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04/10/1990 | CANADA | N°[1990]_2_R.C.S._906

Canada | R. c. Hess; R. c. nguyen, [1990] 2 R.C.S. 906 (4 octobre 1990)


R. c. Hess; R. c. Nguyen, [1990] 2 R.C.S. 906

Victor John Hess Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et entre

Van Hung Nguyen Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

répertorié: r. c. hess; r. c. nguyen

Nos du greffe: 20809, 21392.

1990: 1er février; 1990: 4 octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer* et les juges Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et McLachlin.

en appel des cours d'appel de l'ontario et du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (19

88), 25 O.A.C. 43, 40 C.C.C. (3d) 193 (sub nom. R. v. Boyle), qui a accueilli l'appel interjeté par le ministère public à l'encontre d'un...

R. c. Hess; R. c. Nguyen, [1990] 2 R.C.S. 906

Victor John Hess Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et entre

Van Hung Nguyen Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

répertorié: r. c. hess; r. c. nguyen

Nos du greffe: 20809, 21392.

1990: 1er février; 1990: 4 octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer* et les juges Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et McLachlin.

en appel des cours d'appel de l'ontario et du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1988), 25 O.A.C. 43, 40 C.C.C. (3d) 193 (sub nom. R. v. Boyle), qui a accueilli l'appel interjeté par le ministère public à l'encontre d'une décision du juge Graham de la Cour provinciale d'annuler l'acte d'accusation déposé contre l'appelant Hess. Pourvoi accueilli, les juges Gonthier et McLachlin sont dissidents.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1989), 57 Man. R. (2d) 267, [1989] 3 W.W.R. 646, qui a rejeté l'appel interjeté par l'appelant Nguyen à l'encontre de sa déclaration de culpabilité prononcée par le juge Kroft. Pourvoi accueilli, les juges Gonthier et McLachlin sont dissidents.

Henry S. Brown, pour l'appelant Hess.

Stanley Nozick, pour l'appelant Nguyen.

Gregory J. Fitch, Shawn Greenberg et Marva Smith, pour l'intimée.

//Le juge Wilson//

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Wilson, La Forest et L'Heureux-Dubé rendu par

LE JUGE WILSON — J'ai eu l'avantage de lire les motifs de ma collègue le juge McLachlin. Bien que je partage son opinion que le par. 146(1) du Code criminel du Canada (tel qu'il existait en mai 1985) porte atteinte à l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, j'estime que la disposition contestée n'est pas sauvegardée par l'article premier de la Charte. Je suis également d'avis que le par. 146(1) ne fait pas intervenir le par. 15(1) de la Charte.

Pour faciliter les renvois, je reproduis ici les dispositions du Code (telles qu'elles étaient numérotées en mai 1985) et de la Charte qui sont pertinentes aux présents pourvois. Les dispositions 3(6), 140, 146(1), 147 du Code prévoient:

3. . . .

(6) Aux fins de la présente loi, les rapports sexuels sont complets s'il y a pénétration même au moindre degré et bien qu'il n'y ait pas émission de semence.

140. Lorsqu'un prévenu est inculpé d'une infraction visée par l'article 146 à l'égard d'une personne de moins de quatorze ans, le fait que la personne a consenti à la perpétration de l'infraction ne constitue pas une défense contre l'inculpation.

146. (1) Est coupable d'un acte criminel et passible de l'emprisonnement à perpétuité, toute personne du sexe masculin qui a des rapports sexuels avec une personne du sexe féminin

a) qui n'est pas son épouse, et

b) qui a moins de quatorze ans,

que cette personne du sexe masculin la croie ou non âgée de quatorze ans ou plus.

147. Aucune personne du sexe masculin n'est réputée commettre une infraction visée par l'article 146 ou 150 quand elle est âgée de moins de quatorze ans.

Les articles 1, 7, 15 et 28 de la Charte prévoient:

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

(2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

28. Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes.

L'article 7

À mon avis, on ne peut correctement évaluer le caractère justifiable de mesures qui violent des droits constitutionnels sans procéder à un certain examen de la façon dont ces droits sont violés. Je vais donc examiner d'abord les raisons pour lesquelles le par. 146(1) du Code porte atteinte au droit à la liberté consacré à l'art. 7 de la Charte.

J'ai déjà eu l'occasion d'examiner le par. 146(1) du Code en regard de l'art. 7 de la Charte: voir l'arrêt R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153, aux pp. 1174 à 1184 (les juges Lamer et L'Heureux‑Dubé souscrivant à mes motifs). Bien que, dans l'arrêt Stevens, les juges formant la majorité de notre Cour aient conclu qu'il n'était pas nécessaire d'examiner si la disposition violait l'art. 7 parce que la Charte ne pouvait être invoquée à l'égard d'une infraction commise avant l'adoption de celle‑ci, j'ai estimé que le par. 146(1) était entâché d'un vice qui le rendait invalide.

Le paragraphe 146(1) du Code prévoit que toute personne du sexe masculin qui a des rapports sexuels avec une personne du sexe féminin qui n'est pas son épouse et qui a moins de quatorze ans est coupable d'un acte criminel et passible de l'emprisonnement à perpétuité. Cette disposition écarte expressément le moyen de défense que l'accusé croyait de bonne foi que la personne de sexe féminin était âgée de quatorze ans ou plus. Un accusé ne peut invoquer le moyen de défense de l'erreur de fait, un moyen de défense dont les principes formulés dans les arrêts R. c. Sault Ste‑Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299, et Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, établissent clairement qu'il serait normalement disponible. Ces arrêts prévoient qu'en l'absence d'une décision du législateur de supprimer l'exigence de mens rea, lorsqu'il est question d'une infraction criminelle "réelle" par opposition à une infraction contre le "bien‑être public" du genre examinée dans l'arrêt Sault Ste‑Marie, le ministère public doit faire la preuve de la mens rea (c'est‑à‑dire "l'existence réelle d'un état d'esprit, comme l'intention, la connaissance, l'insouciance") soit au moyen d'une conclusion à son existence vu la nature de l'acte commis, soit par preuve spécifique (le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l'arrêt Sault Ste‑Marie, précité, à la p. 1325).

Dans les présents pourvois, nous faisons face à une situation où, même si l'accusé peut avoir cru en toute honnêteté qu'il avait des rapports sexuels avec une personne du sexe féminin qui était âgée de quatorze ans ou plus, il est malgré tout susceptible d'être emprisonné à perpétuité une fois que le ministère public a établi qu'il a réellement eu des rapports sexuels avec une personne du sexe féminin qui avait moins de quatorze ans. Selon l'expression du juge McLachlin, en vertu de cette disposition "une personne qui est "moralement innocente" de l'infraction — qui n'a pas de mens rea à l'égard d'un élément essentiel de l'infraction — peut être déclarée coupable et condamnée à l'emprisonnement".

Il est évident que la disposition peut priver un accusé du droit à la liberté: l'accusé risque d'être emprisonné à perpétuité. Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 515, le juge Lamer explique:

Manifestement, l'emprisonnement (y compris les ordonnances de probation) prive les personnes de leur liberté. Une infraction peut avoir cet effet dès que le juge peut imposer l'emprisonnement.

Mais l'accusé est‑il privé du droit à la liberté d'une manière qui n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale?

Dans l'arrêt Stevens, précité, à la p. 1175, j'ai examiné la proposition qu'il est un principe de justice fondamentale qu'une infraction criminelle assortie d'une peine maximale d'emprisonnement à perpétuité doit comporter un élément de mens rea. J'ai remarqué que dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, à la p. 513, le juge Lamer affirme, au nom de la majorité:

Depuis des temps immémoriaux, il est de principe dans notre système juridique qu'un innocent ne doit pas être puni. Ce principe est depuis longtemps reconnu comme un élément essentiel d'un système d'administration de la justice fondé sur la foi en la dignité et la valeur de la personne humaine et en la primauté du droit. Il est si ancien que c'est en latin qu'il a été énoncé pour la première fois: actus non facit reum nisi mens sit rea.

Le juge Lamer a souligné que le juge Dickson qui a rédigé les motifs de la Cour dans l'arrêt R. c. Sault Ste‑Marie, précité, avait affirmé qu'on "répugne généralement à punir celui qui est moralement innocent" (p. 1310).

J'ai alors examiné l'arrêt de notre Cour R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636, où le juge Lamer, s'exprimant au nom de la majorité, a décidé que l'art. 7 de la Charte avait fait de l'exigence de la mens rea comme élément présumé d'interprétation législative un élément d'une infraction criminelle requis par la Constitution. J'ai remarqué que le juge Lamer avait affirmé, à la p. 652:

En fait, dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., on reconnaît que dans tous les cas où l'État recourt à la restriction de la liberté, comme l'emprisonnement, pour assurer le respect de la loi, même si, comme dans ce renvoi, il ne s'agit que d'une simple infraction à une réglementation provinciale, la justice fondamentale exige que la présence d'un état d'esprit minimal chez l'accusé constitue un élément essentiel de l'infraction. De l'élément présumé qu'elle était dans l'arrêt Sault Ste‑Marie, précité, la mens rea est ainsi devenue un élément requis par la Constitution. Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., on ne précise pas le degré de mens rea qu'exige la Constitution pour chaque type d'infraction, mais on établit indirectement que, même dans le cas d'une infraction à une réglementation provinciale, la négligence est au moins requise, en ce sens que l'accusé qui risque d'être condamné à l'emprisonnement s'il est déclaré coupable doit toujours pouvoir au moins invoquer un moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable. [Souligné dans l'original.]

J'ai terminé mon examen dans l'arrêt Stevens en soulignant que le par. 146(1) du Code portait atteinte à l'art. 7 de la Charte parce que celui‑ci "interdit [. . .] les infractions punissables d'un emprisonnement qui ne reconnaissent pas à l'inculpé, au minimum, une défense de diligence raisonnable" (p. 1177).

Rien dans les présents pourvois ne me permet de parvenir à une conclusion différente. Au contraire, il me semble particulièrement important de répéter que bien avant l'entrée en vigueur de la Charte, notre système de droit avait un profond respect du principe qu'un innocent ne devrait pas être puni. Comme le juge Dickson (plus tard Juge en chef) l'a expliqué dans l'arrêt Pappajohn, précité, à la p. 138:

Notre système de justice criminelle repose sur le principe qu'un homme ne peut être déclaré coupable et se voir imposer une peine, à moins que la perpétration du crime ne découle d'un acte volontaire.

Même l'examen le plus rapide de l'historique de la théorie de la mens rea confirme cette remarque et indique que cette théorie est une partie intégrante et indispensable de notre droit criminel. Dans l'ouvrage Kenny's Outlines of Criminal Law (19e éd. 1966), à la p. 7, l'auteur fait observer qu'il n'en a pas été toujours ainsi:

[TRADUCTION] On constate qu'anciennement dans toute l'Europe les dieux étaient censés infliger aux auteurs d'un grave préjudice une certaine forme de calamité. Dans ces circonstances, des souffrances importantes étaient infligées au contrevenant pour calmer la colère des dieux.

Mais Kenny explique qu'avec le temps on a reconnu qu'il était injuste et inadéquat d'imposer une peine en l'absence d'un élément de reproche moral. Est donc apparue [TRADUCTION] "l'idée en éthique qu'il n'était pas approprié d'imposer une sanction criminelle à un homme à moins qu'il n'ait su qu'il faisait le mal" (Kenny, précité, à la p. 13). D'autres auteurs ont confirmé cette opinion. Par exemple, P. E. Raymond dans son étude "The Origin and Rise of Moral Liability in Anglo‑Saxon Criminal Law", 15 Or. L. Rev. 93 (1936), à la p. 117, conclut son examen par le passage suivant:

[TRADUCTION] Avec la fin de la période anglo‑saxonne, qu'on ne peut déterminer précisément mais qui se situe quelque part autour des années 1100, nous constatons que la notion de responsabilité morale est bien établie en droit criminel bien que son évolution se soit poursuivie au cours des siècles et même au cours du vingtième siècle; en effet, l'idée d'une responsabilité absolue existe encore dans certains cas.

Au dix‑septième siècle, la théorie de la mens rea était suffisamment bien élaborée pour que Coke puisse affirmer "Et actus non facit reum nisi mens sit rea" (The Third Part of the Institutes of the Laws of England (1817), à la p. 6). Deux cents ans plus tard, Blackstone répétait cette affirmation:

[TRADUCTION] Et parce que la volonté de nuire sans acte nuisible ne constitue en aucun cas un crime en droit civil, de même, un acte injustifiable sans volonté de nuire ne constitue pas un crime non plus. Pour qu'il y ait crime contre les lois humaines, il faut d'abord la volonté de nuire et, ensuite qu'un acte illégal en résulte.

(Commentaries on the Laws of England (1846), livre IV, à la p. 21.)

Et au début de ce siècle, les traités en la matière tenaient pour acquis que la théorie de la mens rea jouait un rôle indispensable en droit criminel. Par exemple, Stroud a affirmé:

[TRADUCTION] Il ne peut y avoir de crime que si une personne, désobéissant à la loi par un acte ou une omission, sait que sa conduite est contraire à la loi ou aurait dû le savoir si elle avait prêté à sa conduite et aux circonstances l'attention que le droit exige et qu'elle est capable de prêter.

(Mens Rea (1914), aux pp. 10 et 11.)

Plus récemment, on a dit de la théorie de la mens rea qu'elle constituait [TRADUCTION] "[l]'une des conditions préalables les plus souhaitables de la responsabilité criminelle dans un pays civilisé" (voir: Howard, "The Protection of Principle Under a Criminal Code" (1962), 25 M.L.R. 190, à la p. 190).

