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06/02/1997 | CANADA | N°[1997]_1_R.C.S._241

Canada | Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241 (6 février 1997)


Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241

Le Conseil scolaire du comté de Brant

et le procureur général de l’Ontario Appelants

c.

Carol Eaton et Clayton Eaton Intimés

et

Le procureur général du Québec,

le procureur général de la Colombie‑Britannique,

la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law,

la Learning Disabilities Association of Ontario,

l’Association des conseils scolaires publics de l’Ontario,

l’Association Syndrome Down de l’Ontario,

le Conseil des

Canadiens avec déficiences,

la Confédération des organismes de personnes handicapées du Québec,

l’Association canadienne pour l’intégratio...

Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241

Le Conseil scolaire du comté de Brant

et le procureur général de l’Ontario Appelants

c.

Carol Eaton et Clayton Eaton Intimés

et

Le procureur général du Québec,

le procureur général de la Colombie‑Britannique,

la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law,

la Learning Disabilities Association of Ontario,

l’Association des conseils scolaires publics de l’Ontario,

l’Association Syndrome Down de l’Ontario,

le Conseil des Canadiens avec déficiences,

la Confédération des organismes de personnes handicapées du Québec,

l’Association canadienne pour l’intégration communautaire,

Les personnes d’abord du Canada,

la Société du timbre de Pâques et

la Commission des droits de la personne et

des droits de la jeunesse Intervenants

Répertorié: Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant

No du greffe: 24668.

1996: 8 octobre; 1996: 9 octobre.

Motifs déposés: 6 février 1997.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1995), 22 O.R. (3d) 1, 123 D.L.R. (4th) 43, 77 O.A.C. 368, 27 C.R.R. (2d) 53, [1995] O.J. No. 315 (QL), qui a accueilli un appel contre un jugement de la Cour divisionnaire (1994), 71 O.A.C. 69, [1994] O.J. No. 203 (QL), qui avait rejeté une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par le Tribunal de l’enfance en difficulté de l’Ontario. Pourvoi accueilli.

Christopher G. Riggs, c.r., Andrea F. Raso et Brenda J. Bowlby, pour l’appelant le Conseil scolaire du comté de Brant.

Dennis W. Brown, Robert E. Charney et John Zarudny, pour l’appelant le procureur général de l’Ontario.

Stephen Goudge, c.r., et Janet L. Budgell, pour les intimés.

Isabelle Harnois, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

Argumentation écrite seulement par Lisa Mrozinski pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Argumentation écrite seulement par Cheryl Milne pour les intervenantes la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law et la Learning Disabilities Association of Ontario.

Brenda J. Bowlby, pour l’intervenante l’Association des conseils scolaires publics de l’Ontario.

W. I. C. Binnie, c.r., et Robert Fenton, pour l’intervenante l’Association Syndrome Down de l’Ontario.

David W. Kent, Melanie A. Yach et Geri Sanson, pour les intervenants le Conseil des Canadiens avec déficiences, la Confédération des organismes de personnes handicapées du Québec, l’Association canadienne pour l’intégration communautaire et Les personnes d’abord du Canada.

Mary Eberts et Lucy K. McSweeney, pour l’intervenante la Société du timbre de Pâques.

Philippe Robert de Massy, pour l’intervenante la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Version française des motifs du juge en chef Lamer et du juge Gonthier rendus par

1. Le Juge en chef — Je suis d’accord avec l’analyse du juge Sopinka sur les arguments présentés relativement au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et avec sa conclusion selon laquelle il n’y a pas eu atteinte aux droits à l’égalité d’Emily Eaton. Je désire toutefois aborder brièvement une question qu’il a choisi de ne pas examiner, compte tenu de sa conclusion sur le par. 15(1) — la façon erronée dont la juridiction inférieure a appliqué le jugement que j’ai rendu dans l’affaire Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, pour en arriver à la décision que la source de la discrimination alléguée envers Emily Eaton était la Loi sur l’éducation, L.R.O. 1990, ch. E.2. Bien qu’il ne soit pas nécessaire, à strictement parler, de traiter de cette question, parce qu’il n’y a pas eu violation de la Charte, je crois qu’il est important que je le fasse car je ne veux pas laisser l’impression que j’estime correcte cette partie du jugement de la Cour d’appel.

2. Pour comprendre comment la Cour d’appel (1995), 22 O.R. (3d) 1, a commis une erreur en appliquant l’arrêt Slaight Communications, il faut résumer brièvement l’un des aspects de la procédure qui s’est déroulée devant cette cour. Après avoir conclu que le placement d’Emily Eaton dans un milieu à part violait le par. 15(1) de la Charte, le juge Arbour a examiné la source de la discrimination. Cette question s’est posée parce que l’ordonnance prévoyant le placement d’Emily Eaton dans une classe spéciale a été prise conformément au régime d’éducation de l’enfance en difficulté qui est centré sur la Loi sur l’éducation, mais qu’elle a été rendue par un tribunal administratif, soit le Tribunal de l’enfance en difficulté de l’Ontario. Cependant, le juge Arbour a considéré que les intimés ne contestaient ni la Loi ni l’ordonnance du Tribunal, mais le raisonnement suivi par le Tribunal. Alors, citant l’arrêt Slaight Communications, elle a statué, à la p. 19, que [traduction] «le système législatif ne prévoit aucun obstacle à la méthode et au raisonnement suivis par le CIPR, la commission d’appel et le Tribunal» et que, pour ce motif, il était inconstitutionnel.

3. Le jugement rendu par le juge Arbour peut se résumer ainsi — la faiblesse de la Loi sur l’éducation sur le plan constitutionnel réside dans ce qu’elle ne dit pas; ce qu’elle n’interdit pas expressément, la loi l’autorise, y compris un comportement inconstitutionnel. Toutefois, dans l’arrêt Slaight Communications, où j’étais dissident quant au résultat mais où j’ai exprimé l’opinion de la majorité sur cette question, j’ai soutenu exactement le contraire — c’est‑à‑dire qu’il faut donner aux silences des textes de loi l’interprétation atténuée selon laquelle ces textes n’autorisent pas les atteintes à la Charte, à moins que cela ne soit pas possible parce qu’une telle autorisation s’impose par implication nécessaire. J’ai élaboré ce principe dans le contexte des tribunaux administratifs qui fonctionnent conformément aux vastes pouvoirs qui leur sont conférés par la loi et qui peuvent éventuellement violer des droits garantis par la Charte. Quel que soit l’article de la Loi ou du Règlement 305, R.R.O. 1990, qui confère au Tribunal le pouvoir de placer des élèves comme Emily Eaton — question dont je n’ai pas à traiter — , l’arrêt Slaight Communications exigerait que tout libellé non limitatif utilisé dans cette disposition (le cas échéant) soit interprété comme n’autorisant pas les atteintes à la Charte.

4. Pour les motifs mentionnés ci‑dessus, je suis d’accord avec le juge Sopinka quant au dispositif du présent pourvoi.

Version française du jugement des juges La Forest, L’Heureux-Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major rendu par

5. Le juge Sopinka — Il s’agit en l’espèce de savoir si une décision du Tribunal de l’enfance en difficulté de l’Ontario (le «Tribunal»), qui a confirmé le placement d’une enfant handicapée dans une classe pour élèves en difficulté contre le gré de ses parents contrevient aux dispositions relatives à l’égalité du par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour d’appel a jugé qu’il y contrevenait. J’ai conclu que la décision du Tribunal était fondée sur le meilleur intérêt de l’enfant et que, dans les circonstances, il n’y avait pas eu violation du par. 15(1) de la Charte. La Cour d’appel a ensuite examiné la validité de l’art. 8 de la Loi sur l’éducation, L.R.O. 1990, ch. E.2 (la «Loi»), et a considéré qu’il présente une lacune sur le plan constitutionnel en ce qu’il autorise le Tribunal à agir comme il l’a fait. Aucun avis de question constitutionnelle n’avait été signifié comme l’exige l’art. 109 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43. À mon avis, la Cour d’appel ne pouvait pas se prononcer sur la question constitutionnelle, mais, de toute façon, comme la décision du Tribunal était conforme au par. 15(1) de la Charte, il n’était pas nécessaire d’examiner si l’art. 8 est constitutionnel.

Les faits

6. Les intimés, Carol et Clayton Eaton, sont les parents d’Emily Eaton, une petite fille de 12 ans atteinte de paralysie cérébrale. Emily est incapable de parler ou d’utiliser le langage gestuel de façon à se faire comprendre. Elle ne dispose d’aucun autre moyen de communication établi. Elle présente également une certaine déficience visuelle. Bien qu’elle puisse se supporter et parcourir une courte distance à l’aide d’une marchette, elle utilise la plupart du temps un fauteuil roulant.

7. Lorsqu’elle est entrée à la maternelle, Emily fréquentait l’école Maple Avenue, qui est son école publique locale. Le Comité d’identification, de placement et de révision en éducation de l’enfance en difficulté («CIPR») du Conseil scolaire du comté de Brant («l’appelant») a considéré Emily comme une «élève en difficulté» et, à la demande de ses parents, il a décidé qu’elle devait être placée à l’essai à l’école de son voisinage. Une éducatrice adjointe à temps plein, dont la fonction principale était de s’occuper des besoins spéciaux d’Emily, a été assignée à sa salle de classe. À la fin de l’année scolaire, le CIPR a décidé qu’Emily continuerait à la maternelle l’année suivante. Cet arrangement a été reconduit en première année. Des doutes ont été soulevés quant à l’à‑propos de continuer à la placer dans une salle de classe ordinaire. Les enseignantes et les adjointes ont conclu, après un essai de trois ans, que ce placement n’était pas dans l’intérêt d’Emily et pourrait même lui causer un préjudice.

8. Le CIPR a décidé qu’Emily devait être placée dans une classe pour élèves en difficulté. Ses parents ont interjeté appel de cette décision auprès d’une commission d’appel en matière d’éducation de l’enfance en difficulté, qui a confirmé la décision du CIPR à l’unanimité. Les parents ont interjeté appel de nouveau auprès du Tribunal, qui a également confirmé la décision à l’unanimité. Le Tribunal a entendu les dépositions de nombreux témoins et est arrivé à diverses conclusions de fait qui sont exposées ci‑après. Les parents ont ensuite présenté une demande de contrôle judiciaire à la Cour divisionnaire de la Cour de l’Ontario (Division générale), qui a rejeté la demande. Cependant, la Cour d’appel a accueilli l’appel subséquent et a annulé l’ordonnance du Tribunal. La cour a jugé que l’art. 8 de la Loi devrait s’interpréter de façon à comprendre une directive selon laquelle, à moins que les parents d’un enfant handicapé ne consentent au placement de cet enfant dans un milieu à part, l’appelant doit prévoir un placement qui exclut l’enfant le moins possible de l’enseignement ordinaire tout en répondant raisonnablement à ses besoins spéciaux. La cour a également ordonné que l’affaire soit renvoyée pour une nouvelle audition à un tribunal constitué différemment. Avec l’autorisation de notre Cour, l’appelant s’est pourvu de cette décision. Peu après la fin des plaidoiries, la Cour a rendu jugement, accueilli le pourvoi avec dépens et indiqué que les motifs suivraient.

