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25/05/1995 | CANADA | N°[1995]_2_R.C.S._418

Canada | Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418 (25 mai 1995)


Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418

John O. Miron et Jocelyne Valliere Appelants

c.

Richard Trudel, William James McIsaac

et Economical, Compagnie Mutuelle d'Assurance Intimés

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l'Ontario,

le procureur général du Québec et

le procureur général du Manitoba Intervenants

Répertorié: Miron c. Trudel

No du greffe: 22744.

1994: 2 juin; 1995: 25 mai.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier

, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (19...

Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418

John O. Miron et Jocelyne Valliere Appelants

c.

Richard Trudel, William James McIsaac

et Economical, Compagnie Mutuelle d'Assurance Intimés

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l'Ontario,

le procureur général du Québec et

le procureur général du Manitoba Intervenants

Répertorié: Miron c. Trudel

No du greffe: 22744.

1994: 2 juin; 1995: 25 mai.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1991), 4 O.R. (3d) 623, 83 D.L.R. (4th) 766, [1991] I.L.R. ¶ 1-2770, 7 C.C.L.I. (2d) 317, qui a confirmé le jugement du juge Chilcott (1990), 71 O.R. (2d) 662, 65 D.L.R. (4th) 670, [1990] I.L.R. ¶ 1-2551, 45 C.C.L.I. 296, qui avait rejeté l'action des appelants. Pourvoi accueilli, le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Gonthier et Major sont dissidents.

Giovanna Roccamo et Mark Edwards, pour les appelants.

Catherine L. Jones et R. Cooligan, pour les intimés.

Graham R. Garton, c.r., et James Hendry, pour l'intervenant le procureur général du Canada.

Rebecca Regenstreif, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.

Madeleine Aubé et Kathleen McNicoll, pour l'intervenant le procureur général du Québec.

Shawn Greenberg, pour l'intervenant le procureur général du Manitoba.

W. Ian Binnie, c.r., et Lisa A. Clarkson, avocats comparaissant en qualité d'amicus curiae.

Version française des motifs du juge en chef Lamer et des juges La Forest, Gonthier et Major rendus par

1 Le juge Gonthier (dissident) — J'ai eu l'avantage de lire les motifs du juge L'Heureux‑Dubé et ceux du juge McLachlin. Comme elles, je suis d'avis que l'interprétation du terme «conjoint» utilisé dans la police d'assurance restreint le versement des indemnités d'assurance-accidents aux couples mariés et ne vise pas les couples non mariés qui vivent ensemble. Pour ce qui est de savoir si cette restriction porte atteinte à l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, en toute déférence, je suis en désaccord avec leur conclusion que ces dispositions sont discriminatoires. Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

2 À mon avis, l'état matrimonial peut constituer un motif analogue de discrimination au sens de l'art. 15 de la Charte. Cependant, pour déterminer si une loi est conforme à l'art. 15 dans un cas donné, il faut tenir compte de la nature du motif analogue et de sa pertinence relativement à la distinction établie par la loi. Le mariage est une institution dans laquelle on s'engage par choix et qui comporte certains avantages et fardeaux, dont l'obligation réciproque de soutien. Comme je l'expliquerai plus loin, les avantages en cause relèvent des obligations de soutien que la loi rattache au mariage et il y a lieu de les qualifier ainsi. Lorsqu'une loi établit une distinction fondée sur une caractéristique propre à l'institution du mariage, telles les obligations de soutien, la distinction n'est pas discriminatoire et est en conséquence autorisée. En l'espèce, je suis d'avis que la distinction établie par les dispositions attaquées de la Loi sur les assurances, L.R.O. 1980, ch. 218, est pertinente à l'institution du mariage. En conséquence, la loi ne viole pas le par. 15(1) de la Charte et il n'est pas nécessaire de procéder à une analyse fondée sur l'article premier.

I ‑ Les faits et les décisions

3 Signalons tout d'abord que l'affaire n'a pas encore été entendue au fond en première instance. La question visée par le pourvoi — le sens du terme «conjoint» dans la Loi sur les assurances — a été soulevée par requête préliminaire sur exposé conjoint des faits.

4 Les appelants John Miron et Jocelyne Valliere résident ensemble comme conjoints de fait depuis mai 1983. Miron est le père de deux des trois enfants de Valliere, nés en 1981 et 1984. L'intimée, Economical, Compagnie Mutuelle d'Assurance, a délivré une police d'assurance automobile à Valliere pour la période commençant le 12 décembre 1986 et se terminant le 12 décembre 1987. Les conditions de cette police sont celles de l'Ontario Standard Automobile Policy, conformément à la Loi sur les assurances, aux art. 231 et 233, et à l'annexe C, et à son règlement d'application, R.R.O. 1980, Reg. 535.

5 En août 1987, Miron a subi des blessures alors qu'il était passager à bord d'un véhicule à moteur appartenant à l'intimé William James McIsaac et conduit par l'intimé Richard Trudel. Ni McIsaac ni Trudel n'étaient assurés. Miron a de ce fait réclamé une indemnité d'assurance-accidents pour perte de revenu conformément à la Section B, paragraphe 2, partie II de l'Ontario Standard Automobile Policy incorporée dans la police délivrée à Valliere par l'intimée. Il a aussi réclamé des dommages‑intérêts conformément à la protection pour automobiliste non assuré prévue au chapitre B, division 3 de la police.

6 L'intimée, Economical, Compagnie Mutuelle d'Assurance, a demandé par requête que soit tranchée au préalable une question de droit avant procès, savoir si Miron était le «conjoint» de Valliere au sens du chapitre B, division 2, subdivision II ou du chapitre B, division 3, de l'Ontario Standard Automobile Policy. Le juge Chilcott, qui a entendu la requête, a conclu que le terme «conjoint» signifiait une personne légalement mariée pour les fins des dispositions pertinentes de la police. En conséquence, Miron n'était pas un «conjoint» au sens de la police, et n'était pas assuré en vertu de celle‑ci.

7 Dans leur appel en Cour d'appel de l'Ontario, les appelants ont fondé leur plaidoirie uniquement sur l'art. 15 de la Charte. Ce moyen n'avait pas été soulevé devant le juge des requêtes. La Cour d'appel a rejeté l'appel pour les motifs rendus le même jour dans l'arrêt Leroux c. Co‑operators General Insurance Co. (1991), 4 O.R. (3d) 609. Dans l'arrêt Leroux, la Cour d'appel a statué qu'il n'y avait pas violation de l'art. 15 de la Charte, puisque l'état matrimonial n'était pas un motif de discrimination analogue aux motifs expressément énumérés à l'art. 15. La Cour d'appel a conclu que les couples non mariés ne faisaient pas partie d'un «groupe défavorisé», et ne constituaient pas «une minorité discrète et isolée» qui avait été désavantagée «sur les plans social, politique ou juridique dans notre société». La Cour d'appel a déclaré en outre que la caractéristique de «partenaire non marié» n'était pas une caractéristique «immuable» (aux pp. 620 et 621).

II ‑ Les dispositions législatives pertinentes

Charte canadienne des droits et libertés

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Ontario Standard Automobile Policy (S.P.F. No. 1)

[traduction]

Chapitre B, division 2, subdivision II -‑ Perte de revenu

Sous réserve des dispositions de la présente subdivision, en cas d'empêchement sérieux de la personne assurée d'accomplir les tâches essentielles à l'exercice de sa profession ou de son emploi, la présente subdivision garantit, pendant la durée de l'invalidité, le paiement d'une indemnité hebdomadaire de perte de revenu, . . .

Chapitre B, dispositions spéciales, définitions et exclusions du chapitre B

(1) DÉFINITION DE L'EXPRESSION «PERSONNE ASSURÉE»

Dans le présent chapitre, l'expression «personne assurée» s'entend:

. . .

b)de l'assuré et, s'ils résident dans le même local d'habitation que lui, son conjoint et les parents à la charge de l'assuré ou de son conjoint dans les cas où ils sont transportés par une autre automobile, si:

(i) l'assuré est un particulier ou un couple mari et femme,

Chapitre B, division 3 -‑ Couverture de l'automobiliste non assuré

Le paiement de toutes les sommes:

a)qu'une personne assurée aux termes du contrat a le droit de recouvrer du propriétaire ou du conducteur d'une automobile non assurée ou non identifiée, à titre de dommages‑intérêts à l'égard de lésions corporelles résultant d'un accident impliquant une automobile;

b)qu'une personne a le droit de recouvrer du propriétaire ou du conducteur d'une automobile non assurée ou non identifiée, à titre de dommages‑intérêts à l'égard de lésions corporelles subies par une personne assurée aux termes du contrat ou à l'égard du décès de celle‑ci, résultant d'un accident impliquant une automobile;

c)qu'une personne assurée aux termes du contrat a le droit de recouvrer du propriétaire ou du conducteur identifié d'une automobile non assurée, à titre de dommages‑intérêts à l'égard de dommages accidentels causés à l'automobile assurée ou à son contenu, résultant d'un accident impliquant une automobile.

1.Définitions:

Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente division:

. . .

b) «personne assurée aux termes du contrat» S'entend:

. . .

(iii)dans le cas d'une demande relative à des lésions corporelles ou à un décès:

. . .

b.de l'assuré et, s'ils résident dans le même local d'habitation que l'assuré, de son conjoint et de leurs parents à charge:

(1)soit pendant qu'ils se trouvent dans une automobile non assurée, . . . [Je souligne.]

III ‑ Les questions en litige

8 Le présent pourvoi soulève deux questions.

1. En tant que personne vivant en union conjugale hors mariage, Miron est‑il le «conjoint» de Valliere et, en conséquence, une personne assurée au sens du chapitre B, division 2 ou du chapitre B, division 3 de l'Ontario Standard Automobile Policy?

2. Subsidiairement, les dispositions du chapitre B, division 2, subdivision II ou du chapitre B, division 3 de l'Ontario Standard Automobile Policy vont‑elles à l'encontre de l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et, dans l'affirmative, ces dispositions se justifient‑elles en vertu de l'article premier de la Charte?

9 Comme je l'ai indiqué, je suis d'accord avec ma collègue le juge McLachlin pour dire qu'aux fins de l'interprétation législative, le terme «conjoint» ne vise que les couples mariés. En conséquence, mon analyse portera sur la seconde question.

10 Les parties ne contestent pas l'application de la Charte à ce contrat privé. Il est constant que la Charte s'applique à la police d'assurance puisque les conditions en sont établies par la Loi sur les assurances, art. 231 et 233, et annexe C.

11 Il va sans dire que l'interprétation que notre Cour donnera à l'art. 15 de la Charte ne fera pas que confirmer judiciairement un texte équivalant à une loi ordinaire susceptible d'être modifiée par la législature, mais déterminera plutôt ce que la législature peut ou doit faire en vertu de la Constitution, restreignant ainsi ses pouvoirs. Comme le juge McIntyre l'affirme dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 175:

Les motifs énumérés eux‑mêmes et les autres motifs possibles de discrimination reconnus au par. 15(1) doivent, dans les deux cas, recevoir une interprétation large et libérale de manière à refléter le fait qu'il s'agit de dispositions constitutionnelles qu'il n'est pas facile d'abroger ou de modifier, mais qui visent à fournir un «cadre permanent à l'exercice légitime de l'autorité gouvernementale» et, par la même occasion, à «la protection constante» des droits à l'égalité . . . [Je souligne.]

J'insiste toutefois sur ce fait évident parce que, à mon sens, le présent pourvoi porte en dernière analyse sur l'étendue de la faculté de choisir que le législateur peut légitimement exercer lorsqu'il définit les attributs d'une institution sociale fondamentale, en l'occurrence les droits et obligations qui se rattachent au mariage. Notre Cour se doit d'être prudente avant de qualifier de discriminatoire des lois qui visent simplement à définir d'une façon différente les droits et obligations des personnes mariées et ceux des personnes qui choisissent de cohabiter en dehors des liens du mariage.

IV ‑ Analyse

A. Les principes généraux applicables à l'art. 15 de la Charte

12 Notre Cour a clairement établi que les distinctions ne sont pas toutes contraires à l'art. 15 de la Charte. La violation de l'art. 15 survient seulement si l'atteinte à l'un des quatre droits à l'égalité qui y sont mentionnés est discriminatoire. Dans l'arrêt Andrews, précité, aux pp. 174 et 175, le juge McIntyre formule en ces termes la notion de discrimination:

J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d'un individu le sont rarement.

13 L'analyse à entreprendre selon le par. 15(1) de la Charte comporte trois étapes. Premièrement, il faut déterminer si la loi établit une distinction entre le demandeur et d'autres personnes. Deuxièmement, il faut se demander si la distinction donne lieu à un désavantage et examiner si le texte législatif attaqué impose à un groupe de personnes auquel appartient le demandeur des fardeaux, obligations ou désavantages non imposés à d'autres, ou le prive d'un bénéfice qu'il accorde à d'autres (Andrews, précité). C'est à cette deuxième étape que l'on examine l'effet direct ou indirect de la loi.

14 Troisièmement, il faut déterminer si la distinction est fondée sur une caractéristique personnelle non pertinente mentionnée au par. 15(1) ou sur une caractéristique analogue. Comme le juge McIntyre le souligne dans Andrews, précité, à la p. 165, le par. 15(1) cherche à éliminer les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles non pertinentes:

En d'autres termes, selon cet idéal [d'égalité] qui est certes impossible à atteindre, une loi destinée à s'appliquer à tous ne devrait pas, en raison de différences personnelles non pertinentes, avoir un effet plus contraignant ou moins favorable sur l'un que sur l'autre.

Dans des motifs concordants distincts, le juge La Forest reconnaît qu'il y a discrimination lorsque des distinctions sont fondées sur «des "différences personnelles non pertinentes" comme celles qui sont énumérées à l'art. 15 et qui se retrouvent traditionnellement dans les lois sur les droits de la personne» (Andrews, précité, à la p. 193). Dans son article «Analogous Grounds of Discrimination Under the Canadian Charter: Too Much Ado About Next to Nothing» (1991), 29 Alta. L. Rev. 772, à la p. 780, le professeur Dale Gibson souligne également que la question de la pertinence des caractéristiques personnelles est au c{oe}ur des décisions de notre Cour sur l'art. 15.

15 La troisième étape comporte deux aspects: la détermination de la caractéristique personnelle propre à un groupe et l'examen de sa pertinence par rapport aux valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent la loi. En ce qui concerne le premier aspect de la troisième étape de l'analyse fondée sur le par. 15(1), l'appartenance à un groupe est une condition essentielle tandis que les particularités non liées à l'appartenance à un groupe n'entraînent pas de discrimination. Toutefois, la notion de «groupe» ne devrait pas être confondue avec le concept de «groupe défavorisé» qui s'entend d'une «minorité discrète et isolée» désavantagée sur les plans social, politique ou juridique: R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, à la p. 1333. L'identification d'un groupe défavorisé dans notre société peut constituer un indice utile de discrimination, en ce sens qu'elle peut servir à cerner l'existence d'un désavantage attribuable à une caractéristique personnelle non pertinente. Cependant, je suis d'accord avec le juge McLachlin pour dire que l'appartenance à un groupe défavorisé n'est pas une condition préalable essentielle à une réclamation fondée sur l'art. 15 de la Charte. Le second aspect de la troisième étape, l'évaluation de la pertinence, concerne la nature de la caractéristique personnelle et sa pertinence quant aux valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent la loi. Bien entendu, ces valeurs fonctionnelles peuvent elles‑mêmes être discriminatoires. Ce sera le cas lorsque les valeurs sous‑jacentes n'ont aucun rapport avec une fin législative légitime. La pertinence est examinée en fonction d'un motif énuméré à l'art. 15 ou d'un motif analogue. Je reviens plus loin sur cet aspect de l'analyse.

(1)L'importance du contexte dans l'analyse comparative en vertu de l'art. 15 de la Charte

16 Aux fins du par. 15(1), pour paraphraser le juge Iacobucci dans l'arrêt Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, à la p. 754, il faut nécessairement entreprendre une forme d'analyse comparative pour déterminer si des faits donnés entraînent l'inégalité. Cette proposition a été formulée par le juge McIntyre dans l'arrêt Andrews, précité, à la p. 164:

[L'égalité] est un concept comparatif dont la matérialisation ne peut être atteinte ou perçue que par comparaison avec la situation des autres dans le contexte socio‑politique où la question est soulevée. Il faut cependant reconnaître dès le départ que toute différence de traitement entre des individus dans la loi ne produira pas forcément une inégalité et, aussi, qu'un traitement identique peut fréquemment engendrer de graves inégalités.

17 Dans l'arrêt R. c. Turpin, précité, aux pp. 1331 et 1332, le juge Wilson explique comment cette analyse comparative se rattache à l'examen du contexte général, et je cite:

Pour déterminer s'il y a discrimination pour des motifs liés à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, il importe d'examiner non seulement la disposition législative contestée qui établit une distinction contraire au droit à l'égalité, mais aussi d'examiner l'ensemble des contextes social, politique et juridique. [. . .] En conséquence, ce n'est qu'en examinant le contexte général qu'une cour de justice peut déterminer si la différence de traitement engendre une inégalité ou si, au contraire, l'identité de traitement engendre, à cause du contexte particulier, une inégalité ou présente un désavantage.

18 Le juge Wilson fait donc ressortir qu'il importe de recourir à la méthode contextuelle pour empêcher que l'analyse fondée sur l'art. 15 ne devienne un processus de classification mécanique et stérile. Cette mise en garde avait été exprimée de façon remarquable par le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l'arrêt de principe R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 344, lorsqu'il a affirmé que «la Charte n'a pas été adoptée en l'absence de tout contexte» et qu'«elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés». Le contexte joue un rôle indispensable lorsqu'il s'agit de définir les groupes à comparer, de déterminer si la distinction donne lieu à un préjudice et d'examiner la nature et la pertinence des caractéristiques personnelles sur lesquelles la distinction est fondée. En somme, le contexte général est important à toutes les étapes de l'analyse et permet de faire en sorte qu'elle ne «dépendra [pas] exclusivement du texte de loi contesté» (pour citer le juge Wilson dans l'arrêt Turpin, précité, à la p. 1332).

19 Plus particulièrement il est indispensable dans le cadre d'une analyse contextuelle du par. 15(1) de se demander si une distinction repose sur une certaine réalité objective, physique ou biologique, ou sur une valeur fondamentale, ou en est l'expression. Cet examen est d'importance cruciale pour déterminer si la distinction préjudiciable a été établie à partir d'un fondement pertinent et, par conséquent, si elle est discriminatoire ou non.

20 Par exemple, dans l'arrêt R. c. Hess, [1990] 2 R.C.S. 906, aux pp. 928 et 929, notre Cour a statué que le caractère légitime des distinctions fondées sur le sexe dans le contexte du droit criminel dépend de la nature de l'infraction en cause. Était contesté dans cette affaire le par. 146(1) du Code criminel qui érigeait en infraction le fait pour un homme d'avoir des rapports sexuels avec une femme de moins de 14 ans qui n'est pas son épouse. Lorsqu'elle a conclu que la disposition ne contrevenait pas au par. 15(1), notre Cour a pris soin d'examiner l'infraction dans son contexte approprié en tenant compte de certaines réalités biologiques, notamment le fait que seulement des hommes peuvent commettre l'acte interdit. Notre Cour a adopté une analyse similaire dans l'arrêt Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872: le cas d'un détenu qui contestait la constitutionnalité des fouilles par palpation et des rondes de surveillance effectuées par des gardiens de sexe féminin dans des prisons pour hommes. L'appelant soutenait que la pratique était discriminatoire puisque les femmes n'étaient pas soumises à des fouilles par palpation par des personnes du sexe opposé. Au nom de notre Cour, le juge La Forest a précisé que le traitement différent des détenus de sexe masculin et de sexe féminin n'est pas nécessairement discriminatoire. Comme il l'explique (à la p. 877), «[c]ompte tenu des différences historiques, biologiques et sociologiques entre les hommes et les femmes, l'égalité n'exige pas que les pratiques qui sont interdites lorsque des gardiens du sexe masculin sont affectés à la garde de femmes détenues soient également interdites lorsque des agents du sexe féminin sont affectées à la garde d'hommes détenus». Dans les arrêts Hess et Weatherall, précités, notre Cour a statué que des distinctions fondées sur des différences biologiques pertinentes entre les sexes ne sont pas nécessairement discriminatoires.

21 Tout comme les réalités biologiques, les valeurs fondamentales peuvent également jouer un rôle essentiel dans l'examen du contexte approprié à l'analyse du par. 15(1). Par exemple, dans l'arrêt McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, à la p. 278, pour conclure à l'existence de discrimination en vertu du par. 15(1), le juge La Forest a cité, en l'approuvant, le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, à la p. 368, et a affirmé que l'emploi est «l'un des aspects les plus fondamentaux de la vie d'une personne». Il conclut ensuite qu'une restriction à l'emploi découlant des politiques des universités intimées en matière de retraite obligatoire était discriminatoire puisqu'elle imposait un fardeau fondé sur la caractéristique personnelle non pertinente de l'âge (à la p. 278).

22 Enfin, il importe de souligner qu'une analyse contextuelle peut mener à des conclusions fondamentalement différentes quant à savoir si des distinctions fondées sur le même motif sont discriminatoires. En d'autres termes, selon le contexte, le même motif peut être discriminatoire relativement à certaines catégories de distinction, mais ne pas l'être relativement à d'autres. Par exemple, dans l'arrêt R. c. Turpin, précité, notre Cour a reconnu que la province de résidence n'était pas un motif de discrimination en vertu de la loi applicable en l'espèce mais qu'il était néanmoins possible qu'une distinction fondée sur la province de résidence soit, dans des circonstances différentes, discriminatoire. Le juge Wilson s'exprime ainsi, à la p. 1333:

Je ne veux pas dire que la province de résidence d'une personne ou le lieu du procès ne pourraient pas, dans des circonstances particulières, être une caractéristique personnelle d'un individu ou d'un groupe d'individus susceptible de constituer un motif de discrimination. Je dis simplement que ce n'est pas le cas en l'espèce.

Dans le même ordre d'idées, le juge en chef Lamer, dans l'arrêt R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, a rejeté la proposition selon laquelle l'existence d'un système parallèle de justice militaire était discriminatoire à l'égard des membres des Forces armées, ajoutant néanmoins cette importante mise en garde (à la p. 311):

Je tiens cependant à souligner que ma conclusion en l'espèce ne vaut que pour le contexte du présent pourvoi. Je ne veux pas dire que les militaires ne peuvent jamais être désavantagés ou victimes de traitement discriminatoire de manière à tomber sous la portée de l'art. 15 de la Charte. Il est certain, par exemple, qu'après une démobilisation générale à la cessation d'hostilités, les militaires qui reviennent de la guerre peuvent bien être victimes de désavantages et de traitements discriminatoires propres à leur statut, et je n'exclus pas qu'en pareil cas des membres des Forces armées puissent former une catégorie de personnes analogue à celles énumérées au par. 15(1). Toutefois, ce n'est pas le cas en l'espèce et l'appelant n'a rien à gagner en invoquant l'art. 15 de la Charte. [Souligné dans l'original.]

En bref, l'évaluation du caractère discriminatoire de distinctions fondées sur un motif particulier, dans une situation donnée, exige une méthode souple qui tienne compte du contexte. Autrement dit, le contexte est un élément indispensable lorsqu'il s'agit de déterminer si un motif donné de distinction est discriminatoire dans certaines catégories de cas, mais ne l'est pas dans d'autres.