À mon avis, l'historique de la théorie de la mens rea reflète l'évolution progressive d'une conception purement justicière de la peine, où le droit visait à faire payer le dommage moral causé sans égard aux raisons pour lesquelles l'auteur avait commis l'acte interdit, vers une conception de la peine qui tient non seulement compte de l'injustice commise en punissant ceux qui sont moralement innocents mais également du fait que la sanction ne servira pas de moyen de dissuasion efficace si les contrevenants ne savaient pas ou n'auraient pu savoir qu'ils commettaient une infraction. La théorie de la mens rea reflète la conviction qu'une personne ne devrait pas être punie à moins que celle‑ci n'ait su qu'elle commettait un acte interdit ou aurait dû savoir qu'elle commettait l'acte interdit si, comme le dit Stroud, [TRADUCTION] "elle avait fait prêté à sa conduite et aux circonstances l'attention que le droit exige et qu'elle est capable de prêter".

Notre respect du principe que ceux qui n'ont pas eu l'intention de causer un préjudice et qui ont pris toutes les mesures raisonnables pour s'assurer de ne pas commettre d'infraction ne devraient pas être emprisonnés découle du sentiment très clair qu'emprisonner une personne "moralement innocente" revient à infliger une grave atteinte à sa dignité et à sa valorisation personnelles. Lorsque les convictions de cette personne et ses actions à l'origine de la perpétration d'un acte interdit sont traitées comme si elles n'avaient aucune pertinence au regard de la décision de l'État de l'incarcérer automatiquement pour avoir commis l'acte interdit, cette personne n'est ni plus ni moins traitée que comme un moyen pour parvenir à une fin. On dit essentiellement à cette personne qu'en raison d'un objectif social ou moral prédominant, elle doit être privée de sa liberté même si elle a pris toutes les précautions raisonnables pour s'assurer qu'aucune infraction ne serait perpétrée.

Avant l'adoption de la Charte, le Parlement devait faire usage d'un texte législatif exprès pour dispenser la poursuite d'établir la mens rea. Avec l'adoption de la Charte, le Parlement doit maintenant être prêt à établir qu'une disposition qui a pour effet de dispenser le ministère public de faire la preuve de la mens rea et qui n'accorde pas à l'accusé, au minimum, le moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable est une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. J'examine donc l'article premier de la Charte.

L'article premier

L'intimée dans chaque pourvoi soutient que le par. 146(1) du Code se justifie en vertu de l'article premier de la Charte en tant que limite raisonnable aux droits que l'art. 7 reconnaît à l'accusé. Elle s'appuie fortement sur l'arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique R. v. Ferguson (1987), 16 B.C.L.R. (2d) 273, dans lequel les juges de la majorité (le juge McLachlin (maintenant juge de notre Cour) et le juge Taggart souscrivant à ses motifs) ont conclu que le par. 146(1) était sauvegardé par l'article premier et le juge de la minorité (le juge Anderson) a conclu qu'il ne l'était pas. Dans l'arrêt Stevens, j'ai exprimé l'avis que les juges formant la majorité dans l'arrêt Ferguson ont commis une erreur en concluant comme ils l'ont fait. Cependant, compte tenu de l'opinion du juge McLachlin dans les présents pourvois, j'estime important d'examiner en détail les questions soulevées en vertu de l'article premier. Je vais donc déterminer si le par. 146(1) satisfait aux critères formulés par notre Cour dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.

(i) L'objectif du législateur

L'intimée soutient que l'objectif du par. 146(1) est, premièrement, de protéger les enfants de sexe féminin contre les maux qui peuvent résulter des rapports sexuels et des grossesses précoces et, deuxièmement, de protéger la société contre les problèmes sociaux que les rapports sexuels avec des enfants peuvent entraîner. On nous dit que les enfants peuvent subir des troubles physiques et émotifs graves par suite de rapports sexuels à un âge si précoce. Ces enfants ne sont pas en mesure de faire face aux conséquences de la grossesse. Elles doivent être protégées contre ceux qui veulent les exploiter à des fins de prostitution. En outre, c'est la société qui doit supporter les coûts médicaux et sociaux élevés et la baisse de productivité qui résulte des grossesses chez les adolescentes. La société doit également supporter les coûts de la prostitution et l'intimée prétend que la disposition contestée vise à lutter contre cette prostitution en interdisant les activités sexuelles avec de jeunes filles.

Je reconnais que le par. 146(1) vise à protéger les enfants de sexe féminin contre les rapports sexuels précoces et qu'il s'agit d'une préoccupation urgente et réelle. Les très jeunes filles forcées d'avoir des rapports sexuels peuvent souffrir de graves préjudices physiques. Personne ne met en doute qu'elles peuvent souffrir de troubles psychologiques permanents par suite de rapports sexuels à un âge forcément trop jeune. Le premier critère de l'arrêt Oakes est donc respecté. Bien qu'il m'apparaisse que la disposition vise surtout à traiter des troubles physiques et émotifs directs qu'une très jeune fille peut connaître par suite de rapports sexuels précoces, je suis certaine qu'elle vise également en partie à protéger des enfants un peu plus âgés qui ne sont pas en mesure de faire face à la grossesse. J'ajouterais que bien que je reconnaisse les problèmes que connaît la société lorsqu'elle est obligée de s'occuper des grossesses chez les enfants, j'estime que l'objectif premier de la disposition contestée est de protéger les enfants contre les rapports sexuels précoces.

Quant à l'idée que la disposition vise également à traiter du problème de la prostitution chez les enfants, j'avoue que je suis loin d'être convaincue que la disposition visait ce problème. La disposition ne tente pas de punir la vente de services sexuels en échange d'argent. D'ailleurs, elle ne mentionne même pas la prostitution. Bien qu'il soit clair que l'accusé ne puisse invoquer en défense à une accusation portée en vertu du par. 146(1) que la plaignante était une prostituée qui voulait vendre ses services sexuels en échange d'argent et qu'elle consentait donc aux rapports sexuels, j'estime que la disposition est clairement axée sur la protection des jeunes filles contre les rapports sexuels précoces plutôt que sur l'élimination de la prostitution chez les enfants. Ce qui ne veut pas dire que les problèmes visés par la disposition ne sont pas aussi graves que la prostitution chez les enfants. Ils le sont de toute évidence. Je veux simplement dire que l'objectif de la disposition est en quelque sorte plus restreint que celui qu'invoque l'intimée.

(ii) Le lien rationnel

Selon l'arrêt Oakes, la question suivante est de savoir si le par. 146(1) a un lien rationnel avec le souci de protéger les jeunes filles contre les rapports sexuels précoces. Je pense que oui. La création d'une infraction de responsabilité absolue dans les cas de rapports sexuels avec une personne du sexe féminin de moins de quatorze ans constitue évidemment une façon de traiter des problèmes que les jeunes filles peuvent connaître par suite de rapports sexuels précoces. En outre, il me semble que si le législateur est d'avis que les enfants en dessous d'un certain âge ne sont pas en mesure de décider d'une façon éclairée s'ils doivent s'exposer aux risques que comportent les rapports sexuels précoces, il est donc logique que le législateur élimine le consentement comme moyen de défense. Comme l'expliquent deux auteurs:

[TRADUCTION] . . . on conclut qu'une mineure, peu importe sa volonté ou son désir, n'a pas consenti parce qu'elle n'a pas l'âge légal ou la maturité sociale pour donner ce consentement.

(MacNamara et Sagarin, Sex, Crime, and the Law (1977), à la p. 80.)

En rapport avec la question du lien rationnel, l'intimée soulève également un argument portant sur la dissuasion qu'il conviendrait mieux à mon avis de traiter lorsqu'il sera question de savoir si la disposition porte le moins possible atteinte au droit de l'accusé et si la gravité de la violation du droit est proportionnelle à l'objectif du législateur. En particulier, l'intimée prétend que la responsabilité absolue a été imposée parce que si la défense de la croyance raisonnable était possible un homme pourrait échapper à la déclaration de culpabilité en affirmant qu'il croyait que la jeune fille était âgée de plus de quatorze ans. De même, elle prétend que s'il était possible d'invoquer le moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable il serait toujours possible que la jeune fille mente quant à son âge. Le paragraphe 146(1) met donc en garde les hommes qui envisagent d'avoir des rapports sexuels avec une jeune fille qui pourrait avoir moins de quatorze ans. Cette disposition assure qu'ils ne prendront pas de chance. J'examine cet argument de la dissuasion sous la rubrique suivante.

(iii) L'atteinte minimale et la proportionnalité

Lorsque l'intimée examine la question de savoir si la disposition contestée porte le moins possible atteinte au droit, elle affirme que le moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable ou sur la croyance raisonnable ne constituerait pas un moyen de dissuasion aussi efficace à l'égard des hommes qui pourraient souhaiter avoir des rapports sexuels avec une jeune fille de moins de quatorze ans que la suppression de tous les moyens de défense fondés sur le fait que l'accusé ne connaissait pas l'âge de la victime. Elle prétend également que ce n'est pas parce que le Parlement a choisi de remplacer le par. 146(1) par une disposition qui permet d'invoquer la diligence raisonnable comme moyen de défense qu'on ne peut justifier le par. 146(1) comme une limite raisonnable à l'art. 7 de la Charte. Je remarque que le juge McLachlin accepte non seulement ces arguments mais qu'elle est également d'avis que dans les cas où un accusé est vraiment moralement innocent on peut tenir compte de ce facteur dans la détermination de la peine: "si la cour est convaincue que l'accusé est vraiment moralement innocent, elle peut le libérer: voir l'art. 663 (devenu l'art. 737) du Code criminel".

J'estime utile d'examiner ces arguments dans trois sections différentes.

a) L'argument de la dissuasion

L'intimée accorde un poids très important aux arguments relatifs à la dissuasion dans son examen de la question de savoir si la disposition contestée a un lien rationnel avec l'objectif législatif et dans ses prétentions concernant le critère de proportionnalité formulé dans l'arrêt Oakes. Dans l'arrêt Stevens, j'ai exprimé l'avis que la prémisse sur laquelle se fondent les arguments de la dissuasion n'est pas solide puisqu'elle consiste à supposer qu'avant d'avoir des rapports sexuels avec une jeune fille l'accusé, y compris l'adolescent accusé, songera vraiment à une disposition plutôt obscure du Code.

Mais si je me trompe sur ce point, il me semble que tout effet dissuasif que pourrait avoir le par. 146(1) ne protégerait qu'une partie restreinte du groupe visé par ce paragraphe. Quel que soit l'effet dissuasif que pourrait avoir la crainte de se tromper, cet effet ne protégerait que le groupe de jeunes filles qui ont suffisamment près de quatorze ans pour qu'une erreur quant à leur âge puisse être réaliste. Dans l'arrêt Stevens, précité, à la p. 1182, j'ai souligné que "[t]oute dissuasion hypothétique sera par conséquent restreinte aux cas limites".

De façon plus importante, l'effet dissuasif de la règle ne peut être prouvé facilement et l'intimée n'a soumis aucune preuve pour justifier son argument de la dissuasion. Lorsqu'il y a risque d'emprisonnement à perpétuité, j'estime qu'il ne suffit pas de s'en remettre à l'intuition et aux spéculations quant à l'effet potentiellement dissuasif d'une infraction de responsabilité absolue. Nous avons besoin d'une preuve concrète et convaincante pour justifier l'argument. Je pense que le juge Dickson l'explique très bien dans l'arrêt R. c. Sault Ste‑Marie, précité, à la p. 1311, lorsqu'il dit:

On avance des arguments plus convaincants contre la responsabilité absolue. Le plus sérieux est qu'elle viole les principes fondamentaux de la responsabilité pénale; de plus, elle repose sur des présomptions qui n'ont pas été établies de façon empirique, et ne peuvent pas l'être. Rien ne prouve que la responsabilité absolue incite à une plus grande prudence. Si une personne prend déjà toutes les précautions raisonnables, prendra‑t‑elle d'autres mesures, sachant que de toute façon, elle ne pourra pas les faire valoir en cas d'infraction? Sa condamnation aura‑t‑elle sur elle ou sur d'autres un effet dissuasif si elle a fait preuve de prudence et de compétence? L'injustice d'une condamnation les conduira‑t‑elle, elle et les autres, au cynisme et à l'irrespect de la loi? Voilà quelques questions que l'on pose. [Je souligne.]

L'intimée prétend que pour éviter le risque d'une déclaration de culpabilité, il suffit de ne pas avoir de rapports sexuels avec une jeune fille à moins d'être certain qu'elle a plus de quatorze ans. Mais cela ne répond pas à la question: qu'arrive‑t‑il si on est certain qu'elle a plus de quatorze ans mais qu'il s'avère qu'on est dans l'erreur? Cet argument revient à affirmer que, pour éviter une déclaration de culpabilité, une personne qui a commis une erreur de fait n'a qu'à s'assurer qu'elle ne commet pas une erreur de fait. Ce raisonnement paraît quelque peu tautologique.

