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16/11/1995 | CANADA | N°[1995]_4_R.C.S._123

Canada | R. c. Livermore, [1995] 4 R.C.S. 123 (16 novembre 1995)


R. c. Livermore, [1995] 4 R.C.S. 123

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Carson Livermore Intimé

Répertorié: R. c. Livermore

No du greffe: 24143.

1995: 22 mars; 1995: 16 novembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1994), 18 O.R. (3d) 221, 89 C.C.C. (3d) 425, 31 C.R. (4th) 374, 71 O.A.C. 340, qui a confirmé l'acquittement de l'accusé pr

ononcé par le juge Sheppard relativement à une accusation d'agression sexuelle. Pourvoi accueilli et tenue d'un ...

R. c. Livermore, [1995] 4 R.C.S. 123

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Carson Livermore Intimé

Répertorié: R. c. Livermore

No du greffe: 24143.

1995: 22 mars; 1995: 16 novembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1994), 18 O.R. (3d) 221, 89 C.C.C. (3d) 425, 31 C.R. (4th) 374, 71 O.A.C. 340, qui a confirmé l'acquittement de l'accusé prononcé par le juge Sheppard relativement à une accusation d'agression sexuelle. Pourvoi accueilli et tenue d'un nouveau procès ordonnée, le juge Major est dissident.

Susan L. Reid, pour l'appelante.

Lorne Levine, pour l'intimé.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Cory, McLachlin et Iacobucci rendu par

1 Le juge McLachlin — M. Livermore est accusé d'agression sexuelle sur la personne d'une jeune fille de 15 ans, nommée Valerie. À l'époque de l'agression reprochée, Livermore était âgé de 28 ans. Les parties ont admis que Valerie et son amie Tasha, âgée de 14 ans, avaient volontairement accompagné Livermore et un autre jeune homme, le coaccusé, dans la voiture de Livermore, à leur sortie d'une pizzeria d'Oshawa, à 1 h 30 du matin. Livermore s'est alors dirigé vers un parc de stationnement derrière un immeuble d'habitation où les quatre ont pris de la bière et parlé. Tasha et Valerie ont témoigné que Tasha avait demandé de rentrer à la maison après environ 30 minutes; l'accusé a dit que les quatre avaient convenu de se rendre à un autre endroit. Livermore est passé devant chez Tasha sans s'arrêter pour entrer dans un deuxième parc de stationnement où les deux jeunes filles ont changé de place. Livermore s'est ensuite dirigé vers un troisième parc de stationnement où il a eu des rapports sexuels avec Valerie. Il a par la suite reconduit les deux jeunes filles chez Tasha.

2 Valerie a témoigné que, tout au long de l'agression, elle avait résisté aux avances de M. Livermore. Elle a dit que, même si elle avait dit à l'accusé de cesser de l'embrasser et si elle l'avait repoussé, Livermore était passé par‑dessus la boîte de vitesses, lui a descendu les pantalons et a eu des rapports sexuels avec elle. Elle a affirmé lui avoir dit «non» pendant les rapports sexuels et avoir essayé de le repousser. Elle a témoigné qu'elle avait eu peur de crier ou de tenter de s'enfuir, même si l'accusé n'était pas violent et si les fenêtres de la voiture étaient ouvertes et les portes non verrouillées, parce que dans les films [traduction] «les gens qui ne disent rien, ne font rien, réussissent à s'en sortir». Valerie a dit que Livermore l'avait étreinte lorsqu'ils sont arrivés à l'appartement de Tasha. Elle a affirmé qu'elle l'avait peut‑être aussi étreint avant de lui dire «bonsoir». Lorsque l'avocat de l'accusé lui a demandé pourquoi elle n'était pas entrée en courant dans l'appartement avec Tasha lorsqu'elles sont arrivées chez Tasha, elle a répondu qu'elle ne l'avait pas fait parce qu'elle ne voulait pas que les hommes [traduction] «pensent qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas».

3 Dans leur témoignage, les jeunes filles ont dit s'être enfermées dans la salle de bains à leur retour chez Tasha et avoir fabriqué une histoire pour expliquer leur absence à la mère de Tasha. Elles lui ont dit qu'il y avait à la pizzeria une troisième fille dont la conduite menaçante les avait incitées à partir avec Livermore et le coaccusé par souci de sécurité. Elles lui ont également dit que Valerie avait été violée. Valerie a raconté la même version de l'incident dans sa première déclaration à la police plus tard ce matin‑là. Dans son témoignage, elle a affirmé que la seule partie de l'histoire qui n'était pas vraie était l'explication de la raison pour laquelle elles s'étaient retrouvées dans la voiture avec Livermore et le coaccusé. Valerie a mentionné qu'elle avait dit la vérité à sa mère [traduction] «dès le départ», à l'hôpital plus tard dans la matinée, et qu'elle avait ensuite dit la vérité à la police dans une deuxième déclaration. Un examen médical a révélé que Valerie avait subi d'importantes meurtrissures dans la région génitale correspondant à des rapports sexuels [traduction] «traumatiques» ou «très vigoureux».

4 Dans son témoignage, Livermore a contredit Valerie sur la question du consentement. Il a dit que Valerie avait été consentante lorsqu'ils se sont embrassés et touchés et qu'il était passé de son côté de la voiture par‑dessus la boîte de vitesses après qu'elle lui eut touché la jambe et le pénis. Il a dit que Valerie avait descendu ses pantalons et sa culotte avant les rapports sexuels. Il a ensuite ajouté que sur le chemin du retour, Tasha et Valerie avaient parlé de la façon dont elles expliqueraient leur absence à la mère de Tasha. Il a dit que Valerie l'avait étreint avant de descendre de la voiture. Livermore a aussi témoigné avoir remis un morceau de papier à Tasha sur lequel il avait écrit son nom et son numéro de téléphone avant que les deux jeunes filles changent de place dans la voiture.

5 Dans sa défense, Livermore a soutenu que Valerie avait consenti aux rapports sexuels. Il a aussi affirmé que, même si Valerie refusait d'admettre qu'elle avait consenti, les circonstances étaient telles qu'il avait eu une croyance sincère mais erronée au consentement. Le juge du procès a soumis cette défense au jury, qui les a acquittés, lui et son coaccusé. La Cour d'appel de l'Ontario a rejeté l'appel: (1994), 18 O.R. (3d) 221. Le juge Abella était dissidente et aurait ordonné la tenue d'un nouveau procès.

6 Tant devant la Cour d'appel que devant notre Cour, le ministère public a soutenu que le juge du procès avait commis les quatre erreurs suivantes:

(1)Le juge du procès a commis une erreur dans son examen du non‑consentement de Valerie et dans sa réponse à la question du jury sur ce point;

(2)Le juge du procès a omis de dire au jury que des déclarations antérieures incompatibles non confirmées par le témoin ne constituent pas une preuve;

(3)Le juge du procès a mal qualifié la preuve médicale;

(4)La défense de croyance sincère mais erronée n'aurait pas dû être soumise à l'appréciation du jury.

7 À mon avis, vu l'effet cumulatif des erreurs commises au procès, il y a lieu d'accueillir le présent pourvoi et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès, malgré la lourde charge qui incombe au ministère public lorsqu'il cherche à faire annuler un acquittement.

8 En ce qui concerne la première erreur reprochée, le témoignage de Valerie était clair: elle avait à maintes reprises dit «non», et s'était opposée à l'agression. Rien au dossier n'indique que les déclarations que Valerie a faites à la police ou son témoignage à l'enquête préliminaire étaient contradictoires sur ce point. La contradiction relativement au fait qu'elle a dit «non» au coaccusé lorsque celui‑ci a tenté de l'embrasser ne rend pas incompatible pour autant son témoignage relativement à Livermore. Dans ses directives au jury, le juge du procès n'a pas mentionné la résistance manifestée par Valerie et a incorrectement affirmé qu'elle n'avait pas dit «non» à Livermore. Puisque la seule question en litige portait sur le consentement, il s'agissait là d'une grave erreur.

9 Le jury a naturellement été dérouté par les directives erronées du juge du procès, comme l'indique la question qu'il a posée au juge une heure après le début des délibérations.

