R. c. Colarusso, [1994] 1 R.C.S. 20
Nicola Colarusso Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Le procureur général du Canada,
le procureur général du Québec et
le procureur général du Nouveau‑Brunswick Intervenants
Répertorié: R. c. Colarusso
No du greffe: 22433.
1993: 30 mars; 1994: 26 janvier.
Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.
en appel de la cour d'appel de l'ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1991), 44 O.A.C. 241, 28 M.V.R. (2d) 7, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de l'accusé prononcée par le juge Speyer de la Cour de district relativement à deux chefs de conduite avec facultés affaiblies causant des lésions corporelles, un chef d'omission d'arrêter lors d'un accident et un chef de négligence criminelle causant la mort. Pourvoi rejeté.
Clayton C. Ruby et Julian N. Falconer, pour l'appelant.
Ken Campbell et Renee M. Pomerance, pour l'intimée.
Michael R. Dambrot, c.r., et Chantal Proulx, pour l'intervenant le procureur général du Canada.
Monique Rousseau et Gilles Laporte, pour l'intervenant le procureur général du Québec.
Gabriel Bourgeois, pour l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.
Version française des motifs du juge en chef Lamer et des juges Cory, McLachlin et Major rendus par
Le juge en chef Lamer et les juges Cory, McLachlin et Major — À son procès, l'appelant a été déclaré coupable, par un juge siégeant sans jury, relativement à deux chefs de conduite avec facultés affaiblies causant des lésions corporelles, à un chef d'omission d'arrêter lors d'un accident et à un chef de négligence criminelle causant la mort. L'appel interjeté devant la Cour d'appel de l'Ontario a été rejeté.
Les questions qui se posent en l'espèce concernent la saisie d'échantillons de sang et d'urine par un coroner et la production d'analyses de ces échantillons en preuve lors du procès de l'appelant.
I. Les faits
Peu après 1 h le 15 novembre 1986, deux collisions d'automobiles se sont produites sur la route 10 près de Caledon (Ontario), à environ 1,6 kilomètre l'une de l'autre et à quelques minutes d'intervalle.
Dans le cas de la première collision, le véhicule de l'appelant a tamponné l'arrière d'une camionnette. Celle‑ci venait de s'engager sur la route 10 à environ 450 mètres au nord du lieu de l'accident et avait atteint une vitesse d'approximativement 80 kilomètres à l'heure au moment de la collision.
Un policier qui n'était pas alors de service a été témoin de la première collision. Dans sa déposition lors du procès de l'appelant, il a dit avoir vu une camionnette de marque Toyota suivie de près par une voiture de couleur sombre, au volant de laquelle — nous le savons maintenant — se trouvait l'appelant. Comme il dépassait les deux véhicules, il a entendu un fort bruit de choc, causé par la voiture de l'appelant qui avait percuté la camionnette par derrière. La camionnette a capoté pour ensuite s'immobiliser dans le fossé; ses occupants ont été gravement blessés. Le témoin a vu la voiture de l'appelant s'arrêter un moment au bord du chemin puis quitter les lieux.
En ce qui concerne la seconde collision, la voiture de l'appelant a heurté de front une Hyundai Pony. Cette seconde collision a eu un témoin oculaire, soit le conducteur d'une voiture qui suivait à peu de distance la Hyundai. La voiture de l'appelant roulait, phares éteints, en direction sud sur la route 10 dans une voie réservée aux véhicules se dirigeant vers le nord. La voiture de l'appelant a percuté la Hyundai, par suite de quoi l'occupante, Carol Connors, a trouvé la mort et l'appelant a subi des blessures.
L'appelant a été arrêté sur les lieux du second accident par des policiers qui ont constaté chez lui des signes de facultés affaiblies. Les policiers ont informé l'appelant de ses droits aux termes de la Charte et lui ont demandé un échantillon de son haleine. Toutefois, avant qu'un échantillon ne puisse être prélevé, les policiers ont amené l'appelant à un hôpital à Orangeville pour faire soigner ses blessures. Finalement, aucun alcootest n'a été administré et la police n'a pas demandé d'échantillon de sang.
Le juge du procès a tiré comme conclusion de fait que, pendant qu'il était détenu par la police à l'hôpital, l'appelant à consenti à des prélèvements de sang et d'urine à des fins médicales. Il s'agissait d'échantillons demandés par l'hôpital dans le cadre de ses mesures normales en matière traumatologique («Trauma Protocol Procedure») pour les victimes d'accident.
L'appelant a donné l'échantillon d'urine à un policier qui était présent à ce moment‑là. Cet échantillon a été prélevé dans un contenant exempt de contamination fourni à cette fin. Le policier ne l'a pas gardé, mais l'a remis au personnel de l'hôpital.
L'échantillon d'urine a été soumis à une vérification visant à déceler la présence de sang, effectuée par une infirmière du service d'urgence. Une fois la vérification terminée, une partie de l'urine a été mise dans un récipient destiné au laboratoire de l'hôpital.
L'échantillon de sang a été prélevé par une infirmière, qui l'a envoyé au laboratoire de l'hôpital, où une technicienne a mis de ce sang dans cinq éprouvettes distinctes.
On avait fait venir sur les lieux du second accident le coroner, le Dr Warren Allin, qui s'est ensuite rendu à l'hôpital afin d'y faire une investigation sur la mort de Mme Connors. Aux fins de son investigation, il lui fallait des échantillons du sang et de l'urine de l'appelant. Selon le témoignage du Dr Allin, c'est pour déterminer si les facultés de l'appelant étaient affaiblies qu'il voulait obtenir ces échantillons.
Le coroner, accompagné d'un policier, s'est présenté au laboratoire de l'hôpital. Il a demandé par écrit à la technicienne de lui remettre une partie des échantillons de sang et d'urine. Le coroner a alors donné ces échantillons au policier, lui demandant de les apporter au Centre des sciences judiciaires et de voir à ce qu'ils soient convenablement entreposés.
Le ministère public a appelé à témoigner un toxicologue judiciaire qui avait analysé les échantillons à la demande du coroner pour ses propres fins en vertu de la Loi sur les coroners. Le toxicologue judiciaire a témoigné que l'appelant avait, au moment des accidents, un taux d'alcoolémie se situant entre 144 et 165 mg par 100 ml de sang.
II. Les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes
Le paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement du Canada la compétence législative exclusive en matière de «droit criminel . . .». Voici le texte des art. 1, 8 et 24 de la Charte canadienne des droits et libertés ("la Charte"):
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s'il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
L'alinéa 16(2)c) et le par. 16(5) de la Loi sur les coroners, L.R.O. 1980, ch. 93 (maintenant L.R.O. 1990, ch. C-37), portent:
16 . . .
(2) S'il a des motifs raisonnables et probables de croire que cela est nécessaire pour les fins de son investigation, le coroner peut:
. . .
c) saisir toute chose qu'il a des motifs raisonnables de croire importante aux fins de son investigation.
(5) Si le coroner saisit une chose en vertu de l'alinéa (2) c), il la remet entre les mains d'un agent de police pour qu'il la garde en lieu sûr et la rend à la personne qui la détenait au moment où elle a été saisie aussitôt que possible après la fin de l'investigation ou, s'il y a enquête, aussitôt que possible après la fin de l'enquête à moins que la loi ne l'autorise ou ne l'oblige à en disposer d'une autre façon.
III. Les jugements des juridictions inférieures
La Cour de district de l'Ontario
Le juge du procès a conclu que la saisie des échantillons de sang et d'urine était légale aux termes de l'al. 16(2)c) de la Loi sur les coroners et n'allait pas à l'encontre de l'art. 8 de la Charte. Il a fait une distinction d'avec l'arrêt R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, parce que la saisie en cause en l'espèce était autorisée par la loi. Il a dit à ce propos:
[traduction] Je tiens à souligner que la saisie n'a pas été effectuée pour aider l'agent Dambrawskas dans son enquête criminelle visant à déterminer si les facultés de l'accusé étaient affaiblies au moment où il conduisait sa voiture. Les échantillons ont plutôt été saisis dans le cadre d'une investigation tout à fait différente que menait le coroner sur la mort de Carol Connors et sur sa cause. Je conclus en conséquence qu'il s'agit de saisies légales qui ne portaient nullement atteinte aux droits de l'accusé garantis par l'art. 8 de la Charte.
La Cour d'appel de l'Ontario (1991), 44 O.A.C. 241
Le juge Finlayson, qui a prononcé les motifs de la Cour d'appel, a fait remarquer que ce n'est pas la police qui a saisi les échantillons de sang et d'urine, mais bien le coroner dans l'exercice des pouvoirs que lui confère l'al. 16(2)c) de la Loi sur les coroners. La saisie qu'a effectuée le coroner [traduction] «relevait entièrement de ses pouvoirs» et était légale.
Le juge Finlayson n'a pas estimé nécessaire de statuer sur la constitutionnalité du par. 16(2) de la Loi sur les coroners et a déclaré, à la p. 243:
[traduction] Même à supposer que le par. 16(2) de la Loi sur les coroners soit inconstitutionnel et que le coroner ait obtenu illégalement les échantillons, la preuve serait néanmoins admissible aux termes du par. 24(2) de la Charte. Le coroner a effectué la saisie croyant en toute bonne foi agir légalement. Si les échantillons n'avaient pas été obtenus en vertu du par. 16(2) de la Loi sur les coroners, la police aurait pu les obtenir au moyen d'un mandat de perquisition, lequel, compte tenu des faits de l'espèce, aurait très certainement été décerné.
Il est donc évident que l'utilisation de la preuve de l'analyste dans ces circonstances n'est pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
IV. Les questions en litige
Le 17 août 1992, le Juge en chef a formulé les questions constitutionnelles suivantes:
1. Le paragraphe 16(2) de la Loi sur les coroners, L.R.O. 1980, ch. 93 et ses modifications, est‑il incompatible avec l'art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. Si le paragraphe 16(2) de la Loi sur les coroners, L.R.O. 1980, ch. 93 et ses modifications, est incompatible avec l'art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, cette disposition constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit, dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, conformément à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
3. Le paragraphe 16(2) de la Loi sur les coroners, L.R.O. 1980, ch. 93 et ses modifications, empiète‑t‑il sur la compétence fédérale en matière de droit criminel et, dans l'affirmative, cette disposition excède‑t‑elle la compétence législative de la province?
De plus, l'appelant a soulevé plusieurs questions supplémentaires:
1. Est‑ce à tort que la Cour d'appel a confirmé les conclusions du juge du procès que l'appelant a consenti au prélèvement d'échantillons de sang et d'urine?
2. Est‑ce à tort que la Cour d'appel a confirmé la conclusion du juge du procès que la saisie des échantillons du sang et de l'urine de l'appelant ne portait pas atteinte aux droits dont jouit celui‑ci aux termes de l'art. 8 de la Charte?
3. Est‑ce à tort que la Cour d'appel a omis d'écarter en vertu du par. 24(2) de la Charte la preuve obtenue grâce aux échantillons de sang et d'urine?
V. Analyse
La conclusion du juge du procès qu'il y a eu consentement
L'appelant soutient que le juge du procès a commis une erreur en concluant qu'il avait consenti au prélèvement des échantillons de sang et d'urine à des fins médicales. Il fait valoir en outre que ce prélèvement a eu lieu non pas uniquement à des fins médicales mais aussi aux fins de l'enquête policière. Ces arguments ne sauraient être retenus. La conclusion de fait tirée par le juge du procès, à savoir que les échantillons ont été prélevés avec le consentement de l'appelant et à des fins purement médicales, est appuyée par la preuve et rien ne justifie qu'un tribunal d'appel touche à cette conclusion.
L'article 8 de la Charte
La saisie
Pour que s'applique l'art. 8 de la Charte, il faut d'abord qu'il y ait eu fouille, perquisition ou saisie. Or, en l'espèce, l'appelant soutient que, pour les fins de l'analyse en fonction de l'art. 8, trois fouilles, perquisitions ou saisies ont en fait été effectuées.
i) L'obtention d'échantillons de sang et d'urine de l'appelant par le personnel hospitalier
Comme il a été indiqué plus haut, l'appelant n'a pas établi que ces actes constituaient en l'espèce une fouille, une perquisition ou une saisie. Le juge du procès a conclu que les échantillons de sang et d'urine avaient été prélevés, avec le consentement de l'accusé, à des fins médicales. La Cour d'appel n'a pas touché à cette conclusion et rien ne justifie que nous intervenions à cet égard. L'hôpital détenait les échantillons à des fins médicales et à nulle autre fin.
ii) La saisie par le coroner des échantillons détenus par le personnel hospitalier après qu'ils eurent été prélevés de l'accusé
L'intimée reconnaît que le fait pour le coroner de prendre possession des échantillons du sang et de l'urine de l'appelant constituait une saisie au sens de l'art. 8 de la Charte.
