le fait de simplement réduire les traitements des juges constitue certainement une mesure moins envahissante que le fait de les obliger à prendre des jours précis de congé sans solde. Le paragraphe 9(2) de la loi 22 permet aux juges de remplacer la réduction de traitement par des «jours précis approuvés» de congé sans solde, mais n’exige pas qu’ils le fassent. Il est permis de penser que ces «jours précis approuvés» correspondent aux jours désignés par le gouvernement comme jours de congé sans solde pour les fonctionnaires (y compris les employés des tribunaux et des bureaux des substituts du Procureur général). À mon avis, s’il ressort une intention de cette disposition, c’est celle de s’en remettre aux préférences des juges à cet égard et non, comme le prétendent les appelants, d’assujettir les juges au pouvoir discrétionnaire de l’exécutif.

363 Qui plus est, l’effet de ces distinctions sur la situation financière des juges par rapport à celles d’autres personnes rémunérées sur les fonds publics est, au fond, négligeable. Il est vrai que les traitements de certaines catégories d’employés du secteur public n’ont pas été réduits ou l’ont été dans une mesure moins grande que ceux des juges. Toutefois, comme je l’ai mentionné plus tôt, il existe des raisons suffisantes pour justifier cette distinction. Ce qui est important, c’est que les juges aient subi la même réduction que les fonctionnaires. Comme l’ont concédé les appelants, la réduction de 3,8 pour 100 imposée la première année équivalait sensiblement au nombre de jours de congé que le gouvernement avait décidé d’imposer aux fonctionnaires en prévision de l’adoption du projet de loi. Pendant la deuxième année, la rémunération des juges devait être réduite d’un montant équivalent à la réduction imposée aux employés régis par une convention collective. Selon moi, cette solution était un moyen raisonnable et pratique de faire en sorte que les juges et d’autres personnes titulaires d’une nomination soient traités de façon comparable aux fonctionnaires. Comme a conclu la Cour d’appel du Manitoba à l’unanimité, une personne raisonnable ne percevrait pas cette solution comme constituant, de quelque façon que ce soit, une menace pour la sécurité financière des juges.

364 En plus d’invoquer le moyen fondé sur la réduction de leurs traitements, les juges de la Cour provinciale du Manitoba ont soutenu que leur indépendance avait été compromise par la conduite du pouvoir exécutif, qui a refusé de soumettre une recommandation conjointe au Comité chargé de la rémunération des juges à moins que les juges ne conviennent d’abandonner leur contestation judiciaire de la loi 22. Comme il a déjà été indiqué, le fait que le gouvernement et les juges discutent de questions de rémunération n’est pas nécessairement inconstitutionnel. Néanmoins, je suis d’avis que les mesures prises par le gouvernement en l’espèce ont constitué une atteinte à l’indépendance de la magistrature.

365 La pression financière exercée sur les juges n’avait pas pour objet de les amener à favoriser les intérêts du gouvernement dans des litiges. Elle visait plutôt à les inciter à concéder la constitutionnalité de la réduction des traitements envisagée. Toutefois, les juges avaient des doutes légitimes au sujet de la constitutionnalité de la loi 22. Ils avaient le droit, sinon le devoir, de défendre le principe de l’indépendance devant les tribunaux supérieurs. L’aspect sécurité financière de l’indépendance judiciaire doit comprendre la protection de la capacité des juges de contester des dispositions qui mettent en jeu leur propre indépendance, sans entretenir la perception raisonnable que le gouvernement pourrait les pénaliser financièrement parce qu’ils le font. Selon moi, la décision de l’exécutif de ne pas signer la recommandation conjointe a été prise dans un but malhonnête et constituait une ingérence arbitraire dans le mécanisme de fixation de la rémunération des juges: Valente, précité, à la p. 704.

V. Conclusion et dispositif

1. Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard et Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard

a) Réponses aux questions posées dans les renvois

366 Les réponses aux questions pertinentes posées dans les renvois, qui constituent respectivement les annexes A et B des motifs du Juge en chef, sont les suivantes:

(i) Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard

Question 1

a) et b): Oui. Sous réserve des principes exposés dans mes motifs, l’assemblée législative de l’Île‑du‑Prince‑Édouard peut hausser, réduire ou modifier autrement la rémunération des juges de la Cour provinciale, que cette modification s’inscrive ou non dans le cadre d’une mesure globale d’économie des deniers publics.

Question 2: Oui.

(ii) Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard

Question 1c): Oui.

. . .

Question 4:

a) et b): Non. L’explication de ces réponses est la même que celle donnée pour la réponse à la question 1 du Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard.

. . .

d): Non.

e): Non. L’explication de cette réponse est la même que celle donnée pour la réponse à la question 1 du Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard.

. . .

i): Non.

. . .

Question 8: Vu les réponses que j’ai données aux questions qui précèdent, il n’est pas nécessaire que je réponde à la présente question.

367 Pour ce qui concerne toutes les autres questions, mes réponses sont les mêmes que celles du Juge en chef.

b) Dispositif

368 Je rejetterais les pourvois dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard et le Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard. J’accueillerais le pourvoi incident formé à l’égard de la question 1a) du Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard.

2. R. c. Campbell, R. c. Ekmecic et R. c. Wickman

a) Réponses aux questions constitutionnelles

369 Les réponses aux questions pertinentes, qui constituent l’annexe C des motifs du Juge en chef, sont les suivantes:

Question 1: Non.

Question 2: Non.

370 Pour ce qui concerne toutes les autres questions, mes réponses sont les mêmes que celles du Juge en chef.

b) Dispositif

371 Pour les motifs exposés par le Juge en chef, j’accueillerais le pourvoi formé par le ministère public contre la décision de la Cour d’appel de l’Alberta suivant laquelle elle n’avait pas compétence pour entendre les présents pourvois en vertu du par. 784(1) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. J’accueillerais également le pourvoi formé par le ministère public contre la décision du juge McDonald concluant à l’inconstitutionnalité de l’al. 11(1)c), du par. 11(2) et de l’al. 11(1)b) de la Provincial Court Judges Act. Par ailleurs, je rejetterais le pourvoi formé contre la conclusion du juge McDonald selon laquelle les al. 13(1)a) et b) de la Provincial Court Judges Act étaient inconstitutionnels et je déclarerais ces dispositions inopérantes. À la différence du Juge en chef, toutefois, j’accueillerais le pourvoi interjeté par le ministère public contre la décision du juge McDonald que la réduction de 5 pour 100 imposée aux juges de la Cour provinciale de l’Alberta par le Payment to Provincial Judges Amendment Regulation, Alta. Reg. 116/94, était inconstitutionnelle, et je déclarerais le par. 17(1) de la Provincial Court Judges Act constitutionnel.

3. Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice)

a) Réponses aux questions constitutionnelles

372 Les réponses aux questions pertinentes, qui constituent l’annexe D des motifs du Juge en chef, sont les suivantes:

Question 1:

a): Non.

b): Vu la réponse que j’ai donnée à la question 1a), il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

Question 2:

a): Non.

b): Vu la réponse que j’ai donnée à la question 2a), il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

373 Pour ce qui concerne toutes les autres questions, mes réponses sont les mêmes que celles du Juge en chef.

b) Dispositif

374 Pour les motifs exposés par le Juge en chef, je suis d’avis de rendre un jugement déclaratoire portant que la fermeture de la Cour provinciale à l’été 1994 pendant les «vendredis de Filmon» a porté atteinte à l’indépendance de la cour. Je rendrais également un jugement déclaratoire portant que le gouvernement du Manitoba a porté atteinte à l’indépendance de la Cour provinciale en refusant de soumettre une recommandation conjointe au Comité chargé de la rémunération des juges à moins que les juges ne conviennent d’abandonner leur contestation judiciaire de la constitutionnalité de la loi 22.

375 J’accueillerais donc le pourvoi à l’égard de la fermeture de la Cour provinciale du Manitoba et de la tentative du gouvernement d’inciter les juges à ne pas intenter d’action en justice. Je rejetterais le pourvoi à l’égard de la réduction des traitements.

Jugement en conséquence.

Procureur des appelants dans les renvois de l’Île-du-Prince-Édouard: Peter C. Ghiz, Charlottetown.

Procureurs de l’intimé dans les renvois de l’Île-du-Prince-Édouard: Stewart McKelvey Stirling Scales, Charlottetown.

Procureur de l’appelante Sa Majesté la Reine: Le ministère de la Justice, Edmonton.

Procureurs des intimés Campbell et Ekmecic: Legge & Muszynski, Calgary.

Procureurs de l’intimé Wickman: Gunn & Prithipaul, Edmonton.

Procureurs des appelants les juges de la Cour provinciale du Manitoba: Myers Weinberg Kussin Weinstein Bryk, Winnipeg.

Procureurs de l’intimée Sa Majesté la Reine du chef du Manitoba: Thompson Dorfman Sweatman, Winnipeg.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada: George Thomson, Ottawa.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec: Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba: Le ministère de la Justice, Winnipeg.

Procureurs de l’intervenant le procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard: Stewart McKelvey Stirling Scales, Charlottetown.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan: Le ministère de la Justice, Regina.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta: Le ministère de la Justice, Edmonton.

Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des juges de cours provinciales: Nelligan Power, Ottawa.

Procureurs de l’intervenante la Conférence canadienne des juges: Ogilvy Renault, Montréal.

Procureurs de l’intervenante la Conférence des juges du Québec: Langlois Robert, Québec.

Procureurs de l’intervenante la Saskatchewan Provincial Court Judges Association: McKercher McKercher & Whitmore, Saskatoon.

Procureurs de l’intervenante l’Alberta Provincial Judges’ Association: Bennett Jones Verchere, Calgary.

Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien: McCarthy Tétrault, Toronto.

Procureurs de l’intervenante la Fédération des professions juridiques du Canada: Torkin, Manes, Cohen & Arbus, Toronto.

* Motifs de jugement relatifs à la nouvelle audition publiés à [1998] 1 R.C.S. 3.

** Voir [1998] 1 R.C.S. 3, au par. 15.

* Voir [1998] 1 R.C.S. 3, au par. 15.


Sens de l'arrêt : Dans l’affaire émanant du manitoba, le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit constitutionnel - Indépendance de la magistrature - Les dispositions expresses de la Constitution codifient‑elles de façon exhaustive la protection de l’indépendance de la magistrature? - Source véritable de l’indépendance de la magistrature - Les juges de cour provinciale jouissent‑ils de l’indépendance judiciaire? - Loi constitutionnelle de 1867, préambule, art. 96 à 100 - Charte canadienne des droits et libertés, art. 11d).

Droit constitutionnel - Indépendance de la magistrature - Éléments de la sécurité financière institutionnelle - Loi constitutionnelle de 1867, art. 100 - Charte canadienne des droits et libertés, art. 11d).

Tribunaux - Indépendance de la magistrature - Cours provinciales - Modification ou blocage des traitements des juges - Législatures et gouvernements provinciaux décrétant la réduction des traitements des juges des cours provinciales dans le cadre de mesures économiques générales - La réduction est‑elle constitutionnelle? - Procédure à suivre pour modifier ou bloquer les traitements des juges - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 11d) - Provincial Court Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. P‑25, art. 3(3) - Provincial Court Judges Act, S.A. 1981, ch. P‑20.1, art. 17(1) - Payment to Provincial Judges Amendment Regulation, Alta. Reg. 116/94 - Loi sur la réduction de la semaine de travail et la gestion des salaires dans le secteur public, L.M. 1993, ch. 21, art. 9(1).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Tribunal indépendant et impartial - Cours provinciales - Sécurité financière institutionnelle - Modification ou blocage des traitements des juges - Législatures et gouvernements provinciaux décrétant la réduction des traitements des juges des cours provinciales dans le cadre de mesures économiques générales - La réduction porte‑t‑elle atteinte à l’indépendance de la magistrature? -- Si oui, l’atteinte est‑elle justifiable? - Procédure à suivre pour modifier ou bloquer les traitements des juges - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 11d) - Provincial Court Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. P‑25, art. 3(3) - Provincial Court Judges Act, S.A. 1981, ch. P‑20.1, art. 17(1) - Payment to Provincial Judges Amendment Regulation, Alta. Reg. 116/94 - Loi sur la réduction de la semaine de travail et la gestion des salaires dans le secteur public, L.M. 1993, ch. 21, art. 9(1).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Tribunal indépendant et impartial - Cours provinciales - Sécurité financière individuelle - Loi provinciale prévoyant que le lieutenant‑gouverneur en conseil «peut» fixer les salaires des juges - Cette loi porte‑t‑elle atteinte à l’indépendance de la magistrature? - Si oui, l’atteinte est‑elle justifiable? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 11d) - Provincial Court Judges Act, S.A. 1981, ch. P‑20.1, art. 17(1).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Tribunal indépendant et impartial - Cours provinciales - Sécurité financière individuelle - Avantages discrétionnaires - Loi provinciale conférant au lieutenant‑gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire d’accorder des congés de maladie et des congés sabbatiques - La loi porte‑t‑elle atteinte à l’indépendance de la magistrature? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 11d) - Provincial Court Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. P‑25, art. 12(2), 13.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Tribunal indépendant et impartial - Cours provinciales - Négociations salariales - Le gouvernement provincial a‑t‑il violé l’indépendance de la Cour provinciale en tentant d’entamer des négociations salariales avec l’association des juges de cour provinciale? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 11d).