[traduction] Le jury aimerait réentendre la partie du témoignage de Valerie [. . .] lorsqu'elle a répondu au ministère public et à l'avocat de la défense qui lui demandaient quand elle avait dit «non» à Carson Livermore. Pourrions‑nous aussi entendre les commentaires que Valerie a faits lors de l'enquête préliminaire relativement à son refus? [Je souligne.]

Comme le décrit fort bien le juge dissident de la Cour d'appel, le juge a répondu à cette question en disant essentiellement au jury qu'il devait essayer davantage de se rappeler les témoignages. Ce n'était pas là une réponse appropriée à la question du jury, qui indiquait que ce dernier éprouvait de la difficulté avec la principale question en litige — le consentement. Conjuguée aux autres erreurs, cette réponse a une incidence grave.

10 La deuxième erreur est que le juge du procès a omis d'indiquer au jury, comme l'exige la loi, que les déclarations antérieures incompatibles de Valerie ont été admises relativement à la question de la crédibilité seulement mais non comme faisant foi de leur contenu. Certaines des directives du juge du procès laissaient entendre que les déclarations antérieures pouvaient être utilisées comme preuve de ce qui s'était passé. Si, dans son témoignage au procès, Valerie avait confirmé les déclarations antérieures, il n'y aurait pas eu de problème. Cependant, elle ne l'a pas fait, mais a expressément rejeté un certain nombre d'entre elles. Certaines de ces déclarations antérieures, si elles avaient été acceptées comme faisant foi de leur contenu, auraient pu amener le jury à un verdict qui n'était pas fondé sur la preuve. Tout particulièrement, les déclarations antérieures de Valerie, contredites au procès, selon lesquelles elle portait des pantalons serrés et avait étreint l'intimé à l'extérieur de la voiture, auraient pu, si elles avaient été crues, amener le jury à tirer la conclusion fondamentale que Valerie avait consenti. La Cour d'appel à la majorité est arrivée à la conclusion qu'il y avait eu erreur sur ce point, mais a mentionné que cette erreur était moins grave qu'elle aurait pu l'être puisque [traduction] «les déclarations antérieures des témoins ont principalement servi à attaquer leur crédibilité» (p. 231). En toute déférence, cette conclusion n'apporte pas de solution au fait que le jury aurait pu, à partir des directives du juge du procès, décider qu'il pouvait se servir des déclarations antérieures comme faisant foi de leur contenu. Cette directive erronée constitue une erreur importante.

11 La troisième erreur est le fait que la preuve médicale a été mal qualifiée. Le Dr Flock a témoigné que Valerie avait subi des meurtrissures dans la région génitale correspondant à des rapports sexuels «très vigoureux» ou «traumatiques». Le juge du procès a indiqué au jury que cette preuve pourrait ne pas être très pertinente puisque Livermore avait admis l'existence des rapports sexuels. Il a dit:

[traduction] En ce qui concerne la preuve médicale du Dr Flock, cette preuve serait pertinente, tout particulièrement pertinente, si l'on avait nié le fait qu'il y a eu rapports sexuels ou tentative de rapports sexuels; cependant, tel n'est pas le cas. Ce fait a été admis. Cependant, le ministère public vous demande de considérer cette preuve comme une indication de la force qui a dû être utilisée pour causer les meurtrissures décrites par le médecin. Encore une fois, c'est un fait que vous devrez examiner. [Je souligne.]

Je conviens avec le juge dissident de la Cour d'appel que l'on pourrait considérer ce passage comme signifiant que la preuve de l'existence de meurtrissures n'était pas ou presque pas pertinente, puisque les rapports sexuels ont été admis. En fait, elle aurait pu être pertinente à titre d'indication de l'absence de consentement ou de la résistance manifestée. Puisque le consentement était la seule question en litige, cette directive erronée prend aussi de l'importance.

12 Il reste à examiner l'argument que le juge du procès n'aurait pas dû soumettre au jury la défense de la croyance sincère mais erronée. La Cour d'appel à l'unanimité a conclu qu'il n'aurait pas dû le faire puisqu'il n'y avait pas d'élément de preuve à l'appui de cette défense. Je suis d'accord avec cette conclusion.

13 Livermore a témoigné qu'il croyait que Valerie consentait aux rapports sexuels. La seule question est de savoir si les faits rendent vraisemblable la défense de la croyance erronée mais sincère au consentement. Il existait une preuve que Valerie avait dit «non»; il n'en existait pas qu'elle avait dit «oui». En soumettant cette défense au jury, le juge du procès s'est fondé sur le fait que les jeunes filles n'étaient pas encore à la maison après minuit, qu'elles étaient volontairement montées dans la voiture de l'accusé, qu'elles avaient changé de place sans essayer de se sauver, que les fenêtres de la voiture étaient baissées et les portes non verrouillées et que les jeunes filles n'avaient pas crié, ainsi que sur la conclusion erronée, que j'ai examinée dans les présents motifs, qu'il n'existait pas de preuve d'une plainte orale. Le juge Abella était d'avis que ces circonstances n'établissaient pas la vraisemblance requise relativement à la défense de croyance sincère mais erronée au consentement (à la p. 226):

[traduction] Le fait de ne pas avoir crié, la consommation de bière par des mineures, le fait de ne pas être à la maison à une heure du matin, de se trouver dans un parc de stationnement, de se fier cavalièrement à un étranger, de changer de place dans une voiture après un contact physique sans importance et de rester trop longtemps dans la voiture de quelqu'un d'autre qui en a le contrôle, ne sont ni individuellement ni collectivement un fondement, encore moins un fondement réaliste, qui permet de supposer qu'une personne consent à des rapports sexuels. À mon avis, on ne trouve parmi les facteurs énumérés par le juge du procès, aucun motif raisonnable à l'appui des croyances de l'accusé.

14 Le juge Galligan, s'exprimant au nom de la majorité, affirme qu'il s'agissait [traduction] «d'un cas de consentement ou de non-consentement et qu'il n'y avait aucune vraisemblance à la défense de croyance sincère mais erronée au consentement» (p. 232).

15 La common law reconnaît depuis longtemps que l'on ne devrait pas soumettre au jury les moyens de défense non fondés sur les faits ou sur la preuve. Dans l'arrêt Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, notre Cour a formulé la norme minimale des défenses d'erreur de fait, y compris celle de la croyance sincère mais erronée au consentement, affirmant qu'une vraisemblance doit se dégager de la preuve et des circonstances pour appuyer cette défense. Dans R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, le juge Cory a affirmé que le critère de la vraisemblance relativement à la croyance sincère mais erronée au consentement dans tous les cas d'infractions de voies de fait a été codifié par l'exigence du par. 265(4) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, selon laquelle il doit y avoir une «preuve suffisante» pour que le juge puisse soumettre la défense d'erreur au jury.

16 Dans Pappajohn, le juge McIntyre a décrit le critère minimal de la vraisemblance en ces termes: «pour qu'il y ait vraisemblance, il doit y avoir une preuve qui, si on la croit, appuiera l'existence d'une croyance erronée mais sincère que la plaignante consentait en fait aux rapports sexuels qui ont effectivement eu lieu» (p. 128). Il fait remarquer, à la p. 133:

Pour exiger que soit soumis le moyen de défense subsidiaire de croyance erronée au consentement, il faut, à mon avis, d'autres preuves que la simple affirmation par l'appelant d'une croyance au consentement. Cette preuve doit ressortir d'autres sources que l'appelant, ou s'y appuyer, pour lui donner une apparence de vraisemblance.

Il a plus tard clarifié cet énoncé dans R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782, aux pp. 790 et 791:

Ces termes paraissent, à l'occasion, avoir été mal interprétés, mais je ne me rétracte pas. Il n'y aura pas d'apparence de vraisemblance à la simple affirmation «je croyais qu'elle consentait» sans que ce ne soit appuyé dans une certaine mesure par d'autres éléments de preuve ou circonstances de l'affaire. [. . .] La question à laquelle [le juge du procès] doit répondre est la suivante. Vu toutes les circonstances de l'espèce, le moyen de défense paraît‑il vraisemblable?

