La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/11/1988 | CANADA | N°[1988]_2_R.C.S._345

Canada | R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345 (17 novembre 1988)


r. c. morin, [1988] 2 R.C.S. 345

Guy Paul Morin Appelant

c.

Sa Majesté La Reine Intimée

répertorié: r. c. morin

No du greffe: 20449.

1988: 30 juin; 1988: 17 novembre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges McIntyre, Lamer, Wilson, Le Dain* La Forest et Sopinka.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1987), 21 O.A.C. 38, 36 C.C.C. (3d) 50, qui a accueilli l'appel de la poursuite contre l'acquittement de l'accusé relativement à une accusation de meurtre au pre

mier degré et ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

1. Clayton Ruby et Michael Code, pour l'appelant.

...

r. c. morin, [1988] 2 R.C.S. 345

Guy Paul Morin Appelant

c.

Sa Majesté La Reine Intimée

répertorié: r. c. morin

No du greffe: 20449.

1988: 30 juin; 1988: 17 novembre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges McIntyre, Lamer, Wilson, Le Dain* La Forest et Sopinka.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1987), 21 O.A.C. 38, 36 C.C.C. (3d) 50, qui a accueilli l'appel de la poursuite contre l'acquittement de l'accusé relativement à une accusation de meurtre au premier degré et ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

1. Clayton Ruby et Michael Code, pour l'appelant.

2. David Fairgrieve et Laurie Vechter, pour l'intimée.

Version française du jugement du juge en chef Dickson et des juges McIntyre, La Forest et Sopinka rendu par

3. Le juge Sopinka—La présente affaire illustre encore une fois les dangers que comporte la tentative d'étendre l'application du principe que, dans une affaire criminelle, la poursuite doit prouver tous les éléments de l'accusation hors de tout doute raisonnable.

4. Le 7 février 1986, Guy Paul Morin a été acquitté du meurtre au premier degré de Christine Jessop, meurtre qui aurait été commis entre le 2 octobre 1984 et le 1er janvier 1985.

5. Au procès, l'appelant a inscrit un plaidoyer de non‑culpabilité. Il a affirmé qu'il n'était pas le meurtrier, mais que, subsidiairement, s'il l'était, il n'était pas coupable pour cause d'aliénation mentale.

6. Les éléments de preuve offerts au procès ont été examinés assez en détail dans les motifs de la Cour d'appel, maintenant publiés à (1987), 36 C.C.C. (3d) 50 (Ont.), et n'ont pas besoin d'être repris ici.

7. La poursuite en a appelé de l'acquittement, invoquant deux erreurs que comporterait l'exposé au jury. La Cour d'appel a conclu à l'unanimité que le jury avait reçu des directives erronées quant aux aspects suivants:

(i) La norme de preuve

8. Le juge du procès a invité le jury à appliquer la norme de preuve criminelle hors de tout doute raisonnable à des éléments de preuve individuels.

(ii) La preuve psychiatrique

9. On allègue que le juge du procès aurait dû dire au jury que certains éléments de preuve tirés de l'interrogatoire d'un psychiatre de la défense, le Dr Orchard, tendant à démontrer que l'auteur du crime et l'appelant partageaient des traits de caractère anormaux, étaient pertinents relativement à la question de l'identité.

10. La Cour d'appel n'a cependant pas été unanime sur l'issue de l'appel. Les juges Brooke et Robins étaient convaincus que les erreurs justifiaient la tenue d'un nouveau procès. Le juge Cory n'était pas convaincu que la poursuite avait établi que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le jury avait reçu des directives appropriées.

11. Finalement la Cour a ordonné un nouveau procès, décision qui est contestée dans le présent pourvoi.

12. Voici les grandes lignes de l'argument de l'appelant sur ces deux points:

(i) La norme de preuve

13. Me Ruby a allégué que l'exposé dans son ensemble n'invitait pas à un examen de la preuve élément par élément. La Cour d'appel a commis une erreur en ne reconnaissant pas l'existence d'un processus à deux étapes dans les délibérations du jury, dont chacune commande l'application de la doctrine du doute raisonnable. Au cours de la première étape, celle de la "recherche des faits", le jury détermine "ce qui s'est passé". Les éléments de preuve doivent être examinés les uns par rapport aux autres mais, après cet examen, chacun doit passer individuellement le test de la preuve hors de tout doute raisonnable. Seuls les éléments qui le passent sont examinés au cours de l'étape suivante.

14. Au cours de la seconde étape, celle de la culpabilité ou du verdict, le jury examine tous les éléments de preuve qu'il a retenus et décide si ces éléments, dans leur ensemble, établissent la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable. L'appelant allègue que l'exposé au jury était conforme à ce qui précède.

(ii) La preuve psychiatrique

15. Me Code a allégué que les éléments de preuve tirés de l'interrogatoire du Dr Orchard n'établissaient pas le lien nécessaire entre l'auteur du crime et l'appelant pour qu'ils soient admissibles, si tant est qu'ils le soient pour la poursuite. Les éléments de preuve recueillis ne sont pas autre chose que la preuve d'une simple disposition et ils sont exclus pour des motifs de principe.

16. En outre, même si la preuve possédait les éléments nécessaires pour établir un certain lien entre le meurtrier et l'appelant, la Cour d'appel a commis une erreur en n'appréciant pas sa valeur probante en regard de son effet préjudiciable.

17. À l'appui de ce moyen, on a demandé à la Cour d'appel d'autoriser la production d'une nouvelle preuve sous forme de l'affidavit du Dr Orchard expliquant les réponses données au cours de l'interrogatoire. La Cour d'appel a rejeté cette demande sans prendre connaissance de la nouvelle preuve. L'appelant prétend que la Cour d'appel a commis une erreur et le refus est avancé comme moyen d'appel.

Les faits

18. Bien qu'une revue détaillée de la preuve ne soit ni nécessaire ni souhaitable dans les circonstances, quelques brefs extraits nous aideront à mieux comprendre les points en litige. La poursuite s'est notamment fondée sur les éléments de preuve suivants:

(i) après analyse scientifique, on a constaté que les cheveux trouvés sur la chaîne d'argent que la victime portait autour du cou correspondait aux cheveux de l'appelant;

(ii) de la même façon, plusieurs cheveux trouvés dans l'auto de l'appelant correspondaient aux cheveux de Christine Jessop. L'appelant a nié que Christine Jessop se soit jamais trouvée dans son auto;

(iii) certaines fibres et certains poils d'animaux trouvés sur les lieux du meurtre correspondaient à des fibres et à des poils d'animaux trouvés dans l'auto ou dans la résidence de l'appelant;

(iv) des déclarations que l'appelant aurait faites à un nommé Hobbs, un agent secret, desquelles on aurait pu déduire la culpabilité, et la démonstration faite par l'appelant dans la prison de Whitby en mai 1985 de la façon dont il a poignardé sa victime à plusieurs reprises;

(v) les aveux et les déclarations inculpatoires que l'appelant a faits à deux compagnons de cellule, Leyte et May, dans la prison de Whitby.

19. L'appelant a contesté l'importance de la preuve d'expert relative aux échantillons de cheveux et de fibres. Il a vigoureusement attaqué le témoignage de Hobbs, Leyte et May en invoquant leur inexactitude et leur manque de crédibilité. L'appelant a également présenté une défense d'alibi dont le point essentiel était qu'après le travail il est allé faire des courses et n'est revenu chez lui qu'après la disparition de Christine Jessop.

20. En ce qui concerne le moyen de défense subsidiaire d'aliénation mentale, l'appelant a offert une preuve psychiatrique, notamment le témoignage du Dr Orchard, un psychiatre médico‑légal. C'est au cours du contre‑interrogatoire de ce témoin par Me Scott, l'avocat de la poursuite, qu'on a obtenu les éléments de preuve qui sont à l'origine du second moyen d'appel.

Le premier moyen: allégations de directives erronées concernant la norme de preuve

21. L'appelant allègue que, pris dans son ensemble, l'exposé n'invitait pas le jury à soumettre les éléments de preuve individuels à la norme en matière criminelle, mais qu'il avait plutôt pour effet de faire examiner les éléments de preuve les uns par rapport aux autres à l'étape de la «recherche des faits». Les éléments qui résistent à cette démarche constituent "l'ensemble de la preuve" à partir de laquelle le jury détermine si la culpabilité a été prouvée hors de tout doute raisonnable.

22. Cet argument soulève deux questions:

(i) L'interprétation de l'exposé avancée par l'appelant est‑elle correcte?

(ii) Dans l'affirmative, est‑ce une directive erronée que de dire au jury d'appliquer la norme en matière criminelle en deux étapes?

23. L'appelant ne conteste pas que constitue une directive erronée que de dire au jury d'appliquer la norme de preuve hors de tout doute raisonnable à des éléments de preuve individuels. Il y a une jurisprudence abondante en ce sens: Stewart c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 748, aux pp. 759 et 761; R. v. Bouvier (1984), 11 C.C.C. (3d) 257 (C.A. Ont.), à la p. 265, conf. [1985] 2 R.C.S. 485.

24. Voici les extraits pertinents de l'exposé au jury dans l'ordre chronologique.

1. Concernant le témoignage

[TRADUCTION] Vous n'êtes pas tenus d'accepter une partie quelconque de la déposition d'un témoin seulement parce qu'elle n'a pas été niée. Si vous avez un doute raisonnable quant à un témoignage, vous accorderez à l'accusé le bénéfice du doute à cet égard. Ayant décidé quel témoignage vous estimez digne de foi, vous l'examinerez dans son ensemble, évidemment, pour arriver à votre verdict. [Je souligne.]

2. Concernant la charge de la preuve

[TRADUCTION] L'accusé a droit au bénéfice du doute raisonnable sur l'ensemble de la cause et sur chacun des points de la cause.

La preuve hors de tout doute raisonnable ne s'applique pas aux éléments de preuve individuels ou aux différentes parties de la preuve; elle s'applique à tout l'ensemble de la preuve sur laquelle s'appuie la poursuite pour prouver la culpabilité. Vous ne pouvez déclarer quelqu'un coupable sans d'abord être convaincus de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

3. Concernant les cheveux et les fibres

[TRADUCTION] Il me semble que cette preuve ne fait pas plus que démontrer que Christine a pu se trouver dans l'auto Honda et que l'accusé a pu se trouver sur les lieux du meurtre et, évidemment, ce n'est pas là une preuve hors de tout doute raisonnable.

4. Concernant les déclarations de l'appelant à Hobbs

[TRADUCTION] J'allais vous dire que si vous concluez que le témoignage de l'accusé à ce procès constitue la bonne interprétation de ces bandes et de ces transcriptions, ou de parties de celles‑ci, ou si vous avez un doute raisonnable que ce pourrait être le cas, vous lui accorderez le bénéfice du doute quant à ces parties des bandes ou transcriptions et vous adopterez son interprétation.

