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16/11/1995 | CANADA | N°[1995]_4_R.C.S._201

Canada | R. c. Khela, [1995] 4 R.C.S. 201 (16 novembre 1995)


R. c. Khela, [1995] 4 R.C.S. 201

Santokh Singh Khela et Kashmir Singh Dhillon Appelants

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Khela

No du greffe: 24265.

1995: 24 mai; 1995: 16 novembre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1994] 63 Q.A.C. 273, 92 C.C.C. (3d) 81, qui a annulé un jugement et rejeté une demande d'arrêt des procédures en accueillant un appel contre

une décision du juge Steinberg, [1992] Q.J. No. 409, entendu à la suite d'un arrêt de la Cour d'appel (1991), 41 Q....

R. c. Khela, [1995] 4 R.C.S. 201

Santokh Singh Khela et Kashmir Singh Dhillon Appelants

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Khela

No du greffe: 24265.

1995: 24 mai; 1995: 16 novembre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1994] 63 Q.A.C. 273, 92 C.C.C. (3d) 81, qui a annulé un jugement et rejeté une demande d'arrêt des procédures en accueillant un appel contre une décision du juge Steinberg, [1992] Q.J. No. 409, entendu à la suite d'un arrêt de la Cour d'appel (1991), 41 Q.A.C. 101, 68 C.C.C. (3d) 81, 9 C.R. (4th) 380, qui avait ordonné la tenue d'un nouveau procès en accueillant un appel contre une décision du juge Barrette‑Joncas. Pourvoi accueilli, le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente.

David W. Gibbons, c.r., pour l'appelant Santokh Singh Khela.

Clayton C. Ruby, pour l'appelant Kashmir Singh Dhillon.

Pierre Sauvé, pour l'intimée.

Version française du jugement des juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major rendu par

1 Les juges Sopinka et Iacobucci — Le présent pourvoi porte sur l'application aux circonstances particulières de l'espèce, qui concerne la divulgation de l'identité d'un indicateur du ministère public, des principes relatifs à la communication de la preuve par le ministère public formulés par notre Cour dans l'arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326.

I. Les faits

2 Vers la fin de mai 1986, les appelants, Khela et Dhillon, ont été accusés d'avoir comploté en vue de commettre le meurtre de personnes se trouvant à bord d'un aéronef aux États‑Unis, en plaçant une bombe dans l'appareil. Ils ont été arrêtés le 30 mai 1986 et ils sont en détention depuis. Ils ont plaidé non coupables et ont renoncé à leur droit à une enquête préliminaire.

3 Au cours de leur premier procès, le 23 décembre 1986, les appelants ont été déclarés coupables, par un jury, de trois chefs d'accusation de complot, mais la déclaration de culpabilité n'a été inscrite qu'à l'égard du premier chef. Les appelants ont été condamnés à l'emprisonnement à perpétuité. Au cours du procès, les appelants avaient tenté à deux reprises, mais sans succès, d'assigner à témoigner un indicateur de la police, «Billy Joe» (qui n'était pas un agent de police). Cependant, le juge de première instance a refusé, concluant que le nom de l'indicateur était un renseignement privilégié. Billy Joe avait été un contact essentiel au cours de l'enquête visant les appelants qu'avaient menée les agents d'infiltration. En défense, on a prétendu qu'il y avait eu des discussions entre l'appelant Khela et Billy Joe, et qu'une somme de 8 000 $ avait été payée à ce dernier pour qu'il achète une automobile volée, dans le cadre d'un complot entre lui et Khela en vue de l'importation, aux États‑Unis, de véhicules volés. Une somme totale de 20 000 $ devait être versée, dont 8 000 $ avaient déjà été payés à Billy Joe. La thèse du ministère public était que l'argent avait été versé pour qu'on fasse sauter un aéronef.

4 Le 9 septembre 1991, la Cour d'appel (appel no 1) ((1991), 68 C.C.C. (3d) 81) a accueilli l'appel interjeté par les appelants (avis d'appel déposé le 20 janvier 1987), et elle a ordonné la tenue d'un nouveau procès. Le juge Proulx, s'exprimant au nom de la Cour d'appel, a conclu que l'identité de l'indicateur de la police n'était pas un renseignement privilégié et qu'elle aurait dû être divulguée, et il a ordonné la tenue d'un nouveau procès. Le juge Proulx a conclu par ce qui suit, à la p. 93:

[traduction] Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis que le juge du procès a fait erreur en refusant d'accéder à la demande des appelants et d'ordonner au ministère public, (1) de communiquer, avant le procès, la preuve rapportée par l'indicateur; (2) de communiquer le nom au complet de Billy Joe et ses coordonnées, et (3) de permettre aux appelants de rencontrer Billy Joe. [Nous soulignons.]

5 En février 1992, avant la tenue du deuxième procès, les avocats des appelants ont demandé à interroger Billy Joe. Le ministère public les a informés qu'ils pourraient le faire, mais que leurs questions devraient se limiter aux points spécifiés dans l'arrêt de la Cour d'appel (le paiement de 8 000 $ et les rencontres entre l'«expert en explosifs» et Khela), et que l'interrogatoire ne pourrait pas être enregistré sur bande audio ni consigné par un sténographe judiciaire. Au cours de l'interrogatoire en question, qui s'est déroulé le 27 février 1992, aux bureaux du ministère public au palais de justice de Montréal, les avocats des appelants ont rencontré un «Billy Joe» récalcitrant, encagoulé et flanqué de deux armoires à glace (apparemment des gardes du corps), individus au sujet desquels le représentant du ministère public présent s'est contenté de dire qu'il ne s'agissait pas de policiers. «Billy Joe» a refusé de répondre en anglais aux questions et il a parlé uniquement en français, même si, au cours du premier procès, on avait établi que Billy Joe parlait couramment l'anglais. Les avocats de la défense ont mis en doute l'identité de Billy Joe et la rencontre a pris fin sans qu'aucune question ne lui ait été posée. Le ministère public a également remis une copie du casier judiciaire de Billy Joe, copie sur laquelle on avait biffé les dates et les lieux y mentionnés, afin de dissimuler l'identité de Billy Joe. Le ministère public n'a pas communiqué à la défense le nom, l'adresse ou quelque autre renseignement relatif à l'identité de Billy Joe, non plus que le témoignage que ce dernier se proposait de donner.

6 Dès le début du deuxième procès, le 10 mars 1992 ([1992] Q.J. No. 409), mais avant la sélection du jury, les appelants ont, en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, présenté deux demandes d'arrêt des procédures, fondées sur les moyens suivants:

[traduction]

(1)Le ministère public ne s'est pas conformé à la décision de la Cour d'appel et avait omis de communiquer à la défense des éléments de preuve essentiels et pertinents;

(2)Le ministère public a porté atteinte au droit des appelants d'être jugés dans un délai raisonnable.