17 Dans Pappajohn, le juge McIntyre était conscient du fait que, si l'on n'exigeait pas que la preuve rende vraisemblable la défense d'erreur de fait, l'accusé pourrait soulever ce moyen de défense dans tous les cas d'agression sexuelle simplement en affirmant qu'il croyait au consentement de la plaignante, ce qui jetterait la confusion dans l'esprit du jury et risquerait d'aboutir à un verdict erroné. La preuve qui rend la défense vraisemblable peut provenir de l'accusé ou d'autres sources: Osolin, précité, aux pp. 686 et 687, le juge Cory, et à la p. 649, le juge McLachlin. Néanmoins, le critère minimal d'une «preuve suffisante» — le critère de la vraisemblance — doit être maintenu si nous voulons nous assurer que la défense ne sera pas une défense fallacieuse, mais bien une défense fondée sur la preuve.

18 La défense d'erreur de fait dans le contexte de l'agression sexuelle comporte deux éléments: (1) l'accusé doit avoir cru sincèrement au consentement de la plaignante, et (2) l'accusé doit avoir eu cette croyance erronément. Pour que la défense puisse être soumise au jury, la preuve doit rendre vraisemblables ces deux éléments. Ordinairement, le second élément est établi lorsque l'accusé ou son avocat affirme qu'il croyait au consentement de la plaignante même si celle‑ci a prétendu le contraire dans son témoignage. C'est relativement au premier élément — la croyance sincère — que l'on a des difficultés à établir une vraisemblance. Pour qu'il s'agisse d'une croyance sincère, l'accusé ne peut avoir fait preuve d'ignorance volontaire quant au consentement: Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570. Par ailleurs, puisque l'insouciance quant au consentement constitue un aspect de la mens rea de l'agression sexuelle (Pappajohn, précité, à la p. 146), l'accusé ne peut avoir fait preuve d'insouciance dans sa croyance au consentement. Bien que la croyance n'ait pas besoin d'être raisonnable, il doit y avoir dans la preuve relative aux circonstances entourant l'agression reprochée quelque chose qui rend vraisemblable une croyance sincère au consentement.

19 En l'espèce, l'accusé a témoigné qu'il croyait que Valerie consentait, contrairement au témoignage de celle‑ci qu'elle avait résisté tout au long des rapports sexuels. L'élément d'erreur est établi. Cependant, il n'y a pas de preuve qui rende vraisemblable l'affirmation de l'accusé qu'il croyait sincèrement que Valerie consentait aux rapports sexuels. Le témoignage de Livermore était que Valerie avait clairement consenti. Par contre, dans son témoignage, Valerie a dit que, loin d'avoir consenti, elle avait résisté et avait répété «non» à maintes reprises. Le témoignage de Tasha corroborait celui de Valerie sur ce point. Il s'agit de déterminer si l'on a présenté une preuve selon laquelle il serait néanmoins vraisemblable que l'accusé ait pu croire sincèrement au consentement de Valerie, même si leur témoignage respectif était si diamétralement opposé sur la question primordiale du consentement. En d'autres termes, existait‑il un élément de preuve vraisemblable, permettant au jury de conclure à l'existence d'une troisième version, c'est‑à‑dire qu'il y avait absence de consentement mais que Livermore avait sincèrement mais erronément cru à l'existence de ce consentement. À mon avis, il n'en existait pas.

20 La simple affirmation par l'accusé qu'il «croyait» au consentement de la plaignante doit être étayée par quelque chose dans les circonstances qui laisse croire qu'il pouvait sincèrement avoir cette croyance: Pappajohn, précité. Sinon, on va à l'encontre de l'objectif d'écarter la défense fallacieuse qui ne serait fondée que sur l'affirmation creuse d'une croyance par l'accusé. La jurisprudence regorge d'exemples de telles circonstances. Ainsi, le cas d'une conduite sexuellement agressive par la plaignante, celui où il y a eu antérieurement des rapports intimes et où l'on n'a aucun motif de soupçonner un changement d'attitude et celui de la prostituée notoire sont des exemples souvent cités de situations où il pourrait y avoir une croyance sincère au consentement. De même, comme notre Cour l'a fait remarquer dans R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836, une preuve indépendante, tout particulièrement une preuve matérielle, peut rendre la défense vraisemblable: le juge L'Heureux‑Dubé, aux pp. 851 et 852. S'il n'existe pas de preuve permettant d'inférer qu'il croyait sincèrement au consentement, on doit conclure que l'accusé ne s'est pas préoccupé de savoir s'il existait un consentement véritable lorsqu'il en a présumé l'existence, c'est‑à‑dire qu'il doit avoir fait preuve d'ignorance volontaire ou d'insouciance relativement à l'existence du consentement. Dans un tel cas, l'élément de sincérité de la croyance de l'accusé n'aura pas la vraisemblance requise.

21 Je conviens avec le juge Abella que la preuve qu'une personne sort à des heures tardives, boit de la bière et change de place dans une voiture ne permet pas d'établir le fondement d'une croyance sincère au consentement à des rapports sexuels. Une telle conduite, que l'on peut tout autant associer au consentement qu'à l'absence de consentement, n'a aucune valeur probante sur la question en litige. Un homme qui suppose que des actes équivoques comme ceux‑là constituent un consentement aux rapports sexuels fonde l'existence de ce consentement non pas sur les circonstances, mais sur son insouciance ou son ignorance volontaire. Même si les jeunes filles ont eu l'occasion de sortir de la voiture avant que l'accusé ait manifesté son intention d'avoir des rapports sexuels, on ne peut en inférer le consentement. Le fait que Valerie n'a pas crié, même si les fenêtres étaient ouvertes, ne rend pas la défense vraisemblable: les deux hommes étaient deux fois plus âgés que Valerie. Le fait que l'accusé a serré Valerie dans ses bras lorsqu'elle est sortie de la voiture (qu'elle en ait été ou non l'instigatrice), le fait qu'il a remis à Tasha un morceau de papier portant son nom et son numéro de téléphone et le fait que Valerie et Tasha ne se sont pas enfuies dès qu'elles sont finalement arrivées à l'appartement de Tasha sont des éléments pertinents relativement à la crédibilité de Valerie comme témoin. Cependant, même si l'on y ajoutait foi, ces faits ne suffisent pas à rendre vraisemblable une croyance honnête au consentement.

22 Pour reprendre les termes du juge Galligan, s'exprimant au nom de la Cour d'appel à la majorité, le litige porte sur le consentement ou le non-consentement. La preuve n'appuie aucunement l'existence d'une troisième version, soit que Valerie n'aurait pas consenti, mais que Livermore aurait sincèrement cru à ce consentement. Il n'existe donc que sa simple affirmation de croyance. Selon la jurisprudence de notre Cour, cela ne suffit pas à rendre vraisemblable la défense de croyance sincère mais erronée. Je conclus que le juge du procès a commis une erreur lorsqu'il a soumis cette défense au jury.

23 Il reste à déterminer s'il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès, malgré l'acquittement prononcé en première instance. Le juge Sopinka a formulé le critère qu'il faut appliquer pour annuler un acquittement et ordonner la tenue d'un nouveau procès dans R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, à la p. 374:

Un accusé qui a déjà été acquitté une fois ne devrait pas être renvoyé à un nouveau procès s'il n'est pas évident que l'erreur qui entache le premier procès était telle qu'il y a un degré raisonnable de certitude qu'elle a bien pu influer sur le résultat.

24 En l'espèce, nous n'avons aucun moyen de savoir si le jury a rendu un verdict d'acquittement parce qu'il avait un doute raisonnable quant au consentement de Valerie ou parce qu'il s'est fondé sur une défense qui n'aurait pas dû lui être soumise. L'effet cumulatif des nombreuses erreurs commises en l'espèce est tel qu'il a été satisfait au critère formulé dans Morin. N'eussent été les erreurs importantes commises au procès, un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées aurait bien pu arriver à un verdict différent. Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler l'acquittement et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.