5. Concernant la déclaration de l'appelant au détenu May

[TRADUCTION] Maintenant, quant à ce témoignage relativement à cette partie de la bande que je viens de lire, si vous concluez que le témoignage de l'accusé au procès constitue la bonne interprétation de cette conversation, ou si vous avez un doute raisonnable que ce soit le cas, vous accorderez le bénéfice du doute à l'accusé et adopterez son interprétation.

25. Suivant mon interprétation de l'ensemble de l'exposé, un jury aurait vraisemblablement conclu qu'en examinant la preuve il devait accorder à l'accusé le bénéfice du doute à l'égard de toute preuve. Ce processus d'examen et d'élimination aurait eu lieu à l'étape de la "recherche des faits" pour reprendre l'expression de l'appelant. L'ensemble de la preuve que le jury devait examiner pour établir la culpabilité ou l'innocence était ce qui avait résisté à l'étape de la "recherche des faits". Il n'y a aucune autre façon d'interpréter le premier extrait de l'exposé.

26. L'appelant prétend cependant que le deuxième extrait a corrigé cette erreur. Le juge Cory a convenu que cet extrait et la directive quant à l'alibi [TRADUCTION] "font beaucoup pour corriger les erreurs sur ce sujet" (p. 62). Le deuxième extrait mentionne "l'ensemble de la cause" et "tout l'ensemble de la preuve". Comme on avait déjà dit au jury que "l'ensemble" sur lequel le verdict devait être fondé était la preuve qui avait été acceptée, je ne suis pas convaincu qu'il ait interprété ce passage comme une correction. Il a très bien pu supposer que la définition antérieure de "l'ensemble" continuait de s'appliquer. Au mieux, du point de vue de l'appelant, il y aurait eu confusion dans l'esprit du jury. Les passages subséquents de l'exposé montrent ce que signifie le premier extrait et confirment que les éléments de preuve doivent être examinés en fonction de la norme en matière criminelle.

27. Le troisième extrait intervient après un examen de la preuve relative aux cheveux et aux fibres. L'appelant avance que cette observation du juge du procès décrit simplement ce qu'on peut déduire de la preuve. À mon avis, vu la teneur du premier extrait, le jury aurait conclu qu'il devait accorder le bénéfice du doute à l'appelant et qu'il ne devait pas considérer que cette preuve faisait partie de l'ensemble qui devait lui permettre de rendre un verdict.

28. Le quatrième extrait traite du témoignage de l'agent secret Hobbs et de l'interprétation que l'appelant donne de ces conversations. La version de Hobbs aurait pu être renforcée dans l'esprit du jury si on l'avait rapprochée d'autres témoignages, en particulier ceux de Leyte et de May. Ces deux compagnons de cellule ont témoigné au sujet de déclarations et d'actes de l'appelant qui tendent à l'incriminer. Cet extrait de l'exposé invitait le jury à comparer le témoignage de Hobbs, pris isolément, à celui de l'appelant. Si le témoignage de l'appelant jetait un doute sur celui de Hobbs, alors, vu la directive contenue dans le premier extrait, le jury devait lui préférer l'interprétation non inculpatoire proposée par l'appelant.

29. La directive contenu dans le cinquième extrait invitait le jury à traiter le témoignage du compagnon de cellule May de la même manière, ce qui amenait le même résultat.

30. Citant R. v. Challice (1979), 45 C.C.C. (2d) 546 (C.A. Ont.), l'appelant allègue que des considérations différentes s'appliquent lorsque la crédibilité de la preuve à décharge est en cause. En pareil cas, soutient‑il, la preuve à décharge n'a pas besoin d'être crue, mais elle [TRADUCTION] "doit seulement soulever un doute raisonnable". Cela ne signifie cependant pas que la preuve à décharge ou celle qu'elle contredit ou explique doit être examinée élément par élément. Le jugement du juge Morden dans l'arrêt Challice, précité, qui, l'appelant en convient, exprime l'opinion traditionnelle et est compatible avec les arrêts de cette Cour Nadeau c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 570, et R. c. Thatcher, [1987] 1 R.C.S. 652, expose correctement le droit dans l'extrait suivant (à la p. 557):

[TRADUCTION] Naturellement, le jury doit examiner attentivement les questions de crédibilité au cours de ses délibérations sur le verdict et les jurés peuvent avoir des opinions divergentes à l'égard de différents éléments de preuve: acceptation complète, rejet complet ou quelque chose entre les deux. Une façon efficace et souhaitable de reconnaître cette partie nécessaire du processus et de la présenter au jury d'une manière qui convient exactement à son devoir relativement au fardeau et à la norme de preuve, consiste à dire au jury qu'il n'est pas nécessaire qu'il croie la preuve à décharge sur une question fondamentale, mais qu'il suffit que, considérée dans le contexte de toute la preuve, elle le laisse dans un état de doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé: voir R. v. Lobell, [1957] 1 Q.B. 547, à la p. 551, le lord juge en chef Goddard. [Je souligne.]

31. Rien dans l'arrêt Nadeau, précité, n'appuie l'allégation de l'appelant. Dans cette affaire, le juge du procès a dit au jury qu'il devait accepter ou bien la version des faits avancés par la poursuite, ou bien celle présentée par l'accusé. Il a ajouté que l'accusé n'avait droit au bénéfice du doute que si les versions sont également concordantes avec la preuve. Il ressort clairement du jugement du juge Lamer que la version de l'accusé a droit au bénéfice du doute à moins que, compte tenu de toute la preuve, le jury ne soit convaincu hors de tout doute raisonnable que la version de la poursuite est la bonne. Il dit (à la p. 573):

Les jurés ne peuvent retenir sa version [celle d'un témoin de la poursuite], ou portion de celle‑ci, que s'ils sont, en regard de toute la preuve, satisfaits hors de tout doute raisonnable que les événements se sont passés comme tels; à défaut de quoi, et à moins qu'un fait ne soit prouvé hors de tout doute raisonnable, l'accusé a droit à la détermination de fait qui lui est la plus favorable, en autant, bien sûr, qu'elle repose sur une preuve au dossier et n'est pas pure spéculation. [Je souligne.]

32. Rien dans l'arrêt Thatcher n'est incompatible avec cette opinion.

33. Il est très possible que ces directives erronées aient amené le jury à examiner de façon fragmentée des éléments de preuve qui étaient décisifs pour la poursuite. Pris isolément ou comparés au témoignage de l'accusé sans l'appui d'autres témoignages, plusieurs de ces éléments de preuve auraient pu être écartés parce qu'ils ne résistaient pas au test. Lorsque le jury est arrivé à l'examen de la preuve de la poursuite prise dans son ensemble, il se peut qu'il n'en soit pas resté grand‑chose. On ne peut en être certain, mais c'est très vraisemblable et l'exposé constituait donc une directive erronée aux conséquences sérieuses.

34. Cette conclusion suffit pour régler ce moyen d'appel sans examiner le second point de l'argument de l'appelant, savoir qu'il est exact de dire au jury qu'il doit appliquer la norme en matière criminelle en deux étapes, l'étape de la recherche des faits et l'étape du verdict ou de la culpabilité. Cependant, puisque c'est la tentative du juge du procès à cet égard qui a provoqué les difficultés dans l'exposé, j'ai l'intention d'examiner ce point.

35. Suivant la jurisprudence mentionnée précédemment, il est clair que le jury ne doit pas examiner la preuve élément par élément en regard de la norme en matière criminelle. Par ailleurs, la jurisprudence antérieure ne contient à peu près aucune indication quant aux règles de droit, s'il en est, qui s'appliquent à l'appréciation de la preuve. Les tentatives de formulation de ces règles ont été mal vues. Ainsi, dans l'arrêt R. v. Van Beelen (1973), 4 S.A.S.R. 353 (C.S. en banc), sur lequel a beaucoup insisté l'appelant, la Court of South Australia siégeant au complet a conclu qu'en recherchant les faits le jury ne pouvait déduire la culpabilité des différents faits dont l'existence était douteuse. À propos de cet arrêt, l'ouvrage Cross on Evidence (6th ed. 1985) dit qu'il s'agit d'une question obscure et conclut (à la p. 146):

[TRADUCTION] Quelle que puisse être la bonne directive suivant les circonstances d'un cas particulier, il est à espérer qu'on ne permette jamais à des questions comme celles qui viennent d'être soulevées de devenir le fondement de règles impératives.

36. L'affaire qui vient très près de s'attaquer à ce problème est Thomas v. The Queen, [1972] N.Z.L.R. 34 (C.A.) Dans son exposé, le juge du procès avait dit au jury (à la p. 36):

[TRADUCTION] Bien qu'il faille examiner chaque élément de preuve avec attention, parce que c'est le droit de l'accusé et que c'est votre devoir, l'affaire ne doit pas être tranchée par une série de jugements distincts et exclusifs sur chaque élément ou par une recherche de ce que chacun prouve en lui‑même, ou prouve‑t‑il la culpabilité? Ce n'est pas la bonne façon. C'est l'effet cumulatif... [Mis en italique par la Cour d'appel.]

37. L'avocat de l'appelant dans cette affaire‑là a prétendu qu'on aurait dû dire au jury de procéder par une série d'étapes distinctes pour examiner la preuve et en écarter les éléments qui ne respectaient pas la norme requise. Le président North a répondu à cette prétention (à la p. 37):

[TRADUCTION] Si nous avons bien compris l'argument de Me Temm, c'est le passage du résumé que nous avons mis en italique qu'il conteste. Au fur et à mesure qu'il avançait dans son développement, il nous est apparu de plus en plus clairement que la prémisse de ses propositions était fondée sur une conception erronée des fonctions respectives du juge et du jury dans une affaire criminelle. Le juge a le devoir et l'obligation de donner au jury des directives sur tous les points de droit, y compris le fardeau de la preuve et la norme de preuve requise dans les affaires criminelles. Les faits, par contre, sont laissés à l'appréciation du jury et, bien que le juge puisse estimer qu'il convient de fournir au jury une certaine aide dans l'examen des faits, il ne lui appartient pas de dire au jury qu'il doit apprécier chaque élément de preuve séparément et qu'il doit décider que l'élément a été prouvé hors de tout doute raisonnable avant de pouvoir l'utiliser pour en arriver au verdict. Le jury doit déterminer par lui‑même quelles parties de la preuve il est disposé à accepter ou à rejeter. Ce que Me Temm a apparemment cherché en vain au procès, et qu'il cherche à faire valoir maintenant devant cette Cour, est ce qu'il appelle le droit de l'appelant à ce que le juge donne comme directive au jury de procéder par une série d'étapes distinctes, d'éliminer au fur et à mesure qu'il avance dans sa démarche intellectuelle chaque fait qui, considéré en lui‑même, amène plus d'une déduction de sorte que, à la fin, le jury n'examine que les faits et les déductions qui, en eux‑mêmes, prouvent hors de tout doute raisonnable la culpabilité de l'appelant.

La preuve de la poursuite en l'espèce est constituée de plusieurs éléments distincts qui, a‑t‑on prétendu, n'arrivent à avoir un sens dans le contexte de l'acte d'accusation que lorsqu'on les examine en tenant dûment compte de l'interdépendance de leurs parties constitutives.