Parmi les éléments de preuve présentés au soutien de ces demandes, il y avait deux déclarations sous serment de l'avocat de Dhillon, auxquelles étaient jointes, à titre de pièces, une série de lettres échangées par le substitut du procureur général et les avocats de la défense concernant l'évolution du dossier ainsi que la nature et l'étendue de la communication de la preuve touchant Billy Joe. Le ministère public était d'avis qu'il n'était pas obligé de communiquer les nom et coordonnées de Billy Joe ou de permettre à la défense de le rencontrer, étant donné que la décision de la Cour d'appel ne comportait pas d'ordonnance lui intimant expressément de le faire.

7 Le juge Steinberg de la Cour supérieure a conclu qu'il y avait eu violation des droits garantis aux appelants par l'art. 7 et l'al. 11b) de la Charte. Il a, en conséquence, ordonné l'arrêt des procédures en vertu du par. 24(1) de la Charte ainsi que la libération des appelants. La Cour d'appel du Québec ((1994), 92 C.C.C. (3d) 81) a par la suite accueilli l'appel interjeté par le ministère public, annulé l'arrêt des procédures et ordonné la tenue d'un nouveau procès relativement aux accusations initiales, procès au cours duquel le juge de première instance aurait à se prononcer sur l'étendue et le moment de la communication de la preuve qu'était censé présenter Billy Joe. En vertu de l'al. 691(2)a) du Code Criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, la Cour est saisie de plein droit du présent pourvoi, qui porte sur une question de droit seulement et vise la décision d'une cour d'appel ayant infirmé un acquittement (l'arrêt des procédures équivalant à un acquittement): R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594.

II. Analyse

8 L'ordonnance intimant l'arrêt des procédures était fondée sur deux motifs: l'existence d'un délai déraisonnable et la non‑communication de la preuve par le ministère public. Pour ce qui est du premier motif, nous souscrivons à l'opinion du juge Baudouin de la Cour d'appel que ce motif doit être rejeté.

9 Le deuxième motif se rapporte à l'inobservation de la décision du juge Proulx, qui s'est exprimé au nom de la Cour d'appel. Même ci cette décision est antérieure à l'arrêt Stinchcombe, précité, de notre Cour, elle est néanmoins conforme aux principes exprimés dans cet arrêt, compte tenu de la réserve que nous exprimons plus loin, dans les présents motifs, relativement à la troisième condition prévue par la décision. De plus, cette décision n'a fait l'objet d'aucun pourvoi ou demande de pourvoi, et aucune demande n'a été présentée au juge du procès pour qu'il la modifie. En conséquence, elle était exécutoire, suivant les conditions y figurant, et elle ne peut pas, maintenant, être contestée indirectement.

10 Tant devant la Cour d'appel (appel no 2) que devant notre Cour, le ministère public a cherché à faire réexaminer la question du privilège relatif à l'identité de Billy Joe. Dans ses motifs, le juge Baudouin a apparemment considéré que toutes les questions relatives à la communication de la preuve, y compris l'exécution de la décision du juge Proulx, restaient à trancher. Comme la question du privilège a été décidée par la Cour d'appel (appel no 1), cette dernière (appel no 2) ne pouvait la réexaminer, pas plus d'ailleurs que ne le peut notre Cour dans le cadre du présent pourvoi. Le ministère public a laissé entendre qu'il était en possession d'éléments de preuve tendant à indiquer que la sécurité de Billy Joe était menacée. On ne sait pas exactement quand cette preuve aurait été portée à la connaissance du ministère public. Ce dernier a fait état de cette information, mais aucune demande n'a été présentée à notre Cour en vue du dépôt de nouveaux éléments de preuve, non plus qu'on a demandé au juge Steinberg de modifier les conditions de la communication de la preuve en fonction de ces nouveaux éléments. Cela ne suffit pas pour justifier le réexamen de la question du privilège devant notre Cour. Lorsque le ministère public entre en possession de nouveaux éléments de preuve susceptibles de justifier la modification des conditions de l'obligation qui lui incombe en matière de communication de la preuve, c'est une demande de modification qu'il convient de présenter au juge du procès. En effet, ce dernier a le pouvoir discrétionnaire de modifier une ordonnance de communication de la preuve sur la foi d'éléments de preuve établissant qu'il s'est produit un changement dans les faits sur lesquels était fondée l'ordonnance en question. Une telle demande doit être présentée à la première occasion. En cas de difficulté de se conformer à une ordonnance en matière de communication de la preuve, le problème devrait être réglé en présentant une demande de modification des obligations de communication, plutôt qu'en omettant de se conformer à ces obligations et en tentant, après coup, de justifier ce manquement en affirmant que de nouveaux faits seraient survenus.

11 La Cour d'appel (appel no 2) a aussi statué que le dossier dont disposait le juge Steinberg relativement à la demande présentée avant le deuxième procès était manifestement insuffisant pour permettre de déterminer si le ministère public avait respecté ses obligations en matière de communication de la preuve. Le juge Baudouin, qui paraît avoir fondé cette conclusion principalement sur la confusion qui a existé entre le ministère public et les avocats de la défense, a conclu que la question n'avait jamais été tranchée en toute connaissance de cause.

12 Pour résoudre la question préliminaire de savoir si le dossier dont disposait le juge Steinberg était suffisant, il faut répondre aux deux questions suivantes:

a)La décision du juge Proulx de la Cour d'appel décrivait-elle de façon suffisamment précise et l'étendue de l'obligation de communication de la preuve qui incombait au ministère public relativement à Billy Joe et le moment où il devait s'acquitter de cette obligation?

b)Les faits relatifs à l'étendue de la communication de la preuve qu'a concrètement faite le ministère public relativement à Billy Joe ont‑ils été établis dans le cadre des demandes présentées avant le procès devant le juge Steinberg?

13 En ce qui concerne la première question, le juge Proulx de la Cour d'appel (no 1) a conclu, à la p. 92, que Billy Joe était [traduction] «un élément fondamental de la thèse de la défense». Il était témoin relativement à des faits substantiels en plus d'être un agent provocateur. En conséquence, il était visé par les exceptions reconnues au privilège, exceptions qui commandaient la divulgation de son identité et de ses déclarations. Le juge Proulx a précisé, à la p. 92, cinq questions fondamentales pour la défense et à l'égard desquelles le témoignage éventuel de Billy Joe était pertinent: [traduction] "(1) la nature de l'entente; (2) l'absence d'entente; (3) l'absence d'intention; (4) la question de la provocation policière [. . .] et (5) [. . .] la crédibilité". Le juge Proulx a très clairement conclu, à la p. 93, que l'obligation du ministère public en matière de communication de la preuve concernant Billy Joe comportait trois éléments:

[traduction] Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis que le juge du procès a fait erreur en refusant d'accéder à la demande des appelants et d'ordonner au ministère public, (1) de communiquer, avant le procès, la preuve rapportée par l'indicateur; (2) de communiquer le nom au complet de Billy Joe et ses coordonnées, et (3) de permettre aux appelants de rencontrer Billy Joe. [Nous soulignons.]