(2)La pertinence et l'analyse de l'art. 15 fondée sur les «motifs énumérés et analogues» selon l'arrêt Andrews

23 Comme je l'ai déjà indiqué, la question de la pertinence d'une distinction donnée est au c{oe}ur de l'analyse selon l'art. 15. Une distinction par ailleurs préjudiciable mais fondée sur un motif pertinent n'est pas discriminatoire. Pour déterminer ce qui constitue un motif pertinent de distinction, notre Cour a abordé la question de la discrimination, dans l'arrêt Andrews, précité, selon ce qu'on a appelé la méthode des «motifs énumérés et analogues». Selon cette méthode, on détermine, dans le cadre de l'analyse fondée sur l'art. 15 de la Charte, si la distinction préjudiciable est attribuable à un motif énuméré ou à un motif analogue. Un tel motif est défini comme un motif communément utilisé pour établir des distinctions qui ont peu ou pas de lien rationnel avec la matière traitée, traduisant généralement l'existence d'un stéréotype.

24 En ce qui concerne les motifs énumérés à l'art. 15, les distinctions ainsi fondées sont souvent discriminatoires, mais ne le seront pas nécessairement dans tous les cas. Elles peuvent n'être que le reflet d'une réalité ou valeur fondamentales et donc pertinentes. Comme je l'ai déjà fait remarquer, dans les arrêts Hess et Weatherall, précités, notre Cour a conclu que ne sont pas discriminatoires des distinctions qui sont fondées sur le motif énuméré du sexe, mais qui sont pertinentes en ce qu'elles traduisent certaines réalités biologiques.

25 La pertinence est également au c{oe}ur même de la détermination de l'existence d'un motif analogue. Cette détermination exige une analyse délicate, et contextuelle, de la nature du motif en question afin d'établir s'il est le fondement de distinctions non pertinentes et, en conséquence, s'il constitue un motif analogue. Cependant, comme je l'ai déjà fait remarquer, une analyse contextuelle permet aussi de comprendre la nature du motif et de déterminer en quoi il peut constituer un tel motif. Il se peut qu'un motif donné soit analogue à certains égards, mais ne le soit pas à d'autres. Comme dans le cas des motifs énumérés, la distinction établie peut tout simplement tenir compte de certaines réalités biologiques ou physiques ou de valeurs fondamentales qui sont en soi pertinentes. Certaines distinctions peuvent être intrinsèquement liées au motif, voire même comprises dans sa définition et, de ce fait, être pertinentes indépendamment des circonstances, donc incapables de donner lieu à discrimination.

26 Comme je l'explique plus loin, l'état matrimonial est un exemple de motif qui est analogue à certains points de vue, mais qui ne peut l'être à l'égard des attributs et des effets qui servent à définir le mariage lui‑même, dont notamment les droits et obligations nécessairement accessoires à l'institution, et qui le distinguent de l'absence de mariage. Il en est ainsi parce que le mariage en soi n'est pas discriminatoire puisqu'il résulte d'un choix et qu'il est une institution fondamentale de la société.

27 Dans la mesure où, dans un cas donné, une loi reflète ou traduit une distinction de cette nature qui soit pertinente aux valeurs fonctionnelles de la loi, lesquelles ne sont pas elles-mêmes discriminatoires, la distinction établie par cette loi n'est pas discriminatoire. S'il n'y a pas cette pertinence, le motif en question est alors retenu à juste titre comme motif analogue aux motifs énumérés à l'art. 15, et la distinction fondée sur ce motif sera discriminatoire et contraire à cet article.

28 Je tiens également à souligner que l'analyse fondée sur l'art. 15 en l'espèce ne s'écarte nullement de l'analyse que notre Cour a adoptée dans l'arrêt Andrews, précité, et dans les arrêts qui ont suivi. Je ne fais que clarifier une réserve qu'il faut faire dans l'application de l'analyse fondée sur les motifs analogues, réserve qui exige simplement une analyse plus précise de la nature du motif en cause dans le cas étudié et la reconnaissance qu'un motif susceptible de constituer le fondement d'une discrimination dans un contexte peut être inoffensif dans un autre.

29 Je note, entre parenthèses, que la reconnaissance de la nécessité de tenir compte du contexte dans une analyse fondée sur le par. 15(1) constitue également une réponse complète à la préoccupation de ma collègue le juge McLachlin selon laquelle mettre l'accent sur la seule pertinence ne suffit pas dans tous les cas pour déterminer si une allégation de discrimination a été prouvée. La prise en compte véritable tant du contexte global que des divers contextes particuliers dans l'appréciation de la nature d'un motif analogue ou d'un motif énuméré, écarte, bien sûr, toute possibilité que le but des garanties d'égalité soit d'une certaine façon éclipsé ou ignoré dans le cadre d'une analyse selon l'art. 15 fondée sur la pertinence. En fait, un critère défini en termes de stéréotype fondé sur des caractéristiques de groupe présumées, plutôt que sur le mérite, la capacité ou la situation, n'est qu'une élaboration du concept de la pertinence.

30 À mon avis, la reconnaissance du rôle essentiel de la pertinence dans le cadre de l'art. 15 ne suscite pas non plus le risque que des différences biologiques superficielles soient de nouveau invoquées pour justifier la discrimination sexuelle, ce qui avait été entériné par la décision de notre Cour dans Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183. La leçon qu'il faut tirer de cet arrêt n'est certes pas qu'un tribunal ne devrait jamais reconnaître des distinctions législatives fondées sur des différences biologiques pertinentes entre les sexes. Si c'était le cas, l'art. 15 de la Charte ferait en sorte que l'État ne pourrait pas, par exemple, accorder aux femmes enceintes une aide financière leur permettant de veiller à leur bien-être physique et à celui de leur enfant pendant la grossesse, ce qui serait absurde. Je dirais, sans hésitation, qu'une telle distinction fondée sur une réalité biologique aussi fondamentale serait aussi louable que pertinente. La leçon qu'il faut tirer de l'arrêt Bliss est plutôt qu'une analyse de la discrimination doit viser le contexte global. Ce n'est qu'ainsi qu'un tribunal peut distinguer, de façon sensée, les différences biologiques qui sont pertinentes sur le plan normatif et, partant, bénignes, de celles qui ne sont pas pertinentes et, par conséquent, discriminatoires. C'est donc avec raison que notre Cour a pris soin d'élargir le contexte approprié dans l'arrêt Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219, à la p. 1237, lorsqu'elle a écarté l'arrêt Bliss et reconnu que le fait d'exclure la grossesse de la protection d'un régime d'avantages sociaux d'un employeur visant à indemniser les employés empêchés de travailler pour motif de santé était «indéfendable», parce que contraire au but du régime, puisque la grossesse est un motif de santé valable. Il s'agissait donc de discrimination et de discrimination fondée sur le sexe. La Cour, à bon droit, a signalé que l'acceptation facile de l'argument que la nature n'a doté qu'un seul sexe de la capacité de mettre des enfants au monde aurait pour effet de faire porter entièrement par les femmes l'essentiel du coût de la procréation.

(3)La pertinence en vertu du par. 15(1) et le caractère raisonnable en vertu de l'article premier

31 Avant d'examiner l'application du par. 15(1) de la Charte aux faits de la présente affaire, il importe à mon avis de préciser le rapport qui existe entre l'exigence de la pertinence en vertu du par. 15(1) de la Charte et celle du caractère raisonnable en vertu de l'article premier. Je tiens à souligner que la détermination de la pertinence d'une distinction ne revient pas à rendre applicables à l'analyse selon le par. 15(1) les principes de justification au sens de l'article premier de la Charte. Cette méthode respecte la mise en garde formulée par le juge Wilson dans l'arrêt Turpin, précité, à la p. 1328: «Il faut donner aux droits à l'égalité leur plein sens, indépendamment des facteurs justificatifs qu'il convient d'examiner en vertu de l'article premier.»

32 Le paragraphe 15(1) s'intéresse fondamentalement à la pertinence des distinctions. La pertinence touche la question même de l'existence de la discrimination, alors que la justification fondée sur l'article premier n'est examinée que lorsque la discrimination a été établie. Ainsi, même si une distinction est fondée sur une caractéristique personnelle non pertinente, et par conséquent est discriminatoire, il se peut néanmoins que cette discrimination ait un lien rationnel avec un objectif urgent et réel du gouvernement. Sur ce point, il est utile de revenir à l'arrêt Andrews, précité. Cet arrêt a profondément modifié, à deux points de vue au moins, le concept de l'égalité appliqué jusqu'alors par les tribunaux. Premièrement, notre Cour a rejeté, parce qu'inadéquate, la règle de l'égalité formelle selon laquelle les personnes qui se trouvent dans une situation similaire doivent être traitées de façon similaire. Deuxièmement, et ceci est très pertinent dans le présent contexte, notre Cour a aussi rejeté ce que l'on pourrait qualifier de «critère du caractère raisonnable» (Andrews, précité, aux pp. 181 et 182). Ce critère visait à déterminer si la distinction contestée était raisonnable ou juste, compte tenu des objets de la loi et de son effet sur la personne. En vertu de ce critère, tant l'analyse du caractère discriminatoire d'une distinction que, dans une large mesure, l'analyse de la justification se faisaient en vertu du par. 15(1).

33 Selon la méthode des motifs énumérés et analogues adoptée par notre Cour dans l'arrêt Andrews, l'analyse fondée sur l'art. 15 de la Charte consiste plutôt à déterminer si la distinction préjudiciable est attribuable à un motif énuméré ou à un motif analogue. Une fois le motif analogue établi et défini quant à sa nature et à sa portée comme je l'ai déjà expliqué, toute autre question de pertinence doit être examinée non pas en vertu de l'art. 15, mais en vertu de l'article premier en même temps que toute autre question de justification.

34 En d'autres termes, notre Cour a statué dans l'arrêt Andrews, précité, qu'il faut faire clairement la distinction entre la pertinence du fondement d'un traitement différent au regard de l'art. 15 et son caractère raisonnable et, donc, sa justification en vertu de l'article premier. Cette distinction a été formulée avec vigueur par le juge La Forest (à la p. 197):

Bien qu'on ne puisse pas affirmer qu'elle est une caractéristique qui (traduction) «n'a aucun rapport avec l'aptitude d'un individu à fonctionner et à faire sa part dans la société» (Fontiero v. Richardson, 411 U.S. 677 (1973), à la p. 686), la citoyenneté comporte certainement un rapport atténué de pertinence avec celle‑ci. Cela signifie non pas qu'aucune loi qui (par exemple) conditionne un avantage à l'obtention de la citoyenneté n'est acceptable dans la société libre et démocratique qu'est le Canada, mais simplement que la loi qui paraît le faire devrait être soupesée en fonction de la pierre de touche de notre Constitution. Elle doit être justifiée. [Je souligne.]

35 L'arrêt McKinney, précité, illustre également où se situent le par. 15(1) et l'article premier. Le juge La Forest y a conclu que les politiques de mise à la retraite obligatoire des universités intimées, quoique discriminatoires au sens du par. 15(1) du fait qu'elles restreignent l'emploi, avaient un lien rationnel avec les objectifs légitimes de la loi attaquée, dont la promotion de l'excellence dans les études supérieures et la préservation de la liberté académique (p. 281). Ces valeurs n'étaient pas contestées. Le débat portait plutôt sur les moyens choisis pour les promouvoir. Le juge La Forest a examiné le rapport entre les besoins des universités et la permanence des professeurs. Il a conclu que la «retraite obligatoire [était] intimement liée au système de la permanence» (p. 283). Il a ensuite affirmé que la retraite obligatoire «assure le renouvellement continu des membres du corps professoral, un processus nécessaire pour permettre aux universités d'être des centres d'excellence. . . . Dans un système fermé ayant des ressources limitées, on ne peut y parvenir qu'avec le départ d'autres personnes» (p. 284) (souligné dans l'original). Notre Cour a conclu que la preuve établissait une certaine corrélation, selon la répartition des ressources des universités, entre la retraite obligatoire et le renouvellement des membres du corps professoral. Ces considérations ont été soupesées, avec raison, en fonction de l'article premier de la Charte.

36 Je ne crois pas non plus qu'aborder l'art. 15 en mettant l'accent sur les motifs énumérés ou analogues, comme je l'ai déjà expliqué, impose un fardeau additionnel au demandeur qui invoque la Charte. Premièrement, je le répète, l'importance de la pertinence se dégage de la jurisprudence de notre Cour sur l'art. 15. En ce sens, la précision que j'apporte à l'analyse des motifs analogues n'impose de toute évidence aucun fardeau additionnel à ce demandeur. Deuxièmement, il incombe toujours au demandeur de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu'il y a eu violation d'un droit ou d'une liberté garantis par la Charte. Il est admis que, pour s'acquitter de ce fardeau et établir que des distinctions législatives sont fondées sur un motif non pertinent compte tenu de sa nature et de sa portée, il faut connaître le libellé de la loi et l'ensemble du contexte dans lequel elle se situe. Cependant, il ne s'agit évidemment pas de questions qui sont à la seule connaissance du législateur. Si l'objet et le libellé de la loi n'établissent pas clairement qu'une distinction fondée sur un motif analogue ou énuméré traduit certaines réalités physiques ou biologiques ou valeurs fondamentales et si l'on ne présente pas d'autres éléments de preuve, le tribunal sera généralement tenu de conclure que la distinction en cause est discriminatoire. En conséquence, lorsqu'une loi est contestée sur le fondement de l'art. 15 de la Charte, le gouvernement qui l'a adoptée est incité à aider le tribunal à déterminer quelle est la pertinence, s'il en est, de la distinction législative attaquée.

37 Je tiens également à souligner qu'il peut effectivement exister un important chevauchement entre l'examen des valeurs fonctionnelles de la loi en vertu de l'art. 15, et celui de l'objet de la loi en vertu de l'article premier. Néanmoins, il n'en sera pas toujours ainsi, comme l'illustre clairement le cas de la loi en cause dans l'arrêt McKinney, précité. Cependant, s'il y a chevauchement entre les valeurs fonctionnelles et l'objet de la loi, il n'y a pas lieu de s'inquiéter puisque les questions sont fondamentalement différentes selon qu'il s'agit de l'art. 15 ou de l'article premier, ceci selon des prémisses fondamentalement différentes: dans le cas de l'art. 15, il faut se demander si la loi est discriminatoire pour certains motifs; dans l'affirmative, il faut alors examiner, en vertu de l'article premier, s'il existe par ailleurs une limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Bref, comme le juge McIntyre l'a souligné dans l'arrêt Andrews, précité, «le rapport entre ces deux articles pourra fort bien se révéler difficile à établir de façon entièrement satisfaisante», mais il est «important de les maintenir analytiquement distincts» (p. 178).

38 Je conclus de ce qui précède qu'une distinction réputée non pertinente parce qu'elle est fondée sur un motif énuméré ou analogue et, partant, discriminatoire au sens du par. 15(1) peut néanmoins avoir un lien rationnel avec un objectif social plus global et, donc, être jugée raisonnable en vertu de l'article premier.

B. Le paragraphe 15(1) de la Charte et le motif de l'état matrimonial

39 La loi en cause formule une distinction fondée sur le mariage, et les appelants fondent toute leur argumentation sur la prémisse que leur situation est identique à celle des couples mariés et est assortie des mêmes conséquences; il est donc important, dans l'analyse du contexte de cette distinction, d'examiner brièvement le concept du mariage et la place qu'il occupe dans notre société, ainsi que certaines répercussions du fondement contractuel particulier du mariage, même au risque d'énoncer une évidence.

(1) L'importance du mariage comme institution sociale

40 La question soulevée en l'espèce est étroitement liée à l'institution du mariage, dont l'importance est depuis longtemps reconnue dans notre société. D'autres pays, de même que le droit international, reconnaissent l'importance du mariage et le caractère légitime des mesures que prend l'État pour favoriser cette institution sociale fondamentale.

41 Par exemple, la Cour suprême des États‑Unis a depuis longtemps reconnu que le mariage est une institution sociale fondamentale. Dans l'arrêt Maynard c. Hill, 125 U.S. 190 (1888), aux pp. 205 et 211, la cour affirme:

[traduction] Puisqu'il constitue la relation la plus importante de la vie et qu'il touche davantage aux m{oe}urs et à la civilisation d'un peuple que toute autre institution, le mariage a toujours fait l'objet de mesures de contrôle de la part de la législature. Par exemple, c'est elle qui fixe l'âge nubile des parties, les modalités du mariage, les devoirs et obligations qu'il crée, ses effets sur les droits de propriété, présents et futurs, de chacune des parties ainsi que les motifs de dissolution.

. . .

[Le mariage] est une institution dont le public a un intérêt profond à conserver l'intégrité, puisqu'il constitue le fondement même de la famille et de la société, sans lequel il n'y aurait ni civilisation ni progrès.

42 La Cour suprême des États‑Unis a aussi confirmé le statut constitutionnel du droit de se marier. Dans l'arrêt Meyer c. Nebraska, 262 U.S. 390 (1923), à la p. 399, la cour a statué que la liberté protégée par le Quatorzième amendement comprend [traduction] «le droit de la personne [. . .] de se marier, de fonder un foyer et d'élever des enfants»; dans l'arrêt Skinner c. Oklahoma, 316 U.S. 535 (1942), à la p. 541, elle a affirmé que [traduction] «[l]e mariage et la procréation sont des aspects fondamentaux de l'existence même et de la survie de la race». On ne saurait non plus passer sous silence les éloquents propos du juge Douglas dans Griswold c. Connecticut, 381 U.S. 479 (1965), à la p. 486, où il a conclu que la liberté de choix dans le mariage et les relations familiales touche directement le droit à la vie privée:

[traduction] Nous sommes en présence d'un droit à la vie privée plus ancien que le Bill of Rights — plus ancien que nos partis politiques, plus ancien que notre système scolaire. Le mariage est une union pour le meilleur ou pour le pire, que l'on souhaite durable et qui est intime au point d'être sacrée. C'est une association qui favorise un mode de vie, et non une cause; une harmonie de vie et non des idéaux politiques; une loyauté bilatérale, et non des projets commerciaux ou sociaux. Pourtant, cette association a une fin aussi noble que toutes celles dont ont traité nos décisions antérieures.

Le juge en chef Warren reprend ces sentiments dans Loving c. Virginia, 388 U.S. 1 (1967), à la p. 12: [traduction] «La liberté de se marier est depuis longtemps reconnue comme l'un des droits personnels essentiels à la recherche ordonnée du bonheur par les hommes libres.» (Voir aussi Boddie c. Connecticut, 401 U.S. 371 (1971), à la p. 374; Cleveland Board of Education c. LaFleur, 414 U.S. 632 (1974), aux pp. 639 et 640; Moore c. East Cleveland, 431 U.S. 494 (1977), à la p. 499, et Zablocki c. Redhail, 434 U.S. 374 (1978), aux pp. 384 et 385.)

43 Les tribunaux de la Californie ont également confirmé à plusieurs reprises l'intérêt légitime qu'a l'État à favoriser le mariage comme institution sociale (voir Marvin c. Marvin, 557 P.2d 106 (Cal. 1976), à la p. 122; Elden c. Sheldon, 758 P.2d 582 (Cal. 1988), aux pp. 586 et 587; Beaty c. Truck Insurance Exchange, 8 Cal.Rptr. 2d 593 (Ct.App. 3 Dist. 1992), à la p. 600).

44 Si l'on passe du droit interne au droit international, l'art. 16 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), à laquelle le Canada a souscrit, et l'art. 12 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221, accordent aux personnes «le droit de se marier». Par exemple, l'art. 16 de la Déclaration universelle précise: «À partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de former une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution».

45 Ce bref examen du droit interne et du droit international confirme ce qui, à mon avis, n'a pas vraiment besoin de l'être: le mariage est à la fois une institution sociale de base et un droit fondamental que les États peuvent légitimement favoriser dans les lois qu'ils adoptent.

(2) Le fondement contractuel du mariage

46 Lorsque l'on examine les attributs particuliers du motif en cause, il importe également de se rappeler que, tout au moins dans notre société, on ne peut acquérir le statut de personne mariée que par l'expression d'un choix libre et personnel, quelle qu'en soit la raison. Le mariage a un fondement contractuel auquel la loi rattache certains droits et obligations. La décision de se marier emporte acceptation des diverses conséquences juridiques propres à l'institution du mariage, y compris l'obligation réciproque de soutien ainsi que les aliments et l'éducation des enfants issus du mariage. À mon avis, la liberté de choix et la nature contractuelle du mariage sont essentiels pour comprendre pourquoi les distinctions fondées sur l'état matrimonial ne sont pas nécessairement discriminatoires: lorsque des personnes choisissent de ne pas se marier, l'État écarterait ce choix s'il leur imposait les mêmes fardeaux et avantages qu'aux personnes mariées. Les auteurs Michael D. A. Freeman et Christina M. Lyon, dans l'ouvrage intitulé Cohabitation without Marriage (1983), à la p. 191, soulignent la chose:

[traduction] . . . le mariage est une institution volontaire dans laquelle les parties expriment le désir de s'engager l'une envers l'autre pour la vie. Il importe peu qu'elles soient pleinement conscientes de toutes les répercussions juridiques de cet engagement; celui‑ci est néanmoins pris et il donne invariablement naissance à des droits et des obligations. Les couples qui cohabitent ne prennent pas le même engagement, et cette cohabitation ne devrait pas donner lieu à des droits et obligations qui s'apparentent au mariage. Imposer à un couple en cohabitation les devoirs et privilèges propres au mariage risque de constituer une négation de liberté fondamentale.

47 Le mariage se distingue également d'autres relations du fait que les parties s'engagent par contrat à établir une relation permanente. Cette condition [traduction] «le place dans une catégorie différente des relations de nature provisoire» (Bruce C. Hafen, «The Constitutional Status of Marriage, Kinship, and Sexual Privacy — Balancing the Individual and Social Interests» (1983), 81 Mich. L. Rev. 463, à la p. 486). Bien que je reconnaisse que, dans les faits, certaines unions non matrimoniales durent aussi longtemps que certains mariages, il demeure, et je le souligne, que l'engagement de permanence pris par les parties constitue une caractéristique essentielle du contrat de mariage.

48 De même, bien que l'on puisse supposer que, dans beaucoup de cas, un seul partenaire du couple qui cohabite ne veut pas se marier, cela n'enlève en rien l'élément de choix dans la décision de se marier. La décision de se marier ou non, je l'admets, est un choix conjoint, mais elle demeure néanmoins un choix. Le simple fait qu'une seule des parties préfère ne pas se marier ne signifie pas que le couple a droit à tous les avantages que le législateur rattache uniquement au mariage.

49 À mon avis, les distinctions fondées sur le statut, les fardeaux et les avantages acquis par le mariage ne peuvent, sans plus, être discriminatoires aux termes du par. 15(1) de la Charte, puisque ces attributs résultent d'un contrat. On ne peut invoquer la discrimination pour le seul motif que le statut, les droits et les obligations établis dans un contrat valide diffèrent de ce qui existerait en l'absence d'un contrat. Les distinctions fondées sur le statut matrimonial sont en conséquence pertinentes pour les lois qui visent à définir le mariage, ses effets et les droits et obligations qui en découlent. En d'autres termes, les attributs du statut de personne mariée ne peuvent donner lieu à une discrimination à l'égard des personnes qui ne sont pas mariées. À cet égard, l'état matrimonial n'est pas un motif analogue. En l'espèce, je conclurai que les avantages revendiqués par les appelants, soit les indemnités pour réadaptation et soins médicaux et les indemnités de remplacement du revenu, devraient être considérés comme se rattachant aux obligations de soutien imposées par la loi aux conjoints mariés. À mon avis, l'état matrimonial est en conséquence pertinent aux fins de la distinction contenue dans la police d'assurance, et cette distinction ne porte donc pas atteinte au par. 15(1).