38. L'argument en faveur d'une application en deux étapes de la norme en matière criminelle a un attrait superficiel en théorie, mais, à mon humble avis, il est mal fondé en principe et irréalisable en pratique. Il est mal fondé en principe parce que la fonction de la norme de preuve n'est pas de soupeser chaque élément de preuve mais de décider des questions fondamentales. De plus, cela obligerait chaque juré à s'appuyer sur les mêmes faits afin d'établir la culpabilité. Il est clair en droit que les jurés peuvent arriver à leur verdict par des chemins différents sans avoir à se fonder sur les mêmes faits. Et même, il n'est pas nécessaire que les jurés soient d'accord sur chaque fait individuel, pourvu qu'ils le soient sur la conclusion finale. Voir Wigmore on Evidence (Chadbourn rev. 1981), vol. 9, § 2497, aux pp. 412 à 414; R. v. Lynch, Malone and King (1978), 40 C.C.C. (2d) 7 (C.A. Ont.), à la p. 19; R. v. Bouvier (C.A. Ont.), précité, aux pp. 264 et 265; R. v. Moreau (1986), 26 C.C.C. (3d) 359 (C.A. Ont.), à la p. 389; R. v. Agbim, [1979] Crim. L.R. 171 (C.A.); R. v. Thatcher (1986), 24 C.C.C. (3d) 449 (C.A. Sask.), à la p. 510, pourvoi rejeté, [1987] 1 R.C.S. 652, à la p. 697.

39. La question est résumée dans Cross on Evidence, op. cit., à la p. 146:

[TRADUCTION] La Cour d'appel a jugé qu'il est inutile qu'un juge dise au jury qu'il doit être unanime sur un élément de preuve portant sur un chef particulier pour pouvoir prononcer la culpabilité à son égard. Il semble suffire que tous les membres du jury concluent à la culpabilité de l'accusé en s'appuyant sur certains faits relatifs à ce chef.

40. En réalité ce n'est pas pratique non seulement parce que le jury devrait être d'accord sur les mêmes faits mais sur ce que chaque fait pris isolément prouve. Chaque fait pris isolément n'établit pas nécessairement la culpabilité mais constitue un maillon de la chaîne de la preuve ultime. Il n'est donc pas possible d'obliger le jury à chercher des faits prouvés hors de tout doute raisonnable sans identifier ce qu'effectivement ils prouvent hors de tout doute raisonnable. Puisque le même fait peut entraîner des déductions différentes tendant à établir la culpabilité ou l'innocence, le jury pourrait écarter ces faits étant donné qu'il existe un doute sur ce qu'ils prouvent.

41. Les partisans du processus en deux étapes craignent que des faits qui sont douteux ne soient utilisés pour établir la culpabilité. On peut leur répondre que la solidité de la chaîne est fonction du plus faible de ses maillons. Si les faits qui sont essentiels à la conclusion de culpabilité sont encore douteux malgré l'apport d'autres faits, cela amènera le jury à douter que la culpabilité a été prouvée hors de tout doute raisonnable.

42. Je conclus de ce qui précède que l'appréciation des faits appartient au jury, sous réserve de directives du juge du procès quant au droit. Bien que l'exposé puisse contenir et contienne souvent de nombreuses suggestions utiles pour apprécier la preuve, comme observer le comportement, tenir compte de l'intérêt du témoin et ainsi de suite, le droit n'impose qu'une seule exigence fondamentale: pendant les délibérations, le jury ou un autre juge des faits doit examiner la preuve comme un tout et décider si la poursuite a établi la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Cela exige nécessairement que chaque élément de l'infraction ou du point en litige ait été prouvé hors de tout doute raisonnable. Cette exigence mise à part, il appartient au juge des faits de décider comment procéder. S'immiscer dans ce domaine constitue, comme le signale le président North, une intrusion dans le domaine du jury.

43. La raison d'être des jurys est qu'on a voulu que ce soit des profanes et non des avocats qui décident des faits. Introduire dans le processus des règles juridiques artificielles relativement à l'activité humaine naturelle de délibération et de décision tendrait à diminuer la valeur du système de jury. Par conséquent, c'est à tort qu'un juge du procès impose des règles supplémentaires pour l'appréciation de la preuve. De fait, il est imprudent de tenter d'entrer dans le détail de l'exigence fondamentale mentionnée précédemment. Je ferais deux exceptions. On devrait dire au jury que les faits ne doivent pas être examinés séparément et isolément en regard de la norme en matière criminelle. Cette directive est un corollaire nécessaire de la règle fondamentale mentionnée précédemment. Sans elle, il y a un certain danger qu'un jury puisse conclure que l'exigence suivant laquelle chaque point en litige ou élément de l'infraction doit être prouvé hors de tout doute raisonnable nécessite que les éléments de preuve individuels soient prouvés ainsi.

44. La seconde exception est que, lorsqu'il se pose des questions de crédibilité entre la preuve à charge et à décharge, il convient de donner au jury une directive comme celle proposée par le juge Morden dans l'arrêt Challice, précité. Dans une situation comme celle‑là, il y a un danger que le jury puisse conclure qu'il s'agit simplement de savoir quelle partie il doit croire. La directive proposée lui signale que, si la preuve à décharge le laisse dans un état de doute une fois qu'il l'a examinée dans le contexte de l'ensemble de la preuve, il doit alors prononcer un acquittement.

45. Par conséquent, même si l'interprétation de l'exposé au jury proposée par l'appelant est correcte, il y a eu directive erronée, quoiqu'elle ne soit pas aussi grave que celle que j'ai déjà constatée.

Le second moyen: la preuve psychiatrique

46. La Cour d'appel a accepté l'allégation de la poursuite portant que le juge du procès a donné une directive erronée au jury lorsqu'il lui a dit:

[TRADUCTION] Je dois vous dire autre chose concernant cette preuve psychiatrique. Elle est contenue dans le témoignage, je crois, en particulier celui du Dr Orchard, que l'accusé est une personne tout à fait capable de commettre le genre de crime que nous examinons en l'espèce. Je vous dis que vous ne devez pas utiliser ce témoignage comme une preuve ou indication de preuve qu'il a effectivement tué Christine Jessop seulement parce qu'il en est capable.

47. La preuve mentionnée a été obtenue au cours du contre‑interrogatoire du Dr Orchard par Me Scott, l'avocat de la poursuite. La portée de cette preuve est essentielle pour la décision sur ce moyen d'appel. Il est donc nécessaire d'en citer un assez long extrait.

[TRADUCTION] Q. [Me Scott] Je comprends, du fait même que vous êtes en mesure d'exprimer une opinion sur l'état de cet homme, dans l'éventualité où il aurait agressé sexuellement, violé et poignardé plusieurs fois Christine Jessop, que vous devez être d'avis qu'il a la constitution psychologique de l'auteur d'une telle infraction.

R. Non, je suis d'avis que, en fait, la maladie—et s'il l'a fait—a perturbé sa constitution psychologique de sorte qu'il a pu accomplir un tel acte.

SA SEIGNEURIE: Pardon. Je n'ai pas compris. Votre réponse est «Non . . .» quoi, Docteur?

LE TÉMOIN: Non. La maladie a très vraisemblablement—a pu ou a très vraisemblablement perturbé sa constitution psychologique au point qu'il a pu commettre une telle infraction. Je ne crois pas qu'il avait nécessairement la constitution psychologique d'une personne qui moleste les enfants.

...

Q. Revenant à notre point de départ à propos de la capacité et à vos réponses à certaines questions hypothétiques. Je vous dis que l'homme assis là, suivant ce que vous nous avez dit en cette cour, est un homme qui a des problèmes mentaux, qui est capable de violer et de poignarder une personne à plusieurs reprises. N'est‑ce pas exact?

R. Il est capable de forcer une personne à des relations sexuelles et de la poignarder à plusieurs reprises s'il l'a fait, oui, il en est capable.

Q. Une fillette de 40 livres, de neuf ans?

R. Oui.

Q. Bon, vous avez parlé de schizophrénie. Si je vous disais que la grande majorité des schizophrènes n'en seraient pas capables, serait‑ce exact?

R. Bien, la majorité des gens qui souffrent de schizophrénie n'ont pas de comportements violents, mais certains en ont. Donc, la majorité des cas de schizophrénie ne présenteraient pas ce genre de comportement. C'est que je ne sais pas s'il a eu ce comportement ou non, mais je connais la maladie.

Q. Vous savez que cette maladie est telle qu'elle lui permettrait de faire cela à cette enfant de neuf ans, n'est‑ce‑pas?

R. Oui.

Q. Et je vous dis que le nombre de ceux qui pourraient faire cela à une fillette de neuf ans est minime.

R. C'est exact.

Q. Que cet homme est quelque chose de spécial, n'est‑ce pas?

R. Oui. Ce n'est pas une chose habituelle, pas le genre de chose courante, donc oui, en ce sens, c'est inhabituel.

Q. Ce ne peut être qu'une infraction commise par quelqu'un faisant partie d'un groupe anormal. N'est‑ce pas exact?

R. Bien, presque, en tout cas. Je ne dis jamais "seulement" ou "jamais" ou "toujours" parce c'est à ce moment‑là que je suis dans l'erreur, mais je dirais que dans la vaste, très vaste majorité des cas, une telle infraction serait vraisemblablement commise par quelqu'un qui avait une sorte d'anomalie assez forte; une anomalie grave.

Q. Les désordres psychiatriques que vous décrivez, dont cet homme souffre, ne sont‑ils pas semblables à ce que vous vous attendriez de trouver sur la scène qu'on vous a présentée sur la pièce 8, un endroit isolé, agression sexuelle d'une enfant de neuf ans les vêtements en désordre, poignardée à plusieurs reprises?

R. Oui, certainement. Je ne sais pas—D'abord, l'agression sexuelle d'une enfant de neuf ans, si c'était une tentative de relations sexuelles forcées, serait passablement inhabituelle parce que ce n'est pas une chose pour laquelle une enfant de neuf ans est habituellement attirante. Elles ne sont habituellement pas développées au point qu'elles sont des objets sexuels habituels. Poignardée à plusieurs reprises signifie souvent qu'il se passe quelque chose d'étrange. Si quelqu'un veut tuer une personne, il peut habituellement le faire sans le faire plusieurs fois. Il peut habituellement agir de manière à ne pas avoir à prolonger l'activité.

Q. C'est un signe de désordre, n'est‑ce pas?

R. Oui, c'est cela.

Q. Des coups de couteau multiples à la poitrine et au dos indiquent clairement qu'il s'agit d'un crime très désordonné, n'est‑ce pas?

R. Oui.

Q. Et particulièrement lorsque vous considérez que la victime est une personne de 40 livres, âgée de neuf ans.

...

