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18/05/1995 | CANADA | N°[1995]_2_R.C.S._297

Canada | R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297 (18 mai 1995)


R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297

Antonio Silveira Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Silveira

No du greffe: 24013.

1994: 9 novembre; 1995: 18 mai.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1994), 16 O.R. (3d) 786, 88 C.C.C. (3d) 61, 69 O.A.C. 296, 20 C.R.R. (2d) 161, qui a rejeté l'appel d'une déclaration de culpabilité prononcée par le juge Ewasch

uk. Pourvoi rejeté, le juge La Forest est dissident.

Paul B. Rosen, pour l'appelant.

Robert W. Hubbard et Scott ...

R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297

Antonio Silveira Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Silveira

No du greffe: 24013.

1994: 9 novembre; 1995: 18 mai.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1994), 16 O.R. (3d) 786, 88 C.C.C. (3d) 61, 69 O.A.C. 296, 20 C.R.R. (2d) 161, qui a rejeté l'appel d'une déclaration de culpabilité prononcée par le juge Ewaschuk. Pourvoi rejeté, le juge La Forest est dissident.

Paul B. Rosen, pour l'appelant.

Robert W. Hubbard et Scott K. Fenton, pour l'intimée.

Version française des motifs rendus par

1 Le juge La Forest (dissident) — Le présent pourvoi concerne l'inviolabilité du domicile contre les intrusions de l'État. Il porte, en particulier, sur la question de savoir si une situation d'urgence permet à des policiers d'entrer dans une maison d'habitation pour y chercher des stupéfiants sans avoir préalablement obtenu un mandat judiciaire les autorisant à y effectuer une perquisition. Il soulève aussi la question de savoir si, dans les circonstances de la présente affaire, les éléments de preuve obtenus conformément à un mandat, mais à la suite d'une entrée sans mandat, devraient être écartés en vertu du par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif qu'ils déconsidèrent l'administration de la justice, et, en particulier, quel rôle peut jouer une situation d'urgence dans cette décision.

Les faits

2 Pour bien comprendre les questions en litige en l'espèce, il faut examiner minutieusement les faits. L'appelant, Antonio Silveira, a été accusé de possession d'un stupéfiant en vue d'en faire le trafic, en violation des par. 4(1) et 4(2) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N‑1. Dans le but d'établir cette infraction, les policiers sont entrés sans mandat au domicile de l'appelant et de sa famille afin de préserver des éléments de preuve qui, craignaient‑ils, pourraient autrement être détruits. Ils ont «détenu à domicile», pendant une heure et quinze minutes, les occupants de la maison, soit la mère de l'appelant, son père, deux frères, une s{oe}ur et deux jeunes enfants, en attendant d'obtenir un mandat de perquisition. C'est là l'élément principal, mais nullement le seul, du comportement des policiers qui suscite des inquiétudes en l'espèce.

3 Les 10, 14 et 18 septembre 1990, un policier en civil a effectué trois achats de cocaïne à un coaccusé, Daniel Scinocco, dans un centre communautaire de Trinity Park, à Toronto. Le policier payait ses achats en argent comptant et d'avance. À chaque occasion, on a vu Scinocco communiquer avec l'appelant. On a ensuite vu un autre coaccusé, Antonio Barbosa, conduire l'appelant à sa résidence familiale au 486, rue Dufferin. L'appelant entrait chez lui et en ressortait peu après pour aller rejoindre Scinocco. Chaque fois, Scinocco est retourné à l'endroit où se trouvait le policier en civil et lui a remis environ 25 grammes de cocaïne sous forme de cristaux.

4 À 17 h, le 18 septembre 1990, deux équipes de surveillance de la police se sont rencontrées pour discuter d'une «descente» imminente contre l'organisation de trafic de stupéfiants. L'opération était dirigée par des policiers expérimentés qui connaissaient la procédure à suivre pour obtenir des mandats de perquisition et qui savaient quels problèmes pose l'entrée sans mandat dans des lieux. L'agent Clifford était responsable de la principale équipe de surveillance qui avait observé les ventes de drogue par l'appelant. Avant la rencontre préparatoire à la descente, il s'était déjà occupé de préparer une demande de mandat de perquisition pour effectuer une perquisition légale au domicile de l'appelant. Les membres de l'autre équipe de surveillance, dirigée par l'agent Smart, devaient servir de renfort pour effectuer les arrestations prévues.

5 Quelques moments après la troisième vente, les policiers ont arrêté simultanément Scinocco, Barbosa et l'appelant à différents endroits situés à proximité du domicile de l'appelant. Ce dernier a été arrêté vers 19 h 10, a été inculpé, s'est vu lire ses droits et a ensuite été placé à bord d'une voiture de police pour être conduit au poste de police.

6 Clifford a intercepté la voiture qui conduisait l'appelant au poste de police et s'est entretenu seul à seul avec Silveira. Au procès, Clifford a témoigné que, même s'il croyait avoir déjà suffisamment d'éléments de preuve pour obtenir un mandat de perquisition, il pensait que l'appelant, s'il collaborait, pourrait l'aider à recueillir d'autres renseignements permettant d'étayer la demande de mandat et de renforcer la preuve elle‑même. C'est à cette fin que Clifford a dit à l'appelant que des policiers se trouvaient à son domicile. Clifford a témoigné qu'il ne savait pas vraiment si les policiers se trouvaient alors à l'intérieur du domicile de l'appelant ou simplement sur les lieux, mais qu'il avait menti pour obtenir plus facilement la collaboration de l'appelant. Lorsqu'il a appris que des policiers étaient à son domicile, l'appelant a admis qu'il y avait de la cocaïne mais que celle‑ci lui appartenait à lui seulement et qu'il ne voulait pas que sa famille soit mêlée à cette affaire.

7 L'appelant a ensuite été emmené à un poste de police où il a demandé à se servir d'un téléphone. Un agent nommé Pyke a tardé à donner suite à sa requête afin de protéger les policiers se trouvant au domicile de l'appelant. Pyke a déclaré, dans son témoignage, que c'était lui et non le service de police qui avait comme politique de refuser l'accès à un téléphone dans ces circonstances.

8 Six policiers se sont rendus directement au domicile de l'appelant situé au 486, rue Dufferin, et y sont arrivés vers 19 h 30. Les policiers ont fait connaître leur présence en frappant à la porte et lorsque celle‑ci leur a été ouverte, ils se sont précipités à l'intérieur, l'arme à la main. Les policiers ont investi la cuisine, la salle de séjour, l'étage et le vestibule. Ils ont expliqué aux occupants qu'ils croyaient qu'il y avait de la cocaïne dans la maison ainsi que des billets marqués. Les policiers n'étaient pas munis d'un mandat de perquisition, mais ils ont informé les occupants qu'ils étaient sur le point d'en obtenir un et que tant qu'ils n'auraient pas le mandat, chacun d'eux resterait consigné dans une pièce de la maison. Les policiers ont exigé que la s{oe}ur de l'appelant, sa mère et son père restent dans la cuisine, tandis qu'ils ont ordonné au frère de l'appelant et aux enfants de sa s{oe}ur de rester dans la salle de séjour. Ils leur ont dit qu'ils pouvaient continuer de préparer leur repas. Pendant ce temps, les policiers ont surveillé les occupants et ont gardé les lieux. Même si les policiers ont jeté un coup d'{oe}il un peu partout dans la maison pour assurer leur propre sécurité, ils n'ont commencé à chercher des éléments de preuve qu'après avoir obtenu le mandat de perquisition.

9 Un autre frère de l'accusé est arrivé au domicile de ce dernier peu de temps après les policiers; on lui a ordonné de rester dans la salle de séjour. Il a témoigné qu'il ignorait l'arrestation de son frère jusqu'à ce que les policiers qui occupaient le domicile ne l'en informent. Toutefois, les policiers ont déclaré que le frère de l'appelant avait affirmé être retourné à la maison parce qu'il avait entendu dire que son frère avait été arrêté. Rien dans la preuve n'indiquait qu'il était impliqué de quelque manière que ce soit dans le commerce de drogue de l'appelant.

10 Le policier Smart a déclaré, dans son témoignage, que parce que les trois arrestations qui avaient été effectuées en public et à proximité de la maison au cours de cette soirée, on craignait que les occupants du 486, rue Dufferin, ne soient mis au courant de ce fait et que la preuve ne soit détruite. Il a ajouté que les policiers avaient gardé les lieux pour assurer la sécurité des agents qui exécuteraient le mandat plus tard et pour écarter tout risque d'usage d'armes à feu.

11 Après avoir intercepté l'appelant, l'agent Clifford s'est chargé d'obtenir un mandat de perquisition. Il convient de signaler que, dans la dénonciation sous serment présentée au juge de paix, Clifford n'a pas divulgué que les policiers se trouvaient déjà sur les lieux qui devaient faire l'objet de la perquisition, omission que le juge du procès a plus tard considéré comme étant sans importance. Le mandat de perquisition a été décerné à 20 h 30 et produit au domicile de l'appelant vers 20 h 45. À ce moment‑là, nous l'avons vu, les membres de la famille de l'appelant avaient été consignés dans la maison pendant une heure et quinze minutes.

12 Les policiers ont alors commencé à chercher la cocaïne et l'argent, et ont trouvé, dans la chambre de l'appelant, un sac de sport fermé au moyen d'un cadenas à combinaison. L'un des policiers participant à l'exécution du mandat de perquisition a cherché la combinaison du cadenas et a téléphoné à l'agent Pyke qui était resté avec l'appelant au poste de police. À la demande de Pyke, l'appelant a fourni la combinaison. Il a ensuite été autorisé, pour la première fois, à se servir du téléphone après avoir été sous la garde de la police pendant plus d'une heure et demie.

13 Les policiers ont trouvé dans le sac de sport 286,56 grammes de cocaïne et une somme de 9 535 $ en devises canadiennes, dont de nombreux billets marqués qui avaient été utilisés lors des achats antérieurs de cocaïne. La découverte et l'ouverture du sac de sport ont eu lieu dans les cinq minutes qui ont suivi l'arrivée du mandat de perquisition. La fouille de la maison a été terminée dans les quinze minutes qui ont suivi la production du mandat de perquisition à la résidence de l'appelant. Aucune arme à feu n'a été trouvée.

14 Au procès, l'appelant a demandé l'exclusion des éléments de preuve découverts grâce à la perquisition et à la saisie effectuées à sa résidence, mais, après un voir‑dire, le juge du procès a statué que l'art. 8 de la Charte n'avait pas été violé et que, de toute façon, l'utilisation des éléments de preuve n'était pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

15 L'appelant a été reconnu coupable relativement à trois chefs d'accusation de trafic de cocaïne et à un chef d'accusation de possession de cocaïne en vue d'en faire le trafic. Il a été condamné à trois ans de prison. La Cour d'appel de l'Ontario a rejeté l'appel à la majorité. Le juge Abella, dissidente, aurait accueilli l'appel parce qu'elle considérait que les droits garantis à l'appelant par l'art. 8 de la Charte avaient été violés, que la violation était grave et que l'utilisation des éléments de preuve était susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

L'historique des procédures judiciaires

Cour de justice de l'Ontario (Division générale)

16 Le juge du procès, le juge Ewaschuk, a fait droit à une requête présentée au nom de l'appelant en vue d'obtenir l'exclusion des déclarations incriminantes à la police concernant la présence de cocaïne dans les lieux et la combinaison du sac de sport contenant la drogue et l'argent. Il a jugé que le ministère public n'avait pas prouvé hors de tout doute raisonnable que les déclarations avaient été faites volontairement et il a statué qu'elles étaient inadmissibles.

17 Le juge du procès a ensuite examiné une deuxième requête présentée, en vertu de l'art. 8 et du par. 24(2) de la Charte, afin de décider de l'admissibilité des éléments de preuve obtenus grâce à la perquisition et à la saisie effectuées au domicile de l'appelant. Il a alors statué que la drogue et l'argent devraient être admis. Il a tout d'abord analysé l'entrée des policiers avant de passer à la question de la délivrance du mandat de perquisition. Cette entrée, a‑t‑il reconnu, ne pouvait être autorisée rétroactivement par la délivrance subséquente d'un mandat de perquisition. Toutefois, le juge Ewaschuk a conclu que le ministère public pouvait la justifier par l'urgence d'une situation dans laquelle la preuve constituée de la drogue risquait d'être détruite. Les policiers avaient effectué trois arrestations en public à proximité du domicile de l'appelant et craignaient que ses occupants ne détruisent les éléments de preuve qui pouvaient s'y trouver. Les policiers étaient donc justifiés d'entrer dans la maison afin d'empêcher les occupants de le faire. Le juge Ewaschuk a conclu que les policiers avaient agi raisonnablement dans les circonstances.

18 Le juge a ensuite examiné la manière dont la perquisition a été effectuée et le moment où elle a eu lieu. Il a statué que les policiers n'avaient commencé à fouiller les lieux pour trouver la cocaïne qu'après avoir obtenu le mandat de perquisition. Dans les circonstances, il était raisonnable qu'ils vérifient, avant d'obtenir le mandat, si des occupants se trouvaient sur les lieux afin de se protéger et d'empêcher la destruction d'éléments de preuve. Les policiers ont frappé à la porte et se sont identifiés aux occupants. Ils n'ont dégainé leurs armes que momentanément et le juge a estimé qu'ils avaient eu raison de le faire vu le lien qui existe, à Toronto, entre les drogues dures et l'usage d'armes à feu.

19 Quant au caractère raisonnable de la délivrance du mandat de perquisition, le juge du procès a conclu que les policiers n'auraient pas dû dire au juge de paix que l'appelant avait indiqué qu'il y avait d'autre cocaïne à son domicile parce que cette déclaration n'avait pas été faite volontairement. Il a ensuite examiné leur omission d'informer le juge de paix que d'autres policiers avaient déjà investi les lieux visés par le mandat de perquisition, mais il a conclu que le dénonciateur, l'agent Clifford, n'avait pas voulu ainsi induire en erreur le juge de paix. De plus, le juge Ewaschuk a conclu que cette omission n'était pas importante. Il était convaincu que les faits étaient si accablants que tout juge de paix agissant raisonnablement aurait décerné le mandat malgré l'omission de divulguer un élément.

20 Enfin, le juge Ewaschuk a conclu que, même si on présumait que l'art. 8 de la Charte avait été violé, le ministère public l'avait convaincu que l'utilisation des éléments de preuve saisis n'était pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

Cour d'appel de l'Ontario (1994), 16 O.R. (3d) 786

Le juge Griffiths (au nom de la majorité)

21 Un appel a ensuite été interjeté devant la Cour d'appel de l'Ontario. Le juge Griffiths a d'abord examiné, au nom de la cour à la majorité, si une omission de divulguer un élément important avait contribué à la délivrance du mandat de perquisition. Il a conclu que les faits relatés dans la dénonciation étaient nettement suffisants pour justifier la délivrance d'un mandat de perquisition. Il a dit que le juge du procès avait conclu que le policier n'avait pas omis intentionnellement de mentionner que des policiers se trouvaient déjà sur les lieux et qu'il pensait que cette omission était sans importance. Le juge Griffiths a dit que, lorsque Clifford a fait la dénonciation sous serment, il ignorait si les policiers se trouvaient à l'intérieur de la maison.

22 Le juge Griffiths s'est ensuite demandé si l'entrée initiale des policiers avait violé les droits garantis à l'appelant par l'art. 8 de la Charte. Il a souligné, à la p. 797, que le ministère public avait reconnu qu'il y avait eu violation de l'art. 8 du fait que l'appelant a des «attentes raisonnables en matière de vie privée», pour reprendre l'expression de l'arrêt R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627. Toutefois, il a dit qu'il éprouvait certaines difficultés à conclure que l'entrée initiale des policiers constituait une perquisition et, partant, une violation de l'art. 8 de la Charte, étant donné que le juge du procès avait accepté qu'on n'avait tenté d'effectuer aucune perquisition ou saisie de stupéfiants avant l'obtention du mandat. Cependant, le juge Griffiths ne doutait nullement que l'entrée initiale était une intrusion et une atteinte injustifiée à la vie privée des occupants. Comme le ministère public avait reconnu l'existence d'une violation de l'art. 8, le juge était disposé à effectuer l'analyse fondée sur le par. 24(2) en tenant pour acquis qu'une telle violation avait été commise. Même s'il doutait que le comportement des policiers ait constitué une perquisition, il a conclu que, dans la mesure où les policiers cherchaient des personnes ou autre chose que de la drogue, on pouvait dire, dans un sens très strict, que les policiers effectuaient une perquisition.

23 Même si l'entrée initiale illégale n'avait pas pour but de recueillir des éléments de preuve, le juge Griffiths a conclu à l'existence d'un lien suffisant entre l'entrée et la saisie pour qu'il soit nécessaire de déterminer si les éléments de preuve devaient être écartés en vertu du par. 24(2) de la Charte. Toutefois, malgré l'illégalité de l'entrée initiale, il a statué que la décision du juge du procès appuyait la conclusion que les policiers avaient agi de bonne foi en tentant de préserver les éléments de preuve. Il a estimé qu'il revenait à des policiers expérimentés de juger s'il y avait risque de destruction d'éléments de preuve si les lieux n'étaient pas gardés, parce que la nouvelle des arrestations pouvait s'être répandue.

24 Le juge Griffiths a rejeté l'argument voulant que les policiers aient agi de manière abusive envers les occupants de la maison, étant donné que le juge du procès avait conclu que les policiers s'étaient conduits de façon raisonnable dans les circonstances. De même, il a souligné, aux pp. 799 et 800, que l'appelant n'était pas dans la maison à l'époque et que [traduction] «ce ne sont que les droits garantis à l'appelant par la Charte et la violation alléguée de ces droits qui nous préoccupent».

25 En déterminant si les policiers auraient pu obtenir le mandat de perquisition plus tôt, le juge Griffiths affirme ceci, à la p. 800:

[traduction] À mon avis, il n'était pas déraisonnable de la part des policiers de ne présenter la demande de mandat de perquisition que lorsqu'ils auraient terminé leur surveillance, obtenu tous les éléments de preuve nécessaires et effectué les arrestations pour étayer les accusations. Il appartenait aux policiers de décider, d'une manière professionnelle, quand ils devaient présenter une demande de mandat. Je ne trouve rien de déraisonnable dans la manière dont ils ont exercé leur jugement dans les circonstances de la présente affaire. Il n'y a certes rien dans la preuve qui porte à croire que le laps de temps d'environ une heure et 20 minutes qui s'est écoulé entre l'arrestation de l'appelant et le moment où le mandat de perquisition a été décerné était déraisonnable.

26 Le juge Griffiths applique ainsi le par. 24(2) de la Charte, aux pp. 800 et 801:

[traduction] . . . je suis d'avis que les policiers ont agi de bonne foi, compte tenu des conclusions du juge du procès. Ils sont entrés dans la maison dans l'intention véritable de préserver les éléments de preuve qui, croyaient‑ils pour des motifs raisonnables, risquaient d'être détruits. Le juge du procès a conclu que, même en présumant qu'il y avait eu violation de l'art. 8 de la Charte, le ministère public l'avait convaincu que l'utilisation des éléments de preuve saisis dans la résidence n'était pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

27 Citant l'arrêt R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223, le juge Griffiths a souligné qu'une cour d'appel ne devrait pas s'ingérer trop promptement dans la décision d'un juge de première instance en ce qui concerne l'application du par. 24(2) de la Charte. Il a ensuite appliqué les trois facteurs énoncés dans cet arrêt qui sont pertinents pour déterminer l'admissibilité de la preuve en vertu de ce paragraphe.

28 En ce qui concerne le premier facteur, l'effet sur l'équité du procès, il a statué que la preuve matérielle qui ne résulte pas d'une violation de la Charte ne tendrait pas à rendre le procès inéquitable.

29 Quant au deuxième facteur, le juge Griffiths a conclu que la violation de la Charte n'était pas suffisamment grave pour justifier l'exclusion d'éléments de preuve. Tout d'abord, il s'agissait d'un cas limite de «perquisition» au sens de l'art. 8 de la Charte. De même, les policiers avaient des motifs raisonnables de croire que les éléments de preuve seraient détruits. Même si les policiers se sont introduits illégalement dans la maison et ont violé le droit à la vie privée de ses occupants, leur entrée antérieure à la délivrance du mandat n'a eu aucun effet préjudiciable sur l'appelant, sauf qu'elle a empêché d'autres personnes de détruire les éléments de preuve. Selon lui, la perquisition de la maison de même que la découverte des stupéfiants et de l'argent étaient inévitables. Quoi que l'on puisse dire au sujet des droits des occupants, la violation des droits garantis à l'appelant par la Charte était minime et les attentes objectives en matière de vie privée étaient faibles. La violation n'était pas suffisamment grave pour justifier l'exclusion des éléments de preuve.

30 Quant au troisième facteur, le juge Griffiths a souligné que le dépôt en preuve de la drogue et de l'argent saisis était essentiel pour obtenir des déclarations de culpabilité relativement à des accusations graves. C'est ainsi que, citant l'arrêt R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3, il a estimé que l'exclusion des éléments de preuve aurait un effet préjudiciable sur l'image de la justice.

31 Par conséquent, le juge Griffiths a conclu, à l'instar du juge du procès, qu'il y avait lieu d'admettre les éléments de preuve en question. Il dit, à la p. 803, que [traduction] «[l]e seul préjudice subi par l'appelant en ce qui concerne l'entrée illégale initiale est qu'il a perdu l'occasion de détruire les éléments de preuve qui ont été saisis par la suite».

