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26/09/1991 | CANADA | N°[1991]_3_R.C.S._24

Canada | R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24 (26 septembre 1991)


R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24

William Edward Elshaw Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Elshaw

No du greffe: 21614.

1991: 9 mai; 1991: 26 septembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, McLachlin, Stevenson et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1989), 70 C.R. (3d) 197, 45 C.R.R. 140, qui a rejeté l'appel interjeté par l'appelant contre des verdicts d

e culpabilité prononcés contre lui, par le juge Greig de la Cour provinciale siégeant avec jury, relativement à deux...

R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24

William Edward Elshaw Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Elshaw

No du greffe: 21614.

1991: 9 mai; 1991: 26 septembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, McLachlin, Stevenson et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1989), 70 C.R. (3d) 197, 45 C.R.R. 140, qui a rejeté l'appel interjeté par l'appelant contre des verdicts de culpabilité prononcés contre lui, par le juge Greig de la Cour provinciale siégeant avec jury, relativement à deux accusations de tentative d'agression sexuelle. Pourvoi accueilli, le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente.

William B. Smart, pour l'appelant.

Robert A. Mulligan, pour l'intimée.

//Le juge Iacobucci//

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Sopinka, Gonthier, McLachlin, Stevenson et Iacobucci rendu par

Le juge Iacobucci — Le présent pourvoi vise à déterminer le critère à appliquer, aux fins du par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés, pour décider de l'admissibilité d'une déclaration incriminante obtenue de l'accusé par suite d'une violation des droits que lui reconnaît l'al. 10b) de la Charte.

Les faits

Deux accusations de tentative d'agression sexuelle et deux accusations de voies de fait simples ont été portées contre l'appelant à la suite d'un incident survenu le 22 mai 1984 dans un parc à Victoria (Colombie‑Britannique).

Les plaignants étaient alors âgés de cinq et de six ans. Deux témoins adultes, D. W. et L. W., habitaient une maison adjacente au parc. Ils travaillaient dans leur cour vers 17 h, le 22 mai, quand D. W. a remarqué l'appelant qui se dirigeait, accroupi, le long de quelques buissons en bordure du parc. Il conduisait un jeune garçon par la main. Lorsque l'appelant et le garçon eurent disparu dans les buissons, le témoin L. W. s'est approchée afin de découvrir ce qui se passait. Elle a vu l'appelant et le garçon assis ensemble dans une position inhabituelle et a entendu l'appelant dire [traduction] "Gardons ça secret. Ce sera notre petit secret." Après que le premier garçon fut parti, laissant l'appelant dans les buissons, un second garçon est venu se joindre à lui au même endroit retiré. À nouveau, L. W. a entendu l'appelant prononcer les mots [traduction] "Chut!" et "C'est notre petit secret à nous deux" avant que le second garçon ne sorte lui aussi des buissons.

Entre‑temps, le témoin D. W. avait téléphoné à la police. Deux policiers, les agents Jorgensen et Randhawa, sont arrivés peu après que le second garçon fut sorti des buissons. Ils ont témoigné avoir vu, en entrant dans le parc, l'appelant accroupi dans les buissons. L'appelant a tenté de quitter le parc en sautant par‑dessus une clôture, mais il en a été empêché par l'agent Randhawa. Celui‑ci a fait produire à l'appelant une pièce d'identité, lui a appris qu'il faisait l'objet d'une enquête relativement à de possibles agressions sexuelles contre des enfants et l'a fait monter à l'arrière du fourgon cellulaire dans lequel Randhawa et Jorgensen s'étaient rendus au parc. Les policiers ont ensuite interrogé les témoins adultes et les plaignants.

Environ cinq minutes plus tard, l'agent Jorgensen a ouvert la porte du fourgon. Il se tenait à l'extérieur tandis que l'appelant est resté à l'intérieur. Ils ont échangé les propos suivants:

[traduction] Jorgensen: "Qu'est‑ce qui se serait passé si nous n'étions pas arrivés?"

L'appelant: "Je ne sais pas. C'est simplement plus fort que moi. Des fois, l'envie me prend, pas tellement à l'égard de petits garçons, mais plutôt à l'égard de petites filles."

Jorgensen: "De quel âge?"

L'appelant: "Euh, cinq ou six ans. Je sais que j'ai besoin d'aide, seulement je ne sais pas comment l'obtenir."

Jorgensen: "Nous allons essayer de vous en procurer."

À aucun moment antérieurement à cette conversation l'appelant n'a été informé de son droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat. Après sa conversation avec l'agent Jorgensen, il a été conduit au poste de police. Là il a été officiellement accusé de vagabondage et informé de son droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat. Les accusations de voies de fait et de tentative d'agression sexuelle ont été portées contre lui par la suite.

Au cours du procès, un voir‑dire a été tenu pour déterminer l'admissibilité en preuve de la conversation survenue entre l'appelant et l'agent Jorgensen. L'avocat de la défense a cherché à obtenir l'exclusion de cette preuve pour le motif que l'appelant avait subi, pendant qu'il était détenu dans le fourgon cellulaire, une atteinte au droit d'être informé de son droit d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat.

Les dispositions pertinentes de la Charte et d'autres lois

Charte canadienne des droits et libertés

10. Chacun a le droit, en cas d'arrestation ou de détention:

. . .

b) d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat et d'être informé de ce droit; . . .

24. . . .

(2) Lorsque . . . le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s'il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

Code Criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46

686. (1) Lors de l'audition d'un appel d'une déclaration de culpabilité ou d'un verdict portant que l'appelant est incapable de subir son procès, pour cause d'aliénation mentale, ou d'un verdict spécial de non‑culpabilité pour cause d'aliénation mentale, la cour d'appel:

. . .

b) peut rejeter l'appel, dans l'un ou l'autre des cas suivants:

. . .

(iii) bien qu'elle estime que, pour un motif mentionné au sous‑alinéa a)(ii), l'appel pourrait être décidé en faveur de l'appelant, elle est d'avis qu'aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s'est produit;

Décision de la Cour provinciale de la Colombie‑Britannique

Le juge Greig de la Cour provinciale a admis en preuve les déclarations incriminantes. À l'issue du voir‑dire, il a tiré les conclusions suivantes:

[traduction] En ce qui concerne l'argument alléguant l'inadmissibilité pour cause d'atteinte aux droits que lui garantit la Charte, je conviens qu'il y a eu détention. Le défendeur a été détenu. Au vu de la preuve, je crois devoir partager l'avis du poursuivant que cette détention était raisonnable dans les circonstances. Elle a été, en outre, de relativement courte durée, c'est‑à‑dire la période pendant laquelle il a été détenu et avant qu'il soit informé de son droit de consulter un avocat.

Compte tenu de toutes les circonstances se dégageant de la preuve que j'ai entendue lors du voir‑dire, je ne suis pas convaincu qu'il y a lieu d'écarter, pour le motif que son utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice, une partie quelconque de cette preuve produite dans le cadre du voir‑dire, et je parle en particulier de la déclaration.

Ni l'appelant ni les plaignants n'ont témoigné au cours du procès. L'appelant a été acquitté relativement aux accusations de voies de fait simples, mais a été reconnu coupable des deux infractions de tentative d'agression sexuelle. La cour a ensuite fait droit à une requête du ministère public visant à faire déclarer l'appelant comme étant un délinquant dangereux, conformément à la partie XXI du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, et l'appelant s'est vu infliger une peine de durée indéterminée.

Arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique ((1989), 70 C.R. (3d) 197)

L'appel interjeté devant la Cour d'appel était fondé sur l'omission du juge du procès d'écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte, en raison de l'atteinte qui aurait été portée au droit, garanti par l'al. 10b), d'avoir recours à l'assistance d'un avocat et d'être informé de ce droit.

En rédigeant les motifs de la cour, le juge Toy a commencé par examiner les motifs du juge du procès et notamment sa conclusion que la déclaration incriminante était volontaire et la détention "raisonnable". Il a noté que le juge du procès n'avait fourni aucune [traduction] "appréciation réaliste des éléments de preuve" sur lesquels il a fondé sa conclusion que l'utilisation de ces éléments de preuve ne serait pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. De même, le juge Toy a eu raison de souligner que, même si la décision de la cour d'instance inférieure avait été rendue antérieurement aux arrêts de la Cour suprême R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, et R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, l'appelant était tout de même en droit de bénéficier de l'interprétation donnée dans ces arrêts aux droits que lui reconnaît la Charte.

Le juge Toy a passé ensuite aux moyens précis invoqués par l'appelant. Examinant d'abord si la détention constituait une violation volontaire ou flagrante de l'al. 10b), il a jugé que les policiers en question ignoraient l'obligation qui leur incombait d'informer le détenu du droit à l'assistance d'un avocat, que lui garantissait la Charte. Le juge Toy a fait remarquer qu'au moment de l'arrestation en l'espèce, on n'avait pas contesté l'arrêt de notre Cour Chromiak c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 471, dans lequel on a statué que les détentions aux fins d'enquête ne nécessitent pas que les personnes concernées soient informées de leur droit à l'assistance d'un avocat. De plus, il a partagé l'avis du juge du procès que la détention avait été "raisonnable et de courte durée" eu égard au fait que les policiers essayaient d'interroger d'éventuels témoins de l'agression sexuelle commise contre deux enfants (à la p. 204).

[traduction] Selon moi, il était préférable de placer le prévenu dans le fourgon cellulaire plutôt que de le laisser se tenir à côté du fourgon devant les quatre témoins éventuels, car cela aurait pu gravement compromettre tout moyen de défense dont le prévenu aurait pu se prévaloir si son identité avait été en cause lors de tout procès qu'il pourrait avoir à subir ultérieurement.

Le juge Toy a conclu que les policiers n'avaient pas commis de violation volontaire ou flagrante des droits dont jouit l'accusé aux termes de l'al. 10b).

Citant à l'appui l'arrêt Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383, l'appelant a avancé comme deuxième moyen que la violation n'était justifiée ni par l'urgence de la situation ni par la nécessité. Le juge Toy a fait une distinction d'avec l'arrêt Clarkson en affirmant que la présente affaire s'apparentait davantage à R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980, dans laquelle des policiers ont refusé de permettre à l'accusé de téléphoner à son avocat tant qu'ils n'auraient pas la situation bien en main dans les locaux. Il a fait remarquer que les policiers étaient appelés, dans les circonstances, à prendre [traduction] "des décisions très rapides" et il a réitéré sa conclusion au caractère à la fois raisonnable et nécessaire de la détention dans le fourgon cellulaire.

Enfin, l'appelant a fait valoir que les éléments de preuve en cause auraient dû être écartés en vertu du par. 24(2) de la Charte. Le juge Toy a répondu en énumérant une série de facteurs à prendre en considération, d'après lui, pour décider si l'utilisation de certains éléments de preuve est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Il s'agit des facteurs suivants:

1. La nature de la preuve (preuve matérielle ou auto‑incriminante);

2. L'existence d'une violation de l'al. 10b) de la Charte;

3. La gravité de la violation;

4. Le caractère volontaire ou flagrant de la violation;

5. L'existence d'une situation d'urgence ou de nécessité;

6. Si la preuve aurait été obtenue de toute façon;

7. La gravité de l'infraction;

8. S'il s'agit d'une preuve essentielle pour justifier l'accusation;

9. L'existence d'autres recours.

Le juge Toy a conclu qu'il ressortait de l'examen de ces facteurs qu'il y avait lieu d'admettre la déclaration en preuve. La nature de la preuve, l'existence d'une violation de l'al. 10b) et l'absence d'autres recours possibles militaient en faveur de son exclusion. De plus, il a constaté que la preuve obtenue par suite de la violation [traduction] "a largement contribué aux verdicts de culpabilité rendus en l'espèce". Toutefois, a‑t‑il répété, les policiers avaient agi de bonne foi et, même s'il ne s'agissait peut‑être pas d'une situation d'urgence, selon lui [traduction] "il était nécessaire de mettre l'accusé dans le fourgon cellulaire pendant la courte durée des entretiens". Le juge Toy a ajouté qu'il s'agissait d'une infraction grave, non seulement pour l'accusé, mais aussi pour la société. Il a fini par poser la question suivante (à la p. 206):

[traduction] La preuve aurait‑elle été obtenue de toute façon? Probablement, car s'il [l'accusé] avait été informé de son droit à l'assistance d'un avocat au moment où on lui a demandé de prendre place dans le fourgon cellulaire, il aurait encore répondu de la même façon à l'agent Jorgensen.

Tenant compte de la jurisprudence et de tous ces facteurs, le juge Toy a conclu qu'il y avait lieu de rejeter l'appel contre la décision du juge du procès d'utiliser les éléments de preuve en cause.