C. Application de l'analyse fondée sur le par. 15(1) à l'espèce

(1) Première étape: La loi crée‑t‑elle une distinction?

50 Dans le cadre de la première étape de l'analyse fondée sur le par. 15(1), il faut déterminer si la loi contestée crée une distinction entre les appelants et un ou plusieurs groupes. En l'espèce, le groupe pertinent est celui des conjoints mariés et, en fait, les appelants, un couple non marié, pressent notre Cour de comparer leur situation à celle de conjoints mariés. À leur avis, en tant que couple non marié, ils sont dans une union assimilable au mariage, c'est‑à‑dire qu'ils se trouvent dans une situation relativement permanente d'interdépendance et de cohabitation assortie, du moins en Ontario, d'une obligation réciproque de soutien.

51 De toute évidence, la police d'assurance établit une distinction entre les couples mariés et ceux qui ne le sont pas. Selon la définition du chapitre B de la police d'assurance, seul un «conjoint» peut présenter une réclamation pour perte de revenus et lésions corporelles. Comme je l'ai déjà dit, je suis d'accord avec la conclusion du juge McLachlin qui veut qu'aux fins de ce chapitre de la police d'assurance, le terme «conjoint» s'applique seulement aux couples mariés. En conséquence, la loi traite différemment les couples mariés et les couples non mariés.

(2)Deuxième étape: La distinction établie dans la loi donne‑t‑elle lieu à un préjudice?

52 Je passe maintenant à la deuxième étape de l'analyse fondée sur le par. 15(1), qui cherche à déterminer si cette distinction donne lieu à un désavantage. Comme l'a fait remarquer le juge Iacobucci dans l'arrêt Symes, précité, à la p. 761, la question qui nous occupe à ce stade est celle de savoir si le traitement différent a «pour effet d'imposer des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès à des possibilités, bénéfices et avantages offerts à d'autres».

53 Il est vrai que la police d'assurance établit une distinction entre les conjoints mariés et les conjoints non mariés en ce qui concerne les indemnités pour lésions corporelles et pertes de revenus. Cependant, on ne peut affirmer que cette distinction est préjudiciable dans le contexte général des droits et obligations qui se rattachent en propre et pertinemment au mariage. Sur ce point, je cite l'arrêt Leroux, précité, de la Cour d'appel de l'Ontario, aux pp. 620 et 621:

[traduction] Nous reconnaissons que les personnes non mariées qui vivent ensemble ne jouissent pas de certains des droits importants qu'ont les personnes mariées; par contre, elles ne sont pas soumises à nombre de responsabilités et obligations que la loi impose aux personnes mariées. À notre avis, on ne peut soutenir qu'elles sont globalement désavantagées.

Bien qu'en accord avec cet énoncé de la Cour d'appel, je n'ai pas l'intention de m'en servir pour trancher le présent pourvoi sur ce motif. Je passe donc à l'examen des valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent la loi contestée en matière d'assurances ainsi que leur pertinence eu égard à la distinction entre les couples mariés et les couples non mariés.

(3)Troisième étape: Les valeurs fonctionnelles de la loi sont‑elles pertinentes quant à l'état matrimonial?

54 La troisième étape de l'analyse fondée sur le par. 15(1) est la question générale de savoir si la distinction alléguée est fondée sur une caractéristique personnelle non pertinente énumérée au par. 15(1) ou sur une caractéristique analogue. En l'espèce, il faut examiner la pertinence des valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent la loi à l'égard de l'état matrimonial. Nous devons donc tout d'abord vérifier si le statut de personne mariée est une caractéristique personnelle pouvant être qualifiée de motif analogue. À cette fin, il est utile de se reporter aux motifs énumérés au par. 15(1) de la Charte. Ces motifs ont été reconnus comme les pratiques discriminatoires les plus destructrices sur les plans social et historique et, dans de nombreux cas, dépourvues de pertinence relativement aux distinctions établies par la loi (Andrews, précité, à la p. 175).

55 Bien que l'état matrimonial soit une caractéristique personnelle et que des distinctions entre les couples mariés et non mariés puissent être discriminatoires aux termes du par. 15(1), il faut souligner que l'état matrimonial possède des caractéristiques uniques qui le distinguent des motifs énumérés au par. 15(1) de la Charte. Outre son fondement à la fois consensuel et contractuel, le mariage est aussi un état auquel, comme en témoigne sa politique sociale, le législateur rattache un ensemble de droits et obligations. Ces caractéristiques ne se trouvent dans aucun des motifs énumérés. Par exemple, si la citoyenneté et la religion peuvent dans certains cas être considérées comme «choisies», elles ne comportent pas l'acceptation d'un statut juridique et de droits et obligations fondés sur un contrat. Par ailleurs, comme dans le cas des autres contrats, le mariage doit être l'objet d'une entente libre et volontaire, faute de quoi il peut être annulé. Cet aspect permet également de distinguer le statut de personne mariée des autres motifs de discrimination.

56 Comme l'indiquent ces commentaires, il faut être très attentif à la nature de la caractéristique personnelle et de ses attributs spécifiques, que le motif de discrimination reprochée soit un motif énuméré au par. 15(1) ou un motif analogue. Par exemple, dans l'arrêt McKinney, précité, à la p. 297, le juge La Forest a reconnu que tous les motifs énumérés ne devraient pas être traités de la même façon. Différentes considérations peuvent entrer en jeu selon la nature du motif en question. Ainsi, dans le cas de la discrimination fondée sur l'âge, il affirme à la p. 297:

. . . il existe des différences importantes entre la discrimination fondée sur l'âge et certains autres motifs mentionnés au par. 15(1). D'abord, il n'y a rien d'inhérent dans la plupart des motifs énumérés de discrimination, savoir la race, la couleur, la religion, l'origine nationale ou ethnique, ou le sexe, qui justifie une corrélation générale entre ces caractéristiques et les capacités. Mais il n'en est pas ainsi de l'âge.

57 En outre, dans l'application de cette analyse nuancée aux différents motifs protégés par le par. 15(1), il peut être utile d'examiner dans certains cas si une partie invoque la discrimination fondée sur son appartenance à un groupe défavorisé. Bien que l'appartenance à un groupe défavorisé ne soit pas un élément essentiel, elle peut être un indice d'une distinction fondée sur une caractéristique personnelle non pertinente.

58 Les appelants soutiennent que l'état matrimonial a de tout temps constitué un fondement de «discrimination endémique» et qu'il devrait donc être reconnu comme un motif analogue en vertu de la Charte. Cependant, dans la société contemporaine, les couples non mariés ne constituent pas un groupe distinct victime de stéréotypes ou de préjudices, même si cela s'est produit dans le passé. Favoriser le mariage en tant qu'institution sociale ne stigmatise pas les couples non mariés ni ne les rend victimes de stéréotypes.

59 De nos jours, les couples non mariés ne font pas l'objet de restrictions légales. Ils peuvent conclure des contrats obligatoires et exécutoires et s'entendre sur leurs droits et obligations réciproques pendant la cohabitation. De plus, ils peuvent conclure des accords de partage de l'actif, des biens et des dépenses, pendant leur cohabitation ou au moment de leur séparation. Les articles 53 et suiv. de la Loi sur le droit de la famille de l'Ontario (L.O. 1986, ch. 4, et L.R.O. 1990, ch. F.3) reconnaissent expressément la validité de ces accords. On a également reconnu aux États‑Unis la validité de tels contrats entre couples non mariés (voir Marvin c. Marvin, précité).

60 Je trouve intéressantes, également, certaines observations du procureur général du Québec, qui a expliqué que l'on avait décidé, lors de la grande réforme du droit de la famille au Québec en 1980, de ne pas étendre aux couples non mariés les droits et obligations rattachés au mariage; cette décision a été prise pour respecter le choix des couples non mariés, non pour les stigmatiser.

61 Les appelants soutiennent aussi que l'état matrimonial devrait être reconnu comme un motif analogue de discrimination en vertu du par. 15(1) de la Charte parce que les lois provinciales sur les droits de la personne reconnaissent l'état matrimonial comme un motif interdit de discrimination. Dans Andrews, précité, aux pp. 175 et 176, le juge McIntyre, notant qu'il est utile de consulter les lois provinciales sur les droits de la personne, a néanmoins fait ressortir leurs différences par rapport au par. 15(1) de la Charte. Par exemple, il a signalé que dans les lois provinciales sur les droits de la personne, les motifs interdits de discrimination sont restreints et que l'interdiction comme telle est d'une portée limitée, quoiqu'elle soit absolue dans le domaine qu'elle vise. Par ailleurs, ces lois prévoient également des exceptions sous forme d'exemptions ou de moyens de défense, tels que l'exigence professionnelle normale. Par contre, dans le cas du par. 15(1) de la Charte, les motifs énumérés ne sont pas exhaustifs et l'étendue de la protection contre la discrimination n'est pas restreinte. De plus, il importe de préciser que des mesures discriminatoires pourront être justifiées en vertu de l'article premier. Je tiens tout particulièrement à souligner que, bien que les lois sur les droits de la personne jouissent de préséance et soient, dans certains cas, considérées comme étant de nature quasi constitutionnelle (Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321, à la p. 339), elles n'ont pas le même statut que l'art. 15 de la Charte. Il est encore plus important de se rappeler que l'art. 15 est une disposition constitutionnelle qui restreint ou oblige l'État, mais non les particuliers. Le juge Cory a clairement formulé ce contraste dans l'arrêt Dickason c. Université de l'Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103, aux pp. 1121 et 1122:

Il faut toutefois se rappeler qu'il existe une différence cruciale entre les lois sur les droits de la personne et les droits constitutionnels. Les lois sur les droits de la personne visent à réglementer les actes de particuliers. Le but visé par la Charte est de réglementer et, à l'occasion, de restreindre les actions de l'État.

En conséquence, bien que je reconnaisse que l'état matrimonial puisse constituer un motif analogue, je tiens à souligner qu'il faut être prudent dans l'utilisation des motifs énumérés dans les lois provinciales sur les droits de la personne pour interpréter le par. 15(1) de la Charte.

62 Avant d'expliquer ma position qui veut que l'état matrimonial puisse constituer un motif analogue, je tiens à réitérer ma conclusion selon laquelle on ne peut considérer que les avantages et les fardeaux que la loi rattache au mariage même donnent lieu à une discrimination puisqu'ils sont clairement liés à l'existence même de cette institution. Cependant, il se pourrait bien qu'il y ait discrimination lorsque des avantages conférés ou des fardeaux imposés, pour un motif fondé sur l'état matrimonial, n'ont rien à voir avec l'institution du mariage. L'arrêt Geiger c. London Monenco Consultants Ltd. (1992), 43 C.C.E.L. 291, en est un exemple. Dans cette affaire, la Cour d'appel de l'Ontario a décidé que la politique d'un employeur d'offrir un vol aller retour aux employés mariés, mais non aux employés non mariés, travaillant en région éloignée, était discriminatoire pour un motif fondé sur l'état matrimonial, en contravention du par. 4(1) (maintenant 5(1)) du Code des droits de la personne (1981) de l'Ontario. Le juge Robins a statué que l'état matrimonial n'avait aucun rapport avec l'exécution des devoirs et responsabilités des employés (aux pp. 300 et 301). Il n'existait en conséquence aucun lien entre l'état matrimonial et la nature ou les fonctions de l'emploi. Dans un tel contexte, l'état matrimonial est un motif non pertinent de distinction entre les employés.

63 J'ajoute que, dans Andrews, précité, à la p. 196, le juge La Forest a également mentionné qu'il faut examiner de près les attributs spécifiques de la caractéristique personnelle en cause, pour déterminer si elle peut constituer un motif analogue et dans quelles circonstances. Bien que le juge La Forest ait statué que la citoyenneté était un motif analogue relativement à l'exercice du droit, il a aussi reconnu qu'elle pourrait ne pas l'être dans d'autres circonstances:

Il ne fait aucun doute que la citoyenneté peut, dans certains cas, servir à bon droit de caractéristique distinctive relativement à certains types d'objectifs légitimes du gouvernement.

Par exemple, la citoyenneté est un critère pertinent pour déterminer qui possède le droit de vote à une élection fédérale compte tenu de l'art. 3 de la Charte, et à cet égard, il ne s'agit pas d'un motif analogue.

64 Admettant donc qu'il faut procéder à l'analyse fondée sur le par. 15(1) en gardant fermement à l'esprit les attributs spécifiques de la caractéristique personnelle, j'examine maintenant la nature des avantages en l'espèce. Puisque je suis d'avis que la meilleure façon de les décrire est de dire qu'ils se rattachent aux obligations de soutien inhérentes au mariage et que les appelants fondent leur argument sur la similitude entre ces obligations et celles qui sont imposées aux conjoints de fait, je vais d'abord comparer la nature et l'étendue des obligations de soutien des couples mariés avec celles des conjoints de fait. À partir de cette comparaison, j'examinerai ensuite la pertinence de la distinction établie par les lois sur les assurances par rapport à leurs valeurs fonctionnelles.

65 L'une des caractéristiques essentielles du mariage est l'obligation réciproque de soutien qui repose sur l'engagement à vie que prennent les conjoints l'un envers l'autre et qui dure jusqu'à la dissolution du mariage. Bien que la loi définisse les obligations de soutien, ce n'est qu'en choisissant librement d'assumer le statut de personne mariée que les parties choisissent aussi d'accepter de telles obligations. Par contre, en dehors du mariage, cette obligation de soutien consensuelle et réciproque n'existe pas en common law. Bien que, par application de la fiducie par interprétation, la common law permette d'accorder une réparation à la fin d'une union, ces effets ne se limitent pas aux unions conjugales et n'existent qu'à l'égard de réclamations de biens (Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38). Bref, les couples non mariés n'ont une obligation de soutien que dans les cas où le législateur l'impose. La Loi sur le droit de la famille de l'Ontario est un exemple de l'intervention de la législature. En vertu de cette loi, l'obligation de soutien existe dans une situation de cohabitation, et est donc imposée indépendamment de la volonté des parties. Par exemple, l'art. 30, partie III, de la Loi sur le droit de la famille de l'Ontario, qui pourrait s'appliquer aux appelants, précise: «Chaque conjoint est tenu de subvenir à ses propres besoins et à ceux de son conjoint, dans la mesure de ses capacités et des besoins.» Pour les fins de la partie III, le terme «conjoint» a été défini comme s'entendant d'un homme et d'une femme qui ne sont pas mariés ensemble et qui cohabitent de façon continue depuis une période d'au moins trois ans, ou qui vivent une union d'une certaine permanence, s'ils sont les parents naturels ou adoptifs d'un enfant. Cette obligation prend fin lorsque cesse la cohabitation. Ces obligations n'ont été imposées qu'en 1978 par la Family Law Reform Act (S.O. 1978, ch. 2, art. 14).

66 Par conséquent, à mon avis, la nature des obligations de soutien des couples non mariés et de celles des couples mariés est essentiellement très différente. Les sources de ces obligations de même que les conditions qui en régissent l'existence et l'extinction diffèrent notablement et ce, même si les deux obligations sont désignées de la même manière.

67 En l'espèce, cependant, l'appelant Miron prétend qu'il devrait, en vertu de la police d'assurance de sa partenaire non mariée, avoir droit aux indemnités d'accident et aux indemnités pour perte de revenus parce qu'ils sont dans la même situation que des conjoints mariés. Les appelants soutiennent que puisque les personnes mariées et les personnes non mariées sont traitées de la même façon dans la Loi sur le droit de la famille de l'Ontario en ce qui concerne les obligations de soutien, ils devraient avoir accès aux moyens leur permettant de s'acquitter de leurs obligations.

68 Je ne puis accepter la position des appelants voulant que, puisque la Loi sur le droit de la famille impose à certains couples non mariés des obligations alimentaires dans des circonstances particulières, l'art. 15 de la Charte exige que toutes les dispositions de la Loi sur les assurances s'appliquent aux conjoints de fait. Une telle interprétation aurait pour effet de conférer un avantage aux couples non mariés par rapport aux couples mariés puisqu'ils ne sont pas assujettis aux mêmes obligations.

69 Je ne crois pas non plus que l'interdépendance économique soit, sans autre précision, une considération pertinente pour conclure que les appelants devraient être couverts par la police d'assurance. Les indemnités prévues dans cette police s'inscrivent dans le cadre d'une obligation de soutien réciproque découlant du mariage puisqu'elles servent à dédommager au titre de lésions corporelles (indemnités pour soins médicaux et réadaptation) et de pertes matérielles (indemnités pour perte de revenus); sans la police d'assurance, un conjoint marié devrait fournir ce type de soutien à son conjoint blessé. Bien que la police d'assurance s'intéresse clairement à l'interdépendance économique, cette interdépendance n'est pertinente que dans la mesure où elle se rapporte à l'institution du mariage. Si nous suivions le raisonnement des appelants et mettions l'accent simplement sur l'interdépendance économique pour fixer l'étendue du champ d'application de la police exigée par la Charte, alors même les personnes qui n'ont pas cohabité pendant la période minimale prévue, ou les personnes qui ont cessé de cohabiter, pourraient réclamer des indemnités en vertu de la police d'assurance. Par exemple, selon les appelants, si un conjoint non marié subissait une lésion corporelle partielle permanente, il pourrait réclamer des indemnités qui sont en fait permanentes, même si la cohabitation entre conjoints non mariés n'est pas de jure de nature permanente comme pour les conjoints mariés. En conséquence, les couples non mariés tireraient un avantage de la police d'assurance sans avoir pris d'engagements de même durée en matière d'obligation réciproque de soutien.

70 Par conséquent, je conclus que, contrairement à ce que soutiennent les appelants, les couples non mariés ne sont pas dans une situation identique à celle des conjoints mariés en ce qui concerne les obligations réciproques de soutien.

71 Avec à l'esprit l'ensemble de ces considérations, je passe maintenant à l'examen de la pertinence des valeurs fonctionnelles de la loi par rapport à l'état matrimonial. Selon le juge McLachlin et l'amicus curiae, les valeurs fonctionnelles des avantages conférés par la Loi sur les assurances ont trait à l'interdépendance financière et, plus particulièrement, au soutien offert aux familles dans les cas où un de ses membres n'est pas en mesure de contribuer à l'unité familiale. L'amicus curiae a mentionné cette caractérisation des avantages pour la première fois devant notre Cour, sans produire de preuve.

72 En toute déférence, je ne puis souscrire à la description que fait le juge McLachlin de la valeur fonctionnelle des avantages conférés par la loi. Le libellé même de la loi indique que la législature n'avait pas l'intention de scinder de l'institution du mariage l'avantage destiné à favoriser le bien‑être financier des familles. Au contraire, à mon avis, la législature voulait avant tout définir certains avantages rattachés au mariage. Dans certains cas, ces avantages sont accordés aux couples non mariés, mais cela n'en change pas pour autant le caractère essentiel, qui est le soutien du mariage. En fait, comme l'amicus curiae le souligne relativement aux modifications apportées à cette loi depuis 1971 le législateur visait à [traduction] «définir une union conjugale du "type du mariage"». En conséquence, la valeur fonctionnelle des avantages n'est pas de venir en aide à toutes les unités familiales qui vivent dans un état d'interdépendance financière; en réalité, la législature avait l'intention d'aider les couples mariés ou, comme le prévoient des lois ultérieures, de venir en aide à certains couples identifiés se trouvant dans une «union du type du mariage».

73 De plus, à mon avis, il relève clairement de la législature, dans le cadre d'une politique sociale légitime, de définir l'étendue d'une «union du type du mariage». En d'autres termes, la valeur fonctionnelle identifiée dans cette loi, savoir le soutien du mariage, n'est pas en soi discriminatoire. Les distinctions relatives à la portée de l'institution et aux avantages qui s'y rattachent peuvent faire l'objet d'une définition dans la loi; l'examen du caractère légitime de ces définitions doit nécessairement tenir compte de la position fondamentale de l'institution du mariage dans notre société.

74 En l'espèce, les appelants et d'autres comme eux ne sont pas visés par la définition donnée au terme «conjoint» par la législature, puisque ce terme, comme je l'ai déjà fait remarquer, désigne exclusivement les conjoints mariés. La Loi sur les assurances illustre bien que la législature ontarienne, dans les cas où elle a décidé d'accorder aux couples non mariés certains des avantages conférés aux couples mariés, exprime explicitement son intention ainsi que les conditions à remplir (par exemple le nombre d'années de cohabitation ou la présence d'un enfant). Ainsi, lorsque la législature a instauré en 1971 le régime d'assurance hors faute, il n'était pas nécessaire à cette époque, comme le fait ressortir l'amicus curiae, de définir le terme «conjoint» puisqu'il aurait inévitablement reçu le sens de «conjoint marié». Ce n'est qu'en 1978 que la législature a modifié la Loi sur les assurances et a décidé d'étendre les prestations de décès aux couples non mariés. Cela se voulait une mesure réparatrice, parce que, sans la modification, c'était le conjoint survivant «légitime» qui recevait les prestations, même si le couple en question était séparé depuis des années et si le conjoint décédé cohabitait, au moment de son décès, avec un conjoint non marié. La modification a donc permis d'accorder les prestations de décès au partenaire non marié plutôt qu'au conjoint légitime et de conférer ainsi aux conjoints en cohabitation un avantage auparavant accordé seulement aux conjoints mariés.

75 Il faut noter que, après l'introduction de la présente action, la législature a modifié la Loi sur les assurances en 1990 pour élargir la définition du terme «conjoint» de façon à inclure les couples hétérosexuels qui cohabitent depuis trois ans ou qui vivent une union permanente et ont un enfant. Lorsqu'elle a élargi la définition de «conjoint», la législature n'a fait qu'exercer sa fonction légitime de définir une «union du type du mariage» pour les fins de l'application des avantages accordés par la loi. Comme dans le cas de l'extension de l'obligation réciproque de soutien aux couples non mariés, il revient au législateur de décider dans le cadre de sa politique sociale, quand et dans quelle mesure les attributs du mariage et leurs conséquences devraient être élargis et imposés aux couples non mariés, comme la législature de l'Ontario l'a fait en 1990 lorsqu'elle a modifié la Loi sur les assurances.

76 En corollaire de ma position qui veut que la législature puisse, dans le cadre de sa politique sociale légitime, définir l'étendue des «unions du type du mariage», je tiens à ajouter qu'elle n'est pas tenue d'accorder tous les attributs du mariage à des couples non mariés. Comme le fait remarquer le juge La Forest dans l'arrêt Andrews, précité, à la p. 194:

. . . en adoptant l'art. 15 on n'a jamais voulu qu'il serve à assujettir systématiquement à l'examen judiciaire des choix législatifs disparates qui ne portent aucunement atteinte aux valeurs fondamentales d'une société libre et démocratique. [. . .] je ne suis pas prêt à accepter que toutes les classifications législatives doivent être rationnellement défendables devant les tribunaux. Une bonne partie de la formulation des politiques en matière socio‑économique ne relève tout simplement pas de la compétence institutionnelle des tribunaux: leur rôle est d'assurer une protection contre les empiétements sur des valeurs fondamentales et non de vérifier des décisions de principe. [Souligné dans l'original.]

En résumé, j'estime qu'une législature peut, dans le cadre de sa politique sociale, choisir si elle va conférer tout ou partie des attributs du mariage aux couples non mariés, et dans quelles circonstances, sans contrecarrer le par. 15(1) de la Charte. En fait, comme je l'ai déjà indiqué, conférer tous les attributs du mariage aux couples non mariés porterait directement atteinte à la liberté d'une personne d'opter volontairement pour l'institution du mariage, puisque l'on imposerait des conséquences à la cohabitation, sans tenir compte de la volonté des parties.