Le juge Abella (dissidente)

32 Le juge Abella, dissidente, a conclu que les éléments de preuve auraient dû être écartés en vertu du par. 24(2) de la Charte. Elle a examiné les faits et a souligné que l'appelant avait été sous surveillance plusieurs jours avant la perquisition. Les policiers sont entrés dans la maison tout en sachant qu'ils n'avaient aucun mandat de perquisition, même s'ils prévoyaient en obtenir un. Elle a, de même, signalé que la dénonciation sous serment avait été complétée pour l'essentiel avant l'arrestation de l'appelant. Elle a fait remarquer, même si l'agent Clifford avait interrogé l'appelant au sujet de la cocaïne et lui avait dit que des policiers se trouvaient à son domicile, il a négligé de mentionner ce fait lorsqu'il a comparu devant le juge de paix pour obtenir un mandat.

33 Le juge Abella a cité les art. 10 et 12 de la Loi sur les stupéfiants où le législateur a nettement prévu que les policiers ont besoin d'un mandat pour entrer dans une maison d'habitation. Elle a fait remarquer que les exceptions à l'exigence d'une autorisation préalable pour pouvoir entrer dans une maison d'habitation sont extrêmement rares étant donné que la liberté de personnes est en jeu. Elle a souligné que notre Cour a conclu, dans l'arrêt Grant, précité, qu'une perquisition sans mandat ne survivrait à un examen fondé sur la Charte que s'il a été impossible d'obtenir un mandat en raison d'une situation d'urgence. Autrement, une perquisition sans mandat viole l'art. 8 de la Charte.

34 Le juge Abella a statué qu'en l'espèce le juge du procès devait conclure à l'existence d'une situation d'urgence pour pouvoir conclure que la perquisition initiale était raisonnable. En appel, le ministère public a toutefois reconnu que l'entrée initiale constituait une perquisition abusive. Il ne pouvait donc plus invoquer l'existence d'une prétendue situation d'urgence qui ne constituait qu'un facteur à considérer en appréciant la bonne foi de la police.

35 Le juge Abella affirme, à la p. 806, que les policiers avaient procédé de la manière suivante:

[traduction] En l'espèce, les policiers sont entrés dans une maison d'habitation en sachant qu'il leur fallait un mandat. Ils ont choisi d'y entrer pendant que l'accusé était en état d'arrestation au poste de police, et ils ont «détenu à domicile» sa mère, sa soeur et deux jeunes enfants parce qu'ils étaient persuadés de recevoir l'autorisation de perquisitionner. Ils possédaient indubitablement assez de renseignements, bien avant l'arrestation de l'appelant, pour obtenir un mandat de perquisition avant d'entrer dans la maison. Ils ont plutôt choisi d'effectuer tout d'abord l'arrestation, d'entrer ensuite dans la maison et enfin, d'obtenir l'autorisation nécessaire. Même s'il ne fait pas de doute qu'il faut accorder une certaine latitude stratégique aux policiers, ceux‑ci ne devraient pas pouvoir s'en servir au mépris de la loi lorsqu'il existe une autre solution licite dans les circonstances.

36 Le juge Abella a ensuite fait remarquer que l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants empêche d'effectuer des perquisitions sans mandat dans des maisons d'habitation. Elle dit, à la p. 806:

[traduction] Les circonstances exposées par les policiers étaient facilement prévisibles et auraient pu être invoquées pour obtenir plus tôt l'autorisation de perquisitionner dans la maison. Permettre aux policiers de se soustraire aux exigences de l'art. 10 par une validation après coup, grâce à une autorisation subséquente qui produit une «preuve matérielle», a pour effet de miner la protection de la vie privée garantie par la Charte.

Elle a souligné qu'on pourrait faire valoir, dans une multitude de cas, que la nouvelle d'arrestations effectuées en public pourrait justifier les policiers à intervenir immédiatement pour préserver des éléments de preuve. Elle estime, à la p. 807, qu'il faudrait [traduction] «davantage que la simple utilité pour la police ou que de simples conjectures de sa part» pour écarter les garanties que l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants et la Charte offrent en matière de présomption.

37 Le juge Abella a considéré que les événements qui se sont produits ce soir‑là faisaient tous partie d'un seul et même processus d'enquête qui ne pouvait être divisé en deux perquisitions, l'une illégale et l'autre légale. Elle a conclu à l'existence d'un lien évident entre la perquisition illégale et la saisie des éléments de preuve.

38 Le juge Abella était également d'avis que les policiers n'avaient pas agi de bonne foi. Dans l'arrêt Grant, précité, la preuve a été admise parce que les policiers avaient agi de bonne foi conformément à ce qu'ils croyaient être la loi. Aucune explication de ce genre n'était possible en l'espèce. Les policiers savaient qu'il leur fallait un mandat de perquisition et ils n'ont pas tenu compte des exigences de l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants. De plus, en obtenant le mandat, les policiers n'ont pas indiqué au juge de paix que d'autres policiers se trouvaient déjà sur les lieux. Même si ce fait n'aurait eu aucune incidence sur la délivrance de l'autorisation, le juge Abella a conclu, à la p. 807, que c'était [traduction] «incompatible avec l'exigence de bonne foi».

39 Le juge Abella conclut ce qui suit, à la p. 807:

[traduction] L'atteinte était grave, les attentes en matière de vie privée étaient exceptionnellement élevées, l'intrusion illégale était loin d'être minime et il existait d'autres moyens légaux d'obtenir les éléments de preuve en cause. Tous ces facteurs m'amènent à conclure qu'il y a eu une violation grave d'un droit garanti par la Charte et que l'utilisation des éléments de preuve obtenus par suite de cette violation déconsidérerait l'administration de la justice.

Elle aurait accueilli l'appel, annulé les déclarations de culpabilité et prononcé un verdict d'acquittement.

40 Un avis de pourvoi devant notre Cour a ensuite été déposé au nom de l'appelant.

Analyse

Application de l'art. 8 à la garde d'une maison d'habitation

41 Je souligne, au départ, que le ministère public a reconnu qu'il y avait eu violation du droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives qui est garanti à l'appelant par la Constitution et que l'appelant avait des attentes raisonnables en matière de vie privée à son domicile. À mon avis, le ministère public a eu tout à fait raison de le faire même si cette question semble avoir créé une certaine confusion devant les tribunaux d'instance inférieure. Il est étonnant que près de quatre cents ans après l'arrêt Semayne (1604), 5 Co. Rep. 91, 77 E.R. 194, on débatte encore de cette question. Cet arrêt a clairement établi le principe que «la maison d'une personne est son château» et que le souverain lui‑même n'a pas le droit de passer outre à l'inviolabilité du domicile sans avoir préalablement obtenu un mandat judiciaire. Ce principe a toujours constitué depuis un rempart assurant la protection du particulier contre l'État. Il procure à l'individu une certaine mesure de vie privée et de tranquillité vis‑à‑vis du pouvoir atterrant de l'État; voir aussi Entick c. Carrington (1765), 19 St. Tr. 1029. Il s'agit d'un précepte fondamental d'une société libre. L'apparence de confusion chez les tribunaux d'instance inférieure est d'autant plus inquiétante que dans la loi même que les policiers essayaient d'appliquer, la Loi sur les stupéfiants (art. 10 et 12), il est très clairement indiqué que, pour qu'un policier puisse entrer dans une maison d'habitation, «il lui faut un mandat de perquisition» décerné à cette fin par un juge de paix.

42 Je ne vois pas comment on pourrait douter qu'il y a eu une perquisition en l'espèce lorsque les policiers se sont emparés du domicile de l'appelant. Pour pouvoir affirmer le contraire, il faudrait faire des distinctions artificielles et indéfendables. La décision suivante du juge du procès traduit bien la confusion qui résulte lorsque l'on tente de soutenir que la perquisition n'a pas commencé avant l'obtention du mandat:

[traduction] Je suis convaincu que les policiers n'ont commencé à perquisitionner dans les lieux pour y chercher la cocaïne et l'argent qu'après avoir obtenu le mandat de perquisition.

De plus, ils avaient le droit avant l'obtention du mandat de perquisition, d'entrer dans chaque pièce pour vérifier s'il y avait quelqu'un . . .

43 Il serait vraiment étrange de conclure qu'il ne faut pas considérer l'entrée des policiers au domicile de l'appelant comme une perquisition si on considère que dans l'arrêt Kokesch, précité, notre Cour a conclu à l'unanimité qu'une atteinte beaucoup moins grave à la vie privée de l'appelant — un examen périphérique des lieux — constituait une perquisition au sens de l'art. 8 de la Charte. Si l'examen de l'extérieur d'un immeuble peut constituer une perquisition, on ne pourrait sûrement pas prétendre que l'entrée injustifiée de six policiers armés dans la salle de séjour, dans la cuisine, à l'étage et dans le vestibule d'une maison ne constitue pas aussi une perquisition ou, à tout le moins, une saisie. La gravité de l'entrée non autorisée qui s'est produite en l'espèce par rapport à celle de l'intrusion que constitue un simple examen périphérique des lieux semble si évidente qu'il ne vaut guère la peine de la mentionner.

44 Le véritable motif pour lequel les policiers ont investi le domicile de l'appelant était de s'assurer le contrôle des lieux afin d'y préserver des éléments de preuve. Les policiers sur place ont surveillé et restreint les mouvements des occupants dans le but exprès d'empêcher la destruction des éléments de preuve relatifs aux opérations qu'ils avaient observées et qui pouvaient se trouver au domicile de l'appelant. Comme ils ne savaient pas précisément où pouvaient être cachés les éléments de preuve qu'ils s'attendaient à trouver, les policiers ont pris le contrôle de la maison et de tout ce qui s'y trouvait, et en ont également détenu les occupants. Par conséquent, je n'ai aucune difficulté à conclure que la mise sous garde de toute une maisonnée constitue une saisie. J'ajoute, entre parenthèses, que je me demande ce qui permettait aux policiers de croire qu'ils pouvaient «détenir à domicile» les occupants dans leur propre maison, avec ou sans mandat de perquisition. Ils n'avaient même pas de motifs raisonnables de croire que l'une ou l'autre de ces personnes était de quelque manière que ce soit mêlée au crime sur lequel ils enquêtaient.

45 Les tribunaux d'instance inférieure ont fait une distinction entre l'entrée initiale des policiers pour garder la maison et la perquisition qui y a été ensuite effectuée une fois le mandat de perquisition décerné et produit à la maison. J'estime que cette distinction n'est pas réaliste. Des policiers ont été postés dans la maison afin de faciliter la perquisition qui a suivi pour trouver la drogue. La mise sous saisie de la maison et la perquisition qui a suivi faisaient simplement partie d'une seule et même opération destinée à trouver des éléments de preuve qui confirmeraient les opérations antérieures dont les policiers avaient surveillé le déroulement. Je souligne que mon collègue le juge Cory a adopté un point de vue similaire dans ses motifs.

46 Je suis également préoccupé par l'opinion majoritaire de la Cour d'appel concernant le moment où les droits garantis par l'art. 8 doivent être protégés. En toute déférence, je ne puis souscrire à sa conclusion que les attentes objectives de l'appelant en matière de vie privée étaient faibles ni à son avis que l'entrée des policiers n'a eu aucun effet préjudiciable sur l'appelant, sauf qu'elle a empêché d'autres personnes de se débarrasser des éléments de preuve pour lui. Il me semble assez inusité de prétendre que les attentes en matière de vie privée d'une personne à son domicile sont faibles pour le simple motif qu'elle ne s'y trouve pas lorsque les policiers y entrent. Le fait qu'une personne soit absente de son domicile renforce plutôt l'idée que la police ne peut pas se servir de ses pouvoirs pour y pénétrer sans y avoir été autorisée. Je n'accepte pas que l'appelant a seulement perdu l'occasion de détruire les éléments de preuve. Ce raisonnement implique une décision après coup qui est inacceptable, comme notre Cour l'a statué dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, aux pp. 160 et 161. Ce que l'appelant a perdu — et ce que nous perdons tous lorsque des intrusions de ce genre ont lieu — c'est l'assurance, garantie par la Charte, que la police n'investira pas nos foyers sans se conformer à la règle établie qui constitue la pierre angulaire de nos libertés.

47 Je ne suis pas non plus d'accord avec l'opinion majoritaire selon laquelle la violation des droits garantis par la Charte à la famille de l'appelant n'est pas pertinente. Je suppose que l'on peut soutenir qu'à vrai dire seuls les droits de l'appelant à la vie privée sont directement concernés, même si j'aurais pensé que le droit à la vie privée d'une personne s'étend à sa famille. De manière plus générale, on ne saurait ignorer l'effet plus vaste de la violation de la Charte. Il est pertinent quant aux graves conséquences de la violation et fait ressortir que le danger auquel exposent des violations de droits garantis par la Charte ne s'arrête pas à la personne concernée. Les garanties prévues dans la Charte existent pour assurer notre protection à tous. L'article 8 indique clairement que chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. Il n'est pas permis, en évaluant la situation, de faire abstraction de l'atteinte grave aux attentes légitimes et élevées en matière de vie privée qu'a une personne à son domicile.

48 Notre Cour a déjà exprimé son point de vue à ce sujet. Dans l'arrêt R. c. Thompson, [1990] 2 R.C.S. 1111, le juge Sopinka affirme ceci, au nom de la majorité, à la p. 1143:

À mon avis, l'étendue de l'atteinte à la vie privée de ces tiers est pertinente sur le plan constitutionnel à la question de savoir s'il y a eu fouille, perquisition ou saisie «abusive». Affirmer le contraire reviendrait à ignorer l'objet de l'art. 8 de la Charte qui est de restreindre l'atteinte à la vie privée dans des limites raisonnables. Le risque qu'il y ait de graves atteintes à la vie privée des personnes non concernées par les activités qui font l'objet de l'enquête ne peut être ignoré pour la simple raison qu'il n'est pas porté à l'attention de la cour par l'une d'entre elles.

Les juges dissidents, le juge Wilson (aux pp. 1156 et 1157) et moi‑même (à la p. 1179), ont exprimé des points de vue analogues. Même avant cela, dans l'arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, aux pp. 521 et 522, j'ai fait remarquer que la raison pour laquelle un mandat était requis pour perquisitionner dans les locaux d'une entreprise pour y saisir ses documents commerciaux était (comparativement à une simple demande de production de ces documents) qu'une telle perquisition porte atteinte à la vie privée des personnes qui travaillent dans ces locaux.

La situation d'urgence

49 L'existence d'une situation d'urgence semble avoir dominé les pensées des tribunaux d'instance inférieure. Il devient donc important d'examiner brièvement la règle de droit applicable telle qu'elle a évolué jusqu'ici. Il s'agit tout simplement de la règle suivante: en l'absence de dispositions législatives claires l'y autorisant, la police n'est pas habilitée à entrer dans une maison d'habitation pour y effectuer une perquisition sans mandat. L'article 10 de la Loi sur les stupéfiants précise cela clairement. Il s'ensuit que la perquisition violait aussi l'art. 8 de la Charte. Il est vrai que la situation d'urgence est l'un des facteurs dont on peut tenir compte pour apprécier la gravité de la violation de la Charte afin de déterminer si les éléments de preuve obtenus à la suite d'une telle violation devraient être admis en vertu du par. 24(2) de la Charte (voir R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265); toutefois, un examen fondé sur cette disposition présuppose évidemment l'existence d'une violation de la Charte.

50 Le principe voulant qu'une perquisition sans mandat d'une maison d'habitation soit injustifiable est consacré dans la common law. Il remonte à au moins 230 ans, au moment où on a catégoriquement affirmé, dans l'arrêt Entick c. Carrington, précité, que commettent une intrusion les autorités de l'État qui entrent dans un domicile sans y être expressément autorisées par le législateur ou par la common law. Aucune exception à ce principe n'a été faite depuis pour permettre une perquisition dans une situation d'urgence ou autre. Au cours des dernières années, ce principe a été repris dans l'arrêt Colet c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 2, où notre Cour a statué à l'unanimité que des policiers qui entrent et qui perquisitionnent sans mandat dans une maison sont des intrus, et qu'un pouvoir spécifique prévu par la loi est requis pour modifier cette règle. De plus, le juge Ritchie a clairement indiqué que toute disposition de ce genre serait interprétée de manière restrictive, concluant, à la p. 10, qu'«une disposition autorisant les policiers à pénétrer sur une propriété privée et à y perquisitionner doit être rédigée en termes explicites» (je souligne). Le texte des art. 10 et 12 de la Loi sur les stupéfiants est clair. Il n'autorise la perquisition d'une maison d'habitation qu'après l'obtention d'un mandat. Il ne prévoit aucune exception pour les situations d'urgence; par conséquent, pour reprendre les termes du juge Ritchie, il n'existe aucun «pouvoir spécifique prévu par la loi». Il n'est pas non plus prévu que les situations d'urgence justifient l'entrée sans mandat de la police dans une maison d'habitation pour y effectuer une perquisition. Depuis l'arrêt Entick c. Carrington, la common law n'a créé aucune justification de ce genre et, pour ce faire, il faudrait une dérogation marquée à la règle énoncée dans l'arrêt Colet c. La Reine, une dérogation qui comporterait un examen de la question de savoir si cela était conforme à l'art. 8 de la Charte.

51 Il est vrai que, dans l'arrêt Grant, précité, notre Cour a reconnu qu'une perquisition périphérique d'une maison d'habitation peut être effectuée sans mandat en vertu de la Loi sur les stupéfiants et est acceptable en vertu de l'art. 8 de la Charte lorsqu'il existe une situation d'urgence nécessitant une intervention immédiate de la police, tel (aux pp. 241 et 242) «un risque imminent que les éléments de preuve [. . .] soient perdus, enlevés, détruits ou qu'ils disparaissent si la fouille, la perquisition ou la saisie est retardée». Il convient toutefois de souligner que, dès le tout premier paragraphe, le juge Sopinka restreint ses motifs à d'autres endroits qu'une maison d'habitation.

52 Il a aussi été question de certains arrêts où la Cour suprême des États‑Unis a adopté un point de vue plus permissif. Il faut toutefois se rappeler que notre Cour a, en règle générale, adopté une attitude plus protectrice à l'égard de la vie privée des particuliers que ne l'a fait son homologue américaine au cours des dernières années. De même, en effectuant une analyse comparative de la jurisprudence américaine en la matière, il ne faudrait pas oublier que la magistrature de ce pays a choisi de mettre au point des techniques de justification pour permettre l'utilisation d'éléments de preuve et qu'il est peut‑être inutile de les transposer dans le contexte canadien compte tenu du mécanisme de pondération prévu par le par. 24(2) de la Charte. Comme nous l'a rappelé le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., précité, nous devrions prendre garde d'utiliser trop libéralement des techniques américaines sans en connaître le contexte d'origine.

53 Même si l'existence d'une situation d'urgence pouvait servir à justifier la police de perquisitionner sans mandat dans une maison d'habitation, je ne pense pas qu'une telle situation existait en l'espèce. D'après les faits, les policiers auraient pu obtenir un mandat avant de commencer leur opération. La situation d'urgence n'a découlé, en l'espèce, que de la manière dont ils ont choisi d'organiser leur opération, c'est‑à‑dire qu'ils ont créé leur propre situation d'urgence. Dans l'arrêt Grant, précité, le juge Sopinka a clairement indiqué qu'on ne pouvait invoquer une situation d'urgence que lorsqu'il était impossible d'obtenir un mandat de perquisition. Ce point ressortira encore davantage de mon analyse de l'urgence en vertu du par. 24(2), qui (étant donné que j'ai statué que la situation d'urgence ne joue aucun rôle en l'espèce) constitue le contexte approprié pour examiner cette question.

54 Par conséquent, je conclus qu'il y a eu une perquisition et une saisie qui ont violé, et ce gravement, l'art. 8 de la Charte, d'une manière nettement interdite par les art. 10 et 12 de la Loi sur les stupéfiants. L'existence d'une situation d'urgence ne constitue donc pas un facteur pertinent et, de toute façon, il n'y avait en l'espèce aucune situation qui pouvait être qualifiée à bon droit d'urgente.

Le paragraphe 24(2) de la Charte

55 Même s'il est bien établi que l'on fait habituellement preuve de beaucoup de retenue à l'égard des conclusions des tribunaux d'instance inférieure sur des questions concernant le par. 24(2), ce n'est pas le cas lorsque ces conclusions découlent d'erreurs dans les principes applicables, comme je crois que c'était le cas en l'espèce.

56 Dans une analyse fondée sur le par. 24(2), il faut tout d'abord décider si une violation de la Charte a été commise en recueillant les éléments de preuve. Comme l'a signalé le juge Sopinka dans l'arrêt Grant, précité, un lien temporel suffisant entre la perquisition sans mandat et les éléments de preuve finalement obtenus suffit pour nécessiter une analyse fondée sur le par. 24(2) de la Charte. Cet arrêt a confirmé la position adoptée dans l'arrêt R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980, où on a statué qu'un lien de causalité n'est pas requis. Il faut plutôt se concentrer sur toute la suite des événements pendant lesquels s'est produite la violation de la Charte. Aux pages 1005 et 1006 de l'arrêt Strachan, le juge en chef Dickson affirme:

En conséquence, la première étape de l'examen prévu au par. 24(2) consisterait à déterminer si une violation de la Charte a été commise en recueillant des éléments de preuve. L'existence d'un lien temporel entre la violation de la Charte et la découverte des éléments de preuve revêt une importance particulière dans cette évaluation, surtout lorsque la violation de la Charte et la découverte des éléments de preuve se produisent au cours d'une seule et même opération. Toutefois, la présence d'un lien temporel n'est pas déterminante. Il y aura des cas où les éléments de preuve, bien qu'ils aient été obtenus suite à la violation d'un droit garanti par la Charte, seront trop éloignés de la violation pour avoir été «obtenus dans des conditions» qui portent atteinte à la Charte.