Les questions en litige

J'ai eu l'avantage de prendre connaissance des motifs de ma collègue le juge L'Heureux‑Dubé, qui y fait une étude approfondie de la question de savoir s'il y a eu détention susceptible d'entraîner une violation de la Charte. Comme je ne me propose pas d'aborder cette question, quelques observations s'imposent.

À mon avis, nous ne sommes pas saisis de la question de la détention. Le ministère public reconnaît qu'il y a eu violation de l'al. 10b) de la Charte et c'est en fonction de cette violation que les parties ont débattu le présent pourvoi. Dans sa décision sur le voir‑dire tenu au procès, le juge Greig a conclu, comme je l'ai déjà mentionné, qu'il y avait eu détention et violation de la Charte. Cette conclusion a été retenue par la Cour d'appel. Le juge Toy dit en effet à ce propos (à la p. 202):

[traduction] Le substitut du procureur général a convenu que le juge du procès avait conclu avec raison qu'au moment de la conversation entre l'agent Jorgensen et l'accusé, ce dernier était, en fait, détenu.

Plus loin, le juge Toy arrive à la conclusion suivante (à la p. 204):

[traduction] Tout comme le juge du procès, je conclus moi aussi qu'il s'agissait d'une détention raisonnable et de courte durée. [Je souligne.]

Pendant les débats devant notre Cour, le ministère public a continué à concéder ce point, bien qu'il ait tenté de présenter la détention sous le jour le plus favorable. Dans ce contexte et compte tenu des conclusions précises des tribunaux d'instance inférieure qu'il y a eu détention, ce que reconnaît d'ailleurs le ministère public, les seules questions dont nous sommes saisis sont celle de l'application du par. 24(2) de la Charte et celle soulevée par l'argument subsidiaire, fondé sur le sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, qu'invoque le ministère public pour justifier la déclaration de culpabilité.

Ce sont ces questions que je vais maintenant aborder.

Analyse

A. Le paragraphe 24(2) de la Charte

Devant notre Cour, l'appelant a attaqué quatre des neuf facteurs pris en considération par la Cour d'appel dans sa formulation et son application du critère que pose le par. 24(2) pour l'utilisation d'éléments de preuve obtenus en violation de l'al. 10b) de la Charte. Les facteurs contestés sont (1) la gravité de la violation de la Charte, (2) l'existence d'une situation d'urgence ou de nécessité, (3) le caractère volontaire ou flagrant de la violation et (4) le fait que la preuve aurait été obtenue de toute façon.

Pour situer dans leur véritable contexte les arguments précis qu'a invoqués l'appelant, je crois qu'il importe de se rappeler l'approche adoptée par le juge Lamer (maintenant Juge en chef) dans l'arrêt R. c. Collins, précité, relativement au par. 24(2) de la Charte. Le juge Lamer a passé en revue les facteurs à prendre en considération pour déterminer si l'utilisation de certains éléments de preuve, dans une instance, serait susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. À son avis, ces facteurs peuvent se diviser en trois groupes selon leur effet sur la considération dont jouit l'administration de la justice. Le premier groupe englobe les facteurs liés à l'équité du procès. Le deuxième groupe touche la gravité des violations de la Charte, qui ressort de la conduite des autorités chargées d'appliquer la loi. Le troisième groupe de facteurs concerne la possibilité que l'administration de la justice soit déconsidérée par l'exclusion des éléments de preuve même s'ils ont été obtenus d'une manière contraire à la Charte. L'approche du juge Lamer a été appliquée dans des arrêts subséquents de notre Cour; voir R. c. Strachan, précité, R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138, et R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151.

Revenons maintenant aux arguments de l'appelant fondés sur le par. 24(2).

(1) La gravité de la violation de la Charte

En Cour d'appel, le juge Toy a écrit que [traduction] "le fait que l'accusé a été détenu dans le fourgon cellulaire pendant une courte période ne tirait pas à conséquence" (p. 206). Sur ce fondement, il a conclu que la violation des droits de l'appelant n'avait rien de grave. En toute déférence, je ne suis pas d'accord.

Comme je l'ai déjà mentionné, notre Cour, dans l'arrêt Collins, précité, considère la gravité d'une violation, qui ressort de la conduite des autorités chargées d'appliquer la loi, comme le deuxième de trois groupes de facteurs à retenir pour déterminer s'il y a lieu d'écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte. Le juge Lamer affirme, à la p. 285:

D'autres facteurs touchent à la gravité de la violation de la Charte et donc à la déconsidération qu'entraînera l'acceptation par les juges d'éléments de preuve obtenus de cette façon. Comme le juge Le Dain l'a écrit dans l'arrêt Therens, précité, à la p. 652:

La gravité relative d'une violation de la Constitution a été évaluée en fonction de la question de savoir si elle a été commise de bonne foi ou par inadvertance ou si elle est de pure forme, ou encore s'il s'agit d'une violation délibérée, volontaire ou flagrante. Un autre facteur pertinent consiste à déterminer si cette violation a été motivée par l'urgence de la situation ou par la nécessité d'empêcher la perte ou la destruction de la preuve.

Je dois ajouter que l'existence d'autres méthodes d'enquête et le fait que la preuve aurait pu être obtenue sans violation de la Charte tendent à aggraver les violations de la Charte. Nous examinons la conduite réelle des autorités et les éléments de preuve ne doivent pas être admis pour le motif que les autorités auraient pu procéder autrement et ainsi obtenir la preuve de façon régulière. D'ailleurs le fait de ne pas avoir procédé régulièrement lorsque cette possibilité leur était offerte tend à démontrer un mépris flagrant de la Charte, ce qui est un facteur en faveur de l'exclusion de la preuve.

La gravité tient donc au caractère délibéré ou non de la violation commise par les autorités, à l'existence d'une situation d'urgence et de nécessité, ainsi qu'à la présence d'autres facteurs aggravants ou atténuants.

À mon avis, la Cour d'appel a eu tort de s'arrêter à la durée de la détention. Ce qui importe c'est que les policiers ont obtenu des éléments de preuve d'un détenu avant de s'acquitter des obligations que leur impose l'al. 10b), et non pas la durée relativement courte de la détention de l'appelant. Il y a eu violation de l'al. 10b) dès que l'agent Jorgensen s'est mis à interroger l'appelant sans l'informer qu'il pouvait avoir recours à l'assistance d'un avocat. On ne lui a même pas dit qu'il avait le droit de garder le silence et que tout ce qu'il pourrait dire pourrait servir de preuve contre lui.

Dans cette optique, il est clair que la violation des droits de l'appelant était grave. Ce dernier s'est vu refuser la possibilité de consulter un avocat ou même de garder le silence au moment même où l'exercice de ces droits lui aurait profité le plus. La police a obtenu une déclaration qui, la Cour d'appel l'a reconnu, a "largement" contribué au verdict de culpabilité rendu contre l'appelant. Finalement, la preuve auto‑incriminante a été utilisée pour former un lien avec une preuve de faits similaires relativement à la condamnation antérieure de l'appelant pour agression sexuelle contre des enfants. C'est sur la preuve de faits similaires qu'a été fondée la peine de durée indéterminée prononcée contre l'appelant en tant que délinquant dangereux.

(2) La situation d'urgence ou de nécessité

Le juge Toy de la Cour d'appel a conclu que la détention de l'appelant était nécessaire, voire même urgente. Il dit en effet, aux pp. 204 et 205:

[traduction] Il faut ensuite prendre en considération l'argument de l'avocat de l'accusé selon lequel il n'y avait pas de situation d'urgence ou de nécessité qui justifiait que l'accusé soit soumis à ce genre de détention. L'avocat de l'accusé se fonde là sur le raisonnement suivi dans l'arrêt Clarkson, précité. À mon avis, les circonstances sont sensiblement différentes. En l'espèce, les deux policiers se trouvaient en présence d'une plainte selon laquelle une agression sexuelle venait peut‑être d'avoir été commise contre des enfants et ils étaient obligés de prendre des décisions très rapides. Ils avaient quatre témoins éventuels à interroger immédiatement et un suspect sous leur garde. Il eût été déraisonnable, selon moi, de s'attendre à ce que les policiers laissent partir le suspect en le remettant tout de suite en liberté et qu'ils commencent alors à recueillir les récits des quatre témoins. Les policiers en l'espèce se sont trouvés dans une situation à peu près analogue à celle qui se présentait dans l'affaire R. c. Strachan, précitée, où les policiers ont refusé de permettre à l'accusé de téléphoner à son avocat tant qu'ils n'avaient pas la situation bien en main dans les locaux.

Je crois que, dans les circonstances, les policiers ont fait ce qui était non seulement raisonnable mais nécessaire en mettant le prévenu dans le fourgon cellulaire pendant une courte période afin qu'il reste sous leur garde jusqu'à la fin de l'interrogatoire des témoins et, en même temps, afin de le soustraire à l'observation soutenue de quatre témoins éventuels.

Il se peut en effet qu'il ait été raisonnable et nécessaire de placer l'accusé dans le fourgon cellulaire, mais la question est de savoir s'il était nécessaire, dans les circonstances, de violer le droit garanti à l'appelant par la Charte.

Je le répète, la Cour d'appel s'est concentrée à tort sur la détention plutôt que sur l'interrogatoire de l'appelant. Pour que l'urgence de la situation ou la nécessité constituent des facteurs atténuants, elles doivent procéder de la nécessité d'obtenir des renseignements sans délai, avant d'informer le suspect de son droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat, plutôt que de la nécessité de recourir à la détention ou à l'arrestation pour limiter les déplacements du suspect. Comme l'a conclu notre Cour dans l'arrêt Clarkson, précité, et plus récemment, dans l'arrêt Black, précité, l'urgence de la détention ne devrait pas servir de prétexte pour violer le droit à l'assistance d'un avocat dans un cas où il n'est nullement nécessaire d'interroger le prévenu immédiatement.

En l'espèce, il n'existait aucune situation d'urgence ni aucune nécessité qui aurait empêché que l'on se conforme à l'al. 10b). Au procès, les agents Jorgensen et Randhawa ont témoigné que, jusqu'à ce qu'ils obtiennent la déclaration incriminante, ils n'étaient pas sûrs de porter une accusation quelconque contre l'appelant. Cela paraît étrange compte tenu du fait qu'ils avaient alors déjà interrogé les deux témoins adultes et les plaignants et qu'ils avaient dit à l'appelant qu'ils enquêtaient sur un cas possible d'agression sexuelle contre des enfants. Mais même si, au moment de l'interroger, les policiers n'avaient vraiment pas décidé d'arrêter l'appelant, cette indécision ne constitue pas une situation d'urgence ou de nécessité. Le ministère public n'a présenté aucune explication ni aucun élément de preuve démontrant pourquoi les policiers n'auraient pas pu attendre pour interroger l'accusé.

(3) Le caractère volontaire ou flagrant de la violation

D'après la Cour d'appel, les policiers ont agi de bonne foi. Le juge Toy a fait remarquer que l'arrestation de l'appelant était intervenue avant que notre Cour étudie dans tous ses détails la notion de détention au sens de l'al. 10b) de la Charte. Il a décidé que rien dans le dossier ne démontrait que les policiers étaient conscients qu'il leur incombait d'informer l'appelant de son droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat.

Le ministère public n'a toutefois produit aucun élément de preuve établissant que les agents Jorgensen et Randhawa ignoraient les responsabilités que leur imposait l'al. 10b) ou qu'ils avaient décidé dans leur esprit qu'il s'agissait simplement d'une détention "aux fins d'enquête". On doit se rappeler que les policiers ont omis non seulement d'informer l'appelant de son droit à l'assistance d'un avocat, mais aussi de lui faire la mise en garde de common law concernant son droit de garder le silence.

Même à supposer que la bonne foi des policiers ait été établie de façon concluante, la Cour d'appel n'aurait pas dû la considérer comme un facteur atténuant la violation des droits de l'appelant. Dans l'affaire Hebert, précitée, qui porte elle aussi sur l'al. 10b), le juge Sopinka fait les observations suivantes, aux pp. 207 et 208:

Comme le juge Lamer l'a souligné dans l'arrêt Collins, toute entorse à l'équité du procès porte atteinte au c{oe)ur même de la considération dont jouit l'administration de la justice. Mais le ministère public a soutenu en l'espèce que la bonne foi des policiers qui ont dupé l'appelant [. . .] est un facteur important en faveur de l'utilisation de la preuve. Quant à moi, je ne vois pas comment la bonne foi des policiers enquêteurs peut, disons, remédier à un procès inéquitable. [. . .] Il semble d'ailleurs étrange d'affirmer que la preuve dont l'utilisation rendrait le procès inéquitable devrait être admise parce que le policier croyait faire son travail. Du point de vue de l'accusé (dont le procès se déroule par hypothèse de façon inéquitable), cela ne change rien que l'agent de police ait la conscience en paix dans l'exécution de ses fonctions.