77 Les tribunaux doivent donc se garder de prêter des intentions au législateur dans ses choix de politique sociale en matière de statut, de droits et d'obligations du mariage, institution de base de notre société étroitement liée à ses valeurs fondamentales. En l'absence de preuve de modification de ces valeurs par un consensus clair reconnaissant que la Constitution devrait limiter les pouvoirs de l'État de légiférer relativement au mariage, c'est une question qu'il faut laisser au législateur le soin de trancher.

78 En terminant, je tiens à faire remarquer que l'on a exprimé ailleurs des points de vue similaires sur l'étendue du pouvoir discrétionnaire du législateur lorsqu'il définit les attributs du mariage. Par exemple, bien que l'analyse américaine en matière de discrimination diffère de celle que nous avons adoptée en vertu de notre Charte, la Cour suprême de la Californie, dans l'arrêt Norman c. Unemployment Insurance Appeals Board, 663 P.2d 904, (Cal. 1983), aux pp. 907 et 908, a confirmé la conclusion qu'elle avait prononcée dans l'arrêt Marvin, précité: [traduction] «Il appartient à la législature de déterminer si ce genre d'union [les couples non mariés], à cause de son caractère courant dans la société moderne ou pour d'autres raisons de principe, mérite de recevoir la protection que la loi accorde au caractère sacré du mariage.» La Cour d'appel de la Californie a aussi exprimé des points de vue similaires dans l'arrêt Hendrix c. General Motors Corp., 193 Cal.Rptr. 922 (Ct.App. 1 Dist. 1983), à la p. 925:

[traduction] Ce solide principe d'ordre public [favoriser l'institution du mariage] serait contrecarré si des personnes pouvaient bénéficier des droits légaux découlant du mariage sans en accepter les responsabilités légales corrélatives. [. . .] Si notre cour devait étendre aux personnes non mariées des droits jusqu'à maintenant reconnus par la loi aux seules personnes mariées, elle outrepasserait son autorité et usurperait le pouvoir du législateur de déterminer ce qui constitue l'ordre public. Seul le législateur, qui est responsable devant l'électorat, devrait avoir le pouvoir de procéder à une modification radicale du contexte social.

79 Cette démarche américaine établit clairement qu'il relève du pouvoir légitime de la législature de déterminer dans quelles conditions des couples non mariés devraient bénéficier de droits rattachés au mariage, sans avoir à en assumer les obligations corrélatives. Dans le contexte d'une loi définissant les droits et obligations rattachés au mariage, l'état matrimonial est un motif pertinent de distinction. En outre, l'art. 15 de la Charte n'exige pas d'une législature qu'elle offre aux couples non mariés le statut, les avantages ou les responsabilités du mariage.

V - Conclusion

80 En conclusion, je suis d'avis que les indemnités réclamées par les appelants en vertu de la police d'assurance devraient être considérées comme se rattachant aux obligations de soutien qui existent entre conjoints mariés. Dans ce contexte, l'état matrimonial n'est pas un motif de discrimination puisque la distinction touche à un aspect inhérent du mariage, soit les obligations de soutien, et la fonction des dispositions attaquées de la loi est pertinente par rapport à cet état. En conséquence, je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Les motifs suivants ont été rendus par

81 Le juge L'Heureux‑Dubé — Bien que je sois d'accord avec le résultat auquel en arrive Madame le juge McLachlin, ma conclusion se fonde sur un raisonnement quelque peu différent. Pour les raisons que j'ai formulées dans l'arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, rendu simultanément, je préfère mettre l'accent sur le groupe lésé par la distinction et sur la nature des intérêts affectés, plutôt que sur les motifs de la distinction attaquée. Ce qui suit constitue, par conséquent, une application aux faits de la présente affaire de l'analyse élaborée dans l'arrêt Egan.

82 Le présent pourvoi soulève la question de la définition du terme «conjoint», tel qu'utilisé au chapitre B, divisions 2 et 3, subdivision II de l'Ontario Standard Automobile Policy. Bien que ce terme ne soit défini nulle part dans le texte législatif, pour les fins de l'analyse qui suit, je présume, sans toutefois en décider, que son interprétation législative ne vise que les couples mariés et exclut par conséquent les couples non mariés qui font vie commune. C'est pourquoi j'examinerai immédiatement si cette distinction viole l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et si, dans l'affirmative, elle peut être sauvegardée par l'article premier de la Charte.

A. L'article 15

83 Dans l'arrêt Egan, j'énumère les facteurs, dont la preuve est exigée de celui qui invoque des droits afin que la distinction attaquée puisse être considérée comme discriminatoire au sens de l'art. 15 de la Charte: (1) la loi doit créer une distinction; (2) cette distinction doit entraîner une violation de l'un des quatre droits à l'égalité, fondée sur l'appartenance de la personne qui invoque le droit à un groupe identifiable, et (3) cette distinction doit être «discriminatoire» au sens de l'art. 15. J'examine, ci‑après, chacun de ces facteurs.

84 Tout d'abord, en supposant que le terme «conjoint» dans la Standard Automobile Policy ne vise que les couples mariés, il s'ensuit que le texte législatif crée effectivement une distinction.

85 Le deuxième facteur nous amène à examiner si la distinction a pour effet d'imposer un fardeau, une obligation ou un désavantage non imposés à d'autres, ou encore d'exclure ou de limiter l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres. En règle générale, les paramètres de cet examen ne peuvent, toutefois, être déterminés sans d'abord établir la base de comparaison appropriée. En d'autres termes, ce n'est qu'en définissant d'abord le groupe de comparaison que l'on peut ensuite décider s'il y a eu violation de l'un des quatre droits à l'égalité.

86 Selon les intimés, le fait que les appelants faisant vie commune cherchent à se comparer à des personnes mariées constitue, essentiellement, un retour au critère de la situation analogue que notre Cour a rejeté dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143. À mon avis, cet argument n'est pas fondé. En vertu du critère de la situation analogue, les personnes qui se trouvent dans une «situation analogue doivent être traitées de façon analogue», et les personnes qui se trouvent dans des «situations différentes doivent être traitées différemment». Notre Cour a rejeté ce critère parce qu'il ne visait que le principe aristotélicien d'égalité formelle et qu'il excluait toute considération de la nature de la loi attaquée: Andrews, précité, aux pp. 165 à 168. Cependant, lorsque notre Cour a rejeté le critère de la situation analogue comme moyen d'en déduire une forme de discrimination, elle n'a pas pour autant rejeté le processus de comparaison entre groupes. En fait, le juge McIntyre affirme, à la p. 164:

[L'égalité] est un concept comparatif dont la matérialisation ne peut être atteinte ou perçue que par comparaison avec la situation des autres dans le contexte socio‑politique où la question est soulevée.

En résumé, il est nécessaire de comparer des groupes différents pour être en état, d'une part, de discerner la manière dont l'effet du texte législatif varie et, d'autre part, d'aider le tribunal à bien qualifier et identifier les groupes qui sont pertinents relativement à l'examen fondé sur l'art. 15.

87 La question devient alors de savoir sur qui ou sur quoi doit porter la comparaison visant à établir s'il y a eu négation d'un droit à l'égalité. Dans le cas qui nous occupe, l'interprétation du terme «conjoint» dans la Standard Automobile Policy donne lieu à une distinction entre les personnes qui sont mariées et celles qui ne le sont pas, le versement d'une indemnité n'étant prévu que pour le premier groupe. Le groupe de personnes non mariées se compose, cependant, de nombreux sous‑groupes, notamment, les personnes qui cohabitent et qui vivent en union conjugale (p. ex.: les conjoints de fait), les personnes qui cohabitent et qui ne vivent pas en union conjugale (p. ex.: les colocataires), les personnes qui ont un lieu de parenté (p. ex.: un frère et une s{oe}ur) et les personnes célibataires.

88 La garantie d'égalité visée à l'art. 15 n'exige pas que tout le groupe collectif et hétérogène des personnes non mariées soit comparé au groupe essentiellement homogène des personnes mariées. En fait, une comparaison sans nuance de groupes dissemblables peut contrecarrer les fins de l'art. 15 de la Charte plutôt que d'en favoriser la réalisation. Une comparaison ne constitue un exercice utile relativement à la distinction examinée que si elle porte sur des groupes qui possèdent suffisamment de qualités analogues. Par conséquent, la seule comparaison appropriée dans le cas qui nous occupe est celle de personnes mariées et de personnes non mariées dont l'union est analogue au mariage (c.‑à‑d. comportant une certaine permanence et une certaine interdépendance publiquement reconnues). En d'autres termes, toutes choses étant à peu près égales par ailleurs, les personnes non mariées sont privées du même bénéfice de la loi pour essentiellement une seule raison: le fait qu'elles ne sont pas mariées.

89 Il va sans dire que la définition d'une union analogue au mariage est un sujet susceptible de soulever un important débat. Je préfère ne pas m'engager sur cette voie. Cependant, je n'ai aucun doute que les appelants Miron et Valliere font partie de ce groupe. En août 1987, à l'époque de l'accident qui a donné lieu au présent litige, ils cohabitaient comme conjoints de fait depuis plus de quatre ans et Miron était le père de deux des trois enfants de Valliere, âgés de deux et cinq ans. Miron et Valliere tomberaient sous le coup d'un certain nombre de définitions de l'expression «union analogue au mariage» acceptées par le législateur. Je suis donc convaincue que le texte législatif attaqué prive Miron et Valliere du droit au même bénéfice de la loi pour le motif qu'ils cohabitent dans une union analogue au mariage.

90 Le dernier élément d'une analyse fondée sur l'art. 15 de la Charte est de savoir si la distinction est «discriminatoire» au sens de cet article. Dans l'arrêt Egan, précité, j'énonce qu'une distinction est discriminatoire au sens de l'art. 15 si elle est susceptible de favoriser ou de perpétuer l'opinion que les individus lésés par cette distinction sont moins capables ou moins dignes d'être reconnus ou valorisés en tant qu'êtres humains ou en tant que membres de la société canadienne qui méritent le même intérêt, le même respect et la même considération. J'ai également fait remarquer que cette analyse devrait être effectuée selon une norme subjective‑objective: Afin d'illustrer la forme et la substance de cet examen, j'ai expliqué comment on peut évaluer l'incidence discriminatoire en scrutant tant la nature de l'intérêt en question que celle du groupe lésés par la distinction attaquée. J'ai fait remarquer, en outre, que ni l'une ni l'autre de ces catégories de facteurs ne donnera généralement de résultats significatifs sans que l'autre ne soit pris en considération. Ce sont ces facteurs que j'examinerai maintenant.

1. La nature du groupe affecté

91 On ne saurait dire avec certitude si les personnes dont l'union est analogue au mariage ont généralement été victimes d'un désavantage historique, en partie parce que le phénomène moderne de la cohabitation de fait comme alternative au mariage est relativement récent. En ce qui concerne le motif relatif à l'état matrimonial, les sous‑groupes qui ont généralement été le plus défavorisés et le plus marginalisés dans l'histoire sont les parents célibataires, ou les personnes divorcées ou séparées. Le simple fait que les conjoints de fait ne soient pas le premier groupe qui nous vienne à l'esprit dans l'examen du désavantage historique ne signifie pas, cependant, que ce type d'union ne soulève aucunement l'opprobre de la société. En fait, de larges segments de notre société ont généralement désapprouvé et considéré comme peu souhaitables les unions hors mariage, qui dérogent à la tradition. Ce n'est que depuis peu que ces unions sont de plus en plus acceptées. Le fait qu'elles soient mieux acceptées ne signifie pas, cependant, qu'elles le soient sans réserve par l'ensemble de la société. Les idées préconçues et les attitudes sous‑jacentes à la constante désapprobation de ces unions par la société sont, à de nombreux égards, reprises et perpétuées par la loi attaquée. Celle‑ci considère essentiellement que John Miron et Jocelyne Valliere, couple qui, au moment de l'accident, vivait ensemble depuis plus de quatre ans comme conjoints de fait et avait deux enfants, ne constituent pas une unité familiale interdépendante digne de protection contre des pertes financières, parfois catastrophiques si un membre de cette unité est blessé.

92 Le groupe des personnes cohabitant dans une union analogue au mariage n'est certes pas homogène. De toute évidence, certaines personnes au sein de ce groupe ressentiront davantage que d'autres l'incidence d'une distinction. Dans le cas qui nous occupe, pour tenir compte de ce qui est raisonnable et représentatif du groupe des personnes dans une union analogue au mariage, il nous faut examiner cette question du point de vue des hommes et des femmes. J'expliquerai davantage ce point ci‑après, mais je tiens à préciser pour l'instant que les tribunaux et les législatures ont déjà reconnu qu'il est possible que les femmes ressentent davantage que les hommes l'incidence d'une distinction fondée sur l'état matrimonial. Je n'ai donc aucune difficulté à conclure que les personnes cohabitant dans une union hétérosexuelle analogue au mariage ont subi et continuent de subir un désavantage, une désapprobation et une marginalisation dans la société, et qu'elles sont en conséquence assez sensibles aux distinctions législatives comportant des effets préjudiciables.

93 L'appartenance à une minorité discrète et insulaire dépourvue de pouvoir politique est une autre considération pertinente mentionnée dans l'arrêt Andrews et dans la jurisprudence subséquente. Cependant, je ne suis pas convaincue que l'on puisse nécessairement affirmer que les personnes qui cohabitent dans une union analogue au mariage constituent une minorité discrète et insulaire, ou qu'il s'agisse d'un groupe vulnérable ou dépourvu de pouvoirs politiques. Je tiens, toutefois, à préciser que la présence ou l'absence de ce seul facteur, comme de quelque autre facteur, ne saurait être déterminant en ce qui a trait à l'analyse fondée sur l'art. 15.

94 Le dernier facteur d'importance dont il faille tenir compte est de savoir si la distinction attaquée est fondée sur un attribut fondamental de la «personnalité» ou de la «nature humaine». Plusieurs soutiennent que le mariage est un choix et que les personnes qui font vie commune sans être mariées ont souvent effectué un choix conscient dans le but d'éviter les droits et obligations imposés par le mariage. En conséquence, puisque le mariage est un état juridique qu'on peut assumer par choix comme c'est le cas pour un contrat, on soutient qu'une distinction fondée sur cet état ne touche rien de suffisamment personnel pour constituer un fondement de discrimination. Un corollaire de cet argument est qu'en traitant les couples en union de fait d'une façon similaire à ceux qui sont mariés, on restreint le «libre choix» des gens de s'engager par contrat à assumer les droits et obligations du mariage ou de s'en soustraire. Même si l'absence ou la présence d'un élément de «choix» ne devrait pas être déterminante dans le cas d'une analyse fondée sur l'art. 15, comme mon collègue le juge Gonthier traite de cette question dans ses motifs, je me sens tenue de faire quelques observations à ce sujet.

95 À mon avis, la décision de se marier ou non peut, en effet, être la décision la plus personnelle qu'une personne prendra au cours de sa vie. Elle peut être aussi fondamentale, voire capitale, et aussi personnelle qu'un choix, par exemple, en matière de citoyenneté ou même de religion. Bien que certains droits et obligations se rattachent à chacun de ces trois choix, on ne saurait en toute justice les réduire à une question de contrat. Par exemple, je doute fort que les gens choisissent l'institution du mariage parce qu'elle semble leur offrir un ensemble intéressant sur le plan des droits et obligations contractuels. Dans la même veine, les personnes qui choisissent délibérément de ne pas se marier pourraient bien être motivées par des croyances fort personnelles qui n'ont rien à voir avec les droits et obligations contractuels accessoires au mariage.

96 Cependant, mon désaccord avec l'affirmation voulant que le mariage soit tout simplement une question de choix personnel va beaucoup plus loin que cette objection préliminaire. Tout particulièrement, j'estime que cet argument se fonde sur une hypothèse importante que, selon moi, on n'a pas relevée, suivant laquelle c'est à l'issue d'un «libre choix» que la majorité des personnes non mariées vivent dans une union comportant une certaine interdépendance et d'une certaine durée. À mon humble avis, dans le cas d'un grand nombre de personnes vivant en union non traditionnelle, cette hypothèse risque de déformer la réalité. Ce groupe silencieux, souvent oublié, se compose de couples dans lesquels un seul des deux conjoints désire s'engager dans une union d'une certaine permanence et interdépendance qui soit publiquement reconnue comme telle:

[traduction] Les deux partenaires d'une union n'ont peut‑être pas des points de vue similaires: l'un d'entre eux pourrait bien tenir à son autonomie personnelle, mais l'autre non. L'un pourrait bien être impatient de se marier, et l'autre s'y opposer. Dans un tel cas, quel point de vue doit l'emporter? [. . .] Le revers de l'autonomie d'une personne est souvent l'exploitation d'une autre. [Je souligne.]

(W. Holland, «Marriage and Cohabitation — Has the Time Come to Bridge the Gap?» dans Family Law: Roles, Fairness and Equality, Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 1993, 369, à la p. 380.) En fait, c'est une piètre consolation que de se faire dire que l'on a été privé d'une protection égale en vertu de la Charte en raison du choix d'un seul des partenaires.

97 Au cours des dernières années, tant les tribunaux que les législatures ont reconnu les injustices qui résultent souvent d'un déséquilibre de pouvoir de cette nature et ont pris des mesures pour y remédier, accordant ainsi une reconnaissance accrue aux unions non traditionnelles. Pour quelle autre raison la législature ontarienne aurait‑elle, en 1986, étendu aux partenaires qui cohabitent les avantages auparavant accordés aux seules personnes mariées, dans plus de 30 lois, dont plusieurs visaient des questions d'interdépendance financière analogues aux dispositions attaquées de la Loi sur les assurances? Pour quelle autre raison la Loi sur le droit de la famille de l'Ontario, L.R.O. 1990, ch. F.3, imposerait‑elle une obligation alimentaire réciproque aux conjoints de fait depuis 1978? Pour quelle autre raison la théorie de la fiducie par interprétation, reconnue en common law, offrirait‑elle une réparation aux personnes non mariées dans les cas où il y a eu enrichissement sans cause de l'un des partenaires de cette union? Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38. Enfin, pour quelle autre raison notre Cour aurait‑elle rejeté la primauté du modèle de la «rupture nette» en matière d'aliments, que ce soit dans le mariage ou en situation d'union de fait dont la durée et l'interdépendance auraient été établies? Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813. Il va sans dire que dans tous ces cas, bien que l'on n'ait généralement fait aucune distinction de sexe relativement au terme «conjoint», ces modifications résultent en grande partie du fait que les tribunaux et les législatures reconnaissent de plus en plus le désavantage subi par les conjoints en état de dépendance, le plus souvent les femmes, dans le contexte de ces unions.

98 Si l'autonomie personnelle constante des parties constituait la principale hypothèse dans le cas de la formation d'unités familiales, alors aucune de ces mesures de protection ne serait jugée nécessaire. Bien au contraire, il est maintenant généralement accepté que l'on ne saurait parler d'«autonomie» ou de «libre choix» sans d'abord déterminer qui détient l'autonomie que l'on cherche à préserver, et quel en sera le coût pour les autres. Lorsque l'on examine l'incidence d'une distinction législative particulière sur un groupe donné, il est extrêmement important que les tribunaux tiennent raisonnablement compte de divers points de vue et de diverses situations de vie.

99 Évidemment, je ne conteste pas que certains couples en union de fait s'entendent mutuellement sur le fait qu'ils souhaitent éviter les droits et obligations relatifs au mariage. En fait, je l'ai déjà signalé, ils peuvent avoir des raisons tout à fait personnelles pour agir ainsi et le genre d'union qu'ils choisissent est tout aussi digne de respect, de considération et de protection sous le régime de la Charte. Je veux tout simplement souligner qu'il est dangereux, voire insoutenable, de tenir pour acquis, pour les fins d'une analyse fondée sur l'art. 15 de la Charte, que les raisons pour lesquelles des personnes commencent à vivre ensemble ne sont pas nécessairement les mêmes que celles pour lesquelles elles poursuivent la relation. Bien que de nombreux couples cohabitent au départ à titre d'«essai», et puissent par conséquent décider, initialement, de ne pas se marier, cette entente peut s'amenuiser avec le temps, à mesure qu'augmente la durée de la cohabitation ou, tout particulièrement, après la naissance d'un enfant.

100 J'ai déjà fait remarquer que, compte tenu de cette réalité, les législatures sont intervenues dans divers contextes pour protéger les intérêts que des particuliers ont acquis dans des unions d'une certaine permanence et d'une certaine interdépendance. Ces interventions ne sont pas contre le mariage. Elles reconnaissent simplement que l'unité familiale évolue avec le temps. À mon humble avis, notre Cour se trouverait néanmoins à aller grandement à contre‑courant si elle devait conclure que le «libre choix» est le seul mécanisme pour mesurer et évaluer la cohabitation hors mariage. En effet, une telle logique nécessite l'adoption d'une analyse plus restrictive des réalités de la cohabitation en vertu de l'art. 15 de la Charte — lequel doit en principe recevoir une interprétation large et fondée sur l'objet — que celle qui a déjà été largement acceptée tant en common law que dans des lois partout au Canada.

101 Enfin, il faut se rappeler qu'imposer aux couples dont l'union est analogue au mariage des droits et obligations réciproques semblables à ceux relatifs au mariage ne les prive pas nécessairement de l'autonomie nécessaire pour faire des choix personnels, pourvu que ces couples aient aussi la possibilité de recourir à un contrat privé pour exclure les effets de la loi. Plutôt que d'imposer aux couples non mariés la responsabilité de prévoir par contrat ces droits et obligations réciproques, la loi, en les prévoyant, ne fait que déplacer et imposer à ceux qui désirent préserver leur autonomie individuelle le fardeau de s'en dégager par contrat.

102 En résumé, la décision de se marier ou de ne pas se marier peut certainement être un choix très fondamental et personnel. L'importance réellement attribuée à la décision de se marier ou, subsidiairement, à celle de ne pas se marier, dépend entièrement des individus en cause. Toutefois, pour un grand nombre de personnes en union dites «non traditionnelles», j'ose affirmer que les notions de «choix» sont tout à fait illusoires. À mon humble avis, on ne devrait pas réduire les forces qui sous‑tendent l'adoption d'un type d'unité familiale plutôt qu'un autre à une simple dichotomie opposant «choix» et «non‑choix». La famille a une signification différente pour diverses personnes et le fait de ne pas opter pour le mariage traditionnel peut découler d'une multitude de raisons — toutes aussi valables et toutes aussi dignes d'intérêt, de respect, de considération et de protection en vertu de la loi.

103 Comme je l'ai déjà signalé, les personnes qui vivent une union non traditionnelle ont subi et continuent de subir un certain désavantage et une certaine marginalisation de la part de la majorité. J'ajouterais que, à mon avis, il est maintenant incontestable que les effets préjudiciables de distinctions qui excluent les personnes dont l'union est analogue au mariage sont vraisemblablement plus vivement ressentis par le membre le plus dépendant de telles unions, qui est encore le plus souvent la femme (chez les couples hétérosexuels). Il importe de ne pas faire abstraction de cette réalité sociale. Par contre, j'estime qu'il est néanmoins juste de dire que, dans l'ensemble, le groupe lésé n'est pas si vulnérable qu'il faille conclure que pratiquement toute distinction préjudiciable aurait une incidence discriminatoire. Il importe donc, tout particulièrement dans le cas qui nous occupe, de procéder à un examen de la nature de l'intérêt touché par la distinction attaquée.