Tribunaux - Indépendance de la magistrature - Cours provinciales - Négociations salariales - Loi provinciale permettant les négociations «entre un employeur du secteur public et ses employés» -- Les dispositions concernant les négociations s’appliquent-elles aux juges de la Cour provinciale? - Public Sector Pay Reduction Act, S.P.E.I. 1994, ch. 51, art. 12(1).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Tribunal indépendant et impartial - Cours provinciales - Indépendance administrative - Fermeture de la Cour provinciale - La fermeture de la Cour provinciale pendant plusieurs jours par le gouvernement provincial a‑t‑elle porté atteinte à l’indépendance de la magistrature? - Si oui, l’atteinte est‑elle justifiable? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 11d) - Loi sur la réduction de la semaine de travail et la gestion des salaires dans le secteur public, L.M. 1993, ch. 21, art. 4.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Tribunal indépendant et impartial - Cours provinciales - Indépendance administrative - Cour provinciale située dans le même édifice que certains services faisant partie du pouvoir exécutif - Juges de la Cour provinciale n’administrant pas leur propre budget - Désignation du lieu de résidence des juges de la Cour provinciale - Refus du procureur général de financer l’intervention des juges à l’instance - Pouvoir du lieutenant‑gouverneur en conseil de prendre des règlements concernant les attributions du juge en chef et les règles de pratique - Ces questions ont‑elles pour effet de diminuer l’indépendance administrative de la Cour provinciale? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 11d) - Provincial Court Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. P‑25, art. 4, 17.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Tribunal indépendant et impartial - Cours provinciales - Indépendance administrative - Lieu de résidence - Séances de la cour - Loi provinciale autorisant le procureur général à désigner le lieu de résidence des juges et à fixer les jours de séance de la cour - Cette loi porte‑t‑elle atteinte à l’indépendance administrative de la Cour provinciale? - Si oui, cette atteinte est‑elle justifiable? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 11d) - Provincial Judges Court Act, S.A. 1981, ch. P‑20.1, art. 13(1)a), b).

Tribunaux - Constitutionnalité des lois - Avis au procureur général -- Constitutionnalité de la loi provinciale non soulevée par les avocats - Juge de la cour supérieure agissant de sa propre initiative sans donner l’avis requis au procureur général - Le juge de la cour supérieure a-t-il commis une erreur en examinant la constitutionnalité de la loi?.

Droit criminel - Appels - Prohibition - Trois accusés contestent la constitutionnalité de leur procès devant la Cour provinciale en faisant valoir que la cour n’est pas un tribunal indépendant et impartial - Diverses réparations, dont une ordonnance de prohibition, sollicitées par les accusés en cour supérieure - Déclarations invalidant plusieurs textes législatifs et réglementaires provinciaux prononcées par le juge de la cour supérieure qui a conclu que les jugements déclaratoires avaient éliminé la source de l’inconstitutionnalité et ordonné l’engagement ou la poursuite des procès des accusés - Rejet par la Cour d’appel des appels du ministère public pour cause d’absence de compétence - L’article 784(1) du Code criminel se limite‑t‑il aux appels formés par les parties ayant perdu? - Les déclarations équivalaient‑elles à des prohibitions et, de ce fait, étaient-elles visées par l’art. 784(1)? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 784(1).

Les quatre pourvois soulèvent un certain nombre de questions touchant l’indépendance des cours provinciales, mais ils ont tous en commun un point particulier: la question de savoir si la garantie d’indépendance de la magistrature prévue à l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés a pour effet de restreindre et les moyens par lesquels les gouvernements et les assemblées législatives des provinces peuvent réduire les traitements des juges des cours provinciales, et l’ampleur de ces réductions, et, si oui, de quelle manière agit cette disposition. Dans ces pourvois, c’est le contenu de la dimension collective ou institutionnelle de la sécurité financière des juges des cours provinciales qui est en cause.

À l’Î.‑P.‑É., dans le cadre de son programme de réduction du déficit budgétaire, la province a édicté la Public Sector Pay Reduction Act et réduit les traitements des juges de la Cour provinciale et d’autres personnes payées sur les fonds publics. À la suite de cette réduction des traitements des juges, de nombreux accusés ont attaqué la constitutionnalité des procédures intentées contre eux en Cour provinciale, affirmant que, en raison de cette réduction, la cour avait perdu sa qualité de tribunal indépendant et impartial au sens de l’al. 11d) de la Charte. Le lieutenant‑gouverneur en conseil a présenté un renvoi à la Section d’appel de la Cour suprême, lui demandant de répondre à deux questions constitutionnelles afin de déterminer si les juges de la Cour provinciale bénéficiaient encore d’un degré suffisant de sécurité financière au regard de l’al. 11d). La Section d’appel a estimé que les juges de la Cour provinciale étaient indépendants, concluant que l’assemblée législative a le pouvoir de réduire leur rémunération dans le cadre d’une «mesure globale d’économie des deniers publics» visant la réalisation d’un objectif légitime du gouvernement. Malgré cette décision, les accusés ont continué d’attaquer la constitutionnalité de la Cour provinciale en s’appuyant sur l’al. 11d). Le lieutenant‑gouverneur en conseil a renvoyé une série de questions à la Section d’appel concernant les trois éléments de l’indépendance des juges de la Cour provinciale: sécurité financière, inamovibilité et indépendance administrative. La Section d’appel a répondu à la plupart des questions en concluant à l’indépendance et à l’impartialité de la Cour provinciale, mais elle a décidé que les juges de la Cour provinciale ne jouissaient pas d’une inamovibilité suffisante pour respecter la norme établie par l’al. 11d) de la Charte parce que l’art. 10 de la Provincial Court Act (dans sa version en vigueur à l’époque du renvoi) permettait à l’exécutif de révoquer un juge sans motif valable et sans enquête préalable.