Cette question m'amène à examiner un autre problème, plus fondamental, que le juge Dickson a identifié dans l'arrêt Sault Ste‑Marie relativement à l'argument de l'effet dissuasif. J'ai souligné en rapport avec mon examen de l'art. 7 que le droit criminel a fini par reconnaître que punir une personne moralement innocente dans le but de promouvoir certains objectifs particuliers est fondamentalement injuste. C'est utiliser l'innocent comme moyen de parvenir à une fin. Bien qu'un raisonnement utilitariste puisse avoir été acceptable à une certaine époque, j'estime que lorsqu'il est question d'un risque d'emprisonnement à perpétuité, il n'a pas sa place dans une société libre et démocratique. Ainsi, même si cette prémisse sur laquelle se fonde l'argument de l'effet dissuasif avait un certain fondement, j'estime que l'argument conduirait toujours à un état de choses fondamentalement injuste.

b) La détermination de la peine

Le juge McLachlin reconnaît qu'il y a quelque chose de troublant à condamner à l'emprisonnement à perpétuité une personne qui a vraiment commis une erreur de fait. Elle estime que l'innocence morale de l'accusé peut être prise en compte lorsqu'il faut déterminer la peine. Il me semble que son malaise à l'idée d'incarcérer une personne moralement innocente pour une période aussi longue qu'une personne moralement coupable est tout à fait naturel. Mais à mon avis, au lieu de servir la cause du par. 146(1), c'est faire ressortir la faiblesse des arguments justifiant le rattachement de l'emprisonnement à perpétuité à une infraction de responsabilité absolue. En effet, il me semble que ma collègue reconnaît implicitement qu'il devrait y avoir une corrélation entre le blâme moral et la peine.

Mais on ne peut laisser au processus de détermination de la peine ces questions de l'innocence morale. Le législateur doit tenir compte des incidences de la distinction entre la personne moralement innocente et la personne moralement coupable en rédigeant la loi. Tout défaut dans la disposition ne saurait être justifié par des arguments qui nous demandent d'avoir confiance que la poursuite et le juge en tiendront compte lorsqu'ils décideront de la peine de l'accusé. Faire confiance à la discrétion de la poursuite ou du juge pour mitiger la sévérité d'une loi injuste sera de peu de soulagement pour la personne moralement innocente et ne peut, à mon avis, justifier une disposition fondamentalement boiteuse.

c) Le paragraphe 150.1(4) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46

En 1987, le Parlement a abrogé le par. 146(1) et l'a remplacé par une série de mesures qui comprennent une disposition qui permet à une personne qui aurait autrefois été accusée en vertu du par. 146(1) d'invoquer le moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable. Les articles 151 et 152 du Code actuel créent les nouvelles infractions de fond que sont les contacts sexuels et l'incitation à des contacts sexuels. Ces deux dispositions s'appliquent à un contact sexuel avec une personne de moins de quatorze ans. Le paragraphe 150.1(4) restreint l'éventail des moyens de défense que peut invoquer une personne accusée en vertu de ces dispositions en supprimant le moyen de défense fondé sur le consentement mais en permettant celui fondé sur la diligence raisonnable:

150.1 . . .

(4) Le fait que l'accusé croyait que le plaignant était âgé de quatorze ans au moins au moment de la perpétration de l'infraction reprochée ne constitue un moyen de défense contre une accusation portée en vertu des articles 151 ou 152, des paragraphes 160(3) ou 173(2) ou des articles 271, 272 ou 273 que si l'accusé a pris toutes les mesures raisonnables pour s'assurer de l'âge du plaignant. [Je souligne.]

J'ai souligné dans l'arrêt Stevens qu'il ne pouvait y avoir de doute que cette disposition porte moins atteinte que le par. 146(1) aux droits que l'art. 7 confère à l'accusé. J'ai exprimé l'avis que le législateur avait conclu qu'il est possible de répondre aux besoins de la société au moyen d'une disposition moins stricte. Le juge McLachlin laisse entendre que l'objectif du Parlement peut avoir changé; les art. 151 et 152 du nouveau Code ne visent peut‑être pas les mêmes maux que le par. 146(1). Je ne puis souscrire à cette opinion. Les articles 151 et 152 visent à protéger les jeunes personnes contre un large éventail d'activités sexuelles. Mais ces dispositions continuent de protéger les jeunes filles contre les traumatismes physiques et émotifs que comportent les rapports sexuels précoces. Les dispositions confèrent simplement cette protection en des termes larges qui visent un vaste éventail d'activités sexuelles qui peuvent causer des préjudices aux personnes de moins de quatorze ans. Par conséquent, je suis toujours d'avis que le Parlement a conclu qu'il peut réaliser son objectif de protection des jeunes filles contre les conséquences nuisibles des rapports sexuels précoces d'une manière qui ne restreint pas le droit de l'accusé autant que le par. 146(1).

Je suis donc d'avis que le par. 146(1) ne satisfait pas au critère de proportionnalité formulé dans l'arrêt Oakes. Les avantages qui pourraient découler du maintien de la responsabilité absolue sont beaucoup trop hypothétiques pour justifier une disposition qui envisage l'emprisonnement à perpétuité pour celui qui est moralement innocent. La disposition doit prévoir à tout le moins un moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable.

Finalement, j'estime important d'examiner la remarque du juge McLachlin selon laquelle "soutenir qu'en droit l'article premier ne peut jamais s'appliquer à certaines catégories de droits garantis par la Charte reviendrait à reformuler cette dernière". Je reconnais que l'on ne peut affirmer que l'article premier n'est pas pertinent ni "applicable" aux droits et libertés que la Charte protège. D'ailleurs, chaque fois qu'une loi qui n'est pas soustraite au contrôle judiciaire par l'art. 33 de la Charte porte atteinte aux droits et libertés que celle‑ci reconnaît, il est parfaitement loisible au gouvernement d'essayer de justifier la loi en vertu de l'article premier de la Charte. Mais l'article premier de la Charte n'est pas lui‑même dépourvu de valeurs. Il prévoit que la "justification" des mesures contestées doit "[pouvoir] se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique". On ne peut interpréter cette expression comme si elle permettait aux gouvernements de porter atteinte à leur guise à des droits. Les valeurs d'une société libre et démocratique doivent être respectées. Il faut déterminer, dans chaque cas, si ces valeurs ont été respectées ou non. Loin de reformuler la Charte, cette interprétation est tout à fait conforme à la Charte. Je pense que le juge en chef Dickson l'a dit clairement dans l'arrêt Oakes, précité, à la p. 136:

Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l'être humain, la promotion de la justice et de l'égalité sociales, l'acceptation d'une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société. Les valeurs et les principes sous‑jacents d'une société libre et démocratique sont à l'origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu'une restriction d'un droit ou d'une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer. [Je souligne.]

Le paragraphe 15(1) de la Charte

À mon avis, on peut disposer de ces pourvois en vertu de l'art. 7 de la Charte. Cependant, ma collègue a dû examiner le par. 15(1) de la Charte puisqu'à son avis la disposition contestée constitue une limite raisonnable à l'art. 7. Bien qu'à strictement parler il ne me soit pas nécessaire d'examiner le par. 15(1) de la Charte, il peut être utile de déterminer si, en plus d'une violation de l'art. 7, il y a également violation du par. 15(1), étant donné surtout que je ne puis souscrire à la conclusion du juge McLachlin que le par. 146(1) du Code porte atteinte au par. 15(1) de la Charte.

Les appelants Hess et Nguyen prétendent que le par. 146(1) du Code crée une distinction qui viole le par. 15(1) de la Charte. Ils affirment que le par. 146(1) établit, entre les personnes qui peuvent être accusées, une distinction fondée sur un motif énuméré au par. 15(1) de la Charte en ce sens que seuls les hommes peuvent être accusés en vertu de cette disposition. Ils soulignent en outre que la disposition envisage clairement que seules les femmes peuvent porter plainte. La question est donc de savoir s'il est loisible au législateur de créer une infraction qui ne s'applique qu'aux accusés d'un sexe seulement et aux victimes d'un sexe seulement.

Dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, le juge McIntyre a souligné que ce ne sont pas toutes les différences de traitement qui entraînent une inégalité et que ce ne sont pas toutes les distinctions ou différences de traitement qui engendrent la discrimination et qui violent ainsi la garantie d'égalité du par. 15(1) de la Charte. De même, dans l'arrêt R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, à la p. 1332, j'ai souligné que pour déterminer s'il y avait violation du par. 15(1) de la Charte il était important d'examiner non seulement la disposition législative attaquée à l'origine de la distinction contestée mais également le contexte social, politique et juridique plus large parce que "[s]i l'on ne tient pas compte du contexte général, l'analyse fondée sur l'art. 15 peut devenir un processus de classification mécanique et stérile qui dépendra exclusivement du texte de loi contesté" (p. 1332). En d'autres termes, il ne faut pas présumer que pour la simple raison qu'une disposition vise un groupe identifié par une caractéristique énumérée au par. 15(1) de la Charte nous nous retrouvons automatiquement en face d'une violation du par. 15(1). Il doit également y avoir négation du droit à l'égalité qui engendre la discrimination.

Dans ces pourvois, on nous demande de déterminer quand une distinction fondée sur le sexe peut être légitimement faite et quand elle ne le peut pas. Dans le contexte du droit criminel, il me semble que la réponse à cette question dépend de la nature de l'infraction en cause. Si la disposition contestée crée une infraction qui peut réellement être commise tant par une personne d'un sexe que par une personne de l'autre sexe, mais précise qu'il ne s'agit d'une infraction que si elle est commise par une personne d'un sexe seulement, il se peut fort bien qu'il y ait violation du par. 15(1) qui doive être justifiée en vertu de l'article premier de la Charte. Ainsi, si le législateur décidait subitement que le meurtre au premier degré ne serait une infraction que lorsqu'il serait commis par un homme, il s'agirait d'une distinction illégitime qui ferait intervenir le par. 15(1). Ce serait imposer aux hommes une lourde responsabilité qui ne serait pas imposée aux femmes alors qu'il n'existe pas de raison liée au sexe pour imposer cette responsabilité.

Mais si la disposition contestée crée une infraction qui comporte des actes qui ne peuvent réellement être commis que par une personne d'un sexe seulement, il n'est pas alors évident que le par. 15(1) de la Charte est violé. Dans un tel cas, il peut fort bien y avoir une raison liée au sexe pour créer une infraction qui ne peut être commise que par une personne d'un sexe seulement. Je suis évidemment tout à fait consciente des dangers inhérents que comportent les arguments qui tentent de justifier des distinctions particulières par de prétendus facteurs liés au sexe. On a trop souvent invoqué des arguments de ce genre pour justifier des formes de discrimination subtiles et parfois moins subtiles. Ils sont liés à des conceptions populaires, quoique mal fondées en ce qui concerne les forces et les faiblesses d'une personne d'un sexe particulier ou ses capacités et incapacités.

Quoi qu'il en soit, on ne peut ignorer certaines réalités biologiques qui peuvent légitimement influer sur la définition d'infractions particulières. À mon avis, ce n'est pas parce que le législateur a défini une infraction en fonction de ces réalités que le par. 15(1) de la Charte s'applique nécessairement. Je pense que peu de personnes oseraient qualifier de discriminatoire une disposition qui interdit de provoquer son propre avortement parce qu'elle ne s'applique pas aux hommes. Un tel argument serait absurde. À mon avis, le par. 15(1) n'interdit pas de créer une infraction qui, en raison d'une réalité biologique, ne peut être commise que par une personne d'un sexe seulement en raison de la nature unique des actes interdits.

Il faut donc être extrêmement prudent pour éviter de faire des comparaisons trop simplistes avec les hommes qui sont accusés en vertu du par. 146(1) du Code et les femmes qui ont moins de quatorze ans et qui ont des rapports sexuels avec des hommes qui ne sont pas leur mari. C'est exactement ce genre de formalisme rigide que la Cour dans les arrêts Andrews et Turpin nous a prié d'éviter. Il me semble que la première question soulevée dans ces pourvois est de savoir si le par. 146(1) porte sur une infraction qui, en raison d'une réalité biologique, ne peut être commise que par des hommes.

Je remarque que le par. 3(6) du Code prévoit:

3. . . .

(6) Aux fins de la présente loi, les rapports sexuels sont complets s'il y a pénétration même au moindre degré et bien qu'il n'y ait pas émission de semence.

De plus, l'art. 147 prévoit que seuls les hommes de plus de quatorze ans peuvent commettre l'infraction prévue à l'art. 146, une disposition qui reflète la présomption plutôt artificielle de common law que les garçons de moins de quatorze ans ne sont pas physiquement capables d'avoir des rapports sexuels: voir R. v. Groombridge (1836), 7 Car. & P. 581, 173 E.R. 256, et R. v. Waite, [1892] 2 Q.B. 600. Lorsqu'on lit le par. 146(1) en fonction de l'art. 147 et du par. 3(6), il devient clair que le législateur était d'avis que parce que seuls les hommes de plus d'un certain âge sont physiquement capables de pénétrer une autre personne, il suffit de les viser comme accusés possibles. Bien que l'on puisse se demander si quatorze ans est un âge approprié pour tracer une ligne de démarcation entre les hommes qui devraient ou ne devraient pas être accusés de l'infraction, je pense malgré tout qu'il est clair que seuls les hommes de plus d'un certain âge sont en réalité capables de pénétrer une autre personne, à tout le moins dans le sens où le terme pénétration est manifestement envisagé par le Code. À mon avis, il s'agit donc d'une infraction que seuls les hommes de plus d'un certain âge sont capables de commettre en raison d'une réalité biologique. Et parce que seuls les hommes peuvent pénétrer une autre personne, il est aussi absurde de dire que la disposition établit une distinction à leur égard parce qu'elle n'inclut pas les femmes dans la catégorie des contrevenants possibles qu'il est absurde de dire qu'une disposition qui interdit à une personne de provoquer son propre avortement est discriminatoire parce qu'elle n'inclut pas les hommes parmi les catégories de contrevenants possibles.