Les questions à trancher en ce qui concerne cette saisie sont de savoir, en premier lieu, si elle était autorisée par la loi, en deuxième lieu, si la loi elle‑même était raisonnable et, en troisième lieu, si la saisie a été effectuée d'une manière non abusive. Soulignons d'entrée de jeu que, si les dispositions de la Loi sur les coroners en vertu desquelles la saisie a été faite sont valides, alors il s'ensuit que celle‑ci a été exécutée de façon non abusive. Rien n'indique que le coroner se soit immiscé dans la fourniture de soins médicaux ou qu'il ait fait quoi que ce soit d'autre que d'exercer ouvertement les pouvoirs que lui confère la loi. L'appelant prétend que le coroner a agi abusivement en saisissant les échantillons, comme il l'a fait, alors que se déroulait une enquête criminelle. Nous ne sommes pas d'accord. Le coroner devait s'acquitter de ses fonctions et les échantillons en cause constituaient une preuve qui se rapportait à son investigation. Lui et la police s'intéressaient à certains des mêmes éléments de preuve, mais à des fins différentes. L'appelant soutient essentiellement que le coroner doit mettre un terme à son investigation si des accusations doivent être portées. À quoi nous répondons que le coroner est en droit de mener son investigation, pourvu qu'il le fasse dans un but légitime et qu'il s'y prenne d'une manière non abusive, ce qui a été le cas en l'espèce.
Saisie autorisée par la loi
Il s'agit sans aucun doute d'une saisie autorisée par la Loi sur les coroners. Contrairement à ce qu'a fait valoir l'appelant, l'art. 27 de cette loi n'a pas pour effet d'empêcher le coroner de tenir son investigation dans un cas où une personne a été (ou sera probablement) accusée d'une infraction au Code criminel relativement à la mort en question. Le coroner était en droit — la loi l'y obligeait peut‑être d'ailleurs — de poursuivre son investigation malgré l'enquête policière qui se déroulait simultanément et la possibilité qu'une accusation criminelle soit portée contre l'appelant. Celui‑ci fait cependant valoir que le par. 16(2) excède la compétence de la province ou, subsidiairement, qu'il viole l'art. 8.
a) Le partage des pouvoirs
En ce qui concerne la question du partage des pouvoirs, la contestation par l'appelant est de portée fort restreinte. En effet, quoique les questions constitutionnelles parlent du par. 16(2), l'appelant ne conteste dans son mémoire que l'al. 16(2)c). Il nous faut en conséquence commencer notre analyse en tenant pour acquis la constitutionnalité des autres dispositions de la Loi (sans évidemment trancher définitivement ce point).
Les pouvoirs que confère le par. 16(2) sont accessoires aux fonctions attribuées aux coroners, dont notamment celle consistant à tenir une investigation sur la mort d'une personne afin de déterminer si une enquête s'impose. L'appelant soutient que, exercés pour la saisie d'échantillons de substances organiques de l'accusé, les pouvoirs accordés par le par. 16(2) équivalent à une violation par la province du droit sacré de garder le silence et, partant, à un empiétement sur le pouvoir fédéral en matière de droit criminel.
Supposant, comme nous devons le faire en l'espèce, qu'en général la Loi sur les coroners a été validement adoptée par la province, et concluant en fait que le coroner a exercé ses pouvoirs de bonne foi pour les fins d'une investigation qu'il était tenu par la loi de mener, nous rejetons l'argument alléguant un empiétement inconstitutionnel par la province sur la compétence fédérale en matière de droit criminel. Comme l'a affirmé le juge Lamer (maintenant Juge en chef) au nom de la majorité dans l'arrêt Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366, aux pp. 1390 et 1391:
. . . notre Cour a régulièrement confirmé la constitutionnalité des commissions d'enquête provinciales et a confirmé l'attribution de pouvoirs d'enquête assez étendus qui peuvent accessoirement avoir un effet sur les pouvoirs du fédéral en matière de droit criminel et de procédure criminelle.
À notre avis, les pouvoirs que confère le par. 16(2) sont légitimement accessoires aux objets provinciaux légitimes visés par la Loi sur les coroners.
b) L'article 8 de la Charte
Abordons donc maintenant la contestation du par. 16(2) de la Loi, fondée sur l'art. 8 de la Charte. L'appelant fait valoir que la saisie qu'autorise ce paragraphe est abusive en raison de l'absence d'une obligation d'obtenir une autorisation judiciaire préalable fondée sur un témoignage sous serment.
Nous précisons au départ que les exigences posées dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, ne s'appliquent pas rigidement dans tous les contextes législatifs. Par exemple, dans l'arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, le juge La Forest, en examinant le pouvoir d'exiger la production de documents en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, a conclu que ce pouvoir constituait certes une saisie au sens de l'art. 8 de la Charte, mais que son exercice n'était pas assujetti aux exigences énoncées dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc. Le juge La Forest a fait remarquer, à la p. 506:
Depuis l'adoption de la Charte, les tribunaux canadiens ont répété à maintes reprises que la norme du caractère raisonnable applicable dans le cas des fouilles, des perquisitions ou des saisies effectuées dans le cadre de la mise en application du droit criminel ne sera généralement pas appropriée pour déterminer le caractère raisonnable dans le contexte administratif ou réglementaire; voir Re Alberta Human Rights Commission and Alberta Blue Cross Plan (1983), 1 D.L.R. (4th) 301 (C.A. Alb.), à la p. 307; R. v. Rao (1984), 46 O.R. (2d) 80 (C.A.), à la p. 96; Re Belgoma Transportation Ltd. and Director of Employment Standards (1985), 51 O.R. (2d) 509 (C.A.), à la p. 512; R. v. Quesnel (1985), 12 O.A.C. 165, à la p. 169; Bertram S. Miller Ltd. c. R., [1986] 3 C.F. 291 (C.A.), aux pp. 319, 324 et 341 à 343; R. v. Bichel, [1986] 5 W.W.R. 261 (C.A.C.‑B.), aux pp. 271 à 273. Le même raisonnement sous‑tend l'arrêt de notre Cour R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627 rendu en même temps que le présent arrêt, dans lequel une ordonnance de production de documents rendue en vertu du par. 231(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu, est considérée comme étant de nature administrative et ne pas être abusive au sens de l'art. 8 de la Charte.
L'application d'une norme du caractère raisonnable moins sévère et plus souple dans le cas des fouilles, des perquisitions et des saisies en matière administrative ou réglementaire est tout à fait conforme à une interprétation fondée sur l'objet de l'art. 8.
L'analyse consiste d'abord et avant tout à apprécier le caractère raisonnable du pouvoir conféré, compte tenu du contexte particulier dans lequel il s'exerce.
Le rôle du coroner est de tenir une investigation sur les décès et de décider de l'opportunité d'une enquête (art. 15). L'enquête, si effectivement elle a lieu, vise à identifier le défunt et à déterminer la cause du décès et, en particulier, le moment et l'endroit du décès et les circonstances l'entourant (par. 31(1)). Ce sont là, bien entendu, des points à décider par le jury lors de l'enquête, mais il lui est formellement interdit de faire de déclaration de responsabilité civile ou criminelle légale (par. 31(2)). Le coroner remplit tout à la fois des fonctions d'investigation et des fonctions quasi judiciaires. Il est tenu non seulement de mener une investigation sur le décès, mais aussi de présider à l'enquête.
Les pouvoirs conférés par le par. 16(2) se limitent à inspecter tout lieu dans lequel se trouvait avant son décès la personne décédée, à examiner les dossiers ou écrits relatifs à cette personne ou à sa situation, à en extraire des renseignements et à en faire des copies, selon ce que le coroner juge nécessaire, et à saisir toute chose qu'il a des motifs raisonnables de croire importante pour son investigation.
Le critère énoncé dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., selon lequel on doit avoir des motifs raisonnables et probables de croire à la perpétration d'une infraction particulière, ne s'applique pas dans le présent contexte, car le coroner ne fait pas d'enquête criminelle ni ne décide si un crime a effectivement été commis.
Une fois établie la non‑pertinence de ce critère, l'applicabilité des autres critères énoncés dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc. devient douteuse. Ainsi que l'a dit le juge La Forest dans l'arrêt Thomson, à la p. 529:
S'il n'est pas nécessaire d'établir en vertu de l'art. 17 l'existence de motifs raisonnables et probables de croire qu'une infraction particulière a été commise, il n'est pas nécessaire non plus de se conformer aux autres critères de l'arrêt Hunter c. Southam Inc. Ceux‑ci découlent de l'exigence de motifs raisonnables et probables. C'est évidemment le cas en ce qui concerne l'obligation d'établir l'existence de «motifs raisonnables de croire que l'on découvrira quelque chose qui fournira une preuve que l'infraction précise faisant l'objet de l'enquête a été commise». Cela est également vrai de l'exigence que l'exercice du pouvoir de fouille, de perquisition ou de saisie dépende d'une «procédure d'autorisation préalable par un arbitre tout à fait neutre et impartial qui est en mesure d'agir de façon judiciaire en conciliant les intérêts de l'État et ceux de l'individu». Comme le juge Wilson le souligne aujourd'hui dans l'arrêt R. c. McKinlay Transport Ltd., l'arbitre n'a aucun rôle à jouer lorsqu'il n'existe aucune exigence de motifs raisonnables et probables puisque «son rôle principal, selon l'arrêt Hunter, consiste à s'assurer que la personne qui demande l'autorisation a des motifs raisonnables et probables de croire qu'une infraction précise a été commise, qu'il existe des motifs raisonnables et probables de croire que l'autorisation permettra de découvrir quelque chose ayant trait à cette infraction précise, et que l'autorisation ne vise qu'à permettre la saisie de documents se rapportant à l'infraction précise» (souligné dans l'original) (p. 649). Le fait que les membres de la Commission, dont on a dit, dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., qu'ils n'étaient pas suffisamment détachés du processus d'enquête puissent présenter une requête ex parte en vertu de l'art. 17 n'a donc pas pour effet de rendre cet article inconstitutionnel.
C'est cette même approche souple qu'a adoptée le juge Wilson (le juge Lamer, maintenant Juge en chef, se rangeant à son avis sur ce point), bien que les faits de l'affaire l'aient amenée à une conclusion différente. Elle a dit, aux pp. 495 et 496:
Ce ne sont pas toutes les saisies qui violent l'art. 8 de la Charte, seulement celles qui sont abusives. En d'autres termes, un individu n'a droit qu'à une attente raisonnable en ce qui concerne le respect de sa vie privée. Il vient en effet un moment où le droit de l'individu au respect de sa vie privée doit céder le pas à l'intérêt plus grand qu'a l'État à ce que soient communiqués des renseignements ou un document. L'intérêt de l'État ne l'emporte cependant que si on a pris soin de porter le moins possible atteinte au droit de l'individu au respect de sa vie privée. C'est cette nécessité de soupeser délicatement les différents intérêts qui a poussé le juge Dickson dans l'affaire Hunter à énoncer plusieurs critères à remplir pour qu'une fouille ou perquisition effectuée dans le cadre d'une enquête criminelle satisfasse au critère du caractère raisonnable. Je crois que le juge Holland en première instance a bien résumé ces critères dans le passage reproduit antérieurement dans les présents motifs. Je conviens toutefois que lesdits critères ne constituent pas des règles absolues à suivre dans tous les cas, quelle que soit la nature du texte législatif en cause. Ce qui peut être raisonnable en matière réglementaire ou civile peut ne pas l'être dans un contexte criminel ou quasi criminel. L'important n'est pas tant que les critères stricts soient appliqués automatiquement dans chaque cas, mais que le texte législatif tienne compte de façon significative des préoccupations exprimées par le juge Dickson dans l'arrêt Hunter.
Il existe deux facteurs importants qui font échapper la saisie en l'espèce à l'application des critères énoncés dans l'arrêt Hunter. L'investigation n'a pas pour objet de déceler des infractions à la loi ni de recueillir des éléments de preuve qui serviront dans des poursuites futures. Le coroner remplit des fonctions quasi judiciaires et détient des pouvoirs limités d'inspection et de saisie d'articles qu'il a des motifs raisonnables de croire importants aux fins de son investigation. Celle‑ci ne revêt aucun caractère criminel ou quasi criminel. De plus, le coroner est appelé, dans l'exercice de ses fonctions quasi judiciaires, à présider aux enquêtes. Dans ces circonstances, nous estimons que l'absence dans le par. 16(2) d'une exigence d'autorisation préalable ou la possibilité que les articles saisis puissent ultérieurement devenir admissibles dans le cadre d'une poursuite criminelle ne rendent pas ce paragraphe abusif.
iii) D'après l'appelant, il y a eu nouvelle saisie lorsque les échantillons et l'analyse du coroner ont été «transformés» en éléments de preuve produits dans le cadre d'une poursuite criminelle
Comme l'a dit le juge La Forest dans l'arrêt R. c. Dyment, précité, à la p. 431: «il y a saisie au sens de l'art. 8 lorsque les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne [. . .] L'article 8 a été conçu pour accorder une protection contre les actions de l'État et de ses mandataires. [. . .] l'examen doit être axé sur les circonstances dans lesquelles l'agent de police a obtenu l'échantillon. Toutefois, les circonstances dans lesquelles le médecin l'a obtenu sont loin d'être sans importance.» Ainsi, dans l'arrêt R. c. Pohoretsky, [1987] 1 R.C.S. 945, il a été reconnu qu'une prise de sang effectuée par un médecin à la demande de la police, et ce, à des fins autres que médicales et sans le consentement de l'accusé, constituait une fouille abusive. De même, dans l'affaire Dyment, précitée, le fait que le médecin, au moment où il a remis l'éprouvette à la police, avait en sa possession le sang de l'intimé et qu'il lui incombait de respecter la vie privée de ce dernier suffisait pour que puisse être qualifiée de saisie au sens de l'art. 8 la réception de l'éprouvette de sang par la police sans le consentement du patient du médecin. Dans l'affaire R. c. Dersch, [1993] 3 R.C.S. 768, le personnel médical a prélevé un échantillon de sang à la demande de la police mais contrairement aux instructions explicites que l'accusé avait données aux policiers. La Cour a statué, à la p. 778, que l'«obtention de ces renseignements par la police, dans les circonstances de la présente affaire, correspond à une fouille, à une perquisition ou à une saisie au sens de l'art. 8 de la Charte».