Comme l'a souligné le juge Steinberg relativement à la demande présentée au cours du deuxième procès:

[traduction] . . . l'opinion du juge Proulx, qui exprimait alors la décision unanime de la Cour d'appel, est claire et sans équivoque sur cette question. Le ministère public avait l'obligation, d'une part, de communiquer à la défense, avant le début du procès, les noms et coordonnées de «Billy Joe» pour que celui‑ci puisse être assigné à témoigner, et, d'autre part, de permettre à la défense de le rencontrer. [Nous soulignons.]

En conséquence, les motifs du juge Proulx définissent clairement l'étendue de la communication de la preuve. Le moment de cette communication est également indiqué de manière suffisamment claire. Même s'il est vrai que, pour ce qui est de la première condition fixée pour la communication de la preuve, en l'occurrence la preuve qu'allait rapporter Billy Joe, le juge Proulx précise, dans sa décision, que cet élément doit être communiqué «avant le procès», le moment de l'exécution des autres conditions n'est pas indiqué. Cependant, il ressort implicitement des autres parties des motifs du juge Proulx que les deux autres conditions devaient être exécutées «avant le procès». L'identité du témoin et ses coordonnées étant des éléments importants pour permettre une défense pleine et entière, ces renseignements devaient être communiqués avant le procès. De fait, la tentative du ministère public de permettre à la défense de rencontrer Billy Joe au cours de l'interrogatoire avorté appuie cette interprétation concernant le moment de l'exécution de cette condition prévue par la décision du juge Proulx. De toute évidence, même si le ministère public disposait d'une certaine latitude pour décider du moment précis de la communication de la preuve avant le procès, cette communication devait laisser suffisamment de temps pour permettre aux appelants de présenter une défense pleine et entière.

14 Cependant, le pouvoir discrétionnaire qu'a le ministère public de déterminer à quel moment il communiquera la preuve à la défense existe avant le contrôle judiciaire de la façon dont ce pouvoir a été exercé. Ce pouvoir discrétionnaire du ministère public a cessé d'exister après que la Cour d'appel (appel no 1) eut examiné l'exercice qui en avait été fait et eut rendu sa décision. Si ce n'était pas le cas, le ministère public pourrait faire fi de la décision d'un tribunal lui intimant de communiquer des éléments de preuve et concluant que les renseignements en question ne sont pas visés par le privilège relatif aux indicateurs. En conséquence, avec égards, la Cour d'appel (appel no 2) a fait erreur en concluant que le ministère public continuait de jouir d'un pouvoir discrétionnaire quant au moment et à l'étendue de la communication de la preuve.

15 En ce qui concerne le deuxième aspect, savoir l'insuffisance du dossier factuel dont disposait le juge Steinberg, le dossier était à notre avis suffisant pour permettre de déterminer si le ministère public s'était acquitté de ses obligations en matière de communication de la preuve. Ce dossier renfermait les observations des avocats sur l'étendue de la communication qui avait eu lieu concrètement ainsi qu'un affidavit émanant d'un des avocats de la défense, Louis Pasquin (l'avocat de Dhillon), et auquel étaient jointes, à titre de pièces, des lettres échangées par le ministère public et les avocats de la défense relativement à la communication de la preuve. Le ministère public a lui‑même reconnu devant notre Cour qu'une grande partie de la preuve dont disposait le juge Steinberg avait été produite par consentement mutuel des parties, indépendamment des règles strictes en matière de preuve. Durant la plaidoirie du ministère public dans le cadre de l'examen de la demande, le juge Steinberg a fait la remarque suivante sur la fiabilité de la preuve et a laissé entendre que la crédibilité n'était pas en litige:

[traduction] . . . j'ai devant moi trois avocats, trois avocats de bonne réputation qui ont relaté ce qui s'est passé au cours de cette rencontre. Ils sont essentiellement d'accord sur ce qui s'est passé, il ne sert à rien de leur demander ce qui ne s'est pas passé. [Nous soulignons.]

16 Voici quel était l'état du dossier pour chacun des éléments de l'ordonnance de communication de la preuve rendue par le juge Proulx:

a)il n'était pas contesté que, depuis la première décision de la Cour d'appel, le ministère public n'avait communiqué aucun renseignement additionnel concernant le témoignage de Billy Joe;

b)il n'était pas contesté que le ministère public n'avait jamais communiqué les renseignements visés et qu'il n'était pas disposé à le faire;

c)il n'était pas contesté que la seule fois où les avocats des appelants ont rencontré Billy Joe, c'est au cours de l'occasion qui leur a été donnée de lui poser des questions bien précises, sans pouvoir faire consigner la conversation par un sténographe judiciaire ou l'enregistrer sur bande audio; pendant la rencontre, Billy Joe portait une cagoule et était entouré de deux gardes du corps qui n'étaient pas des policiers.

À notre avis, le dossier faisait état de faits suffisants pour permettre de déterminer s'il y avait eu communication de la preuve conformément aux conditions prévues par la décision de la Cour d'appel (appel no 1).

17 Il ressort très clairement du dossier dont nous venons de parler que le ministère public a omis de communiquer, avant le procès, tous les renseignements concernant Billy Joe requis par les trois éléments de la décision du juge Proulx. Pour ce qui est du premier élément, le ministère public n'a fourni, avant le procès, aucun aperçu du témoignage de l'indicateur et aucune déclaration de celui-ci. Quant au deuxième élément, le ministère public n'a pas fourni le véritable nom au complet de Billy Joe ni ses coordonnées. Le dernier élément de l'ordonnance du juge Proulx est celui qui soulève le plus de difficultés. Il en est ainsi parce que les conditions régissant le déroulement de l'interrogatoire ont peut-être été dictées non pas tant par le ministère public que par l'indicateur, c'est-à-dire par Billy Joe lui‑même. Pour ce qui est de cet aspect de la communication de la preuve, dans les cas où il y a non-communication du fait de l'indicateur, il est difficile d'imputer indirectement au ministère public ce manque de coopération. Les conditions régissant le déroulement de l'interrogatoire avaient apparemment été dictées par l'indicateur lui-même. Il est vrai que les conditions auxquelles le ministère public a permis à la défense de rencontrer l'indicateur étaient tellement restrictives qu'elles ont donné lieu à une communication incomplète de la preuve puisque l'indicateur était encagoulé et accompagné de deux gardes du corps, et qu'il était impossible d'enregistrer l'interrogatoire. Les avocats de la défense n'ont pu, à cause de la cagoule, s'assurer que l'individu présenté comme étant «Billy Joe» était véritablement l'indicateur. On peut reprocher aux avocats de la défense de ne pas avoir interrogé le «Billy Joe» encagoulé lorsqu'ils ont eu des doutes légitimes quant à sa véritable identité.