2. La nature de l'intérêt affecté

104 En l'espèce, il s'agit de déterminer si John Miron, le conjoint de fait de Jocelyne Valliere, peut présenter une réclamation en vertu de la police d'assurance‑automobile de cette dernière. L'intérêt affecté est la protection des unités familiales contre les répercussions potentiellement désastreuses d'une blessure subie par un des membres d'une telle unité. La protection de la «famille» est, d'ailleurs, l'un des intérêts les plus importants qu'on puisse imaginer dans notre société. En outre, comme je l'ai fait remarquer dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, à la p. 634:

On peut être en faveur de la famille sans rejeter pour autant les types de familles moins traditionnels. Ce n'est pas attaquer la famille que d'appuyer la protection des familles non traditionnelles. La famille traditionnelle n'est pas le seul type de famille, et les types de familles non traditionnels peuvent aussi véhiculer de véritables valeurs familiales.

105 Il va sans dire que toute personne blessée a droit à la partie des coûts de soins de santé assurée par son régime provincial d'assurance‑maladie, mais lorsque l'on tient compte de la perte de revenu ainsi que des douleurs et des souffrances, les coûts de soins de santé réels peuvent souvent ne constituer qu'une infime fraction des pertes totales subies à la suite d'une blessure dans un accident de la route. Il importe également de préciser qu'une personne qui n'a pas le droit de présenter une réclamation à une compagnie d'assurances privée en vertu de la Standard Automobile Policy peut quand même demander une indemnité en vertu de la Loi sur l'indemnisation des victimes d'accidents de véhicules automobiles, L.R.O. 1990, ch. M.41; cependant, les coûts, les délais et les difficultés de recouvrement dans ce dernier cas sont beaucoup plus élevés que dans le cas d'une personne assurée par une compagnie privée. L'amicus curiae fait remarquer que l'une des principales différences est que cette loi n'autorise aucun paiement jusqu'à ce que la personne blessée ait obtenu un jugement formel en sa faveur. Par contre, en vertu de la plupart des régimes privés, il arrive fréquemment que la personne blessée n'ait pas besoin d'intenter une poursuite et il arrive souvent qu'elle reçoive des paiements anticipés ou périodiques. Les conséquences financières que ces différences entraînent peuvent être profondes sur une famille, tout particulièrement si la partie blessée, rendue inhabile à la suite de l'accident, est le gagne‑pain de cette famille. En conséquence, je conclus que la distinction attaquée influe défavorablement, et d'une façon qui risque d'être économiquement très grave, sur un intérêt dont la valeur sociale est très élevée. De l'autre côté de l'équation, je note que la valeur de cet intérêt sur le plan constitutionnel est limitée et que cette distinction ne restreint pas de façon importante l'accès à une institution sociale fondamentale.

106 Le dernier facteur envisagé dans l'arrêt Egan est de savoir si la distinction a pour effet de nier toute reconnaissance au groupe affecté. Dans le cas qui nous occupe, la définition législative de l'expression «conjoint de fait» n'est pas telle que certains la considéreraient, pour diverses raisons, tout simplement trop restrictive ou trop limitative. Plutôt, la distinction attaquée exclut, de manière catégorique, tous les couples, dont l'union est analogue au mariage, d'une couverture d'assurance conjointe. Ce facteur est important puisqu'il peut raisonnablement être perçu comme un indice clair que la société ne considère pas ce genre d'union digne de la même protection dans ces contextes.

107 J'ai fait remarquer dans l'arrêt Egan que l'évaluation de l'intérêt ou du groupe affecté ne saurait prendre tout son sens que si l'un est évalué par rapport à l'autre. J'estime que l'intérêt ici attaqué est suffisamment urgent, les répercussions économiques possibles assez graves et le mode d'exclusion suffisamment complet pour constituer une possibilité importante, bien que non accablante, de discrimination. J'ai également conclu plus haut que le groupe affecté par la distinction (c.‑à‑d., les personnes non mariées dont l'union est analogue au mariage) est suffisamment vulnérable et que, dans un grand nombre de cas, les personnes faisant partie de ce groupe n'ont pas de véritable contrôle sur la situation. J'ai signalé qu'en général, le conjoint dépendant non marié, encore trop souvent la femme, ressentira plus profondément les conséquences de l'exclusion des avantages ou de la protection de la loi. Compte tenu de tous ces facteurs, j'estime que, dans l'ensemble, la distinction attaquée a des répercussions discriminatoires au sens de l'art. 15 de la Charte. Il est raisonnable de croire que la disposition attaquée est susceptible de favoriser ou de perpétuer chez les personnes dont l'union est analogue au mariage l'opinion qu'elles méritent moins d'être reconnues ou valorisées en tant qu'êtres humains ou en tant que membres de la société canadienne dignes du même intérêt, du même respect et de la même considération. Pour ce motif, je conclus que la distinction attaquée est contraire au par. 15(1) de la Charte.

108 Ayant établi que la distinction attaquée viole l'art. 15 de la Charte, je passerai maintenant à la question de savoir si cette distinction est pertinente dans une proportion suffisante au regard d'un objectif urgent et réel, et si elle peut, en conséquence, être sauvegardée en vertu de l'article premier.

B. L'article premier

109 La caractérisation de l'objectif de la Standard Automobile Policy pour les fins de l'analyse fondée sur l'article premier exige une analyse fonctionnelle et pragmatique qui situe cet objectif de façon ni trop large ni trop restrictive. L'objectif de la Standard Automobile Policy, que je reconnais comme urgent et réel, est de protéger la stabilité des unités familiales en offrant une protection contre les conséquences économiques susceptibles de découler des blessures subies par un des membres de la famille. Même en admettant que, compte tenu de la distinction attaquée, la loi puisse avoir comme effet accessoire d'encourager le mariage, je ne puis accepter qu'il nous faudrait, en raison de cette seule distinction, conclure que la promotion du mariage est, en soi, l'objectif fondamental de la loi. Je ne puis croire que la possibilité d'une assurance automobile conjointe soit sérieusement considérée comme facteur lorsque des gens ont à décider s'ils vont se marier ou non. Bien que, dans l'ensemble, la loi soit très certainement «en faveur de la famille», il serait, à mon avis, mal avisé de considérer qu'elle est «en faveur du mariage».

110 Il est maintenant bien établi en droit qu'il appartient au gouvernement d'établir l'existence d'un lien rationnel entre la distinction attaquée et l'objectif urgent et réel. Malheureusement, seul l'intervenant le procureur général du Manitoba a présenté un argument sur ce point. L'amicus curiae, nommé par notre Cour pour présenter des arguments sur la question de l'article premier, soutient que la violation ne saurait être sauvegardée en vertu de l'article premier. Notre Cour se trouve donc dans la situation quelque peu inconfortable d'imaginer les arguments que le gouvernement serait susceptible de présenter relativement à l'article premier.

111 Selon le procureur général du Manitoba, le fait de restreindre le sens du terme «conjoint» dans la loi de façon à ne désigner que les couples mariés comporte un lien rationnel avec l'objectif, en ce sens qu'une telle interprétation favorise la certitude et l'exactitude, et qu'il serait impossible pour le législateur de définir avec certitude un critère qui n'exclurait personne. Cet argument, qui exige essentiellement qu'un tribunal fasse preuve de retenue à l'égard d'un choix du législateur, concerne davantage la question de savoir si la loi porte le moins possible atteinte aux droits, question que j'examinerai lorsque j'aborderai cet aspect.

112 On pourrait, cependant, soutenir que l'exigence d'un lien rationnel est respectée parce qu'il est rationnel pour le législateur de croire qu'en règle générale, les mariages durent plus longtemps et sont plus susceptibles que les unions de fait d'engendrer des relations d'interdépendance. Toutefois, si un tel argument était avancé, notre Cour exigerait du gouvernement qu'il fournisse à ce sujet certains éléments de preuve empiriques puisque ce serait contraire à l'objet même de l'art. 15 que de permettre au gouvernement de justifier une violation de l'art. 15 à partir d'hypothèses qui elles‑mêmes, de par leur nature, peuvent être discriminatoires et être le fruit de stéréotypes.

113 Dans l'arrêt Egan, j'ai également fait ressortir qu'il serait difficile de dire, sauf si elle se rapporte à un droit ou à une obligation propre à un statut juridique particulier, que la distinction a un lien rationnel avec l'objectif législatif. Comme le signale mon collègue le juge Gonthier, la common law impose une obligation alimentaire réciproque aux partenaires mariés, mais ne l'impose pas aux partenaires non mariés. En l'espèce, on pourrait donc soutenir qu'exclure les conjoints de fait de la Standard Automobile Policy a un lien rationnel avec l'objectif de la loi parce que cette exclusion est liée à l'absence d'une obligation alimentaire réciproque entre individus non mariés.

114 Cependant, comme je l'ai déjà mentionné ailleurs dans mes motifs, la loi sur les assurances attaquée est en vigueur en Ontario — province dans laquelle la Loi sur le droit de la famille prévoit depuis 1978 une obligation alimentaire réciproque pour les conjoints de fait (voir art. 29 de la Loi). En conséquence, en août 1987, les conjoints de fait en Ontario étaient effectivement liés par une obligation alimentaire réciproque, mais se trouvaient exclus de la Standard Automobile Policy dont l'objet fondamental était presque inévitablement lié à cette obligation réciproque et au rapport d'interdépendance sur lequel cette obligation est fondée. Il existe également d'autres lois applicables dont le contexte social requiert une distinction et je ne vois donc pas comment il est encore possible de dire, compte tenu du fait que les conjoints de fait sont assujettis à une obligation alimentaire, que la distinction attaquée a un lien rationnel avec l'objet de la loi.

115 Je conclus donc que cette distinction ne saurait se justifier vu que le gouvernement n'a pas établi que cette distinction a un lien rationnel avec l'objectif de la loi.

116 Même si j'étais d'avis que l'on a satisfait au critère du lien rationnel, je conclurais que la distinction attaquée ne satisfait pas au critère de l'atteinte minimale. L'unité qu'a décidé de protéger le législateur (les personnes mariées) est trop limitative au regard de l'objet de la loi. On pourrait certes soutenir que la loi porte le moins possible atteinte aux droits parce qu'il n'existe pas d'autre critère raisonnablement vérifiable qui permettrait d'atteindre les fins de la Loi.

117 Bien que cet argument puisse avoir un certain mérite dans d'autres contextes, il n'en a aucun ici. En fait, bien que l'unité que l'on désire protéger puisse être définie par rapport au mariage, elle peut également l'être d'une façon pratique et assez certaine en se référant à la durée de l'union ou à la présence d'enfants. Le législateur a reconnu que ces deux critères peuvent servir d'indices d'interdépendance dans d'autres lois constitutives de droits ou d'obligations dans les unions hors mariage. En fait, le législateur a précisément adopté de tels critères lorsqu'il a modifié la loi contestée en 1990 pour y inclure les conjoints de fait. Bien que l'on doive faire preuve de retenue à l'égard des choix de politique générale effectués par le législateur quant à la durée de la cohabitation nécessaire à la constitution d'une telle union, les tribunaux ne devraient pas se sentir obligés de faire preuve d'autant de retenue lorsque le législateur a simplement exclu d'autres possibilités, à moins que le gouvernement puisse établir que cette exclusion est elle‑même le résultat d'une tentative raisonnable de soupeser des intérêts opposés sur le plan des sciences sociales ou des principes. Dans le cas qui nous occupe, le gouvernement ne s'est pas acquitté de ce fardeau.

C. Réparation et dispositif

118 Une loi trop limitative soulève des problèmes particuliers en ce qui concerne la réparation. Si une loi est trop limitative, elle n'en est pas moins discriminatoire pour autant. Poser des limites indues est, à maints égards, une façon détournée de permettre la discrimination. À l'instar du juge McLachlin, je suis d'avis que la réparation qui s'impose ici est d'adopter la mesure exceptionnelle d'insérer rétroactivement, par interprétation large, la définition du terme «conjoint» adoptée par la législature en 1990 pour les fins de cette même loi. J'appuie également ma conclusion sur le fait que la réparation proposée n'entraînerait aucun fardeau additionnel pour le contribuable. Ce sont les compagnies d'assurances qui auraient à absorber ce coût additionnel (lequel, selon l'information qu'on nous a donnée, n'aurait donné lieu qu'à une hausse minimale des primes exigées, soit environ 0,7 pour 100 pour la période de 1978 à 1989). En conséquence, je suis d'avis de trancher la question de la façon proposée par le juge McLachlin.

Version française du jugement des juges Sopinka, Cory, McLachlin et Iacobucci rendu par

119 Le juge McLachlin — Nous devons décider dans le présent pourvoi si l'exclusion des partenaires non mariés comme bénéficiaires des indemnités d'assurance-accidents offertes aux partenaires mariés va à l'encontre des garanties d'égalité de la Charte canadienne des droits et libertés. Je suis d'avis qu'il faut répondre par l'affirmative à cette question.

120 Le dossier expose les faits suivants. John Miron et Jocelyne Valliere vivaient ensemble avec leurs enfants. Ils n'étaient pas mariés, mais leur famille fonctionnait comme une unité économique. En 1987, John Miron a été blessé alors qu'il était passager à bord d'un véhicule à moteur appartenant à l'intimé William James McIsaac et conduit par l'intimé Richard Trudel. Ni McIsaac ni Trudel n'étaient assurés. À la suite de l'accident, M. Miron ne pouvait plus travailler et contribuer au soutien de sa famille. Il a présenté une réclamation d'indemnité d'assurance-accidents pour perte de revenu et dommages‑intérêts fondée sur la police d'assurance de Mme Valliere, qui étendait au «conjoint» du souscripteur les indemnités d'assurance en cas d'accident. La compagnie d'assurances Economical a rejeté sa réclamation parce qu'il n'était pas légalement marié à Mme Valliere et, partant, qu'il n'en était pas le «conjoint».

121 Monsieur Miron et Mme Valliere ont intenté une poursuite contre l'assureur. Ce dernier a déposé une requête préliminaire visant à faire déterminer si le terme «conjoint», utilisé dans les stipulations applicables de la police, comprend les conjoints de fait. Le juge des requêtes a conclu que le terme «conjoint» désignait une personne légalement mariée. Monsieur Miron et Mme Valliere ont interjeté appel contre cette décision devant la Cour d'appel de l'Ontario, en faisant valoir premièrement que M. Miron est un conjoint au sens de la police et, subsidiairement, que les modalités de la police, établies sous le régime de la Loi sur les assurances, L.R.O. 1980, ch. 218, sont discriminatoires à son endroit et violent le par. 15(1) de la Charte. La Cour d'appel a rejeté la demande: (1991), 4 O.R. (3d) 623, 83 D.L.R. (4th) 766, [1991] I.L.R. ¶ 1‑2770, 7 C.C.L.I. (2d) 317. Ils se pourvoient maintenant devant notre Cour.

Les questions en litige

A.Les demandeurs sont‑ils des «conjoints» pour les fins de la police?

B.Si non, la restriction visant à n'accorder les indemnités qu'aux personnes mariées viole‑t‑elle les dispositions de la Charte relatives à l'égalité?

1.Le critère de violation du par. 15(1) et le rapport entre le par. 15(1) et l'article premier de la Charte

2. Le paragraphe 15(1) — La discrimination et ses motifs

3. La justification en vertu de l'article premier de la Charte.

C.La réparation

Analyse

A.Les demandeurs sont‑ils des «conjoints» pour les fins de la police?

122 La compagnie d'assurances prétend que M. Miron n'était pas un conjoint pour les fins de sa police puisqu'il n'était pas marié légalement avec Mme Valliere. Monsieur Miron soutient, quant à lui, que le terme «conjoint» employé dans la police désigne aussi les couples qui vivent ensemble en union de fait.

123 La formulation et l'historique des stipulations invoquées par M. Miron affaiblissent son argument. Les indemnités en cause étaient régies par une loi adoptée en 1980. Cette loi étendait les indemnités pour accident et perte de revenu dont il est question en l'espèce au «conjoint» de l'assuré, sans que ce terme soit défini. Cette même loi définissait par ailleurs l'expression «conjoint», pour les fins des dispositions relatives à l'indemnité en cas de décès, comme incluant l'homme et la femme qui ne sont pas mariés ensemble mais qui ont cohabité de façon ininterrompue durant une période d'au moins cinq ans ou qui ont eu une relation d'une certaine permanence et ont eu un enfant. En 1990, la législature a modifié la Loi et élargi la définition de «conjoint» à l'égard des indemnités que réclament M. Miron et Mme Valliere. La nouvelle définition de «conjoint» comprend un couple hétérosexuel dont les membres ont cohabité durant trois ans ou ont vécu dans une relation permanente avec un enfant.

124 La définition étendue du mot «conjoint» dans la loi de 1980 pour les fins de l'indemnité en cas de décès et dans la loi de 1990 pour les indemnités dont il est question en l'espèce infirme l'argument selon lequel la législature a voulu en 1980 que le terme «conjoint» s'applique aux conjoints de fait. En réalité, lorsque la législature a voulu étendre les indemnités à de telles personnes, elle l'a dit expressément. Eu égard à ce fait, la Cour ne peut retenir les prétentions selon lesquelles le terme «conjoint» est un terme marqué par une ambiguïté qui devrait être résolue en faveur de l'assuré.

125 Je conclus que le terme «conjoint» dans les dispositions de 1980 relatives à l'indemnité en cas de perte de revenu et aux réclamations relatives aux automobilistes non assurés n'englobait pas les couples non mariés vivant en union de fait.

B.La restriction visant à n'accorder les indemnités qu'aux personnes mariées viole‑t‑elle les dispositions de la Charte relatives à l'égalité?

126 Monsieur Miron et Mme Valliere soulèvent un argument subsidiaire: la négation du droit aux indemnités pour le motif qu'ils ne sont pas légalement mariés et ne sont en conséquence pas des «conjoints» va à l'encontre des dispositions de la Charte relatives à l'égalité.

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

1.Le critère de violation du par. 15(1) et le rapport entre le par. 15(1) et l'article premier de la Charte

127 Peu de temps après son adoption, la Charte a suscité des débats sur la façon de départager l'analyse de l'égalité du point de vue du par. 15(1) et de celui de l'article premier. Certains étaient d'avis que la négation de l'égalité, pour quelque motif que ce soit, constituait une discrimination visée au par. 15(1) et déclenchait immédiatement une analyse fondée sur l'article premier: Hogg, Constitutional Law of Canada (2e éd. 1985), à la p. 800. À l'autre extrême, on croyait que l'on ne pouvait satisfaire au par. 15(1) qu'en établissant qu'il y avait eu une négation irrationnelle ou déraisonnable de l'égalité, ce qui laissait peu de place à une analyse fondée sur l'article premier: Andrews c. Law Society of British Columbia (1986), 27 D.L.R. (4th) 600 (C.A.C.‑B.). Dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, notre Cour a rejeté ces deux conceptions, adoptant plutôt un moyen terme.

128 L'analyse fondée sur le par. 15(1) comporte deux étapes. Premièrement, le demandeur doit démontrer qu'il y a eu négation de son droit «à la même protection» ou «au même bénéfice» de la loi qu'une autre personne. Deuxièmement, le demandeur doit démontrer que cette négation constitue une discrimination. À cette seconde étape, pour établir qu'il y a discrimination, le demandeur doit prouver que la négation repose sur l'un des motifs de discrimination énumérés au par. 15(1) ou sur un motif analogue et que le traitement inégal est fondé sur l'application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe. Si le demandeur s'acquitte de ce fardeau, la violation du par. 15(1) est établie. Il y a alors déplacement de la charge de la preuve et la partie qui cherche le maintien de la loi, habituellement l'État, doit établir que la «justification [de cette discrimination] puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique» conformément à l'article premier de la Charte.

129 Le déplacement de la charge de la preuve par application de l'art. 15 et de l'article premier est appropriée. Il impose l'obligation de présenter la preuve requise aux parties qui sont en meilleure position pour le faire. Il appartient alors au demandeur d'établir qu'il a été privé d'un avantage ou a souffert d'un désavantage par rapport à une autre personne. Il lui appartient également d'établir le fondement du fardeau ou du désavantage. C'est le demandeur qui est au courant de ces questions. Une fois ces éléments établis, il y a déplacement de la charge de la preuve vers l'État. C'est la loi de l'État qui contrevient à l'égalité de la personne pour des motifs douteux, et c'est à l'État qu'il convient le mieux de défendre cette violation. Exiger du demandeur qu'il prouve que le traitement inégal subi est irrationnel ou déraisonnable ou fondé sur des considérations non pertinentes reviendrait à exiger de lui qu'il présente une preuve des objectifs de l'État, ce qui rendrait souvent impossible pour la personne ordinaire de faire la preuve de la discrimination. De plus, la charge alors imposée à l'État n'est pas injuste: bien qu'il soit loisible à l'État de tenter d'établir des distinctions fondées sur des stéréotypes douteux, il doit être prêt à les justifier s'il désire que sa loi soit maintenue. Dans des cas comme en l'espèce, où la partie qui appuie la loi n'est pas un représentant de l'État, celui‑ci peut toujours défendre sa loi à titre d'intervenant dans les procédures. (S'il subsiste toujours des doutes quant à l'objet et à la justification de la loi, le tribunal peut également, comme il l'a fait en l'espèce, nommer un amicus curiae qui lui viendra en aide en fournissant une évaluation impartiale.)

130 Cette façon de départager l'analyse entre le par. 15(1) et l'article premier est compatible avec la directive à laquelle notre Cour s'est conformée depuis les premiers arrêts portant sur la Charte: les tribunaux devraient interpréter les droits qui y sont énumérés d'une façon large et libérale, et ce sera alors à l'étape de l'analyse fondée sur l'article premier qu'il faudra restreindre la protection prima facie ainsi accordée pour la rendre conforme aux intérêts opposés sur les plans social et législatif. Voir les arrêts Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, à la p. 156; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 344; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 509; États‑Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469, à la p. 1480. Il importe de préciser que la Charte est explicite lorsqu'elle cherche à restreindre des droits par des concepts comme le caractère raisonnable, comme elle le fait à l'art. 8 et à l'al. 11b). Le paragraphe 15(1) ne renferme pas de restriction de cette nature.

131 Par ailleurs, l'analyse préconisée ne banalise pas le par. 15(1) en qualifiant de discriminatoires toutes les distinctions. L'inégalité de traitement en soi — le simple fait de créer une distinction — n'établit pas une violation du par. 15(1) de la Charte. Ce que garantit le par. 15(1) est le droit «. . . au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination». Pour prouver la discrimination, le demandeur doit établir que le traitement inégal est fondé sur l'un des motifs explicitement mentionnés au par. 15(1) — race, origine nationale ou ethnique, couleur, religion, sexe, âge ou déficiences mentales ou physiques — ou sur un motif analogue. Ces motifs permettent de procéder à une sorte de tri qui sert à distinguer les inégalités banales de celles qui méritent la protection de la Constitution. Ils traduisent l'objectif général de la garantie d'égalité prévue dans la Charte — empêcher la violation de la dignité et de la liberté de la personne par l'imposition de restrictions, de désavantages ou de fardeaux fondés sur une application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe plutôt que sur les mérites ou capacités d'une personne ou encore sur les circonstances qui lui sont propres.