57 Dans les arrêts Grant et Kokesch, précités, ainsi que R. c. Wiley, [1993] 3 R.C.S. 263, la Cour a conclu à l'existence d'un lien temporel suffisant entre les perquisitions périphériques effectuées sans mandat contrairement à l'art. 8 de la Charte et la découverte ultérieure des éléments de preuve conformément à un mandat valide, pour justifier un examen en vertu du par. 24(2). Même dans le cas où une perquisition périphérique n'était pas essentielle à la perquisition effectuée conformément au mandat, la Cour a statué que chacun de ces actes fait «partie intégrante d'une enquête en cours et ils [ne sont] en conséquence pas suffisamment séparés les uns des autres pour affaiblir le lien temporel existant entre eux»; voir l'arrêt Wiley, à la p. 278.

58 En l'espèce, comme ce fut le cas dans l'affaire Grant, à la p. 254, il y a eu une violation de l'art. 8 lors «de l'enquête, indépendamment du fait qu'une perquisition non abusive a été effectuée conformément à un mandat valide». Il est indubitable qu'il n'existait aucun lien temporel suffisant entre l'entrée sans mandat et la découverte des éléments de preuve. L'entrée initiale, la mise sous saisie de la demeure et de ses occupants, et la découverte des éléments de preuve ne peuvent être considérées que comme des éléments d'une seule opération continue. Cela est évident: les policiers ont organisé leur entrée sans mandat dans la demeure, ainsi que leur perquisition avec mandat pour trouver la drogue, comme une seule opération continue de manière à empêcher la suppression ou la destruction des éléments de preuve qui, soupçonnaient‑ils, se trouvaient au domicile de l'appelant. Je souligne que le ministère public a effectivement reconnu ce point en appel et je suis d'accord avec la conclusion du juge Cory (à la p. 363) selon laquelle:

. . . il ne saurait y avoir de distinction artificielle entre l'entrée dans la demeure par la police et la perquisition qu'elle a ensuite effectuée dans les lieux conformément au mandat. Les deux activités sont si étroitement liées dans le temps et par leur nature qu'il serait déraisonnable d'établir une distinction artificielle entre elles pour soutenir que la perquisition subséquente était valide malgré l'irrégularité de l'entrée initiale.

59 J'estime, toutefois, que mon collègue déroge plus loin à ce raisonnement lorsqu'en tentant d'établir une distinction d'avec l'arrêt Kokesch de notre Cour, il dit (à la p. 365): «La situation est très différente en l'espèce. Aucun élément de preuve n'a été obtenu à la suite de l'entrée illégale dans les lieux.» En toute déférence, je ne partage pas ce point de vue. Selon moi, le premier de ces passages nous oblige à conclure autrement: il ne saurait y avoir de distinction artificielle entre l'entrée illégale, l'occupation de la maison et la récupération des éléments de preuve.

Les facteurs dont il faut tenir compte

60 Dans l'arrêt Collins, aux pp. 283 et 284, le juge Lamer, maintenant Juge en chef, a énoncé un certain nombre de critères qu'il faut examiner pour déterminer s'il convient d'écarter les éléments de preuve obtenus en violation d'un droit garanti par la Charte, pour le motif que leur utilisation tend à déconsidérer l'administration de la justice, à savoir:

-quel genre d'éléments de preuve a été obtenu?

-quel droit conféré par la Charte a été violé?

-la violation de la Charte était‑elle grave ou s'agissait‑il d'une simple irrégularité?

-la violation [de la Charte] était‑elle intentionnelle, volontaire ou flagrante, ou a‑t‑elle été commise par inadvertance ou de bonne foi?

-la violation [de la Charte] a‑t‑elle eu lieu dans une situation d'urgence ou de nécessité?

-aurait‑on pu avoir recours à d'autres méthodes d'enquête?

-les éléments de preuve auraient‑ils été obtenus en tout état de cause?

-s'agit‑il d'une infraction grave?

-les éléments de preuve recueillis sont‑ils essentiels pour fonder l'accusation?

-existe‑t‑il d'autres recours?

Parmi ces questions, les plus importantes pour le présent pourvoi concernent la bonne foi de la police, la situation d'urgence et la possibilité de recourir à d'autres méthodes d'enquête. Ces facteurs sont fréquemment regroupés en trois grandes catégories: (1) ceux qui portent atteinte à l'équité du procès, (2) ceux qui se rapportent à la gravité de la violation de la Charte, et (3) ceux qui se rapportent à l'effet sur la considération dont jouit l'administration de la justice. J'ajoute que les éléments de preuve devraient être rejetés si leur utilisation devait entraîner un procès inéquitable. Mais ce n'est pas tout. Ils peuvent également l'être lorsque la violation est grave même si elle ne rend pas le procès inéquitable; voir l'arrêt R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, aux pp. 207 et 208, le juge Sopinka.

L'équité du procès

61 Dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., précité, notre Cour a fait une mise en garde contre les dangers d'une analyse après coup. Il faut tenir compte de ce conseil lorsque l'on détermine l'effet de l'utilisation d'éléments de preuve sur l'équité d'un procès. On peut toujours prétendre que lorsque des policiers entrent sans mandat dans une maison et qu'ils y trouvent des éléments de preuve incriminants, aucun préjudice n'est causé à l'appelant parce que les éléments de preuve auraient été découverts de toute façon. Pouvons‑nous être sûrs que, s'ils avaient attendu le mandat avant d'entrer dans la maison, les policiers auraient découvert les éléments de preuve, à moins qu'ils n'aient déjà été détruits ou supprimés? Au mieux, sans nous engager dans une analyse après coup, nous pouvons seulement présumer que les éléments de preuve auraient probablement été découverts. Même si je suis d'accord pour dire que l'utilisation de la preuve matérielle que constituent la cocaïne sous forme de cristaux et l'argent tiré de la vente de drogue ne porterait probablement pas atteinte à l'équité du procès, préconiser cette conclusion rétrospectivement traduit une logique fragile.

La gravité de la violation de la Charte

62 Tel que mentionné, le droit qui a été violé, celui à la vie privée d'une personne qui se trouve dans son domicile, est l'un des droits les plus vénérés dans notre société; voir les arrêts Eccles c. Bourque, [1975] 2 R.C.S. 739, R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145, et Colet c. La Reine, précité. Le juge Cory a souligné à juste titre le caractère fondamental de ce droit et a conclu que la police a gravement porté atteinte au droit de l'appelant à la vie privée en entrant sans mandat dans son domicile. À mon avis, les indices rares et exceptionnels qui pourraient justifier une telle violation ne sont pas présents.

La bonne foi

63 Le comportement des policiers me préoccupe sérieusement. Il trahit un mépris systématique des droits de l'appelant qui aggrave davantage la violation de l'art. 8 de la Charte; voir l'arrêt R. c. Greffe, [1990] 1 R.C.S. 755. Le juge du procès n'a pas conclu que les policiers avaient agi de bonne foi et de nombreux éléments de preuve indiquent le contraire.

64 Je suis tout d'abord troublé par le fait que la violation de l'art. 8 a été commise par des policiers qui, le mieux que l'on puisse dire, semblaient mal renseignés au sujet de l'étendue de leur pouvoir. J'estime qu'il n'est guère rassurant que les policiers aient cru avoir le droit d'entrer dans la maison pour préserver les éléments de preuve. Comme le juge Sopinka le dit dans l'arrêt Kokesch, précité, à la p. 32:

Ou bien les policiers savaient que c'était une intrusion, ou bien ils auraient dû le savoir. Dans l'un ou l'autre cas, on ne peut pas dire qu'ils ont agi «de bonne foi» . . .

De même, dans l'arrêt R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, où il n'y avait aucune preuve que les droits de l'intimé avaient été sciemment violés, notre Cour a clairement indiqué, à la p. 440, qu'on ne saurait excuser des méthodes aussi relâchées de la part de la police.

65 Les policiers savaient sûrement, ou auraient dû savoir, qu'une entrée sans mandat était, le moins que l'on puisse dire, tout à fait inhabituelle. Le fait qu'ils aient préparé en grande partie la dénonciation requise avant leur réunion stratégique où ils ont discuté de la descente indique qu'ils savaient fort bien qu'un mandat était requis pour pouvoir pénétrer dans la maison. Le contraire serait inquiétant; l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants, la disposition en vertu de laquelle ils ont agi, le précise en toutes lettres. De plus, les policiers savaient, ou auraient dû savoir, que la Charte a consacré le droit à la protection contre l'entrée sans mandat de la police dans un domicile, droit qui est considéré comme fondamental depuis quelque 400 ans. Les remarques suivantes du juge Sopinka dans l'arrêt Kokesch, aux pp. 33 et 34, sont instructives ici:

Tout doute qu'elle [la police] aurait pu avoir quant à sa capacité de commettre une intrusion en l'absence d'un pouvoir expressément prévu par la loi à cette fin était manifestement déraisonnable et ne saurait, en droit, être invoqué pour justifier sa bonne foi aux fins du par. 24(2).

. . .

Mais, lorsque les pouvoirs de la police sont déjà limités par une loi ou par des décisions judiciaires, il n'est pas loisible à un agent de police de tester ces limites en n'en tenant pas compte et en prétendant par la suite avoir été «dans l'exercice de ses fonctions». Cette excuse ne peut plus être invoquée depuis au moins la décision de notre Cour dans l'arrêt Colet . . .

66 Comme c'est malheureusement souvent le cas lorsqu'il se produit une violation grave de la Charte, celle‑ci était accompagnée d'autres comportements fort discutables de la part des policiers. Ainsi, il est possible de formuler de sérieuses critiques sur la manière dont ils ont obtenu le mandat. L'un des officiers supérieurs chargés de l'opération, Clifford, n'a pas indiqué au juge de paix que six policiers avaient déjà investi, l'arme à la main, la demeure pour laquelle un mandat de perquisition était demandé. En toute déférence, je trouve étonnant que le juge du procès ait accepté que le policier croyait que ce renseignement «n'était pas important». Cette omission du policier est particulièrement troublante si l'on considère que, moins d'une heure auparavant, il avait menti délibérément à l'appelant en lui disant que des policiers occupaient déjà son domicile, ce qu'il n'avait pas encore vérifié, afin de l'inciter à dire à la police s'il y avait de la cocaïne chez lui. Compte tenu de la preuve, je suis convaincu que le juge de paix aurait probablement décerné le mandat même s'il l'avait su. Mais là n'est pas la question. Le fait qui n'a pas été communiqué semble manifestement pertinent et il appartenait au juge de paix, et non au policier, de décider de son importance. La protection relative aux maisons d'habitation qui résulte de l'obligation pour les policiers d'obtenir un mandat d'un officier de justice impartial pour pouvoir effectuer une perquisition pourrait ne devenir qu'une formalité vide de sens à moins que les officiers de justice en cause ne soient informés de tous les renseignements pertinents. Chacun de ces actes contribue à créer une impression défavorable quant à la manière dont le mandat a été demandé. Mais là ne s'arrête pas la litanie des comportements discutables.

67 En essayant, pour renforcer les motifs invoqués à l'appui de la demande de mandat de perquisition, de faire en sorte que l'appelant s'incrimine lui‑même pendant qu'il était détenu et qu'il n'avait pas encore eu l'occasion de parler à un avocat, Clifford a aggravé davantage la violation commise. Quand elle a indiqué à l'appelant que des policiers étaient chez lui pour l'amener à avouer ou pour obtenir d'autres éléments de preuve à l'appui de la demande de mandat, la police s'est servie des craintes et des inquiétudes de ce dernier au sujet des membres de sa famille qui étaient à son domicile. Ce genre de comportement est inacceptable. La preuve qu'il a permis d'obtenir a été rejetée à juste titre. Je ne vois pas pourquoi les policiers devraient penser qu'ils pouvaient l'utiliser pour obtenir un mandat de perquisition.

68 Le refus de permettre à l'appelant de téléphoner à un avocat comme il en avait le droit, depuis son arrivée au poste de police jusqu'à ce qu'il ait fourni la combinaison du cadenas du sac de sport qui contenait la cocaïne et l'argent, est un autre aspect du mépris systématique des droits de l'appelant. Le policier qui a pris la décision de refuser à l'appelant l'accès à un téléphone a dit qu'il craignait pour la sécurité des policiers qui contrôlaient la maison de la rue Dufferin, et que des éléments de preuve ne soient détruits. Son témoignage voulant que c'était lui et non le service de police qui avait comme politique de refuser aux accusés l'accès à un téléphone dénote, chez cette équipe de policiers enquêteurs, une insouciance générale à l'égard de la nécessité d'agir conformément aux modèles de comportement établis. Il semble ici s'agir précisément du genre d'empiétement zélé, de bonne foi mais insidieux que le juge Brandeis a, depuis longtemps, décrit comme le plus grand danger pour la liberté; voir l'arrêt Olmstead c. United States, 277 U.S. 438 (1928), à la p. 479, cité dans Dyment, précité, aux pp. 436 et 437, et dans R. c. Wise, [1992] 1 R.C.S. 527, aux pp. 575 et 576.

69 Le fait que le mandat de perquisition aurait presque certainement été décerné n'apaise en rien mes inquiétudes au sujet du comportement des policiers lors de cette enquête. Plutôt que de nous lancer dans des rationalisations après coup, nous devrions nous demander pourquoi, si la preuve était déjà plus que suffisante, un mandat n'a pas été demandé avant la descente. Si le mandat avait été demandé et obtenu immédiatement avant la descente (comme tous semblent reconnaître qu'il l'aurait été), la police n'aurait pas alors créé les conditions qui faisaient craindre la destruction d'éléments de preuve s'il y avait eu coordination entre les actions des agents qui effectuaient les arrestations et celles des agents qui effectuaient la perquisition. La perquisition aurait été terminée en quelques minutes et il n'y aurait eu aucun motif de détenir des personnes innocentes à leur domicile pendant bien au‑delà d'une heure. Si l'officier de justice avait estimé que la preuve n'était pas suffisante pour décerner un mandat, la perquisition n'aurait pas dû être effectuée. Les policiers auraient pu poursuivre leur enquête jusqu'à ce que les éléments de preuve soient suffisants.

70 Le juge Cory souligne à juste titre, dans ses motifs, qu'une façon raisonnable de demander le mandat aurait consisté à informer le juge de paix, avant les arrestations, qu'il se pourrait que l'on obtienne, lors de l'appréhension des suspects, des renseignements additionnels pertinents quant à la perquisition projetée, et que la police les lui fournirait dès que possible. Je suis parfaitement d'accord avec mon collègue pour dire qu'un tribunal d'examen se montrerait peu réceptif à un argument selon lequel les policiers auraient agi en vertu d'un mandat périmé s'ils avaient procédé ainsi, en se conformant assidûment aux exigences procédurales que la loi prescrit en matière de mandats. Mon collègue croit qu'il s'agissait peut‑être là de la meilleure façon de procéder. J'irais plus loin en l'espèce: la Loi sur les stupéfiants et la Charte prévoient qu'il s'agit de la seule manière de procéder en l'absence d'une véritable situation d'urgence. Cette conclusion est d'autant plus juste si on se souvient qu'à l'art. 487.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, le législateur a facilité la tâche des policiers pour ce qui est d'éviter les entrées d'urgence, en prévoyant les télémandats; voir, plus particulièrement, le par. 487.1(5). Il s'agit là d'un moyen rapide et facilement accessible de satisfaire aux exigences en matière de mandat lorsqu'un policier est dans l'impossibilité de se présenter devant un juge de paix. Le fait que les policiers pouvaient recourir à de telles autres méthodes acceptables et pratiques pour effectuer leur enquête conformément à la Charte, mais qu'ils ont plutôt choisi d'enchaîner leurs opérations d'une manière qui portait gravement atteinte aux droits fondamentaux à la liberté, aggrave davantage la violation de la Charte; voir l'arrêt Collins, à la p. 285.

71 Malgré ce mépris systématique évident des droits de l'appelant et de sa famille, la Cour d'appel a confirmé la conclusion du juge du procès que l'entrée et la perquisition dans la résidence avaient été effectuées de façon raisonnable. Tout simplement, il s'agit non pas d'une conclusion de fait mais plutôt d'une opinion à l'égard de laquelle il n'est pas nécessaire de faire preuve de retenue. Lorsque l'on examine globalement le comportement des policiers, il est évident que la manière dont toute leur opération s'est déroulée était loin d'être raisonnable.

72 Enfin, il y a lieu, comme notre Cour l'a déjà recommandé, de résister avec vigueur à toute tentation d'atténuer la gravité de la violation de l'art. 8 pour le motif que les policiers avaient raison en l'espèce puisqu'ils ont trouvé de la drogue et des billets marqués, et qu'il se peut qu'un frère de l'appelant qui est retourné au domicile de ce dernier ait été au courant de son arrestation; voir les arrêts Hunter c. Southam Inc., précité, et R. c. Genest, [1989] 1 R.C.S. 59. Dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., le juge Dickson, à la p. 160, fait un commentaire qui vaut la peine d'être répété:

Cependant, une telle analyse après le fait entrerait sérieusement en conflit avec le but de l'art. 8. Comme je l'ai déjà dit, cet article a pour but de protéger les particuliers contre les intrusions injustifiées de l'État dans leur vie privée. Ce but requiert un moyen de prévenir les fouilles et les perquisitions injustifiées avant qu'elles ne se produisent et non simplement un moyen de déterminer, après le fait, si au départ elles devaient être effectuées. Cela ne peut se faire, à mon avis, que par un système d'autorisation préalable et non de validation subséquente. [Souligné dans l'original.]

73 Somme toute, je suis frappé par la preuve cumulative d'une opération mal dirigée, un mépris systématique flagrant des droits garantis par la Charte à l'appelant et à sa famille et, au mieux, une ignorance inexplicable de la nécessité de fournir à l'officier de justice tous les renseignements pertinents lors de la présentation d'une demande de mandat. Je n'ai aucune hésitation à conclure que la bonne foi de la police n'atténue nullement cette violation extrêmement grave de la Charte.

Urgence

74 Tel que précisé dans l'analyse fondée sur l'art. 8, l'urgence à laquelle devaient faire face les policiers ne les autorisait pas à entrer et à perquisitionner sans mandat dans une résidence même si, comme je l'y ai indiqué, il s'agit là d'un facteur influant sur la gravité de la violation de la Charte qu'il faut apprécier en vertu du par. 24(2) de la Charte en déterminant l'admissibilité ou la non‑admissibilité de la preuve recueillie grâce à la perquisition.

75 En l'espèce, les policiers prétendent qu'ils sont entrés dans le domicile de l'appelant parce qu'ils craignaient que les arrestations qu'ils venaient tout juste d'effectuer en public ne poussent les occupants, ou d'autres parties intéressées, à se débarrasser d'éléments de preuve incriminants. Même si rien ne prouvait qu'une telle crainte était justifiée, on peut comprendre ce type général de situation critique à laquelle la police peut devoir faire face. Le problème en l'espèce est que les circonstances mêmes qui ont amené les policiers à conclure à l'existence d'une situation d'urgence découlaient directement de la manière dont ils avaient décidé d'organiser leur opération. Dans sa dissidence en cour d'appel, le juge Abella a bien résumé le déroulement de l'opération des policiers: [traduction] «Ils ont [. . .] choisi d'effectuer tout d'abord l'arrestation, d'entrer ensuite dans la maison et enfin, d'obtenir l'autorisation nécessaire.»

76 Les témoignages des policiers au procès montrent de façon concluante qu'il n'était pas nécessaire d'agir ainsi. L'appelant et les coaccusés étaient surveillés de près et à leur insu par les policiers, depuis plusieurs jours. À 17 h, le 18 septembre 1990, environ deux heures avant que les arrestations ne soient effectuées en public, la principale escouade de surveillance de la police ainsi que l'équipe de renfort se sont rencontrées pour discuter de la descente. Lors de cette réunion stratégique préparatoire, l'un des chefs d'escouade, l'agent Clifford, a été chargé d'obtenir le mandat de perquisition requis. Clifford a déclaré, dans son témoignage, qu'il avait alors déjà terminé en grande partie la préparation de la dénonciation à présenter à un officier de justice, la seule personne que le législateur a habilitée, à l'art. 12 de la Loi sur les stupéfiants, à accorder ou à refuser à la police l'autorisation d'entrer dans une maison d'habitation. On ne conteste pas, et il ressort clairement du dossier, qu'au moment de la réunion préparatoire à la descente, les policiers avaient déjà recueilli suffisamment de données concernant le commerce de drogue auquel se livrait l'appelant, de sorte qu'un mandat de perquisition aurait inévitablement été accordé s'il avait été demandé avant les arrestations. Toutefois, les policiers ont différé l'obtention d'un mandat et ont plutôt choisi d'effectuer des arrestations en public. Au moment des arrestations, ils se sont soudainement inquiété de la possibilité que leurs actions aient été remarquées. Comme on pouvait s'y attendre, les policiers se sont ensuite retrouvés face à la possibilité que les occupants de la maison soient avisés de détruire les éléments de preuve avant qu'un mandat de perquisition ne puisse être obtenu. C'est cette possibilité qui a poussé les policiers à occuper le domicile de l'appelant et à en maîtriser les occupants pendant une heure et quart avant l'obtention du mandat.