18 L'omission du ministère public de s'acquitter de l'obligation qui lui incombe en matière de communication de la preuve peut violer l'art. 7 de la Charte et porter atteinte au droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Le juge Steinberg a ordonné l'arrêt des procédures, mais il a fondé sa décision, du moins en partie, sur l'existence d'un délai déraisonnable, ce qui, ainsi que nous avons conclu, constituait une erreur. Par ailleurs, nous concluons que le ministère public ne s'est pas acquitté de l'obligation que lui avait fixée le juge Proulx en matière de communication de la preuve. Les conditions de la communication de la preuve sont compatibles avec l'arrêt Stinchcombe, précité, sauf que l'ordre de produire l'indicateur a pour effet d'élargir l'obligation qui incombe au ministère public. Les témoins à charge, même les indicateurs, ne sont pas des biens qui appartiennent au ministère public et que celui‑ci contrôle et peut produire pour qu'ils soient interrogés par la défense. L'obligation qui incombe au ministère public ne va pas jusqu'à contraindre celui-ci à produire ses témoins pour qu'ils se soumettent à un interrogatoire préalable oral. Néanmoins, sous réserve de la possibilité d'en demander la modification par la procédure appropriée, la décision du juge Proulx liait le ministère public. La Cour d'appel (appel no 2) a donc commis une erreur en ordonnant le renvoi de l'affaire au juge de première instance pour qu'il fixe à nouveau les conditions et le contenu de la communication de la preuve concernant Billy Joe.

19 À notre avis, eu égard aux circonstances susmentionnées, il ne serait pas opportun d'ordonner l'arrêt des procédures sans donner au ministère public la possibilité soit de se conformer aux conditions fixées dans la décision de la Cour d'appel (appel no 1), soit de présenter une demande de modification de ces conditions sur la foi de renseignements venus à sa connaissance depuis la date de la décision.

III. Dispositif

20 En définitive, nous sommes d'avis d'accueillir le pourvoi, d'infirmer la décision de la Cour d'appel et de lui substituer une ordonnance annulant l'arrêt des procédures et exigeant la tenue du procès en conformité avec les directives exposées ci‑après. Conformément aux vastes pouvoirs conférés à notre Cour par le par. 695(1) du Code, nous formulons les directives suivantes:

Sous réserve des modifications qui pourraient être apportées aux conditions de la décision de la Cour d'appel (appel no 1) par le juge de première instance sur la foi de nouveaux éléments de preuve concernant les risques courus par Billy Joe, le ministère public est tenu de se conformer à ces conditions. Cependant, comme nous l'avons mentionné plus tôt dans les présents motifs, la troisième condition prévue par l'ordonnance de communication de la preuve, savoir l'ordre de permettre aux avocats de la défense de rencontrer Billy Joe, soulève certaines difficultés, car l'indicateur paraît réticent à coopérer et le ministère public n'a aucune autorité sur lui. En conséquence, deux solutions s'offrent au ministère public:

(1)d'une part s'il désire éviter les problèmes qu'il a déjà rencontrés lorsqu'il a tenté de se conformer à la troisième condition, le ministère public peut s'acquitter des obligations qui lui incombent en matière de communication de la preuve en se conformant intégralement aux deux autres conditions, c'est-à-dire en communiquant, avant le procès, la preuve rapportée par l'indicateur, et en divulguant, également avant le procès, le nom au complet de Billy Joe et ses coordonnées;

(2)d'autre part, le ministère public peut choisir de se conformer à la troisième condition en produisant Billy Joe et en garantissant qu'il coopérera et répondra à toutes les questions pertinentes.

21 Le juge de première instance fixera le délai raisonnable à l'intérieur duquel devront être respectées les conditions fixées dans la décision de la Cour d'appel relativement à la communication de la preuve. À l'expiration de ce délai, à moins qu'une demande de modification n'ait été déposée, le juge de première instance décidera si le ministère public s'est acquitté des obligations lui incombant en matière de communication de la preuve. S'il ne l'a pas fait, l'arrêt des procédures est la réparation qui convient. Il appartiendra au juge du procès de décider du moment où il sera statué sur toute demande de modification que pourrait présenter le ministère public à l'intérieur du délai fixé par le juge.

Les motifs suivants ont été rendus par

22 Le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente) — Il s'agit, ici, de déterminer si le juge de première instance a commis une erreur en ordonnant l'arrêt des procédures pour des motifs fondés sur l'existence d'un délai déraisonnable et sur la non‑communication de la preuve et, dans l'affirmative, si la Cour d'appel a eu raison d'infirmer cette décision et d'ordonner un nouveau procès. De façon plus particulière, il faut déterminer si le ministère public s'est acquitté de son obligation de communication de la preuve relativement à l'indicateur de police.

23 Bien que je sois d'accord avec mes collègues que l'arrêt des procédures n'aurait pas dû être ordonné en l'espèce, ma conclusion se fonde sur des prémisses différentes. De plus, contrairement à mes collègues, je confirmerais l'arrêt de la Cour d'appel. Avant d'examiner la question dont nous sommes saisis, il convient de faire une brève chronologie des événements.

I. Les faits et les procédures

24 Le 30 mai 1986, les appelants ont été arrêtés et accusés sous divers chefs, soit d'avoir conseillé le meurtre de personnes se trouvant à bord d'un aéronef et d'avoir comploté en vue de commettre le meurtre en question. Les accusations reposaient sur plusieurs conversations entre les appelants et un indicateur surnommé «Billy Joe». Bien que ces conversations soient au c{oe}ur des accusations, leur signification exacte est contestée. Le ministère public prétend qu'elles tendent à prouver l'infraction reprochée, soit le complot en vue de faire exploser un aéronef, tandis que les appelants soutiennent qu'elles concernent le vol d'une automobile.

25 Les appelants ont renoncé à leur droit à une enquête préliminaire et ont comparu devant un juge et un jury le 24 novembre 1986. Le procès n'a porté que sur les accusations de complot, vu l'annulation des autres chefs d'accusation d'avoir conseillé la commission d'une infraction. Les appelants ont par la suite tous deux été reconnus coupables des accusations de complot. Du consentement des avocats, le juge du procès, madame le juge Barrette‑Joncas, a appliqué la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples et inscrit une déclaration de culpabilité quant au premier chef d'accusation seulement. Le 28 janvier 1987, les deux appelants ont été condamnés à une peine d'emprisonnement à perpétuité.