132 Les motifs énumérés et les motifs analogues sont des indices de discrimination facilement décelables parce que les distinctions fondées sur ces motifs sont habituellement stéréotypées, reposant sur des caractéristiques présumées plutôt que réelles. Néanmoins, dans certains cas, des distinctions fondées sur des motifs énumérés ou des motifs analogues peuvent, à l'examen, se révéler non discriminatoires. Par exemple, on peut juger que la distinction n'a pas de rapport avec l'objet de la garantie de la Charte. Ainsi, dans l'arrêt R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, à la p. 1333, tout en reconnaissant que la province de résidence pourrait constituer un motif analogue, le juge Wilson a statué que ce motif n'était pas utilisé d'une façon qui avait un rapport avec l'objet de l'art. 15 dans ce cas. Voir aussi McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, aux pp. 392 et 393, le juge Wilson; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, à la p. 992, le juge en chef Lamer, et Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, à la p. 761, le juge Iacobucci. En outre, si la loi établit une distinction fondée sur un motif énuméré ou un motif analogue, mais n'a pas pour effet d'imposer un désavantage réel dans le contexte social et politique de la demande, elle pourrait bien ne pas non plus contrevenir à l'art. 15: Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872. Cependant, rares sont les cas où une distinction fondée sur un motif énuméré ou un motif analogue ne sera pas discriminatoire. Lorsqu'il y a négation du droit au même bénéfice, fondée sur un motif énuméré ou un motif analogue, il est très difficile d'établir que la distinction n'est pas discriminatoire: Andrews, précité, aux pp. 174 et 175, et McKinney c. Université de Guelph, précité, aux pp. 392 et 393, le juge Wilson.

133 Selon mon collègue le juge Gonthier, la discrimination visée au par. 15(1) est réfutée de façon concluante si l'on juge pertinent le motif sur lequel se fonde la négation du droit à l'égalité de traitement relativement à l'objet de la loi ou aux valeurs fonctionnelles qui la sous‑tendent. Avec égards, je ne partage pas cet avis. Une preuve de la pertinence par rapport à un objectif législatif du motif énuméré ou du motif analogue qui sert de fondement à une négation d'égalité peut aider à démontrer qu'il s'agit de l'un des rares cas où de telles distinctions ne violent pas les garanties d'égalité visées au par. 15(1), constituant un indice que le législateur n'a pas établi la distinction à partir d'hypothèses stéréotypées concernant des caractéristiques de groupe. Cependant, la pertinence n'est qu'un facteur servant à déterminer si une distinction fondée sur un motif énuméré ou un motif analogue est discriminatoire dans le contexte social et politique de chaque cas. Déclarer que la distinction est pertinente relativement à l'objet de la loi n'appuiera pas en soi la conclusion qu'il n'y a pas discrimination. L'examen ne peut s'arrêter là; il faut toujours se rappeler que l'objet du par. 15(1) est d'empêcher la violation de la dignité et de la liberté de la personne par l'application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe. Si le fait de fonder la distinction sur un motif énuméré ou un motif analogue est tout à fait non pertinent relativement aux valeurs fonctionnelles de la loi, alors la distinction sera discriminatoire. Cependant, conclure qu'une caractéristique de groupe est pertinente relativement à l'objet d'une loi ne signifie pas pour autant que le législateur a employé cette caractéristique d'une façon qui ne perpétue pas des restrictions, des fardeaux et des désavantages en contravention du par. 15(1). On ne peut s'en assurer qu'en examinant l'effet ou l'incidence de la distinction dans le contexte social et économique de la loi et la vie des personnes que cette distinction touche.

134 Dans l'analyse du concept de la pertinence dans le contexte du par. 15(1), il faut accorder une attention particulière à la détermination des valeurs fonctionnelles de la loi. Mon collègue le juge Gonthier reconnaît que la distinction en l'espèce — la négation d'un droit fondée sur l'état matrimonial — pourrait à certaines fins être considérée comme un motif analogue. Cependant, il affirme que cette distinction n'est pas utilisée de façon discriminatoire dans le cas qui nous occupe parce que «la valeur fonctionnelle des avantages n'est pas de venir en aide à toutes les unités familiales qui vivent dans un état d'interdépendance financière; en réalité, la législature avait l'intention d'aider les couples mariés» (par. 72). Il conclut qu'une distinction fondée sur l'état matrimonial est pertinente relativement à cet objectif et que, en conséquence, la loi n'est pas discriminatoire. À l'examen, ce raisonnement peut paraître circulaire. Une fois définies les valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent la loi par rapport au motif de discrimination allégué, il s'ensuit nécessairement que le fondement de la distinction est pertinent relativement à l'objet de la loi. Cela illustre qu'il est vain de se fier au critère formel de la pertinence logique comme preuve de l'absence de discrimination au sens du par. 15(1). La seule façon de sortir de ce cercle logique est d'examiner l'incidence réelle de la distinction sur les membres du groupe visé. C'est là, si je comprends bien, la leçon qu'il faut tirer des premiers arrêts de notre Cour sur le par. 15(1). L'analyse fondée sur le par. 15(1) doit continuer de se concentrer sur l'objet des garanties d'égalité qui est d'empêcher que soient imposés des restrictions, des désavantages ou des fardeaux par le biais de l'application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe en violation de la dignité et de la liberté de la personne.

135 La même critique peut être formulée à l'endroit du raisonnement du juge La Forest dans l'arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, rendu simultanément. Il affirme que la valeur fonctionnelle de la loi est de répondre à la nécessité de venir en aide aux couples mariés qui sont âgés. À son avis, parce que le mariage «repose fermement sur la réalité biologique et sociale qui fait que seuls les couples hétérosexuels ont la capacité de procréer» (par. 21), le législateur peut utiliser le motif pertinent de l'orientation sexuelle pour déterminer qui devrait recevoir les indemnités en vertu de la Loi. Si l'on définit l'objet de la loi en fonction du motif de discrimination allégué, soit le mariage, le motif est assurément pertinent. Si l'on suppose, erronément à mon avis, que cette pertinence suffit à réfuter la discrimination, on se trouve à avoir satisfait au par. 15(1) sans avoir eu à examiner l'incidence véritable de la loi sur les membres des groupes susceptibles d'être défavorisés par la distinction.

136 Se servir exclusivement du critère de la pertinence pour déterminer si l'on a établi l'existence d'une discrimination et, en conséquence, perdre de vue les valeurs qui sous‑tendent le par. 15(1) pose un grave danger lorsque l'on est en présence de différences dites «biologiques». C'est la leçon qui se dégage des arrêts Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183, et Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219. Dans l'arrêt Bliss, une affaire relative à la Déclaration canadienne des droits, notre Cour a refusé à des femmes enceintes le versement de prestations en vertu de la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage, soutenant que la distinction établie en vertu de cette loi était fondée sur des différences biologiques pertinentes. Dix ans plus tard, dans l'arrêt Brooks, notre Cour a reconnu que la pertinence superficielle de la différence biologique entre les femmes et les hommes l'avait amenée à commettre une erreur dans l'arrêt Bliss. La question ultime était de savoir si la distinction attaquée privait de prestations une catégorie de personnes — les femmes enceintes — d'une façon discriminatoire fondée sur le sexe. Notre Cour a conclu que le refus des prestations avait pour effet de nier l'égalité aux femmes, la seule catégorie de personnes susceptibles de devenir enceintes, et imposait de façon injuste seulement aux femmes un fardeau économique lié à la grossesse. À peu près comme notre Cour l'a fait dans l'arrêt Bliss, le juge La Forest se fonde sur les différences biologiques entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels pour conclure que la Loi sur la sécurité de la vieillesse n'établit pas de distinction fondée sur l'orientation sexuelle. Après la leçon apprise dans l'arrêt Brooks, j'affirmerais, avec égards, qu'il faut davantage; si nous ne voulons pas contrecarrer la promesse d'égalité prévue au par. 15(1) de la Charte, nous devons aller au‑delà des différences biologiques et examiner l'incidence de la distinction attaquée dans son contexte social et économique pour déterminer si elle perpétue en fait le stéréotype indésirable que vise à éliminer le par. 15(1).

137 Considérer que la pertinence est l'indice ultime de l'absence de discrimination est problématique en ce que cela peut permettre de valider des distinctions qui iraient à l'encontre du but poursuivi par le par. 15(1). Un deuxième problème est que cela peut donner lieu à des examens qui devraient plutôt être effectués en fonction de l'article premier. Comme notre Cour l'a fait remarquer dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, précité, si l'on analyse le caractère raisonnable de la distinction dans le cadre de l'art. 15, il reste peu d'éléments à prendre en compte sur le fondement de l'article premier puisque l'on doit, dans la détermination du caractère raisonnable, examiner l'intérêt opposé de l'État et déterminer si son importance l'emporte sur la négation de l'égalité. Les mêmes difficultés se présentent lorsque l'on se demande si le traitement inégal est justifié du fait que la distinction est pertinente au regard de l'objectif législatif. Si l'affirmation de sa pertinence suffit, sans qu'elle soit évaluée ni pondérée, alors peu de demandes réussiront à satisfaire aux exigences du par. 15(1). Par contre, une évaluation du degré de pertinence du motif de distinction relativement à l'objectif législatif comporte nécessairement une pondération de l'objectif législatif par rapport à la gravité du traitement inégal. Dans le cadre de la Charte, ces questions devraient plutôt être examinées à l'étape de l'analyse fondée sur l'article premier.

138 Départager l'analyse entre le par. 15(1) et l'article premier comme je le propose correspond aussi à la pratique canadienne observée à l'égard des codes des droits de la personne. En règle générale, ces codes interdisent de faire des distinctions pour des motifs précis, semblables à ceux qui son énumérés au par. 15(1) de la Charte. Pour qu'une plainte soit fondée, il suffit d'établir qu'il y a une négation de l'égalité pour l'un des motifs énumérés. Cependant, ce n'est pas tout. La personne qui aurait contrevenu au code peut éviter toute responsabilité en établissant en défense que la distinction est justifiée, par exemple, en raison des exigences du milieu de travail (une exigence professionnelle normale).

139 Enfin, l'analyse que je propose n'empêche pas l'État de faire des distinctions entre les personnes pour des motifs comme la race, le sexe, l'âge et la citoyenneté. Il peut le faire s'il peut justifier son recours au critère douteux. La citoyenneté, reconnue comme un motif analogue dans l'arrêt Andrews, constitue un bon exemple. L'État peut être justifié de n'accorder certains privilèges qu'à ses citoyens, par exemple, l'obtention d'un passeport ou l'occupation de charges importantes au sein du gouvernement. S'il peut établir cette justification, il peut refuser les privilèges en question aux personnes qui n'ont pas la citoyenneté. L'arrêt McKinney c. Université de Guelph, précité, offre un autre exemple. Bien que notre Cour ait conclu que la politique de l'université en matière de retraite obligatoire à l'âge de 65 ans constituait une discrimination fondée sur l'âge, elle a statué que cette politique était raisonnable et que sa justification pouvait se démontrer dans une société libre et démocratique. Bref, la Charte n'interdit pas toutes les distinctions fondées sur les motifs énumérés ou des motifs analogues; elle interdit seulement les distinctions stéréotypées que l'État ne peut justifier.

140 En résumé, l'analyse fondée sur le par. 15(1) comporte deux étapes: il faut examiner s'il y a eu négation du droit d'une personne «à la même protection et au même bénéfice de la loi», et conclure que cette négation constitue une discrimination. Pour établir la discrimination, le demandeur doit démontrer que cette négation repose sur un motif énuméré ou un motif analogue. Dans la plupart des cas, cela suffira. Cependant, on peut exceptionnellement conclure que la négation de l'égalité fondée sur un motif énuméré ou un motif analogue ne contrevient pas à l'objet du par. 15(1) — empêcher que la dignité et la liberté de la personne soient violées par l'imposition de restrictions, de désavantages ou de fardeaux fondés sur une application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe plutôt que sur les mérites, les capacités ou les circonstances. Bien que la non‑pertinence du motif de distinction puisse constituer un signe de discrimination, l'inverse n'est pas vrai. La preuve de la pertinence n'écarte pas la possibilité de discrimination. Nous devons aller au‑delà de la pertinence pour déterminer si la loi attaquée a pour conséquence de défavoriser le groupe ou la personne d'une façon qui perpétue l'injustice que le par. 15(1) vise à empêcher.

141 Si l'on établit une violation du par. 15(1), il y a alors déplacement de la charge de la preuve, et la partie qui veut le maintien de la négation de l'égalité doit la justifier au regard de l'article premier de la Charte. Il faut lire conjointement le par. 15(1) et l'article premier de la Charte. Ni l'un ni l'autre n'est complet en soi. Ensemble, ils permettent de procéder à une analyse exhaustive de la question de l'égalité et d'offrir ainsi des moyens de réparation efficaces contre la discrimination, tout en maintenant le pouvoir de l'État de refuser des garanties et des avantages à des personnes dans le cas où il est justifié d'établir des distinctions entre elles.

2. Le paragraphe 15(1) — La discrimination et ses motifs

142 Comme je l'ai indiqué, l'analyse de la question de l'égalité fondée sur le par. 15(1) comporte deux étapes. Premièrement, le demandeur doit établir que la loi ne le traite pas de la même façon qu'une autre personne. Deuxièmement, il doit établir que la négation aboutit à une discrimination et que la distinction est fondée sur l'un des motifs énumérés au par. 15(1) ou sur un motif analogue.

Première étape: La négation du droit à la même protection et au même bénéfice de la loi et son fondement

143 En l'espèce, l'assureur reconnaît que l'Ontario Standard Automobile Policy, rédigée en conformité avec la loi, que Mme Valliere détenait au moment de l'accident de M. Miron accorde aux couples mariés des indemnités qu'elle n'offre pas aux couples qui ne le sont pas. La police prive une personne qui vit dans une union hors mariage des indemnités accordées à une personne similaire qui est mariée, ce qui établit qu'il y a négation du droit au même bénéfice fondée sur l'état matrimonial. La discrimination reprochée est directe; il ne s'agit pas de discrimination indirecte de par l'effet de la loi, par opposition à son libellé même. Il faut ensuite déterminer si l'état matrimonial constitue un motif analogue visé par le par. 15(1).

Deuxième étape: L'état matrimonial est‑il un motif analogue et dans l'affirmative, la distinction fondée sur l'état matrimonial est‑elle discriminatoire?

144 Le paragraphe 15(1) de la Charte interdit toute discrimination, «notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques». Le motif sur lequel se fonde la distinction soulevée en l'espèce — l'état matrimonial — n'est pas inclus dans la liste des motifs énumérés. Nous devons donc déterminer si l'état matrimonial est un motif analogue.

145 Notre analyse doit être libérale, de manière à refléter «le cadre permanent» de la Constitution et la nécessité de «"la protection constante" des droits à l'égalité»: l'arrêt Andrews, précité, le juge McIntyre, à la p. 175. Cet arrêt nous indique que notre analyse doit aussi refléter le contexte des droits de la personne dans lequel a été adoptée la Charte. En évoquant les lois sur les droits de la personne comme la caractéristique déterminante de la discrimination visée au par. 15(1) de la Charte, notre Cour a appliqué, dans l'arrêt Andrews, le principe de l'égalité qui sous‑tend les constitutions des pays libres et démocratiques dans le monde. Ce principe reconnaît la dignité de chaque être humain et la liberté que chaque personne a de développer son corps et son esprit comme elle le désire, sous réserve de restrictions justifiées par les intérêts de l'ensemble de la collectivité. Il reconnaît également que la société se compose de personnes toutes différentes les unes des autres et qu'une société libre et démocratique doit composer avec ces différences et les respecter.

146 Le corollaire de la reconnaissance de la dignité de chacun est la reconnaissance qu'il est mauvais d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société, pour le seul motif que la personne est membre d'un groupe particulier réputé moins capable ou méritant que d'autres. C'est le mal que l'on appelle discrimination. Il prive la personne de son droit d'atteindre son potentiel et de vivre avec la liberté accordée aux autres, seulement en raison du groupe auquel elle appartient. Au cours du dernier siècle, des sociétés libres et démocratiques à travers le monde ont reconnu qu'il est essentiel d'éliminer cette discrimination, non seulement pour parvenir à la société à laquelle nous aspirons, mais aussi à la démocratie même. [traduction] «Le principe de l'égalité, qui est le revers de la discrimination et que toute démocratie à la recherche d'un sens de décence et de justice cherche à réaliser par ses règles de droit, signifie qu'il faut, pour les fins de l'objectif en question, traiter toutes les personnes de la même façon, s'il n'existe pas entre elles de véritables différences pertinentes quant à cet objectif [législatif]»: Boronovsky c. Chief Rabbis of Israel, P.D. CH [25] (1), 7, 35.

147 Les motifs de discrimination énumérés au par. 15(1) de la Charte font ressortir des caractéristiques de groupe souvent utilisées comme motifs non pertinents de distinction entre les gens. L'historique du mouvement des droits de la personne est un historique de la riposte à la persécution et à la négation des possibilités pour des motifs fondés sur des classifications de groupe stéréotypées non pertinentes comme la race, le sexe et la religion. Il n'est donc pas étonnant de constater que le par. 15(1) énumère ces motifs ainsi que d'autres repères communs d'exclusion non pertinente. Cependant, ces catégories ne sont pas exhaustives comme le reconnaît le par. 15(1). Des motifs analogues de discrimination peuvent être reconnus. Lorsque l'on détermine si une caractéristique de groupe particulière constitue un motif analogue, la logique veut que la considération fondamentale soit de savoir si cette caractéristique peut servir de motif non pertinent d'exclusion et de négation de la dignité humaine essentielle dans la tradition des droits de la personne. En d'autres termes, cette caractéristique peut‑elle servir de base à un traitement inégal fondé sur des caractéristiques stéréotypées attribuées au groupe concerné, plutôt que sur les véritables mérites et capacités de la personne ou sur les circonstances qui lui sont propres? Une réponse affirmative à cette question est une indication que la caractéristique peut être utilisée d'une façon qui va à l'encontre de la dignité et de la liberté de la personne.

148 Parmi les qualificatifs que les juges ont associés aux motifs analogues, on note le thème de la violation de la dignité et de la liberté de la personne lorsque sont imposés des restrictions et des désavantages fondés sur une attribution stéréotypée de caractéristiques de groupe plutôt que sur les capacités ou les mérites d'un individu ou encore sur les circonstances qui lui sont propres. Un indice de motif analogue pourrait être le fait que le groupe visé a subi un désavantage historique, indépendamment de la distinction contestée: Andrews, précité, à la p. 152, le juge Wilson, et Turpin, précité, aux pp. 1331 et 1332. Un autre pourrait être que le groupe constitue une «minorité discrète et isolée»: Andrews, précité, à la p. 152, le juge Wilson, et à la p. 183, le juge McIntyre; Turpin, précité, à la p. 1333. Un autre indice serait le cas où une distinction est fondée sur une caractéristique personnelle; comme l'affirme le juge McIntyre dans l'arrêt Andrews, «[l]es distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d'un individu le sont rarement» (pp. 174 et 175). Par extension, on a soutenu que des distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles et immuables doivent être discriminatoires au sens du par. 15(1): Andrews, précité, à la p. 195, le juge La Forest. Une comparaison entre le motif soulevé et les motifs énumérés peut également être utile, de même que la reconnaissance que les législateurs et les juristes considèrent que le motif en question est discriminatoire: voir Egan c. Canada, précité, le juge Cory.

149 Tous ces éléments peuvent être des indices valides au sens où leur présence peut constituer un signe de l'existence d'un motif analogue. Cependant, n'est pas valide la proposition contraire ‑- selon laquelle un ou l'ensemble de ces éléments doivent être présents si l'on veut conclure à l'existence d'un motif analogue. Comme l'a reconnu le juge Wilson dans l'arrêt Turpin (à la p. 1333), ils ne sont qu'«un moyen analytique» utilisé pour «déterminer» une question. Par exemple, on ne peut limiter les motifs analogues aux groupes historiquement défavorisés; pour que la Charte demeure pertinente pour les générations futures, elle doit permettre de reconnaître de nouveaux motifs de discrimination. Il n'est pas non plus essentiel que le motif analogue vise une minorité discrète et isolée; cela est confirmé par l'inclusion du motif fondé sur le sexe parmi ceux énumérés au par. 15(1). De plus, bien que des repères de groupe discriminatoires comportent souvent des caractéristiques immuables, ce n'est pas nécessairement toujours le cas. Par exemple, la religion, un motif énuméré, n'est pas un motif immuable, ni d'ailleurs la citoyenneté, reconnue dans l'arrêt Andrews, pas plus que la province de résidence, examinée dans l'arrêt Turpin. Ces éléments peuvent parmi d'autres constituer des indices de motifs analogues; cependant, le principe unificateur est plus général: il faut éviter les raisonnements stéréotypés et la création de distinctions juridiques qui violent la dignité et la liberté de la personne pour un motif fondé sur une idée préconçue des caractéristiques attribuées à un groupe plutôt que sur les capacités ou les mérites d'un individu ou sur les circonstances qui lui sont propres.

150 Qu'en est‑il alors du motif analogue proposé en l'espèce — l'état matrimonial? La question est de savoir si le fait de ne pas être marié — ou de ne pas s'être marié d'une façon reconnue par l'État — constitue un motif de discrimination au sens du par. 15(1). À mon avis, il faut répondre dans l'affirmative.

151 Premièrement, la discrimination fondée sur l'état matrimonial touche la dignité et le mérite essentiels de la personne de la même façon que d'autres motifs de discrimination reconnus vont à l'encontre de normes fondamentales en matière de droits de la personne. Plus particulièrement, ce motif touche la liberté d'une personne de vivre avec le partenaire de son choix, comme elle l'entend. Il s'agit là d'une question d'importance déterminante pour les personnes. Ce n'est pas une question qui devrait être écartée d'un examen fondé sur la Charte pour le motif que l'on se trouverait ainsi à banaliser la garantie d'égalité.

152 Deuxièmement, l'état matrimonial possède des caractéristiques souvent associées aux motifs de discrimination reconnus au par. 15(1) de la Charte. Les personnes qui vivent en union de fait constituent un groupe historiquement désavantagé. De nombreux faits établissent que les partenaires non mariés ont souvent subi un désavantage et un préjudice au sein de la société. En effet, traditionnellement dans notre société, on a considéré que le partenaire non marié avait moins de valeur que le partenaire marié. Parmi les désavantages subis par les partenaires non mariés, mentionnons l'ostracisme social par négation de statut et de bénéfices. Au cours des dernières années, le désavantage subi par des personnes vivant en union illégitime a grandement diminué. Nous sommes loin du temps où elles étaient obligées d'afficher sur elles la lettre A (pour adultère). Néanmoins, on ne saurait nier le désavantage historique subi par ce groupe.

153 Une troisième caractéristique parfois associée à des motifs analogues — les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles immuables — existe aussi, mais sous une forme atténuée. En théorie, la personne est libre de choisir de se marier ou non. Cependant, en pratique, la réalité pourrait bien être tout autre. Il n'est pas toujours possible d'obtenir la sanction de l'union par l'État par un mariage civil. La loi, l'hésitation à se marier de l'un des partenaires, les contraintes financières, religieuses ou sociales sont autant de facteurs qui empêchent habituellement des partenaires, qui par ailleurs fonctionnent comme une unité familiale, de se marier officiellement. Bref, l'état matrimonial échappe souvent au contrôle de la personne. À ce point de vue, l'état matrimonial n'est pas différent de la citoyenneté, qui a été reconnue comme un motif analogue dans l'arrêt Andrews; la personne exerce un contrôle limité, mais non exclusif sur son état matrimonial.

154 Lorsque l'on compare la discrimination fondée sur l'état matrimonial et celle fondée sur les motifs énumérés au par. 15(1), on peut estimer que la discrimination fondée sur l'état matrimonial s'apparente à la discrimination pour un motif fondé sur la religion dans la mesure où elle trouve son origine et son expression dans la désapprobation morale de toutes les unions à caractère sexuel, sauf celles sanctionnées par l'Église et par l'État.