Ce qui ne veut pas dire que certaines femmes plus âgées ne cherchent pas parfois à avoir des rapports sexuels avec des hommes de moins de quatorze ans, car elles le font certainement. Mais il me semble que si l'on accepte qu'une femme ne commet pas un acte physique qui peut être facilement assimilé à celui qu'un homme commet en vertu du par. 146(1), il est préférable de laisser au législateur le soin de décider si une femme devrait ou non être punie pour un acte qu'elle peut commettre et qu'elle commet. À mon avis, il n'appartient pas à notre Cour en vertu du par. 15(1) de la Charte de décider si une femme qui choisit d'avoir des rapports sexuels avec un garçon de moins de quatorze ans mérite la même désapprobation sociale qu'un homme qui a des rapports sexuels avec une jeune fille de moins de quatorze ans. Ces questions concernent directement le code de moralité sexuelle de la société et j'estime qu'elles relèvent du Parlement.

Les appelants soutiennent également que le par. 146(1) du Code établit une distinction à l'égard des hommes parce que les hommes de moins de quatorze ans ne bénéficient pas de la même protection que le par. 146(1) confère aux femmes de moins de quatorze ans. Seule une jeune femme peut obtenir la déclaration de culpabilité de son séducteur en vertu de cette disposition. Encore une fois, j'estime cependant important d'avoir à l'esprit que le législateur a choisi de punir un homme qui s'engage dans une forme de pénétration à laquelle seuls un homme et une femme peuvent participer. Le législateur a conclu que la sodomie est une forme de pénétration qu'il convient de traiter séparément: voir, par exemple, l'art. 155 du Code. Encore une fois, il s'agit de distinctions qui concernent des actes biologiquement différents et qui relèvent directement de la moralité de la société et comportent des considérations de principe. J'estime qu'il est préférable de laisser le législateur en traiter.

Cela ne veut pas dire qu'un très jeune homme qui est sodomisé et qu'une jeune femme qui a des rapports sexuels ne sont pas susceptibles de souffrir de la même façon des conséquences physiques et psychologiques par suite de ces expériences. Je dis seulement qu'une disposition n'est pas discriminatoire au sens du par. 15(1) pour la simple raison qu'elle traite de l'un de ces actes et non de l'autre. Toute injustice qui pourrait exister si le Code ne traitait pas de l'un ou l'autre de ces actes ne relèverait pas de la disposition contestée. Il n'y aurait pas injustice parce que le législateur a omis de traiter les victimes de deux actes biologiques différents de la même façon dans la même disposition. Il y aurait injustice parce que le législateur a plutôt omis complètement d'accorder une protection quelque part dans le Code à une catégorie de victimes possibles qui sont également sujettes à une expérience qui peut être extrêmement traumatisante. Il se peut qu'il s'agisse d'un état de choses injuste mais il ne s'agit pas de la forme particulière d'injustice que le par. 15(1) vise à corriger. Je ne crois pas non plus qu'il serait approprié que notre Cour tente de corriger des injustices qui découlent de l'absence de certaines infractions dans le Code en utilisant le par. 15(1) pour créer une infraction que le législateur a choisi de ne pas créer. Il existe peut‑être des raisons de principe valables de protéger un groupe et non l'autre et ces raisons peuvent être fondées sur des distinctions biologiques entre ceux‑ci. Il n'est cependant pas nécessaire d'examiner ces questions plus en détail parce qu'à l'époque pertinente l'art. 155 du Code prévoyait que quiconque commettait la sodomie était coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement de quatorze ans.

Je suis donc d'avis que le par. 146(1) ne porte pas atteinte au par. 15(1) de la Charte.

L'article 28

Les appelants prétendent que l'art. 28 de la Charte est pertinent dans ces pourvois. L'article prévoit que les droits et libertés mentionnés dans la Charte "sont garantis également aux personnes des deux sexes". À mon avis, cette disposition n'empêche pas le législateur de créer une infraction qui, en raison d'une réalité biologique, ne peut être commise que par l'un des deux sexes. Mais cela ne signifie pas que le législateur peut priver une personne accusée de cette infraction des droits et libertés garantis à toutes les personnes en vertu de la Charte.

Dans le contexte de ces pourvois, je pense qu'il est clair qu'un homme a autant le droit à la protection de l'art. 7 qu'une femme. Il n'est pas loisible au gouvernement de prétendre qu'une personne ne devrait pas bénéficier de la même protection complète de la Charte en raison de son sexe. En outre, le gouvernement ne pourra justifier une violation de l'art. 7 en vertu de l'article premier de la Charte en prétendant qu'en raison de son sexe une personne ne peut bénéficier du même degré de protection que la Charte confère aux personnes de l'autre sexe, ou qu'en raison de son sexe la violation de la Charte est moins grave. La justification d'une violation d'un droit reconnu par la Charte devra se rapporter à des considérations autres que le sexe de la partie qui a établi qu'il y avait violation de l'un de ses droits reconnus par la Charte. Par exemple, dans ces pourvois, on ne pourrait chercher à justifier la violation de l'art. 7 en mentionnant le sexe de l'accusé et en affirmant que parce qu'il est un homme il n'a pas droit à la pleine protection de l'art. 7. Le gouvernement ne peut invoquer cet argument pas plus qu'il ne peut prétendre qu'une femme qui se fait avorter n'a pas droit à la pleine protection de l'art. 7 parce qu'elle est une femme.

Évidemment, il y aura des facteurs liés au sexe dont on pourra légitimement tenir compte dans l'examen de la proportionnalité en vertu de l'article premier de la Charte. Mais ces facteurs devront se rapporter au sexe des personnes autres que l'accusé, comme le fait que la victime puisse devenir enceinte. Dans le cadre d'un tel examen, on ne pourrait tenter de justifier la violation d'un droit reconnu par la Charte en invoquant simplement que l'accusé était d'un sexe donné. Il faudrait plutôt tenir compte de considérations indépendantes du sexe de l'accusé qui pourraient être pertinentes dans une évaluation de la justification de restreindre les droits de l'accusé.

Dans ces pourvois, l'intimée n'a pas prétendu que les appelants n'avaient pas droit à la protection de l'art. 7 parce qu'ils étaient des hommes. En fait, elle a admis qu'il y avait violation de l'art. 7 et a tenté de la justifier en faisant appel à des considérations non liées au sexe de l'accusé. À mon avis, c'était la bonne façon de procéder bien qu'en dernière analyse je sois d'avis que l'intimée ne peut réussir à justifier la violation de l'art. 7 en vertu de l'article premier de la Charte.

La réparation

Le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 se lit ainsi:

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

Dans l'arrêt Stevens, précité, j'ai souligné à la p. 1184 que le par. 52(1) est des plus clairs et précis en prévoyant que ne sont inopérantes que les dispositions d'une loi jugée incompatibles avec la Constitution. J'étais alors d'avis et je le suis toujours qu'il est approprié de déclarer que les termes du par. 146(1) "que cette personne du sexe masculin la croie ou non âgée de quatorze ans ou plus" sont inopérants. La disposition, amputée des termes irréguliers, se lirait donc ainsi:

146. (1) Est coupable d'un acte criminel et passible de l'emprisonnement à perpétuité, toute personne du sexe masculin qui a des rapports sexuels avec une personne du sexe féminin

a) qui n'est pas son épouse, et

b) qui a moins de quatorze ans.

J'étais également d'avis, dans l'arrêt Stevens, qu'il était approprié d'ordonner un nouveau procès qui se tiendrait en fonction de l'article tel que modifié ci‑dessus. J'ai cependant souligné que compte tenu de facteurs, comme le délai écoulé depuis les événements qui ont entraîné l'inculpation et le fait que M. Stevens avait déjà purgé deux années de probation, il pouvait être approprié que le procureur général ordonne un arrêt des procédures en vertu de l'art. 508 du Code tel qu'il se lisait à l'époque.

Le dispositif

En ce qui concerne le pourvoi de M. Hess, je suis d'avis d'ordonner la tenue d'un nouveau procès en fonction de l'article tel que modifié plus haut. Quant au pourvoi de M. Nguyen, je suis d'avis d'annuler sa déclaration de culpabilité et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès en fonction de l'article tel que modifié plus haut. Bien que l'intimée dans le pourvoi de M. Nguyen prétende que M. Nguyen n'a présenté aucune preuve à l'appui d'un moyen de défense fondé sur l'erreur de fait, je ne crois pas que cela puisse justifier le maintien d'une déclaration de culpabilité en vertu d'une disposition défectueuse du Code. En outre, je remarque que l'appelant Nguyen a prétendu que la raison pour laquelle il n'a présenté aucune preuve à l'appui d'un tel moyen de défense est qu'il croyait que le par. 146(1) écartait le moyen de défense. À mon avis, compte tenu de la preuve qui nous est présentée, notre Cour n'est pas en mesure d'évaluer si ce moyen de défense aurait pu ou non réussir.

Je suis d'avis de répondre aux questions constitutionnelles formulées par le Juge en chef du Canada le 4 août 1988 et le 20 avril 1989 de la façon suivante:

1. Le paragraphe 146(1) du Code criminel (tel qu'il existait en mai 1985) enfreint‑il l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés pour le motif que la croyance raisonnable de l'accusé quant à l'âge de la plaignante n'est pas pertinente relativement à la perpétration de l'infraction?

Réponse: Oui.

2. Si la réponse à la première question est affirmative, le par. 146(1) du Code criminel (tel qu'il existait en mai 1985) est‑il néanmoins justifiable en vertu de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatible avec la Loi constitutionnelle de 1982?

Réponse: Non.

3. Le paragraphe 146(1) du Code criminel (tel qu'il existait en mai 1985) enfreint‑il le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Non.

4. Si la réponse à la troisième question est affirmative, le par. 146(1) du Code criminel (tel qu'il existait en mai 1985) est‑il néanmoins justifiable en vertu de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatible avec la Loi constitutionnelle de 1982?

Réponse: Compte tenu de la réponse donnée à la troisième question, il n'est pas nécessaire de répondre à cette question.

//Le juge Sopinka//

Version française des motifs rendus par

LE JUGE SOPINKA — Je souscris à la conclusion à laquelle le juge Wilson arrive que le par. 146(1) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, porte atteinte à l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et qu'il n'est pas possible de le sauvegarder en vertu de l'article premier. Je souscris aussi aux motifs par lesquels elle arrive à cette conclusion.

Alors que cette conclusion a permis aux appelants d'avoir gain de cause en partie dans leur contestation du par. 146(1) du Code criminel, ils demandent la réparation plus étendue, savoir l'annulation de tout le paragraphe. Il est donc nécessaire d'analyser l'art. 15 de la Charte pour déterminer si cet article leur donne droit à cette réparation plus étendue. Sur ce point, je partage l'avis du juge McLachlin que le par. 146(1) porte atteinte à l'art. 15, mais je suis d'avis qu'il est sauvegardé par l'article premier. Le juge Wilson conclut que le par. 146(1) a une portée trop générale en raison de l'inclusion des termes "que cette personne du sexe masculin la croie ou non âgée de quatorze ans ou plus". Il découle de ses motifs que si ces termes sont supprimés, le paragraphe peut se justifier en vertu de l'article premier de la Charte, eu égard aux facteurs pertinents. Je fais mien son raisonnement pour conclure qu'avec la suppression de ces termes en raison d'une violation de l'art. 7, l'atteinte à l'art. 15 est aussi justifiée en vertu de l'article premier. L'attaque contre le par. 146(1) en totalité échoue donc.

En conséquence, je suis d'avis de statuer sur le pourvoi de la manière proposée par le juge Wilson.

//Le juge McLachlin//

Version française des motifs des juges Gonthier et McLachlin rendus par

LE JUGE MCLACHLIN — Les présents pourvois soulèvent la question de savoir si le par. 146(1) (aujourd'hui abrogé) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, qui définit l'infraction qui consiste à avoir des rapports sexuels avec une personne de sexe féminin âgée de moins de quatorze ans est inconstitutionnel.

Les faits et l'historique des procédures

Les faits ne sont contestés dans ni l'un ni l'autre pourvoi. Voici le résumé des faits et du déroulement des procédures:

R. c. Hess

L'appelant Victor John Hess a été inculpé en 1985, en vertu du par. 146(1) du Code criminel. Il a commencé par inscrire un plaidoyer de culpabilité, mais a reçu la permission de changer son plaidoyer quand d'autres affaires ont soulevé des doutes quant à la constitutionnalité de ce paragraphe. Sous forme de requête après l'inscription du plaidoyer, il a invoqué l'inconstitutionnalité de ce paragraphe comme moyen de défense, reconnaissant, pour les fins de la requête, que des rapports sexuels avaient eu lieu, que la plaignante avait moins de quatorze ans et que lui‑même avait plus de dix‑huit ans.

Le juge Graham de la Cour provinciale a accueilli la requête pour le motif que le par. 146(1) violait l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés parce qu'il accordait une protection aux personnes de sexe féminin mais non de sexe masculin âgées de moins de quatorze ans. Il a été d'avis qu'on n'avait pas fait la preuve que cette violation était justifiée en vertu de l'article premier et que, même si les différences biologiques entre les hommes et les femmes avaient pu, à une certaine époque, justifier d'accorder une protection plus grande à ces dernières, il n'était pas certain que cela puisse se justifier à notre époque.