Comme le précise le juge La Forest dans l'arrêt Dyment, précité, l'examen doit être axé sur la façon dont les autorités (c'est‑à‑dire, à ce stade de l'analyse, la police) ont obtenu les échantillons. En l'espèce, les échantillons ont été saisis par le coroner dans l'exercice du pouvoir que lui confère le par. 16(2) de la Loi sur les coroners. On convient qu'il s'agissait là d'une saisie au sens de l'art. 8. Le coroner a remis les échantillons à la police conformément au par. 16(5) de la Loi. La police remplissait essentiellement des fonctions de messager par suite de la saisie qu'avait effectuée le coroner en vertu de la Loi. Quant aux employés médicaux, ils ont prélevé les échantillons à des fins médicales avec le consentement de l'accusé. Ils les ont ensuite remis au coroner en considération des pouvoirs légaux de celui‑ci, qui ont préséance sur leur obligation de confidentialité, à supposer évidemment que le par. 16(2) soit valide. La police n'a pas demandé l'échantillon ni n'a rien fait d'autre que de s'acquitter des fonctions prescrites au par. 16(5) de la Loi. Compte tenu des faits de la présente affaire et tenant pour acquis, pour le moment, la constitutionnalité du par. 16(2) de la Loi, nous ne pouvons conclure que la police a pris l'échantillon sans le consentement de l'intéressé, si ce n'est dans le cas des actes accomplis consécutivement à la saisie effectuée par le coroner. En ce qui concerne les actes de la police, nous ne voyons aucune différence entre la présente affaire et une situation dans laquelle le ministère public assigne un technicien de laboratoire d'hôpital à témoigner relativement à des éléments de preuve qui doivent leur existence à des procédés médicaux légitimes et qui sont pertinents relativement à une poursuite criminelle. En l'espèce, l'appelant ne trouve pas à redire à la façon dont la police a découvert les éléments de preuve (cas dans lequel se serait appliqué le droit relatif aux fouilles et aux perquisitions) ni aux mesures qu'a prises la police pour en assurer la conservation (cas dans lequel se serait appliqué le droit relatif aux saisies). En l'espèce, la police connaissait l'existence de la preuve mais ne se souciait de sa conservation que pour l'accomplissement de ses fonctions sous le régime de la Loi sur les coroners.
La situation est analogue à celle prévue par le juge La Forest dans l'arrêt Dyment, précité. Le juge La Forest a envisagé le cas d'un médecin qui prélève un échantillon à des fins médicales légitimes avec le consentement du patient, puis le remet à la police. Il a affirmé, à la p. 432: «je ne puis concevoir que le médecin en l'espèce ait eu le droit de prélever le sang de M. Dyment et de le donner à un étranger pour des fins autres que médicales, à moins d'une exigence contraire de la loi, et toute loi de ce genre serait elle aussi assujettie à un examen en regard de la Charte» (nous soulignons). Dans le cas présent, le personnel médical a agi avec le consentement de l'appelant à des fins médicales légitimes et a remis l'échantillon au coroner seulement en raison des pouvoirs que détenait ce dernier aux termes de la loi. C'est sur ces pouvoirs légaux qu'est axée la présente instance, comme cela se doit d'ailleurs d'après ce qu'indique le juge La Forest dans l'extrait cité précédemment.
On prétend que les actes de la police constituent en quelque sorte une saisie du fait d'une collaboration irrégulière entre le coroner, la police et le personnel médical. Il se peut certes dans ce contexte que la conduite d'un de ces intervenants influe sur la qualification de celle des autres, mais nous ne voyons en l'espèce rien qui établisse ou qui permette de conclure raisonnablement qu'il y a eu collusion irrégulière entre le personnel médical, la police et le coroner. La présence du policier dans la salle d'urgence dans les circonstances qui se dégagent de la preuve n'a rien d'irrégulier ni même de suspect. L'accusé était en état d'arrestation. Selon la preuve produite au procès, après avoir été placé dans une voiture de police, il en serait sorti et se serait mis à se promener en direction sud le long de la route. Impossible donc de tenir rigueur aux policiers d'avoir eu l'{oe}il sur une personne qu'ils avaient arrêtée. À l'hôpital, toujours selon la preuve, l'accusé se serait montré peu coopératif au début. Le personnel du service d'urgence s'affairait à prodiguer ses soins aux patients gravement blessés. Le policier a été rappelé à deux reprises au service d'urgence pour aider les infirmières qui essayaient de soigner l'accusé. Là encore, il n'y a rien de suspect. De fait, le comportement des policiers n'aurait été critiquable que s'ils avaient simplement amené à un hôpital public une personne en état d'arrestation, puis étaient repartis. Il ressort de la preuve que la technicienne de laboratoire de l'hôpital a d'abord hésité à remettre les échantillons au coroner et qu'elle ne l'a fait qu'après avoir consulté le médecin traitant et obtenu une note du coroner. Voilà donc qui ne ressemble guère à une forme quelconque de collusion ni même à une inclination excessive à prêter concours à la police, laquelle était tenue, aux termes du par. 16(5) de la Loi sur les coroners, de prendre en charge les échantillons afin de les «garde[r] en lieu sûr». La constitutionnalité de cette disposition n'est pas contestée en l'espèce.
Nous concluons que, d'après la preuve en l'espèce, il n'y a eu aucune saisie par la police.
Il reste à déterminer si le fait d'avoir cité l'analyste à témoigner sur ce qu'indiquaient les échantillons constituait une saisie par le ministère public au sens de l'art. 8 de la Charte. On pourrait faire valoir que cela équivalait à une appropriation ou à une «saisie» des liquides organiques de l'accusé selon la définition de «saisie» donnée dans l'arrêt R. c. Dyment, précité, à la p. 431, comme constituant «l'utilisation du corps d'une personne, sans son consentement». On pourrait opposer à cette prétention que l'art. 8 porte seulement sur les saisies physiques de biens et ne s'applique pas à un témoignage pertinent et admissible donné en cour.
Nous n'estimons toutefois pas nécessaire de statuer sur cette question en l'espèce. Même si le témoignage de l'analyste était considéré comme une saisie au sens de l'art. 8 de la Charte, il serait conforme à cet article en tant que saisie non abusive. La tenue même du procès établit l'existence de motifs raisonnables et probables de croire que l'accusé a commis une infraction. Comme la question ne se pose qu'à l'égard d'une preuve par ailleurs admissible, il est tout aussi évident que la preuve est pertinente pour établir la perpétration de l'infraction reprochée à l'accusé. Bref, les conditions de la délivrance d'un mandat sont remplies. On a satisfait au critère approprié. Dans ces circonstances, l'intérêt qu'a l'État à s'approprier des renseignements et à les utiliser l'emporte sur le droit de l'accusé au respect de sa vie privée. On ne saurait en conséquence prétendre qu'il y a eu, du fait que la preuve en cause a été produite contre lui au procès, violation des droits que l'art. 8 garantit à l'accusé.
La police aurait peut‑être pu obtenir un mandat autorisant le prélèvement d'un échantillon du sang de l'accusé ou persister dans la demande d'un échantillon d'haleine, mais de telles atteintes supplémentaires à la vie privée étaient devenues superflues étant donné l'existence des échantillons déjà prélevés et compte tenu du fait que ceux‑ci devaient de toute façon faire l'objet d'une analyse. Il y a, selon nous, une différence importante entre obtenir des échantillons en violation du droit de l'accusé de refuser un traitement ou en violation des droits du patient en matière de confidentialité et, ce qui est le cas en l'espèce, utiliser en cour une preuve pertinente recueillie dans l'exercice d'un pouvoir conféré par la loi.
VI. Conclusion
Nous concluons que le par. 16(2) ne restreint pas les droits garantis par l'art. 8 de la Charte et qu'il a été validement adopté par la province. La saisie qu'a effectuée le coroner en vertu de ce paragraphe était en conséquence autorisée par la loi, laquelle n'a elle‑même rien d'abusif. Comme nous l'avons déjà mentionné, nous ne constatons au vu du dossier aucun abus dans la façon dont le coroner a exercé ses pouvoirs. La saisie n'a donc pas limité les droits garantis par l'art. 8 et il n'est pas nécessaire de tenir compte de l'article premier ni du par. 24(2). L'admission subséquente de la preuve de l'analyste au procès était aussi légale et non abusive.
Nous sommes d'avis de donner aux questions constitutionnelles les réponses suivantes:
1. Le paragraphe 16(2) de la Loi sur les coroners, L.R.O. 1980, ch. 93 et ses modifications, est‑il incompatible avec l'art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse: Non.
2. Si le paragraphe 16(2) de la Loi sur les coroners, L.R.O. 1980, ch. 93 et ses modifications, est incompatible avec l'art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, cette disposition constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit, dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, conformément à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse: Cette question ne se pose pas.
3. Le paragraphe 16(2) de la Loi sur les coroners, L.R.O. 1980, ch. 93 et ses modifications, empiète‑t‑il sur la compétence fédérale en matière de droit criminel et, dans l'affirmative, cette disposition excède‑t‑elle la compétence législative de la province?
Réponse: Non.
Nous sommes d'avis de rejeter le pourvoi.
Version française du jugement des juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Sopinka, Gonthier et Iacobucci rendu par
Le juge La Forest — Il s'agit en l'espèce de réexaminer la constitutionnalité de la saisie d'échantillons de sang ou d'urine initialement prélevés à des fins médicales et de l'utilisation de ces échantillons comme preuve contre un défendeur dans une poursuite criminelle. Plus particulièrement, notre Cour est appelée à décider s'il y a eu, du fait que l'État, afin d'incriminer un défendeur poursuivi pour conduite avec facultés affaiblies, s'est approprié sans autorisation indépendante un échantillon de sang ou d'urine initialement saisi et analysé par un coroner agissant en vertu d'une loi, violation du droit à la vie privée inhérent à l'art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit à chacun le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
Les faits
L'appelant, Nicola Colarusso, a été impliqué dans deux accidents de voiture survenus tôt le matin du 15 novembre 1986. Les accidents ont eu lieu dans l'espace de quelques minutes sur la même route, à une distance de seulement 1,6 kilomètre l'un de l'autre. Dans les deux cas, c'est manifestement la conduite négligente de l'appelant qui a été à l'origine de la collision.
Le premier accident s'est produit lorsque l'appelant a heurté par derrière une camionnette, de sorte que le conducteur en a perdu la maîtrise. À la suite de la collision, l'appelant a arrêté son véhicule sur l'accotement à une centaine de mètres du lieu du choc. Un témoin (un policier qui n'était pas alors de service) a vu l'appelant jeter un coup d'{oe}il en arrière vers les lieux de l'accident, puis reprendre la route. Les deux occupants de la camionnette ont subi des blessures graves.
Quelques minutes plus tard, le véhicule de l'appelant a traversé la ligne médiane et a percuté un véhicule qui venait de l'autre direction, causant la mort de la conductrice. Quant à l'appelant, il a perdu connaissance pendant une quinzaine de minutes. Des témoins de ce second accident ont déclaré que les phares de la voiture de l'appelant n'étaient pas allumés au moment de la collision (vers 1 h 30).
Des agents de la Police provinciale de l'Ontario sont arrivés sur les lieux dans les quelques minutes qui ont suivi la collision. Ils ont constaté que l'appelant était désorienté et que son haleine sentait l'alcool. Ils ont remarqué en outre la présence de lacérations à son visage. Ils l'ont donc arrêté sur les lieux mêmes pour conduite avec facultés affaiblies et l'ont informé de son droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat. De plus, les policiers lui ont officiellement demandé un échantillon de son haleine (quoique, finalement, aucun n'ait été prélevé).
Les policiers ont conduit l'appelant à un hôpital d'Orangeville (Ontario), qui se trouvait à proximité. En attendant de se faire soigner, l'appelant a demandé à un des policiers s'il pouvait aller aux toilettes, demande qu'il a réitérée à une infirmière du service d'urgence, qui lui a répondu par l'affirmative. L'infirmière est allée chercher un contenant en plastique qu'elle a remis au policier, lequel a accompagné l'appelant aux toilettes et l'a aidé à uriner dans le contenant. Le policier a immédiatement rendu le contenant à l'infirmière qui le lui avait donné.