155 Dernièrement, les législateurs et les juristes dans l'ensemble du pays ont reconnu que c'est ignorer les valeurs ou les réalités sociales de l'heure que d'établir entre les couples qui cohabitent une distinction fondée sur le fait qu'ils sont légalement mariés ou non. Comme l'amicus curiae le fait remarquer, 63 lois ontariennes n'établissent actuellement aucune distinction entre partenaires mariés et partenaires non mariés qui ont cohabité dans une union conjugale. Par exemple, le droit aux aliments n'est pas déterminé par le mariage: voir la partie III de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, qui établit un droit aux aliments entre personnes qui ont cohabité de façon continue pendant au moins trois ans ou qui ont cohabité dans une union présentant une certaine permanence et ont un enfant. D'autres provinces ont adopté des critères de base similaires. Dans le domaine judiciaire, les juges ont reconnu le droit des conjoints non mariés au partage des biens familiaux par application de la doctrine de l'enrichissement sans cause: Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980. Il ressort de tout cela que l'on reconnaît que c'est souvent à tort que l'accès au même bénéfice de la loi est refusé parce qu'une personne n'est pas mariée.

156 Prises ensemble, ces considérations donnent à entendre que la négation de l'égalité pour un motif fondé sur l'état matrimonial constitue une discrimination au sens du par. 15(1) de la Charte. Si le tort que le par. 15(1) cherche à redresser est la violation de la dignité et de la liberté de la personne par des restrictions ou des désavantages fondés sur l'application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe plutôt que sur les mérites ou les capacités d'un individu ou les circonstances qui lui sont propres, alors l'état matrimonial devrait être considéré comme un motif analogue. On retrouve les éléments nécessaires à l'application de l'objectif général du par. 15(1) — la violation de la dignité et de la liberté, un désavantage historique de groupe et le risque de prise de décisions stéréotypées touchant le groupe — et la discrimination est établie.

157 Ces observations suffisent pour répondre à l'assureur dont les arguments se fondent sur la prétendue inexistence d'un désavantage historique et le caractère «changeant» de l'état de personne non mariée. Cependant, il reste à examiner le thème qui sous‑tend l'ensemble des moyens de l'assureur — le fait que le mariage est un état juste et honorable et qu'il ne peut en conséquence servir de motif de discrimination. Pour la plupart des gens dans notre société, le mariage est une bonne chose; pour beaucoup, il est sacré. Il y a une certaine noblesse dans l'engagement exclusif que deux personnes prennent publiquement l'une envers l'autre. Comment peut‑on avoir tort de se servir de cet engagement comme condition de la prestation de mesures de protection et d'avantages légaux?

158 Ces sentiments, si valides soient‑ils, n'appuient pas la thèse de l'assureur. En termes simples, son argumentation est la suivante: le mariage est bon; les motifs de discrimination sont mauvais; en conséquence, le mariage ne peut constituer un motif de discrimination. Cet argument a ceci de faux qu'il présuppose que les motifs de discrimination sont mauvais. La discrimination est mauvaise. Cependant, les motifs sur lesquels elle repose ne le sont pas. Examinons les motifs énumérés: la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge et les déficiences mentales ou physiques. Aucun de ces motifs n'est mauvais en soi. En fait, les gens ont pleinement le droit d'être fiers de leur race et de leur origine ethnique; ils trouvent leur identité dans leur couleur et leur sexe. Même les déficiences mentales ou physiques ne devraient pas être considérées comme des incapacités, mais comme des différences — des différences qui ne touchent pas les autres, même si elles rendront plus difficiles certains aspects de la vie; en fait, elles pourraient contribuer à la richesse et à la structure de la société. Le mal ne repose pas sur le motif de discrimination, mais plutôt sur son utilisation non appropriée pour priver des personnes appartenant à certains groupes de la même protection ou du même bénéfice de la loi, non pas pour un motif fondé sur leurs véritables capacités ou circonstances, mais en raison du groupe auquel elles appartiennent. On ne saurait admettre l'argument que l'état matrimonial ne peut constituer un motif analogue parce qu'il est une bonne chose. La question n'est pas de savoir si le mariage est bon, mais bien s'il peut être utilisé pour priver une personne de l'égalité de traitement pour des motifs qui n'ont rien à voir avec les véritables mérites ou droits de cette personne dans les circonstances. Le juge L'Heureux‑Dubé affirme dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, à la p. 634: «Ce n'est pas attaquer la famille que d'appuyer la protection des familles non traditionnelles.» On pourrait également dire ceci: «Ce n'est pas attaquer le mariage que d'accorder le même bénéfice de la loi aux couples non traditionnels.»

159 Prenons l'arrêt Andrews de notre Cour. La qualité de citoyen dont il est question dans cet arrêt est habituellement perçue comme une chose bonne et précieuse. À l'instar du mariage, la citoyenneté est la caractéristique d'une relation — celle entre une personne et son pays. En première instance, le tribunal a statué que la citoyenneté, en tant que caractéristique sacrée d'une relation d'engagement et de permanence, ne pouvait constituer un motif de discrimination au sens du par. 15(1) de la Charte. Cependant, notre Cour a exprimé un avis différent. Elle a statué que la citoyenneté pouvait constituer un motif analogue de discrimination. En soi, la citoyenneté est bonne. Cependant, elle ne peut être utilisée d'une mauvaise façon pour exclure des personnes d'activités pour lesquelles elles se qualifient en raison de leur mérite personnel. Ce n'était pas la citoyenneté qui constituait une discrimination, mais le mauvais emploi qu'on en a fait pour exclure M. Andrews d'une activité avec laquelle la citoyenneté n'avait qu'un rapport superficiel. De même, en dépit de son caractère sacré, le mariage peut, à tort, servir à empêcher des personnes n'appartenant pas au groupe des gens mariés de bénéficier de la protection ou du bénéfice de lois ayant peu de rapport avec le statut du mariage légal. Cette possibilité de négation de bénéfice fondée sur des caractéristiques stéréotypées attribuées (ou non) à un groupe, plutôt que pour un motif fondé sur les caractéristiques de la personne, fait du mariage, à l'instar de la citoyenneté, un motif analogue. Cela ne signifie pas pour autant que la citoyenneté ou le mariage ne peut être utilisé comme motif approprié de distinction dans une loi. Le mariage et la citoyenneté peuvent être utilisés comme motifs pour exclure des personnes de la protection et du bénéfice de la loi, pourvu que l'État puisse, dans le cadre de l'article premier, démontrer que ces motifs sont vraiment pertinents par rapport à l'objet et aux valeurs qui sous‑tendent la disposition législative en question.

160 Je conclus que l'état matrimonial peut constituer un motif analogue de discrimination en vertu du par. 15(1) de la Charte.

Conclusion relative à l'art. 15

161 La loi à laquelle se conforme la police d'assurance en cause prive du même bénéfice les partenaires en union de fait pour le seul motif de leur état matrimonial. Ce motif est un motif analogue de discrimination au sens du par. 15(1). Il ne s'agit pas ici d'un cas exceptionnel où une distinction fondée sur un motif énuméré ou un motif analogue n'est pas visée par les garanties contre la discrimination prévues dans la Charte. Il s'ensuit que la discrimination au sens du par. 15(1) est établie.

3. La justification en vertu de l'article premier de la Charte

162 Conclure à une négation de la même protection et du même bénéfice de la loi, pour un motif discriminatoire au sens du par. 15(1), ne signifie pas que la loi est inconstitutionnelle. Notre Cour doit examiner si, nonobstant son caractère discriminatoire, la loi ou la mesure gouvernementale est telle que sa «justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique». Le demandeur a la charge d'établir la discrimination au sens du par. 15(1). Une fois la discrimination établie, il y a ensuite déplacement de la charge et il appartient à l'État ou à la partie qui cherche le maintien de la loi de justifier la discrimination.

163 Pour déterminer s'il a été établi que la justification de la distinction attaquée peut «se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique», il faut procéder en deux étapes. Il faut d'abord examiner l'objet de la loi et déterminer s'il est d'une importance urgente et réelle. Le tribunal doit ensuite procéder à une analyse de proportionnalité visant à soupeser les intérêts de la société par rapport à ceux des personnes et des groupes. Cette analyse comporte trois volets. Premièrement, on examine s'il existe un lien rationnel entre l'objectif et la distinction discriminatoire. Deuxièmement, il faut s'assurer que la loi n'empiète pas sur le droit plus qu'il est raisonnablement nécessaire de le faire pour atteindre l'objectif. Enfin, si ces conditions sont réunies, le tribunal doit déterminer si l'effet de la discrimination est proportionnel à l'avantage réalisé. Voir R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.

164 Il est essentiel d'examiner l'objet de la loi dans les affaires de discrimination comme dans toute autre affaire. L'objet de la loi est parfois apparent à première vue, mais pas toujours. Une loi qui vise un objectif moins que louable peut être enveloppée dans la rhétorique de la justice et de la raison. Dans chaque cas, le tribunal doit déterminer quelles sont les valeurs fonctionnelles sous‑jacentes à la loi.

165 L'objet ou la valeur fonctionnelle de la loi en l'espèce est le soutien des familles dont l'un des membres est blessé dans un accident d'automobile. Lorsqu'un partenaire adulte dans une unité familiale est blessé, sa situation économique peut être bouleversée. Si le partenaire blessé est soutien de famille, le revenu familial peut diminuer ou être réduit à zéro. S'il travaille au foyer, il peut être nécessaire d'embaucher quelqu'un pour le remplacer. Dans un cas comme dans l'autre, il s'ensuit un bouleversement économique qui peut entraîner d'importantes difficultés pour la famille et ses membres. L'objectif de la loi est de réduire à la fois ce bouleversement et ces difficultés économiques. C'est là un objectif louable. Compte tenu de la fréquence des blessures subies par suite d'accidents de la route, cet objectif peut sans exagération être considéré comme urgent et réel.

166 Il faut ensuite examiner le lien rationnel entre l'objet de la loi et la discrimination. Comme nous l'avons vu, on peut utiliser les motifs analogues d'une façon qui est pertinente relativement à un objectif législatif valide ou qui a un lien rationnel avec cet objectif. Par exemple, exclure une personne d'une activité réglementée pour un motif fondé sur l'âge ou la citoyenneté pourrait être justifié si l'État peut établir que ces caractéristiques sont pertinentes pour ce qui est de sa capacité de s'acquitter de l'activité d'une façon appropriée et en toute sûreté. Si le défenseur de la loi peut démontrer que le motif de la négation d'une mesure de protection ou d'un avantage est pertinent relativement à l'objectif de la loi, la discrimination perd de sa force. [traduction] «[S]i les distinctions entre des personnes différentes sont pertinentes relativement à l'objectif en question, il s'agira alors d'une distinction autorisée . . .»: Boronovsky c. Chief Rabbis of Israel, précité.

167 À cette étape, le problème est de déterminer quelle doit être la pertinence d'un critère en matière de discrimination. Cet examen reprend l'analyse de l'«atteinte minimale» entreprise dans l'arrêt Oakes, précité, et examinée dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, et Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123. La caractéristique choisie par le législateur peut n'avoir qu'un rapport superficiel avec l'objectif de la loi, comme a été qualifiée la citoyenneté quant à la détermination de la capacité d'exercer le droit dans l'arrêt Andrews. Dans de tels cas, nous affirmons qu'une telle caractéristique est mauvaise, en ce sens qu'elle porte excessivement atteinte aux droits à l'égalité. Bien qu'elle puisse éliminer certaines personnes qui sont légitimement susceptibles de l'être, une telle caractéristique exclut aussi de nombreuses personnes qui, compte tenu de l'objectif de la loi, ne devraient pas l'être. Par contre, une bonne caractéristique exclut la plupart des personnes qui devraient l'être compte tenu de l'objectif de la loi, et seulement quelques‑unes qui ne devraient pas l'être. La norme à laquelle doit satisfaire le législateur n'est pas la perfection, mais le caractère raisonnable. Par nécessité, les lois utilisent des critères de groupe et, par nécessité, il y a parfois des membres du groupe choisi qui ne correspondent pas au profil habituel de ce groupe et pour lesquels, pris individuellement, même une caractéristique législative pertinente pourrait ne pas être pertinente. Par exemple, une loi peut interdire aux personnes de moins de seize ans d'obtenir un permis de conduire. Certaines personnes de moins de seize ans peuvent être de bons conducteurs. Cependant, si l'État peut établir que la plupart des personnes de moins de seize ans ne seraient pas des conducteurs compétents et responsables, cette limite d'âge pourrait être établie comme étant une caractéristique pertinente servant à déterminer qui devrait avoir le droit de conduire. Pourvu que la caractéristique de groupe choisie par l'État soit pertinente relativement à l'objectif de la loi, l'existence d'anomalies mineures à cause des différences entre divers membres du groupe ne rendra pas la caractéristique attentatoire. Par contre, si le nombre d'anomalies est si élevé qu'il contrecarre grandement la pertinence de la caractéristique de groupe, ou si des caractéristiques plus raisonnables existent, la loi ne peut pas être valide parce qu'elle empiète sur le droit plus qu'il est raisonnablement nécessaire de le faire pour atteindre l'objectif de la loi.

168 Pour revenir à l'affaire qui nous occupe, la question est de savoir si l'état matrimonial est une caractéristique raisonnablement pertinente permettant de déterminer qui devrait avoir droit aux indemnités dans le cas où un membre de la famille est blessé dans un accident d'automobile, compte tenu de l'objectif de la loi. L'assureur défend la caractéristique de l'état matrimonial en tant qu'indicateur de stabilité qui touche l'interdépendance économique de l'unité familiale. Pour faire valoir son point de vue, l'État (ou en l'espèce l'assureur qui agit à sa place) doit établir que des unités familiales stables, et donc économiquement interdépendantes, se composent habituellement de partenaires mariés et, inversement, que des partenaires non mariés en union stable ne constituent qu'une anomalie mineure. Par ailleurs, compte tenu de l'injustice à laquelle donne lieu toute anomalie, on devrait s'attendre à ce que soit démontrée l'inexistence de meilleurs critères qui donneraient lieu à moins d'anomalies. Bref, il faut établir que la caractéristique de groupe choisie est raisonnablement pertinente au regard de l'objectif législatif dans toutes les circonstances de l'affaire, compte tenu des autres critères existants et de la nécessité de réduire au minimum le préjudice causé aux cas d'anomalies au sein du groupe.

169 Ni l'assureur ni l'État ne l'ont fait. Selon le dossier, les législateurs ont reconnu que l'état matrimonial constituait au mieux un indice problématique quant à savoir qui devrait bénéficier des indemnités d'assurance-accidents lorsqu'une personne est blessée dans un accident de la route. Le débat a été axé sur l'équivalence du mariage. Pour reprendre les paroles de l'amicus curiae, la [traduction] «démarche [des législateurs] visait à définir une union matrimoniale "assimilable au mariage", habituellement en fonction de l'engagement mutuel et de la permanence — un "presque" mariage — plutôt que de tenter de définir les valeurs fonctionnelles sous‑jacentes, p. ex. l'interdépendance financière, qui sont pertinentes relativement à l'objectif législatif de la Loi sur les assurances». Ayant considéré à tort qu'il s'agissait d'une question d'équivalence du mariage, la législature n'a pas trouvé de base d'entente. Mais cela ne la justifie pas de ne pas avoir abordé directement, de 1980 à 1987, le problème consistant à déterminer les unités familiales qui étaient financièrement interdépendantes et stables au point que le versement des indemnités en cause soit justifié.

170 Si l'on avait considéré qu'il s'agissait de déterminer quels devraient être les bénéficiaires des indemnités en fonction d'un critère pertinent relativement à l'objectif ou aux valeurs fonctionnelles sous‑jacentes à la loi, plutôt que d'examiner la question du point de vue de l'équivalence du mariage, on aurait pu recourir à des solutions de rechange qui portaient beaucoup moins atteintes aux droits garantis par la Charte. Par exemple, la législature a pu convenir dans la loi de 1980 d'une formule permettant d'étendre les indemnités en cas de décès à une certaine catégorie de personnes non mariées. De même, en 1981, la législature a convenu d'une définition du terme «conjoint» dans le Code des droits de la personne (1981) de l'Ontario, L.O. 1981, ch. 53, al. 9j), comme étant la personne à qui une personne de sexe opposé est mariée ou avec qui elle vit dans une union conjugale hors du mariage. Une version modifiée de la définition du Code des droits de la personne exige que le couple soit marié ou ait cohabité pendant au moins un an ou qu'il ait un enfant, ou encore qu'il ait conclu un accord de cohabitation en vertu de l'art. 53 de la Loi sur le droit de la famille. Cette définition modifiée est utilisée dans 21 lois de l'Ontario.

171 Il s'ensuit que la législature, en établissant l'état matrimonial comme critère du droit aux indemnités familiales d'assurance-accidents, a choisi un critère qui, au mieux, avait un rapport indirect avec son objectif législatif et qui avait aussi pour effet de priver des indemnités un nombre substantiel de personnes qui en méritent. Il existait de meilleurs critères. Bref, la législature n'a pas choisi une caractéristique raisonnablement pertinente.

172 On a soutenu que l'on peut défendre le choix d'une caractéristique non appropriée par la législature relativement aux indemnités familiales d'assurance- accidents en se fondant sur le motif que la loi a été adoptée au cours d'une période de changement rapide dans les normes de la famille. La législature ne devrait pas, allègue‑t‑on, être tenue d'atteindre la perfection en matière sociale. Dans l'arrêt McKinney c. Université de Guelph, précité, le juge La Forest a dit, à la p. 317:

. . . un législateur ne peut être tenu de traiter tous les aspects d'un problème à la fois. Il doit certainement pouvoir adopter des mesures progressives. Il doit avoir une marge de man{oe}uvre raisonnable pour traiter des problèmes étape par étape . . .

173 Je partage ces sentiments; toutefois, la nécessité d'accorder au législateur une marge de man{oe}uvre présente peu d'utilité en l'espèce. L'état matrimonial n'était pas un critère raisonnable même en 1980, et les mesures de rechange adoptées dans les années qui ont suivi viennent contredire l'idée que l'omission d'adopter un critère plus pertinent entre 1980 et 1987 puisse s'expliquer par le temps nécessaire pour que les lois s'adaptent aux changements.

174 Il reste à examiner si le choix par la législature du critère non approprié de l'état matrimonial pour l'établissement du droit aux indemnités peut être justifié pour le motif que la discrimination qui s'ensuit est proportionnelle à l'objectif législatif. Puisque j'ai établi que l'état matrimonial ne constitue pas une caractéristique raisonnable permettant de déterminer les personnes qui devraient bénéficier des indemnités d'assurance-accidents — qu'il n'existe pas, pour employer les termes de l'arrêt Oakes, de lien rationnel entre la discrimination et l'objectif de la loi et que la loi porte atteinte au droit plus qu'il est raisonnablement nécessaire de le faire pour atteindre l'objectif législatif —, il est inutile de passer à la dernière étape qui consisterait à examiner si l'effet de la violation est «proportionnel» à l'avantage qui découlerait de l'utilisation de la caractéristique discriminatoire.

175 Je conclus que le ministère public n'a pas réussi à démontrer qu'exclure les partenaires non mariés membres d'unités familiales du droit aux indemnités d'assurance-accidents peut se justifier dans une société libre et démocratique. Il s'ensuit que la violation de la Charte est établie.

C. La réparation

176 Comme notre Cour a conclu que les dispositions contestées de la Loi sur les assurances violent la Charte, il lui faut soit, par une «interprétation large», faire comme si des modifications appropriées leur avaient été apportées, soit les laisser telles quelles, ce qui entraînera leur invalidation en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Dans ce dernier cas, la Cour peut examiner la possibilité d'une déclaration de suspension de l'invalidité pendant une période suffisante pour permettre à la législature de remédier à la violation.

177 La Cour peut recourir à la solution de l'«interprétation large» s'il est possible de déterminer avec «suffisamment de précision» dans quelle mesure l'indemnité devrait être étendue pour que cela soit justifié, de façon à demeurer à l'intérieur des lignes directrices établies dans les arrêts Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232, et Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679. Une réponse affirmative semble s'imposer en l'espèce du fait qu'en 1990 la législature de l'Ontario a modifié les critères d'admissibilité d'une manière telle qu'ils incluraient les appelants, donnant ainsi une indication de ce qu'il ferait si la question lui était soumise à nouveau. Si cette possibilité ne répond pas aux préoccupations voulant que la situation sociale et législative ait changé encore plus depuis 1990, ni ne résout le problème des autres lois de l'Ontario qui comportent des dispositions semblables, elle n'en offre pas moins une preuve raisonnablement déterminante de la façon dont la législature aurait pu remédier à la loi de 1980 si on lui avait enjoint de le faire au moment de la naissance du droit d'action des appelants.

178 L'autre réparation suppose une déclaration d'invalidité des dispositions législatives de 1980. Elle entraîne aussi une décision sur l'opportunité de suspendre temporairement l'effet de cette déclaration de façon à permettre à la législature de modifier la Loi sur les assurances de 1980 afin d'éviter la révocation des indemnités payables sous le régime de cette loi. Dans une telle hypothèse, les appelants et les autres personnes dans la même situation qu'eux n'obtiendraient aucune réparation.

179 On a proposé que la Cour pourrait élaborer une réparation à l'intention des appelants sous le régime du par. 24(1) de la Charte, qui prévoit que «[t]oute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés [. . .] peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances». Dans l'arrêt Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la p. 577, notre Cour (le juge en chef Lamer, dissident sur d'autres points) a affirmé qu'une ordonnance de suspension d'une déclaration d'invalidité pouvait s'accompagner d'une réparation individuelle sous la forme d'une «exemption constitutionnelle» à l'intention du requérant victime d'une violation de la Charte qui a engagé des poursuites afin d'obtenir réparation sous le régime de la Charte. Trois autres juges dissidents ont souscrit à cette proposition. En supposant que la Cour veuille accorder aux appelants une exemption des dispositions législatives de 1980 et des stipulations de la police d'assurance, il reste à trouver la façon de le faire sans créer de nouvelles inégalités entre les appelants et d'autres personnes dans une situation semblable qui se sont vu refuser de telles indemnités. Pour éviter cela, il faudrait que toute exemption constitutionnelle s'étende à toutes les familles semblables. Cela obligerait la Cour à procéder à la formulation de critères généraux d'admissibilité et à s'engager ainsi dans l'activité même qui l'aurait dissuadée de donner une «interprétation large» à la loi de 1980 en fonction des termes adoptés par le législateur en 1990. Par ailleurs, refuser une réparation à ces personnes équivaudrait à perpétuer les effets d'une discrimination qui, de l'avis de la Cour, viole la Charte, alors que la réparation qui s'impose — le paiement des indemnités qui auraient dû être versées — demeure ouverte.

180 Après avoir examiné les réparations possibles, je suis persuadée qu'il s'agit en l'espèce de l'un de ces cas exceptionnels où une «interprétation large» rétroactive peut être justifiée. Les modifications de 1990 fournissent la meilleure preuve possible de ce que la législature aurait fait s'il lui avait fallu régler le problème soulevé par les appelants. Les seules réclamations en jeu sont d'ordre pécuniaire et elles peuvent facilement être calculées et réglées. Fait plus important encore, ce résultat aura pour effet de corriger une injustice qui autrement aurait pu demeurer inchangée.

181 En l'espèce, le paiement des indemnités est prévu dans le contrat d'assurance conclu entre Mme Valliere et Economical. Puisque les stipulations de la police d'assurance étaient formulées sous le régime de la Loi sur les assurances, en donnant une interprétation large à la loi, on se trouve à insérer dans la police d'assurance automobile type la définition de conjoint donnée dans la loi de 1990.

Dispositif

182 Le pourvoi est accueilli avec dépens comme entre parties. La requête de l'assureur visant la radiation de la demande des appelants est rejetée. L'action est renvoyée en première instance pour que soit tranchée la question de savoir si M. Miron et Mme Valliere satisfont aux exigences établies dans les dispositions législatives de 1990.