II. Les dispositions législatives pertinentes

9. Dans la Loi sur l’éducation, les élèves en difficulté sont définis de la façon suivante:

1 (1) . . .

«élève en difficulté» Élève atteint d’anomalies de comportement ou de communication, d’anomalies d’ordre intellectuel ou physique, ou d’anomalies multiples qui appellent un placement approprié de la part du comité [. . .] dans un programme d’enseignement à l’enfance en difficulté offert par le conseil. . .

10. Le paragraphe 8(3) établit la responsabilité du ministre de l’Éducation en ce qui concerne l’enfance en difficulté en Ontario:

8 . . .

(3) Le ministre veille à ce que les enfants en difficulté de l’Ontario puissent bénéficier, conformément à la présente loi et aux règlements, de programmes d’enseignement et de services destinés à l’enfance en difficulté qui soient appropriés et pour lesquels les parents ou tuteurs résidents de l’Ontario ne soient pas obligés d’acquitter de droits. Il prévoit la possibilité, pour les parents et les tuteurs, d’en appeler de l’à‑propos du placement d’un élève dans un programme d’enseignement à l’enfance en difficulté et, à ces fins, le ministre:

a) exige que les conseils scolaires mettent en {oe}uvre des méthodes d’identification précoce et continue de l’aptitude à apprendre et des besoins des élèves, et il fixe des normes régissant la mise en {oe}uvre de ces méthodes;

b) définit les anomalies des élèves en ce qui concerne les programmes d’enseignement et les services destinés à l’enfance en difficulté, établit des classes, groupes ou catégories d’élèves en difficulté, et exige que les conseils utilisent les définitions ou les classements établis aux termes du présent alinéa.

11. Le Règlement 305 (Special Education Identification Placement and Review Committees and Appeals), R.R.O. 1990, pris sous le régime de la Loi sur l’éducation, exige que chaque conseil scolaire constitue un CIPR et élabore le processus selon lequel les élèves en difficulté seront identifiés et placés ainsi que celui selon lequel les parents peuvent interjeter appel de la décision du CIPR.

[traduction]

6 (1) L’élève en difficulté n’est placé dans un programme d’enseignement à l’enfance en difficulté qu’avec le consentement écrit de l’un de ses parents.

(2) Lorsque l’un des parents de l’élève en difficulté

a) refuse ou omet de donner son consentement au placement recommandé par un comité et de donner un avis d’appel conformément à l’article 4; et

b) n’a pas intenté de procédures relativement aux décisions du comité dans les trente jours suivant la date de la déclaration écrite rédigée par le comité,

le conseil peut ordonner au directeur d’école approprié de placer l’élève en difficulté selon la recommandation du comité et de notifier l’un des parents de l’élève de la mesure qui a été prise.

12. Le paragraphe 109(1) de la Loi sur les tribunaux judiciaires dispose:

109 (1) Une loi du Parlement du Canada ou de la Législature, ou un règlement ou règlement municipal pris sous leur régime, dont la constitutionnalité ou l’applicabilité constitutionnelle est en cause, ne peuvent être déclarés invalides ou inapplicables, à moins qu’un avis n’ait été signifié au procureur général du Canada et au procureur général de l’Ontario conformément au paragraphe (2).

13. L’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés prévoit:

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

(2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

III. Les jugements portés en appel

Le Tribunal

14. Les intimés ont demandé au Tribunal d’annuler la décision du CIPR relative au placement et d’ordonner qu’Emily soit placée à temps plein dans une classe ordinaire appropriée à son âge, où l’on puisse répondre tout à fait à ses besoins spéciaux. Le Tribunal a entendu les dépositions des intimés, d’orthophonistes, d’ergothérapeutes et de physiothérapeutes qui connaissaient Emily, des parents de certains camarades de classe d’Emily, d’un témoin qui avait lui‑même reçu son instruction dans un milieu à part avant de fréquenter l’école secondaire, d’enseignantes d’Emily, d’adjointes spéciales et du directeur de l’école Maple Avenue, du président du conseil scolaire et d’un professeur pour l’enfance en difficulté travaillant pour le conseil.

15. Le Tribunal a déclaré que la question principale était de [traduction] «savoir s’il est possible de mieux répondre aux besoins spéciaux d’Emily Eaton dans une classe ordinaire ou dans une classe spéciale». Le Tribunal a pris en considération les désirs des parents d’Emily, les éléments de preuve empiriques fournis par les trois années scolaires pendant lesquelles Emily a évolué dans le cadre d’une classe ordinaire, la preuve tirée de la documentation sur les placements, les témoignages d’experts en matière de placement dans les classes, les directives proposées par le ministre de l’Éducation et de la Formation de l’Ontario au sujet de l’intégration des élèves en difficulté, ainsi que la Charte et le Code des droits de la personne de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. H.19, pour arriver à la conclusion que le placement imposé dans la décision du CIPR était le meilleur placement pour Emily.

16. Le Tribunal a fait remarquer dès le départ que c’est l’ampleur des besoins spéciaux d’Emily qui force à envisager un placement spécial et non pas le fait que ses besoins diffèrent de ceux de la majorité des élèves. Il a ensuite examiné les besoins d’Emily sous de nombreux aspects et est arrivé à diverses conclusions de fait sur lesquelles il a fondé sa décision.

17. Les besoins sur les plans intellectuel et scolaire: Malgré qu’il soit difficile d’évaluer les aptitudes intellectuelles d’Emily en raison de son incapacité de communiquer, le Tribunal a jugé que de très nombreux éléments de preuve indiquaient qu’elle a un grave problème d’apprentissage et qu’il existe un énorme fossé sur les plans intellectuel et scolaire entre elle et ses pairs. Le Tribunal a tenu compte du témoignage présenté au sujet de la méthode du [traduction] «programme d’études parallèle» dans le cadre duquel un programme d’études adapté est donné dans une classe ordinaire. Toutefois, le Tribunal a jugé que [traduction] «[l]’expérience montre que, en pratique, le «programme d’études parallèle» profite au bénéficiaire lorsque le parallélisme est réaliste. Cependant, lorsqu’un programme d’études est tellement adapté et modifié pour une personne que la similarité — le parallélisme — ne peut pas être identifié objectivement, l’adaptation devient un simple artifice et ne sert qu’à isoler l’élève». Le Tribunal a conclu qu’il ressortait clairement de la preuve [traduction] «qu’un programme d’études “parallèle” conçu spécialement pour répondre [aux] besoins intellectuels [d’Emily] l’isole à son détriment, et ce, d’une manière qui peut être insidieuse».

18. Les besoins sur le plan de la communication: Emily a des aptitudes à communiquer qui sont très limitées. Carol Eaton et les éducatrices adjointes d’Emily ont témoigné [traduction] «que, pour apprendre le langage des signes, Emily a besoin d’un enseignement par répétition et guidage de la main». La preuve portait à croire que, malgré le recours à cette méthode, Emily ne peut pas encore communiquer par signes. L’importance de la communication a été soulignée par le témoin des Eaton, Robert Williams, un adulte atteint de paralysie cérébrale qui communique au moyen d’un dispositif technique. Selon le Tribunal, [traduction] «c’est seulement en recourant à un enseignement très individualisé, grandement spécialisé, extrêmement intensif et très personnalisé qu’on pourra répondre au besoin de communiquer d’Emily. Comme ce besoin est d’une importance tellement primordiale pour Emily, il est logique d’en tenir compte, du moins au début, et jusqu’à ce qu’elle montre une capacité minimale, dans un cadre où elle aura le plus de chances de recevoir un tel enseignement».

19. Les besoins sur les plans émotif et social: Le Tribunal s’est fondé sur les témoignages des parents, des enseignantes et des éducatrices adjointes d’Emily pour évaluer ces besoins. Les enseignantes et les éducatrices adjointes ont témoigné que les camarades de classe d’Emily ont tendance à ne pas s’occuper d’elle en classe ou dans leurs jeux. Le Tribunal s’est dit d’avis que [traduction] «bien que les éléments de preuve empiriques indiquent que l’interaction, s’il y en a, entre Emily et ses camarades de classe, soit limitée, il se peut que certains de ses besoins sur les plans social et émotif soient néanmoins comblés. Comme elle ne communique pas de façon efficace, il se peut qu’elle aime l’expérience et qu’elle ne puisse pas nous le dire. Cependant, son comportement en classe — ses pleurs, ses périodes de sommeil et de cris de plus en plus fréquents — porte à croire que ce n’est pas le cas. Il semble y avoir peu d’interactions sur le plan social, sinon aucune, entre Emily et ses pairs dans la classe ordinaire».

20. Les besoins sur le plan de la sécurité physique et personnelle: Le Tribunal a jugé que les déficiences physiques d’Emily ne devraient pas être en soi un facteur déterminant pour évaluer s’il est plus facile de répondre à ses besoins dans une classe ordinaire ou une classe spéciale, puisqu’il est raisonnable de s’attendre que les adaptations nécessaires seraient effectuées pour recevoir Emily dans la classe ordinaire même si une salle de classe spéciale peut être mieux conçue pour répondre à ses besoins spéciaux sur le plan physique. Toutefois, le Tribunal s’est inquiété de la tendance d’Emily à mettre des objets dans sa bouche. Ses parents ont prétendu qu’ils n’étaient pas inquiets et qu’ils étaient plutôt confiants qu’elle n’avalerait pas d’objets dangereux. Le Tribunal a estimé qu’un [traduction] «cadre familial adapté à une enfant qui souffre d’un dysfonctionnement profond des muscles, qui a un mode de communication qui lui est propre et qui porte régulièrement des objets à sa bouche est très différent d’une classe ordinaire». Le Tribunal a considéré qu’il n’était pas raisonnablement possible de nettoyer la salle de classe de tout ce qui peut être mis dans la bouche ou d’établir le niveau de surveillance nécessaire de la part d’un adulte dans la classe ordinaire intégrée.