Q. Ainsi, ils sont capables de venir ici, d'aller à la barre des témoins et dire "Ce n'est pas moi"?

R. Oui, cela pourrait arriver.

Q. Et, encore une fois, c'est un symptôme classique de la maladie dont souffre cet homme, Morin, n'est‑ce‑pas?

R. Oui.

Q. Je suis un peu étonné que vous disiez que vous êtes surpris qu'il l'ait nié. Pourquoi cela vous surprend‑il, Docteur?

R. Je ne crois pas avoir dit que je suis surpris qu'il l'ait nié. J'ai simplement dit que, lorsque quelqu'un peut faire appel à sa mémoire et m'exposer ses processus mentaux au sujet d'un moment particulier, je peux en tirer des conclusions. Lorsqu'une personne ne peut pas le faire, je ne peux pas tirer de conclusions à partir de ce qu'il me raconte au sujet de l'incident ou du moment particulier. Je dois tirer des conclusions à partir de mon diagnostic. Voilà la difficulté, vous voyez. Je ne sais pas; rien de ce que j'ai obtenu de mes entrevues avec lui ne me permet de dire, "Ah, oui, il a fait cela", mais il y a la maladie. S'il l'a fait ou non, c'est à quelqu'un d'autre de le décider, ce n'est pas à moi parce que je ne dispose d'aucun élément qui puisse ajouter quelque chose dans un sens ou dans l'autre, excepté cette maladie.

...

Q. Et la deuxième chose que vous pouvez ajouter est qu'à votre avis cet homme est le type de personne qui pourrait commettre ce crime.

R. Oui, cela est possible avec cette maladie, cela se produit avec cette maladie.

Q. Cela est très utile, n'est‑ce pas, Monsieur, dans l'évaluation d'une situation?

R. Ceux qui l'entendent auront à décider si cela est utile.

Q. Puis, en troisième lieu vous avez indiqué—je crois que vous avez indiqué qu'il y aurait une très petite, petite portion de la population qui pourrait être capable d'un tel crime, n'est‑ce pas?

R. Oui, ce n'est pas une chose courante. [Je souligne.]

48. La Cour d'appel a conclu que ce témoignage était admissible relativement à la question de l'identité. Voici ce que le juge Cory a dit (avec l'appui des juges Robins et Brooke sur ce point), à la p. 66 de ses motifs:

[TRADUCTION] La preuve psychiatrique décisive, introduite pour le compte de l'intimé et portant sur l'identité de l'auteur du crime, était admissible relativement à la question de l'identité, nonobstant l'effet préjudiciable qu'elle a pu avoir pour l'intimé: voir R. v. Glynn, cité plus loin.

49. Le passage contesté de l'exposé a été précédé d'arguments des deux parties sur la question, qui ont eu comme résultat la décision suivante:

[TRADUCTION] Sur la question de l'aliénation mentale, il y a eu une preuve psychiatrique abondante suivant laquelle l'accusé est un individu souffrant d'une maladie mentale et qu'il est constitué de telle sorte qu'il est tout à fait capable de commettre le crime en question, c'est‑à‑dire l'agression sexuelle et le meurtre. Cependant, à moins que je ne change d'avis d'ici demain lorsque je ferai mon exposé, je dirai au jury que cette preuve ne devrait pas être utilisée comme preuve que l'accusé a, en fait, tué Christine Jessop. Il peut y avoir plusieurs raisons à cette conclusion, mais il me suffit maintenant de dire qu'il n'y a aucune preuve en l'espèce que ce crime ne pourrait être commis que par une personne qui possède les caractéristiques mentales de l'accusé. [Je souligne.]

50. À mon avis, le juge du procès a eu raison de conclure que la preuve n'était pas admissible comme preuve de l'identité.

51. Le juge Cory est arrivé à sa conclusion que la preuve était admissible après un examen de certains précédents dont il a tiré une liste de cinq critères (p. 64). Il a alors conclu que le témoignage déjà mentionné du Dr Orchard respectait ces critères.

52. Les précédents examinés par le juge Cory traitaient de deux catégories de preuve:

(i) la preuve de faits similaires et

(ii) la preuve psychiatrique présentée par des accusés pour établir qu'ils ne font pas partie d'un groupe particulier anormal auquel, suivant la preuve, l'auteur du crime appartenait.

53. Je vais examiner ces arrêts pour décider si les principes qui s'en dégagent appuient la conclusion de la Cour d'appel.

(i) Les faits similaires

54. Dans les affaires de faits similaires, il ne suffit pas d'établir que l'accusé fait partie d'un groupe anormal qui a les mêmes propensions que l'auteur du crime. Il doit y avoir d'autres caractéristiques distinctives. Par conséquent, si le crime a été commis par quelqu'un qui a des tendances homosexuelles, il ne suffit pas d'établir que l'accusé est un homosexuel actif ni même qu'il a pratiqué de nombreux actes homosexuels. La preuve offerte doit tendre à démontrer qu'il y a des similitudes frappantes entre la manière dont l'auteur du crime a commis l'acte criminel et cette preuve. Je cite lord Hailsham, dans l'arrêt Director of Public Prosecutions v. Boardman, [1975] A.C. 421 (H.L.), à la p. 454:

[TRADUCTION] ... le fait qu'il est entré par une fenêtre du rez‑de‑chaussée ne serait certainement pas suffisant pour identifier l'auteur d'une série de vols avec effraction, mais le fait qu'il a laissé le même épigramme sur les murs du salon ou un symbole ésotérique écrit au rouge à lèvres sur le miroir pourrait bien être suffisant. Dans une affaire d'ordre sexuel, pour reprendre un exemple donné au cours des débats devant la Cour d'appel, bien qu'un acte homosexuel répété puisse en lui‑même être tout à fait insuffisant pour qu'on admette la preuve à titre de confirmation d'identité ou de dessein, l'allégation que l'auteur de l'acte portait la coiffure de cérémonie d'un chef indien ou un autre costume excentrique pourrait bien suffire dans des circonstances appropriées.

55. De même, dans l'arrêt R. v. Taylor (1982), 66 C.C.C. (2d) 437, la Cour d'appel de l'Ontario a rejeté la preuve que l'accusé était un homosexuel actif, même si l'agression en cause était un acte homosexuel.

56. Indépendamment de l'exigence que la preuve offerte tende à démontrer que l'accusé partageait certaines caractéristiques distinctives avec l'auteur du crime, cette preuve sera exclue si son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante. L'admission de faits similaires est une exception à une règle d'exclusion de preuve qui écarte la preuve d'inconduite antérieure qui tendrait à démontrer que l'accusé avait la propension à commettre le crime. Comme l'a fait observer le juge Lamer dans l'arrêt Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190, cette règle d'exclusion est le résultat de l'exercice répété d'un pouvoir discrétionnaire judiciaire qui a exclu ce genre de preuve parce que sa valeur probante avait moins de poids que son effet préjudiciable (p. 201). Quand on se demande s'il faut faire une exception, il faut tenir compte de la raison d'être de la règle d'exclusion: l'effet préjudiciable de la preuve a‑t‑il plus de poids que sa valeur probante? Si la balance penche en faveur de la valeur probante, il y a lieu de faire une exception. Dans l'arrêt Morris, précité, le juge Lamer a exprimé ce principe en ces termes (à la p. 202):

Cela ne signifie pas qu'une preuve qui se rapporte à une question litigieuse donnée sera nécessairement exclue simplement parce qu'elle tend également à établir la propension. Une telle preuve sera recevable à la condition que le juge en détermine d'abord la recevabilité en comparant sa valeur probante relativement à la question soulevée (par exemple, l'identité) et l'effet préjudiciable qu'elle risque d'avoir. Le degré de valeur probante requis pour surmonter la règle d'exclusion fait actuellement l'objet d'un désaccord et le droit est donc quelque peu incertain. Point n'est besoin de nous attarder sur cet aspect de la règle, puisque l'exception ne s'applique pas aux faits en l'espèce.

57. Le juge La Forest (au nom de la majorité à cet égard) a réaffirmé ce principe dans l'arrêt R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670. Le juge La Forest a renvoyé au principe fondamental de notre droit de la preuve pour exclure un élément de preuve par ailleurs pertinent s'il "risque de causer un préjudice indu, d'induire en erreur ou d'embrouiller le juge des faits . . .» (p. 714).

58. On a également mentionné R. v. Glynn (1971), 5 C.C.C. (2d) 364 (C.A. Ont.) (autorisation de pourvoi refusée, [1971] R.C.S. ix), une affaire dans laquelle un meurtre avait apparemment été commis par une personne ayant des tendances homosexuelles. La preuve d'actes homosexuels antérieurs de la part de l'accusé a été admise relativement à la question de l'identité. Cet arrêt paraît incompatible avec l'arrêt Boardman, précité, et même avec l'arrêt Taylor, précité. Dans l'affaire Glynn, la cour a été très impressionnée par l'analogie avec une affaire dans laquelle il était démontré que le crime avait été commis par un gaucher. Dans ces circonstances, la preuve que l'accusé était gaucher serait nettement admissible. L'analogie n'est pas juste parce que la preuve de l'état physique de l'accusé n'est pas une preuve montrant la propension ou la disposition et, par conséquent, elle n'est pas visée par le principe qui écarte ce genre de preuve à moins que sa valeur probante ne l'emporte sur son effet préjudiciable.

(ii) La preuve psychiatrique offerte par la défense

59. Dans les arrêts R. c. Lupien, [1970] R.C.S. 263, R. v. McMillan (1975), 23 C.C.C. (2d) 160 (C.A. Ont.), conf. [1977] 2 R.C.S. 824, et R. v. Robertson (1975), 21 C.C.C. (2d) 385 (C.A. Ont.) (autorisation de pourvoi refusée [1975] 1 R.C.S. xi), la défense a offert une preuve psychiatrique. Le juge Spence a bien énoncé la distinction dans l'arrêt McMillan, (à la p. 828) confirmant l'arrêt du juge Martin:

De plus, je suis d'accord [. . .] que lorsque pareille preuve est produite par la défense, il n'y a pas de principe qui s'oppose à sa recevabilité, telle l'exigence d'équité à l'égard de l'accusé qui s'applique pour empêcher qu'elle soit invoquée par le ministère public.

60. Cet extrait laisse entendre que cette preuve n'est jamais admissible lorsqu'elle est présentée par la poursuite, même si elle est pertinente relativement à un point en litige.

61. Le juge Martin a répété cette proposition dans l'arrêt R. v. Speid (1985), 20 C.C.C. (3d) 534. Il dit (à la p. 545):

[TRADUCTION] Cette preuve est cependant exclue par une règle de principe lorsqu'elle est présentée par la poursuite contre l'accusé, nonobstant sa pertinence. L'avocat de la poursuite n'a pas dit que l'appelant avait mis sa disposition en cause, ce qui aurait permis à la poursuite de réfuter une affirmation qu'il est un non‑ violent: voir R. v. McMillan, précité.

62. D'autre part, la Cour d'appel a considéré l'affaire comme si la seule question était de savoir si la preuve était pertinente relativement à un autre point, en l'espèce, l'identité. Par exemple, le juge Cory dit (à la p. 66):

[TRADUCTION] La poursuite n'a cependant pas cherché à recourir à la preuve sur la question de la propension, mais plutôt sur la question de l'identité. La preuve était pertinente et importante quant à la question de l'identité du meurtrier de Christine Jessop et, sur ce point, elle était admissible.