Des employés de l'hôpital ont témoigné qu'il existait une marche normalisée à suivre relativement aux soins d'urgence pour les accidentés, connue sous le nom de «Trauma Protocol Procedure» (mesures normales en matière traumatologique). Dans le cadre de ces mesures, l'hôpital obtient couramment des échantillons d'urine et de sang à des fins d'analyse . Une infirmière qui était de service à ce moment‑là a vérifié l'échantillon d'urine de l'appelant au moyen d'une «jauge» spéciale servant à déceler la présence de sang dans l'urine. L'échantillon a ensuite été placé dans un récipient et remis à la technicienne de laboratoire qui était alors de service. On a en outre fait une prise de sang à l'appelant. Ce sang a été mis dans cinq fioles qui, elles aussi, ont été remises à la technicienne. Bien que l'appelant se soit révélé un patient peu coopératif — il disait en effet vouloir simplement retourner chez lui — le juge du procès a conclu qu'il a finalement consenti à ce que les échantillons soient prélevés, mais à des fins purement médicales.
Après que les échantillons eurent été remis à la technicienne de laboratoire, le coroner du district est arrivé à l'hôpital, accompagné d'un autre policier. Il a été accueilli par le policier qui avait conduit l'appelant à l'hôpital et l'avait aidé à fournir les échantillons. Il a examiné le cadavre de la défunte. Afin de pouvoir déterminer la cause de l'accident (ce à quoi il était tenu aux termes de loi), il a demandé à la technicienne des échantillons du sang et de l'urine de l'appelant. Il était escorté du policier qui avait aidé à obtenir les échantillons. Ayant vérifié l'identité du coroner, la technicienne lui a remis deux fioles de sang et l'échantillon d'urine. Le coroner a rédigé et signé une note expliquant pourquoi il demandait les échantillons, et l'a donnée à la technicienne comme étant son «mandat».
Le coroner a immédiatement remis les échantillons à un policier à l'hôpital le chargeant de les garder en lieu sûr et de les apporter au Centre des sciences judiciaires à des fins d'analyse. En attendant qu'ils soient livrés au Centre, ils ont été placés dans le coffre-fort au poste de police. Le policier a rédigé pour le Centre un rapport indiquant les analyses qui devaient être effectuées. Aucune autre tentative d'obtenir un échantillon d'haleine n'a été faite. L'analyse des échantillons de sang a finalement révélé que l'appelant avait au moment de l'accident un taux d'alcoolémie se situant entre 0,14 et 0,17. Il a donc été accusé de deux chefs de conduite avec facultés affaiblies causant des lésions corporelles, d'omission d'arrêter lors d'un accident, de conduite avec facultés affaiblies causant la mort et de négligence criminelle causant la mort.
Bien qu'on ne sache pas exactement comment ou quand la police a appris les résultats de l'analyse, l'analyste du Centre des sciences judiciaires qui avait effectué cette analyse s'est vu assigner à témoigner au procès, où il a déposé relativement aux résultats. C'est en grande partie sur ce témoignage que repose le verdict de culpabilité qui a été rendu contre l'appelant relativement à l'infraction de conduite avec facultés affaiblies causant la mort et aux infractions connexes, car la police elle‑même n'a pas obtenu de ce dernier d'autres échantillons de liquides organiques ni d'échantillon d'haleine.
Historique judiciaire
La Cour de district de l'Ontario (le juge Speyer)
Au début de ses motifs, le juge du procès tire les importantes conclusions de fait suivantes: (1) l'appelant a consenti au prélèvement des échantillons de sang et d'urine à des fins purement médicales; (2) ces échantillons ont été prélevés par l'hôpital à des fins médicales en application des mesures normales en matière traumatologique et non pas pour prêter concours à une éventuelle enquête criminelle, et (3) le policier qui a aidé l'appelant a uriner ne faisait qu'assister l'hôpital dans le prélèvement de l'échantillon d'urine à des fins médicales; il n'agissait pas dans le cadre de l'enquête criminelle.
Comme ni la police ni le coroner n'ont obtenu de mandat judiciaire les autorisant à saisir les échantillons de sang ou d'urine, le juge du procès s'est interrogé sur la légitimité de la saisie faite par le coroner. De l'avis du juge, le coroner a saisi les échantillons légitimement dans le cadre de son investigation sur la cause de l'accident mortel. Le juge du procès a insisté sur le fait que la saisie n'a pas été effectuée pour aider les policiers dans leur enquête, mais avait pour seul but l'utilisation des échantillons dans l'investigation du coroner sur la cause du décès. En définitive, le juge du procès a conclu qu'il s'agissait d'une saisie autorisée par le par. 16(2) de la Loi sur les coroners, L.R.O. 1980, ch. 93, donc d'une saisie qui ne violait pas l'art. 8 de la Charte.
L'appelant a été déclaré coupable relativement aux deux chefs de conduite avec facultés affaiblies causant des lésions corporelles, à l'omission d'arrêter lors d'un accident et à la négligence criminelle causant la mort. Il y a eu arrêt des procédures quant à l'accusation de conduite avec facultés affaiblies causant la mort. L'appelant a été condamné à cinq ans de prison relativement à l'infraction de négligence criminelle causant la mort et à 15 mois relativement aux trois autres déclarations de culpabilité.
La Cour d'appel de l'Ontario (1991), 44 O.A.C. 241 (les juges Finlayson, Krever et Galligan)
La Cour d'appel a souscrit à la conclusion du juge du procès que la police n'avait jamais saisi les échantillons de sang ou d'urine. Selon son interprétation, l'unique saisie a été effectuée par le coroner et elle était «légale» puisqu'il agissait conformément au par. 16(2) de la Loi sur les coroners.
La Cour d'appel a décidé ne pas se pencher sur l'argument de l'appelant alléguant l'inconstitutionnalité du par. 16(2) de la Loi sur les coroners du fait soit que la province n'avait pas compétence pour l'adopter, soit qu'il violait l'art. 8 de la Charte vu l'absence de garanties procédurales. Le juge Finlayson est arrivé la conclusion suivante, à la p. 243:
[traduction] Je ne crois pas que nous ayons à aborder ces questions constitutionnelles. L'unique question à trancher en l'espèce est celle de l'admissibilité du témoignage de l'analyste (du Centre des sciences judiciaires) quant aux échantillons de sang et d'urine. Le coroner a témoigné au procès qu'il ne menait pas d'enquête criminelle mais qu'il s'acquittait plutôt de la tâche qui lui incombait, conformément à la Loi sur les coroners, de déterminer la cause de la mort de Carol Connors. Même à supposer que le par. 16(2) de la Loi sur les coroners soit inconstitutionnel et que le coroner ait obtenu illégalement les échantillons, la preuve serait néanmoins admissible aux termes du par. 24(2) de la Charte. Le coroner a effectué la saisie croyant en toute bonne foi agir légalement. Si les échantillons n'avaient pas été obtenus en vertu du par. 16(2) de la Loi sur les coroners, la police aurait pu les obtenir au moyen d'un mandat de perquisition, lequel, compte tenu des faits de l'espèce, aurait très certainement été décerné.
Il est donc évident que l'utilisation de la preuve de l'analyste dans ces circonstances n'est pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
Le pourvoi devant notre Cour
Notre Cour ayant fait droit à la demande d'autorisation de pourvoi, le Juge en chef a formulé les questions constitutionnelles suivantes:
1. Le paragraphe 16(2) de la Loi sur les coroners, L.R.O. 1980, ch. 93 et ses modifications, est‑il incompatible avec l'art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. Si le paragraphe 16(2) de la Loi sur les coroners, L.R.O. 1980, ch. 93 et ses modifications, est incompatible avec l'art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, cette disposition constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit, dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, conformément à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
3. Le paragraphe 16(2) de la Loi sur les coroners, L.R.O. 1980, ch. 93 et ses modifications, empiète‑t‑il sur la compétence fédérale en matière de droit criminel et, dans l'affirmative, cette disposition excède‑t‑elle la compétence législative de la province?
Le paragraphe 16(2) de la Loi sur les coroners, L.R.O. 1980, ch. 93 (maintenant L.R.O. 1990, ch. C-37), dispose:
16 . . .
(2) S'il a des motifs raisonnables et probables de croire que cela est nécessaire pour les fins de son investigation, le coroner peut:
a) inspecter tout lieu dans lequel se trouvait la personne décédée ou dans lequel il a des motifs raisonnables de croire que celle‑ci se trouvait avant son décès;
b) examiner les dossiers ou écrits relatifs à la personne décédée ou à sa situation, en extraire des renseignements et en faire des copies, selon ce qu'il juge nécessaire;
c) saisir toute chose qu'il a des motifs raisonnables de croire importante aux fins de son investigation.
Analyse
Devant les juridictions inférieures, l'appelant a cherché à contester à deux titres la mise en preuve de l'analyse des échantillons de sang. Il a fait valoir d'abord que la suite des événements qui ont abouti à l'obtention par la police des résultats de l'analyse des échantillons de sang constitue une saisie abusive par les policiers eux‑mêmes. Deuxièmement, l'appelant a soutenu que la disposition législative habilitant le coroner à saisir les échantillons de sang et d'urine, le par. 16(2) de la Loi sur les coroners, est inconstitutionnelle du fait qu'elle excède la compétence de la province d'Ontario ou, subsidiairement, parce qu'elle viole l'art. 8 de la Charte en raison de l'absence de garanties procédurales suffisantes dans son libellé. Je me propose d'aborder chacun de ces points, même si, comme on s'en rendra compte, je ne juge pas nécessaire de statuer de façon définitive sur la constitutionnalité du par. 16(2) de la Loi sur les coroners. Tenant donc pour avérée la constitutionnalité du par. 16(2), je commence par examiner s'il y a eu saisie abusive.
Y a-t-il eu saisie abusive?
Il ressort de l'arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, que, comme les autres droits garantis par la Charte, celui prévu à l'art. 8 doit recevoir une interprétation large et libérale pour que son objectif soit atteint. Et cet objectif, d'après l'arrêt Hunter, consiste à mettre à l'abri des atteintes gouvernementales le droit du citoyen de pouvoir s'attendre raisonnablement au respect de sa vie privée. Or, le besoin de voir respecter sa vie privée peut varier selon la nature de ce qu'on veut protéger, les circonstances de l'ingérence de l'État et l'endroit où* celle‑ci se produit, et selon les buts de l'ingérence. Sans aucun doute, l'intégrité physique, y compris en ce qui concerne les liquides organiques, figure parmi les principales questions protégées par la Constitution; voir R. c. Pohoretsky, [1987] 1 R.C.S. 945; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417. La question du respect de la vie privée a été reconnue comme particulièrement importante dans le domaine hospitalier, étant donné la vulnérabilité des personnes qui viennent y chercher des traitements médicaux. Les exigences auxquelles il faut satisfaire pour saisir des articles aux fins de l'application du droit criminel sont, elles aussi, sévères. Il n'y a pas à s'en étonner d'ailleurs, car c'est la liberté de l'individu qui est en jeu. En l'absence d'une situation d'urgence, l'obtention de l'autorisation préalable d'un officier de justice s'impose comme condition de la légitimité d'une saisie effectuée aux fins du droit criminel; voir l'arrêt Hunter, précité. Or, l'exigence minimale pour obtenir une telle autorisation est que l'officier de justice soit convaincu qu'il existe des motifs raisonnables et probables de croire qu'une infraction a été commise et que la fouille ou perquisition permettra d'en faire la preuve. C'est donc dans l'optique de cette exigence sévère et du principe général énoncé dans l'arrêt Hunter, à la p. 155 (à savoir que la Charte vise à assurer «la protection constante des droits et libertés individuels»), qu'il convient d'examiner la situation en l'espèce.
Incontestablement, si la police avait tenté de saisir directement l'échantillon de sang que l'hôpital avait en sa possession, cette saisie aurait donné lieu à un examen en vertu de l'art. 8; voir l'arrêt Pohoretsky. De plus, suivant l'arrêt Dyment, même si un médecin ou un analyste avait volontairement remis l'échantillon à la police dans une situation comme celle dont il s'agit en l'espèce, où le prélèvement de l'échantillon s'est fait à des fins purement médicales, cet échantillon bénéficierait également de la protection de l'art. 8.
De toute évidence, la Cour d'appel a estimé que la présente affaire ne relevait pas des principes énoncés dans l'arrêt Dyment, car elle a limité son examen aux actes du coroner, qui avait physiquement pris les échantillons de sang et d'urine. Ayant retracé la suite des événements qui ont mené à la saisie des échantillons par le coroner, la cour a conclu, à la p. 243, que, puisque ces éléments de preuve ont été saisis par le coroner, qui les a remis à la police pour qu'elle les garde en lieu sûr et les transporte au laboratoire, il est [traduction] «évident que la police n'a à aucun moment saisi d'échantillons de sang ou d'urine de l'appelant».