Dans un arrêt rendu le 3 février 1988, la Cour d'appel de l'Ontario a accueilli l'appel interjeté par le ministère public et ordonné un nouveau procès: 25 O.A.C. 43, 40 C.C.C. (3d) 193. Le juge Dubin, qui a rédigé le jugement de la cour, a commencé par mentionner que la disposition législative contestée avait été abrogée depuis. Il a ensuite examiné si on avait établi qu'il y avait eu violation de l'art. 15. À son avis, le fait que les personnes de sexe masculin de moins de quatorze ans ne recevaient pas la même protection que les personnes de sexe féminin de moins de quatorze ans ne violait pas l'art. 15. En vertu de cet article, il était nécessaire d'établir [TRADUCTION] "si la loi est raisonnable et juste compte tenu de son objet et de son effet". Après avoir souligné les graves conséquences que subissent les victimes et la société et après avoir invoqué l'arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique R. v. Ferguson (1987), 16 B.C.L.R. (2d) 273, le juge Dubin conclut qu'il n'était ni injuste ni illogique que le Parlement ait considéré le fait d'avoir des rapports sexuels avec une personne de sexe féminin de moins de quatorze ans comme une infraction plus grave.

R. c. Nguyen

L'appelant Van Hung Nguyen a été inculpé d'agression sexuelle et d'infraction au par. 146(1). À l'enquête préliminaire, le ministère public a demandé la suspension des procédures relativement à l'accusation d'agression sexuelle, mais Nguyen a été renvoyé à son procès en ce qui concerne l'autre chef d'accusation. Il a présenté une requête préliminaire par laquelle il a contesté la validité du par. 146(1) pour le motif qu'il enfreignait les art. 7 et 15 de la Charte. La Cour du Banc de la Reine a rejeté cette requête et le procès a eu lieu. La preuve a été faite qu'il y avait eu des rapports sexuels, que la plaignante avait douze ans à l'époque et que la plaignante n'a pas fait part à l'appelant de son absence de consentement parce qu'elle était trop effrayée. Nguyen a été déclaré coupable et condamné à quinze mois d'incarcération.

La Cour d'appel du Manitoba a rejeté l'appel interjeté par Nguyen: (1989), 57 Man. R. (2d) 267, [1989] 3 W.W.R. 646. Le juge Lyon, qui a rendu le jugement de la cour, s'est fondé sur l'arrêt Hess de la Cour d'appel de l'Ontario pour conclure qu'il n'y avait pas de violation de l'art. 15, et sur l'arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique R. v. Ferguson pour conclure que même si le par. 146(1) violait l'art. 7 de la Charte, cette violation était sauvegardée par l'article premier. Il a souligné, en passant, que même si l'arrêt Ferguson portait sur une affaire dans laquelle l'accusé avait cru de bonne foi, mais à tort, que la plaignante avait seize ans, il n'y avait pas d'indication en l'espèce que l'appelant s'était trompé sur l'âge de la plaignante. Notre Cour a accordé l'autorisation de pourvoi le 19 octobre 1989: [1989] 2 R.C.S. ix.

Les textes législatifs

À l'époque pertinente, le par. 146(1) du Code criminel était ainsi conçu:

146. (1) Est coupable d'un acte criminel et passible de l'emprisonnement à perpétuité, toute personne du sexe masculin qui a des rapports sexuels avec une personne du sexe féminin

a) qui n'est pas son épouse, et

b) qui a moins de quatorze ans,

que cette personne du sexe masculin la croie ou non âgée de quatorze ans ou plus.

L'article premier et les art. 7, 15 et 28 de la Charte disposent:

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

(2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

28. Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes.

Les questions en litige

Les pourvois soulèvent les questions juridiques suivantes:

1. Le paragraphe 146(1) viole‑t‑il l'art. 7 de la Charte?

2. Le paragraphe 146(1) viole‑t‑il l'art. 15 de la Charte?

3. Si la réponse à l'une ou l'autre des deux questions précédentes est affirmative, le par. 146(1) est‑il sauvegardé par l'article premier de la Charte?

Analyse

1. Le paragraphe 146(1) du Code criminel viole‑t‑il l'art. 7 de la Charte?

Un élément essentiel de l'infraction définie au par. 146(1) est que la victime doit être âgée de moins de quatorze ans. Le ministère public n'est pas tenu de faire la preuve que l'accusé savait que la victime avait moins de quatorze ans. Même si l'accusé a sincèrement cru que la victime était plus âgée, il ne peut invoquer cela comme moyen de défense. Ainsi une personne qui est "moralement innocente" de l'infraction — qui n'a pas de mens rea à l'égard d'un élément essentiel de l'infraction — peut être déclarée coupable et condamnée à l'emprisonnement.

Notre Cour a conclu que c'est un principe de justice fondamentale au sens de l'art. 7 de la Charte qu'une règle de droit qui restreint la liberté d'une personne par un moyen comme l'emprisonnement doit avoir pour élément essentiel que la personne ait une intention coupable ou mens rea: Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636. Un accusé peut être déclaré coupable en vertu du par. 146(1) même s'il n'a pas l'intention coupable. Il doit manifestement avoir eu l'intention d'avoir des rapports sexuels. Mais ce n'est pas une infraction. Un accusé peut être déclaré coupable sans avoir voulu commettre le crime qui consiste à avoir des rapports sexuels avec une personne du sexe féminin de moins de quatorze ans ni avoir eu l'intention de le commettre. Il en découle, selon les principes établis par notre Cour dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B. et l'arrêt Vaillancourt que le par. 146(1) viole l'art. 7 de la Charte.

2. Le paragraphe 146(1) du Code criminel viole‑t‑il l'art. 15 de la Charte?

On a soutenu que le par. 146(1) viole l'art. 15 de la Charte de deux façons.

La première est le fait que seules les personnes de sexe masculin peuvent être déclarées coupables en vertu du par. 146(1). Les hommes se trouvent ainsi privés d'un avantage accordé aux femmes.

La seconde est le fait que seules les jeunes personnes de sexe féminin sont protégées en vertu du par. 146(1). En conséquence les personnes de sexe masculin de quatorze ans ou moins ne se voient pas accorder le même avantage que les personnes de sexe féminin.

Pour qu'il y ait violation de l'art. 15, il faut que deux conditions soient réalisées. Premièrement, il faut prouver l'existence d'une inégalité ou d'une distinction dans le traitement de certains individus par rapport à d'autres. En second lieu, cette distinction doit constituer de la discrimination: Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143.

Les violations de l'art. 15 alléguées en l'espèce portent sur des distinctions fondées sur le sexe, qui est l'une des catégories énumérées dans cet article. Donc la première condition pour qu'il y a violation de l'art. 15 est réalisée. Il s'agit de déterminer si la seconde condition, celle de l'existence de discrimination, est prouvée.

Ceci nous amène à nous demander en quoi consiste la discrimination visée par la Charte. Notre Cour a examiné cette question dans deux arrêts: Andrews c. Law Society of British Columbia et R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296. Parce qu'on a soutenu que l'arrêt Turpin définit peut‑être la discrimination de façon plus restrictive que l'arrêt Andrews, je crois nécessaire d'examiner brièvement ce que nous avons dit sur la question dans chacun de ces arrêts.

L'arrêt Andrews affirme qu'il suffit, pour qu'il y ait violation de l'art. 15, de démontrer qu'une distinction est faite sur la base d'un des motifs énumérés ou analogues et que cette distinction a pour effet d'imposer un fardeau à l'individu ou au groupe qui se plaint. Une fois cet obstacle franchi, on passe à l'analyse fondée sur l'article premier. On définit ainsi la discrimination, aux pp. 174 et 175:

J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celle fondées sur les mérites et capacités d'un individu le sont rarement.

L'examen des facteurs qui peuvent justifier la discrimination ou la rendre raisonnable se fait ensuite en vertu de l'article premier (à la p. 182):

. . . toute justification, tout examen du caractère raisonnable de la mesure législative et, en fait, tout examen des facteurs qui pourraient justifier la discrimination et appuyer la constitutionnalité de la mesure législative attaquée devraient se faire en vertu de l'article premier.

Cela paraît signifier que dès qu'il est établi que les personnes de sexe masculin subissent, en vertu du par. 146(1), un fardeau que les personnes de sexe féminin ne subissent pas ou que les personnes de sexe féminin bénéficient d'un avantage dont les personnes de sexe masculin ne bénéficient pas, la question de savoir si le fardeau ou l'avantage sont justifiés par "le contexte général" relève de l'article premier de la Charte.

Certains des termes employés dans l'arrêt Turpin, d'autre part, peuvent être considérés comme signifiant que la discrimination n'est pas prouvée par la seule existence d'une distinction au sens de l'art. 15 qui impose un fardeau plus lourd ou confère un avantage plus grand à quelqu'un. Il faudrait plutôt rechercher un désavantage particulier à une "minorité discrète et isolée" visée par la discrimination pour déterminer si elle subit un désavantage qui existe indépendamment de la distinction juridique précise contestée. (Cette phrase, tirée du droit américain, a acquis, aux États‑Unis, une importance sur le plan constitutionnel depuis son utilisation dans une note en bas de page dans l'arrêt United States v. Carolene Products Co., 304 U.S. 144 (1938).) Dans l'arrêt Turpin, le juge Wilson dit, au nom de la Cour, aux pp. 1331 à 1333:

. . . ce n'est qu'en examinant le contexte général qu'une cour de justice peut déterminer si la différence de traitement engendre une inégalité ou si, au contraire, l'identité de traitement engendre, à cause du contexte particulier, une inégalité ou présente un désavantage. À mon avis, la constatation d'une discrimination nécessitera le plus souvent, mais peut‑être pas toujours, de rechercher le désavantage qui existe indépendamment de la distinction juridique précise contestée.

. . .

Je crois, en toute déférence, que ce serait tomber dans la fantaisie que de qualifier de "minorité discrète et isolée" les personnes qui, dans toutes les provinces sauf l'Alberta, sont accusées de l'un des crimes énumérés à l'art. 427 du Code criminel. Je m'empresse d'ajouter que cette catégorisation est non pas une fin en soi, mais simplement un moyen analytique de déterminer si un droit qu'un requérant particulier fait valoir est un droit du genre de ceux que l'art. 15 de la Charte est destiné à protéger. Il s'agit d'un moyen de garantir que les droits à l'égalité reçoivent la même sorte d'interprétation large et fondée sur l'objet visé que les autres droits protégés par la Charte [. . .] Établir une distinction, pour les fins du mode de procès, entre les personnes accusées en Alberta d'infraction énumérées à l'art. 427 et celles qui sont accusées des mêmes infractions ailleurs au Canada ne favoriserait pas, à mon avis, les objets de l'art. 15 en remédiant à la discrimination dont sont victimes les groupes de personnes défavorisées sur les plans social, politique ou juridique dans notre société ou en les protégeant contre toute forme de discrimination. Il serait inutile de chercher des signes de discrimination tels que des stéréotypes, des désavantages historiques ou de la vulnérabilité à des préjugés politiques ou sociaux en l'espèce [. . .] À mon avis, faire droit aux demandes des appelants en vertu de l'art. 15 de la Charte serait "aller au delà de l'objet véritable du droit ou de la liberté en question". . . [Je souligne.]

Ces propos pourraient servir à soutenir que la distinction faite entre les hommes et les femmes ne constitue pas de la discrimination au sens de l'art. 15 parce que les hommes ne peuvent prétendre être une "minorité discrète et isolée" et peuvent rarement faire la preuve d'un désavantage qui existe indépendamment de la disposition qu'ils contestent.

C'est l'argument avancé par les procureurs généraux pour affirmer que le par. 146(1) n'est pas discriminatoire. Bien qu'il établisse une distinction entre les hommes et les femmes, ce paragraphe n'établit pas une "distinction non pertinente" parce que seuls les contrevenants de sexe masculin qui ont des rapports sexuels avec des victimes de sexe féminin peuvent provoquer l'un des maux principaux que la disposition législative tend à éliminer, c.‑à‑d. la grossesse. De plus, les hommes et les adolescents ne subissent pas de désavantage qui existe "indépendamment de la distinction juridique précise contestée". Les hommes ne sont pas, soutient‑on, une "minorité discrète et isolée" que la Charte cherche à protéger.

À mon avis, ces arguments poussent l'interprétation de l'arrêt Turpin trop loin. Il n'y a rien dans cet arrêt qui signifie qu'il faille soustraire les hommes à la protection que confère l'art. 15 parce qu'ils ne constituent pas une "minorité discrète et isolée" qui est défavorisée indépendamment de la disposition législative examinée. Il faut tenir pour acquis que la Cour avait à l'esprit l'art. 28 de la Charte, selon lequel, indépendamment des autres dispositions de la Charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes. Dans l'arrêt Turpin, la Cour cite, en l'approuvant, la définition de discrimination établie par l'arrêt Andrews, que je viens de mentionner. De plus, le ton réservé de l'arrêt donne à penser que la Cour a considéré la condition dite de désavantage indépendant non pas comme une condition absolue pour conclure à l'existence de discrimination, mais plutôt comme un élément qui se présenterait dans bien des cas où l'existence de discrimination est constatée. C'est ainsi que le juge Wilson affirme que la recherche d'un désavantage distinct s'applique "le plus souvent, mais peut‑être pas toujours" et que la catégorisation de "minorité discrète et isolée" est "simplement un moyen analytique". À mon avis, les conditions essentielles pour qu'il y ait discrimination au sens de l'art. 15 restent celles que l'arrêt Andrews a établies.