26 Les appelants ont interjeté appel du verdict. L'appel visait principalement deux demandes de communication de preuve qui avaient été présentées par la défense, d'abord au début du procès, puis de nouveau avant la fin de celui-ci. Plus particulièrement, les appelants sollicitaient une ordonnance enjoignant au ministère public de produire l'indicateur de police pour que la défense puisse interroger «Billy Joe» et prendre connaissance de la teneur de son éventuel témoignage. Une demande similaire avait été présentée directement au ministère public avant le procès, mais en vain. À la fin, madame le juge Barrette‑Joncas a rejeté les deux demandes de communication de preuve au motif que l'indicateur était protégé par le privilège relatif aux indicateurs de police.

27 En appel, le juge Proulx, ((1991), 41 Q.A.C. 101, 68 C.C.C. (3d) 81), exprimant l'opinion unanime de la Cour sur ce point, a conclu que madame le juge Barrette‑Joncas avait commis une erreur et a ordonné la tenue d'un nouveau procès. Dans ses motifs, le juge Proulx a énoncé ce qui suit (aux pp. 111 et 112):

[traduction] Avec déférence, je suis d'avis que le témoignage de l'indicateur de police était pertinent à l'égard des points suivants: (1) la nature de l'entente; (2) l'absence d'entente; 3) l'absence d'intention; (4) la provocation policière (suivant le droit existant à l'époque pertinente) et (5) la crédibilité.

. . .

En somme, le témoignage de l'indicateur de police aurait pu fournir des éléments de preuve relativement à certains faits cruciaux (1) la contrepartie du paiement de 8 000 $; (2) l'objet des rencontres ayant précédé celle avec Miele; (3) la nature de la conversation entre l'indicateur de police lui‑même et Khela avant la rencontre avec Miele; (4) la discussion avec Miele au restaurant; (5) l'objet des contacts qu'il a eus avec les appelants après que Miele eut quitté Montréal; et (6) le sujet des conversations entre l'indicateur de police et les appelants après la rencontre avec Miele, le 22 mai.

. . .

Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis que le juge du procès a fait erreur en refusant d'accéder à la demande des appelants et d'ordonner au ministère public (1) de communiquer, avant le procès, la preuve rapportée par l'indicateur; (2) de communiquer le nom complet et les coordonnées de Billy Joe et (3) de permettre aux appelants de rencontrer Billy Joe.

C'est là que se trouve la source de la confusion qui s'en est suivie dans les procédures subséquentes.

28 Le nouveau procès des appelants s'est déroulé devant le juge Steinberg, le 10 mars 1992. Les appelants ont alors déposé deux demandes d'arrêt des procédures fondées sur le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Ils alléguaient, d'une part, que le ministère avait violé les droits que leur garantit l'art. 7 de la Charte en ne leur communiquant pas intégralement la preuve en sa possession conformément à la décision de la Cour d'appel et, d'autre part, qu'en raison du délai déraisonnable à les juger on avait porté atteinte aux droits qui leur sont reconnus aux art. 7 et 11b).

29 Le 16 mars 1992, le juge Steinberg a accueilli les demandes fondées sur la Charte et ordonné l'arrêt des procédures. Le ministère public a interjeté appel. Le 27 juin 1994, la Cour d'appel a accueilli l'appel ((1994) 63 Q.A.C. 273; 92 C.C.C. (3d) 81) et ordonné la tenue d'un nouveau procès. Les appelants se pourvoient maintenant de plein droit à l'encontre de cette décision.

II. Analyse

30 Il faut tout d'abord déterminer si, dans le cadre du premier appel, la Cour d'appel a de fait ordonné au ministère public (1) de communiquer, avant le procès, la preuve rapportée par l'indicateur de police; (2) de communiquer le nom complet et les coordonnées de l'indicateur de police, et (3) de permettre à la défense de le rencontrer. Sur ce point, l'ordonnance de la Cour d'appel se limite à ce qui suit:

[traduction] LA COUR, saisie d'un pourvoi contre une déclaration de culpabilité relativement à une accusation de complot en vue de commettre le meurtre de personnes à bord d'un aéronef, prononcée à l'issue d'un procès devant juge et jury en Cour supérieure (district de Montréal, 23 décembre 1986, l'honorable Claire Barrette‑Joncas);

après étude du dossier, audition des parties, qui étaient représentées par avocat, et délibéré;

pour les motifs exposés dans l'opinion écrite de M. le juge Claude Vallerand, dont copie est déposée avec les présentes et à laquelle souscrit madame le juge Christine Tourigny, et pour les motifs exposés par M. le juge Michel Proulx dans son opinion écrite, dont copie est également déposée avec les présentes:

ACCUEILLE le pourvoi;

ORDONNE un nouveau procès. [Je souligne.]

31 La question devient donc de savoir s'il est possible d'inférer une «ordonnance» de communication de la preuve du libellé du jugement de la Cour d'appel. À mon avis, ce n'est pas possible. Dans les passages pertinents de l'opinion du juge Proulx reproduits plus tôt, celui‑ci s'est attaché à caractériser l'erreur qui, selon lui, avait été commise par le juge de première instance. Cette façon de faire, à laquelle les cours d'appel ont régulièrement recours dans de tels cas et qui consiste à décrire l'erreur qui a été commise, vise à fournir des directives au juge de première instance lorsqu'un nouveau procès est ordonné. En l'absence d'une ordonnance spécifique du tribunal d'appel, de telles lignes directrices n'ont jamais été considérées comme ayant pour effet de lier le juge de première instance ou les parties. Il ressort des commentaires généraux formulés par le juge Proulx dans son opinion qu'une telle ordonnance n'a même jamais été envisagée en l'espèce. En effet, le juge Proulx a spécifiquement fait allusion à la possibilité que le juge de première instance ordonne l'assignation de l'indicateur de police sans toutefois révéler son identité (à la p. 112):

[traduction] De fait, dans certains cas, il arrive que le juge de première instance autorise un témoin à déposer sous un nom d'emprunt pour lui éviter d'être contraint de divulguer sa véritable identité [. . .] et sous réserve, bien entendu, que des mesures soient prises pour assurer la sécurité de ce témoin. Si le juge de première instance avait accueilli la requête des appelants et ordonné la production de l'indicateur de police comme témoin, il aurait pu, dans cette ordonnance, autoriser le témoin à déposer sous un nom d'emprunt.