En Alberta, trois accusés, dans des procès criminels distincts engagés en Cour provinciale, ont contesté la constitutionnalité de leur procès. Chacun d’eux a présenté à la Cour du Banc de la Reine une requête faisant valoir que, en raison de la réduction des traitements des juges de la Cour provinciale découlant du Payment to Provincial Judges Amendment Regulation, et du par. 17(1) de la Provincial Court Judges Act, la Cour provinciale n’était pas un tribunal indépendant et impartial aux sens de l’al. 11d). Les accusés ont également contesté la constitutionnalité du pouvoir du procureur général de fixer les jours de séance de la cour et le lieu de résidence des juges. Les accusés ont demandé diverses réparations, dont une ordonnance de prohibition et des jugements déclaratoires. Le juge de la cour supérieure a conclu que la réduction des traitements des juges de la Cour provinciale était inconstitutionnelle parce qu’elle ne s’inscrivait pas dans le cadre d’une mesure économique générale — exception qu’il a exprimée en termes très restrictifs. Il a toutefois estimé que le par. 17 de la Provincial Court Judges Act n’était pas inconstitutionnel. De son propre chef, le juge de la cour supérieure a examiné la constitutionnalité du mécanisme de discipline applicable aux juges de la Cour provinciale et les motifs pour lesquels ces derniers peuvent être révoqués, et a conclu que les al. 11(1)b) et c) et le par. 11(2) de la Provincial Court Judges Act violaient l’al. 11d), parce que ces dispositions ne protégeaient pas adéquatement l’inamovibilité. Le juge de la cour supérieure a également conclu que les al. 13(1)a) et b) de cette loi, qui permettent au procureur général de désigner le lieu de résidence des juges de la Cour provinciale et de fixer les jours de séance de celle-ci violaient l’al. 11d). En définitive, le juge de la cour supérieure a déclaré que les textes législatifs et réglementaires provinciaux à la source de la violation de l’al. 11d) étaient inopérants, ce qui rendait la Cour provinciale indépendante. En conséquence, même si le ministère public a perdu sur la question constitutionnelle, il a eu gain de cause pour ce qui est d’engager et de poursuivre des procès contre les accusés. La Cour d’appel a rejeté les appels du ministère public, concluant qu’elle n’était pas compétente pour les entendre en vertu du par. 784(1) du Code criminel, étant donné que le ministère public avait «eu gain de cause» au procès et ne pouvait donc pas invoquer le par. 784(1), et qu’un jugement déclaratoire ne participe pas d’une prohibition et n’est donc pas visé par le par. 784(1).

Au Manitoba, l’édiction de la Loi sur la réduction de la semaine de travail et la gestion des salaires dans le secteur public («loi 22»), dans le cadre du programme de réduction du déficit de la province, a entraîné la réduction des traitements des juges de la Cour provinciale et des salaires d’un grand nombre d’employés du secteur public. Par l’entremise de leur association, les juges de la Cour provinciale ont attaqué la constitutionnalité de la réduction des traitements, affirmant qu’elle portait atteinte à l’indépendance de la magistrature garantie par l’al. 11d) de la Charte. Ils ont également plaidé que la réduction était inconstitutionnelle parce qu’elle avait eu pour effet de suspendre les activités du Comité chargé de la rémunération des juges («CRJ») créé par la Loi sur la Cour provinciale, qui a pour tâche de présenter à l’assemblée législative des rapports sur les traitements des juges. De plus, ils ont prétendu que le gouvernement avait porté atteinte à l’indépendance de la magistrature en ordonnant le retrait du personnel du tribunal durant les jours de congés sans solde, ce qui avait concrètement eu pour effet d’entraîner la fermeture de la Cour provinciale ces jours‑là. Finalement, ils ont soutenu que le gouvernement avait exercé des pressions indues sur l’Association au cours des discussions sur les traitements afin qu’elle renonce à lancer sa contestation constitutionnelle, situation qui aurait également porté atteinte à leur indépendance. Le juge de première instance a conclu que la réduction des traitements était inconstitutionnelle parce qu’elle ne s’inscrivait pas dans le cadre d’une mesure économique générale touchant tous les citoyens. La réduction faisait partie d’un programme visant à réduire le déficit provincial seulement par la réduction des dépenses gouvernementales. Il a toutefois estimé qu’une réduction temporaire des traitements des juges était permise au regard de l’al. 11d) en cas de crises financières, et, puisque c’était le cas en l’espèce, il a donné une interprétation atténuée de la loi 22, de manière à permettre uniquement la suspension temporaire de la rémunération, avec paiement rétroactif à l’expiration de la période de validité de la loi. La Cour d’appel a rejeté toutes les contestations constitutionnelles.

Arrêt (le juge La Forest est dissident): Le pourvoi dans l’affaire du Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard est accueilli en partie.

Arrêt (le juge La Forest est dissident quant au pourvoi): Le pourvoi et le pourvoi incident dans l’affaire du Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard sont accueillis en partie.

Arrêt: Dans les affaires émanant de l’Alberta, le pourvoi contre le jugement de la Cour d’appel sur la question de la compétence est accueilli.

Arrêt (le juge La Forest est dissident en partie): Dans les affaires émanant de l’Alberta, le pourvoi relatif aux questions constitutionnelles est accueilli en partie.

Arrêt (le juge La Forest est dissident en partie): Dans l’affaire émanant du Manitoba, le pourvoi est accueilli.

Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et Iacobucci: Les articles 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui ne protègent que l’indépendance des juges des cours supérieures, de district et de comté, et l’al. 11d) de la Charte, qui protège l’indépendance d’un large éventail de tribunaux, dont les cours provinciales, mais seulement lorsqu’ils exercent une juridiction sur les personnes faisant l’objet d’une inculpation, ne codifient pas de façon exhaustive et définitive la protection de l’indépendance de la magistrature au Canada. L’indépendance de la magistrature est une norme non écrite, reconnue et confirmée par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 — en particulier sa référence à «une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni» — qui est la source véritable de notre engagement envers ce principe fondamental. Le préambule énonce les principes structurels de la Loi constitutionnelle de 1867 et invite les tribunaux à transformer ces principes en prémisses d’une thèse constitutionnelle qui amène à combler les vides des dispositions expresses du texte constitutionnel. La même approche s’applique à l’égard de la protection de l’indépendance de la magistrature. L’indépendance de la magistrature est devenue un principe qui vise maintenant tous les tribunaux, et non seulement les cours supérieures du pays.

Comme les présents pourvois ont tous été plaidés sur le fondement de l’al. 11d) de la Charte, il faut les trancher en se référant à cette disposition. L’indépendance protégée par l’al. 11d) est l’indépendance de la magistrature par rapport aux autres pouvoirs de l’État et aux organismes qui peuvent exercer des pressions sur les juges en raison de l’autorité dont ils sont investis par l’État. Les trois caractéristiques essentielles de l’indépendance de la magistrature sont l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative. L’indépendance judiciaire comporte également deux dimensions: l’indépendance individuelle d’un juge et l’indépendance institutionnelle ou collective de la cour à laquelle le juge appartient. Le rôle institutionnel requis des tribunaux par notre Constitution est un rôle que nous nous attendons maintenant à voir jouer par les juges des cours provinciales. Quoique celles‑ci soient établies par voie législative, leur rôle accru dans l’application des dispositions de la Constitution et la protection des valeurs consacrées par celle‑ci fait en sorte qu’elles doivent jouir d’un degré particulier d’indépendance institutionnelle.