63. À mon avis, la bonne façon de voir se trouve entre ces deux positions. La preuve ne devrait pas toujours être exclue, mais elle ne devrait pas non plus être nécessairement admise parce qu'elle est pertinente relativement à un point en litige. Il me semble que le principe qui s'oppose à l'admission de ce genre de preuve est respecté si sa valeur probante est supérieure à son effet préjudiciable. D'autre part, le simple fait que la preuve a une certaine pertinence n'assure pas son admissibilité si elle ne respecte pas ce critère.

64. Il est illogique que la preuve qui tend à démontrer la propension de l'accusé à commettre le crime soit traitée différemment parce qu'elle est introduite par un témoignage d'expert plutôt qu'au moyen de la conduite similaire passée. Si, dans le dernier cas, la preuve est admise pourvu que sa valeur probante soit supérieure à son effet préjudiciable, le même critère d'admissibilité devrait s'appliquer au premier cas.

65. Par conséquent, lorsque la poursuite présente une preuve psychiatrique d'expert, le juge du procès doit déterminer si elle est pertinente relativement à un point litigieux de l'affaire, indépendamment de sa tendance à indiquer la propension. Si elle est pertinente relativement à un autre point (p. ex. l'identité), il faut alors établir si sa valeur probante à cet égard l'emporte sur son effet préjudiciable sur la question de la propension. En somme, si l'unique pertinence ou la pertinence principale de la preuve est de démontrer une propension, alors il faut exclure la preuve.

66. Il est difficile et peut‑on prétendre peu souhaitable de formuler des règles strictes pour servir à déterminer la pertinence d'une catégorie particulière de preuve. La pertinence dépend beaucoup des autres éléments de preuve et des autres points en litige dans une affaire. Les tentatives pour définir par le passé les critères d'admission de faits similaires n'ont pas connu beaucoup de succès (voir Cross on Evidence, op. cit., aux pp. 310 et 311). Le critère doit présenter suffisamment de souplesse pour s'adapter aux circonstances diverses dans lesquelles il doit être appliqué.

67. À mon avis, pour être pertinente relativement à la question de l'identité, la preuve doit tendre à démontrer que l'accusé partageait avec l'auteur du crime un trait de comportement distinctif inhabituel. Le trait doit être distinctif au point d'agir presque comme une étiquette ou une marque qui identifie l'auteur du crime. L'extrait précité des motifs de lord Hailsham dans l'arrêt Boardman donne un exemple du genre de preuve qui serait pertinente.

68. De même, la preuve psychiatrique que l'accusé avait une forte tendance à étrangler sa partenaire pendant les rapports sexuels serait pertinente relativement à la question de l'identité dans une affaire de meurtre où la victime est morte par suite de strangulation pendant des rapports sexuels avec l'auteur du crime.

69. Inversement, l'appartenance de l'accusé à un groupe anormal dont certains membres présentent des caractéristiques de comportement inhabituelles que possédait l'auteur du crime, n'est pas suffisante. Dans certains cas, cependant, il peut être démontré que tous les membres du groupe ont les caractéristiques distinctives inhabituelles. Si on peut raisonnablement en déduire que l'accusé possède ces traits, la preuve est alors pertinente sous réserve de l'obligation du juge du procès de l'exclure si son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante. Plus le nombre de personnes dans la société présente ces tendances, moins la preuve est pertinente relativement à la question de l'identité et plus il est vraisemblable que son effet préjudiciable soit supérieur à sa valeur probante.

70. Le témoignage déjà mentionné du Dr Orchard signifie simplement ce qui suit. L'appelant est un simple schizophrène. Un faible pourcentage de simples schizophrènes ont tendance à commettre le crime en question de la manière anormale dont il a été commis ou la capacité de le faire. Il n'y a aucune preuve que l'appelant a ces tendances ou cette capacité à moins que l'on ne présume, comme on a demandé au Dr Orchard de le faire, que l'appelant a commis le crime. Par conséquent, le savant juge du procès a eu raison de décider que la preuve n'était pas admissible comme preuve que l'appelant avait, en fait, tué Christine Jessop. Il n'y a donc pas eu d'erreur au procès à cet égard.

La nouvelle preuve

71. Compte tenu de ma conclusion sur le second moyen, il est inutile d'examiner le moyen d'appel portant sur le refus de la Cour d'appel de permettre la présentation d'une nouvelle preuve. Cette preuve était destinée à expliquer le témoignage déjà mentionné du Dr Orchard afin d'appuyer la prétention qu'il n'était pas pertinent.

72. Vu la façon de procéder adoptée par l'appelant en l'espèce et en l'absence de toute indication dans les règles ou les précédents sur la pratique en cette Cour à cet égard, je vais faire quelques observations qui, je l'espère, seront utiles. Elles ne se veulent pas une critique des avocats en l'espèce.

73. Dans l'arrêt R. c. Stolar, [1988] 1 R.C.S. 480, le juge McIntyre a traité en détail de la procédure à suivre en Cour d'appel lorsqu'on cherche à présenter une nouvelle preuve en vertu de l'art. 610 du Code criminel. Dans l'affaire Stolar, on avait offert une nouvelle preuve à l'appui d'une ordonnance de nouveau procès sur le fondement que, si elle avait pu être présentée au procès, il était raisonnable de croire que le verdict aurait été différent.

74. En l'espèce, on a plutôt cherché à présenter la nouvelle preuve pour appuyer la prétention qu'il ne devrait pas y avoir de nouveau procès. La Cour d'appel a rejeté la demande. Comme l'a signalé le juge McIntyre dans l'arrêt Stolar, à la p. 491, elle a le pouvoir de le faire. C'est même la bonne façon de faire lorsque les conditions de présentation d'une nouvelle preuve sont absentes. Cette Cour n'a pas eu la même possibilité en raison de la procédure adoptée. Le refus de la Cour d'appel est devenu un moyen d'appel, le nouveau témoignage du Dr Orchard a été inclus dans le dossier conjoint (apparemment du consentement des avocats), mentionné dans le mémoire de l'appelant et au cours des plaidoiries, tout cela comme si la Cour avait décidé d'entendre le témoignage.

75. Je peux comprendre le dilemme de l'appelant. Si mention du témoignage devait être faite au cours des plaidoiries en l'espèce, cela se ferait avant une décision sur ce moyen d'appel à moins qu'il ne soit d'abord plaidé et tranché avant l'audition du reste du pourvoi.

76. Pour résoudre ce dilemme, une partie, qui a l'intention de présenter une nouvelle preuve au cours des plaidoiries dans un pourvoi devant cette Cour, devrait présenter à cette Cour une requête en recevabilité d'une nouvelle preuve. La requête devrait être appuyée d'un affidavit établissant les conditions préalables à la recevabilité de cette preuve (voir les arrêts Stolar, précité, et Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759). L'appelant n'a pas produit ce genre d'affidavit en cette Cour ni, apparemment, en Cour d'appel.

77. Si cette procédure est adoptée, quand la Cour d'appel a refusé de recevoir la preuve on peut, par requête adressée à cette Cour avant l'audition du pourvoi, lui demander si elle la recevra. On ne gagne rien à faire du refus de la Cour d'appel un moyen d'appel puisque les critères d'admissibilité de la preuve sont exactement les mêmes en cette Cour et en Cour d'appel.

Conclusion

78. Quelles conséquences la conclusion qu'il y a eu directive erronée à l'égard du premier moyen mais non à l'égard du second a‑t‑elle?

79. En Cour d'appel, le juge Cory n'aurait pas ordonné la tenue d'un nouveau procès à cause du lourd fardeau imposé à la poursuite dans le cas d'un appel contre un acquittement. Il a également exprimé l'opinion que le jury avait dû accepter la preuve d'alibi présentée par la défense ou qu'il avait un doute raisonnable à cet égard.

80. Le juge Robins aurait ordonné un nouveau procès à cause des deux erreurs. Il n'est pas clair qu'il ne l'aurait pas fait à cause de l'erreur à l'égard du premier moyen seulement. À la fin de ses motifs sur le premier moyen, il a dit (à la p. 81):

[TRADUCTION] La bonne directive énoncée en des termes généraux n'écartait pas les conséquences possibles des directives erronées qui visaient une à une des parties distinctes de la preuve de la poursuite relativement à l'identité du meurtrier de Christine Jessop. À mon avis, les considérations qui ont motivé l'ordonnance de nouveau procès dans l'affaire Bouvier s'appliquent avec autant de force à la présente situation.

Le juge Brooke a accordé une grande importance à la directive erronée relative à la charge de la preuve et a conclu (à la p. 85):

[TRADUCTION] Je crois que la poursuite s'est acquittée de la charge qui lui incombait quand on examine les conséquences de la non‑application du principe que la preuve hors de tout doute raisonnable est la règle lorsque le jury examine l'ensemble de la preuve qui, à son avis, détermine la culpabilité ou l'innocence de l'accusé, et non le test qui est appliqué à des éléments de preuve individuels. Quant aux éléments de preuve individuels, la question fondamentale est de savoir si le jury croit cette preuve et les faits qu'il faut en dégager.

81. L'étendue de la charge qui incombe à la poursuite quand elle en appelle d'un acquittement a été établie dans l'arrêt Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277. La poursuite a l'obligation de convaincre la Cour que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le jury avait reçu des directives appropriées.

82. Je reconnais volontiers que cette charge est lourde et que la poursuite doit convaincre la cour avec un degré raisonnable de certitude. Un accusé qui a déjà été acquitté une fois ne devrait pas être renvoyé à un nouveau procès s'il n'est pas évident que l'erreur qui entache le premier procès était telle qu'il y a un degré raisonnable de certitude qu'elle a bien pu influer sur le résultat. Tout critère plus strict exigerait qu'une cour d'appel prédise avec certitude ce qui s'est passé dans la salle de délibérations, ce qu'elle ne peut faire.

83. Je ne partage pas l'avis du juge Cory selon lequel nous pouvons dire que le jury a accepté la preuve d'alibi ou avait des doutes à son égard. Comme l'a signalé Me Fairgrieve, avocat de l'intimée, le jury a pu ne pas estimer nécessaire de traiter de l'alibi parce que, après avoir examiné élément par élément la preuve à charge et les avoir soumis isolément à la norme en matière criminelle, il ne restait plus rien qui soit opposable à l'appelant. Ou encore le jury a pu rejeter la défense d'alibi, mais conclure que ce qui restait de la preuve à charge ne le convainquait pas hors de tout doute raisonnable.

84. L'exposé sur la charge de la preuve présente au jury une des règles du jeu les plus fondamentales. L'expérience et les études sur le jury tendent à confirmer l'importance de ces règles sur le résultat (voir Wigmore on Evidence, op. cit., § 2497, note 9). Ce principe a été reconnu par la Cour d'appel dans l'arrêt Bouvier, précité, et a été confirmé par cette Cour. Si, comme je l'ai conclu, le jury a accepté la directive et examiné les éléments de preuve séparément, soumettant chacun à la norme de preuve hors de tout doute raisonnable, alors tout le processus de décision a été faussé et l'appelant n'a pas eu un procès régulier.