32 Bref, au terme du premier appel, la Cour d'appel a renvoyé l'ensemble de la question au juge de première instance pour qu'elle soit examinée dans le cadre du nouveau procès, conformément à la décision de la Cour, soit qu'il devait y avoir communication de la preuve à la défense, mais suivant les modalités qui seraient fixées par le juge de première instance dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Vu la prétention des appelants — et peut‑être l'impression qu'avait le ministère public — voulant que la Cour d'appel avait rendu une «ordonnance» à laquelle le ministère public n'avait d'autre choix que d'obtempérer, ce dernier a pris, afin de se conformer le plus possible aux demandes de la défense, des mesures qui, d'après les circonstances, lui permettaient d'assurer la protection et la sécurité de l'indicateur de police, aspect sur lequel le juge Proulx s'était attardé.

33 Avant la tenue du deuxième procès, le ministère public est donc revenu sur la position qu'il avait initialement adoptée durant le premier procès selon laquelle il n'avait, en ce qui concerne l'indicateur de police, aucune obligation de communication de la preuve, puisqu'il s'agissait de renseignements privilégiés et il a fourni à la défense tous les renseignements dont il disposait, à l'exception des nom et coordonnées de l'indicateur. Par ailleurs, même s'il n'exerçait aucun contrôle direct sur «Billy Joe», le ministère public a affirmé qu'il était disposé à faire de son mieux pour que l'indicateur soit présent lors du nouveau procès.

34 Il importe de souligner que, durant le premier procès, la défense avait déjà été mise au courant de nombreux éléments de preuve relatifs à l'indicateur de police, notamment des détails sur ses agissements en cette qualité depuis douze ans, des détails sur son casier judiciaire ainsi que des précisions sur les arrangements conclus en échange d'informations. Le ministère public a également donné à la défense l'occasion d'interroger le policier qui avait été le contact de l'indicateur de police pendant toute la durée de l'enquête, en plus de remettre à la défense la transcription des conversations interceptées et des copies des enregistrements audio de ces conversations. Finalement, il convient de se rappeler que l'indicateur de police n'avait fait, à ce stade, que la déclaration suivante relativement aux accusations de complot à la p. 87: [traduction] «Bien sûr qu'il s'agissait de faire sauter des avions et, la raison pour laquelle je suis disposé à témoigner, c'est que je pense que c'est fou de comploter pour faire sauter des avions et de tuer des centaines de personnes innocentes.» Cette déclaration avait été communiquée à la défense.

35 Le 17 février 1992, le ministère public a effectivement produit l'indicateur de police, mais de manière à dissimuler son identité. Le tout s'est déroulé à l'occasion d'une rencontre à laquelle assistaient les avocats des deux appelants et le substitut du procureur général. L'indicateur de police, qui portait une cagoule afin de protéger son identité, était accompagné de deux gardes du corps et il avait demandé qu'il n'y ait ni sténographe judiciaire ni enregistrement audio. Les avocats de la défense avaient été informés que l'indicateur de police répondrait aux questions se rapportant directement aux points spécifiquement mentionnés dans l'opinion du juge Proulx.

36 Même s'il était évident que, pour des raisons de sécurité, ni le ministère public ni l'indicateur de police ne désiraient que l'identité et les coordonnées de ce dernier soient dévoilées, les avocats de la défense n'ont posé qu'une seule et unique question au cours de la rencontre: le nom de l'indicateur. Ce dernier a refusé de répondre à cette question, se contentant de donner son nom de code. Les avocats de la défense ont alors décidé de mettre un terme à la rencontre sans poser d'autres questions, affirmant qu'ils ne croyaient pas que l'homme à la cagoule était vraiment l'indicateur de police, et ils ont continué d'affirmer que la communication de la preuve n'avait pas été suffisante, i.e., que le ministère public avait refusé de se conformer à l'«ordonnance» du juge Proulx. Cela a constitué le principal fondement de la demande d'arrêt des procédures déposée par les appelants lors du deuxième procès qui a été accueillie par le juge Steinberg.

37 Aux termes de l'appel interjeté à l'encontre de l'ordonnance d'arrêt des procédures, le juge Baudouin, s'exprimant au nom de la cour a dit ce qui suit à propos de la rencontre, que j'ai décrite plus tôt, entre le ministère public et la défense et au cours de laquelle «Billy Joe» a été produit (à la p. 279):

Si j'interprète bien leur argumentation, les intimés se plaignent, au fond, que la Couronne ne leur ait pas divulgué le contenu de ce que, témoignant lors du procès, Billy Joe déclarerait à propos du prétendu complot. Ici, et je le dis avec le plus grand respect, nous sommes cependant dans le vague le plus absolu, vague qui, me semble‑t‑il, aurait pu et dû être dissipé si l'entrevue du 17 février 1992 s'était normalement déroulée et que l'on avait procédé à l'interrogatoire.

. . .

La Couronne invoque [. . .] son pouvoir discrétionnaire et la règle de l'opportunité du temps de la divulgation établie dans l'arrêt Stinchcombe c. R., [1991] 3 R.C.S. 326; 130 N.R. 277; 120 A.R. 161; 8 W.A.C. 161; 68 C.C.C. (3d) 1. Elle argumente qu'au jour du 17 février 1992, la divulgation du nom et des coordonnées de Billy Joe n'était pas opportune pour deux raisons majeures. La première était le danger réel pour la vie de cet individu qui avait déjà fait l'objet d'une première tentative de meurtre. La seconde est que celui‑ci, représenté par procureur, avait indiqué qu'il demanderait, au procès, de témoigner sous un nom d'emprunt, comme d'ailleurs le permettait le juge Proulx dans son jugement. La position de la Couronne est donc que, dans ces circonstances particulières, c'était au juge du procès, avant que celui‑ci ne commence véritablement, de prendre les décisions qui s'imposaient à cet égard. Je suis d'accord avec cette position. [Je souligne.]

38 À mon avis, le juge Baudouin a eu tout à fait raison. La décision du juge Proulx ne liait ni le juge de première instance ni les parties quant au contenu de la communication et, en conséquence, il appartiendra au juge du procès de réexaminer cette question à la lumière de toutes les circonstances pertinentes.

39 J'ajouterais que la question de la communication de la preuve aurait pu être réglée de deux façons lors du second procès: d'une part, le ministère public aurait pu présenter au juge du procès une requête demandant de fixer les conditions visant à régir la communication de tout autre renseignement concernant l'indicateur de police, si telle communication avait été jugée nécessaire, d'autre part, la défense aurait pu, si elle n'était pas satisfaite de l'étendue de la communication, demander au juge du procès d'enjoindre au ministère public de communiquer plus de renseignements sur cet indicateur.

40 Dans les deux cas, la question aurait été pleinement débattue et toutes les circonstances susceptibles d'avoir une incidence sur l'ordonnance de communication demandée auraient été examinées, en particulier la nécessité de taire l'identité de l'indicateur de police. Le fait que la défense ait plutôt choisi de demander l'arrêt des procédures ne lui confère pas plus de droits qu'elle aurait pu en revendiquer si elle avait suivi la démarche appropriée.