Même si, en principe, l’al. 11d) ne garantit pas automatiquement aux cours provinciales le même degré de protection que celui accordé aux juges des cours supérieures par l’art. 100 et les autres dispositions relatives à la magistrature de la Loi constitutionnelle de 1867, les paramètres constitutionnels du pouvoir de modifier ou de bloquer les traitements des juges en vertu de l’art. 100 sont également applicables à la garantie de sécurité financière prévue par l’al. 11d) en faveur des juges des cours provinciales.

La sécurité financière a à la fois une dimension individuelle et une dimension institutionnelle. La dimension institutionnelle de la sécurité financière comprend trois éléments. Premièrement, suivant un principe constitutionnel général, les traitements des juges des cours provinciales peuvent être réduits, haussés ou bloqués, soit dans le cadre d’une mesure économique générale touchant les salaires de toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics ou de certaines d’entre elles, soit dans le cadre d’une mesure visant les juges en tant que catégorie. Cependant, pour éviter la possibilité d’ingérence politique exercée par le biais de la manipulation financière, ou la perception qu’une telle situation existe, un organisme, telle une commission, devrait être interposé entre le pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs de l’État. Cet organisme aurait pour rôle de dépolitiser le processus de détermination des mesures visant à modifier ou à bloquer la rémunération des juges. Cet objectif serait réalisé en confiant à cet organisme la tâche précise de présenter à l’exécutif et à la législature un rapport sur les traitements et autres avantages accordés aux juges. Les provinces ont l’obligation constitutionnelle d’établir des organismes indépendants, efficaces et objectifs. Les modifications ou blocages des traitements des juges décidés sans avoir eu recours au préalable à l’organisme indépendant sont inconstitutionnels. Bien que les recommandations de l’organisme indépendant ne soient pas obligatoires, elles ne doivent pas être écartées à la légère. Si le pouvoir exécutif ou législatif décide de ne pas les suivre, il doit justifier sa décision suivant la norme de la simple rationalité — au besoin devant une cour de justice. Les mesures générales touchant la quasi‑totalité des personnes rémunérées sur les fonds publics sont, à première vue, rationnelles, alors qu’une mesure visant uniquement les juges peut exiger une justification un peu plus détaillée. Deuxièmement, il n’est en aucune circonstance permis à la magistrature — non seulement collectivement par l’entremise d’organisations représentatives, mais également à titre individuel — d’entamer avec l’exécutif ou des représentants de la législature des négociations concernant leur rémunération. De telles négociations seraient fondamentalement incompatibles avec l’indépendance de la magistrature. Cela n’empêche pas les juges, les juges en chef ou les organisations représentant les juges de faire part au gouvernement concerné de leurs préoccupations concernant le caractère adéquat de la rémunération des juges, ni de présenter des observations à cet égard. Troisièmement, les réductions des traitements des juges ne doivent pas avoir pour effet d’abaisser ces traitements sous le minimum requis par la charge de juge. La confiance du public dans l’indépendance de la magistrature serait sapée si les traitements versés aux juges étaient si bas que ces derniers risqueraient d’être perçus comme étant vulnérables aux pressions politiques exercées par le biais de la manipulation financière. Afin de parer à la possibilité que l’inaction du gouvernement puisse servir de moyen de manipulation financière du fait qu’on laisserait les traitements réels des juges reculer à cause de l’inflation, et aussi pour parer à la possibilité que ces traitements tombent sous le minimum requis pour assurer l’indépendance de la magistrature, l’organisme doit se réunir, si une période déterminée s’est écoulée depuis la présentation de son dernier rapport, afin d’étudier le caractère adéquat des traitements des juges à la lumière du coût de la vie et d’autres facteurs pertinents. Les éléments de la dimension collective ou institutionnelle de la sécurité financière n’ont pas à être suivis en cas de crise financière exceptionnellement grave provoquée par des circonstances extraordinaires.

Île-du Prince-Édouard

La réduction des traitements décrétée par le par. 3(3) de la Provincial Court Act, modifié par l’art. 10 de la Public Sector Pay Reduction Act, était inconstitutionnelle, étant donné que l’assemblée législative l’a imposée sans recourir d’abord à un mécanisme indépendant, objectif et efficace de détermination de la rémunération des juges. En fait, il n’existe pas d’organisme de la sorte à l’Î.‑P.‑É. Si, toutefois, dans l’avenir, après que l’Î.‑P.‑É. aura établi une commission de la rémunération, cet organisme présentait un rapport accompagné de recommandations que l’assemblée législative refusait de suivre, une réduction des traitements comme celle attaquée en l’espèce serait probablement rationnelle à première vue, et donc justifiée, parce qu’elle s’inscrirait dans le cadre d’une mesure économique générale réduisant les traitements de toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics. La province n’ayant pas présenté d’arguments concernant l’absence d’un processus indépendant, efficace et objectif de détermination des traitements des juges, la violation de l’al. 11d) n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte.

Le paragraphe 12(1) de la Public Sector Pay Reduction Act, qui permet les négociations «entre un employeur du secteur public et ses employés» en vue de trouver des solutions de rechange à la réduction des salaires et traitements, ne contrevient pas au principe de l’indépendance de la magistrature puisque, suivant son sens ordinaire, l’expression employés du secteur public n’inclut pas les juges.

Le paragraphe 12(2) et l’art. 13 de la Provincial Court Act, qui confèrent au lieutenant‑gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire d’accorder des congés de maladie et des congés sabbatiques n’ont pas d’incidence sur la sécurité financière individuelle d’un juge. Les avantages discrétionnaires ne portent pas atteinte à l’indépendance de la magistrature.

Les questions relatives à l’inamovibilité insuffisante qu’accordait l’art. 10 de la Provincial Court Act sont devenues théoriques par suite de l’adoption, en 1995, d’un nouvel art. 10 conforme aux exigences de l’al. 11d) de la Charte.