Il me semble que cette façon de procéder embrouille complètement la question des actes de la police, de la nature de la possession qu'avait le coroner de l'échantillon de sang et d'autres circonstances entourant la saisie. À supposer pour le moment que la saisie effectuée par le coroner en vertu du par. 16(2) de la Loi sur les coroners soit constitutionnelle, je suis néanmoins d'avis que cette façon de procéder est inopportune. Il se dégage nettement de l'arrêt Dyment que toutes les circonstances sont à prendre en considération pour déterminer si des agents chargés de l'application de la loi ont procédé à une fouille ou à une perquisition, et, j'en suis certain, cela vaut également pour l'appréciation du caractère raisonnable d'une telle fouille ou perquisition (point sur lequel je reviendrai). Deux déclarations dans l'arrêt Dyment le confirment d'ailleurs. En examinant la manière dont la police avait obtenu l'échantillon de sang dans cette affaire, la Cour a fait remarquer, à la p. 431:
À mon avis, il y a saisie au sens de l'art. 8 lorsque les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne sans son consentement. C'est ce qui s'est produit dans l'affaire Pohoretsky, précitée. L'examen dans cette affaire était axé sur le prélèvement même de l'échantillon de sang. Mais on doit garder à l'esprit la raison pour laquelle il en a été ainsi. Dans l'affaire Pohoretsky, l'échantillon avait été prélevé à la demande de l'agent de police. Le prélèvement de l'échantillon de sang déclenchait donc immédiatement un examen fondé sur l'art. 8. L'article 8 a été conçu pour accorder une protection contre les actions de l'État et de ses mandataires. En l'espèce aussi, l'examen doit être axé sur les circonstances dans lesquelles l'agent de police a obtenu l'échantillon. Toutefois, les circonstances dans lesquelles le médecin l'a obtenu sont loin d'être sans importance. [Je souligne.]
La Cour a ajouté, à la p. 432:
. . . je ne puis concevoir que le médecin en l'espèce ait eu le droit de prélever le sang de M. Dyment et de le donner à un étranger pour des fins autres que médicales, à moins d'une exigence contraire de la loi, et toute loi de ce genre serait elle aussi assujettie à un examen en regard de la Charte. Plus précisément, je pense que la protection accordée par la Charte va jusqu'à interdire à un agent de police, qui est un mandataire de l'État, de se faire remettre une substance aussi personnelle que le sang d'une personne par celui qui la détient avec l'obligation de respecter la dignité et la vie privée de cette personne.
Il ressort clairement de ces passages que, lorsqu'un échantillon d'un liquide organique finit par être utilisé par la police dans une poursuite criminelle, fût‑ce dans un cas où (comme dans l'affaire Dyment) l'échantillon a initialement été prélevé à des fins médicales hors de la présence de la police, la Cour doit se concentrer sur les actes de la police parce que l'art. 8 garantit la protection contre les actes de l'État ou de ses représentants, et cette protection est particulièrement stricte dans le contexte des activités liées à l'application de la loi. Comme l'indique l'arrêt Dyment, les actes du médecin sont à la fois pertinents et importants. Bien qu'il ait peut‑être obtenu légalement l'échantillon, on ne saurait faire abstraction de l'objet limité pour lequel il a été prélevé. De même, il ne faut pas permettre que la possession légale de l'échantillon par autrui fasse échapper à l'examen les actes des policiers, qui doivent demeurer l'un des éléments principaux sur lesquels la Cour doit porter son attention. Ainsi en est‑il également en l'espèce. La police ne saurait, en invoquant les actes du coroner, soustraire ses propres actes à l'examen de la Cour. Que l'échantillon en l'espèce ait peut‑être été initialement saisi légitimement par le coroner est certes pertinent, mais cela n'exclut pas nécessairement une conclusion qu'il a pu avoir également été saisi par la police ou que l'appropriation subséquente de la preuve en vue de son utilisation dans une poursuite criminelle a pu rendre la saisie abusive.
Par conséquent, dans un cas où un échantillon d'une substance organique est saisi par quelqu'un d'autre qu'un policier, mais où la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel finit par s'en servir contre la personne dont provient l'échantillon, il importe au premier chef que le tribunal ne s'en tienne pas au fait que la saisie initiale n'a pas été effectuée par la police et qu'il se demande si les actes de la police (ou de tout autre mandataire de la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel) constituent en soi une saisie par l'État ou s'ils rendent abusive la saisie légitime initialement effectuée par le coroner. Cela étant, les actes des mandataires de la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel seront soumis à l'examen en vertu de l'art. 8 de la Charte, même si, en l'absence de l'intervention policière, la saisie initiale effectuée par quelqu'un d'autre que la police ne violerait pas la Charte.
Dans le cas qui nous occupe, les faits pertinents suivants ont été portés à notre attention: (1) la police a accusé l'appelant sur les lieux de l'accident avant de l'emmener à l'hôpital; (2) à l'hôpital, un policier a aidé l'appelant à uriner dans une bouteille en vue d'une analyse subséquente à des fins médicales; (3) après avoir saisi les échantillons de sang et d'urine, le coroner les a remis à la police pour qu'ils soient transportés au Centre des sciences judiciaires pour analyse afin de déterminer la cause du décès en conformité avec la Loi sur les coroners, et (4) le ministère public a assigné l'analyste du Centre à témoigner au procès de l'appelant; il s'agissait d'un analyste aux services duquel la police avait déjà eu recours.
Gardant ces faits présents à l'esprit, je passe maintenant à l'étude des deux étapes des activités policières, la première étant la période antérieure à l'intervention du coroner, et la seconde correspondant à la période suivant la saisie de l'échantillon par le coroner.
Je commencerai par traiter brièvement des conséquences du fait que le policier a aidé l'appelant à uriner dans la bouteille. D'après le juge du procès, le policier ne faisait qu'assister l'hôpital dans son analyse médicale, et ce, sans aucune arrière‑pensée concernant l'échantillon. En d'autres termes, il agissait simplement en tant que mandataire de l'hôpital et non pas en sa qualité de policier, ne sachant pas que l'échantillon pourrait servir ultérieurement à une fin contraire aux intérêts de l'appelant (ce qui, comme je l'indiquerai plus loin, est une condition préalable à toute saisie visée à l'art. 8). Vu qu'il y avait des éléments de preuve permettant au juge du procès de tirer cette conclusion de fait, je n'interviendrai pas à ce sujet.
Soit dit en passant, je ne saurais toutefois trop insister sur le fait que je crains que de tels actes ne soient le reflet du type de collusion déplacée entre police et hôpital dont j'ai parlé dans l'arrêt Dyment, précité. L'appelant en l'espèce avait déjà été accusé d'une infraction criminelle et, par conséquent, savait que les résultats de ses traitements risquaient d'être utilisés à un moment donné pour l'incriminer. Dans ces circonstances, la présence du policier dans la salle d'urgence ne pouvait que miner le rapport médecin‑patient, car l'accusé pouvait vraisemblablement déduire de cet état de choses que le personnel médical prêtait son concours à l'enquête policière. Voilà donc qui pourrait s'avérer catastrophique si un accusé refusait un traitement essentiel de crainte de se voir incriminer lors de procédures criminelles futures. Bien que je ne qualifie pas de saisie l'aide fournie par le policier à ce stade initial, je tiens à souligner que pareille collusion est pour le moins peu judicieuse et doit être systématiquement évitée, sauf si, étant donné l'urgence de la situation, il faut avoir recours à l'aide du policier afin de donner un traitement médical essentiel. En l'espèce, la présence du policier était injustifiée puisque le personnel de l'hôpital aurait pu obtenir l'échantillon sans aide. Sont particulièrement pertinents dans ce contexte les propos suivants tenus dans l'arrêt Dyment, à la p. 434:
Dans ces circonstances, les tribunaux doivent veiller tout particulièrement à empêcher les immixtions indues dans la vie privée des particuliers par suite de vagues arrangements pris entre le personnel hospitalier et les agents responsables de l'application de la loi. La Charte, on s'en souviendra, garantit le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives.
Cela m'amène aux actes de la police après l'arrivée du coroner à l'hôpital. Ceux‑ci peuvent être considérés sous deux angles différents: (1) comme constituant une saisie par la police, indépendante de la saisie antérieure effectuée par le coroner, et (2) comme rendant abusive la saisie initialement légitime par le coroner parce que cette saisie n'a pas servi qu'aux fins limitées prescrites par la loi pour lesquelles elle a été effectuée, mais a fini par servir aux fins de l'application de la loi. Je me propose d'examiner à tour de rôle chacune de ces interprétations.
La police a‑t‑elle saisi abusivement les échantillons?
Dans l'arrêt Dyment, à la p. 431, j'ai fait remarquer qu'il y a saisie au sens de l'art. 8 de la Charte lorsque les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne sans son consentement. À mon avis, il est évident qu'il n'est pas nécessaire qu'un échantillon d'un liquide organique soit «pris» directement à la personne dont les droits sont lésés (et de qui provient l'échantillon), ni même au personnel médical qui a prélevé l'échantillon (comme dans l'affaire Dyment), pour qu'il y ait saisie justifiant que soit invoquée la protection de l'art. 8. Cette protection s'étend nécessairement au cas d'une saisie par l'État, qui «prend» directement l'échantillon d'une substance organique à une autre personne qui en a légalement la possession.
Il appert, en l'espèce, que le coroner a remis à la police les échantillons de sang et d'urine pour qu'ils soient transportés au laboratoire. Il se peut bien que le coroner ait voulu que les policiers agissent simplement comme ses mandataires pour apporter les échantillons au laboratoire et que le service de messager ainsi rendu soit tout à fait distinct de leurs fonctions de policiers enquêtant sur un crime possible. Il est toutefois évident que les policiers qui ont assuré le transport des échantillons de sang et d'urine connaissaient le caractère éventuellement incriminant de ceux‑ci et avaient, dès l'abord, l'intention de se servir des résultats de l'analyse à leurs propres fins. Ils avaient alors la possession des échantillons et, en raison de leurs liens étroits avec le bureau du coroner, détenaient dans les faits le pouvoir d'utiliser — et en avaient d'ailleurs l'intention — ces échantillons à leurs propres fins, c'est‑à‑dire dans le cadre de l'enquête criminelle.
Au moment où le coroner a remis les échantillons à la police, l'appelant avait déjà été accusé de plusieurs infractions liées à la conduite avec facultés affaiblies. L'enquête criminelle avait donc été ouverte. Avant le prélèvement des échantillons de sang et d'urine, la seule preuve de l'affaiblissement des facultés était la constatation par le policier sur les lieux de l'accident que l'haleine de l'appelant sentait l'alcool et qu'il était «désorienté». À l'évidence, ce seul élément de preuve ne suffirait pas à fonder une déclaration de culpabilité relativement aux infractions de conduite avec facultés affaiblies, puisque la désorientation peut s'expliquer par un bon nombre de blessures pouvant être subies dans un accident d'automobile. De plus, le fait que son haleine sentait l'alcool n'indique pas chez l'appelant un taux d'alcoolémie supérieur à la limite légale. Le juge du procès a dit expressément d'ailleurs que cet élément de preuve était insuffisant pour fonder un verdict de culpabilité.
Manifestement, la police savait elle aussi qu'il lui fallait une preuve supplémentaire d'ivresse et elle a en conséquence demandé officiellement un échantillon d'haleine sur les lieux de l'accident. Or, il est bien établi que, pour avoir quelque valeur probante, un tel échantillon doit être prélevé dans un court laps de temps après l'infraction reprochée. Pourtant, après que le coroner eut remis les échantillons de sang et d'urine aux policiers pour qu'ils les transportent au laboratoire, aucune nouvelle tentative n'a été faite d'obtenir un échantillon d'haleine. D'autre part, la police n'a pas demandé d'échantillon de sang à l'appelant ni même tenté d'obtenir un mandat autorisant la saisie de l'échantillon déjà prélevé.
Il n'y a qu'une explication logique de la stratégie policière: quand le coroner a remis les échantillons de sang et d'urine aux policiers afin qu'ils les apportent au Centre des sciences judiciaires, ceux‑ci savaient qu'ils allaient pouvoir utiliser les résultats de l'analyse comme preuve contre l'appelant. La police a peut‑être même considéré l'échantillon de sang comme le meilleur élément de preuve dont elle disposait. Non seulement il a été prélevé dans l'heure qui a suivi l'accident, mais l'analyse devait être effectuée précisément par les analystes au Centre des sciences judiciaires qui travaillaient régulièrement pour la police. Par conséquent, la police ne sentait pas le besoin de se procurer par les différents moyens dont elle disposait des preuves supplémentaires de l'ivresse. À mon avis, il ne fait aucun doute que la police a pris possession des échantillons, puis les a transférés au Centre des sciences judiciaires, sachant parfaitement qu'ils pourraient incriminer l'appelant et ayant l'intention de s'approprier les résultats de l'analyse pour s'en servir dans les poursuites criminelles exercées contre ce dernier. Étant donné qu'elle avait dans les faits la mainmise sur les échantillons détenus par un autre mandataire de l'État, je conclus que la police a saisi l'échantillon de sang de l'appelant et qu'elle l'a fait indépendamment de la saisie effectuée par le coroner (quoique la saisie policière ait évidemment été facilitée par les actes de celui‑ci).