Version française des motifs des juges La Forest et Gonthier rendus par

25 Le juge La Forest — Je suis d'accord avec les motifs de dissidence du juge Abella de la Cour d'appel ((1994), 18 O.R. (3d) 221) et, en conséquence, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès. La question de la défense de croyance sincère mais erronée n'était pas incluse dans la dissidence et, puisque le présent pourvoi est formé de plein droit, nous ne sommes donc pas saisis de cette question.

Les motifs suivants ont été rendus par

26 Le juge L'Heureux-Dubé — Pour les motifs de madame le juge Abella de la Cour d'appel, dissidente ((1994), 18 O.R. (3d) 221, j'accueillerais le pourvoi et j'ordonnerais la tenue d'un nouveau procès.

27 Nous ne sommes pas saisis de la question de la défense de croyance sincère mais erronée puisque la Cour d'appel a été unanime à conclure qu'il s'agissait [traduction] «d'un cas de consentement ou de non-consentement et qu'il n'y avait aucune vraisemblance à la défense de croyance sincère mais erronée au consentement» (p. 232). Le présent pourvoi, formé de plein droit, est fondé sur la dissidence de madame le juge Abella de la Cour d'appel sur les seuls points soulevés dans cette dissidence, aucune autorisation de pourvoi n'ayant été accordée sur cette question.

28 À tout événement, en ce qui concerne cette défense, je m'en remets à mes motifs dans R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836.

29 Finalement, je ne puis m'empêcher d'exprimer mon entier désaccord avec les positions adoptées par mon collègue le juge Major sur les deux questions examinées, soit le droit d'appel du ministère public en tant que question de droit, un point qui n'a pas été débattu devant nous, et les faits de l'affaire, ainsi qu'avec son analyse des erreurs qu'aurait commises le juge du procès.

Version française des motifs rendus par

30 Le juge Sopinka — Pour les motifs donnés par le juge McLachlin, je souscris à son opinion selon laquelle il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès compte tenu des trois premières erreurs constatées par la Cour d'appel ((1994), 18 O.R. (3d) 221). Cependant, je suis d'accord avec le juge L'Heureux-Dubé pour dire que nous ne somme pas saisis en l'espèce de la question de la croyance sincère mais erronée.

Version française des motifs rendus par

Le juge Major (dissident) --

I. Introduction

31 L'appelante se pourvoit contre le verdict d'acquittement prononcé à l'issue d'un procès devant juge et jury. Pour avoir gain de cause, l'appelante doit convaincre la Cour avec un degré raisonnable de certitude que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le jury avait reçu des directives appropriées. À mon avis, l'appelante n'y est pas parvenue.

II. Dispositions législatives

32 Le paragraphe 686(4) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, établit le droit du ministère public d'en appeler d'un verdict d'acquittement:

686. . . .

(4) Lorsqu'un appel est interjeté d'un acquittement, la cour d'appel peut:

a) rejeter l'appel;

b) admettre l'appel, écarter le verdict et, selon le cas:

(i) ordonner un nouveau procès,

(ii) sauf dans le cas d'un verdict rendu par un tribunal composé d'un juge et d'un jury, consigner un verdict de culpabilité à l'égard de l'infraction dont, à son avis, l'accusé aurait dû être déclaré coupable, et prononcer une peine justifiée en droit ou renvoyer l'affaire au tribunal de première instance en lui ordonnant d'infliger une peine justifiée en droit.

33 L'accusé qui interjette appel d'un verdict de culpabilité a des droits différents. Le paragraphe 686(1) établit les pouvoirs de la cour d'appel quant aux appels interjetés d'une déclaration de culpabilité:

686. (1) Lors de l'audition d'un appel d'une déclaration de culpabilité ou d'un verdict d'inaptitude à subir son procès ou de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la cour d'appel:

a) peut admettre l'appel, si elle est d'avis, selon le cas:

(i) que le verdict devrait être rejeté pour le motif qu'il est déraisonnable ou ne peut pas s'appuyer sur la preuve,

(ii) que le jugement du tribunal de première instance devrait être écarté pour le motif qu'il constitue une décision erronée sur une question de droit,

(iii) que, pour un motif quelconque, il y a eu erreur judiciaire;

b) peut rejeter l'appel, dans l'un ou l'autre des cas suivants:

. . .

(iii) bien qu'elle estime que, pour un motif mentionné au sous‑alinéa a)(ii), l'appel pourrait être décidé en faveur de l'appelant, elle est d'avis qu'aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s'est produit;

34 Lorsqu'un accusé interjette appel du verdict de culpabilité prononcé au procès, il a la charge d'établir que des erreurs ont été commises selon les motifs énoncés aux al. 686(1)a)(i), (ii) et (iii). Si l'accusé y parvient, la cour d'appel doit accueillir l'appel à moins que le ministère public ne puisse la convaincre que, selon l'al. 686(1)b)(iii), nonobstant ces erreurs, aucun tort important n'a été causé ou aucune erreur judiciaire grave n'a été commise.

35 Toutefois, lorsqu'un acquittement est prononcé au procès, le ministère public appelant, au contraire de l'accusé, ne bénéficie pas de la présomption prima facie qu'une erreur commande un nouveau procès. Le ministère public a la charge dès le début d'établir que les erreurs dont il se plaint ont influé sur le verdict d'une manière si importante que cela justifie un nouveau procès.

III. Aperçu historique

36 En common law, il n'y avait pas d'appel d'un verdict d'acquittement. C'est toujours le cas en Angleterre, où le ministère public n'a pas le droit d'interjeter appel d'un acquittement, bien que le procureur général ait le droit de demander à la cour d'appel de se prononcer sur toute question de droit soulevée par une affaire: Criminal Justice Act 1972 (R.‑U.), 1972, ch. 71, art. 36. Ce renvoi à la cour d'appel ne touche pas l'acquittement.

37 Ce n'est qu'en 1923 que le Code criminel du Canada a prévu l'appel en matière criminelle: S.C. 1923, ch. 41, art. 9. À l'époque, seules les déclarations de culpabilité pouvaient faire l'objet d'un appel. Le paragraphe 1014(3) du Code criminel, S.R.C. 1906, ch. 146, prévoyait que la cour d'appel pouvait accueillir l'appel et, soit annuler la déclaration de culpabilité et inscrire un verdict d'acquittement, soit ordonner la tenue d'un nouveau procès. Le paragraphe 1014(2) du Code criminel prévoyait que la cour pouvait rejeter l'appel, nonobstant toute erreur au procès, si aucun tort important n'avait été causé ou aucune erreur judiciaire commise.

38 Ce n'est qu'en 1930 que le procureur général a obtenu le droit d'interjeter appel d'un acquittement en vertu des par. 1013(4) et (5) du Code criminel, S.R.C. 1927, ch. 36, modifié par S.C. 1930, ch. 11, art. 28, qui prescrivaient:

1013. . . .

(4) Par dérogation aux dispositions contenues dans la présente loi, le procureur général a le droit d'interjeter appel à la cour d'appel de tout jugement ou verdict d'acquittement d'une cour de première instance à l'égard d'un acte criminel sur tout motif d'appel qui comporte une question de droit seulement.

(5) La procédure relative à cet appel et les pouvoirs de la cour d'appel, y compris le pouvoir d'accorder un nouveau procès, sont semblables mutatis mutandis et, autant qu'ils sont applicables aux appels sur une question de droit seulement, à la procédure prescrite et aux pouvoirs conférés par les articles mille douze à mille vingt et un de la présente loi, les deux compris, et les règles de cour établies sous le régime desdits articles, et par l'article cinq cent soixante‑seize de la présente loi.

39 Ces dispositions conféraient au procureur général des droits d'appel identiques à ceux de l'accusé. Les cours d'appel ont cependant statué que le ministère public n'avait pas droit à la présomption prima facie selon laquelle une erreur commise au procès commandait que l'appel soit accueilli à moins qu'il n'y ait pas eu d'erreur judiciaire: R. c. Curlett (1936), 66 C.C.C. 256 (C.A. Alb.), R. c. Bourgeois (1937), 69 C.C.C. 120 (C.A. Sask.).