En d'autres termes, la mauvaise foi de la police peut militer en faveur de l'exclusion parce que, comme l'indique le juge Lamer dans l'arrêt Collins, précité, elle peut tendre à démontrer un "mépris flagrant de la Charte". La bonne foi de la police ne militera cependant pas en faveur de l'utilisation de la preuve obtenue pour remédier à un procès inéquitable. Le fait que les policiers croyaient agir raisonnablement n'a guère de quoi consoler un accusé si, par suite de leurs actes, il subit une atteinte à son droit à l'équité du processus criminel.

(4) La preuve aurait été obtenue de toute façon

La Cour d'appel a conclu que l'utilisation de la déclaration ne s'avérerait pas très préjudiciable à l'appelant parce qu'il aurait probablement fourni des éléments de preuve incriminants même si les policiers s'étaient conformés à l'al. 10b) de la Charte.

Dans l'affaire Black, précitée, le juge Wilson affirme, aux pp. 153 et 154:

La poursuite soutient que, malgré le changement apporté à l'accusation, l'avis juridique préalable que l'appelante a reçu aurait bien pu ne pas changer. Il est possible que ce soit vrai. D'autre part, à cause des différences qui existent entre les accusations et dont j'ai déjà fait état, conclure que l'avis juridique aurait forcément été le même relève de la plus pure conjecture. À mon avis, il ne convient pas qu'une cour de justice se demande quel genre d'avis juridique aurait été donné si l'accusée avait réussi à communiquer avec son avocat après le changement de l'accusation. [. . .] Ce raisonnement va directement à l'encontre des arrêts de cette Cour R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, et Trask c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 655. De plus, il contrecarre totalement l'objet de l'al. 10b). [Souligné dans l'original.]

Ce raisonnement s'applique tout aussi bien à l'hypothèse formulée par la Cour d'appel, selon laquelle une preuve auto‑incriminante aurait été obtenue de toute façon. Nul ne peut conjecturer sur ce que l'appelant aurait pu dire ou faire au moment de sa détention s'il avait été informé de son droit à l'assistance d'un avocat ou même de son droit de garder le silence. Motiver l'utilisation des éléments de preuve par le fait qu'il aurait pu faire un aveu, c'est miner complètement le droit à l'assistance d'un avocat, consacré dans la Charte.

Conclusions

La nature du crime, le fait qu'il soit question d'enfants en bas âge ainsi que le casier judiciaire de l'appelant aggravent et compliquent la présente affaire. Il est clair qu'il y a eu violation des droits conférés à l'appelant par l'al. 10b). C'est avec raison toutefois que les tribunaux d'instance inférieure ont conclu que les policiers avaient à prendre des décisions très rapides. En outre, il ressort de la preuve que la déclaration incriminante n'a pas été arrachée à l'appelant au moyen d'un interrogatoire rigoureux, mais qu'elle constituait la réponse, plutôt inattendue, à une question simple. Après que l'appelant eut fait son aveu, les policiers n'ont pas tenté d'obtenir de lui d'autres renseignements avant de l'emmener au poste de police pour l'inculper officiellement.

Il reste cependant que la Cour d'appel s'est servie, en l'espèce, des mauvais critères pour décider de l'admissibilité des éléments de preuve en cause et qu'elle a mal appliqué ces critères. De façon plus fondamentale, elle a mal saisi la nature du critère à utiliser aux fins du par. 24(2) de la Charte. Comme l'écrit le juge Sopinka dans l'affaire Hebert, précitée, aux pp. 207 et 208:

À mon avis, la jurisprudence de notre Cour sur le par. 24(2) permet de conclure clairement que lorsque la preuve contestée se heurte à la première série de facteurs énoncés par le juge Lamer dans l'arrêt Collins (l'équité du procès), l'admissibilité de cette preuve ne peut être sauvegardée par un recours à la deuxième série de facteurs (la gravité de la violation). Ces deux séries de facteurs sont des moyens facultatifs d'écarter la preuve et non des moyens facultatifs d'admettre la preuve. [Souligné dans l'original.]

Le fait que la Cour d'appel ait soupesé chacun des différents facteurs militant en faveur de l'admission ou de l'exclusion va à l'encontre de la façon d'aborder le par. 24(2) que propose notre Cour dans l'arrêt Collins et dans des arrêts subséquents. La violation de droits qui compromet l'équité du procès ne saurait "être sauvegardée" par l'existence de facteurs atténuants (comme la bonne foi des policiers). La violation peut, par contre, être empirée par des facteurs aggravants (tels que l'absence de situation d'urgence ou de nécessité).

Il est bien établi que le critère applicable pour déterminer, aux fins du par. 24(2), l'admissibilité d'une preuve auto‑incriminante est plus strict que celui qui s'applique à la preuve matérielle. Cela s'explique par le fait qu'il existe un lien direct entre le premier genre de preuve et la violation de la Charte et que son admission aurait un effet dramatique sur la présomption d'innocence de l'accusé ainsi qu'une incidence sur son droit de ne pas témoigner. À commencer notamment par l'arrêt Collins, une série d'arrêts de notre Cour établissent clairement que l'exclusion de déclarations incriminantes obtenues en violation de l'al. 10b) devrait être la règle plutôt que l'exception. Le juge McLachlin écrivait tout récemment dans l'arrêt R. c. Evans, [1991] 1 R.C.S. 869, à la p. 896:

D'une manière générale, l'utilisation d'une déclaration incriminante obtenue d'un accusé en violation de ses droits entraîne une injustice parce qu'elle viole son droit de ne pas témoigner contre lui‑même et qu'elle le fait de la façon la plus préjudiciable qui soit, c'est‑à‑dire en fournissant une preuve qui autrement n'aurait pas existé . . .

En l'espèce, la Cour d'appel a mentionné la nature incriminante de la preuve obtenue en violation de l'al. 10b) comme ne représentant qu'un facteur parmi tant d'autres à prendre en considération pour décider de son admissibilité. Or, il aurait fallu plutôt partir du principe selon lequel, en règle générale, une telle preuve est inadmissible du fait qu'elle nuirait à l'équité du procès et qu'elle déconsidérerait l'administration de la justice.

B. Le sous-alinéa 686(1)b)(iii) du Code criminel

Dans son argumentation orale devant notre Cour, le ministère public a fait valoir que, même si elle a appliqué le mauvais critère, la Cour d'appel est quand même arrivée au bon résultat. Le substitut du procureur général a fait valoir en effet que tous les autres éléments de preuve produits en l'espèce, notamment les dépositions des témoins oculaires, la tentative de l'appelant de s'enfuir du parc et la preuve de faits similaires présentée au procès, font naître une [traduction] "présomption irrésistible" de culpabilité de l'appelant. L'appelant aurait été reconnu coupable même si la déclaration incriminante n'avait pas été admise en preuve. Par conséquent, le pourvoi devrait être rejeté en vertu du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel pour le motif qu'aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave ne se sont produits. Je ne souscris pas à ce point de vue.

Je trouve quelque peu inquiétant, dans une affaire du genre de celle qui nous occupe, que le ministère public ait recours à la disposition réparatrice qu'est le sous‑al. 686(1)b)(iii). Si la preuve en cause avait dû être écartée, en vertu du par. 24(2) de la Charte, pour le motif que son utilisation aurait été susceptible de déconsidérer l'administration de la justice, alors, en règle générale, cette utilisation constituerait un tort important ou une erreur judiciaire grave, ce qui entraînerait l'inapplicabilité du sous‑al. 686(1)b)(iii) qui est destiné à réparer les erreurs de droit dans les cas où il ne s'est produit aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave. Par conséquent, le sous‑al. 686(1)b)(iii) ne s'applique pas en l'espèce. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne peut y avoir d'autres circonstances où la disposition réparatrice pourrait s'appliquer malgré le fait que des éléments de preuve auraient dû être écartés en application du par. 24(2) de la Charte.

De plus, cet argument se rapproche dangereusement du raisonnement suivi par la Cour d'appel quand elle a conclu qu'une preuve auto‑incriminante aurait probablement été obtenue en l'absence de la violation de l'al. 10b). C'est là de la conjecture injustifiée qui, en outre, contrecarre l'objet de droits consacrés dans la Charte. De toute façon, si la déclaration incriminante avait été écartée comme élément de preuve, il est tout à fait possible que la défense aurait adopté une stratégie différente. Par exemple, l'appelant aurait peut‑être témoigné. On peut aussi soutenir que la preuve de faits similaires relativement à la condamnation antérieure de l'appelant n'aurait pas été admise si la déclaration contestée avait été écartée. Par conséquent, on ne saurait guère prétendre, comme l'a fait le ministère public, que le verdict aurait nécessairement été le même en l'absence de cet élément de preuve.

Bref, je rejette les arguments du ministère public fondés sur le sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code.

Dispositif

Pour tous ces motifs, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès relativement aux deux accusations de tentative d'agression sexuelle.

//Le juge L'Heureux-Dubé//

Les motifs suivants ont été rendus par

Le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente) — J'ai pris connaissance des motifs de mon collègue le juge Iacobucci, et je dois, avec égards, inscrire ma dissidence non seulement en ce qui concerne le résultat auquel il en arrive mais aussi quant à la véritable question au c{oe}ur de ce litige.

Les questions suivantes nous ont été adressées dans le cadre du présent pourvoi:

1.La Cour d'appel a‑t‑elle erré dans son interprétation et dans son application d'un certain nombre de facteurs pertinents à l'application du par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2.La Cour d'appel a‑t‑elle erré en supposant que, si la police n'avait pas violé les droits dont jouit l'appelant aux termes de l'al. 10b) et si elle l'avait informé de son droit à l'assistance d'un avocat, il est probable que l'appelant aurait quand même fait la déclaration incriminante?

À la différence de mon collègue, toutefois, je crois que la question fondamentale, et en fait l'unique question en litige, concerne le moment précis à partir duquel une personne est "détenue" aux fins de la garantie énoncée à l'al. 10b) de la Charte, que, par souci de commodité, je reproduis ici:

10. Chacun a le droit, en cas d'arrestation ou de détention:

. . .

b) d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat et d'être informé de ce droit; . . .

En d'autres termes, le n{oe}ud de la présente affaire réside, selon moi, dans la question préalable de savoir s'il y a eu effectivement violation des droits reconnus à l'appelant par l'al. 10b). Pour les motifs exposés ci‑après, je conclus que non.

Il y a lieu, dès le départ, d'élucider un point préliminaire. Au procès, les débats ont porté sur la [traduction] "détention arbitraire" de l'appelant. Cela explique à la fois la façon dont a été mené le contre‑interrogatoire des témoins et l'analyse de cette question par la Cour d'appel. Devant nous, cet argument a été abandonné puisque les parties ont convenu que, dans les circonstances de la présente affaire, aucune détention arbitraire n'avait eu lieu. Donc, pour nos fins, l'unique violation alléguée par l'appelant est celle de ne pas avoir été informé de son droit à l'assistance d'un avocat, droit que lui garantit l'al. 10b).

À ce stade, je tiens également à souligner que je ne puis partager l'avis du juge Iacobucci que la question de savoir s'il y a eu violation de l'al. 10b) n'en est pas une que la Cour devrait analyser étant donné que le ministère public a reconnu que l'appelant était détenu. Il est évident qu'un aveu fait devant une instance inférieure ne signifie rien en soi: États-Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469, aux pp. 1479 à 1482. Bien que le mémoire ait été ambigu à ce sujet, le substitut du procureur général, Me Mulligan, nous a invités, dans sa plaidoirie orale, à conclure que, même si Elshaw peut avoir été "détenu" en principe, pareille "détention" n'en était pas une susceptible d'entraîner l'application intégrale des droits que l'art. 10 confère à l'appelant. Ceci, à mon avis, fait que la question est encore d'actualité. Dans son plaidoyer, Me Mulligan nous a pressés de faire preuve de bon sens et d'esprit pratique en abordant les questions soulevées par ce litige. D'après lui, une approche trop théorique mettrait la police dans l'impossibilité d'effectuer les enquêtes appropriées et nécessaires à la détection d'un crime. Je retiens l'argument du ministère public à cet égard, comme l'ont fait également le juge du procès et la Cour d'appel.

Avant d'entamer l'étude de ces questions, il importe de préciser les circonstances dans lesquelles l'appelant a fait les déclarations en cause.