Pourvoi accueilli avec dépens, le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Gonthier et Major sont dissidents.

Procureurs des appelants: Nelligan ♦ Power, Ottawa.

Procureurs des intimés: Cooligan Ryan, Ottawa.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: Le sous-procureur général du Canada, Ottawa.

Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureurs de l'intervenant le procureur général du Québec: Kathleen McNicoll et Madeleine Aubé, Ste‑Foy.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Manitoba: Le ministère de la Justice, Winnipeg.

Procureurs désignés amicus curiae par la Cour: McCarthy Tétrault, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1995] 2 R.C.S. 418 ?
Date de la décision : 25/05/1995
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droits à l'égalité - Assurance‑automobile - Police automobile type établie sous le régime d'une loi provinciale qui étend au «conjoint» du souscripteur les indemnités d'assurance en cas d'accident - Le terme «conjoint» n'inclut pas les conjoints de fait - La restriction des indemnités aux seules personnes mariées viole‑t‑elle l'art. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés? - Dans l'affirmative, la violation peut‑elle se justifier en vertu de l'article premier de la Charte? - Loi sur les assurances, L.R.O. 1980, ch. 218, art. 231, 233, Annexe C.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Exécution - Réparation appropriée - Police automobile type établie sous le régime d'une loi provinciale qui étend au «conjoint» du souscripteur les indemnités d'assurance en cas d'accident - Le terme «conjoint» n'inclut pas les conjoints de fait - Restriction des indemnités aux seules personnes mariées en contravention de l'art. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés - Violation non justifiable au regard de l'article premier de la Charte - La Cour devrait‑elle, par «interprétation large» rétroactive donner une définition plus étendue au «conjoint», en vertu de l'art. 24 de la Charte?.

Les appelants vivaient ensemble avec leurs enfants. Ils n'étaient pas mariés, mais leur famille fonctionnait comme une unité économique. En 1987, M a été blessé alors qu'il était passager à bord d'un véhicule à moteur non assuré conduit par un conducteur non assuré. À la suite de l'accident, M ne pouvait plus travailler et contribuer au soutien de sa famille. Il a présenté une réclamation d'indemnité d'assurance-accidents pour perte de revenu et dommages‑intérêts fondée sur la police d'assurance de V, qui étendait au «conjoint» du souscripteur les indemnités d'assurance en cas d'accident. L'assureur intimé a rejeté sa réclamation parce que M n'était pas légalement marié à V et, partant, qu'il n'en était pas le «conjoint». Les appelants ont intenté une poursuite contre l'assureur, qui a déposé une requête préliminaire visant à faire déterminer si le terme «conjoint», utilisé dans les stipulations applicables de la police, comprend les conjoints de fait. Le juge des requêtes a conclu que le terme «conjoint» désignait une personne légalement mariée. Les appelants ont interjeté appel contre cette décision devant la Cour d'appel, en faisant valoir premièrement que M est un conjoint au sens de la police et, subsidiairement, que les modalités de la police, qui sont prévues dans la police automobile type, établie sous le régime de la Loi sur les assurances, L.R.O. 1980, ch. 218, sont discriminatoires à son endroit et violent le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour d'appel a rejeté leur demande.

Arrêt (Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Gonthier et Major sont dissidents): Le pourvoi est accueilli.

Les juges Sopinka, Cory, McLachlin et Iacobucci: L'analyse fondée sur le par. 15(1) comporte deux étapes. Premièrement, le demandeur doit démontrer qu'il y a eu négation de son droit «à la même protection» ou «au même bénéfice» de la loi qu'une autre personne. Deuxièmement, le demandeur doit démontrer que cette négation constitue une discrimination. Pour établir qu'il y a discrimination, le demandeur doit prouver que la négation repose sur l'un des motifs énumérés au par. 15(1) ou sur un motif analogue et que le traitement inégal est fondé sur l'application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe, bien que, dans de rares cas, des distinctions fondées sur des motifs énumérés ou des motifs analogues peuvent, à l'examen, se révéler non discriminatoires. Une fois que la violation du par. 15(1) est établie, il y a alors déplacement de la charge de la preuve et la partie qui cherche le maintien de la loi, habituellement l'État, doit établir la justification de cette discrimination conformément à l'article premier de la Charte. Cette façon de départager l'analyse entre le par. 15(1) et l'article premier est compatible avec la directive selon laquelle les tribunaux devraient interpréter les droits qui y sont énumérés d'une façon large et libérale, et ce sera alors à l'étape de l'analyse fondée sur l'article premier qu'il faudra restreindre la protection prima facie ainsi accordée pour la rendre conforme aux intérêts opposés sur les plans social et législatif. Par ailleurs, l'analyse préconisée ne banalise pas le par. 15(1) en qualifiant toutes les distinctions de discriminatoires. Une preuve de la pertinence par rapport à un objectif législatif du motif énuméré ou du motif analogue qui sert de fondement à une négation d'égalité n'est qu'un facteur servant à déterminer si une distinction est discriminatoire dans le contexte social et politique de chaque cas. Considérer que la pertinence est l'indice ultime de l'absence de discrimination est problématique en ce que cela peut permettre de valider des distinctions qui iraient à l'encontre du but poursuivi par le par. 15(1), et de donner lieu à des examens qui devraient plutôt être effectués en fonction de l'article premier.

L'exclusion des partenaires non mariés comme bénéficiaires des indemnités d'assurance-accidents offertes aux partenaires mariés va à l'encontre du par. 15(1) de la Charte. En l'espèce, la négation du droit au même bénéfice fondée sur l'état matrimonial est établie, et l'état matrimonial est un motif de discrimination analogue au sens du par. 15(1). Premièrement, la discrimination fondée sur ce motif touche la dignité et le mérite essentiels de la personne de la même façon que d'autres motifs de discrimination reconnus vont à l'encontre de normes fondamentales en matière de droits de la personne. Deuxièmement, l'état matrimonial possède des caractéristiques souvent associées aux motifs de discrimination reconnus au par. 15(1). Les personnes qui vivent en union de fait constituent un groupe historiquement désavantagé, même si, au cours des dernières années, ce désavantage a grandement diminué. Une troisième caractéristique parfois associée à des motifs analogues — les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles immuables — existe aussi, mais sous une forme atténuée. En théorie, la personne est libre de choisir de se marier ou non, mais en pratique, la réalité pourrait bien être tout autre. Puisque l'on retrouve les éléments nécessaires à l'application de l'objectif général du par. 15(1) — la violation de la dignité et de la liberté, un désavantage historique de groupe et le risque de prise de décisions stéréotypées touchant le groupe —, la discrimination est établie.

Le ministère public n'a pas réussi à démontrer qu'exclure les partenaires non mariés membres d'unités familiales du droit aux indemnités d'assurance-accidents peut se justifier dans une société libre et démocratique. L'objet ou la valeur fonctionnelle de la loi en l'espèce, qui est le soutien des familles dont l'un des membres est blessé dans un accident d'automobile, est d'une importance urgente et réelle. Cependant, il n'y a pas de lien rationnel entre l'objectif de la loi et la discrimination, et la loi porte atteinte au droit plus qu'il est raisonnablement nécessaire de le faire pour atteindre cet objectif. L'état matrimonial n'est pas une caractéristique raisonnablement pertinente permettant de déterminer qui devrait avoir droit aux indemnités dans le cas où un membre de la famille est blessé dans un accident d'automobile, compte tenu des autres critères existants et de la nécessité de réduire au minimum le préjudice causé aux cas d'anomalies au sein du groupe. Si l'on avait considéré qu'il s'agissait de déterminer quels devraient être les bénéficiaires des indemnités en fonction d'un critère pertinent relativement à l'objectif ou aux valeurs fonctionnelles sous‑jacentes à la loi, plutôt que d'examiner la question du point de vue de l'équivalence du mariage, on aurait pu recourir à des solutions de rechange qui portaient beaucoup moins atteinte aux droits garantis par la Charte. Comme réparation appropriée, la nouvelle définition de «conjoint» adoptée en 1990, qui comprend un couple hétérosexuel dont les membres ont cohabité durant trois ans ou ont vécu dans une relation permanente avec un enfant, devrait, par «interprétation large» rétroactive, s'appliquer à la disposition attaquée.

Le juge L'Heureux‑Dubé: La personne qui invoque les droits doit faire la preuve des facteurs suivants pour que la distinction attaquée puisse être considérée comme discriminatoire: (1) la loi doit créer une distinction; (2) cette distinction doit entraîner une violation de l'un des quatre droits à l'égalité, fondée sur l'appartenance de la personne qui invoque le droit à un groupe identifiable, et (3) cette distinction doit être «discriminatoire» au sens de l'art. 15. Il est nécessaire de comparer des groupes différents pour être en état, d'une part, de discerner de quelle manière l'effet du texte législatif varie et, d'autre part, d'aider le tribunal à bien qualifier et identifier les groupes qui sont pertinents relativement à l'examen fondé sur l'art. 15. La seule comparaison appropriée en l'espèce est celle de personnes mariées et de personnes non mariées dont l'union est analogue au mariage, c.‑à‑d. comportant une certaine permanence et une certaine interdépendance publiquement reconnues.

En l'espèce, si l'on présume que l'interprétation législative du terme «conjoint» au sens où il est utilisé dans les parties pertinentes de la police exclut les couples non mariés qui font vie commune, il est raisonnable de croire que cette distinction est susceptible de favoriser ou de perpétuer chez les personnes dont l'union est analogue au mariage l'opinion qu'elles méritent moins d'être reconnues ou valorisées en tant qu'êtres humains ou en tant que membres de la société canadienne dignes du même intérêt, du même respect et de la même considération, et elle est en conséquence discriminatoire au sens de l'art. 15 de la Charte. On peut évaluer l'incidence discriminatoire en scrutant la nature de l'intérêt en question et celle du groupe lésés par la distinction attaquée. Les personnes cohabitant dans une union hétérosexuelle analogue au mariage ont subi et continuent de subir un désavantage, une désapprobation et une marginalisation dans la société, et elles sont en conséquence assez sensibles aux distinctions législatives comportant des effets préjudiciables. Le mariage n'est pas simplement une question de choix personnel. La décision de se marier ou non peut être l'une des décisions les plus personnelles qu'une personne prendra au cours de sa vie. Bien que certains droits et obligations se rattachent à ce choix, on ne saurait en toute justice le réduire à une question de contrat. En outre, il y a beaucoup de couples dans lesquels un seul des deux conjoints désire s'engager dans une union d'une certaine permanence et interdépendance, qui soit publiquement reconnue comme telle. Au cours des dernières années, tant les tribunaux que les législatures ont reconnu les injustices qui résultent souvent du déséquilibre de pouvoir de cette nature et ont pris des mesures pour y remédier, accordant ainsi une reconnaissance accrue aux unions non traditionnelles. En l'espèce, l'intérêt touché est la protection des unités familiales contre les répercussions potentiellement désastreuses d'une blessure subie par un des membres d'une telle unité. La protection de la «famille» est, d'ailleurs, l'un des intérêts les plus importants qu'on puisse imaginer dans notre société. Toute personne blessée a droit à la partie des coûts de soins de santé assurée par son régime provincial d'assurance‑maladie, mais lorsque l'on tient compte de la perte de revenu ainsi que des douleurs et des souffrances, les coûts de soins de santé réels peuvent souvent ne constituer qu'une infime fraction des pertes totales subies à la suite d'une blessure dans un accident de la route. Il importe également de préciser qu'une personne qui n'a pas le droit de présenter une réclamation à une compagnie d'assurances privée en vertu de la police automobile type peut quand même demander une indemnité en vertu de la Loi sur l'indemnisation des victimes d'accidents de véhicules automobiles; cependant, les coûts, les délais et les difficultés de recouvrement dans ce dernier cas sont beaucoup plus élevés que dans le cas d'une personne assurée par une compagnie privée. Les conséquences financières que ces différences entraînent peuvent être profondes sur une famille, tout particulièrement si la partie blessée, rendue inhabile à la suite de l'accident, est le gagne‑pain de cette famille. De plus, la distinction attaquée exclut, de manière catégorique, tous les couples dont l'union est analogue au mariage d'une couverture d'assurance conjointe.

La distinction attaquée ne peut être sauvegardée en vertu de l'article premier de la Charte. La police automobile type a un objectif urgent et réel, qui est de protéger la stabilité des unités familiales en offrant une protection contre les conséquences économiques susceptibles de découler des blessures subies par un des membres de la famille. Cependant, le gouvernement n'a pas établi que la distinction attaquée a un lien rationnel avec l'objectif de la loi. Au moment de l'accident, les conjoints de fait en Ontario étaient liés par une obligation alimentaire réciproque, mais se trouvaient exclus de la police automobile type dont l'objet fondamental était presque inévitablement lié à cette obligation réciproque et au rapport d'interdépendance sur lequel cette obligation est fondée. De plus, la distinction attaquée ne satisfait pas au critère de l'atteinte minimale puisque l'unité qu'a décidé de protéger le législateur (les personnes mariées) est trop limitative au regard de l'objet de la loi. Bien que l'unité que l'on désire protéger puisse être définie par rapport au mariage, elle peut également l'être d'une façon pratique et assez certaine en se référant à la durée de l'union ou à la présence d'enfants, comme le législateur l'a fait lorsqu'il a modifié la définition du terme «conjoint» en 1990 pour y inclure les conjoints de fait. Cette nouvelle définition devrait être insérée rétroactivement, par interprétation large, dans la loi.

Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Gonthier et Major (dissidents): La Charte s'applique à la police d'assurance puisque les conditions en sont établies par la Loi sur les assurances. Il y a violation du par. 15(1) si l'atteinte à l'un des quatre droits à l'égalité qui y sont mentionnés est discriminatoire. L'analyse à entreprendre selon le par. 15(1) comporte trois étapes. Premièrement, il faut déterminer si la loi établit une distinction entre le demandeur et d'autres personnes. Deuxièmement, il faut se demander si la distinction donne lieu à un désavantage et examiner si le texte législatif attaqué impose à un groupe de personnes auquel appartient le demandeur des fardeaux, obligations ou désavantages non imposés à d'autres, ou le prive d'un bénéfice qu'il accorde à d'autres. C'est à cette deuxième étape que l'on examine l'effet direct ou indirect de la loi. Troisièmement, il faut déterminer si la distinction est fondée sur une caractéristique personnelle non pertinente mentionnée au par. 15(1) ou sur une caractéristique analogue. Cette troisième étape comporte deux aspects: la détermination des caractéristiques personnelles propres à un groupe et l'examen de leur pertinence par rapport aux valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent la loi. Par sa nature même, l'examen du par. 15(1) repose sur une analyse comparative. Le contexte joue un rôle indispensable lorsqu'il s'agit de définir les groupes à comparer, de déterminer si la distinction donne lieu à un préjudice et d'examiner la nature et la pertinence des caractéristiques personnelles sur lesquelles la distinction est fondée. Plus particulièrement il est indispensable dans une analyse contextuelle du par. 15(1) de se demander si une distinction repose sur une certaine réalité objective, physique ou biologique, ou sur une valeur fondamentale, ou en est l'expression. Cet examen est d'importance cruciale pour déterminer si la distinction préjudiciable a été établie à partir d'un fondement pertinent et, par conséquent, si elle est discriminatoire ou non.

Selon la méthode adoptée par notre Cour dans Andrews, on détermine, dans le cadre de l'analyse fondée sur l'art. 15, si la distinction préjudiciable est attribuable à un motif énuméré ou à un motif analogue. Un tel motif est défini comme un motif communément utilisé pour établir des distinctions qui ont peu ou pas de lien rationnel avec la matière traitée, traduisant généralement l'existence d'un stéréotype. En ce qui concerne les motifs énumérés à l'art. 15, les distinctions ainsi fondées sont souvent discriminatoires, mais ne le seront pas nécessairement dans tous les cas. Elles peuvent n'être que le reflet d'une réalité ou valeur fondamentales et donc pertinentes. La pertinence est également au c{oe}ur même de la détermination de l'existence d'un motif analogue. Cette détermination exige une analyse délicate, et contextuelle, de la nature du motif en question afin d'établir s'il est le fondement de distinctions non pertinentes et, en conséquence, s'il constitue un motif analogue. Une fois le motif analogue établi et défini quant à sa nature et à sa portée, toute autre question de pertinence doit être examinée non pas en vertu de l'art. 15, mais en vertu de l'article premier en même temps que toute autre question de justification.

Le mariage est à la fois une institution sociale de base et un droit fondamental que les États peuvent légitimement favoriser dans les lois qu'ils adoptent. Tout au moins dans notre société, on ne peut acquérir le statut de personne mariée que par l'expression d'un choix libre et personnel, quelle qu'en soit la raison. Le mariage repose sur un fondement contractuel auquel la loi rattache certains droits et obligations. La décision de se marier emporte acceptation de diverses conséquences juridiques propres à l'institution du mariage, y compris l'obligation réciproque de soutien ainsi que les aliments et l'éducation des enfants issus du mariage. Lorsque des personnes choisissent de ne pas se marier, l'État écarterait ce choix s'il leur imposait les mêmes fardeaux et avantages qu'aux personnes mariées. Le mariage se distingue également d'autres relations du fait que les parties s'engagent par contrat à établir une relation permanente. La décision de se marier ou non est un choix conjoint, mais elle demeure néanmoins un choix.

La restriction du versement des indemnités d'assurance-accidents aux couples mariés ne porte pas atteinte à l'art. 15 de la Charte. La loi attaquée établit une distinction en ce qu'elle traite différemment les couples mariés et les couples non mariés. Cependant, on ne peut affirmer que cette distinction est préjudiciable dans le contexte général des droits et obligations qui se rattachent en propre et de façon appropriée au mariage. De plus, puisque les valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent la loi sont pertinentes quant à l'état matrimonial, cet état ne constitue pas une caractéristique personnelle pouvant être qualifiée de motif analogue. L'état matrimonial possède des caractéristiques uniques qui le distinguent des motifs énumérés au par. 15(1). Outre son fondement à la fois consensuel et contractuel, le mariage est aussi un état auquel, comme en témoigne sa politique sociale, le législateur rattache un ensemble de droits et obligations. Ces caractéristiques ne se trouvent dans aucun des motifs énumérés. Par ailleurs, dans la société contemporaine, les couples non mariés ne constituent pas un groupe distinct victime de stéréotypes ou de préjudices, même si cela s'est produit dans le passé. Favoriser le mariage en tant qu'institution sociale ne stigmatise pas les couples non mariés ni ne les rend victimes de stéréotypes.

Les couples non mariés ne sont pas dans une situation identique à celle des conjoints mariés en ce qui concerne les obligations réciproques de soutien. Bien que la police d'assurance s'intéresse clairement à l'interdépendance économique, cette interdépendance n'est pertinente que dans la mesure où elle se rapporte à l'institution du mariage. La valeur fonctionnelle des avantages en cause n'est pas de venir en aide à toutes les unités familiales qui vivent dans un état d'interdépendance financière, mais d'aider les couples mariés ou, comme le prévoient des lois ultérieures, de venir en aide à certains couples identifiés se trouvant dans une «union du type du mariage». La valeur fonctionnelle identifiée dans cette loi, savoir le soutien du mariage, n'est pas en soi discriminatoire. Les distinctions relatives à la portée de l'institution et aux avantages qui s'y rattachent peuvent faire l'objet d'une définition dans la loi.

La législature peut, dans le cadre de sa politique sociale légitime, définir l'étendue des «unions du type du mariage» et elle n'est pas tenue d'accorder tous les attributs du mariage à des couples non mariés. Une législature peut, dans le cadre de sa politique sociale, choisir si elle va conférer tout ou partie des attributs du mariage aux couples non mariés, et dans quelles circonstances, sans contrecarrer le par. 15(1) de la Charte. Les tribunaux doivent donc se garder de prêter des intentions au législateur dans ses choix de politique sociale en matière de statut, de droits et d'obligations du mariage, institution de base de notre société étroitement liée à ses valeurs fondamentales. En l'absence de preuve de modification de ces valeurs par un consensus clair reconnaissant que la Constitution devrait limiter les pouvoirs de l'État de légiférer relativement au mariage, c'est une question qu'il faut laisser au législateur le soin de trancher.


Parties
Demandeurs : Miron
Défendeurs : Trudel

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge McLachlin
Arrêts mentionnés: Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, conf. (1986), 27 D.L.R. (4th) 600
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486
États-Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469
R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296
McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229
R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933
Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695
Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513
Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183
Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219
Boronovsky c. Chief Rabbis of Israel, P.D. CH [25] (1), 7
Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834
Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980
Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713
Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123
Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679
Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519.
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé
Arrêts mentionnés: Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834
Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38
Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813
Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554.
Citée par le juge Gonthier (dissident)
Leroux c. Co‑operators General Insurance Co. (1991), 4 O.R. (3d) 609
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296
Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
R. c. Hess, [1990] 2 R.C.S. 906
Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872
McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229
Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313
R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259
Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183
Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219
Maynard c. Hill, 125 U.S. 190 (1888)
Meyer c. Nebraska, 262 U.S. 390 (1923)
Skinner c. Oklahoma, 316 U.S. 535 (1942)
Griswold c. Connecticut, 381 U.S. 479 (1965)
Loving c. Virginia, 388 U.S. 1 (1967)
Boddie c. Connecticut, 401 U.S. 371 (1971)
Cleveland Board of Education c. LaFleur, 414 U.S. 632 (1974)
Moore c. East Cleveland, 431 U.S. 494 (1977)
Zablocki c. Redhail, 434 U.S. 374 (1978)
Marvin c. Marvin, 557 P.2d 106 (1976)
Elden c. Sheldon, 758 P.2d 582 (1988)
Beaty c. Truck Insurance Exchange, 8 Cal.Rptr.2d 593 (1992)
Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321
Dickason c. Université de l'Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103
Geiger c. London Monenco Consultants Ltd. (1992), 43 C.C.E.L. 291
Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834
Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38
Norman c. Unemployment Insurance Appeals Board, 663 P.2d 904 (1983)
Hendrix c. General Motors Corp., 193 Cal.Rptr. 922 (1983).
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 3, 8, 11b), 15, 24(1).
Code des droits de la personne, 1981, L.O. 1981, ch. 53, art. 9j).
Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221, art. 12.
Déclaration universelle des droits de l'homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), art. 16.
Family Law Reform Act, S.O. 1978, ch. 2, art. 14.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Loi sur l'indemnisation des victimes d'accidents de véhicules automobiles, L.R.O. 1990, ch. M.41.
Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3 [auparavant L.O. 1986, ch. 4], art. 30, partie III, 53.
Loi sur les assurances, L.R.O. 1980, ch. 218, art. 231, 233, annexe C.
R.R.O. 1980, Reg. 535.
Doctrine citée
Freeman, Michael D. A., and Christina M. Lyon. Cohabitation without Marriage. Aldershot, Hants., England: Gower, 1983.
Gibson, Dale. "Analogous Grounds of Discrimination Under the Canadian Charter: Too Much Ado About Next to Nothing" (1991), 29 Alta. L. Rev. 772.
Hafen, Bruce C. "The Constitutional Status of Marriage, Kinship, and Sexual Privacy — Balancing the Individual and Social Interests" (1983), 81 Mich. L. Rev. 463.
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 2nd ed. Toronto: Carswell, 1985.
Holland, Winifred H. "Marriage and Cohabitation — Has the Time Come to Bridge the Gap?". In Family Law: Roles, Fairness and Equality, Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 1993. Scarborough: Carswell, 1994, 369.

Proposition de citation de la décision: Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418 (25 mai 1995)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-05-25;.1995..2.r.c.s..418 ?
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