21. Le Tribunal a ensuite examiné les trois années qu’Emily a passées dans une classe intégrée. Il a conclu [traduction] «que, dans le cas d’Emily, on n’a pas obtenu les résultats souhaités quant à l’intégration d’un enfant en difficulté, c’est‑à‑dire répondre à ses besoins sur les plans intellectuel et, tout spécialement, social et émotif grâce à une interaction régulière et naturelle». Il a fait remarquer que la fréquence et l’intensité des manifestations de mécontentement de la part d’Emily — pleurs, périodes de sommeil et de cris — s’étaient accrues au cours de ces trois années.

22. Le Tribunal était d’accord que l’intégration procure aux enfants handicapés un grand avantage sur le plan psychologique, mais que, dans le cas d’Emily, les trois années qu’elle a passées dans une classe ordinaire avec le niveau d’intervention adulte nécessaire pour répondre, même de façon minimale, à ses très grands besoins [traduction] «ont eu l’effet contraire de l’isoler, de la mettre à part dans le cadre en principe intégré». Il a estimé que [traduction] «c’est un résultat beaucoup plus insidieux que celui que l’on obtiendrait dans une classe spéciale».

23. Le Tribunal a donc conclu: [traduction] «Nous sommes d’avis que, lorsqu’un conseil scolaire recommande, contre le gré des parents, le placement d’un enfant ayant des besoins spéciaux dans une classe spéciale après avoir fait des efforts considérables pour tenir compte des désirs des parents en essayant de répondre aux besoins de cet enfant dans une classe ordinaire avec les modifications et les soutiens appropriés, et lorsque des éléments de preuve empiriques et objectifs montrent qu’on ne répond pas aux besoins de l’enfant dans la classe ordinaire, ce conseil scolaire ne contrevient ni à la Charte ni au CDPO [Code des droits de la personne de l’Ontario]».

La Cour divisionnaire de l’Ontario (le juge Adams au nom de la cour) (1994), 71 O.A.C. 69

24. Les intimés ont présenté une demande de contrôle judiciaire relativement à la décision du Tribunal en vue d’en obtenir l’annulation pour plusieurs motifs. Premièrement, ils ont soutenu que le Tribunal n’était pas un expert puisqu’il était protégé par une disposition privative de type [traduction] «définitive et exécutoire» seulement. Deuxièmement, le Tribunal a commis les erreurs suivantes: il a mené ses propres recherches documentaires après l’audition et il n’a pas imposé au conseil le fardeau ultime (découlant de la Charte et du Code des droits de la personne de l’Ontario) de prouver qu’une classe destinée aux élèves en difficulté était nettement mieux pour Emily qu’une classe ordinaire.

25. La cour a jugé que le tribunal spécialisé avait traité de façon globale et réfléchie toutes les questions soulevées devant lui ainsi que le point central qui était de savoir ce qui était le mieux pour Emily. Le juge Adams a déclaré que le Tribunal avait accepté le fait qu’il fallait opter pour une classe ordinaire lorsque cela était conforme à l’intérêt de l’enfant et qu’il avait tenu compte de la Charte et du Code des droits de la personne de l’Ontario.

26. La cour a statué qu’il y avait lieu de faire preuve de retenue judiciaire à l’égard du Tribunal étant donné la structure de la loi, son objet et la composition du Tribunal même, mais que, de toute façon, il n’y avait pas eu d’erreur de droit. De l’avis de la cour, l’examen que le Tribunal a effectué, après l’audition, de [traduction] «la documentation» à laquelle les experts s’étaient reportés en général ne faisait que confirmer son évaluation de la preuve présentée devant lui et les divers arguments des experts des requérants en ce qui concernait ces recherches. Il n’y a donc pas eu déni de justice naturelle.

27. La cour a rejeté l’idée que la Charte crée une présomption en faveur d’une théorie pédagogique par rapport à une autre. La question du fardeau de la preuve était purement théorique en l’espèce parce que le Tribunal a estimé qu’il ressortait clairement de la preuve que l’intérêt d’Emily serait mieux servi dans la classe spéciale.

28. La cour a rappelé, comme le Tribunal l’avait fait, que ce placement ne dégageait pas le conseil scolaire et les parents de l’obligation de collaborer de façon créative et continue afin de répondre aux besoins actuels et futurs d’Emily.

La Cour d’appel (le juge Arbour au nom de la cour) (1995), 22 O.R. (3d) 1

29. Les intimés ont soulevé plusieurs questions en appel devant la Cour d’appel de l’Ontario. Premièrement, ils ont prétendu que la Cour divisionnaire avait commis une erreur dans son application de la Charte au processus de placement d’enfants handicapés dans des milieux d’enseignement appropriés. Deuxièmement, ils ont signalé un certain nombre d’erreurs de droit commises par le Tribunal qui, ont‑ils soutenu, auraient dû faire l’objet d’un contrôle judiciaire de la part de la Cour divisionnaire.

30. Le juge Arbour a étudié la portée du contrôle judiciaire qui convenait en l’espèce. En raison de la disposition privative, de la matière dont traite la loi et de la composition du Tribunal, elle a conclu qu’il y avait lieu de faire preuve de retenue judiciaire à l’égard du Tribunal. Toutefois, elle a estimé que, en matière constitutionnelle, la norme de contrôle était celle de la décision correcte.

31. Le juge Arbour a d’abord examiné les erreurs de droit alléguées et a statué que, bien que le Tribunal ait commis une erreur en procédant à son propre examen de la documentation après l’audition, cette erreur de droit [traduction] «n’entre pas dans la catégorie de l’erreur susceptible de contrôle judiciaire selon la norme énoncée ci‑dessus, puisque l’analyse effectuée par le Tribunal ne fait guère que confirmer qu’un débat se poursuit dans le domaine pédagogique au sujet des divers modèles de placement des élèves handicapés et que, du seul point de vue pédagogique, la supériorité de l’intégration n’a pas encore été prouvée». Par conséquent, même si l’erreur était susceptible de contrôle judiciaire, la décision ne serait pas invalidée.

32. Le juge Arbour est ensuite passée à la question constitutionnelle. Elle a fait remarquer que les intimés ont soutenu que la Charte et le Code des droits de la personne de l’Ontario imposent tous les deux une présomption en faveur de l’intégration des élèves handicapés et que le conseil devait donc établir pourquoi il serait possible de mieux répondre aux besoins d’Emily dans une classe à part. Elle a affirmé, à la p. 9, que le Tribunal s’est demandé [traduction] «s’il est possible de mieux répondre aux besoins spéciaux d’Emily Eaton dans une classe ordinaire ou dans une classe spéciale».

33. Le juge Arbour a estimé que le Tribunal a clairement rejeté toute notion de présomption en faveur de l’inclusion et qu’il a simplement estimé que l’intégration dans une classe ordinaire n’avait pas été couronnée de succès. Le Tribunal n’a jamais répondu à la question qu’il s’était posée, à savoir s’il serait possible de mieux répondre aux besoins d’Emily dans une classe ordinaire ou dans une classe spéciale.

34. Les intimés ont prétendu que le critère de l’«intérêt de l’enfant» n’est pas satisfaisant pour déterminer quel est le placement approprié dans le cas d’un enfant handicapé, parce qu’il pourrait ne pas tenir compte des droits à l’égalité de l’enfant. Ils ont déclaré qu’il devrait y avoir une présomption en faveur de l’intégration. Par conséquent, le juge Arbour s’est demandé si le fait de placer Emily dans une salle de classe spéciale équivalait à de la discrimination au sens de l’art. 15 de la Charte. Elle a déclaré que l’on avait empêché Emily de fréquenter la classe ordinaire en raison de sa déficience. Ainsi, on avait manifestement établi une distinction pour un motif illicite. Le juge Arbour est ensuite passée à la question de savoir si la distinction entraînait l’imposition d’un fardeau ou d’un désavantage. Elle a estimé, à la p. 13, que, [traduction] «[b]ien qu’on ne doive pas faire abstraction de la perception de la future bénéficiaire quant à savoir si la mesure destinée à accroître son égalité constitue en fait un fardeau plutôt qu’un avantage, cette perception subjective n’est pas en soi déterminante en ce qui a trait à la question». Elle a appliqué l’arrêt R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, dans lequel il y avait lieu d’examiner le contexte social, historique et politique plus large, et elle s’est dite d’avis que l’histoire des personnes handicapées, auxquelles la Charte cherche à donner des recours et à éviter des désavantages, est une histoire d’exclusion de l’ensemble de la société. En fait, [traduction] «[d]ans tous les domaines de la vie communautaire, le but poursuivi par les personnes handicapées et en leur nom au cours des dernières décennies a été l’intégration et l’inclusion» (p. 15). Le juge Arbour a conclu que, si on l’analyse dans son contexte plus large, le placement dans un cadre scolaire à part est un fardeau ou un désavantage et est donc discriminatoire au sens de l’art. 15.

35. Elle a ajouté, aux pp. 15 et 16:

[traduction] L’inclusion dans la population scolaire générale constitue un avantage pour Emily parce que, sans cela, elle aurait moins d’occasions d’apprendre comment travaillent et vivent les autres enfants.

. . .

Lorsqu’on prévoit une mesure à l’intention d’une personne handicapée, prétendument pour fournir à cette personne un véritable droit à l’égalité et qu’il s’agit d’une mesure d’exclusion, de ségrégation et d’isolement de l’ensemble de la société, cette mesure, dans son contexte social et historique global, est qualifiée à juste titre de fardeau ou de désavantage.

36. Selon le conseil scolaire, les distinctions fondées sur une déficience ne sont pas analogues à celles fondées sur la race ou le sexe aux fins de l’accès à l’éducation car, pour que l’éducation soit égale pour tous, chaque élève doit être traité selon ses capacités ou déficiences réelles. Le juge Arbour a critiqué cet argument en disant que, bien qu’il puisse être plus facile de justifier des différences dans l’accès aux installations scolaires en raison d’une déficience qu’il ne le serait si les différences étaient fondées sur la race, cette analyse doit relever de l’article premier. Il n’y a aucune raison d’établir entre les motifs illicites prévus à l’art. 15 une hiérarchie qui élèverait des distinctions fondées sur certains d’entre eux à une catégorie plus suspecte que si elles étaient fondées sur d’autres. Le juge Arbour a déclaré, à la p. 17, qu’ [traduction] «[o]n devrait plutôt hésiter à accepter comme inévitable et anodine une classification en raison d’une déficience [. . .], sans l’analyse rigoureuse requise par l’art. 15».