Les faits

L'appelant a été déclaré coupable relativement à deux accusations de tentative d'agression sexuelle. Ces accusations découlaient d'un incident survenu dans un parc et mettant en cause deux jeunes garçons. Le 22 mai 1984, vers 17 h, les témoins D. W. et L. W. travaillaient dans leur jardin. D. W. a levé les yeux pour adresser la parole à L. W. et c'est alors qu'il a aperçu un homme qui conduisait un jeune garçon, D. T., dans des buissons qui bordaient leur propriété. Trouvant cela étrange, il a demandé à L. W. de se rendre plus près des buissons pour voir si elle pouvait entendre quoi que ce soit. Elle s'est approchée et a pu entendre l'homme dire au garçonnet [traduction] "Gardons ça secret. Ce sera notre petit secret." Quant à D. W., il s'est rendu chez sa mère, qui habitait la maison voisine, pour lui demander son avis sur l'incident. Elle lui a conseillé d'appeler la police, ce qu'il a fait sans tarder. D. W. est alors sorti dans la rue pour attendre la police, tandis que sa mère et L. W. se sont approchées des buissons. Elles ont entendu un autre petit garçon, H. W., appeler D. T. Ce dernier a répondu: [traduction] "Je suis ici. Je te rejoins dans une minute." Comme elles regardaient à travers les buissons, L. W. a pu voir l'appelant penché en position assise et [traduction] "enlaçant" D. T. Après que ce dernier eut quitté l'appelant, H. W. est entré dans les buissons. Les deux femmes ont entendu, de nouveau, l'appelant demander au garçonnet de garder leur "petit secret". Quand elles se sont avancées, l'appelant a quitté les lieux.

Entre‑temps D. W. avait fait signe aux agents Jorgensen et Randhawa de s'arrêter. Ces derniers avaient répondu à l'appel de D. W. et savaient seulement qu'il y avait un [traduction] "individu louche" dans le secteur. Au moment où les agents Jorgensen et Randhawa s'approchaient, D. W. les a brièvement mis au courant de ce qui s'était passé, soit qu'il avait vu l'appelant traverser le parc mais l'avait perdu de vue en se retournant pour parler aux policiers. Il l'avait toutefois repéré à nouveau, encore accroupi subrepticement, mais cette fois‑ci dans d'autres buissons. D. W. a alors confronté l'appelant avec ce qu'il avait vu. Elshaw a répondu: [traduction] "Je ne fais que traverser le parc." Sur ce, ce dernier a sauté par‑dessus une clôture qui se trouvait tout près et s'est mis à marcher sur le trottoir. Il a toutefois été intercepté immédiatement par l'agent Randhawa, qui lui a demandé certains renseignements, tels que ses nom, adresse, lieu de travail et ainsi de suite. Il a en outre informé Elshaw qu'il faisait l'objet d'une enquête relativement à de possibles agressions sexuelles contre des enfants. Sur ces entrefaites, les deux garçons sont apparus et, pour reprendre les termes de Jorgensen: [traduction] "nous avons séparé tout le monde et M. Elshaw a été mis à l'arrière du fourgon cellulaire." Jorgensen a commencé alors à parler avec les garçons tandis que Randhawa, de son côté, s'entretenait avec les autres témoins. Il importe de noter qu'à ce moment‑là les menottes n'avaient pas été passées à Elshaw et qu'il n'avait pas été mis en état d'arrestation. Ensuite, les policiers se sont dirigés vers le fourgon cellulaire pour parler à l'appelant et, sans que ne soit faite la mise en garde prévue à l'al. 10b), les propos suivants ont été échangés:

[traduction]

R:Bien, j'ai demandé à M. Elshaw: "Qu'est‑ce qui se serait passé si nous n'étions pas arrivés?". Et il a répondu: "Je ne sais pas. C'est simplement plus fort que moi. Des fois, l'envie me prend, pas tellement à l'égard de petits garçons, mais plutôt à l'égard de petites filles." Puis je lui ai demandé: "De quel âge?" Et il a répondu: "Euh, cinq ou six ans." Là il a dit: "Je sais que j'ai besoin d'aide, seulement je ne sais pas comment l'obtenir." Et je lui ai dit: "Nous allons essayer de vous en procurer." Là‑dessus, j'ai fermé la porte latérale du fourgon, ce qui a mis fin à notre conversation.

L'appelant a tenté par la suite d'obtenir l'exclusion de ces déclarations au motif qu'il était déjà détenu au moment où il les avait faites, de sorte qu'on avait porté atteinte à son droit, garanti par l'al. 10b), à l'assistance d'un avocat. L'appelant fait valoir, en outre, que l'admission en preuve de ces déclarations serait susceptible de déconsidérer l'administration de la justice au sens du par. 24(2).

Il faut préciser au départ que la bonne foi des policiers et le caractère volontaire des déclarations n'ont jamais été mis en doute. De plus, je suis d'opinion qu'au moment de ces déclarations les policiers faisaient simplement enquête sur la perpétration possible d'un crime. J'estime, en dernier lieu, que les déclarations en cause n'ont aucun rapport avec la res gestae.

La détention

Il va sans dire que si l'appelant n'était pas détenu au sens de la Charte lorsqu'il a fait les déclarations en question, les droits garantis par l'al. 10b) ne sont pas en cause et n'ont donc pu être violés. Sous cet aspect, l'arrêt R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, se retrouve le point de mire de notre analyse.

(1) R. c. Therens

La question dans l'affaire Therens était de savoir si des certificats d'analyse d'haleine obtenus conformément au Code criminel devaient être exclus en vertu du par. 24(2) de la Charte du fait que l'accusé avait été privé de son droit à l'assistance d'un avocat garanti par l'al. 10b). Bien que le juge Le Dain ait, en dernière analyse, été dissident sur la question de l'admissibilité elle‑même, on considère qu'il a écrit l'arrêt fondamental sur le sens du mot "détention" utilisé à l'al. 10b).

Le juge Le Dain écarte d'abord l'argument du ministère public suivant lequel l'alinéa en question devrait s'interpréter de la même façon que la disposition de la Déclaration canadienne des droits concernant le droit à l'assistance d'un avocat. Ce faisant, il rejette implicitement l'arrêt Chromiak c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 471. Le juge Le Dain poursuit en analysant le droit en cause en fonction de son objet. À la page 641, il estime que cette disposition vise à assurer que, dans certaines circonstances, une personne soit informée de son droit à l'assistance d'un avocat et qu'elle puisse obtenir cette assistance sans délai. Ce sont là des principes de base incontestables. Toutefois, le juge Le Dain se demande ensuite quelles sont au juste ces circonstances et il les énonce aussi:

(i) le cas où il y a privation de liberté par contrainte physique;

(ii) le cas où un policier restreint la liberté d'action d'une personne au moyen d'une sommation ou d'un ordre qui peut entraîner des conséquences sérieuses sur le plan juridique et qui a pour effet d'empêcher l'accès à un avocat; et

(iii) une dernière catégorie que le juge Le Dain énonce, à la p. 644, dans l'opinion incidente reproduite ci‑après:

La plupart des citoyens ne connaissent pas très exactement les limites que la loi impose aux pouvoirs de la police. Plutôt que de s'exposer à l'usage de la force physique ou à des poursuites pour avoir volontairement entravé la police dans l'exécution de son devoir, il est probable que la personne raisonnable péchera par excès de prudence et obtempérera à la sommation en présumant qu'elle est légale. L'élément de contrainte psychologique, sous forme d'une perception raisonnable qu'on n'a vraiment pas le choix, suffit pour rendre involontaire la privation de liberté. Il peut y avoir détention sans qu'il y ait contrainte physique ou menace de contrainte physique, si la personne intéressée se soumet ou acquiesce à la privation de liberté et croit raisonnablement qu'elle n'a pas le choix d'agir autrement.

Les deux premiers scénarios ne se présentent pas vraiment en l'espèce. Même s'il est vrai que l'appelant a été placé à l'arrière d'un véhicule de la police, ce fait ne devrait pas, à lui seul, être entièrement décisif, particulièrement dans un cas comme celui-ci où l'incident en entier s'est déroulé dans un parc, à la vue du public. Il faut noter qu'on ne lui avait pas passé les menottes, qu'il n'avait pas été mis en état d'arrestation, qu'il n'avait pas fait l'objet d'une contrainte verbale ou physique et qu'il n'avait passé que cinq ou six minutes dans le fourgon, selon le témoignage incontesté de l'agent Jorgensen. Peut-être plus important, ce même témoignage révèle non seulement que les policiers n'avaient, à ce moment précis, aucun solide soupçon que l'appelant avait participé à une activité criminelle, mais encore qu'ils avaient réellement l'intention de l'emmener chez sa s{oe}ur. Ce n'est qu'après avoir poussé plus loin leur enquête et avoir obtenu les détails de son dossier à la radio de la police qu'ils ont changé d'idée et décidé de porter une accusation aux termes de la disposition du Code criminel relative au vagabondage.

Il en va cependant tout autrement du troisième scénario. Poussé à l'extrême, celui‑ci signifierait présumément que, chaque fois qu'un agent de police désire parler à quelqu'un, soit à la suite d'un accident de voiture, soit pour sommer une foule de circuler, soit même pour demander l'heure, si la personne à qui la demande est faite y acquiesce en croyant subjectivement et raisonnablement, pour quelque raison que ce soit, qu'il n'a pas d'autre choix que de s'y plier, le policier doit informer cette personne de ses droits découlant de la Charte. Les répercussions dans le domaine de l'application de la loi seraient rien de moins que dramatiques, car cela aurait pour effet d'entraver toute enquête dès le départ en empêchant les autorités de procéder à quelque forme que ce soit d'interrogatoire préliminaire et d'évaluation des faits avant même que ne se pose la question de la culpabilité criminelle.

L'obiter du juge Le Dain a été commenté à maintes reprises. Voir, par exemple, Y. de Montigny, "L'élargissement du concept de "détention", premier jalon d'une véritable protection contre l'auto‑incrimination?" (1990), 31 C. de D. 769, et D. Stuart, "Four Springboards from the Supreme Court of Canada: Hunter, Therens, Motor Vehicle Reference and Oakes -‑ Asserting Basic Values of Our Criminal Justice System" (1987), 12 Queen's L.J. 131. Le professeur Stuart écrit, à la p. 141:

[traduction] Pour séduisant que soit le point de vue selon lequel l'interrogatoire préliminaire pour fins d'enquête mené par la police ne devrait pas avoir maintenant à être criblé de mises en garde fondées sur la Charte, il faut toutefois se rappeler qu'en vertu de notre Charte, une violation n'entraînera pas nécessairement l'exclusion d'éléments de preuve.

Bien que je sois d'accord avec les observations du professeur Stuart, elles ne répondent pas à la position ambiguë dans laquelle se trouvent les policiers: d'une part, ils ont à procéder à un certain interrogatoire préliminaire et, d'autre part, il leur faut être conscients du point où ils porteront atteinte aux droits que garantit au suspect l'al 10b) de la Charte. En d'autres termes, les organismes chargés d'appliquer la loi doivent, en pratique, savoir comment se comporter.

(2) La jurisprudence canadienne

Dans le sillage de l'arrêt Therens, toute une série d'arrêts ont été rendus par les cours d'appel provinciales. La Cour d'appel de l'Ontario a tenté une analyse particulièrement convaincante de la large portée des observations du juge Le Dain et elle en a tiré un raisonnement qu'ont suivi d'autres tribunaux.

Dans l'arrêt R. v. Esposito (1985), 24 C.C.C. (3d) 88 (C.A. Ont.) (autorisation de pourvoi devant notre Cour refusée, [1986] 1 R.C.S. viii), l'appelant faisait l'objet d'une enquête pour fraude. Un agent de police s'est rendu chez lui muni de quelques factures de carte de crédit, mais sans motif probable. L'appelant a fait plusieurs déclarations incriminantes. Il a alors été mis en état d'arrestation et conduit au poste de police où il a fait d'autres déclarations incriminantes. L'appelant a demandé ensuite à voir un avocat. Au procès, il a tenté d'obtenir l'exclusion de ces déclarations. Le juge Martin de la Cour d'appel, ayant examiné l'arrêt Therens, a finalement conclu que, comme il n'était nullement obligé de poursuivre l'entretien, l'appelant n'était pas détenu au sens de l'al. 10b) de la Charte, si bien que ses déclarations étaient admissibles en preuve. Le juge Martin fait remarquer, à la p. 101:

[traduction] À moins que tout interrogatoire d'un suspect qu'un policier mène, sans l'avoir informé qu'il est libre de partir et qu'il peut refuser de répondre, ne constitue une détention pour les fins de l'al. 10b) de la Charte, l'interrogatoire de l'appelant [. . .] ne constituait pas [. . .] une telle détention.

Dans R. v. Bazinet (1986), 25 C.C.C. (3d) 273 (C.A. Ont.), l'accusé avait volontairement accepté de suivre les policiers au poste de police où l'on s'était mis à l'interroger relativement à un homicide. L'appelant a subséquemment avoué qu'il était l'auteur du crime. Le juge Tarnopolsky a examiné l'arrêt Therens ainsi que celui rendu par le juge Martin dans l'affaire Esposito. Il souligne en particulier, à la p. 283, les restrictions que le juge Le Dain a attachées à sa conception de la contrainte psychologique:

[traduction] Dans cet ordre d'idées, il importe de noter que l'élargissement par le juge Le Dain de la portée du terme "détention" de manière à lui faire englober les cas de contrainte "psychologique" repose sur deux conditions, à savoir: (1) l'existence d'une "sommation" ou d'un "ordre" à la suite desquels (2) "la personne intéressée se soumet ou acquiesce à la privation de liberté et croit raisonnablement qu'elle n'a pas le choix d'agir autrement".