Si j'applique ce critère, je conclus que le par. 146(1) constitue de la discrimination au sens de l'art. 15 de la Charte. Le paragraphe établit des distinctions fondées sur un motif énuméré, soit le sexe. Il impose aux hommes un fardeau qu'il n'impose pas aux femmes. Il offre aux jeunes personnes de sexe féminin une protection qu'il n'offre pas aux jeunes personnes de sexe masculin. Il est discriminatoire.

Le procureur général de l'Ontario a soutenu que, puisque les accusés n'appartiennent pas à la catégorie des jeunes personnes de sexe masculin qui ne bénéficient pas de la protection, ils n'ont pas qualité pour soulever le second moyen sur lequel ils se fondent pour affirmer que le par. 146(1) est discriminatoire. La Cour à la majorité, s'exprimant par l'intermédiaire du juge Dickson (tel était alors son titre), a adopté une conception large de la qualité pour agir relativement à des questions constitutionnelles dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, aux pp. 313 et 314:

Tout accusé, que ce soit une personne morale ou une personne physique, peut contester une accusation criminelle en faisant valoir que la loi en vertu de laquelle l'accusation est portée est inconstitutionnelle.

. . .

C'est la nature de la loi, et non pas le statut de l'accusé, qui est en question.

Il s'ensuit que n'importe quel vice constitutionnel peut être invoqué comme moyen de défense à une accusation criminelle. Ce n'est que justice. Une personne ne devrait pas être reconnue coupable en vertu d'une règle de droit invalide. De plus, dans des cas comme l'espèce, on voit mal comment le groupe touché pourrait soulever la question de la discrimination. Seules les personnes de sexe masculin de moins de quatorze ans qui ont souffert de troubles émotifs à cause de l'absence de protection de la disposition législative à leur égard, puisqu'elle ne protège que les jeunes filles contre leurs séducteurs, auraient directement intérêt à soulever cette question. Il est presque impensable de supposer qu'un tel moyen soit soulevé.

Je ne puis accepter non plus l'argument du procureur général de l'Ontario selon lequel le par. 146(1) est sauvegardé par le par. 15(2) de la Charte. Le paragraphe 15(2) peut avoir une très grande portée. Interprété libéralement, comme le propose le Procureur général, il risque de contourner l'objet de l'article premier. En vertu du par. 15(2), il suffit de démontrer que la disposition législative est "destinée" à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, et il n'est pas nécessaire de démontrer que cette disposition législative recourt à des moyens proportionnés. Je préfère la conception du par. 15(2) qu'adopte le juge local Huddart de la Cour suprême dans Re MacVicar and Superintendant of Family and Child Services (1986), 34 D.L.R. (4th) 488 (C.S.C.‑B.), aux pp. 502 et 503:

[TRADUCTION] Pour assurer que la garantie d'égalité de protection et de bénéfice de la loi ait un effet réel, il faut interpréter restrictivement le par. 15(2) en fonction de son objet. Il a été inséré dans la Charte pour mettre fin au débat qui avait cours ailleurs au sujet de la légitimité des programmes de promotion sociale [. . .] Il ne visait pas à soustraire à l'analyse toutes les dispositions législatives destinées à avoir un effet positif . . .

. . .

Si cette disposition pouvait être sauvegardée, on ne pourrait contester avec succès que peu de dispositions législatives discriminatoires puisque toutes les dispositions d'action positive ont pour objet explicite d'améliorer la situation, dans notre société, de personnes ou de groupes défavorisés.

On ne saurait dire que les jeunes personnes de sexe féminin profitent de ce que le par. 146(1) ne protège pas les jeunes personnes de sexe masculin ou ne traite pas les personnes de sexe masculin de la même manière que les personnes de sexe féminin. Le paragraphe 146(1) ne constitue pas un véritable "programme de promotion sociale" au sens qu'a cette expression à la note marginale du par. 15(2). Je conclurais donc que le par. 15(2) ne soustrait pas le par. 146(1) à l'analyse fondée sur l'article premier de la Charte.

Je conclus que le par. 146(1) du Code criminel viole l'art. 15 de la Charte.

3. Les violations des art. 7 et 15 sont‑elles sauvegardées par l'article premier de la Charte?

a) La violation de l'art. 7 est‑elle sauvegardée par l'article premier de la Charte?

La question qui se pose est celle de savoir si, quoiqu'on puisse qualifier l'infraction définie au par. 146(1) d'infraction de responsabilité stricte ou absolue, cette disposition est "raisonnable" et si sa "justification [peut] se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique."

Ce critère exige que deux conditions soient réalisées: R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Premièrement, l'objectif que vise la restriction doit être suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit garanti par la Constitution. Deuxièmement, si l'existence d'un tel objectif est établie, la partie qui invoque l'article premier doit démontrer que les moyens choisis pour atteindre cet objectif sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Pour conclure que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, la cour doit être convaincue des trois choses suivantes:

1. Les mesures conçues pour atteindre l'objectif de la disposition législative doivent avoir un lien rationnel avec cet objectif;

2. le moyen utilisé doit être de nature à porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question; et

3. il doit y avoir proportionnalité entre l'effet des mesures qui restreignent le droit garanti par la Charte et l'objectif législatif de la restriction apportée à ce droit. En réalité, il s'agit de chercher un équilibre entre l'atteinte aux droits garantis par la Charte et l'objectif que cette restriction des droits vise à réaliser.

C'est l'objectif de la restriction qui viole l'article de la Charte plutôt que l'objectif de la disposition dans son ensemble que vise l'analyse fondée sur l'article premier. Seule cette restriction est en cause.

La restriction des droits de l'accusé garantis par l'art. 7 en cause en l'espèce est le caractère de responsabilité absolue de l'infraction définie au par. 146(1). La question est de savoir si l'imposition d'une responsabilité absolue en vertu du par. 146(1) du Code criminel est justifiée.

J'aborderai maintenant les critères proposés dans l'arrêt R. v. Oakes.

(i) L'objectif de la restriction proposée

La question est celle de savoir si l'objectif du par. 146(1) est suffisamment important pour supprimer un droit garanti par la Charte si les moyens utilisés sont appropriés.

Le paragraphe 146(1) constitue l'équivalent au Canada d'une disposition connue dans toutes les sociétés démocratiques occidentales. Cette infraction fait partie depuis longtemps du droit criminel anglais dont le Canada a hérité. Elle a résisté à d'innombrables contestations constitutionnelles au États‑Unis: voir Micheal M. v. Superior Court of Sonoma County, 450 U.S. 464 (1981), et la jurisprudence qui y est mentionnée. Il n'est pas exagéré de dire que la notion connue communément sous le nom de "présomption légale de viol" est profondément ancrée dans notre conscience collective.

Ces faits montrent l'importance de l'objectif visé par cette infraction. Il est depuis longtemps reconnu que l'imposition d'une responsabilité absolue et l'inégalité qui est inhérente à l'infraction la rendent discutable. Même à cela, la notion de présomption légale de viol a été conservée. Les législateurs l'ont confirmée et les cours l'ont déclarée valide à maintes reprises. On ne s'attendrait pas à ce qu'il en soit ainsi si les objectifs de ce paragraphe n'avaient pas une grande importance.

Quel est donc l'objectif du par. 146(1)? Il est double. Premièrement, il consiste à protéger les enfants de sexe féminin contre les maux que peuvent engendrer les rapports sexuels et les grossesses précoces. Deuxièmement, il consiste à protéger la société contre les conséquences des problèmes sociaux que peuvent engendrer les rapports sexuels avec des enfants.

Je réitère l'avis que j'ai exprimé dans l'arrêt R. v. Ferguson, selon lequel la protection des enfants contre les conséquences funestes des rapports sexuels comporte plusieurs aspects et que sa nécessité est si évidente qu'il n'est pas nécessaire d'en faire la preuve formelle. Les enfants ont droit à cette protection pour trois raisons principales: la première raison tient à cette protection dont les enfants ont besoin contre les conséquences des grossesses auxquelles ils ne sont pas en mesure de faire face que ce soit du point de vue physique, émotif ou économique; la deuxième raison est le besoin de les protéger contre les effets physiques et émotifs nocifs que peuvent avoir des rapports sexuels à un âge aussi tendre; la troisième raison est le besoin de les protéger contre l'exploitation de la part de personnes qui pourraient vouloir s'en servir à des fins de prostitution ou à d'autres fins néfastes apparentées.

Chacun de ces motifs de protéger les enfants contre les rapports sexuels précoces correspond à des problèmes sociaux particuliers. Les grossesses d'adolescentes ont des conséquences néfastes sur la famille et sur la société. C'est la société qui défraie le coût des avortements et c'est elle aussi qui défraie souvent les soins de la mère et de l'enfant. Le choc physique et émotif infligé aux enfants par les rapports sexuels précoces entraîne une augmentation des dépenses médicales et sociales et une diminution de la productivité. Enfin, la prostitution chez les jeunes constitue un problème bien connu dans plusieurs de nos grandes villes. Nous ne devons pas fermer les yeux sur la toxicomanie et le véritable esclavage qui caractérisent hélas trop souvent les jeunes filles qui se livrent à la prostitution. Le paragraphe 146(1) et son pendant dans les autres pays visent à combattre cette prostitution en interdisant les rapports sexuels avec de très jeunes filles.

Les effets des rapports sexuels précoces sur les jeunes filles et sur la société en général sont bien documentés. On n'a qu'à analyser les décisions des tribunaux américains qui ont déclaré valides les dispositions relatives à la présomption légale de viol pour comprendre les données statistiques invoquées comme preuve des maux dont j'ai parlé. Ils ont aussi été constatés au Canada: voir le document de travail no 22 de la Commission de réforme du droit du Canada (Droit pénal: infractions sexuelles), aux pp. 26 et 27.

Je conclus que l'objectif du par. 146(1) du Code criminel a une grande importance — assez d'importance pour justifier la suppression d'un droit garanti par la Constitution.

(ii) Les moyens choisis pour réaliser cet objectif sont‑ils raisonnables et leur justification peut‑elle se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique?

Dans cette deuxième étape de l'analyse fondée sur l'article premier, l'attention se porte sur la nature de la restriction imposée aux droits garantis par la Charte et sur la proportionnalité entre cette restriction et les conséquences de l'atteinte aux droits de l'accusé. Il s'agit de savoir si cette restriction peut être maintenue, compte tenu de l'importance de l'objectif de la disposition législative d'une part et de l'importance de l'atteinte au droit garanti par la Charte d'autre part.

A. Le lien rationnel

Pour déterminer s'il existe un lien rationnel entre la restriction du droit et la disposition législative en cause, la cour peut tenir compte à la fois de l'intention du législateur et des effets réels de la disposition: R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, le juge Beetz, à la p. 125.

Existe‑t‑il un lien rationnel entre l'imposition d'une responsabilité stricte et la dissuasion des hommes d'avoir des rapports sexuels avec des jeunes filles? À mon avis, il y a en a un. S'il était possible d'invoquer la croyance raisonnable comme moyen de défense, quelqu'un pourrait se soustraire à la déclaration de culpabilité en disant simplement qu'il a cru que la jeune fille avait plus de quatorze ans. Le moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable l'obligerait à se renseigner pour éviter d'être déclaré coupable, mais il laisse la possibilité que la jeune fille mente au sujet de son âge ou même qu'elle produise de fausses pièces d'identité, ce qui n'est pas rare dans le milieu de la prostitution chez les jeunes.

L'imposition d'une responsabilité stricte écarte la possibilité d'invoquer ces moyens de défense. Par le fait même, elle met en garde les hommes qui envisagent d'avoir des rapports sexuels avec une jeune fille qui pourrait avoir moins de quatorze ans. Ils savent que s'ils ont des rapports sexuels sans s'assurer de l'âge de la jeune fille, ils courent le risque d'être déclarés coupables et nombreux sont ceux qui ne prendront pas ce risque. Cette forme de sagesse fait partie du fond de conscience sociale qu'acquièrent les jeunes hommes en grandissant, comme l'indique l'expression "jail‑bait". Il n'y a pas de doute que l'imposition d'une responsabilité absolue au par. 146(1) a un effet dissuasif supplémentaire.

Dans ces conditions, je suis convaincue que l'existence d'un lien rationnel entre l'imposition d'une responsabilité stricte au par. 146(1) et son objectif est prouvée.

B. Le degré d'atteinte

La restriction doit porter "le moins possible" atteinte au droit ou à la liberté: R. c. Big M Drug Mart Ltd. et R. v. Oakes, précités. La violation ne doit pas aller au‑delà de ce qui est raisonnablement nécessaire pour réaliser l'objectif de la disposition législative. Il en est de même parce qu'une mesure qui porte atteinte plus qu'il n'est nécessaire à un droit y porte ainsi atteinte sans justification. Cela est incompatible avec l'article premier de la Charte.

Dans cette analyse, je trouve utile de me demander s'il existe un autre moyen de réaliser le même objectif sans porter atteinte à ce droit ou en y portant moins atteinte. Dans le cas du par. 146(1), la réponse à cette question doit être non pour les motifs que j'ai déjà mentionnés à l'alinéa A. ci‑dessus intitulé Le lien rationnel. Le seul moyen d'éviter ou de diminuer l'atteinte au droit de l'accusé de ne pas être déclaré coupable en l'absence d'intention coupable serait d'autoriser le recours à un moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable ou sur la croyance raisonnable. Aucune de ces solutions ne fournit de moyen de dissuasion aussi efficace que le retrait de tous les moyens de défense fondés sur l'ignorance par l'accusé de l'âge de la victime.

Je conclus que l'objectif du par. 146(1) n'aurait pas pu être réalisé par une atteinte moins grande au droit en question.