Le fait que les locaux de la Cour provinciale se trouvent dans le même immeuble que certains services faisant partie de l’exécutif, notamment le bureau des substituts du procureur général, ne mine pas l’indépendance administrative de la Cour provinciale parce que, malgré cette proximité physique, les bureaux de la cour sont aménagés à l’écart des autres services occupant le même immeuble. De même, le fait que les juges de la Cour provinciale ne gèrent pas leur propre budget ne porte pas atteinte à l’al. 11d). Ces questions ne relèvent pas de l’indépendance administrative, puisqu’elles ne portent pas directement et immédiatement sur l’exercice des fonctions judiciaires. Pour la même raison, la décision du procureur général de refuser de financer les services d’un avocat représentant le juge en chef ou les juges de la Cour provinciale en tant qu’intervenants dans un litige, ainsi que sa décision de s’opposer à la demande présentée à cet effet, ne violent pas l’indépendance administrative de la cour. La désignation d’un lieu de résidence à l’égard de tel ou tel juge de la Cour provinciale, en vertu de l’art. 4 de la Provincial Court Act, ne mine pas l’indépendance administrative de la magistrature. Quand un juge est nommé à la Cour provinciale, il est nécessaire de l’affecter à un ressort donné. De plus, la disposition selon laquelle le lieu de résidence d’un juge ne peut être fixé à un autre endroit qu’avec le consentement de ce dernier est une protection suffisante contre l’ingérence de l’exécutif. Enfin, l’art. 17 de la Provincial Court Act, qui autorise le lieutenant‑gouverneur en conseil à prendre des règlements concernant les attributions du juge en chef (al. 17b)) et les règles de pratique régissant le fonctionnement de la cour (al. 17c)), doit être lu en corrélation avec le par. 4(1) de cette loi, qui accorde de larges pouvoirs administratifs au juge en chef, notamment l’assignation des causes aux juges, la désignation des jours de séance de la cour, l’établissement du rôle, l’attribution des salles d’audience et la direction du personnel administratif affecté à ces tâches. Le paragraphe 4(1) confère donc à la Cour provinciale, dans la personne de son juge en chef, le pouvoir de prendre les décisions concernant son indépendance administrative. Vu les dispositions générales du par. 4(1), l’art. 17 ne mine pas l’indépendance administrative de la cour.

Alberta

La Cour d’appel avait compétence pour entendre les appels du ministère public en vertu du par. 784(1) du Code criminel. Premièrement, il n’est pas évident que seules les parties qui n’ont pas eu gain de cause peuvent se prévaloir du par. 784(1). En tout état de cause, même si cette limitation s’applique, la Cour d’appel avait compétence. Quoique Sa Majesté ait pu avoir gain de cause pour ce qui est d’engager et de poursuivre des procès contre les accusés, elle a perdu sur la question sous‑jacente de l’inconstitutionnalité. Deuxièmement, les jugements déclaratoires prononcés en l’espèce étaient essentiellement de la nature d’une prohibition et étaient donc visés par le par. 784(1), étant donné que le jugement rendu au procès avait accordé la réparation sollicitée dans les procédures sous forme de prohibition. Notre Cour peut donc exercer la compétence dont était investie la Cour d’appel et examiner le présent pourvoi.

La réduction des traitements des juges de la Cour provinciale décrétée par le Payment to Provincial Judges Amendment Regulation est inconstitutionnelle en raison de l’absence, en Alberta, d’une commission indépendante, efficace et objective chargée de recommander des modifications aux traitements des juges. Si, toutefois, dans l’avenir, après que l’Alberta aura établi une commission de la rémunération, cet organisme présentait un rapport accompagné de recommandations que l’assemblée législative refusait de suivre, une réduction des traitements comme celle attaquée en l’espèce serait probablement rationnelle à première vue, et donc justifiée, parce qu’elle s’inscrirait dans le cadre d’une mesure économique générale réduisant les traitements de toutes les personnes rémunérées sur les fonds publics.

Le paragraphe 17(1) de la Provincial Court Judges Act, qui indique que le lieutenant‑gouverneur en conseil «peut» fixer les traitements des juges, viole l’al. 11d) de la Charte. Le paragraphe 17(1) n’est pas conforme aux exigences en matière de sécurité financière individuelle parce qu’il omet de préciser qu’il est obligatoire de verser des traitements aux juges de la Cour provinciale.

L’alinéa 13(1)a) de la Provincial Court Judges Act, qui accorde le pouvoir de «désigner l’endroit où doivent résider les juges», et l’al. 13(1)b), qui confère le pouvoir de «désigner les jours de séance de la cour» sont inconstitutionnels puisque ces deux dispositions confèrent au procureur général le pouvoir de prendre des décisions qui portent atteinte à l’indépendance administrative de la Cour provinciale. La lacune de l’al. 13(1)a) sur le plan constitutionnel réside dans le fait qu’il ne s’applique pas uniquement à la nomination initiale des juges. L’alinéa 13(1)b) viole l’al. 11d) parce que la notion d’indépendance administrative de la magistrature s’entend notamment du pouvoir de fixer les jours de «séance de la cour».

Étant donné que la province n’a pas présenté d’argumentation fondée sur l’article premier de la Charte, les violations de l’al. 11d) ne sont pas justifiées. Le Payment to Provincial Judges Amendment Regulation est par conséquent inopérant. Toutefois, compte tenu du fardeau institutionnel auquel doit faire face l’Alberta, cette déclaration d’invalidité est suspendue pour un an.** Les alinéas 13(1)a) et b) et le par. 17(1) de la Provincial Court Judges Act sont également déclarés inopérants.

Comme les accusés n’avaient pas soulevé la constitutionnalité des al. 11(1)b) et c) et du par. (2) de la Provincial Court Judges Act, il ne convenait pas que le juge de la cour supérieure décide, de sa propre initiative, sans qu’aucun argument ne lui ait été présenté et sans avoir donné l’avis requis au procureur général de la province, d’examiner la constitutionnalité de ces dispositions, encore moins qu’il les déclare inopérantes.

Manitoba

La réduction des traitements imposée par le par. 9(1) de la loi 22 a violé l’al. 11d) de la Charte, parce que le gouvernement n’a pas respecté le processus indépendant, efficace et objectif — le CRJ — de détermination de la rémunération des juges déjà appliqué au Manitoba. De plus, du moins pour l’exercice 1994‑1995, l’al. 9(1)b) empêchait effectivement la participation future du CRJ. Même si le Manitoba a pu connaître de graves difficultés financières durant la période qui a précédé l’édiction de la loi 22, la preuve n’établit pas que cette province était aux prises avec une situation suffisamment grave et exceptionnelle pour justifier la suspension de la participation du CRJ. Comme le Manitoba n’a fait valoir aucune justification pour expliquer le fait qu’on ait contourné le CRJ avant d’imposer la réduction des traitements des membres de la Cour provinciale, la suspension concrète du fonctionnement du CRJ n’est pas justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. Il convient de supprimer les mots «à titre de juges de la Cour provinciale ou» qui figurent au par. 9(1) de la loi 22 et de déclarer inopérante la réduction des traitements imposée aux juges de la Cour provinciale. Bien que cette loi ne soit plus en vigueur, ce fait n’a aucune incidence sur la nature pleinement rétroactive de la présente déclaration d’invalidité. Il convient de décerner un bref de mandamus intimant au gouvernement du Manitoba de respecter l’obligation légale qu’il a, aux termes du par. 11.1(6) de la Loi sur la Cour provinciale, de mettre en œuvre le rapport du comité permanent de la législature provinciale, qui a été approuvé par la législature. Si le gouvernement persiste à vouloir réduire les traitements des juges de la Cour provinciale, il doit renvoyer la question au CRJ. Ce n’est qu’après que le CRJ aura présenté un rapport et que les exigences prévues par l’art. 11.1 de la Loi sur la Cour provinciale auront été remplies qu’il sera constitutionnellement permis à l’assemblée législative de réduire les traitements des juges de la Cour provinciale.