Le juge Tarnopolsky poursuit en concluant qu'il n'y a pas eu de "sommation" ni d'"ordre" auxquels l'appelant a obtempéré. Cela étant, il n'y a eu ni détention ni violation.

L'affaire R. v. Moran (1987), 36 C.C.C. (3d) 225 (C.A. Ont.) porte sur le cas d'un appelant qui avait été reconnu coupable de meurtre au deuxième degré à la suite du décès d'une femme avec laquelle il avait une liaison. Immédiatement après le décès de cette femme et avant que le moindre lien n'ait été établi entre l'appelant et le meurtre, les policiers ont ouvert une enquête de routine sur les habitudes de la disparue et ont voulu s'entretenir avec l'appelant au poste de police. Lors de ce premier entretien, il leur a mentionné la liaison. Un second entretien a eu lieu quatre jours plus tard lorsque l'appelant est retourné revoir sa déclaration. Il a de nouveau fait des déclarations qui, cette fois‑ci, le reliaient à la victime le jour de sa mort. À son procès, il a tenté d'obtenir l'exclusion de ces déclarations. S'appuyant principalement sur l'arrêt Therens et sur les motifs du juge Tarnopolsky dans l'affaire Bazinet, le juge Martin, aux pp. 258 et 259, propose une liste non exhaustive des critères qui aident à déterminer si une personne a été détenue au sens de l'al. 10b) de la Charte:

(i) Quel langage le policier a‑t‑il tenu? A‑t‑il laissé à la personne en question le choix de parler ou de se taire?

(ii) La personne a‑t‑elle suivi le policier de son plein gré ou a-t-elle été escortée?

(iii) La personne est‑elle partie après l'entretien ou l'a-t-on arrêtée?

(iv) À quel stade de l'enquête l'entretien a‑t‑il eu lieu?

(v) Y avait‑il des motifs raisonnables et probables de croire que la personne était en fait le coupable?

(vi) Quelle était la nature des questions posées? Étaient‑elles de caractère général ou mettaient-elles le prévenu en présence d'éléments de preuve tendant à établir sa culpabilité?

(vii) Quelle était l'opinion subjective de la personne? Croyait‑elle être détenue?

Appliquant ces critères aux faits de l'affaire, le juge Martin a conclu alors que ni l'une ni l'autre de ces entrevues ne pouvait être considérée comme constituant une "détention".

Les mêmes critères ont été subséquemment utilisés dans les arrêts R. v. Grafe (1987), 36 C.C.C. (3d) 267 (C.A. Ont.), et R. v. Voss (1989), 50 C.C.C. (3d) 58 (C.A. Ont.). Il s'agit là d'un courant jurisprudence qui a également été suivi ailleurs. Voir, par exemple, R. v. Ancelet (1986), 70 A.R. 263 (C.A.), R. v. C.(S.) (1989), 74 Nfld. & P.E.I.R. 252 (C.A.T.‑N.), R. v. Olivier (30 mai 1991, B.R. Man., résumé à 13 W.C.B. (2d) 278. De cette jurisprudence, je désire simplement reproduire les propos tenus par le juge Krever à la p. 274 de l'arrêt Grafe, que je trouve tout à fait appropriés:

[traduction] La Charte ne vise pas à protéger tous les membres de la société contre tout contact avec les autorités constituées, si insignifiant que puisse être ce contact. Quand on considère toute la gamme des contacts entre l'État et les citoyens dans la société moderne, le contact initial entre l'intimé et les agents Kalan et Waite ne peut être qualifié autrement que d'anodin. Il ne constituait une atteinte à aucun des droits dont jouit l'intimé aux termes de la Charte.

Il se peut fort bien que, s'il fallait donner au troisième scénario envisagé par le juge Le Dain dans l'arrêt Therens son interprétation la plus large, toutes ces déclarations dont a été saisie la Cour d'appel de l'Ontario et qui avaient toutes une très grande valeur probante, auraient dû être écartées pour le motif qu'elles ont été faites sous l'influence de ce qu'on est convenu d'appeler une contrainte psychologique. Dans la mesure où la cour ontarienne et les autres tribunaux qui ont adopté ce raisonnement ont pu en arriver à une position plus pratique en dépit de la formulation large de l'obiter du juge Le Dain, ce raisonnement est constructif. Toutefois, comme il a été formulé dans le cadre de ce même obiter, il souffre nécessairement de la même lacune et, à mon avis, il risque également d'imposer des restrictions excessives aux organismes chargés d'appliquer la loi.

(3) Perspective du droit comparé

a) Les États‑Unis

Avant de passer à l'analyse du droit américain, je tiens à préciser que je ne suis pas sans me rappeler les paroles de mon collègue le juge La Forest dans l'affaire R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, à la p. 639:

Bien qu'il soit naturel et même souhaitable que les tribunaux canadiens renvoient à la jurisprudence constitutionnelle américaine pour chercher à dégager le sens des garanties prévues par la Charte qui ont leurs équivalents dans la Constitution des États‑Unis, ils devraient prendre soin de ne pas établir trop rapidement un parallèle entre des constitutions établies dans des pays différents à des époques différentes et dans des circonstances très différentes . . .

Toutefois, comme le fait remarquer le juge en chef Dickson dans l'affaire R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, à la p. 740: "Aux États‑Unis, un ensemble de droits fondamentaux bénéficie d'une protection constitutionnelle depuis plus de deux cents ans. Il en résulte donc une immense expérience pratique et théorique dont les tribunaux canadiens ne devraient pas faire abstraction."

À mon avis, ce pourvoi nous offre l'occasion rêvée de nous tourner vers le sud et de tirer profit de l'expérience américaine. Le calibrage auquel nous nous livrons actuellement, c'est-à-dire en soupesant les droits qu'ont les individus de ne pas être soumis par les agents de l'État à un harcèlement qui n'est ni nécessaire ni justifié et le droit de la société en général de s'attendre à une application efficace de la loi, est d'une importance primordiale. De plus, compte tenu de ce qui me paraît être le caractère excessivement lourd et envahissant du point de vue adopté au Canada, la position américaine pourrait bien offrir un compromis qui mérite d'être pris en considération dans l'appréciation des deux droits ici en conflit, compromis qui mérite qu'on s'y attarde.

Une avenue prometteuse qui pourrait s'avérer ce moyen terme qui, selon moi, tiendrait compte de ces deux droits conflictuels se retrouve dans la doctrine de la détention préliminaire pour fins d'enquête mais sans arrestation. Aux États‑Unis, cette notion de détention pour fins d'enquête tire son origine de l'arrêt Terry v. Ohio, 392 U.S. 1 (1968). Ce litige mettait en cause la constitutionnalité, en vertu du Quatrième amendement, d'une interpellation et d'une fouille sommaire effectuées par un agent de police. Celui‑ci avait remarqué la présence de trois hommes qui, depuis quelques minutes, se promenaient de long en large devant un magasin de détail et regardaient à l'intérieur pour ensuite aller conférer ensemble. Ses soupçons éveillés, le policier a accosté les trois hommes et leur a demandé leur nom. Comme ils ne répondaient pas, il a fait faire demi-tour à Terry, l'a [traduction] "tâté de haut en bas" et lui a retiré un pistolet. Il a trouvé également une arme sur l'un des compagnons de Terry. À son procès pour port d'arme dissimulée, Terry a cherché à faire écarter la preuve relative au pistolet au motif que son admission constituerait une violation de ses droits garantis par le Quatrième amendement, soit la protection contre les perquisitions et les saisies abusives. La question a finalement été soumise à la Cour suprême des États‑Unis qui, sous la plume du juge en chef Warren, a donné son aval à la fouille en question.

La cour a d'abord reconnu l'ambiguïté inhérente aux rapports entre le public et la police, faisant remarquer, à la p. 13:

[traduction] Les contacts entre citoyens et policiers qui ont lieu dans la rue présentent une incroyable diversité. Ils vont des échanges entièrement amicaux de politesses ou de renseignements qui leur sont mutuellement utiles jusqu'aux affrontements hostiles d'hommes armés aboutissant à des arrestations, à des blessures ou à une perte de vie. De plus, tous les affrontements hostiles ne se ressemblent pas. Certains commencent sur un ton assez amical puis prennent une autre tournure lorsqu'un élément inattendu intervient dans la conversation. La police établit des contacts pour une grande variété de raisons, qui n'ont parfois absolument rien à voir avec la volonté de poursuivre pour un crime.

La cour a ensuite examiné le caractère raisonnable de l'interpellation en soupesant, d'une part, la nécessité de la fouille et, d'autre part, l'atteinte à la vie privée qu'elle entraînait. Aux pages 30 et 31, elle conclut que:

[traduction] ... lorsqu'un agent de police remarque une conduite inhabituelle qui l'amène raisonnablement à conclure, d'après son expérience, qu'un acte criminel est sur le point d'être commis et que les individus auxquels il a affaire peuvent être armés et présenter un danger immédiat, lorsqu'au cours de son enquête sur ce comportement, il révèle son identité de policier et pose des questions raisonnables, et lorsqu'aux stades initiaux du contact rien ne permet de dissiper sa crainte raisonnable pour sa propre sécurité ou pour celle d'autrui, il a le droit, pour assurer sa propre protection et celle d'autres personnes se trouvant dans le voisinage, de procéder à une fouille soigneusement limitée des vêtements de dessus de tels individus afin de découvrir des armes qui pourraient être utilisées pour l'attaquer. Il s'agit en pareil cas d'une fouille raisonnable au sens du Quatrième amendement et toute arme saisie peut à bon droit être produite en preuve contre la personne à laquelle elle a été prise.

Dans la foulée de l'arrêt Terry, on a cru que cette doctrine s'appliquait uniquement dans les cas où le policier en cause avait des motifs raisonnables de croire que sa propre sécurité, ou celle d'autrui, se trouvait menacée (voir, par exemple, D. P. Mongiardo "The Terry Exception to Miranda" (1983), 10 Search & Seizure L. Rep. 165). La Cour suprême des États‑Unis a toutefois, peu après, jugé bon d'élargir le champ des circonstances dans lesquelles un agent de l'État pourrait interpeller une personne sans violer la Constitution. Dans l'affaire Adams v. Williams, 407 U.S. 143 (1972), un agent de police, qui effectuait une patrouille de routine, a été informé par une personne qu'il connaissait que l'occupant d'une voiture qui se trouvait à proximité transportait des stupéfiants ainsi qu'une arme. Le policier s'est approché de la voiture pour faire enquête et, comme l'occupant baissait la fenêtre, il a étendu le bras à l'intérieur pour lui enlever l'arme. Une fouille menée par la suite a révélé la présence de stupéfiants illicites. Le juge Rehnquist fait observer, au nom de la cour, aux pp. 145 et 146 que:

[traduction] Le Quatrième amendement n'exige pas d'un policier qui ne possède pas tous les renseignements nécessaires pour avoir un motif probable d'effectuer une arrestation, qu'il hausse simplement les épaules et qu'il permette qu'un crime soit commis ou qu'un criminel s'enfuie. Au contraire, on reconnaît, dans l'arrêt Terry, que l'adoption d'un moyen terme peut constituer l'essence d'un bon travail policier. [. . .] Il peut en effet être éminemment raisonnable, compte tenu des faits que connaît le policier à ce moment, d'interpeller brièvement un individu louche afin d'en déterminer l'identité ou de maintenir provisoirement le statu quo en attendant d'obtenir de plus amples renseignements. [Je souligne.]

La cour a donc perçu la nécessité d'élargir les circonstances dans lesquelles un policier pouvait accoster une personne pour l'interroger. Il n'était plus nécessaire que le policier ait une crainte raisonnable pour sa sécurité ou pour celle d'autrui: A. Young, "All Along the Watchtower: Arbitrary Detention and the Police Function" (1991), 29 Osgoode Hall L.J. 329, à la p. 371. Plutôt, en vertu de ce principe élargi, l'interpellation et la fouille sommaires sont devenues une mesure de protection à prendre pendant le déroulement de la phase plus cruciale de la [traduction] "brève fouille pour fins d'enquête" entreprise en raison d'un soupçon raisonnable qu'un crime était ou avait été commis.