77 Il vaut peut‑être la peine de répéter ce qu'a dit notre Cour dans l'arrêt Grant au sujet du moment où les perquisitions dans un autre endroit qu'une maison d'habitation peuvent être faites sans mandat. Dans cet arrêt, le juge Sopinka, a souligné, au nom de la Cour, le caractère restreint de cette exception. Voici ce qu'il affirme, à la p. 241:

. . . j'ai conclu que les perquisitions sans mandat prévues à l'art. 10 LS doivent être autorisées seulement lorsqu'une situation d'urgence rend pratiquement impossible l'obtention d'un mandat. Les perquisitions sans mandat effectuées dans toute autre circonstance seront considérées comme abusives et nécessairement contraire à l'art. 8 de la Charte. [Je souligne.]

Les conditions relatives à la perquisition dans une maison d'habitation devraient être encore plus strictes et je pense que cela s'applique lors de l'examen de la question de l'urgence dans le cas de perquisitions sans mandat dans des maisons d'habitation. En l'espèce, était‑il impossible d'obtenir un mandat? Certainement pas. Les policiers auraient pu demander un mandat avant la descente. Autrement dit, ils auraient pu retarder leur opération jusqu'à ce qu'un mandat leur ait été décerné. Ils ont plutôt créé leur propre situation d'urgence en procédant comme ils l'ont fait aux arrestations. Les policiers auraient sûrement dû savoir que des arrestations effectuées en public et planifiées longtemps d'avance pourraient créer une situation d'urgence si aucun mandat n'avait encore été décerné.

78 L'absence de précédents en la matière montre le caractère exceptionnel des perquisitions sans mandat en matière criminelle. On ne nous a signalé aucune décision, que ce soit au Canada ou en Angleterre, où les tribunaux ont permis à la police d'investir une maison d'habitation alors qu'elle aurait pu organiser son enquête de manière à se conformer à l'exigence légale d'obtenir un mandat de perquisition. On aimerait croire qu'il en est ainsi parce que la police est trop avisée pour agir de cette manière. J'ai toutefois mentionné le fait que, dans des cas exceptionnels, on a jugé, aux États‑Unis, que l'urgence d'une situation peut permettre une perquisition sans mandat, même dans une maison d'habitation. Mais même dans le contexte différent qui existe aux États‑Unis, l'attitude permissive dont on a fait preuve dans certains cas résultait d'un partage marqué de la Cour suprême, où les dissidences des célèbres défenseurs des libertés civiles, qui siégeaient à cette cour, sont davantage compatibles avec nos traditions de liberté. Je vais examiner ces arrêts brièvement.

79 L'arrêt United States c. Santana, 427 U.S. 38 (1976), où il n'était toutefois pas question d'une atteinte aussi grave, ressemble beaucoup à la présente situation. Dans cette affaire, un policier en civil, Gilletti, a acheté de la drogue à une intermédiaire, McCafferty, dans une voiture à l'extérieur de la maison du fournisseur apparent, Santana. Le policier a ensuite conduit McCafferty un peu plus loin et il l'a arrêtée en public. La police est immédiatement retournée à la maison suspecte, y est entrée sans mandat, a arrêté Santana et a saisi l'argent ayant servi à acheter la drogue à McCafferty. Un policier a expliqué de la manière suivante la situation d'urgence qui aurait nécessité l'entrée sans mandat (à la p. 47): [traduction] «Nous étions à un pâté et demi de maisons de la résidence [de Santana] lorsque l'arrestation [de McCafferty] a été effectuée. Je suis sûr que la nouvelle se serait répandue en l'espace de quelques secondes ou de quelques minutes.»

80 La Cour suprême a statué, à la majorité, que la perquisition était valide. Pour ma part, je considère toutefois que la position qu'il convient d'adopter au Canada se trouve dans les remarques suivantes tirées des motifs de dissidence du juge Marshall (auxquels a souscrit le juge Brennan) qui, en examinant l'argument selon lequel la nouvelle de l'arrestation se serait répandue rapidement et aurait ainsi créé une situation d'urgence, affirme, aux pp. 47 à 49:

[traduction] Il s'agit sans aucun doute là d'une conclusion raisonnable compte tenu des circonstances de l'arrestation, et le risque que les éléments de preuve soient détruits et que les suspects se soient éclipsés avant qu'un mandat ait pu être obtenu aurait normalement justifié le retour rapide des policiers au domicile de Santana ainsi que l'entrée et l'arrestation sans mandat. . .

Je ne crois toutefois pas que cette situation d'urgence valide automatiquement l'arrestation de Santana. La situation d'urgence qui a justifié l'entrée et l'arrestation découlait uniquement du comportement des policiers. Il semble que si l'agent Gilletti avait conduit McCafferty plus loin avant de l'arrêter, l'arrestation n'aurait pas créé de situation d'urgence; dans un tel cas, un mandat aurait été nécessaire [. . .] Lorsqu'une arrestation est effectuée à un moment où elle ne constitue rien d'autre qu'une tentative de contourner l'exigence de mandat, je conclurais à l'illégalité de l'arrestation ou de la perquisition qui sont ensuite effectuées. [Je souligne.]

81 Comme dans l'affaire United States c. Santana, la situation d'urgence qui existait en l'espèce n'était que le résultat du comportement des policiers. Dans l'affaire United States c. Santana, les policiers n'avaient pas à effectuer leur arrestation en public de manière à créer une situation d'urgence. Dans le présent pourvoi, les policiers n'auraient pas dû effectuer les arrestations avant d'avoir obtenu un mandat de perquisition du juge de paix. En agissant ainsi, les policiers ont eux‑mêmes créé une situation d'urgence et ils ne devraient pas être autorisés à l'invoquer pour justifier une dérogation aux règles de droit établies par le législateur et la Constitution elle‑même. Ces exigences, ne l'oublions pas, reflètent notre héritage de common law qui garantit l'inviolabilité du domicile contre toute intrusion de l'État. La police ne devrait pas être autorisée à esquiver ce droit d'une importance cruciale en faisant tout simplement abstraction de son mandat dans la planification de ses opérations.

82 L'arrêt Segura c. United States, 468 U.S. 796 (1984), cité par le juge Cory, n'a qu'une ressemblance superficielle avec le présent pourvoi, quoiqu'il y ait des différences importantes qui valent la peine d'être examinées. Les policiers, dans l'affaire Segura c. United States, ont arrêté des membres d'une organisation de trafiquants de drogue et ont été informés à ce moment‑là par les personnes arrêtées qu'ils pourraient trouver de la drogue dans un certain appartement. Les policiers, concluant qu'ils avaient un motif probable de perquisitionner dans les lieux mentionnés, ont demandé l'avis du bureau du procureur général des États‑Unis qui leur a dit qu'il était trop tard dans la soirée pour obtenir un mandat de perquisition et qu'ils devraient se rendre à l'appartement [traduction] «pour garder les lieux» en attendant la délivrance du mandat. Se fondant sur cette information, les policiers ont occupé l'appartement jusqu'à ce que le mandat soit décerné. Indépendamment des circonstances plus extrêmes de la présente affaire, la force persuasive de l'arrêt Segura c. United States est affaiblie davantage par le fait que la Cour suprême des États‑Unis était partagée à 5 contre 4 sur cette question.

83 Il est difficile de conclure, en l'espèce, qu'une situation d'urgence justifiait une entrée sans mandat parce que les circonstances sont loin d'être exceptionnelles, comme l'a signalé à juste titre le juge Abella dans sa dissidence. Les arrestations en public ne sont pas rares et les stupéfiants, de par leur nature même, sont souvent faciles à supprimer ou à détruire. Soutenir que, chaque fois qu'une arrestation en public se produit, il pourrait y avoir une situation d'urgence permettant de craindre que des éléments de preuve ne soient détruits, et justifiant ainsi l'entrée sans mandat de la police au domicile d'un suspect pour préserver ces éléments de preuve, reviendrait à ne faire aucun cas de la tentative qui est faite à l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants qui indique qu'une maison d'habitation mérite une protection spéciale. J'ajoute qu'une telle approche n'est nullement propre aux infractions en matière de stupéfiants. Le même raisonnement s'appliquerait à toute une gamme d'autres crimes.

84 Une interprétation aussi large de la situation d'urgence n'inciterait guère la police à obtenir un mandat d'avance. Les faits de l'affaire United States c. Santana, précitée, en sont un exemple. Si, avant de l'arrêter, les policiers avaient conduit McCafferty hors de portée de vue de la maison de Santana, ils auraient alors dû se donner le mal de demander un mandat de perquisition pour la résidence du fournisseur. À cet égard, l'arrestation en public de McCafferty près de la résidence de Santana était très avantageuse: elle créait automatiquement une situation d'urgence nécessitant une entrée rapide sans mandat. La situation est analogue en l'espèce.

85 Enfin, l'arrêt très récent de notre Cour, R. c. Burlingham, [1995] 2 S.C.R. 206, vient confirmer le point de vue selon lequel les policiers ne devraient pas pouvoir invoquer une situation d'urgence pour pouvoir entrer dans des locaux lorsque cette situation d'urgence découle directement de la manière dont ils ont choisi d'organiser leur opération (qui avait été planifiée d'avance). Dans cette affaire où il était question d'une dénégation du droit de l'appelant à l'assistance d'un avocat, notre Cour a confirmé à nouveau que les policiers ne peuvent pas invoquer une situation d'urgence qu'ils ont eux‑mêmes créée pour refuser à un accusé une protection garantie par la Charte. Le juge Iacobucci fait remarquer, à la p. 240: «[I]l n'y avait aucune urgence. En fait, [. . .] la police a, à vrai dire, créé une situation d'urgence artificielle». Dans une opération planifiée et calculée comme celle entreprise par les policiers en l'espèce, les policiers doivent agir de manière à ce que toute atteinte inutile à des droits garantis par la Constitution soit minime.

86 L'intrusion est d'autant plus grave du fait que les policiers disposaient d'un moyen pratique et acceptable d'effectuer leur enquête conformément à la Charte, mais qu'ils ont plutôt choisi d'organiser leurs opérations d'une manière qui portait gravement atteinte aux droits fondamentaux à la liberté; voir l'arrêt Collins, précité, à la p. 285. Par conséquent, je conclus qu'il n'existait aucune situation d'urgence justifiant l'entrée des policiers au domicile de l'appelant.

87 Examinons enfin la tentative de relier automatiquement la drogue à la présence éventuelle d'armes à feu de manière à pouvoir invoquer une situation d'urgence justifiant la garde des lieux avant la délivrance du mandat. À mon avis, il y a lieu de la repousser. Les policiers ont témoigné au procès qu'ils craignaient qu'il y ait des armes à feu dans les lieux, ce qui créait une situation d'urgence. Pour commencer, je ne vois pas exactement comment des policiers qui entrent sans mandat dans une maison sont mieux en mesure d'assurer leur sécurité que s'ils y entrent munis d'un mandat. Si des policiers ont légitimement raison de craindre la présence d'armes à feu dans une maison d'habitation, l'entrée dans ces lieux avant la délivrance d'un mandat n'assurera pas davantage leur sécurité. En outre, bien des crimes graves, de par leur nature même, comportent l'usage d'une arme à feu. Cela signifie‑t‑il qu'on peut éviter de se procurer un mandat de perquisition chaque fois que l'on pense qu'il peut y avoir usage d'une arme à feu? Certainement pas. Dans le présent pourvoi, rien n'indiquait, avant l'entrée dans les lieux, qu'il y avait des armes à feu dans la résidence de l'appelant et, en fait, il s'est avéré qu'il n'y en avait aucune. Tout ce qu'on nous dit c'est que le commerce de la drogue à Toronto s'accompagne souvent de l'usage d'armes à feu. La loi n'autorise pas la police à entrer sans mandat dans une maison pour le simple motif qu'elle peut avoir des raisons de supposer qu'il existe un lien entre la drogue et l'usage d'armes à feu. L'arrêt Genest, précité, l'a déjà montré. Notre Cour a statué, dans cet arrêt, que ce serait un facteur pertinent seulement lorsque la police sait d'avance qu'il y a des armes à feu dans la maison au moment où elle choisit la façon dont elle procédera. Accepter que le simple fait de soupçonner la présence d'armes à feu en raison du lien qui existe entre la drogue et l'usage d'armes à feu justifie une entrée sans mandat équivaudrait à faire table rase de l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants et des garanties offertes par l'art. 8 de la Charte. En effet, dans toute enquête de police sérieuse en matière de drogue, on pourrait toujours brandir le spectre des armes à feu. Une dérogation aussi radicale au texte clair de la Loi sur les stupéfiants ne pourrait venir que du législateur. Certes, en l'absence d'une telle directive du législateur, je rejette toute insinuation qu'il est possible d'invoquer des soupçons généraux sur la présence possible d'armes à feu pour faire valoir qu'il y a urgence.

La considération dont jouit l'administration de la justice

88 Dans l'arrêt très récent de notre Cour, Burlingham, précité, le juge Iacobucci recommande une façon d'aborder la question de la considération dont jouit l'administration de la justice, dont, selon moi, nous ne devrions pas nous écarter. Voici ce qu'il affirme, à la p. 242:

. . . il ne faut jamais perdre de vue que même la personne accusée du crime le plus ignoble, peu importe la probabilité qu'elle ait bel et bien commis ce crime, a droit à la pleine protection de la Charte. Couper court aux droits qui y sont garantis ou les court‑circuiter nuit non seulement à l'accusé, mais aussi à toute la considération dont jouit le système de justice criminelle. Il faut souligner que les objectifs de protection de l'intégrité du système de justice criminelle et de promotion de l'honnêteté des techniques d'enquête sont d'importance fondamentale dans l'application du par. 24(2).

89 Je ne vois pas pourquoi ce raisonnement ne devrait pas s'appliquer en l'espèce. Bien que je partage les inquiétudes de mes collègues en ce qui concerne les effets débilitants du commerce de la drogue sur la société canadienne, il serait difficile de soutenir que les activités illicites de l'appelant en l'espèce sont pires que l'infraction d'ordre sexuel et le meurtre violent qui étaient reprochés à l'accusé dans l'affaire Burlingham. L'application d'une norme moins stricte ne contribuerait guère à améliorer la considération dont jouit l'administration de la justice.

90 À mon avis, il est indubitable que les éléments de preuve constitués de la drogue et de l'argent doivent être exclus. Je reconnais qu'une telle façon de procéder est déplaisante. Personne n'aime que des individus qui sont nettement coupables d'infractions graves et dommageables pour la société canadienne restent impunis. Mais il existe d'excellentes raisons de le faire. À une époque où elle était moins permissive, la Cour suprême des États‑Unis a expliqué, dans l'arrêt Elkins c. United States, 364 U.S. 206 (1960), à la p. 217, pourquoi les éléments de preuve découverts lors d'une violation du Quatrième amendement devaient être exclus:

[traduction] Cette règle est conçue pour prévenir et non pour guérir. Elle a pour objet de dissuader — forcer le respect de la garantie constitutionnelle de la seule manière efficace disponible — en faisant disparaître ce qui incite à ne pas en tenir compte.

91 La même logique s'applique aux violations graves et véritables de la Charte qui sont commises au Canada. La seule façon efficace de décourager les violations graves de la Charte est de faire en sorte que les éléments de preuve obtenus par suite d'une violation de la Charte ne soient pas admis en preuve. Il est facile de s'enflammer au sujet de l'inviolabilité du domicile et d'autres droits fondés sur la Charte. Il est beaucoup plus difficile de prendre les mesures désagréables qui sont nécessaires pour les préserver. Mais, à mon avis, il faut le faire. Sans cette mesure de dissuasion, les éléments relâchés au sein de notre police ne peuvent être qu'encouragés à présumer que les garanties de la Charte ne sont que de simples banalités dont les tribunaux et eux‑mêmes ne tiendront pas compte lorsque cela les arrangera. La Cour d'appel de l'Ontario a bien expliqué cela dans l'arrêt R. c. Young (1993), 79 C.C.C. (3d) 559, aux pp. 566 et 567:

[traduction] En ce qui concerne l'effet sur l'administration de la justice, on pourrait dire que les policiers se sont mal conduits en l'espèce, mais que leur comportement traduisait néanmoins leur souci de jouer leur rôle tel qu'ils le perçoivent, en enquêtant sur un crime dans le but d'«attraper leur homme». L'appelant est en réalité coupable des infractions en cause et il devrait être puni. Dans cette mesure, écarter les éléments de preuve rend un mauvais service à l'administration de la justice.

Cette caractérisation est, à mon avis, plus que compensée, en l'espèce, par la nécessité de s'assurer que les tribunaux ne tolèrent pas un comportement qui représente pour toutes les personnes, innocentes ou coupables, une menace réelle d'abus intentionnel de leurs pouvoirs par les policiers.

On ne peut pas nier que le commerce de la drogue est odieux et qu'il représente une menace grave pour la société. Je reconnais donc qu'il faut prendre toutes les mesures raisonnables pour l'enrayer. Mais nous ne pouvons pas permettre que l'utilité de ces efforts amène les tribunaux à déroger à leur important devoir d'assurer que les personnes qui exercent un pouvoir au nom de l'État le fassent dans les limites que la Charte fixe au profit des individus. Peu importe la gravité de la menace, la loi doit être appliquée en conformité avec les garanties consacrées dans la Charte.

92 Il peut sembler que les garanties constitutionnelles sont des formalités ennuyeuses qu'il faut mettre de côté, en l'espèce, dans l'intérêt de la justice. Toutefois, de tels sentiments, quoique compréhensibles, sont finalement beaucoup plus destructeurs à long terme que le mal momentané que l'on cherche à prévenir. Comme le grand juriste américain qu'est le juge Brennan nous l'a rappelé, au sujet de leurs pendants américains (voir Nat Hentoff, «Profiles: The Constitutionalist», The New Yorker, 12 mars 1990, 45, à la p. 65), [traduction] «ces garanties [sont fondamentales dans une société libre] et la raison d'être de notre cour est de veiller à ce qu'[elles] soient scrupuleusement respectées». Il ajoute ensuite:

[traduction] Il ne s'agit pas de formalités! Et si abominable que puisse parfois être la personne qui en bénéficie, les garanties doivent être sauvegardées, même si, dans l'immédiat, cela permet à un individu très déplaisant de s'en tirer. C'est pour notre protection à tous que ces garanties existent.

93 De même, notre Cour est là pour veiller à ce que les droits et libertés garantis par la Charte soient scrupuleusement respectés. En l'espèce, la violation de la Charte était très grave. Elle a été aggravée par des pratiques policières très relâchées et un mépris systématique troublant des droits non seulement de l'appelant mais aussi des membres de sa famille que la preuve ne semblait nullement impliquer dans la perpétration des infractions en cause. Qui plus est, il était tout à fait possible d'éviter la violation de la Charte: il est admis qu'une demande préalable de mandat de perquisition aurait été accueillie. Une perquisition aurait alors pu être légalement effectuée dans la maison et les arrestations qui auraient suivi n'auraient pas créé le besoin urgent d'éviter la destruction des éléments de preuve. L'article 10 de la Loi sur les stupéfiants et l'art. 8 de la Charte n'exigent pas moins.

94 Le concept de la situation d'urgence est un moyen compréhensible de permettre aux tribunaux, dans de rares cas, d'autoriser l'utilisation d'éléments de preuve même s'ils ont été obtenus grâce à une violation de ces exigences législatives et constitutionnelles. Cependant, cette dérogation singulière ne saurait s'appliquer lorsqu'il est possible d'obtenir une autorisation judiciaire préalable pour une perquisition, règle qui a été formulée dès l'arrêt Hunter c. Southam Inc., précité. Élargir cette notion de manière à inclure les situations d'urgence créées par la police, que celles‑ci soient le résultat de la mauvaise foi ou d'une sottise grave, revient à miner sérieusement l'exigence d'obtenir une autorisation judiciaire pour pouvoir entrer dans une propriété privée. Les éléments de preuve doivent être exclus en l'espèce en raison de l'effet à long terme qui résulterait si on permettait à la police de recourir à des pratiques qui créent une situation d'urgence alors qu'un minimum de prévoyance aurait pu permettre de l'éviter. Je ne doute nullement que l'utilisation de ces éléments de preuve déconsidérerait l'administration de la justice et qu'ils doivent être écartés en vertu du par. 24(2) de la Charte.

Dispositif

95 Indépendamment de la preuve contestée, il se peut bien qu'il y ait suffisamment d'éléments de preuve pour justifier la déclaration de culpabilité de l'appelant. Par conséquent, j'accueillerais le pourvoi, j'annulerais la déclaration de culpabilité et j'ordonnerais la tenue d'un nouveau procès.

Les motifs suivants ont été rendus par

96 Le juge L'Heureux‑Dubé — Le présent pourvoi vise à déterminer si, dans une situation d'urgence, la police a le pouvoir d'entrer dans une maison privée pour empêcher la destruction ou la suppression d'éléments de preuve.