Le gouvernement du Manitoba a également violé l’indépendance de la Cour provinciale en tentant d’entamer des négociations salariales avec l’association des juges de la Cour provinciale. Ces négociations avaient expressément pour objet de fixer les traitements sans recourir au CRJ. De plus, comme les juges ne lui donnaient pas l’assurance qu’ils ne contesteraient pas la constitutionnalité de la loi 22, le gouvernement a menacé d’abandonner la recommandation conjointe. Il ressort des circonstances que l’Association n’a pas participé volontairement aux négociations et qu’elle a effectivement été contrainte de négocier. Indépendamment du caractère inégal des négociations, toutefois, il ne convenait pas que le gouvernement et le pouvoir judiciaire engagent des négociations sur les traitements. Les concessions mutuelles, les menaces et les contre‑menaces qui caractérisent de telles négociations sont fondamentalement incompatibles avec l’indépendance de la magistrature. Elles évoquent la possibilité que les tribunaux soient perçus comme ayant modifié la façon dont ils tranchent les litiges, ainsi que la mesure dans laquelle ils protègent la Constitution et la font respecter, au terme d’un processus visant à leur permettre d’obtenir le niveau de rémunération qu’ils estiment approprié. La tentative de négociation n’était pas autorisée par une règle de droit et, partant, les négociations ne peuvent être justifiées en vertu de l’article premier de la Charte car elles ne sont pas prescrites par une règle de droit.

Enfin, le gouvernement du Manitoba a porté atteinte à l’indépendance administrative de la Cour provinciale en fermant cette cour pendant un certain nombre de jours. C’est l’exécutif qui a fermé la cour en ordonnant le retrait du personnel de la cour, conformément à l’art. 4 de la loi 22, plusieurs jours avant que le juge en chef n’annonce la fermeture de la Cour provinciale. L’article 4 est par conséquent inconstitutionnel. Même si le juge de première instance avait eu raison de conclure que le juge en chef n’avait jamais cessé d’avoir le pouvoir de décider de fermer la Cour provinciale, il y aurait quand même eu violation de l’al. 11d), car le juge en chef aurait outrepassé le pouvoir que lui accorde la Constitution en prenant cette décision. Le pouvoir relatif aux séances de la cour relève de l’indépendance administrative de la magistrature. L’indépendance administrative est une caractéristique de l’indépendance de la magistrature qui a généralement une dimension collective ou institutionnelle. Bien que certaines décisions puissent être prises pour le compte des autres juges par le juge en chef, ce dernier ne peut pas prendre seul les décisions administratives importantes qui ont une incidence sur l’indépendance administrative. La décision de fermer la Cour provinciale était précisément une décision de ce genre. Le Manitoba a tenté de justifier la fermeture de la Cour provinciale en invoquant seulement des considérations financières, et, pour cette raison, la fermeture de la cour ne peut pas être justifiée en vertu de l’article premier. Quoique le fait de donner à l’art. 4 de la loi 22 une interprétation atténuée -- mais uniquement dans la mesure strictement nécessaire -- serait la solution normale dans une affaire comme la présente, elle est très difficile à appliquer dans le cas des violations de l’al. 11d) car, contrairement aux autres dispositions de la Charte, cet alinéa exige que l’indépendance de la magistrature soit assurée par des «conditions ou garanties objectives». Concrètement, le fait d’interpréter de façon atténuée l’art. 4 pour lui donner son champ d’application approprié reviendrait à considérer qu’il comporte ces conditions et garanties objectives, ce qui résulterait en une réécriture fondamentale du texte en question. En revanche, si la Cour invalidait l’art. 4 en entier, cela aurait pour effet d’empêcher l’application de celui‑ci à tous les employés du gouvernement du Manitoba qui étaient tenus de prendre des jours de congé sans solde. Dans les circonstances, la meilleure solution est de donner au par. 4(1) une interprétation atténuée de manière à en exempter le personnel de la cour provinciale. Il s’agit de la réparation qui permet le mieux de respecter les valeurs en cause de la Charte et qui entraîne la moins grande intrusion dans le rôle de la législature.

Le juge La Forest (dissident en partie): Il y a accord substantiel avec les motifs de la majorité, mais non avec la conclusion selon laquelle l’al. 11d) de la Charte interdit les discussions salariales entre les gouvernements et les juges et interdit aux gouvernements de modifier la rémunération des juges sans d’abord recourir aux «commissions de la rémunération des juges». Il y a également désaccord avec l’affirmation concernant la protection accordée par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 aux juges qui sont nommés par les provinces et qui n’exercent pas une juridiction pénale. Comme les avocats ont à peine fait référence à cette question, la Cour devrait, dans de telles circonstances, éviter de tirer des conclusions d’une grande portée et qui ne sont pas nécessaires pour décider l’affaire dont elle est saisie. Néanmoins, vu l’importance qui sera inévitablement accordée aux vues de la majorité, les commentaires suivants s’imposent. Au moment de la Confédération, il n’existait pas de limites applicables au pouvoir du Parlement britannique de porter atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. En exprimant, dans un préambule, le désir d’avoir «une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni», les rédacteurs de la Loi constitutionnelle de 1867 n’ont pas donné aux tribunaux le pouvoir d’annuler une loi portant atteinte au principe de l’indépendance de la magistrature. Cependant, au moyen des art. 99 et 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, ils ont effectivement constitutionnalisé les éléments fondamentaux de l’indépendance judiciaire énoncés dans l’Act of Settlement de 1701. Étant donné que seules les cours supérieures relevaient du champ d’application de l’Act of Settlement et étaient visées par la protection «constitutionnelle», au sens britannique de ce terme, la protection qu’on cherche à créer en faveur des tribunaux inférieurs dans les présents pourvois ne s’apparente d’aucune façon à quoi que ce soit au Royaume‑Uni. Par conséquent, inférer la protection de l’indépendance de la magistrature du désir exprimé dans le préambule de se doter d’une constitution d’inspiration britannique c’est se méprendre complètement sur la nature fondamentale de cette constitution. Dans la mesure où les tribunaux canadiens ont le pouvoir de faire respecter le principe de l’indépendance de la magistrature, ce pouvoir découle de la structure du constitutionnalisme canadien, et non du constitutionnalisme britannique. Notre Constitution prévoit expressément et le pouvoir de contrôle judiciaire (à l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982) et des garanties d’indépendance de la magistrature (aux art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 et à l’al. 11d) de la Charte). Compte tenu du fait que les dispositions expresses traitant de la protection constitutionnelle de l’indépendance de la magistrature spécifient leur champ d’application, il semble exagéré d’étendre la portée de cette protection en se référant à une déclaration générale faite dans un préambule. On souligne que les mesures expresses de protection de l’indépendance de la magistrature sont étendues et puissantes. Elles s’appliquent à tous les juges des cours supérieures et des autres tribunaux précisés à l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi qu’à ceux des cours inférieures (provinciales) exerçant une juridiction pénale. Rien de ce qui a été présenté dans les présents pourvois n’indique que ces mesures sont insuffisantes pour garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire dans son ensemble. Si les dispositions susmentionnées se révélaient insuffisantes, il est concevable que la Charte puisse entrer en jeu.