41 Qui plus est, à supposer, pour les fins de la discussion, que la décision rendue par la Cour d'appel aux termes du premier appel puisse être interprétée comme une «ordonnance» intimant de produire l'indicateur, il est évident qu'une telle ordonnance serait allée beaucoup plus loin que ne le prévoit l'arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, c.-à-d. bien au‑delà du genre de communication de la preuve qui peut être ordonnée par le juge du procès et encore moins par une cour d'appel. On peut uniquement ordonner au ministère public de produire ce qu'il «possède»; or, il ne «possède» pas des personnes. À cet égard, je suis d'accord avec mes collègues que «[l]'obligation qui incombe au ministère public ne va pas jusqu'à contraindre celui‑ci à produire ses témoins pour qu'ils se soumettent à un interrogatoire préalable oral» (au par. 18). L'argument des appelants sur ce point est donc rejeté.

42 L'autre question en litige dans le présent pourvoi porte sur l'allégation de délai déraisonnable dont le juge du procès a tenu compte lorsqu'il a ordonné l'arrêt des procédures. Je suis d'accord avec mes collègues qu'il n'y a pas eu de délai déraisonnable dans les circonstances de cette affaire.

43 Pour ces motifs, je suis d'accord avec mes collègues que l'arrêt des procédures n'aurait pas dû être ordonné en l'espèce. Cependant, je confirmerais l'ordonnance de la Cour d'appel relativement à la tenue d'un nouveau procès et je référerais au juge du procès la question de l'étendue de la communication de la preuve. En conséquence, je rejetterais le pourvoi.

Pourvoi accueilli, le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente.

Procureurs de l'appelant Santokh Singh Khela: Harrop, Phillips, Powell & Gibbons, Vancouver.

Procureurs de l'appelant Kashmir Singh Dhillon: Ruby & Edwardh, Toronto.

Procureur de l'intimée: Le procureur général du Québec, Montréal.


Synthèse
Référence neutre : [1995] 4 R.C.S. 201 ?
Date de la décision : 16/11/1995
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit criminel - Preuve - Obligation du ministère public de communiquer la preuve à la défense - En appel, le ministère public a reçu l'ordre de communiquer des renseignements sur la preuve devant être présentée par un indicateur, de fournir le nom et les coordonnées de cet indicateur et de donner à la défense l'occasion de l'interroger - Communication devant avoir lieu avant le deuxième procès - Échec de l'interrogatoire à cause de doutes relatifs à l'identité du témoin encagoulé - Autres renseignements non communiqués - Arrêt des procédures accordé au début du nouveau procès à cause de l'omission de communiquer et du délai déraisonnable - Arrêt des procédures annulé et nouveau procès ordonné en appel - Principes applicables en matière de communication de la preuve.

Au procès, les appelants ont tenté sans succès d'assigner à témoigner un indicateur de police, «Billy Joe», témoin important pour la théorie de la défense; le juge du procès a statué que le nom de l'indicateur était un renseignement privilégié. La Cour d'appel a ordonné un nouveau procès et ordonné au ministère public de communiquer, avant le procès, la preuve rapportée par l'indicateur ainsi que son nom au complet et ses coordonnées, et de permettre aux appelants de le rencontrer. Avant la tenue du deuxième procès, les avocats des appelants ont demandé à interroger Billy Joe; le ministère public les a informés que leurs questions se limiteraient aux points spécifiés dans l'arrêt de la Cour d'appel et que l'interrogatoire ne pourrait être ni enregistré ni consigné par un sténographe judiciaire. Les appelants ont mis fin à l'entrevue parce qu'ils doutaient de l'identité de l'homme encagoulé venu à l'entrevue protégé par des gardes du corps. Le ministère public n'a communiqué à la défense ni le nom ni l'adresse ni aucun autre renseignement sur l'identité de Billy Joe, ni non plus la teneur du témoignage que ce dernier se proposait de donner; cependant, il a remis une copie du casier judiciaire de Billy Joe sur laquelle étaient biffés des renseignements afin de dissimuler son identité. Au début du deuxième procès et avant la sélection du jury, les appelants ont demandé et obtenu, en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, un arrêt des procédures fondé sur le défaut du ministère public de communiquer à la défense des éléments de preuve essentiels et pertinents et l'atteinte au droit des appelants d'être jugés dans un délai raisonnable. La Cour d'appel a accueilli l'appel du ministère public, annulé l'arrêt des procédures et ordonné un nouveau procès sur les accusations initiales. Au nouveau procès, le juge devait se prononcer sur l'étendue et le moment de la communication de la preuve qu'était censé présenter Billy Joe. Le pourvoi est interjeté de plein droit sur une question de droit seulement puisque la Cour d'appel a infirmé un acquittement (l'arrêt des procédures) et porte sur l'application des principes formulés dans R. c. Stinchcombe relativement à la divulgation de l'identité d'un indicateur du ministère public.

Arrêt (le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente): Le pourvoi est accueilli.

Les juges Sopinka, La Forest, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major: Le pourvoi fondé sur l'inobservation de l'ordonnance de communication (no 1) rendue par la Cour d'appel est accueilli. Le moyen fondé sur le délai déraisonnable est rejeté pour les motifs formulés par le juge Baudouin dans le deuxième appel.

La question du privilège, tranchée par la Cour d'appel (no 1), n'était pas soumise à la Cour d'appel (no 2) et ne pouvait pas être soulevée par le ministère public dans le présent pourvoi. Lorsque le ministère public entre en possession de nouveaux éléments de preuve susceptibles de justifier la modification des conditions de l'obligation qui lui incombe en matière de communication de la preuve, c'est une demande de modification qu'il convient de présenter au juge du procès. Ce dernier a le pouvoir discrétionnaire de modifier une ordonnance de communication de la preuve sur la foi d'éléments de preuve établissant qu'il s'est produit un changement dans les faits sur lesquels était fondée l'ordonnance. Une telle demande devrait être présentée à la première occasion. Les difficultés de se conformer à une ordonnance de communication devraient être résolues par une demande de modification des obligations de communication, plutôt que par leur inobservation et une tentative de justification après coup fondée sur l'existence de faits nouveaux.

La décision (no 1) de la Cour d'appel n'a fait l'objet d'aucun pourvoi et aucune demande n'a été présentée au juge du procès pour qu'il la modifie. Elle était donc exécutoire, suivant les conditions y figurant, et ne pouvait être contestée indirectement. On n'a pas présenté à notre Cour de demande de dépôt de nouveaux éléments de preuve tendant à indiquer que la sécurité de Billy Joe était menacée, et on n'a pas demandé au juge du deuxième procès de modifier les conditions de la communication de la preuve en fonction de ces nouveaux éléments.