Quoi qu'il en soit, la police a saisi de l'information mettant en jeu l'intégrité physique d'un particulier, qui ne pouvait être obtenue initialement qu'avec le consentement de celui‑ci ou, par la suite, en vertu d'une loi pour les
fins limitées envisagées par cette loi. Voilà en fait la raison d'être fondamentale de la protection qu'accorde l'art. 8; il faut donc se garder de trop insister sur les aspects purement physiques de la saisie. Tant dans l'arrêt Hunter que dans l'arrêt Dyment, notre Cour a souligné que la protection de l'art. 8 est accordée aux personnes et non pas à des lieux ou à des choses. L'article 8 protège d'abord et avant tout le droit à la vie privée des particuliers et doit en conséquence s'interpréter d'une manière qui permet d'atteindre cet objectif. La déclaration suivante tirée de l'arrêt Dyment, aux pp. 429 et 430, est pertinente à ce propos:
Enfin il y a le droit à la vie privée en matière d'information. Cet aspect aussi est fondé sur la notion de dignité et d'intégrité de la personne. Comme l'affirme le groupe d'étude (à la p. 13): «Cette conception de la vie privée découle du postulat selon lequel l'information de caractère personnel est propre à l'intéressé, qui est libre de la communiquer ou de la taire comme il l'entend.» Dans la société contemporaine tout spécialement, la conservation de renseignements à notre sujet revêt une importance accrue. Il peut arriver, pour une raison ou pour une autre, que nous voulions divulguer ces renseignements ou que nous soyons forcés de le faire, mais les cas abondent où on se doit de protéger les attentes raisonnables de l'individu que ces renseignements seront gardés confidentiellement par ceux à qui ils sont divulgués, et qu'ils ne seront utilisés que pour les fins pour lesquelles ils ont été divulgués. Tous les paliers de gouvernement ont, ces dernières années, reconnu cela et ont conçu des règles et des règlements en vue de restreindre l'utilisation des données qu'ils recueillent à celle pour laquelle ils le font; voir, par exemple, la Loi sur la protection des renseignements personnels, S.C. 1980‑81‑82‑83, chap. 111. [Je souligne.]
Vu la conclusion que la police a saisi les échantillons de sang et d'urine de l'appelant, cette saisie viole‑t‑elle l'art. 8 de la Charte? À mon avis, il est bien évident que les actes de la police ont porté atteinte au droit de l'appelant à la protection contre les saisies abusives. Comme nous l'avons déjà vu, notre Cour a exposé dans l'arrêt Hunter la portée de la protection accordée par l'art. 8 et, dans l'arrêt Dyment, elle a traité des droits en matière de vie privée qui son inhérents aux échantillons de liquides organiques d'une personne. Rien ne justifie, à mon sens, la conclusion que, du moins pour ce qui est de l'utilisation d'éléments de preuve en droit criminel, l'attente raisonnable en matière de vie privée relativement à ses propres liquides organiques, garantie par l'art. 8 de la Charte, est amoindrie du simple fait qu'un coroner décide d'exercer le pouvoir de saisir des éléments de preuve que lui confère le par. 16(2) de la Loi sur les coroners. Cela étant, l'intervention du coroner ne change rien à l'obligation des policiers d'obtenir, conformément à l'arrêt Hunter, une autorisation judiciaire avant de saisir un échantillon d'un liquide organique initialement prélevé à des fins médicales d'une personne soupçonnée de conduite avec facultés affaiblies.
En l'espèce, la police n'a pas obtenu de tel mandat avant de saisir les échantillons de sang et d'urine. La note rédigée par le coroner pour se faire remettre les échantillons par le personnel de l'hôpital ne répond aucunement à l'exigence posée dans l'arrêt Hunter puisque le coroner n'a pas qualité d'officier de justice indépendant et qu'il suffit qu'il croie en toute bonne foi avoir besoin de l'élément de preuve en question pour mener à bien son investigation qui n'est pas de nature criminelle. Pour ce qui est de l'assignation à comparaître de l'analyste, quoi qu'il en soi par ailleurs, elle est inappropriée parce qu'elle n'a été obtenue qu'après la saisie effectuée par la police. La preuve ainsi recueillie devait donc son existence à cette procédure non valide.
En définitive, je conclus que les actes des policiers équivalent à une saisie sans mandat de liquides organiques en vue de leur utilisation dans le cadre d'une poursuite criminelle et violent en conséquence la garantie de protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives énoncée à l'art. 8 de la Charte.
La saisie effectuée par le coroner est‑elle abusive compte tenu des actes de la police?
Comme je l'ai déjà mentionné, il existe une autre façon d'établir qu'il y a eu saisie abusive par l'État dans les circonstances de l'espèce. Tenant une fois de plus pour acquise la constitutionnalité du par. 16(2) de la Loi sur les coroners, la confiscation d'éléments de preuve par le coroner dans le cadre de son investigation constitue assurément une «saisie» au sens de l'art. 8 de la Charte. Il faut toutefois se rappeler que le coroner est lui aussi un fonctionnaire de l'État, même s'il est censé être indépendant de la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel. Or, pour que le pouvoir de saisie que confère au coroner le par. 16(2) de la Loi sur les coroners soit constitutionnel, il faut que la saisie ait un caractère «non abusif». Les arguments avancés par le ministère public pour établir le caractère non abusif de saisies sans mandat effectuées par un coroner reposent sur la prémisse sous‑jacente selon laquelle le coroner remplit une fonction essentielle de nature non pénale. L'État ne peut cependant gagner sur les deux tableaux; il ne saurait prétendre que la saisie par le coroner est non abusive du fait que celui‑ci agissait indépendamment de la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel et en même temps chercher à produire dans une poursuite criminelle la preuve même qu'a saisie le coroner. D'où il s'ensuit logiquement, à mon avis, que la saisie opérée par un coroner est non abusive dans la seule mesure où la preuve sert aux fins pour lesquelles elle a été saisie, soit pour décider s'il y a lieu de tenir une enquête sur la mort d'une personne. Du moment que la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel s'approprie la preuve en question pour l'utiliser dans le cadre d'une poursuite criminelle, on est mal fondé à soutenir que la saisie effectuée par le coroner conserve son caractère non abusif.
Dans l'analyse de cette question, il faut comprendre que la protection contre les saisies abusives ne vise pas que le simple fait de prendre quelque chose. En fait, cet acte constitue dans bien des cas le moindre mal. La protection qui porte uniquement sur l'acte physique consistant à prendre protégerait certainement les choses, mais ne jouerait qu'un rôle limité dans la protection de la vie privée des particuliers, ce qui est l'objet de l'art. 8, qui, d'après l'arrêt Hunter, doit s'interpréter libéralement et en fonction de son objet de manière à ce qu'il soit atteint. La chose saisie continue donc à bénéficier de la protection de l'art. 8 tant que dure la saisie.
Par conséquent, aussi longtemps que la preuve (ou l'information qui en dérive) demeure en la possession de l'État (c.‑à‑d. du coroner ou de la branche chargée de l'application du droit criminel), la situation est la suivante: (1) pendant que le coroner se sert de la preuve à des fins valables ne relevant pas du droit criminel en conformité avec la Loi sur les coroners, la saisie n'est pas abusive et ne va pas à l'encontre de l'art. 8 de la Charte; (2) lorsque la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel s'approprie cette preuve ou l'information qui en dérive pour l'utiliser contre la personne qui la détenait au moment de la saisie, celle‑ci devient abusive et constitue une violation de l'art. 8 de la Charte. En d'autres termes, la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel ne saurait invoquer la saisie par le coroner pour contourner les garanties énoncées dans l'arrêt Hunter, précité, car toute saisie effectuée par le coroner en vertu du par. 16(2) n'est valable qu'à des fins non pénales.
La véritable nature des procédures d'enquête en l'espèce
Peu importe laquelle des démarches exposées ci‑dessus l'on adopte, la conclusion est la même: la saisie de l'échantillon de sang de l'appelant était abusive. Il paraît évident qu'il s'agit en l'espèce d'une façon trop commode de contourner les exigences posées dans les arrêts Hunter et Dyment relativement à la saisie de biens aux fins de l'application de la loi. Un bien est saisi par un mandataire de l'État pour une fin relativement à laquelle les exigences en matière de fouille et de perquisition sont peut‑être moins sévères; on permet ensuite à un autre mandataire de l'État, qui, lui, fait partie de la branche de l'État responsable de l'application de la loi, de s'emparer des fruits (les renseignements obtenus) de la fouille ou de la perquisition en vue de leur utilisation aux fins de l'application de la loi, et ce, sans égard aux conditions préalables légitimement sévères à remplir dans le cas de fouilles ou de perquisitions à ces fins. Voilà la véritable nature des procédures en l'espèce. Or, pour les déclarer valables, comme l'a fait la Cour d'appel, il faut, à tort, mettre l'accent sur l'atteinte au droit de propriété qu'entraîne une fouille ou une perquisition plutôt que sur ce que protège véritablement l'art. 8 de la Charte, à savoir le droit du particulier à la protection de sa vie privée contre les atteintes gouvernementales. La position de la cour est très éloignée de l'affirmation du juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l'arrêt Hunter, à la p. 155, selon laquelle la Charte vise à assurer «la protection constante des droits et libertés individuels» et en particulier, bien entendu, du droit à la vie privée que garantit l'art. 8, droit qui était en cause dans cette affaire. C'est un droit, on l'a souvent répété, qui doit s'interpréter libéralement et être défendu au moyen d'une interprétation de l'art. 8 fondée sur l'objet. Comme on le signale dans l'arrêt Dyment, à la p. 426: «Son esprit ne doit pas être restreint par des classifications formalistes étroites . . .».
L'arrêt de la Cour d'appel heurte ce précepte et les responsables de l'application de la loi y voient déjà un moyen facile de contourner les exigences constitutionnelles auxquelles sont assujetties les fouilles et les perquisitions aux fins d'une enquête criminelle. Les observations suivantes faites par un avocat du procureur général de l'Ontario (voir Michal Fairburn, «Case Comment: R. v. Colarusso» (1992), 4 J.M.V.L. 34, à la p. 34), en font foi:
[traduction] Dans l'arrêt R. c. Dyment, la Cour suprême du Canada a bien précisé que la saisie sans mandat de substances organiques représente une atteinte grave aux droits garantis par l'art. 8 de la Charte, atteinte difficilement justifiable aux termes de l'art. 24 de la Charte. Par suite de cet arrêt, tout échantillon de sang ou d'urine saisi par la police sans autorisation préalable dans le cadre d'une enquête criminelle semble inadmissible au procès. L'arrêt Colarusso vient cependant établir une exception intéressante à la règle énoncée dans l'arrêt Dyment. Les faits de l'affaire Colarusso présentent une nouvelle façon de produire par un moyen détourné — à savoir le droit de saisie du coroner — une preuve par ailleurs inadmissible relative aux substances organiques.
Cette citation exprime la substance de l'arrêt de la Cour d'appel. Ainsi que je l'ai déjà indiqué, l'analyse de la Cour d'appel a pour effet de permettre que le droit de l'accusé au respect de sa vie privée en ce qui concerne ses propres liquides organiques soit dans les faits contourné par l'intervention d'un coroner qui exerce ses pouvoirs de saisie en vertu du par. 16(2). Pareil résultat est incompatible avec l'analyse fondée sur l'objet qu'a systématiquement adoptée notre Cour relativement au droit à la vie privée garanti par l'art. 8 de la Charte et ne saurait être admis. On ne doit pas permettre que soient compromis par des artifices si manifestes les principes constitutionnels fondamentaux présidant aux rapports entre l'État et les particuliers.
La constitutionnalité du par. 16(2) de la Loi sur les coroners
Jusqu'ici j'ai tenu pour acquis la constitutionnalité du par. 16(2) de la Loi sur les coroners. J'en viens maintenant à l'étude des questions constitutionnelles qui se posent relativement à cette disposition. Commençons donc par les préoccupations qui découlent de l'art. 8 de la Charte. La préoccupation évidente que fait naître la dernière citation tient à ce que, dans des circonstances comme celles qui se présentent en l'espèce, la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel s'approprie les liquides organiques afin d'incriminer l'accusé par un «moyen détourné», sans se conformer à l'exigence de l'autorisation préalable posée dans l'arrêt Hunter, précité. Dans l'arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, j'ai indiqué que les critères énoncés dans l'arrêt Hunter peuvent être plus souples dans un contexte non criminel. Citant cette opinion, l'intimée a fait valoir que le pouvoir de procéder à des fouilles, des perquisitions et des saisies que confère au coroner le par. 16(2) de la Loi sur les coroners peut se justifier parce que l'investigation du coroner vise un but qui ne relève pas du droit criminel.
Compte tenu du fait qu'une enquête du coroner remplit une fonction importante ne relevant pas du droit criminel et que le coroner doit nécessairement être investi de certains pouvoirs d'enquête afin qu'il puisse s'acquitter adéquatement de sa charge, je suis prêt à admettre qu'une norme moins sévère que celle de l'autorisation judiciaire préalable prescrite dans l'arrêt Hunter puisse être acceptable pour les saisies effectuées par un coroner à des fins légitimes. En même temps, cependant, un accusé ne devrait pas se voir privé du droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives garanti par l'art. 8 de la Charte du simple fait que le coroner décide d'exercer son pouvoir discrétionnaire en saisissant, dans le cadre de son investigation en vue de déterminer si la tenue d'une enquête s'impose, des liquides organiques provenant de l'accusé. Autrement dit, je ne crois pas que la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel devrait pouvoir se servir de l'investigation du coroner pour s'approprier des éléments de preuve recueillis par ce dernier en vertu de l'art. 16 de la Loi sur les coroners. Bien que le coroner ait le pouvoir de saisir des éléments de preuve sans autorisation judiciaire préalable, la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel doit, quant à elle, continuer à satisfaire, tout au cours de sa propre enquête, aux exigences posées dans l'arrêt Hunter.