97 À la suite de l'arrestation de l'appelant et d'autres coaccusés relativement à des accusations de trafic de stupéfiants, la police est entrée dans la maison privée de l'appelant non pas pour y effectuer une perquisition, comme on le suggère, mais bien pour garder les lieux en attendant la délivrance d'un mandat de perquisition. À l'instar de la Cour d'appel, l'analyse de mon collègue le juge Cory part de la prémisse que cette entrée a été faite en violation de la garantie contre les perquisitions, fouilles et saisies abusives prévue à l'art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge Cory conclut finalement que la preuve matérielle subséquemment recueillie ne devrait pas être écartée en vertu du par. 24(2) de la Charte. Compte tenu de la situation d'urgence que la preuve révèle dans la présente affaire, j'estime qu'il n'y a eu aucune telle violation. Je suis, cependant, d'accord avec la conclusion à laquelle en arrive mon collègue le juge Cory.

98 Mon collègue décrit les faits et il n'y a pas lieu de les reprendre ici. Il suffit de souligner, comme il le fait dans le cadre de son analyse fondée sur le par. 24(2), que la police avait des motifs raisonnables et probables non seulement d'arrêter l'appelant, mais aussi de croire qu'elle trouverait de la drogue dans sa demeure, et qu'elle a agi non pas de mauvaise foi, mais raisonnablement, en pénétrant dans les lieux. Par ailleurs, la perquisition dans les lieux n'a pas été effectuée et on n'a pas tenté d'y procéder avant l'obtention d'un mandat de perquisition. Je souligne que ces faits ne sont pas contestés et qu'ils ont été acceptés tant par le juge du procès que par la Cour d'appel et mon collègue le juge Cory.

99 Bien que le juge du procès ait conclu, à la lumière de ces circonstances, qu'il n'y avait eu aucune violation de la Charte, la Cour d'appel à la majorité a, non sans une certaine hésitation, été prête à décider de la cause en tenant pour acquis qu'une telle violation avait été commise, vu l'admission par le ministère public que la police avait contrevenu à l'art. 8 de la Charte en pénétrant dans la maison privée de l'appelant. Mon collègue le juge Cory adopte la même approche. Je ne suis, toutefois, pas disposée à le faire.

100 On a signalé à maintes reprises que les admissions de droit ne lient pas les tribunaux (R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93; États‑Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469; R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24). En l'espèce, une telle admission est tout à fait inacceptable et constitue en fait une erreur de droit, comme je vais tenter de le démontrer.

L'existence d'une situation d'urgence selon la common law et la Charte

101 Dès le départ, je tiens à préciser qu'il appartient au ministère public de prouver l'existence d'une situation d'urgence justifiant l'entrée de la police dans une maison privée. J'estime que le ministère public s'est acquitté de ce fardeau. Bien que ce soit dans le contexte de son analyse fondée sur le par. 24(2), le juge Cory convient lui‑même qu'il s'agissait ici d'une situation d'urgence. Plus particulièrement, il précise à la p. 369 qu'«[i]l existait des éléments de preuve solides et convaincants qui permettaient au juge du procès et à la Cour d'appel à la majorité de conclure à bon droit à l'existence d'une situation d'urgence qui justifiait l'entrée par la police dans la demeure de l'appelant». À cet égard, je fais remarquer que le juge du procès, le juge Ewaschuk, n'a aucunement inféré que la police avait mené l'opération de façon irrégulière. Il a plutôt conclu que, compte tenu de l'ensemble des faits, la police avait des motifs légitimes de croire qu'il y aurait destruction de la drogue, et a souligné qu'elle avait agi de façon raisonnable dans les circonstances. De plus, ces conclusions ont été confirmées par la Cour d'appel à la majorité.

102 Tant en vertu de la common law que de la Charte, on a toujours considéré que l'existence d'une situation d'urgence constitue une exception à la maxime ancienne selon laquelle «la maison d'une personne est son château» qu'invoque mon collègue le juge Cory pour affirmer qu'il y a eu ici une grave violation de l'art. 8 de la Charte.

103 Avant de discuter plus à fond de l'exception relative à une situation d'urgence, je tiens tout d'abord à examiner l'importance que mon collègue attache à l'exigence du mandat qu'impose l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N‑1 (ci-après la LS), relativement aux entrées de la police dans une maison d'habitation. À mon avis, on ne devrait pas accorder à l'art. 10 LS une importance plus grande que ne le fait la common law relativement à de telles entrées, puisque ni l'art. 10 LS ni la common law n'empêchent la police d'entrer dans une maison d'habitation sans mandat en cas d'urgence.

104 En fait, l'art. 10 LS reflète, de manière générale, la common law elle‑même dans la mesure où, en l'absence d'une situation d'urgence, l'entrée sans mandat dans une maison privée sera généralement considérée comme illégale. En l'absence d'une situation d'urgence, l'exigence légale d'autorisation pour permettre à la police de pénétrer dans une maison privée, telle qu'exposée dans Colet c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 2, s'applique donc. Toutefois, la situation en l'espèce est tout à fait différente de celle qui existait dans l'arrêt Colet c. La Reine. Plus particulièrement, l'existence d'une situation d'urgence n'entrait pas en ligne de compte dans cette affaire, et on ne saurait absolument pas conclure que la position que notre Cour y a adoptée a écarté les restrictions au principe de l'inviolabilité du domicile reconnues en common law. Il y a lieu de souligner à nouveau que le juge du procès et la Cour d'appel à la majorité, de même que mon collègue le juge Cory, ont tous conclu à l'existence d'une situation d'urgence en l'espèce, et que la présente affaire doit être abordée à la lumière de cette conclusion.

105 L'article 10 LS n'élimine pas les exceptions de la common law relatives aux situations d'urgence. Que ce soit en vertu de la LS ou de la common law, la police pourra toujours entrer dans des lieux en cas d'urgence comme lors d'une prise en chasse (hot pursuit) ou lorsqu'une personne est en danger de mort ou risque de subir des blessures dans des lieux privés. Rien dans la LS n'indique que le législateur ait choisi d'abolir l'exception de common law relative aux situations d'urgence. En conséquence, puisque l'art. 10 LS ne traite pas de l'entrée dans une maison privée en cas d'urgence, il nous faut examiner les principes de common law applicables à cet égard. (Voir, à ce sujet: Eccles c. Bourque, [1975] 2 R.C.S. 739; R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145; R. c. Macooh, [1993] 2 R.C.S. 802.)

106 Dans l'arrêt Eccles c. Bourque, précité, rendu avant l'adoption de la Charte, notre Cour a examiné les restrictions de common law au principe de l'inviolabilité du domicile. Dans cette affaire, l'appelant avait intenté une action en dommages‑intérêts contre trois policiers pour intrusion dans son appartement afin d'y appréhender un tiers contre qui des mandats avaient été décernés dans d'autres juridictions. Il s'agissait de décider si, en pareilles circonstances, les policiers avaient le droit d'entrer dans les lieux. Comme rien n'était prévu au Code criminel à ce sujet, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a conclu qu'on devait s'en remettre aux principes de common law applicables à cet égard. À cette fin, le juge Dickson fait remarquer, au nom de la Cour sur ce point, que l'arrêt Semayne (1604), 5 Co. Rep. 91, 77 E.R. 194, dans lequel on a formulé le principe selon lequel «la maison d'une personne est son château», prévoit aussi des exceptions à ce principe dans certaines circonstances (à la p. 743):

. . . il est des occasions où l'intérêt d'un particulier dans la sécurité de sa maison doit céder le pas à l'intérêt public, lorsque le grand public a un intérêt dans l'acte judiciaire à exécuter. Le criminel n'est pas à l'abri d'une arrestation dans son propre foyer ou dans celui d'un de ses amis. C'est ainsi que dans l'arrêt Semayne on a imposé une restriction au concept du «château», la Cour décidant que:

[traduction] Dans toutes les affaires où le Roi est partie, le shérif (si les portes ne sont pas ouvertes) peut s'introduire par bris dans la maison de la partie, soit pour l'arrêter, soit pour autrement exécuter l'acte judiciaire du R., si autrement il ne peut pas entrer.

(Voir aussi Halsbury's Laws of England (3e éd. 1955), vol. 10, aux pp. 354 et suiv.)

107 De plus, dans l'arrêt Eccles c. Bourque, précité, le juge Dickson ajoute que le droit d'entrer dans une maison d'habitation pour chercher un contrevenant ne peut être légitimement exercé que (i) s'il existe des motifs raisonnables et probables de croire que la personne recherchée se trouve dans les lieux et (ii) si la police signale sa présence de façon habituelle avant de pénétrer dans les lieux (à la p. 744). En ce qui concerne cette dernière exigence, le juge Dickson indique, à la p. 747, que l'on n'a pas à y satisfaire dans une situation d'urgence, c'est‑à‑dire qu'il y aura «des occasions où, par exemple, afin de sauver de la mort ou de blessures quelqu'un qui se trouve sur les lieux ou d'empêcher la destruction d'une preuve, ou en cours de poursuite immédiate (hot pursuit), l'avis [pourra] ne pas être requis» (je souligne). Dans l'arrêt Eccles, le juge Dickson a, de ce fait, décidé que le principe de l'inviolabilité de la demeure n'est pas immuable et comporte une exception dans le cas d'une prise en chasse. Cet arrêt illustre bien que la maxime «la maison d'une personne est son château» a toujours été sujette à des exceptions.

108 Notre Cour a cité l'affaire Eccles dans les arrêts Landry et Macooh, précités, qui sont tous deux postérieurs à la Charte. Dans l'arrêt Landry, le juge en chef Dickson (avec l'appui des juges Chouinard, Lamer et Wilson), sur la base de son raisonnement dans Eccles, a conclu que, dans un cas de prise en chasse, la police était autorisée à entrer dans des lieux privés pour y arrêter un contrevenant, qu'il y ait eu ou non délivrance d'un mandat. Dans ses motifs concordants dans l'arrêt Landry, le juge Estey (avec l'appui des juges Beetz et McIntyre) ajoute, à la p. 166, que le principe ancien de l'inviolabilité de la demeure «doit céder le pas aux exigences légitimes de l'application de la loi». Il a ensuite cité l'extrait suivant de l'arrêt Lyons c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 633, dans lequel il avait affirmé au nom de notre Cour à la majorité (à la p. 657):

La maison n'est pas un château isolé, c'est un château dans une société qui en assure et en protège l'existence. Le droit reconnaît depuis longtemps un bon nombre de compromis et d'empiétements purs et simples au sens littéral de ce concept. . . [Je souligne.]

De même, le juge en chef Lamer a confirmé, au nom de la Cour, dans l'arrêt Macooh, que les cas de prise en chasse constituent une exception, traditionnellement reconnue par la common law, au principe de l'inviolabilité de la demeure.

109 Il est intéressant de noter que, dans l'arrêt Macooh, le juge en chef Lamer a examiné les justifications de l'exception de la prise en chasse en regard du principe de l'inviolabilité de la demeure. À la page 816, il laisse entendre, notamment, qu'en l'absence d'une telle exception autorisant la police à entrer dans des maisons privées «[l]a preuve de l'infraction qui a donné lieu à la poursuite ou d'une infraction connexe peut être perdue». Cette justification relative à la nécessité de restreindre le principe de l'inviolabilité de la demeure est pertinente ici puisqu'une situation d'urgence est souvent décrite comme une situation où il existe un risque imminent de destruction, de suppression ou de perte d'éléments de preuve. (Voir, en particulier, R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223.)

110 Les tribunaux américains ont également reconnu des exceptions au principe de l'inviolabilité de la demeure en cas d'urgence. Je partage l'avis du juge Martin de la Cour d'appel de l'Ontario qui a souligné, dans l'arrêt R. c. Rao (1984), 12 C.C.C. (3d) 97, à la p. 000, (cité et approuvé dans l'arrêt Grant, précité), que la jurisprudence américaine sur cette question [traduction] «peut être utile, tout particulièrement la façon dont la Cour suprême des États‑Unis formule les exceptions fondées sur «le bon sens» à l'exigence de mandat prévue par le Quatrième amendement». L'arrêt dont fait état le juge Martin (à la p. 116) est Texas c. Brown, 103 S.Ct. 1535 (1983), où le juge Rehnquist (plus tard Juge en chef) de la Cour suprême des États‑Unis affirme, avec l'appui du juge en chef Burger et des juges White et O'Connor à la p. 1539:

[traduction] Selon notre jurisprudence, il faut préférer la procédure par voie de mandat, même si, dans une vaste gamme de situations différentes, nous avons reconnu que cette exigence comportait des exceptions souples et fondées sur le bon sens. Voir, par exemple, les arrêts Warden c. Hayden, 387 U.S. 294, 87 S. Ct. 1642, 18 L. Ed. 2d 782 (1967) (prise en chasse); United States c. Jeffers, 342 U.S. 48, 51 et 52, 72 S. Ct. 93, 95 et 96, 96 L. Ed. 59 (1951) (situation d'urgence); United States c. Ross, -‑ U.S. -‑ 102 S. Ct. 2157, 72 L. Ed. 2d 572 (1982) (perquisition dans une automobile) [. . .] Nous avons également jugé que des atteintes moins graves que des perquisitions, fouilles ou saisies complètes pouvaient être effectuées sans mandat. Voir, par exemple, l'arrêt Terry c. Ohio, [392 U.S. 1] (interpellation et fouille sommaire). . . [Je souligne.]

111 En fait, la jurisprudence américaine citée par mon collègue le juge Cory va dans le même sens. Plus particulièrement, dans l'arrêt Segura c. United States, 468 U.S. 796 (1984), le juge en chef Burger mentionne, à la p. 798, que [traduction] «[l]a Court of Appeals a confirmé la conclusion de la District Court qu'il n'existait pas de situation d'urgence justifiant l'entrée sans mandat dans l'appartement des requérants». A contrario, ce passage illustre le fait que l'existence d'une situation d'urgence constitue une exception au principe de l'inviolabilité de la demeure et que, dans un tel cas, la police sera autorisée à entrer dans des lieux pour y préserver des éléments de preuve.

112 Enfin, en ce qui concerne la jurisprudence américaine, le juge Martin précise, à la p. 119 de l'arrêt Rao, qu'un certain nombre de cours d'appel américaines ont explicitement reconnu que l'entrée et la perquisition dans des lieux pour empêcher la suppression ou la destruction de drogues interdites relève de l'exception de la «situation d'urgence». (Voir United States c. Edwards, 602 F.2d 458 (1st Cir. 1979); Commonwealth c. Amaral, 450 N.E.2d 656 (Mass. 1983); pour des exemples plus récents, voir les arrêts United States c. Mabry, 809 F.2d 671 (10th Cir. 1987); United States c. Riley, 968 F.2d 422 (5th 1992).) En conséquence, il appert que la jurisprudence américaine décrit la situation d'urgence de la même façon que notre Cour l'a fait dans les arrêts Eccles, Macooh et plus récemment Grant, précités, soit, notamment, la situation où il y a risque imminent de perte d'éléments de preuve.

113 L'arrêt Grant est particulièrement digne de mention ici puisqu'il porte sur une situation d'urgence, dans le contexte de la Charte, qui a été qualifiée de condition constitutionnelle minimale pour que des perquisitions sans mandat soient acceptables. Plus particulièrement, dans cet arrêt qui portait sur l'art. 10 LS dans le contexte de perquisitions sans mandat dans des lieux autres qu'une maison d'habitation et de perquisitions périphériques sans mandat dans une maison d'habitation, le juge Sopinka affirme, à la p. 241, que ces perquisitions résisteront à un examen fondé sur la Charte dans les cas où l'urgence de la situation fait en sorte qu'il est impossible d'obtenir un mandat:

La protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives se trouve optimisée lorsqu'un arbitre judiciaire doit préalablement autoriser l'entrée dans un endroit par les autorités publiques. Par contre, notre Cour doit également tenir compte du droit de la société en matière d'application de la loi, notamment dans le domaine du commerce illégal de la drogue. Ce fléau endémique dans notre société permet à des criminels hautement perfectionnés de tirer avantage de la souffrance qu'ils infligent à d'autres. En tentant d'établir un équilibre entre ces deux droits, j'ai conclu que les perquisitions sans mandat prévues à l'art. 10 LS doivent être autorisées seulement lorsqu'une situation d'urgence rend pratiquement impossible l'obtention d'un mandat. Les perquisitions sans mandat effectuées dans toute autre circonstance seront considérées comme abusives et nécessairement contraires à l'art. 8 de la Charte. [Je souligne.]

(Voir aussi les arrêts R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, et R. c. Wiley, [1993] 3 R.C.S. 263.)

114 Le juge Sopinka a réitéré, dans l'arrêt Grant, aux pp. 241 et 242, que l'on a généralement statué qu'il existe une situation d'urgence lorsqu'il y a risque imminent de perte, de suppression, de destruction ou de disparition d'éléments de preuve si la fouille, la perquisition ou la saisie est retardée. Bien que l'arrêt Grant ait porté sur des perquisitions périphériques sans mandat par opposition à des entrées sans mandat dans des maisons d'habitation, je suis d'avis que le même raisonnement doit s'appliquer dans tous les cas de situation d'urgence.

115 En définitive, ce qu'il faut souligner ici c'est qu'une entrée sans mandat dans une maison privée, que ce soit en vertu de la common law ou de la Charte, nécessite une justification légitime et qu'une situation d'urgence se prête à une telle justification. Lorsqu'il existe une situation d'urgence, il est raisonnable pour la police de pénétrer sans mandat dans les lieux d'habitation. Puisque le juge du procès ainsi que la Cour d'appel à la majorité et mon collègue le juge Cory ont conclu à l'existence d'une situation d'urgence en l'espèce, je conclus que l'entrée par la police dans la demeure de l'appelant n'a pas porté atteinte à l'art. 8 de la Charte. Bref, l'entrée par la police n'était pas abusive dans les circonstances. Décider le contraire serait nier l'existence d'une exception fondamentale basée sur le «bon sens» qui a été reconnue à la fois sous le régime de la common law et de la Charte, tant au Canada qu'aux États‑Unis.

Attentes raisonnables en matière de vie privée

116 Comme argument subsidiaire, on a invoqué les attentes de l'appelant en matière de vie privée relativement à son domicile. L'appelant, comme la preuve l'a amplement démontré, faisait le trafic de stupéfiants à partir de sa demeure. C'est en fait ce qui a donné à la police des motifs raisonnables et probables d'arrêter l'appelant et d'entrer ensuite chez lui.

117 Notre Cour a déjà analysé, quant au caractère raisonnable des fouilles, perquisitions et saisies en vertu de l'art. 8 de la Charte, les attentes moindres qui, en matière de vie privée, existent dans des lieux de travail. (Voir Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; Comité paritaire de l'industrie de la chemise c. Potash, [1994] 2 R.C.S. 406.) De toute évidence, les attentes en matière de vie privée dans le contexte du commerce de stupéfiants ne sont pas différentes de celles qui existent dans le cadre d'une entreprise légitime exploitée dans une demeure ou dans des locaux commerciaux. Il serait, en fait, à tout le moins ironique de conclure que les attentes en matière de vie privée sont plus élevées dans le cadre d'une entreprise illégale que dans celui d'une entreprise légitime.

118 Dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, le juge Dickson établit clairement que les attentes en matière de vie privée jouent un rôle de premier plan dans le cadre d'une analyse fondée sur l'art. 8 de la Charte. À cet égard, il convient de citer le passage suivant tiré des pp. 159 et 160 de cet arrêt de principe en matière de fouilles, de perquisitions et de saisies:

La garantie de protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives ne vise qu'une attente raisonnable. Cette limitation du droit garanti par l'art. 8, qu'elle soit exprimée sous la forme négative, c'est‑à‑dire comme une protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies «abusives», ou sous la forme positive comme le droit de s'attendre «raisonnablement» à la protection de la vie privée, indique qu'il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s'immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d'assurer l'application de la loi. [Souligné dans l'original.]

119 En l'espèce, le juge Griffiths de la Cour d'appel ((1994), 16 O.R. (3d) 786) a examiné les attentes moindres de l'appelant en matière de vie privée, quoique dans le contexte du par. 24(2) de la Charte, pour conclure, à la p. 802, que [traduction] «l'entrée de la police dans la maison d'habitation, avant la délivrance du mandat, n'a eu aucun effet préjudiciable sur [l'accusé], sauf dans la mesure où elle a empêché d'autres personnes, agissant en son nom, de se défaire des éléments de preuve. [. . .] [L]'atteinte aux droits que la Charte garantissait à l'appelant a été minimale et les attentes objectives que l'appelant avait en matière de vie privée étaient faibles» (je souligne). L'idée sous‑jacente ici est qu'il faut se soucier du contexte dans lequel on invoque les attentes en matière de vie privée. Je suis d'avis que la Charte ne vise pas à protéger aveuglément les droits en matière de vie privée revendiqués dans le contexte d'activités criminelles qui se déroulent à l'intérieur de la demeure d'une personne. Il s'ensuit qu'il n'était pas déraisonnable, dans les circonstances, que la police garde les lieux. Vu les activités criminelles auxquelles il se livrait, l'accusé ne pouvait avoir que de faibles attentes en matière de vie privée à l'intérieur de sa demeure.