40 Dans White c. The King, [1947] R.C.S. 268 et Cullen c. The King, [1949] R.C.S. 658, la Cour suprême du Canada a conclu que le ministère public pouvait avoir recours à la disposition réparatrice du par. 1014(2) de la même façon que l'accusé qui interjette appel d'un verdict de culpabilité. Dans White, à la p. 276, la Cour a énoncé le critère qui s'appliquait à un appel interjeté par le ministère public:

[traduction] . . . la règle que la cour d'appel se devait de suivre était celle selon laquelle le ministère public avait la charge de convaincre la Cour que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le juge s'était bien dirigé en droit.

41 Les dispositions actuelles du Code criminel concernant les appels interjetés par le ministère public contre un acquittement sont apparues dans la révision de 1954. L'octroi explicite au ministère public de droits identiques, mutatis mutandis, à ceux de l'accusé a été retiré. Dans les arrêts qu'elles ont rendus par la suite, les cours d'appel ont généralement maintenu qu'il incombait au ministère public d'établir que, non seulement il y a eu erreur ou directive erronée, mais que cela a influé sur le verdict: R. c. Savoie (1956), 117 C.C.C. 327 (C.A.N.‑B.); R. c. Forgeron (1958), 121 C.C.C. 310 (C.S.N.‑É.); R. c. Paquette (1974), 19 C.C.C. (2d) 154 (C.A. Ont.).

42 La Cour suprême du Canada a confirmé ce point de vue dans Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277. Le juge Martland a statué que les articles du Code se rapportant aux appels interjetés par le ministère public ne comportaient aucune disposition équivalente à l'al. 613(1)b)(iii) (maintenant l'al. 686(1)b)(iii)). Le juge Martland a fait observer que les dispositions du Code criminel avaient changé depuis les arrêts White et Cullen, mais que l'étendue de la charge qui incombe au ministère public était restée la même (à la p. 292):

Dans la présente affaire, par conséquent, il incombait au ministère public, pour obtenir un nouveau procès, de convaincre la Cour que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le juge du procès avait correctement donné ses directives au jury.

43 Plus récemment, notre Cour a fait ressortir que la charge du ministère public est lourde. Dans R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, le juge Sopinka a affirmé (à la p. 374):

L'étendue de la charge qui incombe à la poursuite quand elle en appelle d'un acquittement a été établie dans l'arrêt Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277. La poursuite a l'obligation de convaincre la Cour que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le jury avait reçu des directives appropriées.

Je reconnais volontiers que cette charge est lourde et que la poursuite doit convaincre la cour avec un degré raisonnable de certitude. Un accusé qui a déjà été acquitté une fois ne devrait pas être renvoyé à un nouveau procès s'il n'est pas évident que l'erreur qui entache le premier procès était telle qu'il y a un degré raisonnable de certitude qu'elle a bien pu influer sur le résultat. Tout critère plus strict exigerait qu'une cour d'appel prédise avec certitude ce qui s'est passé dans la salle de délibérations, ce qu'elle ne peut faire. [Je souligne.]

44 Dans R. c. Evans, [1993] 2 R.C.S. 629, la Cour a rappelé que la charge du ministère public est lourde et que ce dernier doit convaincre la cour «avec un degré raisonnable de certitude» (p. 645) que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si l'erreur n'avait pas été commise. Le juge Cory a signalé la démarche généralement souple adoptée par le Canada sur la question des appels interjetés par le ministère public, comparativement à celle d'autres ressorts (aux pp. 645 et 646):

Lorsqu'il s'agit d'établir les critères applicables à l'inversion de la charge, il convient de signaler que, parmi les principaux ressorts de common law de langue anglaise, le Canada semble avoir adopté les dispositions les plus généreuses en ce qui concerne les pourvois du ministère public. Dans certains ressorts, aux États‑Unis par exemple, la poursuite ne peut interjeter qu'un appel interlocutoire à l'égard d'une décision défavorable rendue avant que le verdict ne soit prononcé. D'autres pays autorisent la poursuite à en appeler dans certains cas précis comme lorsque la dénonciation est annulée, que le procès est jugé nul ou qu'un verdict imposé d'acquittement est inscrit. . .

Les cours d'appel ont toujours manifesté un respect salutaire à l'égard du verdict d'acquittement prononcé par un jury. Cette attitude respectueuse est à la fois juste et opportune. Le statut particulier du verdict d'acquittement prononcé par un jury a également été reconnu dans R. c. Kirkness, [1990] 3 R.C.S. 74. Voici un extrait du jugement de la majorité à ce sujet (à la p. 83):

Le verdict du jury constitue, d'une manière très réelle, le verdict de la collectivité. Le procès par jury dans les affaires pénales est un processus qui fonctionne extrêmement bien et constitue un aspect fondamentalement important de notre société démocratique. Ce ne sont pas les juges mais plutôt les membres du jury, siégeant à titre de membres de la collectivité, qui tranchent la question de la culpabilité ou de l'innocence, une décision d'importance vitale pour l'accusé et la collectivité.

. . .

Il en résulte que le verdict d'acquittement du jury ne peut être annulé que si une erreur importante a été commise par le juge du procès dans son exposé. [Souligné par le juge Cory.]

45 Le ministère public a donc une charge lourde et imposante lorsqu'il s'agit de faire renverser un acquittement. Il doit démontrer, avec un degré raisonnable de certitude, que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le jury avait reçu des directives appropriées. Contrairement à l'accusé qui interjette appel d'une déclaration de culpabilité, le ministère public ne bénéficie pas de la présomption prima facie selon laquelle toute erreur commande un nouveau procès.

IV. Analyse

46 Tout au long du présent pourvoi, les parties ont convenu que le juge du procès a commis des erreurs dans ses directives au jury. L'appelante fait état des points suivants:

1. Résumé inexact du témoignage de la plaignante Valerie au sujet de ce qu'elle aurait dit à l'accusé.

2. Réponse inadéquate à la demande du jury de réentendre le témoignage mentionné ci‑dessus.

3. Qualification erronée de la preuve médicale comme étant peu pertinente.

4. Omission de donner des directives au jury quant à l'utilisation limitée des déclarations antérieures incompatibles.

5. Présentation à l'appréciation du jury de la défense de croyance sincère mais erronée au consentement.

Il est nécessaire d'examiner chacun de ces points.

A. Le résumé inexact du témoignage

47 Le juge du procès a eu tort d'affirmer qu'il fallait conclure du témoignage de Valerie qu'elle n'avait pas précisément dit un «non» ferme. Toutefois, cette erreur n'a pas eu pour effet de changer l'issue du procès. Juste après avoir affirmé qu'il ne croyait pas que la plaignante avait affirmé dans son témoignage avoir dit «non», le juge du procès a admis qu'il se trompait peut‑être sur ce point. Il a dit aux jurés que c'était leur souvenir du témoignage, et non le sien, qui importait. Il a cité le substitut du procureur général comme ayant dit [traduction] «non veut dire non» lors de son exposé au jury.

48 De plus, la question du jury au sujet du témoignage indique qu'il avait compris du témoignage de la plaignante qu'elle avait dit non. Cette question était formulée comme suit:

[traduction] Le jury aimerait réentendre la partie du témoignage de Valerie [. . .] lorsqu'elle a répondu au ministère public et à l'avocat de la défense qui lui demandaient quand elle avait dit «non» à Carson Livermore. Pourrions‑nous aussi entendre les commentaires que Valerie a faits lors de l'enquête préliminaire relativement à son refus?

Il ressort que le jury a conclu que Valerie a dit «non», en dépit du résumé incorrect fait par le juge du procès, et qu'il voulait réentendre le témoignage. Il n'a pas été induit en erreur par le résumé inexact du témoignage présenté par le juge sur ce point.

B.Le défaut de faire réentendre le témoignage au jury

49 L'appelante allègue que le juge du procès a commis une erreur en rejetant la demande du jury de réentendre le témoignage de la plaignante, et que cette erreur, conjuguée au résumé erroné de ce même témoignage présenté par le juge, rendait une autre issue au procès raisonnablement certaine. L'appelante soutient que le juge du procès n'a pas donné au jury une «réponse soignée et correcte», comme l'exige l'arrêt R. c. Naglik, [1993] 3 R.C.S. 122, à la p. 139, bien que l'on puisse mettre en doute l'utilité de cet arrêt pour le présent pourvoi, étant donné qu'il portait sur la confusion quant aux directives données par le juge. En l'espèce, il s'agit d'une demande pour réentendre le témoignage de la plaignante.