La décision (no 1) de la Cour d'appel était suffisamment précise pour déterminer l'étendue et le moment de l'obligation du ministère public en matière de communication de la preuve relative à Billy Joe. Même si la décision dit explicitement que seule la preuve qu'allait rapporter Billy Joe devait être communiquée «avant le procès», il ressort implicitement des autres parties des motifs que les deux autres conditions devaient aussi être exécutées «avant le procès». L'identité du témoin et ses coordonnées sont des éléments importants pour permettre une défense pleine et entière, et devaient donc être communiqués avant le procès. Même si le ministère public avait une certaine latitude pour décider du moment précis de la communication de la preuve avant le procès, cette communication devait laisser suffisamment de temps pour permettre aux appelants de présenter une défense pleine et entière.

Le pouvoir discrétionnaire du ministère public de déterminer le moment où il communiquera la preuve à la défense existait avant le contrôle judiciaire de l'exercice de ce pouvoir. Il a cessé d'exister après que la Cour d'appel (no 1) eut examiné l'exercice qui en avait été fait et eut rendu sa décision. Si ce n'était pas le cas, le ministère public pourrait faire fi de la décision d'un tribunal lui intimant de communiquer des éléments de preuve et concluant que les renseignements ne sont pas visés par le privilège relatif aux indicateurs.

Le ministère public a omis de communiquer avant le procès tous les renseignements concernant Billy Joe requis par la décision (no 1) de la Cour d'appel. Le ministère public n'a pas fourni (1) avant le procès, un aperçu du témoignage ou des déclarations de l'indicateur; (2) le véritable nom au complet de Billy Joe et ses coordonnées, et (3) des conditions convenables pour l'interroger. Cependant, les conditions de la rencontre étaient dictées par l'indicateur Billy Joe, et non par le ministère public. Dans les cas où il y a non‑communication du fait de l'indicateur, on ne peut imputer indirectement au ministère public ce manque de coopération. Les conditions auxquelles le ministère public a permis à la défense de rencontrer l'indicateur (l'indicateur était encagoulé et accompagné de deux gardes du corps, et il était impossible d'enregistrer l'interrogatoire) étaient tellement restrictives qu'elles ont donné lieu à une communication incomplète de la preuve. On ne peut reprocher aux avocats de la défense de ne pas avoir interrogé la personne présentée dont l'identité pouvait légitimement être mise en doute.

L'omission du ministère public de s'acquitter de son obligation de communiquer la preuve pouvait porter atteinte au droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière et violer l'art. 7 de la Charte. Les conditions de la communication de la preuve sont compatibles avec l'arrêt Stinchcombe, sauf que l'ordre de produire l'indicateur a pour effet d'élargir l'obligation qui incombe au ministère public. L'obligation du ministère public ne va pas jusqu'à être contraint de produire ses témoins pour un interrogatoire préalable oral. Les témoins à charge, même les indicateurs, ne sont pas des biens que le ministère public possède, contrôle et peut produire pour qu'ils soient interrogés par la défense. Néanmoins, sous réserve de modification par la procédure appropriée, la décision (no 1) de la Cour d'appel liait le ministère public. L'affaire ne pouvait être renvoyée au juge du procès pour qu'il fixe à nouveau les conditions et le contenu de la communication de la preuve concernant Billy Joe.

On ne devrait pas prononcer l'arrêt des procédures sans donner au ministère public la possibilité soit de se conformer aux conditions fixées dans la décision (no 1) de la Cour d'appel, soit de demander la modification de ces conditions sur la foi de renseignements venus à sa connaissance depuis la date de la décision.

Le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente): On ne peut inférer du libellé du jugement une «ordonnance» de communication de la preuve. Les passages du jugement ne font que caractériser l'erreur commise au procès afin de donner des indications au juge lorsqu'un nouveau procès est ordonné. En l'absence d'ordonnance spécifique du tribunal d'appel, de telles lignes directrices n'ont jamais été considérées comme liant le juge de première instance ou les parties.

La Cour d'appel (no 1) a renvoyé l'ensemble de la question au juge de première instance pour qu'elle soit examinée dans le cadre du nouveau procès, conformément aux conditions prévues par sa décision. Vu la prétention des appelants, et peut‑être l'impression qu'avait le ministère public, que la Cour d'appel avait rendu une «ordonnance» à laquelle le ministère public n'avait d'autre choix que d'obtempérer, celui‑ci a pris, afin de se conformer dans les circonstances aux demandes de la défense, des mesures lui permettant d'assurer la protection et la sécurité de l'indicateur. La décision (no 2) de la Cour d'appel indiquait que la décision (no 1) de la Cour d'appel ne liait ni le juge de première instance ni les parties quant au contenu de la communication et, en conséquence, le juge de première instance devrait réexaminer cette question à la lumière de toutes les circonstances pertinentes.

La question de la communication de la preuve aurait pu être réglée de deux manières au second procès: le ministère public aurait pu demander au juge du procès de fixer les conditions de la communication de tout autre renseignement concernant l'indicateur, si une telle communication avait été jugée nécessaire; ou la défense aurait pu, si elle n'était pas satisfaite de l'étendue de la communication, demander au juge du procès d'enjoindre au ministère public de communiquer davantage de renseignements sur cet indicateur. Dans les deux cas, la nécessité de protéger l'identité de l'indicateur et toute autre circonstance liée à l'ordonnance de communication auraient été examinées.

Si la décision (no 1) de la Cour d'appel avait été interprétée comme une «ordonnance» intimant de produire l'indicateur, elle serait allée beaucoup plus loin que ce que prévoit l'arrêt Stinchcombe. On peut uniquement ordonner au ministère public de produire ce qu'il «possède», et il ne «possède» pas des personnes; à cet égard, l'opinion de la majorité est partagée.

L'opinion de la majorité est également acceptée en ce qui concerne la conclusion qu'il n'y a pas eu de délai déraisonnable dans les circonstances de l'espèce.

L'arrêt des procédures n'aurait pas dû être accordé mais l'ordonnance de la Cour d'appel (no 2) relativement à la tenue d'un nouveau procès devrait être confirmée et la question de l'étendue de la communication de la preuve devrait être renvoyée au juge du procès.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Khela

Références :

Jurisprudence
Citée par les juges Sopinka et Iacobucci
Arrêts mentionnés: R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326
R. c. Kalanj, [1989] 1 S.C.R. 1594.
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente)
R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 11b), 24(1).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 691(2)a) [abr. et rempl. L.C. 1991, ch. 43, art. 9], 695(1).

Proposition de citation de la décision: R. c. Khela, [1995] 4 R.C.S. 201 (16 novembre 1995)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-11-16;.1995..4.r.c.s..201 ?
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