37. Les Eaton ont dit qu’ils ne contestaient pas la Loi sur l’éducation, parce que, dans le cas approprié et en utilisant le critère approprié, le Tribunal pourrait ordonner qu’un enfant comme Emily soit placé dans une classe spéciale à part. Ils contestaient seulement le raisonnement suivi par le Tribunal. Non seulement les intimés n’ont pas contesté la Loi sur l’éducation, mais ils ont expressément nié toute intention de le faire. Aucune requête n’a été présentée en vertu de l’art. 109 de la Loi sur les tribunaux judiciaires.

38. Selon le juge Arbour, cet argument posait bien des difficultés. Elle a estimé que, s’il est vrai que la Charte comporte une présomption en faveur de l’intégration, alors le défaut doit consister dans le fait que la Loi sur l’éducation ne la prévoit pas. Elle a déclaré, à la p. 19, que la Loi contrevenait au par. 15(1) parce qu’elle [traduction] «ne prévoit aucun obstacle à la méthode et au raisonnement suivis par le [. . .] Tribunal en l’espèce».

39. Le juge Arbour a ensuite examiné l’article premier de la Charte et a statué que, [traduction] «[c]omme elle [la Loi sur l’éducation] permet une violation de la Charte, sans autre indication, je ne puis dire que la Loi viole aussi peu que possible les droits à l’égalité des élèves handicapés» (p. 20).

40. Le juge Arbour a statué que la réparation convenable consistait à déclarer que l’art. 8 de la Loi devrait s’interpréter de façon à comprendre une indication selon laquelle, à moins que les parents d’un enfant handicapé ne consentent au placement de cet enfant dans un milieu à part, le conseil scolaire doit prévoir un placement qui exclut l’enfant le moins possible et peut encore raisonnablement répondre à ses besoins spéciaux.

41. Le juge Arbour a estimé que le Tribunal ne serait pas inévitablement arrivé à la même conclusion s’il s’était rendu compte que la Charte exige que le recours au placement dans un milieu à part ne se fasse qu’en dernier ressort. Elle a donc ordonné que l’affaire soit renvoyée pour nouvelle audition à un tribunal constitué différemment, où elle serait examinée conformément aux principes constitutionnels exposés dans ses motifs de jugement.

IV. Les questions en litige

42. Le présent pourvoi soulève les questions suivantes:

1. La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en procédant proprio motu et en l’absence de l’avis requis en vertu de l’art. 109 de la Loi sur les tribunaux judiciaires à l’examen de la constitutionnalité de la Loi sur l’éducation?

2. La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la décision du Tribunal contrevenait à l’art. 15 de la Charte?

43. Les autres questions soulevées devant les juridictions inférieures n’ont pas été débattues devant notre Cour.

V. Analyse

La constitutionnalité de la Loi sur l’éducation et du Règlement y afférent

44. L’article 109 de la Loi sur les tribunaux judiciaires prévoit:

109 (1) Une loi du Parlement du Canada ou de la Législature, ou un règlement ou règlement municipal pris sous leur régime, dont la constitutionnalité ou l’applicabilité constitutionnelle est en cause, ne peuvent être déclarés invalides ou inapplicables, à moins qu’un avis n’ait été signifié au procureur général du Canada et au procureur général de l’Ontario conformément au paragraphe (2).

45. L’avis prévu à cet article n’a pas été donné en Cour divisionnaire ou en Cour d’appel et aucune question n’a été soulevée relativement à la constitutionnalité de la Loi. De plus, devant la Cour d’appel, les intimés ont expressément nié toute intention de contester la Loi ou le Règlement. Le procureur général de l’Ontario s’est fié à la position adoptée par les intimés devant les juridictions inférieures et n’a donc présenté aucune observation sur la constitutionnalité de la Loi ni n’a eu l’occasion de produire des éléments de preuve ou de présenter des observations à l’appui de la Loi en vertu de l’article premier de la Charte. Je suis convaincu que l’absence d’avis a causé un préjudice au procureur général de l’Ontario.

46. Dans l’ordonnance rendue par le Juge en chef de notre Cour le 13 février 1996, il est déclaré:

La Cour d’appel, agissant de sa propre initiative, a conclu que l’art. 8 de la Loi apportait une restriction à l’art. 15 de la Charte et a entrepris de le sauver en considérant qu’il incluait des mots qui n’y figuraient pas. Cette démarche relative à l’art. 15 n’a pas été faite concernant l’art. 7.

C’est seulement parce que la Loi, dans son état actuel, a été modifiée au moyen d’une interprétation large visant à sauver la restriction apportée à l’art. 15 que je vais formuler les questions constitutionnelles suivantes:

1. Le paragraphe 8(3) de la Loi sur l’éducation, L.R.O. 1990, ch. E.2, et ses modifications, et l’art. 6 du Règlement 305 de la Loi sur l’éducation portent‑ils atteinte aux droits à l’égalité que le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit à Emily Eaton?

2. Si la réponse à la première question est affirmative, le par. 8(3) de la Loi sur l’éducation et l’art. 6 du Règlement 305 de la Loi sur l’éducation sont‑ils justifiés en tant que limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte?

47. L’ordonnance formulant les questions constitutionnelles ne visait pas à déterminer si la décision de la Cour d’appel de les soulever était valide en l’absence d’avis ou si notre Cour les examinerait. Le fait que des questions constitutionnelles soient formulées n’oblige pas la Cour à les examiner.

48. L’objectif de l’art. 109 est évident. Dans notre démocratie constitutionnelle, ce sont les représentants élus du peuple qui adoptent les lois. Bien que les tribunaux aient reçu le pouvoir de déclarer invalides les lois qui contreviennent à la Charte et qui ne sont pas sauvegardées en vertu de l’article premier, c’est un pouvoir qui ne doit être exercé qu’après que le gouvernement a vraiment eu l’occasion d’en soutenir la validité. Annuler par défaut une disposition législative adoptée par le Parlement ou une législature causerait une injustice grave non seulement aux représentants élus qui l’ont adoptée mais également au peuple. En outre, devant notre Cour, qui a la responsabilité ultime de déterminer si une loi contestée est inconstitutionnelle, il est important que, pour rendre cette décision, nous disposions d’un dossier qui résulte d’un examen en profondeur des questions constitutionnelles soulevées devant les cours ou le tribunal dont les jugements sont portés en appel.

49. Bien que notre Cour n’ait pas encore abordé la question de l’effet juridique de l’absence d’avis, d’autres tribunaux l’ont fait. Les résultats sont contradictoires. Une première tendance favorise l’opinion selon laquelle, en l’absence d’avis, la décision est ipso facto invalide, tandis qu’une autre tendance soutient qu’en l’absence d’avis, une décision est annulable sur preuve de l’existence d’un préjudice.

50. Dans l’arrêt D.N. c. New Brunswick (Minister of Health & Community Services) (1992), 127 R.N.‑B. (2e) 383, la Cour d’appel a examiné un cas où le juge de première instance a, de sa propre initiative, annulé les dispositions de la Loi sur les services à la famille, L.N.-B. 1980, ch. F-2.2, parce qu’elles contrevenaient à la Charte. L’avis prévu à l’art. 22 de la Loi sur l’organisation judiciaire, L.R.N.‑B. 1973, ch. J‑2, n’avait pas été donné. La Cour d’appel a jugé, à la p. 388, que, [traduction] «vu le libellé du par. 22(3), il ne fait aucun doute que la signification des avis est obligatoire. Pour ce motif, le juge de première instance n’aurait pas dû invoquer la Charte de sa propre initiative pour rendre sa décision, sans d’abord donner un avis aux procureurs généraux».

51. Toutefois, dans l’arrêt Ontario (Workers’ Compensation Board) c. Mandelbaum, Spergel Inc. (1993), 12 O.R. (3d) 385, la Cour d’appel de l’Ontario, à la majorité, a abouti à une conclusion différente, le juge Arbour ayant inscrit sa dissidence. Le juge Grange a examiné un argument selon lequel, conformément à l’arrêt D.N. c. New Brunswick (Minister of Health & Community Services), précité, l’avis prévu à l’art. 109 était obligatoire, de sorte que l’omission de donner avis rendait une décision nulle. Il a de plus étayé cette position sur le bref jugement que le juge en chef adjoint Callaghan de la Haute Cour de l’Ontario a rendu dans l’affaire Roberts c. Sudbury (City), 22 juin 1987, inédit, où il a accueilli un appel formé contre une décision rendue en l’absence d’avis et a renvoyé l’affaire pour nouvelle audition à la Cour de district. Le juge Grange a également examiné deux arrêts de la Saskatchewan, R. c. Beare et R. c. Higgins entendus en même temps et tous deux publiés à (1987), 31 C.R.R. 118 (C.A.). Dans un cas, l’avis avait été signifié, mais pas dans l’autre. Ces affaires portaient sur la validité de la Loi sur l’identification des criminels, S.R.C. 1970, ch. I‑1. Dans les deux cas, la cour de première instance a maintenu la validité de la Loi. La Cour d’appel a conclu à l’absence de préjudice parce que le procureur général avait pu présenter dans l’affaire Higgins une plaidoirie qui pouvait s’appliquer aussi à l’affaire Beare. Par conséquent, dans l’affaire Beare, aucun préjudice réel ne résultait de l’omission de déposer l’avis prévu à The Constitutional Questions Act, R.S.S. 1978, ch. C-29. Le juge Grange s’est également reporté à l’arrêt Citation Industries Ltd. c. C.J.A., Loc. 1928 (1988), 53 D.L.R. (4th) 360 (C.A.C.‑B.), dans lequel la Cour d’appel a traité d’un article analogue de la Constitutional Question Act, R.S.B.C. 1979, ch. 63. Tous les avocats avaient demandé que cette affaire soit entendue au fond même si l’avis n’avait pas été signifié au procureur général de la province. Le juge Seaton était d’accord pour entendre l’affaire au fond parce que (à la p. 363), [traduction] «[à] cette étape‑ci, rien ne repose sur l’absence d’un avis antérieur». Le juge Grange a fait observer, aux pp. 390 et 391:

[traduction] Ni l’un ni l’autre des tribunaux de la Saskatchewan ou de la Colombie‑Britannique n’ont traité expressément de l’argument selon lequel les jugements portés en appel étaient nuls. Néanmoins, ils se sont tous fortement appuyés sur l’absence de préjudice causé au procureur général dans sa plaidoirie en appel. En l’espèce, l’avocat représentant le procureur général a été invité à prouver l’existence d’un préjudice et il n’a pu le faire. Selon moi, ce devrait être le facteur déterminant. L’omission de donner avis était survenue tout à fait par inadvertance [. . .] Nous avons entendu toutes les plaidoiries sur la question. Il n’y aurait rien à gagner à renvoyer l’affaire si ce n’est répétition et dépenses.