Conclusion

120 À mon avis, il n'est ni correct en matière d'interprétation constitutionnelle ni de saine politique judiciaire d'interpréter l'art. 8 de la Charte comme assujettissant à l'obtention d'un mandat l'entrée dans la maison d'habitation d'un accusé et la garde des lieux, lorsqu'il existe une situation d'urgence. Ce serait sacrifier la prévention efficace du crime que d'adopter une position qui empêcherait les mandataires de l'État de tenter de préserver des éléments de preuve qui, autrement, risquent d'être détruits. La situation d'urgence constitue une exception fondée sur le «bon sens» à l'exigence d'obtention d'un mandat qu'impose par ailleurs l'art. 8 de la Charte. Comme je l'ai conclu dans l'arrêt Elshaw, précité, à la p. 71, «[i]l n'est pas dit qu'on doive abandonner ce bon sens lorsque nous sommes appelés à interpréter la Charte».

121 Compte tenu des faits de la présente affaire, le juge du procès, qui a eu l'avantage d'entendre toute la preuve concernant les circonstances qui ont amené la police à entrer dans la maison privée de l'appelant, n'a pas conclu qu'en ce faisant la police avait agi de mauvaise foi. La Cour d'appel à la majorité a convenu, tout comme mon collègue le juge Cory, que la détermination des faits par le juge du procès appuie la conclusion que la police a agi de bonne foi dans une situation d'urgence. Il n'appartient pas à notre Cour de se prononcer après coup sur une pure détermination des faits par le juge du procès, particulièrement lorsqu'on n'a démontré aucune erreur de la nature de celle qui entraînerait l'intervention d'une cour d'appel (voir, par exemple, l'arrêt R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419, à la p. 467). Qualifier une telle conclusion d'«opinion» constitue uniquement un moyen de contourner la règle bien établie de la retenue dont doivent faire preuve les tribunaux d'appel.

122 En l'absence d'une conclusion de la part du juge du procès que la police a agi de mauvaise foi, il faut en conclure que les actes de la police en l'espèce ne visaient pas à contourner la loi ni à fabriquer une situation d'urgence. Cela équivaudrait bien entendu à de la mauvaise foi.

123 Puisque le juge du procès n'a pas conclu à la mauvaise foi, il n'est pas loisible aux tribunaux d'appel, et encore moins à notre Cour, de s'interroger après coup sur les autres façons dont la police aurait pu procéder dans des circonstances qui ne peuvent être évaluées que rétrospectivement. Cela est particulièrement vrai si l'on tient compte du fait que la police doit, plus souvent qu'autrement, agir sous pression et sur-le-champ, en étant exposée aux dangers associés à l'activité criminelle. Prétendre le contraire reviendrait à imposer à la police des tactiques et techniques à suivre en matière d'enquêtes et d'arrestations, ce que, selon moi, les tribunaux ne sont non seulement pas habilités à faire, mais encore devraient s'abstenir de faire. Ceci dit, si le juge du procès avait conclu à mauvaise foi de la part de la police, il est évident qu'une telle conclusion aurait engendré des considérations différentes.

124 Dans ces circonstances, je conclurais qu'il n'y a pas eu violation de l'art. 8 de la Charte parce qu'il existait une situation d'urgence et que l'appelant avait des attentes objectivement faibles en matière de vie privée. En l'absence d'une violation de la Charte, il n'est pas nécessaire de décider si l'utilisation de la preuve est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Cependant, eus-je conclu à l'existence d'une telle violation, j'aurais été d'accord avec la conclusion de mon collègue le juge Cory que les éléments de preuve ne devraient pas être écartés en vertu du par. 24(2) de la Charte.

125 Pour tous ces motifs, je rejetterais le pourvoi.

Version française du jugement des juges Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major rendu par

126 Le juge Cory — Le présent pourvoi vise à déterminer si des éléments de preuve, obtenus à la suite d'une perquisition reconnue comme abusive, devraient être écartés conformément au par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés. Comme c'est si souvent le cas, le contexte factuel et les conclusions des tribunaux d'instance inférieure auront une profonde incidence sur le résultat.

Contexte factuel

127 Le 28 août 1990, les membres d'une escouade antidrogue de la police de la communauté urbaine de Toronto ont entrepris une enquête sur la vente de cocaïne. Le même jour, un policier en civil a acheté un gramme de cocaïne à Antonio Scinocco pour la somme de 600 $. Les 10, 14 et 18 septembre, un policier en civil a effectué d'autres achats de cocaïne à Scinocco, dans un centre communautaire de Trinity Park, à Toronto. À chaque occasion, il y avait achat d'une once de cocaïne et versement à l'avance d'une somme de 2 000 $. Les policiers ont observé, chaque fois, le scénario suivant: Scinocco rencontrait l'appelant Antonio Silveira; ce dernier était ensuite conduit par un autre coaccusé à sa résidence du 486, rue Dufferin; après y être entré, l'appelant en ressortait peu après pour aller rencontrer de nouveau Scinocco; Scinocco allait ensuite retrouver le policier en civil pour lui remettre environ une once ou 25 grammes de cocaïne sous forme de cristaux. Vers 19 h 10, le 18 septembre, peu après la troisième vente, il y a eu arrestation de l'appelant et de deux coaccusés. Toutes ces arrestations ont eu lieu dans les environs du centre communautaire, à proximité de la résidence de l'appelant.

128 Puisque les arrestations avaient eu lieu en public, la police craignait que les résidents du 486, rue Dufferin, reçoivent la consigne de détruire ou de supprimer tout élément de preuve susceptible de s'y trouver. La police estimait avoir recueilli suffisamment d'éléments de preuve lors des achats de cocaïne et des observations faites de Silveira les 10 et 14 septembre pour obtenir un mandat de perquisition relativement au 486, rue Dufferin. Pourtant, elle ne voulait pas qu'on lui reproche de ne pas présenter de renseignements à jour au juge de paix. C'est pourquoi on a décidé d'ajouter à l'affidavit qui devait être présenté à l'appui de la demande de mandat de perquisition d'autres renseignements sur l'achat de cocaïne effectué le 18 septembre. La police était convaincue qu'elle avait tellement d'éléments de preuve établissant qu'elle avait des motifs raisonnables et probables de perquisitionner dans les lieux qu'elle n'aurait aucune difficulté à obtenir le mandat requis. Pour empêcher la destruction ou la suppression des éléments de preuve entre les moments de l'arrestation et de l'obtention du mandat de perquisition, les policiers se sont rendus au 486, rue Dufferin, ont frappé à la porte, se sont identifiés et ont pénétré dans les lieux sans y être invités. À leur arrivée, ils ont vérifié s'il y avait des armes dans les lieux et où se trouvaient les résidents de la maison. Ils ont alors rengainé leurs armes et avisé les occupants de continuer de préparer le dîner et de regarder la partie de baseball des Blue Jays à la télé. Ils n'ont pas perquisitionné dans les lieux, mais ont plutôt attendu le mandat de perquisition qu'ils croyaient recevoir sous peu.

129 Les policiers qui ont gardé les lieux étaient convaincus que le 486, rue Dufferin, était la base d'approvisionnement d'où provenait la cocaïne vendue au policier en civil. L'un des policiers avait, à deux reprises, vu l'appelant et d'autres personnes retourner à cette adresse avant la réalisation des ventes. De plus, ils craignaient que, du fait que les arrestations avaient eu lieu en public, à trois endroits près du 486, rue Dufferin, les résidents n'en soient informés et ne détruisent ou suppriment les éléments de preuve, ce qui, de l'avis des policiers, n'était pas inhabituel dans le cas de drogues dures. Il n'est pas sans importance qu'un frère de l'accusé soit arrivé sur les lieux pendant que la police attendait le mandat de perquisition. Bien qu'il n'ait apparemment pas reçu d'appel téléphonique, il était au courant de l'arrestation de son frère avant d'arriver à la maison.

130 Ce n'est qu'après avoir obtenu le mandat, soit un peu plus d'une heure plus tard, que les policiers ont procédé à la perquisition dans les lieux. Ils ont alors découvert un polochon cadenassé dans la chambre à coucher de l'appelant, au premier étage de la maison. Lorsqu'ils l'ont ouvert, les policiers y ont trouvé quelque 285,56 grammes (10 onces) de cocaïne ainsi qu'une somme de 9 535 $ en argent comptant, dont de nombreux billets marqués que le policier en civil avait auparavant utilisés pour acheter de la cocaïne.

Les décisions et les conclusions de fait des tribunaux d'instance inférieure

a) Le juge du procès

131 L'appelant a contesté l'admissibilité des éléments de preuve saisis lors de la perquisition en faisant valoir trois moyens que le juge du procès a tous rejetés. Premièrement, le juge du procès a décidé que, même si l'entrée des policiers ne pouvait être autorisée rétroactivement par la délivrance subséquente d'un mandat de perquisition, elle était néanmoins justifiée compte tenu de l'urgence de la situation. Il a jugé que les trois arrestations effectuées en public à proximité de la maison ont suscité chez les policiers une crainte fondée que la drogue ne soit détruite si des mesures n'étaient pas prises pour préserver cette preuve. Il a conclu que la police avait agi de façon raisonnable dans les circonstances.

132 Deuxièmement, le juge du procès a statué que la police n'avait commencé à perquisitionner dans les lieux qu'après avoir obtenu le mandat de perquisition. Il a conclu que les policiers pouvaient, dans l'intervalle, entrer dans chaque pièce pour vérifier si des armes et des occupants s'y trouvaient, afin de se protéger et d'empêcher la destruction de la preuve. Il était d'avis que la police avait eu raison de dégainer immédiatement vu le lien qui, selon lui, existait à Toronto entre les drogues dures et l'usage d'armes à feu. Par ailleurs, il a statué que la police avait procédé de façon raisonnable à la perquisition.

133 Troisièmement, on a soutenu que le mandat de perquisition n'était pas valide parce que la police avait omis de divulguer des renseignements importants au juge de paix. Le juge du procès a conclu que le policier n'avait pas intentionnellement induit le juge de paix en erreur lorsqu'il a omis de mentionner que des policiers pourraient se trouver sur les lieux au moment de la délivrance du mandat. De plus, le juge a statué que, même après avoir éliminé toute mention de la déclaration de l'appelant concernant la présence de drogue dans les lieux, qu'il a jugée inadmissible, il subsistait suffisamment d'éléments de preuve qui justifiaient la délivrance du mandat de perquisition.

134 Bien qu'il n'ait pas précisément conclu à l'existence de bonne foi, le juge du procès a certes affirmé clairement qu'à son avis les actes de la police ne traduisait aucune mauvaise foi, et il a donc admis les éléments de preuve que la perquisition avait permis de découvrir.

b) Cour d'appel (1994), 16 O.R. (3d) 786

135 En Cour d'appel, le juge Griffiths a accepté, au nom de la majorité, la conclusion du juge du procès que l'omission de mentionner que des policiers se trouvaient déjà sur les lieux n'était pas intentionnelle ni importante aux yeux de la police. Il a dit éprouver certaines difficultés à conclure que l'entrée initiale de la police constituait une perquisition. Cependant, il a signalé qu'il n'y avait pas de doute que l'entrée initiale était une intrusion et une atteinte injustifiée à la vie privée et que, puisque le ministère public avait reconnu l'existence d'une violation de l'art. 8, il était disposé à procéder à l'analyse fondée sur le par. 24(2) en tenant pour acquis qu'il y avait eu violation de l'art. 8. Il a statué que la décision du juge de procès appuyait la conclusion que la police avait agi de bonne foi en tentant de préserver les éléments de preuve. À son avis, la décision de la police qu'il y avait risque de destruction d'éléments de preuve, à moins que les lieux ne soient gardés jusqu'à l'obtention du mandat, constituait un bon exercice de jugement de la part de policiers expérimentés.

136 Il a rejeté toute idée que la police avait été abusive et il a conclu qu'elle s'était conduite de façon raisonnable. Il a ensuite souligné que, puisque l'appelant n'était pas dans la maison et que c'étaient les droits que lui garantirait la Charte qui étaient en cause, il ne pouvait y avoir eu violation de ses droits en vertu de la Charte.

137 Il a décidé que les faits de la présente affaire respectaient tous les critères requis énoncés dans les arrêts R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, et R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223, et que les éléments de preuve avaient été admis à bon droit.

138 La Cour d'appel à la minorité a, dans des motifs clairs et bien étoffés, indiqué que, puisque le ministère public avait reconnu que l'entrée initiale constituait une perquisition abusive, il lui incombait d'établir l'existence d'une situation d'urgence qui la justifierait. On a souligné que l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N-1, interdit toute perquisition non autorisée dans une maison d'habitation. On a jugé que les actes de la police constituaient une perquisition illégale qui ne pouvait être justifiée dans les circonstances de l'affaire, et que les éléments de preuve auraient dû être déclarés inadmissibles.

La question en litige

139 Il s'agit de savoir si la Cour d'appel à la majorité a eu tort de conclure que l'utilisation des éléments de preuve saisis dans la résidence de l'appelant n'était pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

Les dispositions législatives pertinentes

Charte canadienne des droits et libertés

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

24. . . .

(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s'il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N‑1

10. L'agent de la paix qui croit, pour des motifs raisonnables, à la présence d'un stupéfiant ayant servi ou donné lieu à la perpétration d'une infraction à la présente loi peut, à tout moment, perquisitionner sans mandat; toutefois, dans le cas d'une maison d'habitation, il lui faut un mandat de perquisition délivré à cet effet en vertu de l'article 12.

12. Le juge de paix qui est convaincu, sur la foi d'une dénonciation sous serment, qu'il existe des motifs raisonnables de croire à la présence, dans une maison d'habitation, d'un stupéfiant ayant servi ou donné lieu à la perpétration d'une infraction à la présente loi peut signer un mandat de perquisition autorisant l'agent de la paix qui y est nommé à pénétrer dans la maison d'habitation pour y chercher le stupéfiant.

L'entrée par la police constituait‑elle une perquisition?

140 À mon avis, l'intimée a vraiment eu raison de reconnaître que l'entrée dans les lieux par la police, qui voulait les garder et empêcher la destruction d'éléments de preuve, constituait en fait une forme de perquisition non autorisée par la loi. Il n'existe aucun endroit au monde où une personne possède une attente plus grande en matière de vie privée que dans sa «maison d'habitation». Même si la police pouvait avoir les meilleures intentions du monde lorsqu'elle est entrée dans la maison, cette entrée sans mandat portait atteinte aux droits garantis à l'appelant par l'art. 8 de la Charte. Par ailleurs, il ne saurait y avoir de distinction artificielle entre l'entrée dans la demeure par la police et la perquisition qu'elle a ensuite effectuée dans les lieux conformément au mandat. Les deux activités sont si étroitement liées dans le temps et par leur nature qu'il serait déraisonnable d'établir une distinction artificielle entre elles pour soutenir que la perquisition subséquente était valide malgré l'irrégularité de l'entrée initiale. Il s'ensuit donc que la question est de savoir si l'admission en preuve de la cocaïne et de l'argent découverts pendant la perquisition est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

Le paragraphe 24(2) de la Charte

141 Le présent pourvoi se ramène à un examen de l'équilibre qui doit être établi entre le droit à la vie privée dans la demeure et le besoin de la police d'agir dans une situation urgente. D'une part, la police est entrée dans une maison d'habitation sans mandat de perquisition ni autorisation, contrevenant ainsi directement à l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants. La Loi sur les stupéfiants elle‑même reconnaît le principe séculaire de l'inviolabilité de la maison d'habitation. La maison doit être pour tout Canadien son refuge ultime. C'est à cet endroit que l'attente en matière de vie privée est la plus grande et que l'on devrait être à l'abri de forces extérieures, notamment des actions de mandataires de l'État à moins qu'elles ne soient dûment autorisées. Il s'agit d'un principe fondamental dans une société démocratique, au sens que les Canadiens donnent à cette expression. Ainsi, on peut soutenir que l'entrée non autorisée dans une maison d'habitation constitue une violation si grave d'un droit garanti par la Charte qu'il y a toujours lieu d'écarter les éléments de preuve qu'elle a permis d'obtenir.

142 D'autre part, la police enquêtait sur un crime très grave, savoir la vente d'une drogue dure. C'est un crime qui a des conséquences dévastatrices pour les individus et la société. De plus, il s'accompagne souvent et tragiquement de l'usage d'armes à feu. Ce crime est un fléau social et aucun effort ne doit être ménagé pour l'enrayer. Il est si grave et il est si facile de détruire ou de supprimer des éléments de preuve que l'on peut soutenir que la police devrait toujours, en attendant la délivrance d'un mandat de perquisition, avoir le droit d'entrer sans autorisation dans une maison d'habitation pour préserver les éléments de preuve qui peuvent s'y trouver. Peut‑être la solution se situe‑t‑elle à mi‑chemin entre ces positions extrêmes. Avant d'examiner l'équilibre à atteindre, il est nécessaire d'examiner une question préliminaire: l'arrêt R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3, est‑il déterminant quant à l'issue du présent pourvoi?

L'arrêt Kokesch dicte‑t‑il le résultat en l'espèce?

143 L'appelant soutient que les éléments de preuve obtenus lors de la perquisition devraient être déclarés inadmissibles parce que l'entrée illégale de la police dans sa maison était analogue à la perquisition périphérique effectuée dans l'affaire Kokesch, précitée. Je ne puis souscrire à cet argument. On se rappellera que, dans Kokesch, la police avait effectué une perquisition périphérique dans les lieux, sans autorisation ou sans avoir de motifs raisonnables et probables de croire qu'on y trouverait des éléments de preuve. C'est à la suite de la perquisition périphérique irrégulière que la police avait été en mesure d'obtenir les éléments de preuve requis pour demander le mandat de perquisition. Le juge Sopinka a fait remarquer, au nom de notre Cour, que c'était la violation initiale de l'art. 8 de la Charte qui avait conduit à la découverte des éléments de preuve obtenus lors de la perquisition. La situation est très différente en l'espèce. Aucun élément de preuve n'a été obtenu à la suite de l'entrée illégale dans les lieux. Le seul effet que l'acte illégal de la police a eu sur l'appelant a été d'empêcher que des mesures soient prises pour détruire ou supprimer les éléments de preuve. Dans ces circonstances, on ne devrait pas appliquer aveuglément l'arrêt Kokesch de façon à écarter automatiquement les éléments de preuve obtenus lors de la perquisition. L'issue de la présente affaire devra dépendre de l'évaluation des facteurs pertinents quant à l'utilisation ou à l'exclusion des éléments de preuve conformément au par. 24(2) de la Charte.

La façon d'aborder avec retenue les décisions des tribunaux d'instance inférieure

144 Je précise d'emblée qu'il convient de se rappeler que notre Cour a statué, dans une série d'arrêts, que les conclusions tirées par les tribunaux d'instance inférieure, quant à des questions relatives au par. 24(2), ne devraient être écartées que s'il y a eu une «erreur manifeste quant aux principes ou aux règles de droit applicables, ou [. . .] [une] conclusion déraisonnable». Voir les arrêts R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93, à la p. 98; R. c. Greffe, [1990] 1 R.C.S. 755, à la p. 783; Grant, précité; et R. c. Borden, [1994] 3 R.C.S. 145. Il reste donc à vérifier si une telle erreur a été commise.

Les facteurs dont il faut tenir compte en examinant le par. 24(2) de la Charte

145 Dans l'arrêt Collins, précité, aux pp. 284 et 288, le juge Lamer (maintenant Juge en chef) a énoncé les trois principaux facteurs qui devraient guider le tribunal appelé à déterminer s'il y a lieu d'écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte. Ces facteurs sont les suivants: a) L'utilisation de la preuve porte‑t‑elle atteinte à l'équité du procès? b) Quelle est la gravité de la violation de la Charte? Et c) quel serait l'effet de l'exclusion de la preuve sur la considération dont jouit le système?

a) L'équité du procès

146 En l'espèce, la preuve matérielle est bien entendue constituée des 285,56 grammes (10 onces) de cocaïne et de l'argent. Elle existait avant la perquisition et se trouvait dans la demeure de l'appelant. À moins d'avoir été supprimée ou détruite, elle aurait inévitablement été découverte lors d'une perquisition dans les lieux. Il est important de souligner que la police n'a pas entrepris de perquisitionner avant l'obtention du mandat. En conséquence, on ne peut pas dire qu'en pénétrant sans mandat dans les lieux les policiers ont d'une façon ou d'une autre mis en péril l'appelant, sauf si on devait soutenir que leur présence l'a empêché d'organiser la suppression ou la destruction des éléments de preuve. Ce n'est guère un argument susceptible d'être retenu. Dans sa plaidoirie, l'appelant a très justement reconnu qu'il ne soutenait pas sérieusement que l'utilisation de la preuve porterait atteinte à l'équité du procès. Il a eu raison de le faire. On ne peut tout simplement pas affirmer que l'utilisation de la preuve porterait atteinte à l'équité du procès et il n'est plus nécessaire d'examiner cet aspect.

b) La gravité de la violation de la Charte

147 C'est l'aspect le plus difficile du présent pourvoi. C'est sur ce point que la Cour d'appel ne s'est pas entendue. C'est également sur ce point que l'appelant fonde ses arguments les plus solides. Afin de déterminer la gravité de la violation, il faut examiner un certain nombre de facteurs qui peuvent se résumer de la façon suivante:

La violation a‑t‑elle été commise par inadvertance ou de bonne foi ou était‑elle volontaire, intentionnelle et flagrante?