85. À mon avis, donc, la poursuite s'est acquittée de la charge qui lui incombait. Étant donné la force de la preuve, j'ai le degré requis de certitude que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si la directive appropriée avait été donnée.

86. Par conséquent, le pourvoi est rejeté.

Version française des motifs des juges Lamer et Wilson rendus par

87. Le juge Wilson—J'ai eu l'avantage de lire les motifs de mon collègue le juge Sopinka et, bien que je sois d'accord avec sa conclusion quant au second moyen d'appel de l'appelant pour les motifs qu'il a donnés et avec sa conclusion quant au pourvoi dans son ensemble, c'est‑à‑dire de le rejeter, j'ai quelques réserves au sujet de son interprétation de la question du doute raisonnable. Je préfère donc rédiger mes propres motifs concordants sur cet aspect du pourvoi.

88. Les trois juges de la Cour d'appel (1987), 36 C.C.C. (3d) 50 ont conclu que les passages suivants de l'exposé du juge Craig au jury étaient erronés:

[TRADUCTION]

(i) (concernant la crédibilité)

Si vous avez un doute raisonnable quant à un témoignage, vous accorderez à l'accusé le bénéfice du doute à cet égard. Ayant décidé quel témoignage vous estimez digne de foi, vous l'examinerez dans son ensemble, évidemment, pour arriver à votre verdict.

(ii) (concernant les cheveux et les fibres)

Il me semble que cette preuve ne fait pas plus que démontrer que Christine a pu se trouver dans l'auto Honda et que l'accusé a pu se trouver sur les lieux du meurtre et, évidemment, ce n'est pas là une preuve hors de tout doute raisonnable.

(iii) (concernant les déclarations de l'intimé à l'agent secret)

J'allais vous dire que si vous concluez que le témoignage de l'accusé à ce procès constitue la bonne interprétation de ces bandes et de ces transcriptions, ou de parties de celles‑ci, ou si vous avez un doute raisonnable que ce pourrait être le cas, vous lui accorderez le bénéfice du doute quant à ces parties des bandes ou transcriptions et vous adopterez son interprétation.

(iv) (concernant la déclaration de l'intimé à son compagnon de cellule)

Maintenant, quant à ce témoignage relativement à cette partie de la bande que je viens de lire, si vous concluez que le témoignage de l'accusé au procès constitue la bonne interprétation de cette conversation, ou si vous avez un doute raisonnable que ce peut être le cas, vous accorderez le bénéfice du doute à l'accusé et adopterez son interprétation.

Le juge Cory a conclu (au nom de la Cour d'appel) qu'il s'agissait de directives erronées parce que [TRADUCTION] "la norme de preuve hors de tout doute raisonnable ne s'applique pas aux éléments de preuve individuels qui forment la cause de la poursuite, mais plutôt à tout l'ensemble de la preuve sur laquelle se fonde la poursuite pour établir la culpabilité de l'accusé" (p. 60).

89. Me Ruby conteste cette affirmation. Il allègue que la Cour d'appel n'a pas reconnu que les délibérations du jury comportent une démarche en deux étapes et que la doctrine du doute raisonnable joue un rôle dans chacune. Si la preuve ne passe pas la première étape, allègue‑t‑il, elle n'est jamais examinée à la seconde étape. Je crois que la jurisprudence et la doctrine qu'invoque Me Ruby appuient son allégation que le doute raisonnable joue deux rôles distincts dans un procès criminel.

90. D'abord, au premier niveau, les faits sur lesquels se fonde le jury pour arriver à un verdict de culpabilité doivent être établis hors de tout doute raisonnable. Cela ne signifie pas, comme le juge du procès semble l'avoir pensé, que chaque fait pris isolément doit être prouvé hors de tout doute raisonnable. Cela signifie plutôt que le jury doit être convaincu, dans le contexte de tous les faits de la cause, que chacun des faits sur lesquels il se fonde pour conclure à la culpabilité a été prouvé hors de tout doute raisonnable. Si, après avoir examiné le contexte de tous les faits, le jury a encore un doute raisonnable sur un fait particulier, ce doute doit profiter à l'accusé et cet élément de preuve être rejeté.

91. Au second niveau, le doute raisonnable influe sur la détermination de la culpabilité ou de l'innocence. Le jury doit examiner la totalité de la preuve et déterminer si, suivant les faits établis, c'est‑à‑dire suivant les faits qui ont résisté à l'examen au premier niveau, l'accusé est coupable. S'il subsiste un doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé, le doute doit profiter à l'accusé et un verdict de non‑culpabilité inscrit. Aucun des avocats n'a contesté cette dernière proposition. L'affirmation de la Cour d'appel que "la norme de preuve hors de tout doute raisonnable ne s'applique pas aux éléments de preuve individuels qui forment la cause de la poursuite" jette cependant un doute sur le rôle de la doctrine à la première étape du processus. La Cour d'appel s'est‑elle trompée? À mon avis, tant la jurisprudence que la logique semblent indiquer une réponse affirmative.

92. Dans l'arrêt Nadeau c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 570, le juge Lamer a fait le commentaire suivant à la p. 573 sur la norme de preuve à laquelle doivent satisfaire les faits sur lesquels est fondée une déclaration de culpabilité:

Les jurés ne peuvent retenir sa version [des faits], ou portion de celle‑ci, que s'ils sont, en regard de toute la preuve, satisfaits hors de tout doute raisonnable que les événements se sont passés comme tels; à défaut de quoi, et à moins qu'un fait ne soit prouvé hors de tout doute raisonnable, l'accusé a droit à la détermination de fait qui lui est la plus favorable, en autant, bien sûr, qu'elle repose sur une preuve au dossier et n'est pas pure spéculation. [Je souligne.]

Je crois que cet énoncé vise le rôle de la doctrine du doute raisonnable à la première étape, c'est‑à‑dire celle de la recherche des faits. Elle exige qu'un fait exposé oralement par un témoin soit évalué par le jury dans le contexte de toute la preuve et rejeté s'il n'a pas été prouvé hors de tout doute raisonnable.

93. Dans l'arrêt R. c. Thatcher, [1987] 1 R.C.S. 652, le juge en chef Dickson, exprimant sur ce point l'opinion unanime de la Cour, a cité l'extrait précédent de l'arrêt Nadeau en l'approuvant et a appliqué la doctrine du doute raisonnable au processus de recherche des faits. En parlant de l'exposé du juge dans l'affaire Thatcher, il dit à la p. 701:

De plus, il avait déjà déclaré ceci dans son exposé au jury:

[TRADUCTION] Il vous revient d'évaluer le témoignage de chaque témoin, l'un en fonction de l'autre, de déterminer ce que vous croyez être vrai et de rejeter ce à quoi vous n'ajoutez pas foi. [Souligné dans l'original.]

Lorsque les passages fautifs sont rapprochés de cet avertissement et des avertissements subséquents, il est évident, et, à mon avis il doit avoir été évident pour le jury, que le juge du procès veut dire "accepter hors de tout doute raisonnable" lorsqu'il parle d'"accepter" les éléments de preuve du ministère public et veut dire "accepter comme soulevant un doute raisonnable" lorsqu'il parle d'"accepter" les éléments de preuve de la défense. Je crois qu'aucune erreur n'a été commise si on lit l'exposé dans son ensemble.

94. La High Court d'Australie a examiné la question beaucoup plus en profondeur dans l'arrêt Chamberlain v. The Queen, [1984] 58 A.L.J.R. 133. Le juge en chef Gibbs et le juge Mason ont formulé la question en ces termes à la p. 139:

[TRADUCTION] La dernière question de droit qui se pose est de savoir si, dans une affaire où la preuve est de nature circonstancielle, chaque fait sur lequel on cherche à fonder une déduction doit lui‑même être prouvé hors de tout doute raisonnable. Dans l'examen de cette question, il ne faut pas mélanger un certain nombre de questions qui tendent à être confondues. En premier lieu, il faut déterminer si la bonne méthode pour le jury d'aborder les faits est d'examiner chaque élément de preuve séparément et de l'éliminer s'il n'est pas convaincu hors de tout doute raisonnable à son égard.

Les juges ont rejeté cette méthode. Ils ont dit à la p. 139:

[TRADUCTION] Nous n'avons pas de doute que la position est correctement formulée dans l'extrait suivant de l'arrêt R. v. Beble, [1979] Qd. R. 278, à la p. 289: "Il n'est pas reconnu en droit qu'un jury doit examiner séparément chaque élément de preuve produit par la poursuite, appliquer à cet élément la charge de la preuve hors de tout doute raisonnable et le rejeter s'il n'a pas cette conviction". À la fin du procès, le jury doit examiner toute la preuve et, ce faisant, il peut conclure qu'un élément de preuve dissipe ses doutes quant à un autre. Par exemple, dans l'examen de la déposition d'un témoin en elle‑même, le jury peut douter de sa véracité, mais d'autres éléments de preuve peuvent le corroborer et, lorsque le jury examine la preuve comme un tout, il peut décider de croire ce témoin. Encore une fois, la qualité de la preuve d'identification peut être faible, mais d'autres éléments de preuve peuvent appuyer son exactitude; en pareil cas, on ne devrait pas dire au jury d'examiner la déposition de chaque témoin "séparément dans, pour ainsi dire, un compartiment hermétiquement fermé"; il doit examiner la somme des éléments de preuve...

95. À la page 140, les juges ont exprimé leur accord avec l'observation formulée dans l'arrêt R. v. Van Beelen (1973), 4 S.A.S.R. 353 (S.C. en banc), à la p. 379, qu' [TRADUCTION] "il est tout à fait logique qu'on ne puisse être convaincu hors de tout doute raisonnable de l'exactitude d'une déduction tirée de faits dont l'existence soulève un doute".

96. Les juges ont alors tenté de dissiper une confusion (à la p. 140) qu'avait suscitée un autre extrait de l'arrêt Van Beelen que d'aucuns avaient interprété comme suggérant que le jury était littéralement tenu de diviser ses délibérations en deux étapes distinctes:

[TRADUCTION] La cour [dans l'arrêt Van Beelen] a dit, à la p. 374:

"Mais l'exigence d'une preuve hors de tout doute raisonnable se rapporte à l'étape finale du processus; à notre avis, le jury n'est pas tenu de diviser les diverses étapes du processus de raisonnement conduisant à la conclusion de culpabilité hors de tout doute raisonnable et d'appliquer une norme de preuve particulière à chacune de ces étapes [. . .] et, à notre avis, lui donner comme directive d'agir de cette façon serait susceptible de créer de la confusion et éventuellement de l'induire en erreur et tendrait à imposer à ses délibérations un carcan artificiel et théorique.