Pour que soient pleinement protégés dans une situation analogue à celle qui se présente en l'espèce les droits dont jouit un accusé aux termes de l'art. 8, il faut que le régime législatif habilitant le coroner à saisir des éléments de preuve aux fins de son investigation soit soigneusement conçu de manière à englober des garanties procédurales destinées à empêcher l'État de contourner par le biais des actes du coroner les exigences posées dans l'arrêt Hunter. L'investigation du coroner doit rester distincte de toute enquête policière et le régime législatif doit empêcher le type d'interaction entre le coroner et l'État que l'on a pu constater en l'espèce. Les préoccupations relatives à la collusion entre l'État et le personnel médical exprimées dans l'arrêt Dyment, précité, jouent tout autant à l'égard des coroners et de la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel. Les droits qu'ont les particuliers sur leurs propres liquides organiques doivent être soigneusement protégés en vertu de l'art. 8 de la Charte. Lorsqu'ils décident, dans un contexte donné qui ne relève pas du droit criminel, qu'il est permis, pour d'importants motifs d'ordre public comme ceux qui entrent en jeu dans le cas de l'enquête du coroner, de limiter ces droits, les tribunaux doivent veiller particulièrement à ce que la preuve recueillie ne serve qu'aux fins prévues. Permettre l'appropriation de cette preuve par l'État de manière à ce que soit contournée l'exigence de l'autorisation préalable posée dans l'arrêt Hunter reviendrait à restreindre indûment les droits relatifs à la vie privée garantis par l'art. 8 de la Charte. En conformité avec l'interprétation fondée sur l'objet qu'a adoptée notre Cour dans ses précédents arrêts portant sur l'art. 8, il faut absolument s'assurer que les pouvoirs d'investigation du coroner soient tempérés de façon à ce que l'information recueillie dans le cadre de son investigation ne serve pas à contourner les exigences procédurales exposées dans l'arrêt Hunter, ni, partant, à incriminer injustement l'appelant.
En examinant les différents paragraphes de l'art. 16 de la Loi sur les coroners, je m'inquiète particulièrement de la possibilité de collusion irrégulière entre la police et le coroner. On n'a qu'à regarder les faits de la présente affaire pour se rendre compte comment l'absence de directives en matière de procédures dans la Loi entraîne une protection inadéquate du droit à la vie privée du particulier qui consent à une prise de sang à des fins purement médicales. Qu'il suffise de signaler à ce propos que notre Cour ne souffrira pas que le droit de saisie du coroner serve de «moyen détourné» de violer l'esprit de l'arrêt Dyment en ce qui concerne la protection du droit de l'accusé au respect de sa vie privée relativement aux échantillons de ses propres substances organiques.
Comme j'ai déjà conclu que les procédures suivies par l'État en l'espèce violaient l'art. 8 de la Charte, point n'est besoin, pour trancher le présent pourvoi, de déterminer si le par. 16(2) de la Loi sur les coroners, du fait qu'il ne contient pas de garanties procédurales, va également à l'encontre de cet article. Je tiens d'ailleurs pour peu judicieux d'entreprendre un examen approfondi de la question parce que, comme je l'indiquerai ci‑après, le par. 16(2) est inextricablement lié aux autres paragraphes de l'art. 16. Le rapport entre ces différentes dispositions n'est pas en cause en l'espèce et le ministère public n'a pas eu l'occasion de répondre à un bon nombre des points que j'aborderai dans les paragraphes suivants.
Préoccupations liées au partage des pouvoirs
L'appelant n'a pas fondé sa contestation sur la Charte, mais il a aussi soulevé des questions concernant les pouvoirs conférés à la province par la Loi constitutionnelle de 1867 qui se rapportent au par. 16(2) de la Loi sur les coroners. Or, ces questions, pas plus que celle de la conformité du par. 16(2) avec la Charte, n'ont pas à être tranchées en l'espèce vu ma conclusion que, même à supposer que cette disposition soit constitutionnelle, il y a eu saisie abusive. Il convient toutefois, selon moi, d'exposer brièvement, pour la gouverne des intéressés, certaines préoccupations que j'ai concernant les pouvoirs d'investigation dont la Loi sur les coroners investit les coroners.
L'enquête du coroner sert d'abord et avant tout à démontrer que l'État reconnaît l'importance de chaque vie humaine en exigeant que soit déterminée la cause de la mort de chaque personne et, le cas échéant, en ordonnant la tenue d'une enquête publique pour examiner comment éviter à l'avenir des décès de ce genre. En sauvegardant la dignité essentielle de la vie humaine, le coroner remplit visiblement une fonction sociétale importante. Aujourd'hui, la tâche du coroner en Ontario ne consiste pas à vérifier si un crime particulier a été commis; de fait, le par. 31(2) de la Loi sur les coroners de l'Ontario exclut toute déclaration de responsabilité civile ou criminelle légale lors d'une enquête. De toute évidence, les enquêtes du coroner en Ontario jouent à l'heure actuelle un rôle bien différent de celui qui leur était propre au siècle dernier puisque le coroner agissait alors comme un autre élément de la branche de l'État chargée de l'application du droit criminel; voir Christopher Granger, Canadian Coroner Law (1984), et T. David Marshall, Canadian Law of Inquests (2e éd. 1991), pour des analyses de l'évolution du système moderne des coroners.
Consciente de l'évolution qu'a connue le rôle du coroner moderne, notre Cour a déjà affirmé que la création de la fonction de coroner ainsi que la loi régissant la tenue des enquêtes relèvent toutes les deux de la compétence législative des provinces; voir Faber c. La Reine, [1976] 2 R.C.S. 9, et Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366. Dans ces arrêts, notre Cour a décidé qu'une enquête du coroner n'a pas pour but premier de déterminer si un crime particulier a été commis. Par conséquent, il semble être établi qu'une loi provinciale régissant la tenue de ces enquêtes ne constitue pas en règle générale un empiétement illégitime sur le domaine du droit criminel réservé au législateur fédéral.
Toutefois, ce n'est pas parce que notre Cour a dit que les provinces détiennent le pouvoir de légiférer relativement aux enquêtes du coroner qu'il s'ensuit nécessairement que tous les pouvoirs d'investigation conférés aux coroners relèvent de la compétence législative des provinces. Tandis que l'enquête du coroner ne se tient qu'en l'absence d'accusations criminelles, l'investigation peut chevaucher sur une enquête policière déjà en cours après que des accusations ont été portées ou dans des cas où elles ne l'ont pas encore été. Cela étant, le risque d'un empiétement inacceptable sur le pouvoir fédéral en matière de droit criminel s'avère plus grand au stade de l'investigation que pendant l'enquête du coroner elle‑même. Plusieurs paragraphes de l'art. 16 suscitent des préoccupations à cet égard. Je me contente de reproduire ici ceux d'entre eux qui se rapportent immédiatement à l'exercice par la police des pouvoirs d'investigation conférés au coroner par le par. 16(2), qui est la disposition directement contestée en l'espèce. Il s'agit des par. 16(4) et (5):
16 . . .
(4) S'il l'estime nécessaire aux fins de son investigation, le coroner peut autoriser un médecin dûment qualifié ou un agent de police à exercer une partie ou la totalité des pouvoirs que lui confèrent les alinéas 2 a), b) et c). Cependant, si l'exercice de ce ou ces pouvoirs dépend de ce que croit le coroner, son opinion personnelle est exigée.
(5) Si le coroner saisit une chose en vertu de l'alinéa (2) c), il la remet entre les mains d'un agent de police pour qu'il la garde en lieu sûr et la rend à la personne qui la détenait au moment où elle a été saisie aussitôt que possible après la fin de l'investigation ou, s'il y a enquête, aussitôt que possible après la fin de l'enquête à moins que la loi ne l'autorise ou ne l'oblige à en disposer d'une autre façon.
Le plus inquiétant dans les pouvoirs d'investigation prévus à l'art. 16 de la Loi sur les coroners est que, non seulement le par. 16(5) crée la possibilité de collusion entre le coroner et la police dans une situation où des accusations criminelles pourront être portées, mais il exige même cette collusion. Aux termes du par. 16(5), le coroner qui saisit une preuve quelconque dans le cadre de son investigation est tenu, en l'absence d'une disposition législative contraire, de remettre cette preuve entre les mains d'un agent de police pour qu'il la garde en lieu sûr. Or, il s'agit là d'une preuve qui pourra dans bien des cas servir en dernière analyse à incriminer le défendeur. Le coroner se trouve donc à prêter son concours à l'enquête policière sur un crime éventuel en recueillant la preuve et en la remettant entre les mains de la police. Souvent, la police sera en meilleure position lorsque c'est le coroner qui saisit la preuve, parce que le pouvoir qu'a le coroner de fouiller, de perquisitionner et de saisir est soumis à la seule condition qu'il ait des motifs raisonnables et probables de croire que cette mesure s'impose aux fins de son investigation. Un policier, par contre, est généralement tenu d'obtenir une autorisation préalable conformément aux exigences posées dans l'arrêt Hunter, précité, lesquelles ne sont remplies que si un arbitre indépendant est convaincu, selon des motifs raisonnables et probables, qu'une infraction a été commise et qu'une fouille ou perquisition peut permettre d'en faire la preuve. En fait, le coroner peut facilement se trouver à prêter son concours à l'enquête criminelle du seul fait qu'il observe les prescriptions du par. 16(5) de la Loi sur les coroners.
Cela est inadmissible. Nous permettons au coroner d'effectuer une saisie sans se conformer aux normes de l'arrêt Hunter parce qu'il le fait pour un motif qui n'a rien à voir avec une enquête criminelle. On ne saurait interpréter le par. 16(5) de la Loi sur les coroners comme permettant au coroner de transformer cette dérogation à l'obligation de se conformer à ces normes en une dérogation accordée à la police dans la poursuite d'une enquête criminelle. L'application du par. 16(5) de la Loi sur les coroners doit se limiter aux situations où l'on peut clairement déterminer que les policiers n'agissent qu'à titre de mandataires du coroner. La portée du paragraphe peut en être ainsi considérablement restreinte, mais toute autre interprétation mettrait en péril sa constitutionnalité.
Il est impossible de conclure en l'espèce que les policiers agissaient à titre de mandataires du coroner aux moments en cause. Le juge du procès n'a fait aucune conclusion à ce sujet, la question ne lui ayant pas été soumise. Cependant, loin d'établir que les policiers agissaient uniquement à ce titre, les circonstances qui nous occupent démontrent clairement qu'ils ont agi comme ils l'ont fait non pas à titre de mandataires du coroner mais pour faire avancer leur enquête criminelle. Qu'on me permette de répéter ici ces circonstances:
(1) l'appelant avait été arrêté et accusé de conduite avec facultés affaiblies;
(2) avant l'arrivée du coroner, les policiers avaient demandé un échantillon d'haleine;
(3) avant l'arrivée du coroner, un policier avait aidé le personnel de l'hôpital à obtenir un échantillon d'urine;
(4) à son arrivée, le coroner a été accueilli par le policier qui avait amené l'appelant à l'hôpital et aidé à obtenir l'échantillon;
(5) le même policier a escorté le coroner au laboratoire et l'a présenté à la technicienne;
(6) les échantillons ont été placés dans le coffre-fort du poste de police en attendant qu'ils soient livrés au Centre des sciences judiciaires;
(7) le policier a rédigé pour le Centre des sciences judiciaires un rapport indiquant les analyses devant être effectuées;
(8) suite à l'obtention des échantillons de sang et d'urine, la police n'a pas tenté de nouveau d'obtenir un échantillon d'haleine.
Il ne s'agit donc pas en l'espèce d'un cas ou un policier indépendant s'est vu remettre des échantillons pour les garder en lieu sûr dans le cadre de l'enquête du coroner; les échantillons ont été remis au policier même qui avait arrêté l'accusé, ce qui permettait à la police de ne pas avoir à poursuivre son enquête selon les méthodes habituelles de la procédure criminelle. En fait, le policier qui a effectué l'arrestation a rempli les documents pour le Centre des sciences judiciaires et a précisé les analyses devant être effectuées relativement aux échantillons saisis.
Le paragraphe 16(4), qui dispose que le coroner peut autoriser un policier ou un médecin à exercer la totalité des pouvoirs d'investigation que lui confère le par. 16(2), est tout aussi inquiétant. De toute évidence, cette disposition a été adoptée pour permettre au coroner de déléguer certains pouvoirs dans des situations d'urgence où il se voit dans l'impossibilité de se rendre immédiatement sur les lieux. Elle sera certes utile dans les régions plus éloignées où le coroner pourra être à plusieurs heures de route de l'endroit où se trouve la preuve. Pourtant, le risque d'un chevauchement inadmissible de l'investigation du coroner et de l'enquête criminelle est énorme. Lorsqu'un coroner délègue à un policier les pouvoirs d'investigation prévus au par. 16(2), il devient immédiatement évident qu'il est dangereux que la distinction entre l'investigation du coroner et l'enquête criminelle s'efface et que les deux se confondent. Du point de vue pratique, il semble difficile que la police puisse agir pour le coroner totalement indépendamment de l'enquête criminelle lorsqu'elle exerce des pouvoirs délégués en vertu de l'art. 16. Tout ce que la police découvre lorsqu'elle agit au nom du coroner deviendra facilement une partie du fondement sur lequel pourra être établie la preuve à invoquer contre le défendeur. De plus, vu les exigences procédurales moins sévères que l'art. 16 impose à l'enquêteur, en déléguant à la police les pouvoirs qu'il détient aux termes du par. 16(2), le coroner lui donne des pouvoirs d'enquête plus étendus que ceux qu'elle possède normalement.