Bien que l’établissement de commissions de la rémunération et d’une politique concomitante interdisant de discuter de rémunération autrement que par la présentation d’observations à ces commissions puissent être des mesures souhaitables du point de vue de la politique législative, l’al. 11d) ne les rend pas obligatoires. Considérer que cet alinéa comporte ces prescriptions constitue à la fois une entorse injustifiée à la jurisprudence établie et une usurpation partielle du pouvoir de fixer la rémunération des juges des tribunaux inférieurs qui est accordé aux provinces par les par. 92(4) et (14) de la Loi constitutionnelle de 1867. La garantie d’indépendance judiciaire prévue à l’al. 11d) bénéficie aux personnes jugées et non aux juges. L’alinéa 11d) n’accorde donc pas aux juges le niveau d’indépendance auquel ils estiment avoir droit. Il leur garantit plutôt uniquement le degré d’indépendance nécessaire pour faire en sorte que les tribunaux exerçant une juridiction pénale agissent avec impartialité et soient perçus comme tels. L’indépendance judiciaire doit comprendre la protection contre les atteintes à la sécurité financière de la cour en tant qu’institution. Cependant, la possibilité qu’il y ait manipulation économique découlant de modifications apportées aux traitements des juges en tant que catégorie ne justifie toutefois pas d’imposer, en tant qu’impératif constitutionnel, le recours à des commissions chargées d’examiner la rémunération des juges. En recourant au critère de la perception raisonnable, les juges sont capables d’établir une distinction entre les changements qui sont apportés à leur rémunération pour réaliser un objectif d’intérêt général valable et les changements qui visent à influencer leurs décisions. Bien que ce critère s’applique à tous les types de changements apportés à la rémunération des juges, certains changements réclament des degrés d’examen différents. Les changements qui sont apportés aux traitements des juges et qui s’appliquent de la même manière à la quasi‑totalité des personnes rémunérées sur les fonds publics seraient presque immanquablement jugés constitutionnels. De fait, une personne raisonnable et bien renseignée ne considérerait pas que l’établissement d’un lien entre la rémunération des juges et celle des fonctionnaires compromet l’indépendance de la magistrature. Des hausses différentes apportées aux traitements des juges commanderaient un examen plus approfondi, et des baisses différentes appelleraient l’examen le plus approfondi. Pour déterminer si une modification différente fait naître une impression d’ingérence, il faut tenir compte à la fois de l’objet du changement de rémunération contesté et de son effet. Pour examiner l’effet qu’ont des changements différents sur l’indépendance de la magistrature, il faut se demander si la distinction faite entre les juges et d’autres personnes rémunérées sur les fonds publics se traduit par une différence «substantielle» dans la façon dont ils sont traités. Il est peu probable que des différences minimes ou négligeables menacent l’indépendance judiciaire. Enfin, dans la plupart des cas, une personne raisonnable et bien renseignée ne considérerait pas que les discussions salariales entre les juges et le gouvernement mettent en péril l’indépendance de la magistrature. Si un gouvernement utilise de telles discussions pour tenter d’influencer ou de manipuler les juges, les actes de ce gouvernement seront examinés en fonction du critère de la perception raisonnable qui s’applique aux changements apportés à la rémunération.

Puisque les gouvernements de l’Î.-P.-É. et de l’Alberta n’étaient pas obligés de recourir à une commission de la rémunération, les réductions des traitements qu’ils ont imposées aux juges de leur Cour provinciale respective, dans le cadre de mesures économiques générales, n’ont pas porté atteinte à l’al. 11d) de la Charte. Il n’y a aucune preuve que les réductions des traitements ont été imposées afin d’influencer ou de manipuler les juges. Une personne raisonnable ne percevrait donc pas ces réductions comme une menace à l’indépendance de la magistrature. De même, puisque les commissions de la rémunération ne sont pas exigées par la Constitution, la décision du gouvernement manitobain d’éviter le recours à la commission n’a pas violé l’al. 11d). Bien que la loi 22 ait traité les juges différemment de la plupart des autres personnes rémunérées sur les fonds publics, il n’y a aucune preuve que ces différences témoignent d’une intention de porter atteinte à l’indépendance des juges. Les différences qui existent relativement aux catégories de personnes qui étaient visées par la loi 22 ont nécessité des différences de traitement. De plus, l’effet de ces distinctions sur la situation financière des juges par rapport à celles d’autres personnes rémunérées sur les fonds publics est, au fond, négligeable. La solution manitobaine était un moyen raisonnable et pratique de faire en sorte que les juges et d’autres personnes titulaires d’une nomination soient traités de façon comparable aux fonctionnaires. Une personne raisonnable ne percevrait pas cette solution comme constituant, de quelque façon que ce soit, une menace pour la sécurité financière des juges. Cependant, le refus du gouvernement du Manitoba de soumettre une recommandation conjointe au CRJ, à moins que les juges ne conviennent d’abandonner leur contestation judiciaire de la constitutionnalité de la loi 22, a constitué une atteinte à l’indépendance de la magistrature. Le gouvernement a exercé de la pression financière sur les juges pour les inciter à concéder la constitutionnalité de la réduction des traitements envisagée. L’aspect sécurité financière de l’indépendance judiciaire doit comprendre la protection de la capacité des juges de contester des dispositions législatives mettant en jeu leur propre indépendance, sans entretenir la perception raisonnable que le gouvernement pourrait les pénaliser financièrement parce qu’ils le font.


Références :

Jurisprudence
Citée par le juge en chef Lamer
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New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319
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Citée par le juge La Forest (dissident en partie)
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Lois et règlements cités
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Proposition de citation de la décision: Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de I.P.E.; Renvoi relatif à l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale de I.P.E., [1997] 3 R.C.S. 3 (18 septembre 1997)


Origine de la décision
Date de la décision : 18/09/1997
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1997] 3 R.C.S. 3 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1997-09-18;.1997..3.r.c.s..3 ?
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