Je ne puis terminer cette partie de l'analyse sans mentionner l'abrogation par le Parlement du par. 146(1) et l'adoption d'une disposition qui permet d'invoquer la diligence raisonnable comme moyen de défense. À mon avis, le fait que le Parlement ait choisi d'agir ainsi ne signifie pas qu'il est possible de réaliser l'objectif du par. 146(1) par une atteinte moins grande aux droits de l'accusé. Une explication tout aussi valable est que le Parlement a choisi, pour une raison quelconque, de réduire son objectif.

Affirmer que le critère de l'atteinte minimale n'est pas respecté parce que le Parlement a remplacé le par. 146(1) par une disposition moins stricte revient à dire que le critère de l'article premier n'est pas respecté dans tous les cas où le Parlement a, à tort ou à raison, conclu qu'une disposition contestée devait être abrogée. Une telle conception de l'atteinte minimale serait dangereuse. La logique sur laquelle elle se fonde contribuerait à mettre en cause toute disposition qui ne se retrouve pas dans toutes les sociétés libres et démocratiques comparables. Qui plus est, les rapports qui existent entre des dispositions législatives et des objectifs législatifs connexes peuvent être complexes et subtils. Les motifs pour lesquels le législateur adopte un compromis peuvent varier. Le fait que le Parlement puisse à un moment donné décider de ne plus imposer une responsabilité absolue en matière de viol n'invalide pas forcément sa décision antérieure selon laquelle les problèmes d'application de la loi justifiaient la responsabilité absolue. Penser de la sorte reviendrait à renoncer à la fonction judiciaire de recherche d'un équilibre en vertu de l'article premier de la Charte.

C. La proportionnalité entre l'effet de la restriction et l'objectif poursuivi

Nous arrivons au moment où il nous faut évaluer les conséquences de l'atteinte au droit garanti à l'accusé par la Constitution en fonction de l'importance de l'objectif réalisé par la disposition législative. En l'espèce, il s'agit de peser l'intérêt public et privé de protéger de très jeunes filles contre des rapports sexuels d'une part et le droit d'une personne accusée d'une infraction de ne pas être déclarée coupable si elle n'a pas eu l'intention de commettre cette infraction d'autre part.

Dans l'abstrait, les deux facteurs ont beaucoup d'importance. Le principe voulant qu'une personne ne puisse être déclarée coupable à moins d'avoir un certain degré de mens rea est fondamental dans notre droit criminel. Le degré de mens rea peut aller de l'intention réelle de commettre l'acte, à l'insouciance ou à l'absence de diligence raisonnable, selon la gravité de l'infraction et de la peine, mais il est essentiel que cet élément soit présent: Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B. et R. c. Vaillancourt, précités. Notre société ne souffrira pas facilement qu'on s'écarte de ce principe.

La question que l'espèce soulève est de savoir si la société pourra jamais tolérer qu'il y ait des exceptions au principe qui exige la mens rea. On a, pour l'essentiel, soutenu devant nous qu'une mesure qui viole l'exigence de mens rea ne peut jamais se justifier en vertu de l'article premier de la Charte. Une mesure qui viole les principes de justice fondamentale consacrés par l'art. 7, et surtout un principe aussi important que celui de la nécessité de la mens rea, nous a‑t‑on dit, ne peut jamais être "raisonnable" et sa "justification [ne peut jamais] se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique."

Je n'accepte pas cet argument. Mes motifs à cet égard se rattachent aux principes généraux d'interprétation tout autant qu'aux conséquences pratiques qu'une telle méthode aurait sur l'interprétation de la Charte.

Sur le plan de l'interprétation, soutenir qu'en droit l'article premier ne peut jamais s'appliquer à certaines catégories de droits garantis par la Charte reviendrait à reformuler cette dernière. Les auteurs de la Charte ont expressément assujetti tous les droits et libertés qu'elle garantit à l'exception de l'article premier. Il n'appartient pas aux tribunaux de modifier ce texte en établissant des catégories de droits qui échapperaient à l'analyse prévue à l'article premier.

Sur un plan plus pratique, je crois que ce serait une erreur que d'écarter, à une étape aussi précoce de notre expérience de la Charte, la possibilité qu'il existe des cas où même nos droits les plus sacrés doivent céder le pas à des considérations soulevées en vertu de l'article premier de la Charte.

La philosophie qui sous‑tend la Charte veut que les droits fondamentaux que celle‑ci garantit soient soumis à l'analyse prévue à l'article premier. Il est peut‑être difficile de déterminer les conditions nécessaires pour supprimer ces droits, mais cela ne signifie pas qu'ils ne devraient pas faire l'objet d'un examen. Notre jurisprudence constitutionnelle et celle des États‑Unis a révélé l'impossibilité pratique de considérer les droits comme absolus dans l'abstrait. Les rédacteurs de notre Charte l'ont reconnu et ont prévu que les dispositions législatives incompatibles avec les droits fondamentaux doivent faire l'objet d'un examen fondé sur l'article premier. Ce qui est véritablement en jeu au moment de déterminer la portée et la priorité des droits constitutionnels ce sont des droits et des valeurs opposés. Il est préférable d'analyser ces droits et ces valeurs en vertu de l'article premier de la Charte, qui permet une analyse du contexte dans laquelle on peut évaluer l'effet produit si on laisse un intérêt l'emporter sur un autre, en fonction de l'ensemble des faits et de la situation sociale où ces droits s'appliquent: voir les motifs rédigés par le juge Wilson de notre Cour dans l'affaire Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326.

Je me fonde donc sur la prémisse que, quelle que soit l'importance du droit de ne pas être déclaré coupable en l'absence de mens rea, il faut néanmoins procéder à l'analyse prévue à l'article premier de la Charte pour savoir si le par. 146(1) peut être sauvegardé comme mesure raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

Le premier argument est celui que de nombreuses sociétés que nous jugeons libres et démocratiques, comme l'Angleterre et les États‑Unis, estiment que la notion de présomption légale de viol est raisonnable et peut se justifier même si elle élimine la mens rea.

On peut trouver plusieurs justifications à cette prise de position. La première et la plus importante tient à ce qu'il n'existe pas de moyen aussi efficace de faire face au problème des rapports sexuels avec des jeunes filles. Pour les motifs que j'ai déjà proposés, il faut s'attendre à ce que les infractions qui permettent d'invoquer les moyens de défense de diligence raisonnable ou de croyance raisonnable quant à l'âge soient moins efficaces pour dissuader d'avoir des rapports sexuels avec des jeunes filles qu'une infraction de responsabilité absolue.

La deuxième raison tient à ce que l'élimination de la mens rea au par. 146(1) du Code criminel peut être considérée comme beaucoup moins offensante que, par exemple, l'élimination de la mens rea dans le cas de l'infraction de meurtre. Il est peu vraisemblable que l'âge de la jeune fille avec laquelle un homme a l'intention d'avoir des rapports sexuels échappe totalement à son attention. Il a certainement une idée de l'âge de la jeune fille et il doit, grâce à son expérience, avoir une idée de la mesure dans laquelle cette impression peut être erronée; on peut présumer qu'il règle sa conduite en fonction d'une certaine marge d'erreur. Une fillette de treize ans peut paraître plus âgée, mais il y a une limite quant à la différence d'âge. On peut présumer qu'il arrivera rarement que l'accusé n'ait pas au moins envisagé la possibilité qu'une jeune fille ait été âgée de moins de quatorze ans, alors qu'elle avait effectivement moins de quatorze ans (ou qu'il n'ait pas volontairement fermé les yeux sur cette possibilité).

Même en supposant qu'il arrive qu'une personne "moralement innocente" soit déclarée coupable en vertu du par. 146(1) et aussi rare que cela puisse être, il faut se rappeler que pour éviter ce risque une personne n'a qu'à s'abstenir d'avoir des rapports sexuels avec des filles qui ne sont pas adultes à moins d'être assurée qu'elles ont plus de quatorze ans. Vu de cette façon, l'atteinte à la liberté qui découle du par. 146(1) du Code criminel ne paraît pas indûment sévère, compte tenu des grands maux auxquels cette disposition vise à remédier.

Enfin, une personne déclarée coupable en vertu du par. 146(1) n'est passible d'aucune peine minimale obligatoire. Même si un accusé peut être déclaré coupable alors qu'il ne savait pas que la victime était âgée de moins de quatorze ans, on peut s'attendre à ce que sa peine traduise son absence de culpabilité. Même si ce n'est pas un facteur justificatif pour déterminer si la responsabilité absolue contrevient à l'art. 7, on ne saurait prétendre qu'il ne s'agit pas d'un facteur pertinent pour déterminer si l'aspect de la responsabilité absolue au par. 146(1) est sauvegardé par l'article premier de la Charte.

Même si elles n'écartent pas la responsabilité absolue imposée en vertu du par. 146(1), ces considérations indiquent que le paragraphe est peut‑être plus facile à justifier en vertu de l'article premier de la Charte que certaines autres dispositions créant des infractions qui n'exigent pas de mens rea. Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., l'infraction était complète même si le contrevenant ignorait que son permis avait été suspendu. Il n'y avait pas de motif de vérifier la validité du permis avant de conduire, comme il est vraisemblable que quelqu'un vérifie l'âge d'une personne de sexe féminin avec laquelle il se propose d'avoir des rapports sexuels. On peut soutenir qu'il est plus facile d'éviter de contrevenir au par. 146(1) en évitant d'avoir des rapports sexuels avec des filles dont on ne connaît pas l'âge de façon certaine qu'il l'est d'éviter la responsabilité prévue à la Motor Vehicle Act de la Colombie‑Britannique en s'abstenant de conduire quand on n'a pas de raison de penser qu'on ne devrait pas conduire. Enfin, ce qui est le plus important, dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B. et l'arrêt Vaillancourt, l'accusé était passible d'une peine minimale; une peine d'emprisonnement était assurée en cas de déclaration de culpabilité. Dans le cas du par. 146(1), il n'en est pas ainsi; si la cour est convaincue que l'accusé est vraiment moralement innocent, elle peut le libérer: voir l'art. 663 (devenu l'art. 737) du Code criminel.

Pour ces motifs, je suis d'avis que le cas du par. 146(1) peut se distinguer de ceux du Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B. et de l'arrêt Vaillancourt relativement à l'application de l'article premier de la Charte. L'effet véritable de l'absence de mens rea au par. 146(1) est beaucoup moins grave qu'il peut l'être dans d'autres cas.

Je n'ai pas besoin d'insister sur la gravité des problèmes que le par. 146(1) du Code criminel cherche à enrayer, ni sur l'argument voulant qu'il n'y ait pas d'autre solution aussi efficace que celle d'écarter la possibilité d'invoquer le moyen de défense fondé sur l'ignorance de l'âge de la victime. Ces considérations, conjuguées au fait que l'absence de mens rea au par. 146(1) porte moins atteinte aux droits de l'accusé qu'elle ne le fait dans le cas d'autres infractions de responsabilité absolue, m'amènent à conclure que l'empiétement sur le droit d'un accusé de ne pas être déclaré coupable en l'absence d'intention coupable qui résulte du par. 146(1) est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

Mon point de vue est renforcé par le fait que des dispositions semblables au par. 146(1) sont en vigueur dans plusieurs autres sociétés libres et démocratiques.

b) La violation de l'art. 15 est‑elle sauvegardée par l'article premier de la Charte?

À mon avis, la violation de l'art. 15 de la Charte qu'entraîne le par. 146(1) du Code criminel est raisonnable et sa justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, et cette disposition est donc sauvegardée par l'article premier de la Charte.

Je n'ai pas besoin de m'étendre plus longuement sur l'objectif du par. 146(1); il est manifestement susceptible d'écarter d'autres droits garantis par la Charte, pourvu que les moyens utilisés soient appropriés et proportionnés. Le lien rationnel entre l'objectif et la mesure de même que le caractère minimal de l'empiétement sont établis. La seule question qui reste à déterminer est de savoir si la violation de l'art. 15 est justifiée, compte tenu des objectifs du par. 146(1).

Je suis convaincue que le moyen que constitue le par. 146(1) est proportionné et justifié eu égard à la gravité de la violation des droits à l'égalité dont jouissent les accusés et les victimes en vertu de l'art. 15 de la Charte. La différenciation des personnes de sexe masculin comme seuls contrevenants se justifie par le fait que seules les personnes de sexe masculin peuvent causer des grossesses, qui sont l'un des maux principaux auxquels le par. 146(1) cherche à remédier. La protection des enfants de sexe féminin, à l'exclusion de ceux de sexe masculin, peut se justifier par le même motif: seules les personnes de sexe féminin peuvent devenir enceintes. Pour ce motif, la Cour suprême des États‑Unis, à la majorité, n'a pas hésité à confirmer la validité d'une disposition de présomption légale de viol pour les personnes de sexe féminin de moins de dix‑huit ans, laquelle disposition était contestée en vertu du principe d'égalité de protection de la loi: Michael M. v. Superior Court of Sonoma County, précité. De plus, même si des femmes adultes peuvent s'en prendre à des garçons de moins de quatorze ans, le fond du problème des rapports sexuels avec des adolescents tient aux rapports sexuels d'hommes avec des jeunes filles. Des considérations touchant l'application de la loi justifient le rejet de l'argument qu'il est injuste de ne blâmer que l'homme pour les activités sexuelles d'une jeune fille de moins de quatorze ans. Comme on le signale dans l'arrêt Sonoma County, à la p. 473, si les deux parties étaient criminellement responsables, personne ne porterait plainte par crainte d'être poursuivi. De plus, en vertu des dispositions de la loi, (voir l'ancien art. 147), l'accusé doit être plus âgé que la plaignante. En pratique, il est habituellement beaucoup plus âgé. Dans ces circonstances, il n'est pas illogique de lui imputer la responsabilité des rapports sexuels qui ont eu lieu. On ne peut soutenir que la loi a tort d'imputer à l'homme plus âgé la responsabilité d'un état de choses puisqu'on ne peut pas présumer qu'une enfant de treize ans ou moins a consenti valablement à avoir des rapports sexuels.