La violation était‑elle grave ou s'agissait‑il d'une simple irrégularité?

La violation était‑elle motivée par une situation d'urgence ou de nécessité?

La police aurait‑elle pu avoir recours à d'autres méthodes d'enquête qui n'aurait pas porté atteinte à la Charte?

Voir les arrêts Collins, précité, et R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980.

(i) La nature de la violation

148 La police est entrée, sans mandat ni autorisation, dans une maison d'habitation. Il s'agissait non pas d'une simple perquisition périphérique comme dans l'arrêt Kokesch, mais d'une entrée dans la maison d'habitation elle‑même. Il est difficile d'imaginer une violation plus grave d'un droit à la vie privée d'un particulier. La demeure est l'endroit où les gens peuvent s'attendre à s'exprimer librement, à s'habiller comme ils le désirent et, dans les limites de la loi, à y vivre comme ils l'entendent. La présence non autorisée de mandataires de l'État dans une demeure constitue l'ultime atteinte à la vie privée. C'est la violation de l'un des droits fondamentaux de toute personne qui vit dans une société libre et démocratique. La tolérer sans réserve évoquerait des images d'entrée de nuit dans des demeures par des mandataires de l'État dans le but d'en arrêter les occupants au moindre soupçon qu'ils peuvent être des ennemis de l'État. C'est pourquoi l'on reconnaît, depuis des siècles, que la maison d'une personne est son château. C'est pour ce motif que la Loi sur les stupéfiants interdit de pénétrer sans mandat dans une maison privée et qu'il faut obtenir un mandat de perquisition d'un juge sur la foi de motifs raisonnables et appropriées. Malgré l'importance historique attachée au droit à la vie privée dont jouit une personne dans sa maison et celle que l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants attache à une maison d'habitation, la police est entrée sans mandat dans la demeure de l'appelant.

149 L'entrée dans cette maison par la police constituait donc une violation très grave d'un droit garanti par la Charte. Il reste maintenant à vérifier s'il existe d'autres facteurs qui peuvent atténuer la gravité de la violation de la Charte.

(ii) La violation a‑t‑elle été commise de bonne foi et était‑elle motivée par une situation d'urgence ou de nécessité?

150 À mon avis, ces facteurs cruciaux peuvent être examinés ensemble. On se rappellera que le juge du procès a conclu à l'existence d'une situation d'urgence qui a obligé la police à pénétrer dans les lieux pour protéger les éléments de preuve. Parmi celles‑ci, il y avait notamment le fait que l'arrestation des trois coaccusés avait eu lieu dans un endroit public à proximité de la demeure de l'appelant. La police croyait que ces arrestations risquaient de provoquer la suppression des éléments de preuve. Le juge du procès a conclu que la police était justifiée de se soucier de la préservation des éléments de preuve en attendant l'obtention du mandat. Il a fait remarquer que la perquisition elle‑même avait été effectuée de façon raisonnable, de même que l'entrée initiale de la police dans la demeure. Enfin, il a conclu qu'il existait une raison valable de décerner le mandat. La Cour d'appel à la majorité a confirmé toutes ces conclusions. Il y a donc des conclusions concordantes sur ce point. Si on n'a pas conclu précisément que la police avait agi de bonne foi, il est certain que rien n'indiquait qu'il y avait preuve de mauvaise foi de la part de la police. De plus, la preuve révèle que la police estimait avoir le droit de pénétrer dans la maison pour préserver les éléments de preuve, et un juge du procès compétent et expérimenté paraît avoir été d'accord avec cette conclusion. Le juge du procès, à l'instar de la police, a peut‑être eu tort de tirer cette conclusion puisque les actes de la police violaient précisément l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants. Néanmoins, on a considéré que les arrestations en public et la nécessité de préserver les éléments de preuve constituaient une situation d'urgence. Dans ces circonstances, on ne saurait affirmer que la police a agi de mauvaise foi en violant les droits garantis par la Charte.

151 Il existait des éléments de preuve solides et convaincants qui permettaient au juge du procès et à la Cour d'appel à la majorité de conclure à bon droit à l'existence d'une situation d'urgence qui justifiait l'entrée par la police dans la demeure de l'appelant. Autrement dit, il y avait d'autres facteurs qui atténuaient la gravité de la violation de la Charte. Pour trancher cette question, il suffit de dire que l'appelant n'a pas établi que les conclusions des tribunaux d'instance inférieure étaient déraisonnables ou qu'il existait une erreur quant aux principes de droit applicables.

Le dilemme de la police

152 Il reste alors à savoir comment la police devrait agir dans un cas où elle a des motifs sérieux et valables de se soucier de la préservation d'éléments de preuve en attendant d'obtenir un mandat de perquisition. À la suite du présent pourvoi, les policiers sauront que pénétrer sans mandat dans une maison d'habitation constitue, même en cas d'urgence, une violation si grave des droits garantis par la Charte que les éléments de preuve saisis seront probablement jugés inadmissibles.

153 Il se peut que ce problème disparaisse, à l'avenir, à la suite d'une mesure législative qui pourrait, par exemple, modifier les dispositions de l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants. Toutefois, cette possibilité mise à part, il nous faut examiner les choix qui s'offrent à la police, ainsi que leurs conséquences.

154 En l'espèce, il existait des éléments de preuve qui auraient permis d'obtenir un mandat de perquisition avant les arrestations. Il aurait peut‑être été préférable que la police obtienne un mandat de perquisition sur la foi des opérations antérieures à celles effectuées le jour des arrestations. La police aurait pu dire au juge de paix qu'elle s'attendait à faire les arrestations et que celles‑ci seraient susceptibles de permettre d'obtenir d'autres renseignements qui pourraient être fournis immédiatement après ces arrestations, peut‑être par téléphone, et être ensuite confirmés par une déposition. Lors du procès, si l'on avait contesté le mandat de perquisition pour le motif qu'il était périmé, on aurait pu présenter des éléments de preuve sur la difficulté de fournir de la documentation à jour dans de telles circonstances et sur le fait que, compte tenu de la nécessité de préserver les éléments de preuve, la police avait jugé nécessaire d'obtenir un mandat en se fondant sur les opérations et observations antérieures. En l'absence d'un délai déraisonnable entre le moment des observations et celui où on a fait la demande de mandat, il serait difficile de croire que l'on pourrait contester avec succès le mandat pour le motif qu'il était périmé. C'est la façon dont la police aurait dû procéder.

155 Cela ne signifie pas pour autant qu'il devrait toujours être interdit à la police de pénétrer dans des lieux afin de garder et de préserver les éléments de preuve. Il pourra y avoir des cas où la police ne pourra pas recourir à un mandat obtenu grâce à des observations antérieures. Il se pourra que des policiers en civil aient travaillé longuement et durement, dans des conditions fort dangereuses, pour procéder à un très important achat de drogue dans des circonstances où il est essentiel de préserver les éléments de preuve qui, selon ce que la police croit pour des motifs raisonnables et probables, se trouvent dans une demeure. Cependant, il devra s'écouler un délai avant qu'on obtienne un mandat. Dans ces circonstances, les tribunaux devront déterminer, dans chaque cas, s'il existait une situation d'urgence et d'importance qui justifie d'admettre la preuve obtenue même si la perquisition a été effectuée sans mandat. Toutefois, je dois souligner à nouveau qu'après le présent pourvoi il sera rare que l'existence d'une situation d'urgence permettra à elle seule d'utiliser la preuve obtenue d'une manière nettement contraire à l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants et à l'art. 8 de la Charte. Dans le cas contraire, permettre systématiquement que la preuve soit utilisée, en vertu du par. 24(2) de la Charte, dans les cas où il existe une situation d'urgence constituerait une modification judiciaire de l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants. C'est là la position adoptée par l'avocat de l'intimée. Dans ses arguments, il a bien pris soin de préciser qu'il ne demandait pas que les policiers obtiennent carte blanche pour entrer dans une maison d'habitation afin de préserver des éléments de preuve. Il a plutôt affirmé, fort correctement à mon avis, que la question devrait être examinée dans chaque cas.

156 Les tribunaux américains semblent avoir adopté ce point de vue. Voici le texte du Quatrième amendement de la Constitution américaine:

[traduction] Le droit des citoyens d'être garantis dans leurs personnes, domiciles, papiers et effets, contre des perquisitions et saisies déraisonnables ne sera pas violé, et aucun mandat ne sera décerné, si ce n'est pour un motif plausible, soutenu par serment ou affirmation, ni sans qu'il décrive avec précision le lieu à fouiller et les personnes ou choses à saisir.

157 Les faits dans l'arrêt Segura c. United States, 468 U.S. 796 (1984), sont quelque peu semblables à ceux présentés en l'espèce. Dans cette affaire, des policiers du groupe d'intervention de l'escouade antidrogue de New York surveillaient un certain nombre de personnes qu'ils soupçonnaient de faire le trafic de cocaïne. Après l'arrestation de deux suspects, les policiers du groupe d'intervention avaient alors reçu l'autorisation d'arrêter l'appelant Segura. On leur avait dit qu'ils ne pourraient probablement pas obtenir, avant le lendemain, le mandat les autorisant à perquisitionner dans l'appartement de Segura et qu'ils devraient garder l'appartement afin d'empêcher la destruction des éléments de preuve. Plus tard dans la soirée, les policiers ont arrêté Segura, l'ont conduit à son appartement, ont frappé à la porte et ont, après que l'appelant et le coaccusé Colon eurent ouvert la porte, pénétré dans l'appartement sans avoir demandé ni obtenu la permission de le faire. Les policiers ont ensuite effectué un contrôle de sécurité limité de l'appartement, qui leur a permis d'observer, bien en vue, des accessoires facilitant la consommation de drogues. Colon a alors été arrêté et placé en détention avec Segura. Deux policiers sont demeurés dans l'appartement en attendant l'obtention du mandat. Cependant, en raison de «retards administratifs», le mandat n'a été décerné que quelque 19 heures après l'entrée dans l'appartement. Après avoir obtenu le mandat, les policiers ont effectué une perquisition et ils ont alors découvert de la cocaïne et des dossiers concernant des opérations en matière de stupéfiants.

158 Le juge en chef Burger affirme, au nom de la cour, à la p. 798:

[traduction] Pour résoudre cette question, nous devons répondre à deux questions distinctes: premièrement, l'entrée et la garde à l'intérieur des lieux constituaient‑elles une saisie inacceptable de tout le contenu de l'appartement, visible ou non? Deuxièmement, les éléments de preuve tout d'abord découverts pendant la perquisition dans l'appartement conformément à un mandat valide décerné le lendemain de l'entrée dans la maison auraient‑ils dû être écartés pour le motif qu'ils étaient le «fruit» d'une entrée illégale? Nous circonscrivons soigneusement nos réponses à ces deux questions.

La Court of Appeals a confirmé la conclusion de la District Court qu'il n'existait pas de situation d'urgence justifiant l'entrée sans mandat dans l'appartement des requérants. Nous ne sommes pas saisis de cette question et nous n'avons aucun motif de mettre en doute la décision de ces tribunaux quant à l'illégalité de la perquisition. Cependant, l'atteinte consécutive aux droits de possession des requérants constitue une toute autre question. En ce qui concerne la première question, nous concluons qu'à supposer qu'il y ait eu saisie de tout le contenu de l'appartement des requérants lorsque les policiers ont gardé les lieux à l'intérieur, cette saisie n'a pas violé le Quatrième amendement. Plus particulièrement, nous statuons que des policiers ne contreviennent pas à l'interdiction des saisies abusives par le Quatrième Amendement, s'ils ont un motif probable de pénétrer dans des lieux et d'y arrêter les occupants qui ont des droits de possession légitimes sur le contenu de ces lieux, et s'ils placent ces personnes en détention et assurent ensuite la garde des lieux en demeurant à l'intérieur pendant une période ne dépassant pas celle dont il est question en l'espèce, pendant que d'autres policiers, agissant de bonne foi, s'occupent d'obtenir un mandat. [En italique dans l'original; je souligne.]

Quant à l'admissibilité des éléments de preuve découverts au cours de la perquisition subséquente, une fois le mandat de perquisition obtenu, le juge en chef Burger affirme, à la p. 799:

[traduction] L'illégalité de l'entrée initiale, comme nous allons l'établir, n'a aucune incidence sur la deuxième question. Pour trancher cette deuxième question, nous devons déterminer si l'entrée initiale a vicié la découverte des éléments de preuve maintenant contestés. Sur ce point, nous concluons qu'il n'est pas nécessaire d'écarter les éléments de preuve découverts pendant la perquisition effectuée le lendemain dans l'appartement, conformément à un mandat valide décerné sur la foi de renseignements connus des policiers avant l'entrée dans l'appartement, pour le motif qu'ils sont le «fruit» de l'entrée illégale, et ce, parce que le mandat et les renseignements sur la foi desquels il a été décerné n'avaient aucun rapport avec l'entrée et constituaient donc une source indépendante aux fins de la preuve requise en vertu de l'arrêt Silverthorne Lumber Co. c. United States, 251 U.S. 385 (1920).

159 On peut constater que les motifs ont été soigneusement limités à la situation en cause.

160 De même, dans l'arrêt United States c. Mabry, 809 F.2d 671 (10th Cir. 1987), la cour de circuit du district de New Mexico a statué que l'existence d'une situation d'urgence justifiait l'entrée sans mandat dans la demeure du défendeur et la prise de mesures de protection. Plus précisément, la personne avec qui les policiers étaient en relation venait d'être arrêtée et on savait que ses fournisseurs, que l'on croyait être les défendeurs, se méfieraient s'ils ne la voyaient pas revenir sous peu.

161 Ainsi, on peut constater que la façon minutieuse de procéder cas par cas, adoptée aux États‑Unis, a amené les tribunaux à admettre des éléments de preuve saisis au cours d'une perquisition effectuée postérieurement à une garde des lieux visant à les préserver, pourvu qu'une situation d'urgence ait exigé la prise d'une telle mesure. Même si l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants ne permet pas de prendre ces mesures dans le cas d'une maison d'habitation, il y a lieu, au Canada, d'adopter une façon minutieuse de procéder cas par cas en vertu du par. 24(2). Nonobstant les dispositions précises de la Loi sur les stupéfiants qui interdisent l'entrée dans une maison d'habitation, et l'importance historique qui a toujours été accordée à une maison d'habitation, on ne saurait oublier qu'il existe un lien malencontreux entre le trafic illicite de stupéfiants et l'usage d'armes à feu. Par ailleurs, comme l'indiquent les faits en l'espèce, il existe souvent un réseau de communications qui facilite la destruction d'éléments de preuve cruciaux. Si les tribunaux adoptent une façon de procéder cas par cas, ils pourront reconnaître et soupeser l'importance fondamentale du droit à la vie privée dont jouit une personne dans une maison d'habitation, en fonction de la gravité des crimes en matière de drogues et de la nécessité pour la police de préserver, dans une situation d'urgence, des éléments de preuve cruciaux. À mon avis, une telle situation existait en l'espèce. De plus, la violation était d'autant moins grave que les policiers sont entrés dans les lieux pour préserver les éléments de preuve.

162 Pourtant, le par. 24(2) de la Charte ne devrait pas servir automatiquement à excuser une conduite qui, dans le passé, a été jugée illégale. La présente affaire a confirmé que l'entrée et la perquisition sans mandat dans une maison d'habitation constituent une violation très grave de la Loi sur les stupéfiants et de l'inviolabilité historique de la demeure. Donc, à l'avenir, même en présence d'une telle situation d'urgence, la preuve serait probablement jugée inadmissible en vertu du par. 24(2). Il est difficile d'envisager comment l'utilisation de la preuve ne serait pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice puisque, dans des cas subséquents, il sera très difficile aux policiers qui sont entrés dans une résidence, sans autorisation judiciaire préalable, de soutenir qu'ils ont agi de bonne foi. Les policiers doivent désormais savoir que l'existence d'une situation d'urgence ne justifie pas l'omission d'obtenir une mandat. Il appartient au Parlement de modifier, s'il le désire, l'art. 10 de manière à prévoir des exceptions à l'exigence d'un mandat. Bien que je ne souhaite pas écarter la possibilité que la preuve puisse encore être admise en vertu du par. 24(2), cela ne se produira que dans de rares cas.

163 Au moment de l'entrée non autorisée, on n'aurait pas pu raisonnablement s'attendre à ce que la police examine la possibilité de recourir à une autre technique d'enquête qui n'aurait pas contrevenu à la Charte. En conséquence, aucun autre aspect de la gravité de la violation de la Charte n'a à être examiné.

c) L'incidence de l'exclusion des éléments de preuve

164 Le dernier facteur important dont il faut tenir compte, dans le cadre de l'analyse fondée sur le par. 24(2), est l'incidence que l'exclusion des éléments de preuve aurait sur l'administration de la justice. L'appelant n'a pas sérieusement contesté la réponse à cette question. Il a été accusé de possession à des fins de trafic et de trafic d'importantes quantités de drogue dure. Ce sont des infractions qui peuvent avoir un effet catastrophique sur la société et pour lesquelles une peine d'emprisonnement à perpétuité est prévue. Les éléments de preuve en cause en l'espèce revêtaient une importance vitale, voire cruciale, pour la poursuite. En fait, l'intimée reconnaît que, sans ces éléments de preuve, il serait impossible d'obtenir une déclaration de culpabilité relativement à l'accusation de possession de cocaïne à des fins de trafic. De même, l'exclusion de la preuve attaquée affaiblirait sensiblement la preuve du ministère public relativement aux accusations de trafic.

Résumé quant à ces trois facteurs

a) Équité du procès

165 La preuve saisie grâce à la perquisition était une preuve matérielle qui se trouvait dans la résidence de l'appelant. Elle aurait inévitablement été découverte au cours d'une perquisition des lieux. Il est inconcevable que son utilisation risque de compromettre l'équité du procès.

b) Gravité de l'infraction

166 Il n'y a pas de doute que l'entrée sans mandat par la police dans une maison d'habitation contrevient aux dispositions de la Loi sur les stupéfiants et constitue une dénégation de l'importance historique et fondamentale de la demeure d'une personne. Cependant, il existait une situation d'urgence à cause, notamment, de la nature du crime, des arrestations effectuées en public près de la maison d'habitation et du fait que la police croyait nécessaire d'entrer dans la maison d'habitation pour préserver les éléments de preuve en attendant la délivrance du mandat de perquisition qu'elle pensait recevoir sous peu. À l'instar du juge du procès et de la Cour d'appel à la majorité, je suis d'avis que la violation était moins grave à la lumière des faits particuliers de la présente affaire.

167 Dans les cas où l'urgence est telle que la police doit entrer sans mandat dans une maison d'habitation pour préserver des éléments de preuve, il faudra examiner soigneusement, dans chaque cas, si la gravité de la violation rendrait inadmissibles les éléments de preuve obtenus au cours d'une perquisition ultérieure. Je répète, toutefois, qu'à l'avenir une telle preuve ne pourrait être admise que dans de rares cas. Il serait préférable que la police obtienne un mandat de perquisition avant de procéder à une arrestation, même s'il se fondait sur des renseignements plus limités que ceux qui pourraient être avancés après l'arrestation. Il peut souvent suffire de donner au tribunal de première instance une explication de la nécessité de perquisitionner sans délai pour contrer toute allégation que le mandat est périmé au point d'être inefficace. Maintenant les policiers sont en mesure d'obtenir un mandat de perquisition par téléphone, grâce aux dispositions de l'art. 487.1 du Code criminel.

c) Incidence de l'exclusion des éléments de preuve

168 Le trafic de stupéfiants est un crime grave et les éléments de preuve saisis étaient essentiels à la preuve qui pesait contre l'appelant. L'utilisation de la preuve n'aurait pas pour effet de déconsidérer l'administration de la justice.

169 En évaluant tous les facteurs dont il faut tenir compte dans l'examen du par. 24(2) de la Charte, il appert que c'est à bon droit que les éléments de preuve ont été jugés admissibles en l'espèce.

Dispositif

170 Le pourvoi est donc rejeté.

Pourvoi rejeté, le juge La Forest est dissident.

Procureur de l'appelant: Paul B. Rosen, Toronto.

Procureur de l'intimée: Le ministère fédéral de la Justice, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1995] 2 R.C.S. 297 ?
Date de la décision : 18/05/1995
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Fouilles, perquisitions et saisies abusives - Situation d'urgence - Admissibilité de la preuve matérielle en cas de fouille ou de perquisition illicite - Entrée de la police dans une maison pour préserver la preuve matérielle en attendant la délivrance d'un mandat de perquisition - Perquisition effectuée et éléments de preuve saisis seulement après la délivrance du mandat - La fouille, la perquisition et la saisie étaient‑elles contraires à l'art. 8 de la Charte? - Dans l'affirmative, l'utilisation des éléments de preuve est‑elle susceptible de déconsidérer l'administration de la justice? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 8, 24(2) - Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N‑1, art. 10, 12.