Dans ses arrêts ultérieurs à l'arrêt Adams, la cour a veillé jalousement au maintien des valeurs sous‑jacentes au Quatrième amendement tout en s'assurant que la police soit en mesure de s'acquitter de la tâche que lui assigne la société. Le principe a connu une période de rodage pendant laquelle ses paramètres ont été clarifiés: Dunaway v. New York, 442 U.S. 200 (1979); Brown v. Texas, 443 U.S. 47 (1979); United States v. Place, 462 U.S. 696 (1983); Florida v. Royer, 460 U.S. 491 (1983); United States v. Hensley, 469 U.S. 221 (1985); United States v. Sharpe, 470 U.S. 675 (1985). Voir aussi: "Twentieth Annual Review of Criminal Procedure: United States Supreme Court and Courts of Appeals 1989-1990" (1991), 79 Geo. L.J. 591, aux pp. 613 à 624, E. J. Sack, "Police Approaches and Inquiries on the Streets of New York: The Aftermath of People v. De Bour" (1991), 66 N.Y.U. L. Rev. 512, aux pp. 512 à 519, et C. M. Wiseman, "The `Reasonableness' of the Investigative Detention: An `Ad Hoc' Constitutional Test" (1984), 67 Marq. L. Rev. 641.

Jusqu'en 1984, une question était demeurée sans réponse soit celle de savoir dans quelle mesure ce qu'on était convenu d'appeler la "mise en garde Miranda" était requise pendant ces détentions préliminaires pour fins d'enquête. L'arrêt Miranda v. Arizona, 384 U.S. 436 (1966), qui marque un tournant dans le droit constitutionnel américain, statue, en effet, que, lorsqu'une personne est soumise à un [traduction] "interrogatoire en cours de détention", c'est‑à‑dire à un interrogatoire entrepris par des agents chargés de l'application de la loi, après qu'une personne a été [traduction] "mise en détention ou autrement privée, de quelque manière importante, de sa liberté par les autorités" (Miranda, précité, à la p. 478), cette personne doit être informée de son droit de ne pas s'incriminer et de son droit à l'assistance d'un avocat. Ce n'est toutefois que dans l'arrêt Berkemer v. McCarty, 468 U.S. 420 (1984), que la question a été finalement tranchée. Il s'agit là d'une affaire où un agent de police, en patrouille de routine, avait aperçu devant lui une voiture conduite de façon très irrégulière. Le policier a intercepté la voiture et a demandé au conducteur, McCarty, de descendre. Ayant constaté que ce dernier y parvenait difficilement, le policier lui a fait subir sur place un alcootest qu'il a échoué. C'est à ce moment que le policier a demandé à McCarty s'il avait consommé des substances intoxicantes et ce dernier a indiqué qu'il avait, peu auparavant, consommé de la bière et fumé de la marihuana. McCarty a alors été arrêté et conduit au poste de police où l'interrogatoire a repris et d'autres déclarations incriminantes ont été faites. McCarty, en tentant de faire écarter les déclarations faites sur le bord de la route et au poste de police, a soutenu, notamment, que les droits que lui conférait le Cinquième amendement avaient été brimés parce que le policier ne lui avait pas fait la mise en garde Miranda.

La cour a décidé que, comme elles peuvent être présumées de courte durée et qu'elles ont presque toujours lieu en public et, par conséquent, au vu des passants, ces interceptions sur le bord de la route ne privent pas suffisamment le "détenu" de sa liberté pour qu'il se sente contraint de parler là où il ne le ferait pas en temps normal. Pour nos fins immédiates, la déclaration suivante du juge Marshall, au nom de la Cour, aux pp. 439 et 440, est particulièrement intéressante:

[traduction] À ces deux égards, l'interception normale sur le bord de la route s'apparente davantage à ce qu'on appelle l'"interpellation de type Terry" [. . .] qu'à une arrestation proprement dite. Nous avons déjà statué relativement au Quatrième amendement qu'un policier qui n'a pas de motifs probables pour agir mais dont les "observations l'amènent à soupçonner raisonnablement" qu'une personne en particulier a commis, est en train de commettre ou est sur le point de commettre un crime peut détenir cette personne pendant une courte période afin de "faire enquête sur les circonstances qui ont éveillé ses soupçons. [. . .] [L]'interception et l'enquête doivent "avoir un lien raisonnable avec leur justification". "[. . .] Cela veut dire normalement qu'il est permis au policier de poser à la personne détenue un nombre modéré de questions visant à établir son identité et à essayer d'obtenir des renseignements confirmant ou dissipant ses soupçons. La personne détenue n'est toutefois pas tenue d'y répondre. Et, à moins que ses réponses ne fournissent au policier un motif probable de procéder à son arrestation, elle doit alors être mise en liberté. C'est la nature relativement peu menaçante de ce genre de détentions qui explique pourquoi nous ne disons pas dans nos motifs que les interpellations de type Terry sont soumises aux préceptes de l'arrêt Miranda. Le caractère tout aussi non coercitif des interceptions ordinaires sur le bord de la route nous incite à affirmer que les personnes temporairement détenues par suite d'une telle interception ne se trouvent pas "en détention" au sens de l'arrêt Miranda. [Je souligne.]

De plus, le juge Marshall n'a pas été sans reconnaître les conséquences pratiques qui en découleraient si la mise en garde Miranda était requise dans toutes les situations de ce genre. Il ajoute, à la p. 441:

[traduction] [cela] entraverait considérablement l'application des lois du pays concernant la circulation routière — la police se verrait en effet obligée soit de prendre le temps d'informer tous les automobilistes détenus de leurs droits constitutionnels, soit de renoncer à l'utilisation de toute déclaration incriminante faite par ces automobilistes — tout en contribuant peu à la protection des droits dont jouissent les citoyens aux termes du Cinquième amendement.

Les observations de la Seventh Circuit Court of Appeals dans l'affaire United States v. Serna‑Barreto, 842 F.2d 965 (1988), à la p. 966, sont également pertinentes:

[traduction] La création d'une catégorie intermédiaire, celle de l'interpellation aux fins d'enquête, ne tient pas simplement à l'attrayante symétrie de la méthode de l'"échelle variable", quoique cela soit pertinent, car le bon sens nous dit que, si le Quatrième amendement vise à établir un équilibre entre l'intérêt du particulier à ne pas être importuné par la police et l'intérêt de la collectivité à ne pas être exposée à la menace du crime, moins il est porté atteinte à l'intérêt du particulier, moins il est nécessaire qu'une atteinte soit portée à l'intérêt collectif pour que la restriction soit justifiée. Au‑delà de ce facteur, cependant, on conçoit mal comment des enquêtes criminelles pourraient être menées si la police ne pouvait jamais limiter la liberté de mouvement d'un suspect, fût‑ce le moins longtemps possible, sans avoir de motif probable d'effectuer une arrestation. [Je souligne.]

Ce point de vue semble reprendre celui exprimé dans G. S. Garneau "The Application of Charter Rights to the Interrogation Process" (1986), 35 U.N.B.L.J. 35, aux pp. 39 et 40:

[traduction] Dans la mesure où la détention est considérée comme faisant suite à l'arrestation dans les cas où il y a interrogatoire, l'application des dispositions de la Charte nuit très peu à l'application efficace de la loi . . . Si toutefois on conclut qu'il y a eu détention sans arrestation, la mise en garde peut faire en sorte que l'intéressé décidera d'exercer son droit à l'assistance d'un avocat avant que ne soient établis les motifs d'arrestation, ce qui tendrait, dans la plupart des cas, à avoir un effet de douche froide sur le processus d'interrogation.

L'argument en faveur de l'existence d'un moment, postérieur au contact initial mais antérieur à l'arrestation, auquel on ne bénéficie pas encore de la totalité des protections constitutionnelles semble toutefois reposer non pas uniquement sur un souci de commodité administrative, mais aussi sur le simple bon sens. G. E. Dix, dans "Nonarrest Investigatory Detentions in Search and Seizure Law", [1985] Duke L.J. 849, fait remarquer ceci, à la p. 950:

[traduction] L'interrogatoire d'un détenu, avant que ne soient établis des motifs d'arrestation, devrait être reconnu comme étant différent de l'interrogatoire qui suit l'arrestation. Dans une certaine mesure, le risque de s'incriminer soi‑même est moins grand (les réponses seront souvent de nature purement disculpatoire), tandis que l'interrogatoire se justifie davantage (les policiers ont besoin de recueillir des renseignements qui leur permettront de décider comment réagir face à des situations qui évoluent rapidement). En outre, le détenu se sent probablement moins poussé à abandonner un souci rationnel de son propre intérêt en s'incriminant lui‑même, du moins dans la mesure où il est conscient de la nature de la détention. Il n'y a donc pas lieu de soumettre les questions posées avant que ne soient établis des motifs d'arrestation à des exigences protectrices comme celles dont il est question dans l'arrêt Miranda. [Je souligne.]

De plus, d'après S. Woods dans "Interrogation Law and the Charter: An American Plan for the Renovations" (1985), 43 U.T. Fac. L. Rev. 153, à la p. 168:

[traduction] Cela a du bon sens sur le plan conceptuel. Pendant le déroulement de l'enquête, l'individu est libre d'agir à sa guise. Une personne peut être soupçonnée d'avoir commis un crime, mais antérieurement à son arrestation, sa situation juridique est identique à celle de tout autre citoyen. De même, dans les limites prescrites par la loi, la police peut mener son enquête comme bon lui semble, ce qui comprend notamment le recours à des agents d'infiltration. L'arrestation du suspect vient cependant changer fondamentalement cette situation. Le suspect n'est plus un citoyen comme n'importe lequel autre; il a été identifié par la police comme un prétendu criminel. L'accusation portée contre lui entraîne la restriction de sa liberté. L'arrestation modifie également la situation de la police. Dans notre système de droit, nul ne peut être arrêté en l'absence de motifs fondés sur des éléments de preuve. L'arrestation vient donc modifier la situation des deux parties en mettant en branle le processus des débats contradictoires. L'enquête prend fin et le processus judiciaire commence.

(b) L'Angleterre et le Pays de Galles

La question de la détention préliminaire pour fins d'enquête telle que nous la connaissons est passée sous silence dans le système anglais de procédure criminelle, quoique les dispositions relatives à la détention subséquente à l'arrestation créent dans les faits une position qui est, à certains égards, similaire à celle dont nous avons déjà constaté l'existence aux États‑Unis.

La Police and Criminal Evidence Act 1984 (R.-U.), 1984, ch. 60 (et modifications) prévoit des motifs d'arrestation de portée assez générale, dont les suivants:

[traduction] 24. . . .

(6) qu'un policier a des motifs raisonnables de soupçonner qu'une infraction donnant lieu à arrestation a été commise, il peut arrêter sans mandat toute personne qu'il soupçonne, pour des motifs raisonnables, d'être coupable de l'infraction.

(7) Un policier peut arrêter sans mandat --

a)quiconque est sur le point de commettre une infraction donnant lieu à arrestation;

b)toute personne qu'il soupçonne, pour des motifs raisonnables, d'être sur le point de commettre une infraction donnant lieu à arrestation.

Puis, une fois l'arrestation effectuée, la police décide si elle dispose de suffisamment d'éléments de preuve pour porter une accusation (art. 37). Aux termes des art. 42 et suivants, toutefois, et sous réserve de nombreuses restrictions, le détenu peut en fait demeurer pendant jusqu'à 36 heures en état d'arrestation avant qu'une accusation ne soit portée.

Les articles 56 et 58 prévoient que, pendant la détention, il doit être permis au détenu de communiquer avec un ami ou de parler avec un avocat, mais qu'il peut être dérogé à ce droit pendant une durée maximale de trente‑six heures dans le cas d'une infraction grave donnant lieu à arrestation, pourvu qu'une telle dérogation soit autorisée par un agent possédant au moins le grade de surintendant ou d'inspecteur. Cela ne peut cependant se faire que dans certaines circonstances. C'est, notamment, le cas lorsque la mise en communication entraînerait une ingérence dans la preuve ou causerait un préjudice à autrui, lorsqu'elle aurait pour conséquence d'avertir d'autres personnes également soupçonnées d'avoir commis une telle infraction, lorsqu'elle gênerait le recouvrement de biens obtenus par suite de la perpétration de l'infraction ou lorsque le détenu est soupçonné d'avoir fait le trafic de stupéfiants et que la mise en communication entravera le recouvrement du produit de ce trafic. Voir aussi M. Berger, "Legislating Confession Law in Great Britain: A Statutory Approach to Police Interrogations" (1990), 24 U. Mich. J.L. Ref. 1, aux pp. 24 à 35, S. Coughlan, "Police Detention for Questioning: A Proposal" (1986), 28 Crim. L.Q. 64 et 170, aux pp. 182 à 185, M. Iller et G. Goodwin, Criminal Litigation (1985), aux pp. 49 à 81, et Archbold: Pleading, Evidence and Practice in Criminal Cases (43e éd. 1988), aux alinéas 15-36 à 15-39.

c) L'Australie

Il semblerait que le point de vue prédominant, en Australie, soit que la common law ne garantit pas le droit à l'assistance d'un avocat à la personne soupçonnée d'avoir commis une infraction. Par exemple, la Commission de réforme du droit de l'Australie, dans Criminal Investigation (rapport no 2 1975), affirme à l'alinéa 105:

[traduction] Le droit de consulter un avocat pendant les enquêtes policières préalables au procès est l'un des droits civiques traditionnellement invoqués qui est respecté presque universellement en principe, mais qui soulève beaucoup de circonspection en pratique chez les autorités chargées d'appliquer la loi. Ce "droit" ne jouit d'aucun appui constitutionnel ou légal en Australie. On ne saurait dire qu'il a plus que l'appui très précaire de la common law. [Je souligne.]