52. Le juge Arbour a inscrit sa dissidence. Elle a estimé que l’art. 109 crée une obligation de présenter un avis et que la présence ou l’absence de préjudice n’est pas pertinente: [traduction] «Une décision rendue en contravention de cette obligation doit être considérée nulle» (p. 394).

53. Compte tenu de l’objet de l’art. 109 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, je suis enclin à être d’accord avec l’opinion exprimée par la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick dans D.N. c. New Brunswick (Minister of Health & Community Services), précité, et par le juge Arbour, dissidente, dans l’arrêt Mandelbaum, précité, selon laquelle la disposition impose une obligation, et l’omission de donner l’avis invalide une décision rendue en son absence sans que l’existence d’un préjudice ait été prouvée. Il me semble que l’absence d’avis est préjudiciable en soi à l’intérêt public. Je ne suis pas rassuré par le fait que le procureur général sera immanquablement en mesure d’expliquer après coup quelles mesures auraient pu être prises si l’avis avait été donné au moment opportun. Il y a donc un risque que, dans certains cas, une disposition législative puisse être annulée par défaut.

54. Il y a naturellement place à interprétation en ce qui concerne l’art. 109, et il peut se présenter des cas où l’omission de signifier un avis par écrit n’est pas fatale parce que le procureur général donne son consentement à ce que la question soit examinée ou parce qu’il y a eu un avis de facto qui équivaut à un avis par écrit. Il n’est toutefois pas nécessaire d’exprimer une opinion définitive sur ces questions, car je suis convaincu que, selon l’une ou l’autre tendance de la jurisprudence, la décision de la Cour d’appel n’est pas valide. Aucun avis ou quelque équivalent n’a été donné en l’espèce et, en fait, le procureur général et les tribunaux n’avaient aucune raison de croire que la Loi était contestée. Manifestement, l’art. 109 n’a pas été respecté et le procureur général a subi un préjudice grave en raison de l’absence d’avis.

55. On a fait valoir que, malgré ce qui a été dit ci‑dessus, notre Cour devrait connaître de la question de la validité des dispositions de la Loi qui ont été examinées par le juge Arbour. On pourrait soutenir que le refus de le faire serait fondé sur une question de forme. L’absence d’avis et l’absence de dossier exposées devant les cours de justice et les tribunaux administratifs de juridiction inférieure sont loin de constituer des vices de forme. De plus, en règle générale, nous sommes autorisés seulement à rendre la décision que la cour de justice dont la décision a été portée en appel aurait dû rendre (Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, art. 45). Il existe cependant une autre raison pour ne pas se pencher sur la constitutionnalité de la Loi. Le juge Arbour s’est sentie tenue de le faire parce qu’elle était d’avis que la décision du Tribunal était discriminatoire et contrevenait au par. 15(1) de la Charte. En se fondant sur l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, elle s’est sentie obligée de se demander si la Loi était censée permettre un tel résultat. En toute déférence, je suis d’avis que le juge Arbour a commis une erreur à cet égard. Si elle avait conclu, comme je le fais, que le raisonnement suivi et la décision rendue par le Tribunal ne discriminaient pas en contravention de l’art. 15 de la Charte, il n’aurait pas été nécessaire qu’elle examine la validité de la Loi sur le plan constitutionnel et il n’est pas nécessaire que je le fasse.

56. Je passe maintenant à la question de la validité de la décision du Tribunal.

La décision du Tribunal contrevient‑elle à l’art. 15 de la Charte?

57. Le placement des enfants dans des programmes d’enseignement et de services destinés à l’enfance en difficulté se fait conformément aux dispositions de l’art. 8 de la Loi sur l’éducation et du règlement pris sous son régime. Avant 1980, les conseils scolaires n’étaient pas tenus de fournir ces programmes et une personne handicapée pouvait se voir refuser le statut d’élève d’une école élémentaire si elle était [traduction] «incapable en raison d’une déficience mentale ou physique de bénéficier de l’enseignement dispensé dans une école élémentaire» (The Education Act, 1974, S.O. 1974, ch. 109, par. 34(1)).

58. Un changement d’attitude vis‑à‑vis des personnes handicapées s’est amorcé à la suite du rapport présenté par Walter B. Williston en 1971 et intitulé Present Arrangements for the Care and Supervision of Mentally Retarded Persons in Ontario. Ce rapport a entraîné la reconnaissance de l’avantage que présentent l’intégration et la désinstitutionnalisation. Ce changement d’attitude s’est reflété dans des modifications apportées à la Loi sur l’éducation.

59. Le cadre juridique actuel en ce qui concerne l’éducation des enfants en difficulté a été adopté le 12 décembre 1980 lorsque The Education Amendment Act, 1980, S.O. 1980, ch. 61, a reçu la sanction royale. La Loi et le Règlement obligent tous les conseils scolaires à fournir des programmes d’enseignement et de services destinés à l’enfance en difficulté. Le ministère de l’Éducation a pour politique que «[t]out enfant inadapté a droit à l’éducation dans la mesure où il peut en profiter» (Éducation de l’enfance en difficulté: manuel d’information (1984)).

60. Le Règlement 305 de l’Ontario, R.R.O. 1990, auparavant O. Reg. 554/81, traite exclusivement des comités spéciaux d’identification, de placement et de révision en éducation ainsi que des appels. Il prévoit l’identification des élèves en difficulté, la détermination de leurs besoins et leur placement dans un cadre scolaire offrant des programmes d’enseignement et de services destinés à l’enfance en difficulté. Les modifications précises à apporter aux programmes et les services requis par chaque élève en difficulté sont indiqués dans le plan d’éducation de l’élève. Les parents et les tuteurs participent au processus d’identification et de placement, et appel peut être interjeté de l’identification entraînant une décision de placement par le conseil.

61. Voilà le processus qui a abouti à la décision rendue par le Tribunal dans la présente affaire. Après une période d’essai de trois ans dans une classe ordinaire, le CIPR, après consultation avec les éducatrices adjointes et les parents d’Emily, a décidé qu’elle devait être placée dans une classe pour élèves en difficulté. Les parents d’Emily ont interjeté appel auprès d’une Commission d’appel en matière d’éducation de l’enfance en difficulté, qui a confirmé la décision du CIPR à l’unanimité. Les parents ont interjeté appel de nouveau auprès du Tribunal de l’enfance en difficulté de l’Ontario, qui a confirmé à l’unanimité la décision de la Commission d’appel en matière d’éducation de l’enfance en difficulté au cours d’une audition qui a duré 21 jours.

62. Bien qu’il n’y ait pas eu unanimité dans les arrêts rendus par la Cour en ce qui concerne tous les principes relatifs à l’application de l’art. 15 de la Charte, je crois qu’il est possible de trancher la question en litige en se fondant sur les principes au sujet desquels il n’y a pas de désaccord. Il est généralement admis que, avant de pouvoir déterminer qu’il y a eu violation de l’art. 15, le demandeur doit démontrer que la disposition contestée établit une distinction pour un motif illicite ou un motif analogue qui lui refuse un avantage ou un bénéfice ou lui impose un désavantage ou un fardeau.

63. Dans Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, à la p. 485, le juge McLachlin a déclaré:

L'analyse fondée sur le par. 15(1) comporte deux étapes. Premièrement, le demandeur doit démontrer qu'il y a eu négation de son droit «à la même protection» ou «au même bénéfice» de la loi qu'une autre personne. Deuxièmement, le demandeur doit démontrer que cette négation constitue une discrimination. À cette seconde étape, pour établir qu'il y a discrimination, le demandeur doit prouver que la négation repose sur l'un des motifs de discrimination énumérés au par. 15(1) ou sur un motif analogue et que le traitement inégal est fondé sur l'application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe. Si le demandeur s'acquitte de ce fardeau, la violation du par. 15(1) est établie. Il y a alors déplacement de la charge de la preuve et la partie qui cherche le maintien de la loi, habituellement l'État, doit établir que la «justification [de cette discrimination] puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique» conformément à l'article premier de la Charte.

À la p. 487, elle a ajouté:

En outre, si la loi établit une distinction fondée sur un motif énuméré ou un motif analogue, mais n'a pas pour effet d'imposer un désavantage réel dans le contexte social et politique de la demande, elle pourrait bien ne pas non plus contrevenir à l'art. 15: Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872.

64. Dans Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, à la p. 584, les juges Cory et Iacobucci ont dit:

La première [étape] consiste à déterminer si, en raison de la distinction créée par la disposition contestée, il y a eu violation du droit d'un plaignant à l'égalité devant la loi, à l'égalité dans la loi, à la même protection de la loi et au même bénéfice de la loi. À cette étape de l'analyse, il s'agit principalement de vérifier si la disposition contestée engendre, entre le plaignant et d'autres personnes, une distinction fondée sur des caractéristiques personnelles.

Les distinctions créées par les lois n'emportent pas toutes discrimination. C'est pourquoi il faut, à la seconde étape, déterminer si la distinction ainsi créée donne lieu à une discrimination. À cette fin, il faut se demander, d'une part, si le droit à l'égalité a été enfreint sur le fondement d'une caractéristique personnelle qui est soit énumérée au par. 15(1), soit analogue à celles qui y sont énumérées et, d'autre part, si la distinction a pour effet d'imposer au plaignant des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres.

65. Le juge Gonthier (avec l’appui du Juge en chef et des juges La Forest et Major) dans l’arrêt Miron et le juge La Forest (avec l’appui du Juge en chef et des juges Gonthier et Major) dans l’arrêt Egan étaient d’avis qu’il faut démontrer qu’une distinction est fondée sur des caractéristiques personnelles non pertinentes. Suivant ce point de vue, la pertinence relativement à l’objectif législatif ou à la valeur fonctionnelle de la loi, lorsque celle-ci n’est pas discriminatoire en soi, peut annuler la discrimination. Selon l’opinion majoritaire exprimée dans l’arrêt Miron, la pertinence peut aider en tant que facteur à démontrer que le cas entre dans la rare catégorie de ceux où une distinction fondée sur un motif illicite ou un motif analogue ne constitue pas une discrimination. Bien qu’il ne prétende pas traiter de façon exhaustive des divergences entre les juges majoritaires et les juges minoritaires sur ce point, ce résumé suffit aux fins du présent pourvoi.