50 Il faut répondre avec soin à toute demande de directives ou d'aide présentée par un jury. Toutefois, une demande du jury que la preuve soit lue ou entendue à nouveau peut soulever des problèmes, particulièrement eu égard à l'équité procédurale. Dans R. c. Wydryk (1971), 5 C.C.C. (2d) 473, on a fait remarquer que [traduction] «lorsqu'une partie du témoignage d'un témoin est lue à la demande d'un jury, il incombe au juge du procès de s'assurer que toute la preuve se rapportant à cet aspect est incluse — sinon on peut aboutir à un résultat inéquitable ou biaisé» (p. 480). C'est le problème auquel se heurtait le juge du procès.

51 L'arrêt R. c. Ostrowski, [1990] 2 R.C.S. 82, est à relever sur ce point. Dans cette affaire, le jury demandait les transcriptions, celles de sept témoins en particulier. Le juge du procès a demandé aux jurés de tenter de résoudre le problème à partir de ce dont ils pouvaient se souvenir ensemble, et de s'adresser à nouveau à lui s'ils avaient besoin d'aide. Le jury n'a pas présenté d'autre demande, et il a rendu un verdict. Le juge Cory a conclu que le juge du procès n'avait commis aucune erreur parce qu'il n'avait pas fermé la porte à la demande (à la p. 83). La porte n'était pas non plus fermée en l'espèce. Les jurés n'ont pas reçu comme réponse qu'ils ne pouvaient pas obtenir d'aide, mais qu'ils devaient faire encore un effort par eux‑mêmes, et que si cela se révélait infructueux, ils recevraient de l'aide.

52 Je ne suis pas convaincu que le juge du procès a commis une erreur dans sa réponse à la demande. Il a informé le jury des divers problèmes que soulevait sa demande, entre autres les problèmes pratiques de retracer le témoignage en cause, et l'aspect équité qui aurait nécessité de faire réentendre aussi le témoignage de l'intimé. Il a alors demandé aux jurés de tenter de se remémorer ensemble le témoignage pour, soit trouver la réponse à leur question, soit, à tout le moins, la préciser. Il leur a dit que, si leur effort était infructueux, la cour ferait de son mieux pour accéder à leur demande. À mon avis, il n'a pas dissuadé le jury de faire une nouvelle demande, mais il a plutôt indiqué sa volonté de se rendre à sa demande si ses membres faisaient d'abord une autre tentative pour résoudre le problème sans réentendre le témoignage. Le jury semble avoir été satisfait de cela et est parvenu à un verdict en 40 minutes.

C. La qualification erronée de la preuve médicale

53 La troisième erreur alléguée par l'appelante aurait été commise par le juge du procès lorsqu'il a mal qualifié la preuve médicale en l'espèce. Le juge a affirmé que la preuve médicale serait particuliè­re­ment pertinente si l'accusé avait nié que des rapports sexuels aient eu lieu, ce qu'il n'a pas fait. L'appelante soutient que cela donnait à entendre que la preuve n'avait pas d'autre pertinence particulière, alors que, en fait, elle était pertinente quant à la question du consentement. Cette affirmation aurait été vraie si le juge du procès n'avait rien dit d'autre. Toutefois, il a aussi dit:

[traduction] Mais le ministère public vous demande de considérer cette preuve comme une indication de la force qui a dû être utilisée pour causer les meurtrissures que le médecin a décrites. Je le répète, il s'agit d'un fait que vous devrez prendre en considération. [Je souligne.]

Tout comme le juge Galligan de la cour d'appel, j'estime que le juge n'a pas soustrait la preuve à l'examen du jury sur la question du consentement.

D.L'omission de donner des directives au jury sur la question des déclarations antérieures incompatibles

54 Le juge du procès a commis une erreur en omettant de dire au jury que les déclarations antérieures incompatibles qui n'avaient pas été confirmées par les témoins pouvaient être utilisées seulement quant à l'évaluation de la crédibilité. Toutefois, dans le contexte de l'espèce, l'erreur n'était pas grave. Les déclarations incompatibles suivantes ont été attribuées à la plaignante Valerie:

a) qu'elle a étreint l'intimé

b) que l'intimé et le coaccusé Miller l'ont forcée à boire

c) que Miller a dit à l'intimé de la laisser tranquille

d) que ses pantalons étaient serrés.

Les incompatibilités suivantes ont été attribuées à Tasha:

a) le fait de ne pas avoir mentionné au départ que les mains de Valerie étaient immobilisées

b) sa déclaration selon laquelle elle a frappé l'intimé à l'épaule pendant qu'il agressait la plaignante

c) le fait de ne pas avoir mentionné qu'elle avait donné un coup de coude à Miller

d) qu'elle n'a rien fait pendant que Miller touchait ses seins

e) qu'elle n'a jamais dit à Miller de s'arrêter

f) que Miller n'avait peut‑être que tenu la portière de la voiture ouverte lorsqu'ils ont changé de sièges

g) sa description des endroits où Miller a mis les mains

h) qu'elle avait accepté de rencontrer les deux hommes le soir suivant.

55 Il ressort clairement des questions posées par l'avocat de l'intimé et des directives données au jury que les déclarations antérieures incompatibles ont de fait été utilisées principalement pour mettre en doute la crédibilité des témoins en question. Le juge du procès a affirmé:

[traduction] Essentiellement, la position de M. Levine, pour le compte de M. Livermore, est que le témoignage de Valerie [. . .] ne devrait pas être accepté en raison des incompatibilités importantes.

56 Il est évident que, lorsque le juge du procès renvoie aux déclarations antérieures de Tasha et de Valerie comme constituant [traduction] «au moins le fondement d'une croyance sincère mais erronée au consentement», il renvoie à la position adoptée par M. Galluzzo, l'avocat du coaccusé Miller, qui a été acquitté. Il ne s'agit pas d'une directive, mais d'un énoncé de la position de la défense du coaccusé. En fait, les déclarations antérieures incompatibles se rapportent principalement aux accusations portées contre Miller et n'auraient eu que peu d'effet sur les conclusions de fait du jury à l'égard de l'intimé.

57 De plus, les déclarations incompatibles n'avaient pas trait à la principale question en litige au procès, soit celle du consentement. Si le jury avait utilisé les déclarations comme faisant foi de leur contenu, la preuve quant au consentement serait restée à peu près la même. L'appelante soutient que la déclaration de Valerie selon laquelle elle avait étreint l'intimé, et la déclaration de Tasha selon laquelle elle avait obtenu le numéro de téléphone de l'intimé étaient toutes deux liées à la question du consentement. À mon avis, le lien qui rattache ces deux déclarations à la question du consentement est ténu.

58 Bien que l'omission de donner des directives au jury quant à l'utilisation limitée de déclarations antérieures incompatibles soit une erreur, qui, en plus, est parfois fatale, en l'espèce, les déclarations incompatibles ont été soumises au jury pour évaluer la crédibilité, et pour aucune autre fin, par exemple pour établir la véracité de leur contenu.

E.La présentation à l'examen du jury de la défense de croyance sincère mais erronée

59 L'appelante allègue comme dernière erreur le fait que le juge du procès a soumis au jury la défense de croyance sincère mais erronée au consentement. Je suis d'accord avec les juges majoritaires de la cour d'appel pour dire que les facteurs énumérés par le juge du procès comme appuyant l'affirmation de l'intimé qu'il croyait sincèrement au consentement ne confèrent pas la «vraisemblance» que doit avoir ce moyen de défense selon l'arrêt R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836. Le fait de soumettre à un jury une défense dont l'accusé ne peut pas se prévaloir peut être une erreur grave, étant donné que le jury peut fonder son verdict sur cette défense erronée.