La police a arrêté l'appelant lors d'une opération d'infiltration antidrogue qui a indiqué que de la cocaïne était cachée, à des fins de trafic, au domicile de l'appelant. Les policiers ont attendu pour demander un mandat de perquisition dans la maison que l'arrestation ait été effectuée afin, ont-ils précisé, de ne pas être accusés de présenter des renseignements périmés au juge de paix. Pour empêcher que les éléments de preuve ne soient détruits ou supprimés entre l'arrestation et l'arrivée du mandat de perquisition, des policiers se sont présentés au domicile de l'appelant, ont frappé à la porte, se sont identifiés et sont entrés, arme à la main, sans avoir été invités à le faire. Ils ont ensuite vérifié s'il y avait des armes dans les lieux, ont rengainé leurs armes et ont consigné les occupants dans la maison en leur disant qu'ils pouvaient continuer de vaquer à leurs occupations. L'officier de justice qui a délivré le mandat n'a pas été informé que la police avait investi la maison. La perquisition a permis de découvrir et de saisir de la cocaïne et de l'argent comptant, dont des billets marqués que le policier en civil avait utilisés pour acheter de la cocaïne, mais aucune arme n'a été trouvée.

On a dit à l'appelant, pendant qu'il était sous la garde de policiers, que son domicile avait été investi. L'appelant n'a toutefois pas été autorisé à communiquer avec son avocat avant d'avoir fourni aux policiers la combinaison du cadenas du sac dans lequel la drogue et l'argent ont été trouvés.

On a reconnu, en appel, que l'entrée dans le domicile de l'appelant violait le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives, garanti par l'art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge du procès et la Cour d'appel ont tous deux conclu que l'utilisation de ces éléments de preuve n'était pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice et qu'ils étaient, par conséquent, admissibles en vertu du par. 24(2) de la Charte. Il s'agit en l'espèce de déterminer si cette décision était erronée.

Arrêt (le juge La Forest est dissident): Le pourvoi est rejeté.

Les juges Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major: L'entrée sans mandat dans les lieux par les policiers, qui voulaient les garder et empêcher la destruction d'éléments de preuve, constituait, malgré les bonnes intentions qui les animaient, une forme de perquisition non autorisée par la loi et portait atteinte aux droits garantis à l'appelant par l'art. 8 de la Charte. Il ne saurait y avoir de distinction artificielle entre l'entrée dans la demeure par la police et la perquisition qu'elle y a ensuite effectuée conformément au mandat, du fait que ces deux activités étaient si étroitement liées dans le temps et par leur nature.

Une distinction pouvait être faite d'avec l'arrêt R. c. Kokesch. Dans le présent cas, l'entrée illégale des policiers avait pour but de préserver des éléments de preuve matérielle et n'était pas analogue à la perquisition périphérique effectuée dans l'affaire R. c. Kokesch qui a permis à la police de recueillir suffisamment d'éléments de preuve pour obtenir un mandat de perquisition.

Les trois principaux facteurs qui devraient guider le tribunal appelé à déterminer s'il y a lieu d'écarter les éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte sont les suivants: a) l'incidence de l'utilisation de la preuve sur l'équité du procès, b) la gravité de la violation de la Charte, et c) l'effet de l'exclusion de la preuve sur la considération dont jouit le système de justice. Les conclusions tirées par les tribunaux d'instance inférieure, quant à des questions relatives au par. 24(2), ne devraient être écartées que s'il y a eu une erreur manifeste quant aux principes ou aux règles de droit applicables, ou une conclusion déraisonnable.

Le paragraphe 24(2) de la Charte ne devrait pas servir automatiquement à excuser une conduite qui, dans le passé, a été jugée illégale. L'entrée et la perquisition sans mandat dans une maison d'habitation constituent une violation très grave de la Loi sur les stupéfiants et de l'inviolabilité historique de la demeure. À l'avenir, même en présence d'une telle situation d'urgence, la preuve serait probablement jugée inadmissible en vertu du par. 24(2).

En l'espèce, la preuve saisie grâce à la perquisition était une preuve matérielle qui se trouvait dans la résidence de l'appelant. Elle aurait inévitablement été découverte au cours d'une perquisition des lieux. Il est inconcevable que son utilisation risque de compromettre l'équité du procès.

L'entrée sans mandat par la police dans une maison d'habitation contrevient aux dispositions de la Loi sur les stupéfiants et constitue une dénégation de l'importance historique et fondamentale de la demeure d'une personne. Cependant, il existait une situation d'urgence à cause de la nature du crime, des arrestations effectuées en public près de la maison d'habitation et du fait que la police croyait nécessaire d'entrer dans la maison d'habitation pour préserver les éléments de preuve en attendant la délivrance du mandat de perquisition qu'elle pensait recevoir sous peu. La violation de la Charte était moins grave à la lumière des faits particuliers de la présente affaire.

Dans les cas où l'urgence est telle que la police doit entrer sans mandat dans une maison d'habitation pour préserver des éléments de preuve, il faudrait examiner soigneusement, dans chaque cas, si la gravité de la violation rendrait inadmissibles les éléments de preuve obtenus au cours d'une perquisition ultérieure. À l'avenir, une telle preuve ne sera admise que dans de rares cas. Il serait préférable que la police obtienne un mandat de perquisition avant de procéder à une arrestation, même s'il se fondait sur des renseignements plus limités. Il peut souvent suffire de donner au tribunal de première instance une explication de la nécessité de perquisitionner sans délai pour contrer toute allégation que le mandat est périmé au point d'être inefficace. Maintenant, les policiers sont en mesure d'obtenir un mandat de perquisition par téléphone grâce aux dispositions de l'art. 487.1 du Code criminel.

Le trafic de stupéfiants est un crime grave et les éléments de preuve saisis étaient essentiels à la preuve qui pesait contre l'appelant. L'utilisation de la preuve n'aurait pas pour effet de déconsidérer l'administration de la justice.

Le juge L'Heureux‑Dubé: Compte tenu de l'existence d'une situation d'urgence, il n'y a eu aucune violation de l'art. 8 de la Charte. La police avait des motifs raisonnables et probables non seulement d'arrêter l'appelant, mais aussi de croire qu'elle trouverait de la drogue dans sa demeure. Elle a agi raisonnablement en pénétrant dans les lieux et on n'a pas jugé qu'elle avait agi de mauvaise foi. Par ailleurs, la perquisition dans les lieux n'a pas été effectuée et on n'a pas tenté d'y procéder avant l'obtention d'un mandat de perquisition. En fait, la police est entrée dans la maison privée de l'appelant non pas pour y effectuer une perquisition en vue de trouver des stupéfiants, mais bien pour garder les lieux en attendant la délivrance d'un mandat de perquisition.

Les admissions de droit ne lient pas les tribunaux. L'admission, en l'espèce, que l'entrée violait l'art. 8 de la Charte était inacceptable et constituait une erreur de droit. Tant en vertu de la common law que de la Charte, l'existence d'une situation d'urgence constitue une exception à la maxime ancienne selon laquelle «la maison d'une personne est son château», qui sous-tend la conclusion à l'existence d'une grave violation de l'art. 8 de la Charte. Il appartient au ministère public de prouver qu'il existait une situation d'urgence justifiant l'entrée de la police.

Il faut examiner les principes de common law applicables à cet égard parce que l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants n'élimine pas les exceptions de la common law relatives aux situations d'urgence et ne traite pas de l'entrée dans une maison privée en cas d'urgence. Ni l'art. 10 ni la common law n'empêchent la police d'entrer sans mandat dans une maison d'habitation, en cas d'urgence. Une entrée sans mandat dans une maison privée, que ce soit en vertu de la common law ou de la Charte, nécessite une justification légitime et la situation d'urgence, dont on a nettement conclu à l'existence, justifiait l'entrée effectuée en l'espèce. Par conséquent, cette entrée ne contrevenait pas à l'art. 8 de la Charte.

Les attentes en matière de vie privée sont moindres dans des lieux de travail. Les attentes en matière de vie privée dans le contexte du commerce de stupéfiants ne sont pas différentes de celles qui existent dans le cadre d'une entreprise légitime exploitée dans une demeure ou dans des locaux commerciaux. La Charte ne vise pas à protéger aveuglément les droits en matière de vie privée revendiqués dans le contexte d'activités criminelles qui se déroulent à l'intérieur de la demeure d'une personne. Vu les activités criminelles auxquelles il se livrait, l'accusé ne pouvait avoir que de faibles attentes en matière de vie privée à l'intérieur de sa demeure.

S'il y avait eu une violation de la Charte, les éléments de preuve ne devraient pas être écartés en vertu du par. 24(2) de la Charte.

Le juge La Forest (dissident): Le ministère public a reconnu à juste titre qu'il y avait eu violation du droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives qui est garanti à l'appelant par la Constitution. La loi même que les policiers essayaient d'appliquer indique très clairement que, pour qu'un policier puisse entrer dans une maison d'habitation, «il lui faut un mandat de perquisition» décerné à cette fin par un juge de paix. L'entrée contrevenait donc à l'art. 8 de la Charte. L'action de la police, consistant à mettre sous garde toute la maisonnée, constituait une perquisition ou, tout au moins, une saisie. Il est difficile de voir ce qui permettait aux policiers de «détenir à domicile» les occupants dans leur propre maison, avec ou sans mandat de perquisition, et ils n'avaient aucun motif raisonnable de croire que l'une ou l'autre de ces personnes était, de quelque manière que ce soit, mêlée au crime sur lequel ils enquêtaient.

La distinction entre l'entrée initiale des policiers pour garder la maison et la perquisition qui y a été ensuite effectuée une fois le mandat de perquisition décerné et produit à la maison n'est pas réaliste. La mise sous saisie de la maison et la perquisition qui a suivi faisaient partie d'une seule et même opération destinée à trouver des éléments de preuve qui confirmeraient les opérations antérieures dont les policiers avaient surveillé le déroulement.

Les attentes objectives de l'appelant en matière de vie privée étaient élevées. Le fait qu'une personne soit absente de son domicile renforce, au lieu de l'atténuer, l'idée que la police ne peut pas se servir de ses pouvoirs pour y pénétrer sans y avoir été autorisée. C'est davantage que l'occasion de détruire des éléments de preuve qui a été perdue — l'appelant et la société ont perdu l'assurance, garantie par la Charte, que la police n'investira pas nos foyers sans se conformer à la règle de droit établie.

En l'absence de dispositions législatives claires, la police n'est pas habilitée à entrer dans une maison d'habitation pour y effectuer une perquisition sans mandat. Par conséquent, la perquisition violait à la fois l'art. 10 de la Loi sur les stupéfiants et l'art. 8 de la Charte.

L'existence d'une situation d'urgence ne constituait pas un facteur pertinent en vertu de l'art. 8. La situation d'urgence est l'un des facteurs dont on peut tenir compte pour apprécier la gravité de la violation de la Charte afin de déterminer si les éléments de preuve obtenus à la suite d'une telle violation devraient être admis en vertu du par. 24(2) de la Charte; toutefois, un examen fondé sur cette disposition présuppose l'existence d'une violation de la Charte. La «situation d'urgence» n'a découlé, en l'espèce, que de la manière dont les policiers ont choisi d'organiser leur opération: ils ont créé leur propre situation d'urgence.

Habituellement, on fait preuve de beaucoup de retenue à l'égard des conclusions des tribunaux d'instance inférieure sur des questions concernant le par. 24(2). Ce n'est toutefois pas le cas lorsque ces conclusions découlent d'erreurs dans les principes applicables.

Il y avait, entre la perquisition sans mandat et les éléments de preuve finalement obtenus, un lien temporel suffisant pour nécessiter une analyse fondée sur le par. 24(2) de la Charte. La violation de la Charte a été commise en recueillant les éléments de preuve. L'entrée initiale, la mise sous saisie de la demeure et de ses occupants, et la découverte des éléments de preuve ne peuvent être considérées que comme des éléments d'une seule opération continue.

Un certain nombre de critères peuvent être examinés pour déterminer s'il convient d'écarter les éléments de preuve obtenus en violation d'un droit garanti par la Charte, pour le motif que leur utilisation tend à déconsidérer l'administration de la justice. Ces critères sont fréquemment regroupés de la manière suivante: (1) ceux qui portent atteinte à l'équité du procès, (2) ceux qui se rapportent à la gravité de la violation de la Charte, et (3) ceux qui se rapportent à l'effet sur la considération dont jouit l'administration de la justice. Les éléments de preuve devraient être rejetés si leur utilisation devait entraîner un procès inéquitable. Ils peuvent également l'être lorsque la violation est grave même si elle ne rend pas le procès inéquitable. Les critères les plus importants, en l'espèce, concernent la bonne foi de la police, la situation d'urgence et la possibilité de recourir à d'autres méthodes d'enquête.

Au mieux, sans s'engager dans une analyse après coup, on peut présumer que les éléments de preuve auraient probablement été découverts. Même si l'utilisation de la preuve matérielle que constituent la cocaïne et l'argent tiré de la vente de drogue ne porterait probablement pas atteinte à l'équité du procès, préconiser cette conclusion rétrospectivement traduit une logique fragile.

Le droit à la vie privée d'une personne qui se trouve dans son domicile est fondamental et les policiers y ont gravement porté atteinte lorsqu'ils ont effectué leur entrée sans mandat. Les indices rares et exceptionnels qui pourraient permettre d'utiliser la preuve obtenue grâce à cette violation ne sont pas présents.

Le juge du procès n'a pas conclu que les policiers avaient agi de bonne foi et de nombreux éléments de preuve indiquent le contraire. Les policiers qui, le mieux qu'on puisse dire, semblaient mal renseignés au sujet de l'étendue de leur pouvoir auraient dû savoir qu'une entrée sans mandat était «tout à fait inhabituelle» et que la Charte garantissait le droit à la protection contre les entrées sans mandat de la police. Le comportement des policiers était relâché au point d'être inacceptable. On peut formuler de sérieuses critiques sur la manière dont les policiers ont obtenu le mandat étant donné qu'ils n'auraient pas dû cacher à l'officier de justice qui l'a décerné que d'autres policiers avaient déjà investi le domicile en cause. En essayant de faire en sorte que l'appelant s'incrimine lui‑même pendant qu'il était détenu et qu'il n'avait pas encore eu l'occasion de parler à un avocat, la police a aggravé davantage la violation commise. En indiquant à l'appelant que des policiers étaient chez lui pour l'amener à avouer ou pour obtenir d'autres éléments de preuve à l'appui de la demande de mandat, la police s'est servie, d'une manière inacceptable, des craintes et des inquiétudes de ce dernier au sujet des membres de sa famille qui étaient à son domicile. Le refus de permettre à l'appelant de téléphoner à un avocat comme il en avait le droit, depuis son arrivée au poste de police jusqu'à ce qu'il ait fourni la combinaison du cadenas du sac de sport contenant la cocaïne et l'argent, est un autre aspect du mépris systématique des droits de l'appelant.

Une façon raisonnable de demander le mandat aurait consisté à informer le juge de paix, avant les arrestations, qu'il se pourrait que l'on obtienne, lors de l'appréhension des suspects, des renseignements additionnels pertinents quant à la perquisition projetée, et que la police les lui fournirait dès que possible. La Loi sur les stupéfiants et la Charte prévoient qu'il s'agit de la seule manière de procéder en l'absence d'une véritable situation d'urgence. Cette conclusion est renforcée par la disposition en matière de télémandats que le législateur a incluse dans le Code criminel. Le fait que les policiers pouvaient recourir à d'autres méthodes acceptables et pratiques pour effectuer leur enquête conformément à la Charte, mais qu'ils ont plutôt choisi d'enchaîner leurs opérations d'une manière qui portait gravement atteinte aux droits fondamentaux à la liberté, aggrave davantage la violation de la Charte. La preuve cumulative d'une opération mal dirigée, un mépris systématique flagrant des droits garantis par la Charte et une ignorance de la nécessité de fournir à l'officier de justice tous les renseignements pertinents lors de la présentation d'une demande de mandat étaient frappants.

L'urgence est un facteur qui influe sur la gravité de la violation de la Charte qu'il faut apprécier en vertu du par. 24(2) de la Charte. En l'espèce, la situation d'urgence découlait directement de la manière dont les policiers ont organisé leur opération. Les policiers auraient pu demander un mandat avant la descente, mais ils ont plutôt créé leur propre situation d'urgence en procédant comme ils l'ont fait aux arrestations. Les arrestations en public ne sont pas un fait rare qui permet d'invoquer une situation d'urgence.

Il y a lieu de repousser la tentative de relier automatiquement la drogue à la présence éventuelle d'armes à feu de manière à pouvoir invoquer une situation d'urgence justifiant la garde des lieux avant la délivrance du mandat. Les policiers qui entrent sans mandat dans une maison ne sauraient être mieux en mesure d'assurer leur sécurité que s'ils y entrent munis d'un mandat. On ne devrait pas invoquer des soupçons généraux sur la présence possible d'armes à feu pour faire valoir qu'il y a urgence.

Le commerce illicite de la drogue est odieux et représente une menace grave pour la société. Il faut donc prendre toutes les mesures raisonnables pour l'enrayer. Mais l'utilité de ces efforts, peu importe la gravité de la menace, ne saurait amener les tribunaux à déroger à leur important devoir d'assurer que les personnes qui exercent un pouvoir au nom de l'État le fassent dans les limites fixées par la Charte. Considérer les garanties constitutionnelles comme des formalités ennuyeuses est beaucoup plus destructeur à long terme que le mal momentané que l'on cherche à prévenir. Les éléments de preuve constitués de la drogue et de l'argent doivent être exclus. L'application, en matière d'exclusion d'éléments de preuve, d'une norme moins stricte dans le cas de crimes où il est question de drogue, que dans celui d'autres infractions, ne contribuerait pas à améliorer la considération dont jouit l'administration de la justice.

Le concept de la situation d'urgence permet aux tribunaux, dans de rares cas, d'autoriser l'utilisation d'éléments de preuve même s'ils ont été obtenus grâce à une violation de la Charte. Cette dérogation singulière ne saurait s'appliquer lorsqu'il est possible d'obtenir une autorisation judiciaire préalable pour une perquisition. Élargir cette notion de manière à inclure les situations d'urgence créées par la police, que celles‑ci soient le résultat de la mauvaise foi ou d'une sottise grave, revient à miner sérieusement l'exigence d'obtenir une autorisation judiciaire pour pouvoir entrer dans une propriété privée. Les éléments de preuve doivent être exclus en l'espèce en raison de l'effet à long terme qui résulterait si on permettait à la police de recourir à des pratiques qui créent une situation d'urgence alors qu'un minimum de prévoyance aurait pu permettre de l'éviter. L'utilisation de ces éléments de preuve déconsidérerait l'administration de la justice; ils doivent être écartés en vertu du par. 24(2) de la Charte.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Silveira

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Cory
Arrêts examinés: Segura c. United States, 468 U.S. 796 (1984)
United States c. Mabry, 809 F.2d 671 (1987)
distinction d'avec l'arrêt: R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3
arrêts mentionnés: R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265
R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223
R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93
R. c. Greffe, [1990] 1 R.C.S. 755
R. c. Borden, [1994] 3 R.C.S. 145
R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980.
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé
Arrêts examinés: Eccles c. Bourque, [1975] 2 R.C.S. 739
R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S 145
R. c. Macooh, [1993] 2 R.C.S. 802
R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223
R. c. Rao (1984), 12 C.C.C. (3d) 97
distinction d'avec l'arrêt: Colet c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 2
arrêts mentionnés: R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93
États‑Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469
R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24
Semayne's Case (1604), 5 Co. Rep. 91, 77 E.R. 194
Lyons c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 633
Texas c. Brown, 103 S.Ct. 1535 (1983)
Segura c. United States, 468 U.S. 796 (1984)
United States c. Edwards, 602 F.2d 458 (1979)
Commonwealth c. Amaral, 450 N.E.2d 656 (1983)
United States c. Mabry, 809 F.2d 671 (1987)
United States c. Riley, 968 F.2d 422 (1992)
R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281
R. c. Wiley, [1993] 3 R.C.S. 263
Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425
Comité paritaire de l'industrie de la chemise c. Potash, [1994] 2 R.C.S. 406
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419.
Citée par le juge La Forest (dissident)
R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627
R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223
R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3
Semayne's Case (1604), 5 Co. Rep. 91, 77 E.R. 194
Entick c. Carrington (1765), 19 St. Tr. 1029
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Thompson, [1990] 2 R.C.S. 1111
Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425
R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265
Colet c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 2
R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980
R. c. Wiley, [1993] 3 R.C.S. 263
R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151
Eccles c. Bourque, [1975] 2 R.C.S. 739
R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145
R. c. Greffe, [1990] 1 R.C.S. 755
R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417
Olmstead c. United States, 277 U.S. 438 (1928)
R. c. Wise, [1992] 1 R.C.S. 527
R. c. Genest, [1989] 1 R.C.S. 59
United States c. Santana, 427 U.S. 38 (1976)
Segura c. United States, 468 U.S. 796 (1984)
R. c. Burlingham, [1995] 2 R.C.S. 206
Elkins c. United States, 364 U.S. 206 (1960)
R. c. Young (1993), 79 C.C.C. (3d) 559.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 8, 24(2).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 487.1 [aj. ch. 27 (1er suppl.), art. 69].
Constitution des États-Unis, Quatrième amendement.
Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N‑1, art. 4(1), (2), 10 [abr. & rempl. ch. 27 (1er suppl.), art. 199], 12.
Doctrine citée
Halsbury's Laws of England, vol. 10, 3rd ed. London: Butterworths, 1955.
Hentoff, Nat. «Profiles: The Constitutionalist», The New Yorker, March 12, 1990, 45.

Proposition de citation de la décision: R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297 (18 mai 1995)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-05-18;.1995..2.r.c.s..297 ?
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