Conclusion

J'arrive à la conclusion que, même s'il viole les art. 7 et 15 de la Charte, le par. 146(1) du Code criminel est une restriction raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

Je suis d'avis de rejeter les deux pourvois.

Pourvois accueillis, les juges GONTHIER et MCLACHLIN sont dissidents.

Procureurs de l'appelant Hess: Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa.

Procureurs de l'appelant Nguyen: Nozick, Sinder & Associates, Winnipeg.

Procureurs de l'intimée: Gregory J. Fitch, Toronto; le procureur général de la province du Manitoba, Winnipeg.

* Juge en chef à la date du jugement.


Synthèse
Référence neutre : [1990] 2 R.C.S. 906 ?
Date de la décision : 04/10/1990
Sens de l'arrêt : Les pourvois sont accueillis

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Justice fondamentale - Droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne - Interdiction, par le Code criminel, d'avoir des rapports sexuels avec une personne de sexe féminin âgée de moins de quatorze ans - Infraction de responsabilité absolue - L'article 146(1) du Code viole‑t‑il l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés? - Dans l'affirmative, cette violation est‑elle justifiée en vertu de l'article premier de la Charte?.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Égalité devant la loi - Interdiction, par le Code criminel, d'avoir des rapports sexuels avec une personne de sexe féminin âgée de moins de quatorze ans - L'article 146(1) du Code viole‑t‑il l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés? - Dans l'affirmative, cette violation est‑elle justifiée en vertu de l'article premier de la Charte?.

Droit criminel - Infractions sexuelles - Rapports sexuels avec une personne de sexe féminin âgée de moins de quatorze ans - L'article 146(1) du Code criminel viole‑t‑il le droit à la justice fondamentale garanti par l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés ou le droit à l'égalité devant la loi garanti par l'art. 15 de la Charte?.

Les deux appelants ont été inculpés, en vertu du par. 146(1) du Code criminel, d'avoir eu des rapports sexuels avec une personne de sexe féminin âgée de moins de quatorze ans. Dans le premier cas, le juge du procès a annulé l'acte d'accusation déposé contre Hess pour le motif que le par. 146(1) violait l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour d'appel de l'Ontario a infirmé cette décision et ordonné un nouveau procès. Dans le second cas, le juge du procès a déclaré l'appelant Nguyen coupable. La Cour d'appel du Manitoba a confirmé cette déclaration de culpabilité. La cour a conclu qu'il n'y avait pas de violation de l'art. 15 et que même si le par. 146(1) violait l'art. 7 de la Charte, cette violation était sauvegardée par l'article premier. Les présents pourvois visent à déterminer si le par. 146(1) du Code viole l'art. 7 ou l'art. 15 de la Charte et, dans l'affirmative, si cette violation est justifiée en vertu de l'article premier de la Charte.

Arrêt (les juges Gonthier et McLachlin sont dissidents): Les pourvois sont accueillis.

Le juge en chef Lamer et les juges Wilson, La Forest et L'Heureux‑Dubé: Il est un principe de justice fondamentale qu'une infraction criminelle assortie d'une peine d'emprisonnement doit comporter un élément de mens rea. L'article 7 de la Charte a fait de l'exigence de la mens rea comme élément présumé d'interprétation législative un élément d'une infraction criminelle requis par la Constitution. Le paragraphe 146(1) du Code, qui prévoit que toute personne du sexe masculin qui a des rapports sexuels avec une personne du sexe féminin qui n'est pas son épouse et qui a moins de quatorze ans est coupable d'un acte criminel et passible de l'emprisonnement à perpétuité, écarte expressément le moyen de défense que l'accusé croyait de bonne foi que la personne de sexe féminin était âgée de quatorze ans ou plus. Une infraction punissable d'emprisonnement qui ne reconnaît pas à l'inculpé la possibilité d'invoquer la diligence raisonnable comme moyen de défense porte atteinte au droit à la liberté garanti à l'art. 7.

Le paragraphe 146(1) du Code n'est pas justifié en vertu de l'article premier de la Charte en tant que limite raisonnable aux droits que l'art. 7 reconnaît à l'accusé. Bien que l'objectif législatif, qui consiste à vouloir protéger les enfants de sexe féminin contre les maux qui peuvent résulter des rapports sexuels et des grossesses précoces, porte sur une préoccupation urgente et réelle et que la création d'une infraction de responsabilité absolue ait un lien rationnel avec cette préoccupation, le par. 146(1) ne porte pas le moins possible atteinte au droit garanti par l'art. 7. Tout effet dissuasif que pourrait avoir la crainte de se tromper sur l'âge de la jeune fille se restreindrait aux cas limites. De plus, on n'a présenté aucun élément de preuve à l'appui de l'argument de la dissuasion et punir une personne moralement innocente dans le but de promouvoir l'objectif de la dissuasion est fondamentalement injuste. On ne peut laisser au processus de détermination de la peine les questions de l'innocence morale. Faire confiance à la discrétion de la poursuite ou du juge pour mitiger la sévérité d'une loi injuste ne peut justifier une disposition fondamentalement boiteuse. Le fait que le par. 146(1) a depuis été remplacé par une série de mesures qui permettent d'invoquer le moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable montre que le Parlement a conclu que son objectif peut être réalisé d'une manière qui ne restreint pas autant le droit de l'accusé.

Bien que seuls les hommes puissent être accusés en vertu du par. 146(1) du Code et que seules les femmes puissent porter plainte, le paragraphe ne viole pas le par. 15(1) de la Charte. L'infraction porte sur un acte que seuls les hommes sont capables de commettre en raison d'une réalité biologique. Puisqu'une femme ne commet pas un acte physique qui peut être facilement assimilé à celui qu'un homme commet en vertu du par. 146(1), il est préférable de laisser au législateur le soin de décider si une femme devrait être punie pour avoir cherché à avoir des rapports sexuels avec un garçon de moins de quatorze ans. Enfin, la sodomie est un acte biologiquement différent que le législateur a choisi de traiter séparément.

L'article 28 de la Charte, qui prévoit que les droits et libertés mentionnés dans la Charte "sont garantis également aux personnes des deux sexes" n'empêche pas le législateur de créer un infraction qui, en raison d'une réalité biologique, ne peut être commise que par l'un des deux sexes.

Le juge Sopinka: Pour les motifs exposés par la majorité, le par. 146(1) du Code enfreint l'art. 7 de la Charte et ne peut être sauvegardé en vertu de l'article premier.

Comme l'ont conclu les juges formant la minorité, le par. 146(1) du Code enfreint l'art. 15 de la Charte, mais il est sauvegardé par l'article premier.

Les juges Gonthier et McLachlin (dissidents): C'est un principe de justice fondamentale au sens de l'art. 7 de la Charte qu'une règle de droit qui restreint la liberté d'une personne par un moyen comme l'emprisonnement doit avoir pour élément essentiel que la personne ait une intention coupable ou mens rea. Un élément essentiel de l'infraction définie au par. 146(1) est que la victime doit être âgée de moins de quatorze ans. Le ministère public n'est pas tenu de faire la preuve que l'accusé savait que la victime avait moins de quatorze ans et l'accusé ne peut invoquer comme moyen de défense qu'il a sincèrement cru que la victime était plus âgée. Puisqu'un accusé peut être déclaré coupable en vertu du par. 146(1) même s'il n'a pas l'intention coupable, le paragraphe viole l'art. 7 de la Charte.

Pour qu'il y ait violation de l'art. 15, il faut que deux conditions soient réalisées. Premièrement, il faut prouver l'existence d'une inégalité ou d'une distinction dans le traitement de certains individus par rapport à d'autres. Deuxièmement, cette distinction doit constituer de la discrimination. L'article 146 du Code remplit ces conditions. Il établit des distinctions fondées sur le sexe, qui est l'un des motifs énumérés à l'art. 15 et il impose aux hommes un fardeau qu'il n'impose pas aux femmes. Il offre de plus aux jeunes personnes de sexe féminin une protection qu'il n'offre pas aux jeunes personnes de sexe masculin. Le paragraphe 146(1) ne constitue pas un "programme de promotion sociale" au sens du par. 15(2) de la Charte et n'est pas soustrait à l'analyse fondée sur l'article premier de la Charte.

Le paragraphe 146(1) du Code est justifié en vertu de l'article premier de la Charte. D'abord, la protection des enfants de sexe féminin contre les maux que peuvent engendrer les rapports sexuels et les grossesses précoces et la protection de la société contre les conséquences des problèmes sociaux que peuvent engendrer les rapports sexuels avec des enfants constituent un objectif législatif suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit garanti par la Constitution. Ensuite, les moyens choisis pour réaliser cet objectif sont raisonnables et leur justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Il existe un lien rationnel entre l'imposition d'une responsabilité absolue au par. 146(1) et son objectif. L'imposition d'une responsabilité absolue, qui écarte la possibilité d'invoquer comme moyens de défense la croyance raisonnable quant à l'âge et la diligence raisonnable a un effet dissuasif supplémentaire sur les hommes qui envisagent d'avoir des rapports sexuels avec des jeunes filles. La violation ne va pas au‑delà de ce qui est raisonnablement nécessaire pour réaliser l'objectif. Enfin, au sujet de l'art. 7, l'atteinte à la liberté qui découle du par. 146(1) du Code n'est pas indûment sévère, compte tenu des grands maux auxquels cette disposition vise à remédier. La gravité des problèmes que le par. 146(1) cherche à enrayer et l'absence d'autre solution aussi efficace que celle d'écarter la possibilité d'invoquer le moyen de défense fondé sur l'ignorance de l'âge de la victime, conjuguées au fait que l'absence de mens rea au par. 146(1) porte moins atteinte aux droits de l'accusé qu'elle ne le fait dans le cas d'autres infractions de responsabilité absolue, amènent à conclure que l'empiétement sur les droits d'un accusé de ne pas être déclaré coupable en l'absence d'intention coupable, qui résulte du par. 146(1), est raisonnable et peut se justifier. Quant à l'art. 15, le moyen que constitue le par. 146(1) est également proportionné et justifié eu égard à la gravité de la violation des droits à l'égalité dont jouissent les accusés et les victimes. La différenciation des personnes de sexe masculin comme seuls contrevenants se justifie par le fait que seules les personnes de sexe masculin peuvent causer des grossesses, qui sont l'un des maux principaux auxquels le par. 146(1) cherche à remédier. La protection des enfants de sexe féminin, à l'exclusion de ceux de sexe masculin, peut se justifier pour le même motif.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Hess; R.

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Wilson
Arrêt critiqué: R. v. Ferguson (1987), 16 B.C.L.R. (2d) 273
arrêt examiné: R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153
arrêts mentionnés: R. c. Sault Ste‑Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299
Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296
R. v. Groombridge (1836), 7 Car. & P. 581, 173 E.R. 256
R. v. Waite, [1892] 2 Q.B. 600.
Citée par le juge McLachlin (dissidente)
R. v. Ferguson (1987), 16 B.C.L.R. (2d) 273
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296
United States v. Carolene Products Co., 304 U.S. 144 (1938)
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
Re MacVicar and Superintendent of Family and Child Services (1986), 34 D.L.R. (4th) 488
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Michael M. v. Superior Court of Sonoma County, 450 U.S. 464 (1981)
R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30
Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 15, 28, 33.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 150.1(4), 151, 152.
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 3(6), 140 [abr. & rempl. 1980‑81‑82‑83, ch. 125, art. 5], 146(1) [mod. 1972, ch. 13, art. 70
abr. & rempl. 1987, ch. 24, art. 2], 147 [abr. & rempl. 1980‑81‑82‑83, ch. 125, art. 7
abr. & rempl. 1987, ch. 24, art. 2], 155, 663 [mod. 1972, ch. 13, art. 58
mod. 1974‑75‑76, ch. 93, art. 81].
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, S.C. 1987, ch. 24, art. 2.
Doctrine citée
Blackstone, Sir William. Commentaries on the Laws of England. Book IV. By Christian et al. New York: W. E. Dean, 1846.
Canada, Commission de réforme du droit. Droit pénal: infractions sexuelles (document de travail no 22). Ottawa: Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1978.
Coke, Sir Edward. The Third Part of the Institutes of the Laws of England. London: Clarke, 1817.
Howard, Colin. "The Protection of Principle Under a Criminal Code" (1962), 25 M.L.R. 190.
Kenny, Courtney Stanhope. Kenny's Outlines of Criminal Law, 19th ed. By J. W. Cecil Turner. Cambridge: University Press, 1966.
MacNamara, Donal E. J. and Edward Sagarin. Sex, Crime, and the Law. New York: Free Press, 1977.
Raymond, Paul E. "The Origin and Rise of Moral Liability in Anglo‑Saxon Criminal Law" (1936), 15 Or. L. Rev. 93.
Stroud, Douglas Aikenhead. Mens Rea. London: Sweet & Maxwell, 1914.

Proposition de citation de la décision: R. c. Hess; R. c. nguyen, [1990] 2 R.C.S. 906 (4 octobre 1990)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1990-10-04;.1990..2.r.c.s..906 ?
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