60 Outre la question du risque d'erreur grave lorsqu'une défense erronée est soumise au jury, je suis d'accord avec la qualification de l'espèce par le juge Galligan de la Cour d'appel selon laquelle il s'agit d'une question de consentement ou de non‑consentement et que la crédibilité est la question clé. Les questions posées par la défense à la plaignante, à l'accusé et aux témoins pointent clairement dans la direction d'une défense de consentement. À mon avis, il est très improbable que le jury ait statué sur cette affaire en se fondant sur la croyance sincère mais erronée au consentement. Par conséquent, même si la défense de croyance sincère mais erronée au consentement n'avait pas été soumise au jury, le verdict aurait probablement été le même.

V. Conclusion

61 Les circonstances qui ont donné lieu à la plainte étaient déterminantes en l'espèce. L'agression sexuelle alléguée a eu lieu sur le siège‑baquet d'une voiture de sport. Le manque d'espace était tel que, compte tenu des faits de l'espèce, une certaine coopération, sinon le consentement, de la plaignante était nécessaire pour que l'infraction reprochée soit commise. Cela est compatible avec le témoignage de l'accusé, mais incompatible avec celui de la plaignante. Le jury était au courant des circonstances de l'infraction reprochée et a conclu que l'accusé avait agi avec le consentement de la plaignante, ou les jurés avaient au moins un doute raisonnable quant à sa culpabilité. Cette conclusion de fait représente la sagesse de la collectivité exprimée par le jury et elle ne devrait pas être modifiée. Les erreurs commises comme telles par le juge du procès n'ont rien changé au résultat.

62 Les différences de statut importantes entre l'individu accusé et le ministère public ont reçu un fondement constitutionnel par la garantie des droits individuels énoncée dans la Charte canadienne des droits et libertés. En plus de la charge plus lourde dont il doit s'acquitter pour avoir gain de cause dans un appel contre un acquittement, le ministère public ne peut interjeter appel que sur une question de droit (al. 676(1)a)), alors que l'accusé peut interjeter appel tant sur une simple question de droit que, avec l'autorisation de la cour, sur une question de fait ou une question mixte de droit et de fait (al. 675(1)a)). En outre, l'accusé peut se pourvoir devant notre Cour de plein droit si un acquit­tement a été renversé par une cour d'appel (al. 691(2)a)).

63 Si l'on applique ces principes aux faits de l'espèce, je ne suis pas convaincu que le ministère public s'est acquitté de la lourde charge que la loi lui impose. La question du consentement, ou de son absence, était déterminante en l'espèce. Les erreurs du juge du procès, comme elles ont été décrites, n'étaient pas, pour les raisons données, sérieuses au point que, si ces erreurs n'avaient pas été commises, le jury aurait vraisemblablement rendu un verdict différent.

64 L'appelante n'a pas démontré avec un degré raisonnable de certitude que le jury n'aurait pas nécessairement eu un doute raisonnable sur la culpabilité de l'accusé. Pour les motifs exposés, je suis d'avis que non seulement il est douteux qu'un résultat différent aurait été obtenu en l'absence de ces erreurs, mais que cela est improbable.

65 En définitive, je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de confirmer l'ordonnance de la cour d'appel, qui a maintenu l'acquittement de l'intimé.

Pourvoi accueilli et tenue d'un nouveau procès ordonnée, le juge Major est dissident.

Procureur de l'appelante: Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureur de l'intimé: Lorne Levine, Toronto.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et la tenue d'un nouveau procès est ordonnée

Analyses

Droit criminel - Agression sexuelle - Moyens de défense - Consentement - Croyance sincère mais erronée au consentement - Accusé acquitté d'agression sexuelle - Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans son examen du non‑consentement de la plaignante? - Le juge du procès a‑t‑il omis de dire au jury que des déclarations antérieures incompatibles non confirmées par le témoin ne constituent pas une preuve? - Le juge du procès a‑t‑il mal qualifié la preuve médicale? - Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en soumettant à l'appréciation du jury la défense de croyance sincère mais erronée au consentement? - Y a‑t‑il lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès?.

L'accusé a été inculpé d'agression sexuelle sur la personne de V, la plaignante de 15 ans. V et son amie T, âgée de 14 ans, avaient volontairement accompagné l'accusé et un autre jeune homme, dans la voiture de l'accusé, à leur sortie d'une pizzeria, à 1 h 30 du matin. L'accusé s'est alors dirigé vers un parc de stationnement derrière un immeuble d'habitation où les quatre ont pris de la bière et parlé. Ils se sont rendus dans un deuxième parc de stationnement où les deux jeunes filles ont changé de place. L'accusé s'est ensuite dirigé vers un troisième parc de stationnement où il a eu des rapports sexuels avec V. Il a par la suite reconduit les deux jeunes filles chez T. V a témoigné que, tout au long de l'agression, elle avait résisté aux avances de l'accusé. Elle a affirmé lui avoir dit «non» pendant les rapports sexuels et avoir essayé de le repousser. Elle a témoigné qu'elle avait eu peur de crier ou de tenter de s'enfuir, même si l'accusé n'était pas violent et si les fenêtres de la voiture étaient ouvertes et les portes non verrouillées. Un examen médical a révélé que V avait subi d'importantes meurtrissures dans la région génitale correspondant à des rapports sexuels «traumatiques» ou «très vigoureux». Dans sa défense, l'accusé a soutenu que V avait consenti aux rapports sexuels. Il a aussi affirmé que, même si V refusait d'admettre qu'elle avait consenti, les circonstances étaient telles qu'il avait eu une croyance sincère mais erronée au consentement. Le juge du procès a soumis cette défense au jury, qui l'a acquitté. Le ministère public a interjeté appel, soutenant que le juge du procès avait commis quatre erreurs: (1) il a commis une erreur dans son examen du non‑consentement de V et dans sa réponse à la question du jury sur ce point; (2) il a omis de dire au jury que des déclarations antérieures incompatibles non confirmées par le témoin ne constituent pas une preuve; (3) il a mal qualifié la preuve médicale, et (4) il n'aurait pas dû soumettre la défense de croyance sincère mais erronée à l'appréciation du jury. La Cour d'appel, dans une décision majoritaire, a confirmé l'acquittement. Les trois juges ont conclu qu'il s'agissait d'un cas de consentement ou de non‑consentement et qu'il n'y avait aucune vraisemblance à la défense de croyance sincère mais erronée au consentement. Cependant, la cour à la majorité n'a pas jugé que les erreurs du juge du procès étaient si importantes qu'elles justifiaient l'annulation de l'acquittement. Le juge dissident aurait ordonné la tenue d'un nouveau procès.

Arrêt (le juge Major est dissident): Le pourvoi est accueilli et la tenue d'un nouveau procès est ordonnée.

Le juge en chef Lamer et les juges Cory, McLachlin et Iacobucci: Vu l'effet cumulatif des erreurs commises au procès, il y a lieu d'accueillir le présent pourvoi et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès, malgré la lourde charge qui incombe au ministère public lorsqu'il cherche à faire annuler un acquittement. Le témoignage de V était clair: elle avait à maintes reprises dit «non», et s'était opposée à l'agression. Rien au dossier n'indique que les déclarations que V a faites à la police ou son témoignage à l'enquête préliminaire étaient contradictoires sur ce point. Dans ses directives au jury, le juge du procès n'a pas mentionné la résistance manifestée par V et a incorrectement affirmé qu'elle n'avait pas dit «non» à l'accusé. Puisque la seule question en litige portait sur le consentement, il s'agissait là d'une grave erreur. Le jury a naturellement été dérouté par les directives erronées du juge du procès, comme l'indique la question qu'il a posée au juge une heure après le début des délibérations. Le juge a répondu à cette question en disant essentiellement au jury qu'il devait essayer davantage de se rappeler les témoignages, ce qui n'était pas une réponse appropriée. Conjuguée aux autres erreurs, cette réponse a une incidence grave. La deuxième erreur est que le juge du procès a omis d'indiquer au jury, comme l'exige la loi, que les déclarations antérieures incompatibles de V ont été admises relativement à la question de la crédibilité seulement mais non comme faisant foi de leur contenu. Certaines des directives du juge du procès laissaient entendre que les déclarations antérieures pouvaient être utilisées comme preuve de ce qui s'était passé. Cette directive erronée constitue une erreur importante. La troisième erreur est le fait que la preuve médicale a été mal qualifiée. Relativement au témoignage du médecin que V avait subi des meurtrissures dans la région génitale correspondant à des rapports sexuels «très vigoureux» ou «traumatiques», le juge du procès a laissé entendre que ce témoignage pourrait ne pas être très pertinent puisque l'accusé avait admis l'existence des rapports sexuels. En fait, la preuve de l'existence de meurtrissures aurait pu être pertinente à titre d'indication de l'absence de consentement ou de la résistance manifestée. Puisque le consentement était la seule question en litige, cette directive erronée prend aussi de l'importance. Enfin, le juge du procès n'aurait pas dû soumettre au jury la défense de la croyance sincère mais erronée puisqu'il n'y avait pas d'élément de preuve à l'appui de cette défense. En soumettant cette défense au jury, le juge du procès s'est fondé sur le fait que les jeunes filles n'étaient pas encore à la maison après minuit, qu'elles étaient volontairement montées dans la voiture de l'accusé, qu'elles avaient changé de place sans essayer de se sauver, que les fenêtres de la voiture étaient baissées et les portes non verrouillées et que les jeunes filles n'avaient pas crié, ainsi que sur la conclusion erronée qu'il n'existait pas de preuve d'une plainte orale. Ces circonstances n'établissaient pas la vraisemblance requise. Puisqu'il n'existe aucun moyen de savoir si le jury a rendu un verdict d'acquittement parce qu'il avait un doute raisonnable quant au consentement de V ou parce qu'il s'est fondé sur une défense qui n'aurait pas dû lui être soumise, il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès. N'eussent été les erreurs importantes commises au procès, un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées aurait bien pu arriver à un verdict différent.