De même, dans Criminal Justice in Australia (1984), Sallmann et Willis concluent, à la p. 31:

[traduction] Il s'ensuit que les policiers sont, sur le plan du droit, libres de refuser à un suspect l'accès à un avocat et ils peuvent le faire en sachant qu'il se peut qu'il n'y ait, en conséquence, aucun effet direct préjudiciable sur leur preuve.

Voir aussi: Commission de réforme du droit de la Nouvelle-Galles du Sud, Procedure from Charge to Trial: Specific Problems and Proposals (1987), à la p. 33.

Certains États australiens n'ont pas jugé bon de modifier la position de la common law. Le Criminal Code Act 1899 du Queensland, 63 Vict. No. 9, tel que modifié, ne semble que prévoir que la personne arrêtée doit être emmenée sur-le-champ devant un juge afin qu'il en dispose conformément à la loi. De même, voir le Criminal Code Act 1924, 14 Geo. V No. 69, et le Criminal Process (Identification and Search Procedures) Act (1976) No. 30 de la Tasmanie. Et, compte tenu du fait qu'il semble très douteux que le droit à l'assistance d'un avocat existe par ailleurs en Australie, on ne devrait pas s'étonner que la question de savoir quand une personne est détenue, afin de décider quand il faut l'informer de ce droit, ne se pose pas souvent.

D'autres États ont modifié sensiblement la position de la common law. Par exemple, le Crimes Act 1958 de Victoria a été modifiée par le Crimes (Custody and Investigation) Act 1988, No. 37. L'article 464c prévoit maintenant ce qui suit:

[traduction] 464c. (1) Avant de procéder à un interrogatoire ou à une enquête en vertu du paragraphe 464a(2), le policier enquêteur doit informer la personne détenue qu'elle --

. . .

b)peut communiquer ou tenter de communiquer avec un avocat --

Cependant, à l'instar de la loi anglaise que j'ai déjà examinée, cette même disposition prévoit ensuite que le policier enquêteur peut refuser de permettre la communication avec un avocat s'il est d'avis que cette communication permettrait à un complice de s'échapper, qu'elle entraînerait la fabrication ou la destruction d'éléments de preuve ou que l'interrogatoire est urgent eu égard à la sécurité d'autrui.

La détention, et donc le moment où l'application des droits susmentionnés est déclenchée, est ainsi définie:

[traduction] 464.(1) Aux fins de la présente subdivision, une personne est détenue

a)si elle est arrêtée légalement en vertu d'un mandat; ou

b)si elle est arrêtée légalement en vertu de l'article 458 ou 459 ou d'une disposition d'une autre loi; ou

c)si elle est en compagnie d'un policier enquêteur et --

(i) est interrogée; ou

(ii) doit être interrogé; ou

(iii) est soumise à quelque autre forme d'enquête --

en vue de déterminer si et comment elle a participé à la perpétration d'une infraction, si le policier enquêteur dispose de suffisamment de renseignements pour justifier l'arrestation de cette personne relativement à cette infraction. [Je souligne.]

Toutefois, ce qui semblerait, en conséquence, conférer de larges pouvoirs de détention aux agents chargés d'appliquer la loi est ensuite restreint par l'art. 464i qui fait la mise en garde suivante:

[traduction] 464i Rien dans les articles 464 à 464h ne confère le pouvoir de détenir contre son gré une personne qui n'est pas en état d'arrestation.

Je souligne également que des dispositions législatives comparables ont été adoptées en Australie-Méridionale dans la Police Offences Act Amendment Act, 1985 (No. 46): voir notamment les art. 32 et 34.

(4) Les commissions de réforme du droit

La question de la détention préliminaire pour fins d'interrogatoire dans le cadre d'une enquête a été étudiée par la Commission de réforme du droit de l'Australie dans Criminal Investigation, précité, où la majorité des membres a conclu, à l'alinéa 66:

[traduction] . . . un policier ne devrait pas, sans l'informer préalablement de ses droits, interroger une personne qu'il croit être l'auteur d'un crime grave, ni essayer de conduire cette personne au poste de police ou ailleurs pour tenter d'obtenir des éléments de preuve destinés à être utilisés contre elle. . .

Il y a eu toutefois eu une dissidence. En effet, la minorité, à l'alinéa 72, a estimé que:

[traduction] . . . un policier devrait, pendant la phase initiale de l'enquête, pouvoir être libre d'interroger tout citoyen, qu'il soit ou non au nombre des suspects. [. . .] la mise en garde à une personne qui a peut‑être participé à une infraction et la demande qui lui est faite de reconnaître par écrit qu'elle a reçu cette mise en garde sont susceptibles de gêner la tenue d'une enquête adéquate et convenable par la police.

Une opinion analogue a été exprimée en Écosse où, dans un rapport préparé pour le secrétaire d'État et intitulé Criminal Procedure in Scotland (Second Report) (1975), à l'alinéa 3.13, l'on préconise une période de détention pour fins d'enquête:

[traduction] Évidemment, il ne devrait pas être permis à la police d'arrêter toute personne qu'elle veut interroger, mais il semble manifestement injuste, par exemple, qu'une personne soupçonnée d'être l'auteur d'un crime violent, qui a sur ses vêtements d'importants éléments de preuve, doive être laissée en liberté pendant que la police cherche d'autres preuves de sa culpabilité qui soient suffisantes pour fonder une accusation. [Je souligne.]

La durée de la détention, d'après la Commission, ne devrait pas être plus longue que nécessaire dans l'intérêt de la justice et, de toute façon, ne devrait pas dépasser une période déterminée (six heures), au bout de laquelle la personne serait soit accusée, soit relâchée (3.15 et 3.25). Un policier ne pourrait détenir la personne que s'il a des motifs raisonnables de soupçonner que celle‑ci a commis une infraction à l'égard de laquelle il existait déjà un pouvoir d'effectuer une arrestation sans mandat (3.16) et il n'y aurait aucun droit général à l'assistance d'un avocat pendant cette détention, sauf si la police entendait fouiller les cavités corporelles ou faire des prélèvements physiques (3.24).

Cette position n'a pas été retenue par notre Commission de réforme du droit du Canada. Dans L'arrestation (rapport 29) (1986), aux pp. 22 et 23, la Commission, en mettant en garde contre la création de quelque moyen terme que ce soit entre l'arrestation et la liberté totale, a soutenu qu'une personne devrait soit être arrêtée et bénéficier ainsi de toute la gamme des garanties juridiques propres à cet état, soit être informée explicitement que sa coopération est absolument volontaire. J'estime cependant, pour ma part, qu'en se rapprochant de la position américaine, on pourrait établir un équilibre qui tienne compte des droits d'un suspect éventuel et qui protège en même temps le grand public en répondant à ses attentes raisonnables en matière d'application de la loi. À mon avis, l'acceptation sans nuance de la troisième hypothèse envisagée par le juge Le Dain dans l'arrêt Therens ferait en sorte que, dans le système judiciaire canadien, le premier intérêt, quoique d'une importance vitale, serait protégé au grand détriment et au complet abandon du second. Or, la Charte ne saurait être interprétée de façon à produire un résultat aussi tranché et dépourvu de nuances. Permettre une courte période de détention préliminaire dans la poursuite d'une enquête antérieurement au moment où commence à jouer la plénitude des droits conférés par la Charte, c'est faire preuve, à mon avis, de bon sens et d'esprit pratique tout en se montrant suffisamment soucieux de protéger les droits individuels garantis par notre Charte canadienne des droits et libertés.

Conclusion

Selon moi, ce n'est pas adopter une interprétation correcte ni de saine politique judiciaire que d'accorder les droits garantis par l'al. 10b) de la Charte dans chaque cas où un citoyen peut, à tort ou à raison, se sentir soumis à une contrainte psychologique en présence d'un agent de police. Il me paraît évident que les droits en question devraient entrer en jeu, si je puis m'exprimer ainsi, plus tard dans le processus, c'est‑à‑dire après que la police a eu la possibilité d'apprécier la situation à laquelle elle se trouve confrontée, d'identifier d'éventuels témoins et suspects et de confirmer les premiers renseignements reçus. Sauf le respect que je dois aux tenants du point de vue contraire, il me semble peu judicieux d'exiger que les policiers mettent en garde, conformément à l'al. 10b), toutes les personnes qu'ils rencontrent sur les lieux d'un accident ou, comme en l'espèce, après avoir été appelés à faire enquête sur un incident quelconque, au cas où quelqu'un avec qui ils communiquent se sentirait soumis à une sorte de contrainte et ferait une déclaration incriminante.

Quoique les professeurs de Montigny et Stuart, puissent entretenir des craintes légitimes en ce qui concerne le respect des droits d'un futur accusé dans le cadre des procédures préalables au dépôt d'une accusation, ces craintes me semblent déplacées à ce stade tout à fait préliminaire et ne devraient pas entraîner l'anéantissement de valeurs tout aussi importantes. Ainsi qu'en a fait la remarque le juge Benjamin Cardozo dans l'arrêt Snyder v. Massachusetts, 291 U.S. 97 (1934), à la p. 122:

[traduction] Le droit, nous l'avons déjà constaté, s'attache à mettre à la disposition d'un défendeur accusé d'un crime toutes les formes de procédure qui sont de nature à lui permettre de se défendre. Des privilèges à ce point fondamentaux qu'ils sont inhérents à toute notion d'un procès équitable qui pourrait être acceptable pour des hommes raisonnables demeureront inviolés et inviolables, pour écrasant que soit le poids d'une preuve incriminante. Mais justice, bien qu'elle doive être rendue à l'accusé, doit l'être également à l'accusateur. Le concept d'équité ne doit pas être poussé à l'excès. Il est de notre devoir de maintenir un juste équilibre. [Je souligne.]

L'expérience américaine dans ce domaine démontre, je crois, qu'il existe un moyen terme qui tient compte à la fois des préoccupations énoncées ci‑dessus et de l'application efficace de la loi. Ce serait confondre vigilance constitutionnelle et paranoïa que d'adopter une position qui empêcherait les agents de l'État de tenter d'obtenir quelque renseignement que ce soit de personnes qu'on s'attendrait tout naturellement, selon le simple bon sens, à voir interrogées par eux. Il n'est pas dit qu'on doive abandonner ce bon sens lorsque nous sommes appelés à interpréter la Charte.

Application aux faits de l'espèce

Compte tenu des faits de la présente affaire, je conclurais que l'appelant n'était pas détenu au sens de l'al. 10b) lorsqu'il a fait les déclarations en question aux agents de police. Il n'y a eu, en conséquence, aucune violation et il n'est donc pas nécessaire de passer à l'étape qui consiste à décider si l'admission des éléments de preuve en question serait susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Toutefois, même si j'avais tort dans ma vision du droit, je conclurais tout de même que, suivant les critères établis dans l'arrêt R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, les déclarations n'auraient pas dû être écartées en vertu du par. 24(2) puisque leur admission, selon moi, n'est pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice et de rendre le procès inéquitable.

Pour ces motifs, je souscris à l'opinion des tribunaux d'instance inférieure et je rejetterais le pourvoi.

Pourvoi accueilli, le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente.

Procureurs de l'appelant: Smart & Associates, Vancouver.

Procureur de l'intimée: Le ministère du Procureur général, Victoria.


Synthèse
Référence neutre : [1991] 3 R.C.S. 24 ?
Date de la décision : 26/09/1991
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Admissibilité d'éléments de preuve - Déconsidération de l'administration de la justice - Déclaration incriminante faite par l'accusé à un agent de police alors qu'il était détenu dans une fourgonnette - Violation du droit de l'accusé à l'assistance d'un avocat - La déclaration incriminante devrait‑elle être admise en preuve? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 24(2).

L'appelant avait été aperçu dans un parc en compagnie de jeunes garçons dans des circonstances louches. On a fait venir la police et l'appelant a été interpellé quand il a tenté de quitter le parc en sautant par‑dessus une clôture. Un policier lui a fait produire une pièce d'identité, lui a appris qu'il faisait l'objet d'une enquête relativement à de possibles agressions sexuelles contre des enfants et l'a fait monter à l'arrière d'un fourgon cellulaire. Les policiers ont ensuite interrogé les témoins adultes et les garçonnets. Environ cinq minutes plus tard, l'un des policiers a ouvert la porte du fourgon et a eu avec l'appelant un entretien au cours duquel ce dernier a dit que parfois "l'envie me prend, pas tellement à l'égard de petits garçons, mais plutôt à l'égard de petites filles", et a reconnu avoir besoin d'aide. À aucun moment antérieurement à cette conversation l'appelant n'a été informé de son droit, garanti par l'al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés, d'avoir recours à l'assistance d'un avocat, ou de son droit, reconnu par la common law, de garder le silence. Après la conversation, il a été conduit au poste de police, officiellement accusé de vagabondage et informé de son droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat. Des accusations de voies de fait et de tentative d'agression sexuelle ont été portées contre lui par la suite.