À mon avis, les par. 16(4) et 16(5) de la Loi sur les coroners, du fait qu'ils mettent le coroner dans un état de dépendance par rapport à la police au stade de l'investigation, confinent dangereusement au domaine du droit criminel, lequel est du ressort exclusif du Parlement. Puisque ces deux paragraphes ne s'appliquent pas indépendamment du par. 16(2), les problèmes que j'ai relevés se posent également à l'égard de cette dernière disposition. Je préfère cependant laisser sans réponse la question de savoir si le par. 16(2) de la Loi sur les coroners est ultra vires, étant donné que les par. 16(4) et 16(5) n'ont pas été pleinement débattus devant nous et que j'ai déjà conclu que les actes de la police constituaient une saisie abusive. Je répète toutefois que les arrêts précédents de notre Cour n'ont pas établi la légitimité des pouvoirs d'investigation du coroner et il nous sera loisible de décider ultérieurement que les relations réciproques entre la police et le coroner prévues à l'art. 16 de la Loi sur les coroners représentent un empiétement inadmissible sur le pouvoir fédéral en matière de droit criminel.
La preuve contestée devrait‑elle être utilisée eu égard au par. 24(2) de la Charte?
Vu la conclusion qu'il y a eu atteinte aux droits que l'art. 8 de la Charte garantit à l'appelant, la déposition relative au taux d'alcoolémie dans l'échantillon de sang qu'a faite au procès l'analyste médico‑légal devrait‑elle être écartée en vertu du par. 24(2) de la Charte au motif que, eu égard aux circonstances, son utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice? Pour les raisons qui suivent, je ne le crois pas.
Dans l'arrêt R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, notre Cour a énoncé les facteurs à prendre en considération pour déterminer s'il y a lieu d'écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2). Ces facteurs ont été regroupés en trois catégories:
(1) l'effet de l'utilisation de la preuve sur l'équité du procès,
(2) la gravité de la violation de la Charte,
(3) l'effet de l'exclusion sur la considération dont jouit l'administration de la justice.
L'équité du procès
Le juge Lamer (maintenant Juge en chef) a fait remarquer dans l'arrêt Collins, à la p. 284, que les facteurs pertinents relativement à l'équité du procès «comprennent la nature de la preuve obtenue par suite de la violation et la nature du droit violé, plutôt que la façon dont ce droit a été violé». En ce qui concerne cet aspect de l'analyse, notre Cour a dit qu'il est important que la preuve soit ou bien qualifiée de «matérielle» ou bien considérée comme ayant été obtenue «en mobilisant l'accusé contre lui‑même». Toutefois, comme la Cour l'a fait remarquer à d'autres occasions, le simple fait que la preuve contestée soit rangée dans l'une ou l'autre de ces deux catégories ne devrait pas en soi être concluant sur son admissibilité; voir mes motifs dans l'arrêt Thomson Newspapers, précité, et les arrêts R. c. Wise, [1992] 1 R.C.S. 527; R. c. Mellenthin, [1992] 3 R.C.S. 615; R. c. Dersch, [1993] 3 R.C.S. 768, le juge L'Heureux‑Dubé. C'est toutefois là une question qui appelle un examen minutieux.
Notre Cour a déjà entrepris, dans plusieurs arrêts, une analyse en fonction du par. 24(2) relativement à des échantillons de sang saisis d'une manière qui violait l'art. 8 de la Charte; voir les arrêts Pohoretsky, Dyment et Dersch, précités. La présente affaire diffère de ces arrêts en ce que, dans le cas qui nous occupe, les échantillons de sang et d'urine en cause ont été prélevés par le personnel hospitalier avec le consentement exprès de l'accusé, bien que ce consentement se soit limité à l'utilisation des échantillons à des fins purement médicales. Il appert, en conséquence, que les échantillons existaient avant toute saisie effectuée par le coroner ou par les policiers.
Dans l'affaire R. c. Erickson (1992), 72 C.C.C. (3d) 75, la Cour d'appel de l'Alberta se trouvait devant des faits analogues. En effet, on avait accordé à un policier la permission d'examiner les résultats d'une analyse de l'alcoolémie qu'avait faite l'hôpital, et le policier s'est servi de cette information pour obtenir un mandat autorisant la saisie de l'échantillon de sang et du rapport. L'accusé avait consenti au prélèvement de l'échantillon de sang à des fins médicales. Le juge Major (maintenant juge de notre Cour), malgré sa conclusion qu'il y avait eu atteinte aux droits que l'art. 8 garantit à l'accusé, a décidé que l'échantillon de sang constituait une preuve matérielle qui existait indépendamment de la violation de la Charte. Cet arrêt a été confirmé dernièrement par notre Cour; voir R. c. Erickson, [1993] 2 R.C.S. 649. Les motifs du juge L'Heureux‑Dubé dans l'affaire Dersch appuient également la proposition selon laquelle les échantillons de sang obtenus sans l'intervention de l'État devraient être considérés comme une preuve matérielle. À mon avis, c'est ainsi qu'il faudrait qualifier l'échantillon de sang en cause en l'espèce.
Déterminer que l'échantillon de sang constituait une preuve matérielle n'importe que pour autant qu'il se dégage de cette détermination que l'échantillon a été prélevé avec le consentement de l'intéressé et qu'il existait indépendamment de la violation subséquente de la Charte. Les pouvoirs de coercition de l'État n'ont été pour rien dans l'obtention de l'échantillon dont on s'est ultimement servi pour incriminer l'appelant. Comme je l'ai indiqué dans l'arrêt R. c. Wise, précité, à la p. 570, l'existence antérieure de l'échantillon a ceci d'important qu'elle démontre qu'il «aurait pu être découvert[. . .] de toute façon». À mon avis, l'existence distincte et antérieure de l'échantillon tout à fait indépendamment d'une violation quelconque de l'art. 8 par l'État milite fortement en faveur de l'admission de la preuve.
La gravité de la violation
Abordant maintenant le deuxième groupe de facteurs, je me réfère aux propos suivants tenus par le juge Le Dain dans l'arrêt R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, à la p. 652:
La gravité relative d'une violation de la Constitution a été évaluée en fonction de la question de savoir si elle a été commise de bonne foi ou par inadvertance ou si elle est de pure forme, ou encore s'il s'agit d'une violation délibérée, volontaire ou flagrante. Un autre facteur pertinent consiste à déterminer si cette violation a été motivée par l'urgence de la situation ou par la nécessité d'empêcher la perte ou la destruction de la preuve.
En l'espèce, l'hôpital a agi de bonne foi en prélevant les échantillons à des fins purement médicales. Le coroner était également de bonne foi. Son seul but, a conclu le juge du procès, était d'établir la cause de la mort en exécution de son obligation légale. Ses actes n'excédaient pas le pouvoir apparemment conféré par le par. 16(2) de la Loi sur les coroners. En dernier lieu, la police semble, elle aussi, avoir agi de bonne foi du début à la fin. Même si j'ai conclu que ses actes constituaient une saisie abusive des échantillons de sang et d'urine, la police croyait à la légitimité de la saisie effectuée par le coroner et s'estimait autorisée à simplement assigner l'analyste à témoigner concernant le taux d'alcoolémie dans l'échantillon initialement saisi par le coroner. Quoique cette stratégie ait amené une violation de l'art. 8 qu'elle aurait facilement pu éviter, la police n'a volontairement escamoté aucune étape procédurale dont elle avait connaissance. Du début à la fin, je crois, les actes qui ont concouru à la violation de l'art. 8 ont été commis par inadvertance, et tous les intéressés croyaient raisonnablement qu'ils agissaient dans l'exercice de pouvoirs qui leur avaient été conférés. À cet égard, les actes de la police contrastent vivement avec ceux des policiers dans l'affaire Dersch, précitée, qui avaient volontairement tenté de contourner les procédures établies. Le fait que tous les intéressés avaient en l'espèce l'impression de suivre la bonne procédure et d'agir en vertu d'un pouvoir légitimement conféré par la loi constitue, selon moi, une distinction importante.
L'effet de l'exclusion
En ce qui concerne le troisième volet de l'analyse proposée dans l'arrêt Collins, plusieurs observations s'imposent. D'abord — et c'est le point le plus important — les éléments de preuve critiques auraient presque certainement été découverts sans la violation. Les échantillons de sang et d'urine avaient déjà été prélevés à des fins médicales au moment de la saisie par le coroner, la police savait qu'ils existaient et des accusations avaient déjà été portées contre l'appelant. Si le coroner n'était pas intervenu pour saisir les échantillons, les policiers auraient inévitablement obtenu à la toute première occasion un mandat pour les saisir, ils auraient fait faire la même analyse et ils seraient arrivés aux mêmes conclusions. Une saisie effectuée en exécution d'un mandat aurait été admissible suivant l'arrêt Hunter c. Southam Inc., précité.
Qui plus est, même s'il n'y avait pas déjà eu d'échantillon, la police disposait de plusieurs moyens de recueillir des éléments de preuve qui auraient suffi pour fonder un verdict de culpabilité contre l'appelant. Si, par exemple, la police avait ignoré l'existence des échantillons de sang et d'urine, elle aurait obtenu un échantillon d'haleine ou un autre échantillon de sang en vertu du par. 238(3) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, mod. par la Loi de 1985 modifiant le droit pénal, S.C. 1985, ch. 19, art. 36 (maintenant L.R.C. (1985), ch. C-46, par. 254(3), mod. L.R.C. (1985), ch. 27 (1er suppl.), art. 36.) En réalité, seule l'intervention du coroner a amené la police à ne pas suivre la procédure acceptée dans le contexte de l'art. 8 de la Charte. Du moment que le coroner avait saisi les échantillons et les avait remis entre les mains de la police, celle‑ci ne voyait pas la nécessité d'obtenir un mandat ou une preuve indépendante. Donc, somme toute, la violation de la Charte n'a eu qu'un effet minime sur l'issue du procès, car la police aurait recueilli une preuve suffisante en recourant à d'autres mesures d'enquête.
À prendre en considération également sont les circonstances affreuses entourant la perpétration de l'infraction sous‑jacente en l'espèce. Malgré son état d'ébriété, l'appelant demeurait assez lucide pour se rendre compte qu'il était l'auteur du premier accident. La preuve démontre qu'il s'est arrêté, s'est retourné pour voir ce qui s'était passé, puis a éteint ses phares afin de ne pas être découvert et a fui les lieux de l'accident. Comme l'appelant ne s'est pas servi de ses phares, la victime du second accident n'a pu remarquer qu'il conduisait à contresens dans l'obscurité. Tous les cas de conduite avec facultés affaiblies causant la mort sont certes tragiques, mais les faits de la présente affaire révoltent encore plus que ce ne serait normalement le cas. L'infraction a été accompagnée de circonstances si aggravantes que cela nuirait assurément à la considération dont jouit l'administration de la justice si la preuve était écartée.
Je conclus, en conséquence, que l'utilisation du témoignage de l'analyste au procès n'a pas déconsidéré l'administration de la justice. Bien que le droit à la vie privée en ce qui concerne les propres liquides organiques d'une personne revête une importance capitale et doive être soigneusement protégé, je suis convaincu que les circonstances particulières qui existent en l'espèce commandent que le témoignage de l'analyste relativement au taux d'alcoolémie de l'appelant devrait être admis, même si les échantillons de sang et d'urine ont été obtenus d'une manière qui violait l'art. 8 de la Charte. La branche de l'État chargée de l'application du droit criminel a fait preuve de bonne foi tout au cours de l'affaire et, n'eût été l'intervention du coroner, la preuve incriminante aurait finalement été obtenue par des moyens constitutionnels. Ajoutant à cela les circonstances aggravantes entourant la perpétration de l'infraction, je suis convaincu que l'utilisation de la preuve en cause n'est pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
Dispositif
Je suis d'avis de rejeter le pourvoi au motif que, malgré la violation de l'art. 8 de la Charte que constituait la saisie des échantillons de sang et d'urine, la preuve qui en dérive et qui a été produite au procès ne devrait pas être écartée en vertu du par. 24(2) de la Charte. Compte tenu de ce résultat, point n'est besoin de statuer sur la constitutionnalité du par. 16(2) et des dispositions connexes de la Loi sur les coroners de l'Ontario ni sur celle des dispositions analogues en vigueur ailleurs, quoique, comme je l'ai indiqué, l'art. 16 fasse naître sous certains aspects d'importantes préoccupations. Je suis d'avis de confirmer le verdict de culpabilité rendu contre l'appelant au procès. Il n'est pas nécessaire de répondre aux questions constitutionnelles.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l'appelant: Ruby & Edwardh, Toronto.
Procureur de l'intimée: Le procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: John C. Tait, Ottawa.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Québec: Le procureur général du Québec, Ste-Foy.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick: Le procureur général du Nouveau-Brunswick, Fredericton.
*Voir Erratum [2010] 3 R.C.S. iv