Le juge Sopinka: Pour les motifs donnés par le juge McLachlin, il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès compte tenu des trois premières erreurs constatées par la Cour d'appel. Cependant, la Cour n'est pas saisie de la question de la croyance sincère mais erronée.

Les juges La Forest et Gonthier: Pour les motifs donnés par le juge dissident de la Cour d'appel, il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès. La Cour n'est pas saisie de la question de la défense de croyance sincère mais erronée.

Le juge L'Heureux‑Dubé: Pour les motifs donnés par le juge dissident de la Cour d'appel, il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès. La Cour n'est pas saisie de la question de la défense de croyance sincère mais erronée au consentement puisqu'il s'agit d'un pourvoi formé de plein droit, que la Cour d'appel a été unanime sur cette question et qu'aucune autorisation de pourvoi n'a été accordée. À tout événement, en ce qui concerne cette défense, il y a lieu de s'en remettre aux motifs majoritaires dans l'arrêt R. c. Park. Il y a entier désaccord avec les positions adoptées par le juge Major sur les deux questions examinées.

Le juge Major (dissident): Le ministère public n'a pas convaincu la Cour avec un degré raisonnable de certitude que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le jury avait reçu des directives appropriées. Lorsqu'un acquittement est prononcé au procès, le ministère public appelant ne bénéficie pas de la présomption prima facie qu'une erreur commande un nouveau procès. Le ministère public a la charge dès le début d'établir que les erreurs dont il se plaint ont influé sur le verdict d'une manière si importante que cela justifie un nouveau procès. Il y avait de toute évidence des erreurs dans les directives du juge du procès au jury. Le juge du procès a eu tort d'affirmer qu'il fallait conclure du témoignage de V qu'elle n'avait pas précisément dit un «non» ferme. Toutefois, cette erreur n'a pas eu pour effet de changer l'issue du procès. Juste après, le juge du procès a admis qu'il se trompait peut‑être et il a dit aux jurés que c'était leur souvenir du témoignage, et non le sien, qui importait. De plus, la question du jury indique qu'il avait compris du témoignage de la plaignante qu'elle avait dit non. Le juge du procès n'a pas commis d'erreur en rejetant la demande du jury de réentendre ce témoignage. Il faut répondre avec soin à toute demande de directives ou d'aide présentée par un jury; toutefois, une demande du jury que la preuve soit lue ou entendue à nouveau peut soulever des problèmes, particulièrement eu égard à l'équité procédurale. En l'espèce, les jurés n'ont pas reçu comme réponse qu'ils ne pouvaient pas obtenir d'aide, mais qu'ils devaient faire encore un effort par eux‑mêmes, et que si cela se révélait infructueux, ils recevraient de l'aide. En ce qui concerne le fait que la preuve médicale aurait été mal qualifiée, le juge du procès a dit que le jury devrait considérer cette preuve comme une indication de la force qui a dû être utilisée, et n'a donc pas soustrait la preuve à l'examen du jury sur la question du consentement. Le juge du procès a commis une erreur en omettant de dire au jury que les déclarations antérieures incompatibles qui n'avaient pas été confirmées par les témoins pouvaient être utilisées seulement quant à l'évaluation de la crédibilité. En l'espèce, cependant, les déclarations incompatibles ont été soumises au jury pour évaluer la crédibilité, et pour aucune autre fin. Le ministère public allègue comme dernière erreur le fait que le juge du procès a soumis au jury la défense de croyance sincère mais erronée au consentement. Bien que les facteurs énumérés par le juge du procès comme appuyant l'affirmation de l'accusé qu'il croyait sincèrement au consentement ne confèrent pas la «vraisemblance» que doit avoir ce moyen de défense, il s'agit en l'espèce d'une question de consentement ou de non‑consentement et la crédibilité est la question clé. Puisqu'il est très improbable que le jury ait statué sur cette affaire en se fondant sur la croyance sincère mais erronée au consentement, le verdict aurait probablement été le même si cette défense n'avait pas été soumise au jury. Les circonstances qui ont donné lieu à la plainte étaient déterminantes. L'exiguïté de l'endroit où a eu lieu l'agression sexuelle alléguée était telle qu'une certaine coopération de la plaignante était nécessaire. Cela est compatible avec le témoignage de l'accusé, mais incompatible avec celui de la plaignante. Le jury était au courant des circonstances et a conclu que l'accusé avait agi avec le consentement de la plaignante, ou il avait au moins un doute raisonnable quant à sa culpabilité. Cette conclusion de fait représente la sagesse de la collectivité exprimée par le jury et elle ne devrait pas être modifiée.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Livermore

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge McLachlin
Arrêts mentionnés: Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120
R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595
R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782
Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570
R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836
R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345.
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé
Arrêt mentionné: R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836.
Citée par le juge Major (dissident)
R. c. Curlett (1936), 66 C.C.C. 256
R. c. Bourgeois (1937), 69 C.C.C. 120
White c. The King, [1947] R.C.S. 268
Cullen c. The King, [1949] R.C.S. 658
R. c. Savoie (1956), 117 C.C.C. 327
R. c. Forgeron (1958), 121 C.C.C. 310
R. c. Paquette (1974), 19 C.C.C. (2d) 154
Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277
R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345
R. c. Evans, [1993] 2 R.C.S. 629
R. c. Naglik, [1993] 3 R.C.S. 122
R. c. Wydryk (1971), 5 C.C.C. (2d) 473
R. c. Ostrowski, [1990] 2 R.C.S. 82
R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836.
Lois et règlements cités
Code criminel, S.R.C. 1906, ch. 146, art. 1014(2), (3) [abr. & rempl. 1923, ch. 41, art. 9].
Code criminel, S.R.C. 1927, ch. 36, art. 1013(4), (5) [abr. & rempl. 1930, ch. 11, art. 28].
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 613(1)b)(iii).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 265(4), 675(1)a), 676(1)a), 686(1) [mod. ch. 27 (1er suppl.), art. 145
mod. 1991, ch. 43, art. 9 (ann., art. 8)], (4) [mod. ch. 27 (1er suppl.), art. 145], 691(2)a) [abr. & rempl. 1991, ch. 43, art. 9 (ann., art. 9)].
Criminal Justice Act 1972 (U.K.), 1972, ch. 71, art. 36.

Proposition de citation de la décision: R. c. Livermore, [1995] 4 R.C.S. 123 (16 novembre 1995)


Origine de la décision
Date de la décision : 16/11/1995
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1995] 4 R.C.S. 123 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-11-16;.1995..4.r.c.s..123 ?
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