Évidemment, cela ne signifie pas qu'il faudrait l'encourager ou l'autoriser à tirer des conclusions de culpabilité à partir de faits douteux. Le bon sens nous dit qu'il est impossible de conclure à la culpabilité hors de tout doute raisonnable à partir de faits douteux. Il existe une distinction claire entre déduire la culpabilité d'une combinaison de plusieurs faits établis dont aucun en lui‑même n'appuie la déduction, et déduire la culpabilité à partir de différents faits dont l'existence est douteuse. Dans le premier cas, la combinaison accomplit ce que chaque fait pris isolément ne peut accomplir; dans le second, la combinaison n'a aucun effet."

Il est évident que la première partie de cette affirmation ne voulait pas contredire la seconde. Elle parle seulement de la manière de donner des directives au jury. Il est tout à fait exact de dire que le jury n'est pas tenu de diviser les diverses étapes de son processus de raisonnement: il n'est pas tenu de tirer des conclusions sur des questions de fait primaire, et les jurés qui sont d'accord sur la conclusion peuvent néanmoins être d'avis différents quant à savoir quels éléments de preuve doivent être acceptés, ou quelles conclusions doivent être tirées des éléments de preuve qu'ils acceptent. Cela ne signifie toutefois pas que le jury peut tirer une conclusion de culpabilité à partir d'un fait qui n'est pas prouvé hors de toute doute raisonnable. [Je souligne.]

Les juges ont alors (à la p. 140) adopté le passage suivant de l'arrêt Van Beelen quant à la directive qu'il faut donner au jury:

[TRADUCTION] Nous pensons, comme nous l'expliciterons plus loin, qu'il faut dire au jury qu'il ne peut faire de déductions qu'à partir des faits qui sont clairement prouvés, mais qu'il n'est ni nécessaire ni souhaitable d'aller plus loin.

et ils ont rejeté une critique dont il avait fait l'objet:

[TRADUCTION] Dans l'ouvrage Evidence, Proof and Probability (2nd ed., 1983), à la p. 122, sir Richard Eggleston exprime l'opinion que cette affirmation est erronée. Avec égards, nous ne sommes pas d'accord avec la critique de l'auteur, mais il faut comprendre que la cour voulait dire que des déductions ne peuvent être faites à partir de faits qui demeurent douteux à la fin de l'examen du jury, et qu'elle ne voulait pas dire que les faits qui, pris isolément, semblent douteux doivent être écartés. À notre avis, cependant, il découle nécessairement du raisonnement dans l'arrêt R. v. Van Beelen que le jury ne peut faire de déductions qu'à partir de faits qui sont prouvés hors de tout doute raisonnable. [Je souligne.]

À la page 141, les juges ont mentionné le conflit doctrinal américain à ce sujet:

[TRADUCTION] Aux États‑Unis, il existe un conflit doctrinal sur la question et nous ne partageons pas la préférence évidente de Wigmore pour l'opinion que ce n'est que l'ensemble de la question litigieuse (ou les éléments de l'infraction) qui doit être prouvé hors de tout doute raisonnable: Wigmore on Evidence (3rd ed., 1940), vol. IX, p. 324.

Le juge Murphy a souscrit à l'opinion du juge en chef Gibbs et du juge Mason à la p. 155:

[TRADUCTION] Je conviens que l'exigence de la preuve hors de tout doute raisonnable signifie qu'aucun fait ne devrait être accepté pour déduire la culpabilité à moins que, compte tenu de toute la preuve, l'existence de ce fait ne soit établi hors de tout doute raisonnable. Chaque élément crucial doit être prouvé hors de tout doute raisonnable.

Le juge Brennan a ajouté son opinion concordante à la p. 168:

[TRADUCTION] La poursuite s'appuyait sur une preuve circonstancielle. La preuve circonstancielle peut, et elle y arrive souvent, prouver clairement la perpétration d'une infraction criminelle, mais deux conditions doivent être respectées. Premièrement, les faits primaires dont doit découler la conclusion de culpabilité doivent être prouvés hors de tout doute raisonnable. On ne peut attribuer à une déduction fondée sur des faits particuliers plus de valeur qu'à chacun de ces faits. Deuxièmement, la déduction de culpabilité doit être la seule qui soit raisonnablement possible compte tenu de tous les faits primaires que le jury a retenus. Faire une déduction n'est pas une question de preuve: c'est seulement une fonction du jugement critique du jury à l'égard de personnes et de choses, de son expérience et de son bon sens. On peut sans risque déduire la culpabilité si on se fonde sur des faits fondamentaux établis hors de tout doute raisonnable et s'il s'agit de la seule déduction qui est raisonnablement possible compte tenu de tout l'ensemble de faits primaires.

Seul le juge Deane n'a pas été d'accord sur ce point (p. 181).

97. J'estime que la position adoptée par la majorité dans l'arrêt Chamberlain est convaincante et compatible avec l'interprétation de cette Cour dans les arrêts Nadeau et Thatcher. De plus, en stricte logique, cette façon de voir est des plus bénéfiques. Comment pourrait‑on arriver à une conclusion avec un certain degré de certitude si on a des doutes raisonnables quant aux faits sur laquelle cette conclusion est fondée?

98. Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans les extraits de l'exposé cités plus tôt? À mon avis, il a commis une erreur. Bien qu'il ait eu raison de dire au jury de ne pas utiliser de faits qui n'étaient pas établis hors de tout doute raisonnable pour rendre un verdict de culpabilité, il a commis une erreur en indiquant (ou en semblant indiquer) que chaque fait devait être apprécié isolément. À mon avis, il aurait dû dire au jury que, dans sa conclusion finale de culpabilité, il ne pouvait se fonder que sur des faits qui, lorsqu'ils étaient appréciés dans le contexte de tous les faits, avaient selon le jury été prouvés hors de tout doute raisonnable; qu'il ne devait pas tirer une conclusion de culpabilité de faits douteux; mais que des faits qui pouvaient sembler douteux pris isolément pouvaient devenir tout à fait crédibles en regard de la toile de fond des autres faits.

99. Avec égards, je suis d'avis que si le juge du procès a commis une erreur sur ce point, et je pense que c'est le cas, la Cour d'appel a également commis une erreur. Celle‑ci a indiqué que la seule chose qui devait être prouvée hors de tout doute raisonnable était la culpabilité de l'accusé. Il est assez clair que le jugement de la Cour d'appel a comme conséquence que les faits qui sous‑tendent cette conclusion n'ont pas eux‑mêmes à être prouvés hors de tout doute raisonnable. À mon avis, c'est faux. Cela ne fournit au jury aucune indication quant à la norme de preuve qu'il doit appliquer à la recherche des faits. En l'absence de directive, il risque d'appliquer la prépondérance des probabilités ou un critère encore moins sévère. Je partage l'opinion des juges de la High Court d'Australie qu'il faut dire au jury à un moment ou à un autre de l'exposé que, dans l'examen de la culpabilité de l'accusé, il doit utiliser seulement les faits qui, évalués dans le contexte de tous les faits, ont été établis à sa satisfaction hors de tout doute raisonnable. Je crois qu'un jury n'aurait aucune difficulté à comprendre une telle directive puisqu'elle est conforme à la logique et au bon sens ainsi qu'au droit.

100. À mon avis donc, l'exposé du juge du procès au jury était erroné, mais pour des motifs autres que ceux donnés par la Cour d'appel. Je partage cependant l'avis de mon collègue que la directive erronée du juge du procès commande la tenue du nouveau procès ordonné par la Cour d'appel.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l'appelant: Ruby & Edwardh, Toronto.

Procureur de l'intimée: Le procureur général de l'Ontario, Toronto.

* Le juge Le Dain n'a pas pris part au jugement.


Synthèse
Référence neutre : [1988] 2 R.C.S. 345 ?
Date de la décision : 17/11/1988
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit criminel - Exposé au jury - Doute raisonnable - Le juge du procès a‑t‑il donné des directives erronées au jury quant à la charge de la preuve? - La norme de preuve hors de tout doute raisonnable a‑t‑elle été appliquée aux éléments de preuve individuels?.

Droit criminel - Exposé au jury - Doute raisonnable - Y a‑t‑il deux étapes dans les délibérations du jury: l'étape de la "recherche des faits" et l'étape du.

"verdict"? — Le juge du procès doit‑il dire aux jurés d'appliquer la norme de preuve hors de tout doute raisonnable à chaque étape?

Droit criminel - Exposé au jury - Preuve psychiatrique - Preuve tendant à démontrer la propension de l'accusé à commettre le crime - Tentative de la poursuite de recourir à la preuve psychiatrique relativement à la question de l'identité - Le juge du procès aurait‑il dû dire au jury d'examiner la preuve psychiatrique sur la question de l'identité du meurtrier?.

Preuve - Preuve psychiatrique - Admissibilité - Preuve tendant à démontrer la propension de l'accusé à commettre le crime - Tentative de la poursuite de recourir à la preuve psychiatrique relativement à la question de l'identité - La preuve psychiatrique est‑elle admissible si elle est présentée par la poursuite? - La preuve est‑elle pertinente relativement à la question de l'identité? - La preuve est‑elle admissible en tant que preuve de faits similaires?.

Droit criminel - Appel d'un acquittement - Directives erronées quant à la charge de la preuve - Obligation de la poursuite de convaincre la cour que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le jury avait reçu des directives appropriées - Nouveau procès ordonné par la Cour d'appel - La poursuite s'était‑elle acquittée de son obligation?.

Pratique - Cour suprême du Canada - Présentation d'une nouvelle preuve - Procédure applicable.

L'appelant a été acquitté du meurtre au premier degré d'une fillette de neuf ans. En appel, la Cour d'appel a conclu à l'unanimité (1) que le juge du procès avait commis une erreur dans son exposé lorsqu'il a invité le jury à appliquer la norme de preuve criminelle hors de tout doute raisonnable à des éléments de preuve individuels; et (2) qu'il aurait dû dire au jury que certains éléments de preuve tirés de l'interrogatoire d'un psychiatre de la défense par la poursuite, tendant à démontrer que l'auteur du crime et l'appelant partageaient des traits de caractère anormaux, étaient pertinents relativement à la question de l'identité. La Cour a également rejeté la demande présentée par l'appelant pour faire admettre une nouvelle preuve sous forme d'affidavit dans laquelle le psychiatre expliquait les réponses données à l'interrogatoire. Cette dernière appuyait l'argument que la preuve n'était pas pertinente relativement à la question de l'identité. Compte tenu de la gravité des erreurs, la Cour d'appel à la majorité a ordonné la tenue d'un nouveau procès. En cette Cour, l'appelant a allégué que l'exposé, lu dans son ensemble, n'invitait pas à un examen de la preuve élément par élément et que la Cour d'appel n'a pas reconnu l'existence d'un processus en deux étapes dans les délibérations du jury, dont chacune commande l'application de la doctrine du doute raisonnable. L'appelant a allégué qu'à l'étape de la "recherche des faits" les éléments de preuve doivent être examinés les uns par rapport aux autres mais, après cet examen, chacun doit, individuellement, passer le test de la preuve hors de tout doute raisonnable. À l'étape du verdict, le jury examine tous les éléments de preuve qu'il a retenus et détermine si ces éléments, dans leur ensemble, établissent la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable. Il a également allégué que les éléments de preuve tirés de l'interrogatoire du psychiatre n'établissaient pas le lien nécessaire entre l'auteur du crime et l'appelant pour qu'ils soient admissibles, si tant est qu'ils le soient pour la poursuite et, enfin, que la Cour d'appel a commis une erreur en rejetant sa demande de production d'une nouvelle preuve.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

Le juge en chef Dickson et les juges McIntyre, La Forest et Sopinka: Constitue une directive erronée que de dire au jury d'appliquer la norme de preuve hors de tout doute raisonnable à des éléments de preuve individuels. En l'espèce, l'exposé du juge du procès lu dans son ensemble aurait vraisemblablement amené le jury à conclure qu'en examinant la preuve il devait accorder à l'appelant le bénéfice du doute à l'égard de toute preuve. Il est très possible que la directive erronée ait amené le jury à examiner de façon fragmentée des éléments de preuve qui étaient décisifs pour la poursuite. Pris isolément ou comparés au témoignage de l'appelant sans l'appui d'autres témoignages, plusieurs de ces éléments de preuve ont pu être écartés. Lorsque le jury est arrivé à l'examen de la preuve de la poursuite prise dans son ensemble, il se peut qu'il n'en soit pas resté grand‑chose. Cette situation est très vraisemblable et l'exposé constituait donc une directive erronée aux conséquences sérieuses.