66. Les principes voulant que toute distinction fondée sur un motif illicite ne constitue pas une discrimination et que les distinctions fondées sur des caractéristiques plutôt présumées que réelles soient en général les signes révélateurs de la discrimination ont une importance particulière lorsqu’ils sont appliqués à une déficience physique ou à une déficience mentale. Pour éviter la discrimination fondée sur ce motif, il faudra souvent établir des distinctions en fonction des caractéristiques personnelles de chaque personne handicapée. Dans Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 169, le juge McIntyre a dit que «le respect des différences [. . .] est l’essence d’une véritable égalité». Cela fait ressortir que le par. 15(1) de la Charte a non seulement pour objet d’empêcher la discrimination par l’attribution de caractéristiques stéréotypées à des particuliers, mais également d’améliorer la position de groupes qui, dans la société canadienne, ont subi un désavantage en étant exclus de l’ensemble de la société ordinaire comme ce fut le cas pour les personnes handicapées.

67. Certains des motifs illicites visent principalement à éliminer la discrimination par l’attribution de caractéristiques fausses fondées sur des attitudes stéréotypées se rapportant à des conditions immuables comme la race ou le sexe. Dans le cas d’une déficience, c’est l’un des objectifs. L’autre objectif, tout aussi important, vise à tenir compte des véritables caractéristiques de ce groupe qui l’empêchent de jouir des avantages de la société, et à les accommoder en conséquence. L’exclusion de l’ensemble de la société découle d’une interprétation de la société fondée seulement sur les attributs «de l’ensemble» auxquels les personnes handicapées ne pourront jamais avoir accès. Qu’il s’agisse de l’impossibilité pour une personne aveugle de réussir un examen écrit ou du besoin d’une rampe pour avoir accès à une bibliothèque, la discrimination ne consiste pas dans l’attribution de caractéristiques fausses à la personne handicapée. La personne aveugle ne peut pas voir et la personne en fauteuil roulant a besoin d’une rampe d’accès. C’est plutôt l’omission de fournir des moyens raisonnables et d’apporter à la société les modifications qui feront en sorte que ses structures et les actions prises n’entraînent pas la relégation et la non‑participation des personnes handicapées qui engendre une discrimination à leur égard. L’enquête sur la discrimination qui recourt au raisonnement fondé sur «l’attribution de caractéristiques stéréotypées», dans son acception courante, est tout simplement inappropriée dans le cas présent. Elle peut être considérée plutôt comme un cas d’inversion d’un stéréotype qui, en ne tenant pas compte de la condition d’une personne handicapée, fait abstraction de sa déficience et la force à se tirer d’affaire toute seule dans l’environnement de l’ensemble de la société. C’est la reconnaissance des caractéristiques réelles, et l’adaptation raisonnable à celles‑ci, qui constitue l’objectif principal du par. 15(1) en ce qui a trait à la déficience.

68. L’évolution de l’enseignement destiné à l’enfance en difficulté en Ontario illustre bien l’interaction de ces objectifs en ce qui concerne la déficience. La politique antérieure d’exclusion dont j’ai fait mention était influencée en grande partie par une attitude stéréotypée envers les personnes handicapées selon laquelle elles ne pouvaient pas fonctionner dans un système conçu pour la population en général. Il n’a pas été tenu compte des caractéristiques véritables des personnes faisant partie de la population handicapée et aucun effort n’a été fait pour composer avec ces caractéristiques. À la suite du changement d’attitude amené par le Rapport Williston et par d’autres facteurs, on en est venu à une politique qui évaluait les caractéristiques véritables des personnes handicapées dans le but de répondre à leurs besoins. L’intégration est le moyen qui a été privilégié, mais, si l’élève ne pouvait pas bénéficier de l’intégration, un programme spécial était conçu afin de permettre aux élèves handicapés de profiter des avantages de l’enseignement offert aux autres.

69. Il s’ensuit que la déficience, en tant que motif illicite, diffère des autres motifs énumérés tels que la race ou le sexe parce que ces motifs ne comportent aucune différence sur le plan individuel. Par contre, quand il s’agit de déficience, il existe des différences énormes selon l’individu et le contexte. Cela engendre, entre autres, [traduction] «le dilemme de la différence» dont parlent les intervenants et selon lequel la ségrégation peut à la fois protéger l’égalité et y porter atteinte selon la personne concernée et le degré de sa déficience. Dans certains cas, l’enseignement à l’enfance en difficulté constitue une adaptation nécessaire du courant général qui permet à certains élèves handicapés d’avoir accès au milieu d'apprentissage dont ils ont besoin pour obtenir l’égalité des chances en éducation. L’intégration devrait être reconnue comme la norme d’application générale en raison des avantages qu’elle procure habituellement, mais une présomption en faveur de l’enseignement intégré ne serait pas à l’avantage des élèves qui ont besoin d’un enseignement spécial pour parvenir à cette égalité. Les écoles qui ont mis l’accent sur les besoins des aveugles et des sourds et l’enseignement aux élèves en difficulté d’apprentissage présentent les aspects positifs du placement dans un cadre pédagogique à part. L’intégration peut se révéler un avantage ou un fardeau selon que l’individu peut profiter ou non des avantages qu’elle apporte.

70. Il s’agit là des principes fondamentaux en regard desquels il faudrait examiner la décision du Tribunal pour déterminer si elle est conforme au par. 15(1). Pour appliquer ces principes, je ne vois aucune raison d’établir une distinction entre l’ordonnance du Tribunal et les motifs de cette ordonnance. C’est une distinction qui a été réclamée en Cour d’appel, mais, à mon avis, les motifs et l’ordonnance ont le même effet et on ne peut les traiter séparément en l’espèce. Ou bien ils sont tous les deux valides, comme je le conclus, ou bien ils sont tous les deux invalides.

La décision du Tribunal

Une distinction

71. Il est tout à fait évident que la Loi établit une distinction entre les enfants «en difficulté» et les autres. Les autres enfants sont placés dans les classes intégrées. Dans certains cas, les enfants en difficulté font l’objet d’une enquête pour déterminer s’ils seront placés dans les classes intégrées ou les classes spéciales. Il est évident que la distinction entre les enfants «en difficulté» et les autres est fondée sur la déficience de l’enfant pris individuellement.

Le fardeau

72. Dans son examen approfondi et minutieux de la question, le Tribunal a tenté d’établir quel placement serait dans l’intérêt d’Emily du point de vue des avantages qu’apporte l’éducation. Pour parvenir à sa conclusion, le Tribunal a examiné les besoins spéciaux d’Emily et a cherché à concevoir un placement qui répondrait à ces besoins spéciaux et lui permettrait de bénéficier des services qu’offre un programme pédagogique. Le Tribunal a tenu compte du grand avantage psychologique qu’offre l’intégration mais a conclu, en se fondant sur les trois années passées dans une classe ordinaire, que l’intégration avait eu [traduction] «l’effet contraire de l’isoler, de la mettre à part dans le cadre en principe intégré».

73. De plus, pour décider du placement approprié, le Tribunal a examiné chacune des différentes catégories de besoins en matière d’éducation. Il a jugé qu’il n’était pas possible de répondre aux besoins d’Emily sur les plans intellectuel et scolaire dans la classe ordinaire sans [traduction] «l’isole[r] à son détriment, et ce, d’une manière qui peut être insidieuse». Il a jugé que les besoins d’Emily sur le plan de la communication seraient mieux comblés dans la classe spéciale. Il a exprimé un doute quant à savoir si l’on répondait à ses besoins sur les plans émotif et social dans la classe ordinaire. Il n’est pas évident que la classe spéciale répondrait mieux à ces besoins spéciaux, mais il a semblé au Tribunal qu’il y avait peu d’interactions sur le plan social, sinon aucune, entre Emily et ses pairs dans la classe ordinaire. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un élément central de sa décision, le Tribunal était également d’avis que certaines adaptations apportées à la salle de classe, comme un pupitre spécial, l’aide sur le plan physique et la surveillance supplémentaire d’éducatrices adjointes, étaient raisonnables, mais qu’il n’était pas raisonnablement possible de répondre à ses besoins spéciaux sur le plan de la sécurité sans modifier radicalement la salle de classe ou établir un niveau très isolateur de surveillance par un adulte.

74. La Cour d’appel était d’avis, à la p. 9, que le Tribunal a énoncé la question principale comme étant de [traduction] «savoir s’il est possible de mieux répondre aux besoins spéciaux d’Emily Eaton dans une classe ordinaire ou dans une classe spéciale», mais qu’il n’a jamais vraiment répondu à cette question. Plus précisément, la Cour d’appel a conclu que le Tribunal a jugé que le placement intégré n’était pas adéquat, sans déclarer que le placement dans un milieu à part serait meilleur. Elle a statué que le Tribunal n’aurait pas dû ordonner un placement dans un milieu à part à moins qu’il ait considéré que celui‑ci était meilleur que le placement intégré.

75. À mon avis, le Tribunal a effectivement répondu à la question qu’il avait énoncée, à savoir quel genre de placement était supérieur. Bien qu’il n’ait pas expressément dit que le placement dans un milieu à part était supérieur au placement intégré, les observations qu’il a formulées indiquaient clairement une telle conclusion. Le Tribunal a regroupé ses observations en plusieurs catégories de besoins et intérêts en matière d’éducation. En ce qui a trait aux besoins d’Emily sur le plan de la communication, le Tribunal a clairement déterminé que, [traduction] «[c]omme ce besoin est d’une importance tellement primordiale pour Emily, il est logique d’en tenir compte, du moins au début, et jusqu’à ce qu’elle montre une capacité minimale, dans un cadre où elle aura le plus de chances de recevoir un [. . .] enseignement [très individualisé, grandement spécialisé, extrêmement intensif et très personnalisé]». Bien que le Tribunal n’ait pas indiqué comment on répondrait mieux aux besoins d’Emily sur le plan intellectuel ou social dans le cadre du placement dans un milieu à part que dans celui du placement intégré, il a clairement conclu que non seulement on n’a pas répondu à ces besoins mais qu’elle était isolée «à son détriment, et ce, d’une manière qui peut être insidieuse». Le Tribunal était également d’avis que, en ce qui concerne la sécurité physique d’Emily, la salle de classe spéciale était supérieure à la classe intégrée. Il a examiné plusieurs catégories de besoins et a fait remarquer qu’on répondrait mieux à certains, dont les plus importants pour Emily, dans la salle de classe à part. Pour ce qui est des autres, bien qu’il n’ait pas tiré expressément de conclusion quant à savoir comment la salle de classe à part serait supérieure, l’inefficacité de la salle de classe intégrée a été établie.