Au cours du procès, un voir‑dire a été tenu pour déterminer l'admissibilité en preuve de la conversation survenue entre l'appelant et l'agent de police. L'avocat de la défense a cherché à obtenir l'exclusion de cette preuve, en vertu du par. 24(2) de la Charte, pour le motif que l'appelant avait subi, pendant qu'il était détenu dans le fourgon cellulaire, une atteinte au droit que lui garantit l'al. 10b). La preuve en question a été admise par le juge du procès. Ni l'appelant ni les garçonnets n'ont témoigné au cours du procès. L'appelant a été acquitté relativement aux accusations de voies de fait simples, mais a été reconnu coupable des deux infractions de tentative d'agression sexuelle. La cour a ensuite fait droit à une requête du ministère public visant à faire déclarer l'appelant comme étant un délinquant dangereux, conformément à la partie XXI du Code criminel et l'appelant s'est vu infliger une peine de durée indéterminée. L'appel interjeté devant la Cour d'appel a été rejeté.

Arrêt (le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente): Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné.

Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, Gonthier, McLachlin, Stevenson et Iacobucci: Compte tenu des conclusions précises des tribunaux d'instance inférieure qu'il y a eu détention en l'espèce, ce que reconnaît d'ailleurs le ministère public, les seules questions soumises à la Cour sont (1) celle du critère à appliquer, aux fins du par. 24(2) de la Charte, pour décider de l'admissibilité d'une déclaration incriminante obtenue de l'accusé par suite d'une violation des droits que lui reconnaît l'al. 10b) de la Charte, et (2) celle soulevée par l'argument subsidiaire du ministère public concernant la possibilité de se prévaloir de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel.

Les facteurs à prendre en considération pour déterminer si l'utilisation de certains éléments de preuve, dans une instance, serait susceptible de déconsidérer l'administration de la justice peuvent se diviser en trois groupes selon leur effet sur la considération dont jouit l'administration de la justice. Le premier groupe englobe les facteurs liés à l'équité du procès. Le deuxième groupe touche la gravité des violations de la Charte, qui ressort de la conduite des autorités chargées d'appliquer la loi. Le troisième groupe de facteurs concerne la possibilité que l'administration de la justice soit déconsidérée par l'exclusion des éléments de preuve, même s'ils ont été obtenus d'une manière contraire à la Charte. La gravité tient au caractère délibéré ou non de la violation commise par les autorités, à l'existence d'une situation d'urgence et de nécessité, ainsi qu'à la présence d'autres facteurs aggravants ou atténuants.

La déclaration incriminante n'aurait pas dû être admise en l'espèce. La violation des droits de l'appelant était grave. Ce qui importe c'est que les policiers ont obtenu des éléments de preuve d'un détenu avant de s'acquitter des obligations que leur impose l'al. 10b), et non pas la durée relativement courte de la détention de l'appelant. Il y a eu violation de l'al. 10b) dès que l'agent de police s'est mis à interroger l'appelant sans l'informer qu'il pouvait avoir recours à l'assistance d'un avocat. La déclaration obtenue dans ces circonstances a largement contribué au verdict de culpabilité rendu contre l'appelant. Elle a été utilisée, en outre, pour former un lien avec une preuve de faits similaires relativement à la condamnation antérieure de l'appelant pour agression sexuelle contre des enfants, preuve sur laquelle a été fondée la peine de durée indéterminée prononcée contre l'appelant en tant que délinquant dangereux.

Bien qu'il puisse avoir été raisonnable et nécessaire de placer l'appelant dans le fourgon cellulaire, il n'était pas nécessaire, dans les circonstances, de violer le droit que lui garantissait la Charte. Le ministère public n'a présenté aucune explication ni aucun élément de preuve démontrant pourquoi les policiers n'auraient pas pu attendre pour l'interroger. Pour que l'urgence de la situation ou la nécessité constituent des facteurs atténuants, elles doivent procéder de la nécessité d'obtenir des renseignements sans délai, avant d'informer le suspect de son droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat, plutôt que de la nécessité de recourir à la détention ou à l'arrestation pour limiter les déplacements du suspect. L'urgence de la détention ne devrait pas servir de prétexte pour violer le droit à l'assistance d'un avocat dans un cas où il n'est nullement nécessaire d'interroger le prévenu immédiatement.

Même à supposer que la bonne foi des policiers ait été établie de façon concluante, elle n'aurait pas dû être considérée comme un facteur atténuant la violation des droits de l'appelant. La bonne foi de la police ne militera pas en faveur de l'utilisation de la preuve obtenue pour remédier à un procès inéquitable. Le fait que les policiers croyaient agir raisonnablement n'a guère de quoi consoler un accusé si, par suite de leurs actes, il subit une atteinte à son droit à l'équité du processus criminel.

Nul ne peut conjecturer sur ce que l'appelant aurait pu dire ou faire au moment de sa détention s'il avait été informé de son droit à l'assistance d'un avocat ou même de son droit de garder le silence. Motiver l'utilisation des éléments de preuve par le fait qu'il aurait pu faire un aveu, c'est miner complètement le droit à l'assistance d'un avocat, consacré dans la Charte.

La Cour d'appel s'est servie, en l'espèce, des mauvais critères pour décider de l'admissibilité des éléments de preuve en cause et elle a mal appliqué ces critères. Elle a mentionné la nature incriminante de la preuve obtenue en violation de l'al. 10b) comme ne représentant qu'un facteur parmi tant d'autres à considérer, alors qu'il aurait fallu plutôt partir du principe selon lequel une telle preuve est généralement inadmissible du fait qu'elle nuirait à l'équité du procès et qu'elle déconsidérerait l'administration de la justice. Le sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, qui peut servir à réparer les erreurs de droit dans les cas où il ne s'est produit aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave, ne s'applique pas en l'espèce. Si la preuve en cause avait dû être écartée, en vertu du par. 24(2) de la Charte, pour le motif que son utilisation aurait été susceptible de déconsidérer l'administration de la justice, alors, d'une manière générale, cette utilisation aurait constitué un tort important ou une erreur judiciaire grave.

Le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente): L'appelant n'a subi aucune violation des droits que lui reconnaît l'al. 10b) de la Charte et il n'était pas détenu, au sens de cette disposition, quand il a fait les déclarations incriminantes aux policiers.

La détention peut résulter de l'exercice d'une contrainte physique ou de la restriction de la liberté d'action. Ces deux scénarios ne se présentent pas en l'espèce. Bien qu'on ait fait monter l'appelant à l'arrière d'un véhicule de la police, l'incident en entier s'est déroulé dans un parc, à la vue du public. On ne lui avait pas passé les menottes, il n'avait pas été mis en état d'arrestation, il n'avait pas fait l'objet d'une contrainte verbale ou physique et il n'avait passé que cinq ou six minutes dans le fourgon. De plus, les policiers n'avaient, à ce moment‑là, aucun solide soupçon qu'il avait participé à une activité criminelle.

On ne devrait pas reconnaître qu'il y a détention déclenchant l'application des droits garantis par l'al. 10b), du seul fait qu'une personne peut se sentir soumise à une contrainte psychologique en présence d'un agent de police. L'exigence que les policiers informent les gens de leurs droits découlant de la Charte, dans de telles situations, a des répercussions dramatiques en ce qui concerne l'application de la loi, car cela aurait pour effet d'entraver toute enquête dès le départ en empêchant les autorités de procéder à quelque forme que ce soit d'interrogatoire préliminaire et d'évaluation des faits avant même que ne se pose la question de la culpabilité criminelle.

L'appréciation consistant à soupeser les droits qu'ont les individus de ne pas être soumis par les agents de l'État à un harcèlement qui n'est ni nécessaire ni justifié et le droit de la société en général de s'attendre à une application efficace de la loi est d'une importance primordiale. Vu le caractère excessivement lourd et envahissant du point de vue adopté au Canada, un compromis qui tiendrait compte des deux droits conflictuels pourrait se dégager de la théorie de la détention préliminaire pour fins d'enquête mais sans arrestation. Selon cette théorie, les droits garantis par l'al. 10b) entreraient en jeu plus tard dans le processus, c'est‑à‑dire après que la police a eu la possibilité d'apprécier la situation à laquelle elle se trouve confrontée, d'identifier d'éventuels témoins et suspects et de confirmer les premiers renseignements reçus. Il est peu judicieux d'exiger que les policiers mettent en garde, conformément à l'al. 10b), toutes les personnes qu'ils rencontrent sur les lieux d'un accident ou qu'ils le fassent après avoir été appelés à faire enquête sur un incident quelconque, au cas où quelqu'un avec qui ils communiquent se sentirait soumis à une sorte de contrainte et ferait une déclaration incriminante.

Les craintes en ce qui concerne le respect des droits d'un futur accusé dans le cadre des procédures préalables au dépôt d'une accusation sont déplacées et ne devraient pas entraîner l'anéantissement de valeurs tout aussi importantes. Il existe un moyen terme qui tient compte à la fois de ces préoccupations et de l'application efficace de la loi. Ce serait confondre vigilance constitutionnelle et paranoïa que d'adopter une position qui empêcherait les agents de l'État de tenter d'obtenir quelque renseignement que ce soit de personnes qu'on s'attendrait tout naturellement, selon le simple bon sens, à voir interrogées par eux. Il ne faut pas abandonner le bon sens en interprétant la Charte.

Comme l'appelant n'était pas détenu au sens de l'al. 10b) quand il a fait les déclarations aux agents de police, il n'y a pas eu de violation de cet alinéa et il n'était donc pas nécessaire de passer à l'étape qui consiste à décider si l'admission des éléments de preuve en question serait susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Toutefois, même s'il y avait eu violation, les déclarations n'auraient pas dû être écartées en vertu du par. 24(2) de la Charte puisque leur admission n'était pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice et de rendre le procès inéquitable.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Elshaw

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Iacobucci
Arrêts mentionnés: R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613
R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265
Chromiak c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 471
Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383
R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980
R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138
R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151
R. c. Evans, [1991] 1 R.C.S. 869.
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente)
États‑Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469
R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613
Chromiak c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 471
R. v. Esposito (1985), 24 C.C.C. (3d) 88, autorisation de pourvoi refusée, [1986] 1 R.C.S. viii
R. v. Bazinet (1986), 25 C.C.C. (3d) 273
R. v. Moran (1987), 36 C.C.C. (3d) 225
R. v. Grafe (1987), 36 C.C.C. (3d) 267
R. v. Voss (1989), 50 C.C.C. (3d) 58
R. v. Ancelet (1986), 70 A.R. 263
R. v. C.(S.) (1989), 74 Nfld. & P.E.I.R. 252
R. v. Olivier, 30 mai 1991, B.R. Man., résumé à 13 W.C.B. (2d) 278
R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588
R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697
Terry v. Ohio, 392 U.S. 1 (1968)
Adams v. Williams, 407 U.S. 143 (1972)
Dunaway v. New York, 442 U.S. 200 (1979)
Brown v. Texas, 443 U.S. 47 (1979)
United States v. Place, 462 U.S. 696 (1983)
Florida v. Royer, 460 U.S. 491 (1983)
United States v. Hensley, 469 U.S. 221 (1985)
United States v. Sharpe, 470 U.S. 675 (1985)
Miranda v. Arizona, 384 U.S. 436 (1966)
Berkemer v. McCarty, 468 U.S. 420 (1984)
United States v. Serna‑Barreto, 842 F.2d 965 (1988)
Snyder v. Massachusetts, 291 U.S. 97 (1934)
R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 10b), 24(2).
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, partie XXI.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 686(1)b)(iii).
Crimes Act 1958, Victoria, modifiée par la Crimes (Custody and Investigation) Act 1988, No. 37, art. 464, 464c, 464i.
Criminal Code Act 1899, Queensland, 63 Vict. No. 9.
Criminal Code Act, 1924, Tasmania, 14 Geo. V No. 69.
Criminal Process (Identification and Search Procedures) Act, Tasmania (1976) No. 30.
Police and Criminal Evidence Act 1984 (R.‑U.), 1984, ch. 60, art. 24(6), (7), 37, 42, 56, 58
Police Offences Act Amendment Act, 1985, South Australia, No. 46, art. 32, 34.
Doctrine citée
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Proposition de citation de la décision: R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24 (26 septembre 1991)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1991-09-26;.1991..3.r.c.s..24 ?
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