Constitue également une directive erronée que de dire au jury d'appliquer la norme en matière criminelle aux deux étapes, comme on l'a allégué. L'application en deux étapes de la norme en matière criminelle est erronée en principe parce que le rôle d'une norme de preuve n'est pas de permettre l'appréciation des éléments de preuve individuels, mais de rendre une décision sur des questions finales. De plus, il faudrait que chacun des jurés se fonde sur les mêmes faits pour établir la culpabilité. Le droit est clair sur ce point: les jurés peuvent arriver à leur verdict par des moyens différents et ils ne sont pas tenus de se fonder sur les mêmes faits. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire que les jurés soient d'accord sur chaque fait individuel, pourvu qu'ils le soient sur la conclusion finale. Pendant les délibérations, le jury doit examiner la preuve comme un tout et décider si la poursuite a établi la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Cela exige nécessairement que chaque élément de l'infraction ou du point en litige ait été prouvé hors de tout doute raisonnable. Cette exigence mise à part, il appartient au juge des faits de décider comment procéder et le juge du procès ne devrait pas imposer de règles supplémentaires pour l'appréciation de la preuve. Il y a toutefois deux exceptions: (1) on devrait dire au jury que les faits ne doivent pas être examinés séparément et isolément en regard de la norme en matière criminelle; et (2) lorsqu'il se pose des questions de crédibilité entre la preuve à charge et à décharge, il convient de dire au jury qu'il n'est pas nécessaire qu'il croie la preuve à décharge sur une question fondamentale, mais qu'il suffit que, considérée dans le contexte de toute la preuve, elle le laisse dans un état de doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé.

Le juge du procès a eu raison de dire au jury que la preuve obtenue au cours de l'interrogatoire du psychiatre de la défense par la poursuite n'était pas admissible comme preuve de l'identité. La Cour d'appel a erré en ordonnant un nouveau procès pour ce motif. Une conduite tendant à établir que l'accusé fait partie d'un groupe anormal qui a les mêmes propensions que l'auteur du crime ne suffit pas pour rendre la preuve admissible en tant que preuve de faits similaires. Il doit y avoir d'autres caractéristiques distinctives. La preuve offerte doit tendre à démontrer qu'il y a des similitudes frappantes entre la manière dont l'auteur du crime a commis l'acte criminel et cette preuve. Indépendamment de cette exigence, cette preuve sera aussi exclue si son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante.

Il faut soumettre au même test l'admission d'une preuve psychiatrique présentée par la poursuite qui tend à démontrer une disposition. Par conséquent, elle n'est admissible que si elle est pertinente relativement à un point litigieux de l'affaire, indépendamment de sa tendance à démontrer une disposition, et, si elle est pertinente relativement à ce point, lorsque sa valeur probante l'emporte sur son effet préjudiciable. Si l'unique pertinence ou la pertinence principale de la preuve est de démontrer une disposition, alors il faut exclure la preuve. Pour être pertinente relativement à la question de l'identité, la preuve doit tendre à démontrer que l'accusé partageait avec l'auteur du crime un trait de comportement distinctif inhabituel. Le trait doit être distinctif au point d'agir presque comme une étiquette ou une marque qui identifie l'auteur du crime. En l'espèce, l'appartenance de l'appelant à un groupe anormal dont certains membres présentent des caractéristiques de comportement inhabituelles que possédait l'auteur du crime, n'est pas suffisante.

Vu la conclusion sur le second moyen, il est inutile d'examiner le moyen d'appel portant sur le refus de la Cour d'appel de permettre la présentation d'une nouvelle preuve. Néanmoins, une partie, qui a l'intention de présenter une nouvelle preuve au cours des plaidoiries dans un pourvoi devant cette Cour, devrait présenter à cette Cour une requête en recevabilité d'une nouvelle preuve. La requête devrait être appuyée d'un affidavit établissant les conditions préalables à la réception de cette preuve. Si cette procédure est adoptée quand la Cour d'appel a refusé de recevoir la preuve, on peut, par requête adressée à cette Cour avant l'audition du pourvoi, lui demander si elle la recevra. On ne gagne rien à faire du refus de la Cour d'appel un moyen d'appel puisque les critères d'admissibilité de la preuve sont exactement les mêmes en cette Cour et en Cour d'appel.

En appel d'un acquittement, la poursuite a l'obligation de convaincre la cour que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le jury avait reçu des directives appropriées. Il s'agit d'une lourde charge et la poursuite doit convaincre la cour avec un degré raisonnable de certitude. L'exposé sur la charge de la preuve présente au jury une des règles les plus fondamentales du procès criminel. Si le jury a accepté la directive et examiné les éléments de preuve séparément, soumettant chacun à la norme de preuve hors de tout doute raisonnable, alors tout le processus de décision a été faussé et l'appelant n'a pas eu un procès régulier. Par conséquent, la poursuite s'est acquittée de la charge qui lui incombait. Étant donné la force de la preuve, la Cour a le degré requis de certitude que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si la directive appropriée avait été donnée.

Les juges Lamer et Wilson: Le doute raisonnable joue deux rôles distincts dans un procès criminel. D'abord, au premier niveau, les faits sur lesquels se fonde le jury pour arriver à un verdict de culpabilité doivent être établis hors de tout doute raisonnable. Cela signifie que le jury doit être convaincu, dans le contexte de tous les faits de la cause, que chacun des faits sur lesquels il se fonde pour conclure à la culpabilité a été prouvé hors de tout doute raisonnable. Si, après avoir examiné le contexte de tous les faits, le jury a encore un doute raisonnable sur un fait particulier, ce doute doit profiter à l'accusé et cet élément de preuve doit être rejeté. Au second niveau, le doute raisonnable joue un rôle dans la détermination de la culpabilité ou de l'innocence. Le jury doit examiner la totalité de la preuve et déterminer si, suivant les faits établis, c.‑à‑d. suivant les faits qui ont résisté à l'examen au premier niveau, l'accusé est coupable. S'il subsiste un doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé, le doute doit profiter à l'accusé et il faut inscrire un verdict de non‑culpabilité.

En l'espèce, bien que le juge du procès ait eu raison de dire au jury de ne pas utiliser de faits qui n'étaient pas établis hors de tout doute raisonnable pour rendre un verdict de culpabilité, il a commis une erreur en indiquant que chaque fait devait être apprécié isolément. Il aurait dû dire au jury que, dans sa conclusion finale de culpabilité, il ne pouvait se fonder que sur des faits qui, lorsqu'ils étaient appréciés dans le contexte de tous les faits, avaient selon lui été prouvés hors de tout doute raisonnable; qu'il ne devrait pas tirer une conclusion de culpabilité de faits douteux et que des faits qui pourraient sembler douteux pris isolément pouvaient devenir tout à fait crédibles en regard de la toile de fond des autres faits.

La Cour d'appel a également commis une erreur sur ce point lorsqu'elle a indiqué que la seule chose qui devait être prouvée hors de tout doute raisonnable était la culpabilité de l'accusé. Le jugement de la Cour d'appel a clairement comme conséquence que les faits qui sous‑tendent cette conclusion n'ont pas eux‑mêmes à être prouvés hors de tout doute raisonnable. C'est faux. Cela ne fournit au jury aucune indication quant à la norme de preuve qu'il doit appliquer à l'exercice de la "recherche des faits". En l'absence de directive, il pourrait appliquer la norme de prépondérance des probabilités ou un critère encore moins sévère. Il faut dire au jury que, dans l'examen de la culpabilité de l'accusé, il doit utiliser seulement les faits qui, évalués dans le contexte de tous les faits, ont été établis à sa satisfaction hors de tout doute raisonnable.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Morin

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Sopinka
Arrêts mentionnés: Stewart c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 748
R. v. Bouvier (1984), 11 C.C.C. (3d) 257 (C.A. Ont.), conf. [1985] 2 R.C.S. 485
R. v. Challice (1979), 45 C.C.C. (2d) 546
Nadeau c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 570
R. c. Thatcher, [1987] 1 R.C.S. 652, conf. (1986), 24 C.C.C. (3d) 449 (C.A. Sask.)
R. v. Van Beelen (1973), 4 S.A.S.R. 353
Thomas v. The Queen, [1972] N.Z.L.R. 34
Director of Public Prosecutions v. Boardman, [1975] A.C. 421
R. v. Taylor (1982), 66 C.C.C. (2d) 437
Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190
R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670
R. v. Glynn (1971), 5 C.C.C. (2d) 364
R. c. Lupien, [1970] R.C.S. 263
R. v. McMillan (1975), 23 C.C.C. (2d) 160 (C.A. Ont.), conf. [1977] 2 R.C.S. 824
R. v. Robertson (1975), 21 C.C.C. (2d) 385
R. v. Speid (1985), 20 C.C.C. (3d) 534
R. c. Stolar, [1988] 1 R.C.S. 480
Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759
Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277
R. v. Lynch, Malone and King (1978), 40 C.C.C. (2d) 7
R. v. Moreau (1986), 26 C.C.C. (3d) 359
R. v. Agbim, [1979] Crim. L.R. 171.
Citée par le juge Wilson
Arrêt appliqué: Chamberlain v. The Queen, [1984] 58 A.L.J.R. 133
arrêts mentionnés: Nadeau c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 570
R. c. Thatcher, [1987] 1 R.C.S. 652
R. v. Van Beelen (1973), 4 S.A.S.R. 353.
Doctrine citée
Cross, Sir Rupert. Cross on Evidence, 6th ed. By Sir Rupert Cross and Colin Tapper. London: Butterworths, 1985.
Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, vol. 9. Revised by James H. Chadbourn. Boston: Little, Brown & Co., 1981.

Proposition de citation de la décision: R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345 (17 novembre 1988)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1988-11-17;.1988..2.r.c.s..345 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award