76. Le Tribunal a donc mesuré les différents intérêts d’Emily Eaton sur le plan éducationnel, en tenant compte de ses besoins spéciaux, et a conclu que le meilleur placement possible était dans la classe spéciale. Il importe de noter que le placement proposé était dans une classe située dans une école régulière où, selon le témoignage du titulaire de la classe dans laquelle le conseil proposait de placer Emily [traduction] «la classe spéciale est intégrée aux classes ordinaires au moyen de la rencontre du matin et d’un système d'apprentissage par jumelage qui peut comprendre des activités artistiques avec guidage de la main, de la musique, de la lecture, des sorties telles que des marches et les récréations, des activités spéciales comme des réunions, des mini‑olympiques, des jeux interactifs comme faire rouler un ballon ou jouer à la balle». En outre, le Tribunal a fait allusion à la nécessité d’évaluer de façon continue l’intérêt d’Emily, de sorte que tout changement dans ses besoins puisse se refléter dans le placement. En dernier lieu, le Tribunal a déclaré:

[traduction] . . . notre décision en faveur du placement dans une classe spéciale ne dégage pas le conseil scolaire et les parents de l’obligation de collaborer de façon créative et continue afin de répondre à ses besoins actuels et futurs. Le cas d’Emily est tellement inhabituel que des réponses inhabituelles peuvent bien s’imposer dans son cas. De tels résultats ne peuvent être obtenus que par la coopération et, ce qui est le plus important, par le compromis.

Il semble bizarre qu’une décision découlant d’une telle démarche puisse être considérée comme un fardeau ou un désavantage imposé à un enfant.

77. Nous ne devons toutefois pas oublier que, dans le cas d’un enfant qui est jeune ou incapable de communiquer ses besoins ou ses désirs, les droits à l’égalité sont exercés en son nom, habituellement par ses parents. De plus, les conditions requises pour le respect de ces droits dans ce cadre sont établies par des adultes qui exercent une autorité sur cet enfant. Pour cette raison, l’instance décisionnelle doit en outre s’assurer que sa décision au sujet de l’arrangement approprié dans le cas d’un enfant en difficulté soit prise dans une optique subjective et orientée vers l’enfant, qui tente de rendre l’égalité significative du point de vue de l’enfant par opposition à celui des adultes qui l’entourent. Pour atteindre ce but, elle doit également s’assurer que le genre d’arrangement choisi est dans l’intérêt de l’enfant. Une instance décisionnelle doit déterminer si le cadre intégré peut être adapté pour répondre aux besoins spéciaux d’un enfant en difficulté. Lorsque ce n’est pas possible, c’est‑à‑dire lorsque des aspects du cadre intégré qui ne peuvent pas raisonnablement être modifiés empêchent de répondre aux besoins spéciaux de l’enfant, le principe de l’arrangement exigera un placement spécial à l’extérieur de ce cadre. Dans le cas des enfants plus âgés et de ceux qui peuvent communiquer leurs désirs et leurs besoins, leur opinion jouera un rôle important dans la détermination de leur intérêt. Dans le cas des enfants plus jeunes et de ceux qui, comme Emily, sont incapables de faire un choix ou ont des moyens très limités de communiquer leurs désirs, l’instance décisionnelle doit prendre cette décision en tenant compte des autres éléments de preuve portés à sa connaissance.

78. La Cour d’appel était d’avis que le raisonnement suivi par le Tribunal contrevenait au par. 15(1) parce que la Charte impose une présomption en faveur de l’intégration. Cette présomption est écartée si les parents donnent leur consentement à un placement dans un milieu à part. Cela se reflète dans la réparation que la Cour d’appel a jugée appropriée. L’article 8 de la Loi devait se lire de façon à comprendre une directive selon laquelle, à moins que les parents d’un enfant handicapé consentent à son placement dans un milieu à part, la présomption s’applique.

79. À mon avis, l’application d’un critère conçu afin de s’assurer de ce qui est dans le meilleur intérêt de l’enfant atteindra mieux cet objectif si le critère est libre de toute présomption. L’application d’une présomption tend à rendre la procédure plus technique et plus accusatoire. En outre, il y a un risque que, dans certains cas, la décision soit prise par défaut plutôt qu’au fond quant à ce qui est dans le meilleur intérêt de l’enfant. Je mettrais également en doute l’opinion selon laquelle une présomption relative au meilleur intérêt d’un enfant s’impose sur le plan constitutionnel, lorsque la présomption peut être automatiquement écartée par la décision des parents de l’enfant. Un tel résultat va à l’encontre des décisions de notre Cour selon lesquelles ce n’est pas l’opinion des parents quant au meilleur intérêt de leur enfant qui tranche la question. Voir E. (Mme) c. Eve, [1986] 2 R.C.S. 388; B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315.

80. Je conclus que le placement d’Emily qui a été confirmé par le Tribunal ne constituait pas l’imposition d’un fardeau ou d’un désavantage ni par ailleurs le refus d’un avantage ou bénéfice à cette enfant. Ni l’ordonnance du Tribunal ni le raisonnement qu’il a suivi ne peuvent s’interpréter comme une violation de l’art. 15. La démarche retenue par le Tribunal est autorisée par le libellé général du par. 8(3) de la Loi. Je suis d’avis que cette démarche est conforme au par. 15(1) de la Charte. Dans les circonstances, il n’est ni nécessaire ni souhaitable de se demander si le libellé général du par. 8(3) et du Règlement autoriserait une autre démarche, qui pourrait violer le par. 15(1).

81. En conséquence, le pourvoi est accueilli, le jugement de la Cour d’appel est infirmé et celui de la Cour divisionnaire est rétabli. Les appelants ont droit aux dépens en notre Cour. Je suis d’avis de ne pas accorder les dépens en Cour d’appel.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureurs de l’appelant le Conseil scolaire du comté de Brant: Hicks, Morley, Hamilton, Stewart, Storie, Toronto.

Procureur de l’appelant le procureur général de l’Ontario: Le procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur des intimés: Advocacy Resource Centre for the Handicapped, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec: Le procureur général du Québec, Ste‑Foy.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique: Le procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureur des intervenantes la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law et la Learning Disabilities Association of Ontario: La Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, Toronto.

Procureurs de l’intervenante l’Association des conseils scolaires publics de l’Ontario: Hicks, Morley, Hamilton, Stewart, Storie, Toronto.

Procureurs de l’intervenante l’Association Syndrome Down de l’Ontario: McCarthy, Tétreault, Toronto.

Procureurs des intervenants le Conseil des Canadiens avec déficiences, la Confédération des organismes de personnes handicapées du Québec, l’Association canadienne pour l’intégration communautaire et Les personnes d’abord du Canada: McMillan, Binch, Toronto, et Sanson & Hart, Toronto.

Procureurs de l’intervenante la Société du timbre de Pâques: Eberts, Symes, Street & Corbett, Toronto.

Procureur de l’intervenante la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse: Philippe Robert de Massy, Montréal.


Synthèse
Référence neutre : [1997] 1 R.C.S. 241 ?
Date de la décision : 06/02/1997
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droits à l’égalité - Déficience physique - Enfant atteinte de déficiences physiques et identifiée comme étant une «élève en difficulté» - Enfant placée à l’essai dans une école de son voisinage - Décision prise par la suite qu’il serait dans l’intérêt de l’enfant de la placer dans une classe pour élèves en difficulté - Le placement dans une classe pour élèves en difficulté sans le consentement des parents viole‑t‑il les droits à l’égalité garantis à l’enfant par l’art. 15 de la Charte? - Dans l’affirmative, cette violation peut‑elle se justifier selon l’article premier? - La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en examinant des questions constitutionnelles en l’absence de l’avis requis par la Loi sur les tribunaux judiciaires? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 15 - Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, art. 109(1) - Loi sur l’éducation, L.R.O. 1990, ch. E.2, art. 1(1), 8(3) - R.R.O. 1990, Règl. 305, art. 6.

Les intimés sont les parents d’une petite fille de 12 ans atteinte de paralysie cérébrale qui est incapable de communiquer par la parole, par le langage gestuel ou par tout autre moyen de communication, qui présente une certaine déficience visuelle et une mobilité réduite et qui utilise la plupart du temps un fauteuil roulant. Bien qu’elle ait été identifiée comme une «élève en difficulté» par un Comité d’identification, de placement et de révision («CIPR»), l’enfant a, à la demande de ses parents, été placée à l’essai à l’école de son voisinage. Une éducatrice adjointe à temps plein, dont la fonction principale était de s’occuper des besoins de l’enfant, a été assignée à sa salle de classe. Après trois ans, les enseignantes et les adjointes ont conclu que ce placement n’était pas dans l’intérêt de l’enfant et qu’en fait il pourrait même lui causer un préjudice. Lorsque le CIPR a décidé que l’enfant devait être placée dans une classe pour élèves en difficulté, ses parents ont interjeté appel de cette décision auprès d’une commission d’appel en matière d’éducation de l’enfance en difficulté, qui a confirmé la décision du CIPR à l’unanimité. Les parents ont interjeté appel de nouveau auprès du Tribunal de l’enfance en difficulté de l’Ontario (le «Tribunal»), qui a également confirmé la décision à l’unanimité. Ils ont ensuite présenté une demande de contrôle judiciaire à la Cour divisionnaire de la Cour de l’Ontario (Division générale), qui a rejeté la demande. La Cour d’appel a accueilli l’appel subséquent et a annulé l’ordonnance du Tribunal. Il s’agit en l’espèce de savoir si la Cour d’appel a commis une erreur (1) en procédant de son propre chef et en l’absence de l’avis requis à l’art. 109 de la Loi sur les tribunaux judiciaires à l’examen de la constitutionnalité de la Loi sur l’éducation et (2) en concluant que la décision du Tribunal contrevenait à l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major: L’objectif de l’art. 109 de la Loi sur les tribunaux judiciaires est évident. Dans notre démocratie constitutionnelle, ce sont les représentants élus du peuple qui adoptent les lois. Bien que les tribunaux aient reçu le pouvoir de déclarer invalides les lois qui contreviennent à la Charte et qui ne sont pas sauvegardées en vertu de l’article premier, c’est un pouvoir qui ne doit être exercé qu’après que le gouvernement a vraiment eu l’occasion d’en soutenir la validité. Annuler par défaut une disposition législative adoptée par le Parlement ou une législature causerait une injustice grave non seulement aux représentants élus qui l’ont adoptée mais également au peuple. En outre, notre Cour a la responsabilité ultime de déterminer si une loi contestée est inconstitutionnelle, et il est important que, pour rendre cette décision, la Cour dispose d’un dossier qui résulte d’un examen en profondeur des questions constitutionnelles soulevées devant les cours ou le tribunal dont les jugements sont portés en appel.

Il existe deux tendances jurisprudentielles contradictoires en ce qui concerne la question de l’effet juridique de l’absence d’avis. Une première tendance favorise l’opinion selon laquelle, en l’absence d’avis, la décision est ipso facto invalide, tandis qu’une autre tendance soutient qu’en l’absence d’avis, une décision est annulable sur preuve de l’existence d’un préjudice. Il n’est pas nécessaire d’exprimer une opinion définitive sur l’approche qui devrait prévaloir (bien que les tribunaux aient opté pour la première) parce que la décision de la Cour d’appel n’est pas valide selon l’une ou l’autre tendance. Aucun avis ou quelque équivalent n’a été donné en l’espèce et, en fait, le procureur général et les tribunaux n’avaient aucune raison de croire que la Loi était contestée. Manifestement, l’art. 109 n’a pas été respecté et le procureur général a subi un préjudice grave en raison de l’absence d’avis.

Bien qu’il n’y ait pas eu unanimité dans les arrêts rendus par la Cour en ce qui concerne tous les principes relatifs à l’application de l’art. 15 de la Charte, il est possible de trancher la question relative à cet article en se fondant sur les principes au sujet desquels il n’y a pas de désaccord. Avant de pouvoir déterminer qu’il y a eu violation de l’art. 15, le demandeur doit démontrer que la disposition contestée établit une distinction pour un motif illicite ou un motif analogue qui lui refuse un avantage ou un bénéfice ou lui impose un désavantage ou un fardeau. Les principes voulant que toute distinction fondée sur un motif illicite ne constitue pas une discrimination et que les distinctions fondées sur des caractéristiques plutôt présumées que réelles soient en général les signes révélateurs de la discrimination ont une importance particulière lorsqu’ils sont appliqués à une déficience physique ou à une déficience mentale.

Certains des motifs illicites visent principalement à éliminer la discrimination par l’attribution de caractéristiques fausses fondées sur des attitudes stéréotypées se rapportant à des conditions immuables comme la race ou le sexe. Dans le cas d’une déficience, c’est l’un des objectifs. L’autre objectif, tout aussi important, vise à tenir compte des véritables caractéristiques de ce groupe qui l’empêchent de jouir des avantages de la société, et à s’adapter en conséquence. L’exclusion de l’ensemble de la société découle d’une interprétation de la société fondée seulement sur les attributs «de l’ensemble» auxquels les personnes handicapées ne pourront jamais avoir accès. C’est l’omission de fournir des moyens raisonnables et d’apporter à la société les modifications qui feront en sorte que ses structures et les actions prises n’entraînent pas la non‑participation des personnes handicapées qui engendre une discrimination à leur égard. L’enquête sur la discrimination qui recourt au raisonnement fondé sur «l’attribution de caractéristiques stéréotypées» est tout simplement inappropriée dans le cas présent. C’est la reconnaissance des caractéristiques réelles et l’adaptation raisonnable à celles‑ci qui constituent l’objectif principal du par. 15(1) en ce qui a trait à la déficience.

La déficience, en tant que motif illicite, diffère des autres motifs énumérés tels que la race ou le sexe parce que ces motifs ne comportent aucune différence sur le plan individuel. Cependant, la déficience entraîne des différences énormes selon l’individu et le contexte. Cela engendre, entre autres, le «dilemme de la différence» selon lequel la ségrégation peut à la fois protéger l’égalité et y porter atteinte selon la personne concernée et le degré de sa déficience.

Le Tribunal a entrepris de déterminer quel genre de placement était supérieur, a mesuré les différents intérêts de l’enfant sur le plan éducationnel en tenant compte de ses besoins spéciaux et a conclu que le meilleur placement possible était dans la classe spéciale. Il a également fait allusion à la nécessité d’évaluer de façon continue l’intérêt de l’enfant, de sorte que tout changement dans ses besoins puisse se refléter dans le placement. Une décision découlant d’une telle démarche ne pourrait pas être considérée comme un fardeau ou un désavantage imposé à un enfant.

Dans le cas d’un enfant qui est jeune ou incapable de communiquer ses besoins ou ses désirs, les droits à l’égalité sont exercés au nom de cet enfant, habituellement par ses parents. De plus, les conditions requises pour le respect de ces droits dans ce cadre sont établies par des adultes qui exercent une autorité sur cet enfant. L’instance décisionnelle doit donc en outre s’assurer que sa décision au sujet de l’arrangement approprié dans le cas d’un enfant en difficulté soit prise dans une optique subjective et orientée vers l’enfant, qui tente de rendre l’égalité significative du point de vue de l’enfant par opposition à celui des adultes qui l’entourent. Pour atteindre ce but, elle doit également s’assurer que le genre d’arrangement choisi est dans l’intérêt de l’enfant. Une instance décisionnelle doit déterminer si le cadre intégré peut être adapté pour répondre aux besoins spéciaux d’un enfant en difficulté. Lorsque ce n’est pas possible, c’est‑à‑dire lorsque des aspects du cadre intégré qui ne peuvent pas raisonnablement être modifiés empêchent de répondre aux besoins spéciaux de l’enfant, le principe de l’arrangement exigera un placement spécial à l’extérieur de ce cadre. Dans le cas des enfants plus âgés et de ceux qui peuvent communiquer leurs désirs et leurs besoins, leur opinion jouera un rôle important dans la détermination de leur intérêt. Dans le cas des enfants plus jeunes et de ceux qui sont incapables de faire un choix ou ont des moyens très limités de communiquer leurs désirs, l’instance décisionnelle doit prendre cette décision en tenant compte des autres éléments de preuve portés à sa connaissance.

L’application d’un critère conçu afin de s’assurer de ce qui est dans l’intérêt de l’enfant atteindra mieux cet objectif si le critère est libre d’une présomption imposée par la Charte en faveur de l’intégration qui pourrait être écartée si les parents donnent leur consentement à un placement dans un milieu à part. L’application d’une présomption tend à rendre la procédure plus technique et plus accusatoire. En outre, il y a un risque que, dans certains cas, la décision soit prise par défaut plutôt qu’au fond quant à ce qui est dans l’intérêt de l’enfant. Il faut également mettre en doute l’opinion selon laquelle une présomption relative à l’intérêt d’un enfant s’impose sur le plan constitutionnel, étant donné que la présomption pourrait être automatiquement écartée par la décision des parents de l’enfant. Notre Cour a conclu que ce n’est pas l’opinion des parents quant à l’intérêt de leur enfant qui tranche la question.

Le placement de l’enfant qui a été confirmé par le Tribunal ne constituait pas l’imposition d’un fardeau ou d’un désavantage ni par ailleurs le refus d’un avantage ou bénéfice. Ni l’ordonnance du Tribunal ni le raisonnement qu’il a suivi ne peuvent s’interpréter comme une violation de l’art. 15. La démarche retenue par le Tribunal est autorisée par le libellé général du par. 8(3) de la Loi. Dans les circonstances, il n’est ni nécessaire ni souhaitable de se demander si le libellé général du par. 8(3) ou du Règlement autoriserait une autre démarche, qui pourrait violer le par. 15(1).

Le juge en chef Lamer et le juge Gonthier: L’analyse du juge Sopinka sur les arguments présentés relativement au par. 15(1) de la Charte et sa conclusion selon laquelle il n’y a pas eu atteinte aux droits à l’égalité de l’enfant sont acceptées.

L’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson a été appliqué de façon erronée par la juridiction inférieure en ce sens que la Cour d’appel a conclu que la faiblesse de la Loi sur l’éducation sur le plan constitutionnel réside dans ce qu’elle ne dit pas — la loi autorise ce qu’elle n’interdit pas expressément, y compris un comportement inconstitutionnel. Toutefois, l’arrêt Slaight Communications soutient exactement le contraire — c’est‑à‑dire qu’il faut donner aux silences des textes de loi l’interprétation atténuée selon laquelle ces textes n’autorisent pas les atteintes à la Charte, à moins que cela ne soit pas possible parce qu’une telle autorisation s’impose par implication nécessaire. Quel que soit l’article de la Loi ou du Règlement 305 qui confère au Tribunal le pouvoir de placer des élèves en difficulté, l’arrêt Slaight Communications exigerait que tout libellé non limitatif utilisé dans cette disposition (le cas échéant) soit interprété comme n’autorisant pas des atteintes à la Charte.


Parties
Demandeurs : Eaton
Défendeurs : Conseil scolaire du comté de Brant

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Sopinka
Arrêts examinés: D.N. c. New Brunswick (Minister of Health & Community Services) (1992), 127 R.N.‑B. (2e) 383
Ontario (Workers’ Compensation Board) c. Mandelbaum, Spergel Inc. (1993), 12 O.R. (3d) 385
R. c. Beare
R. c. Higgins (1987), 31 C.R.R. 118
Citation Industries Ltd. c. C.J.A., Loc. 1928 (1988), 53 D.L.R. (4th) 360
arrêts mentionnés: R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296
Roberts c. Sudbury (City), H.C. Ont., 22 juin 1987, inédit
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038
Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
E. (Mme) c. Eve, [1986] 2 R.C.S. 388
B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315.
Citée par le juge en chef Lamer
Arrêt examiné: Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 15(1), (2).
Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, ch. H.19.
Constitutional Question Act, R.S.B.C. 1979, ch. 63.
Constitutional Questions Act, R.S.S. 1978, ch. C‑29.
Education Act, 1974, S.O. 1974, ch. 109, art. 34(1).
Education Amendment Act, 1980, S.O. 1980, ch. 61.
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S‑26, art. 45.
Loi sur l’éducation, L.R.O. 1990, ch. E.2, art. 1(1), 8(3).
Loi sur les services à la famille, L.N.‑B. 1980, ch. F‑2.2.
Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, art. 109(1).
Loi sur l’identification des criminels, S.R.C. 1970, ch. I‑1.
Loi sur l’organisation judiciaire, L.R.N.‑B. 1973, ch. J‑2, art. 22.
R.R.O. 1990, Règl. 305, art. 6(1), (2).
Doctrine citée
Ontario. Department of Health. A Report to the Minister of Health on Present Arrangements for the Care and Supervision of Mentally Retarded Persons in Ontario. By Walter B. Williston. Toronto: 1971.
Ontario. Ministère de l’Éducation. Éducation de l’enfance en difficulté: manuel d’information. Toronto: 1984.

Proposition de citation de la décision: Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241 (6 février 1997)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1997-02-06;.1997..1.r.c.s..241 ?
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