Cour suprême du Canada
Langille et autre c. Banque Toronto-Dominion, [1982] 1 R.C.S. 34
Date: 1982-01-26
Herbert M. Langille et Leon M. Langille, faisant affaires sous les nom et raison sociale H & L Langille Enterprises Appelants;
et
La Banque Toronto-Dominion Intimée.
N° du greffe: 16441.
1981: 22 juin; 1982: 26 janvier.
Présents: Les juges Martland, Ritchie, Dickson, McIntyre et Lamer.
EN APPEL DE LA DIVISION D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DE LA NOUVELLE-ÉCOSSE
POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Division d’appel de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse
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(1981), 43 N.S.R. (2d) 608, 81 A.P.R. 608, 37 C.B.R. (N.S.) 35, rejetant l’appel formé à l’encontre de l’appel d’une décision interlocutoire du juge Glube. Pourvoi rejeté.
Stewart McInnes, c.r., pour les appelants.
W.L. MacInnes et B.L. MacLellan, pour l’intimée.
Version française du jugement de la Cour rendu par
LE JUGE MARTLAND — Le présent pourvoi attaque un arrêt de la Division d’appel de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (1981), 43 N.S.R. (2d) 608, qui a confirmé le jugement en chambre de la Division de première instance, en faillite, qui a décidé que l’intimée n’était pas empêchée, en raison de l’application de l’art. 30 de la Loi sur la faillite, S.R.C. 1970, chap. B‑3 («la Loi»), de demander la nomination d’un séquestre intérimaire conformément à l’art. 28 de la Loi. L’article 30 se lit:
30. Les articles 25 à 28 ne s’appliquent pas aux particuliers s’occupant exclusivement de pêche, d’agriculture ou de culture du sol, ni à un particulier qui travaille pour un salaire, un traitement, une commission ou des gages, ne dépassant pas deux mille cinq cents dollars par année et qui n’exerce pas un commerce pour son propre compte.
Les appelants, Herbert M. Langille et Leon M. Langille, exploitent une ferme laitière à Brooklyn, comté d’Annapolis (Nouvelle-Écosse), sous les nom et raison sociale H & L Langille Enterprises, qui est une société en nom collectif enregistrée. L’intimée a accordé des prêts à la société. En date du 5 août 1980, selon la pétition en faillite, le montant total de la dette due à l’intimée était de $1,038,092.81. A cette date, l’intimée a déposé une pétition en faillite dont voici un extrait:
[TRADUCTION] Nous, la Banque Toronto-Dominion, une banque à charte du Canada, faisant des affaires à Halifax, comté d’Halifax (Nouvelle-Écosse) demandons par les présentes à la Cour que la société en nom collectif de Herbert M. Langille et Leon M. Langille, faisant des affaires sous les nom et raison sociale H & L Langille Enterprises, une société en nom collectif enregistrée, soit déclarée faillie et qu’une ordonnance de
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séquestre soit rendue à l’égard des biens de Herbert M. et Leon M. Langille, qui font des affaires sous les nom et raison sociale H & L Langille Enterprises,…
La pétition fait valoir que les appelants ont commis des actes de faillite dans les six mois qui précèdent le dépôt de la pétition.
La pétition a été déposée conformément au par. 25(1) de la Loi qui se lit:
25. (1) Sous réserve du présent article, un ou plusieurs créanciers peuvent déposer au tribunal une pétition en vue d’une ordonnance de séquestre contre un débiteur
a) si, et si la pétition allègue que, la dette ou les dettes envers le créancier ou les créanciers pétitionnaires s’élèvent à mille dollars, et
b) si, et si la pétition allègue que, le débiteur à commis un acte de faillite dans les six mois qui précèdent le dépôt de la pétition.
Suivant l’art. 2 de la Loi, un «créancier» signifie une personne ayant une réclamation prouvable; le terme «débiteur» comprend une «personne» insolvable et toute «personne» qui, a l’époque où elle a commis un acte de faillite, résidait au Canada ou y poursuivait des affaires.
Le mot «personne» est défini comme suit:
«personne» comprend une société en nom collectif, une association non constituée en corporation, une corporation, une société ou organisation coopérative, les successeurs de pareille société en nom collectif, association, corporation, société ou organisation, ainsi que les héritiers, exécuteurs testamentaires, administrateurs ou tout autre représentant légal d’une personne, conformément à la loi de la partie du Canada à laquelle s’étend le contexte;
En même temps qu’elle a déposé la pétition en faillite, l’intimée a demandé la nomination d’un séquestre intérimaire conformément au par. 28(1) de la Loi. Ce paragraphe se lit comme suit:
28. (1) S’il est démontré que la chose est nécessaire pour la protection de l’actif, le tribunal peut, à tout moment après la production d’une pétition, et avant qu’une ordonnance de séquestre ait été rendue, nommer un syndic autorisé comme séquestre intérimaire des biens du débiteur, ou de toute partie de ces biens, et lui enjoindre d’en prendre possession, dès que le pétitionnaire aura donné l’engagement que peut imposer le
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tribunal relativement à une ingérence dans les droits du débiteur et aux dommages qui peuvent être subis, si la pétition est renvoyée.
À l’audition de la requête de l’intimée, les appelants ont opposé une exception préliminaire à la nomination d’un séquestre intérimaire en se fondant sur les dispositions de l’art. 30, précité, de la Loi. Ils ont fait valoir qu’ils sont des «particuliers» s’occupant exclusivement d’agriculture et que, par conséquent, l’art. 28 de la Loi ne leur est pas applicable. Cette exception n’a pas été maintenue en première instance et l’appel des appelants à la Division d’appel a été rejeté; le juge Jones a rédigé des motifs dissidents.
Afin d’interpréter le sens de l’art. 30, il importe d’examiner les dispositions qui ont précédé cet article. L’article 7 de la Loi sur la faillite, S.R.C. 1927, chap. 11 se lisait:
7. Les dispositions de la présente partie ne doivent s’appliquer ni aux salariés ni aux personnes s’occupant exclusivement d’agriculture ou de culture du sol.
La Partie I de la Loi, où se trouvait l’art. 7, comprenait également les dispositions équivalentes aux art. 25 et 28 de la Loi actuelle. Le terme «personne» défini dans la Loi s’appliquait à une firme ou une société et à une association de personnes non constituée en corporation. Il s’appliquait en outre à une compagnie constituée en corporation en vertu d’une loi du Parlement du Canada ou d’une province canadienne.
Une nouvelle Loi sur la faillite, adoptée en 1949, 1949 (Can.) (2e Sess.), chap. 7, abrogeait et remplaçait l’ancienne loi. L’article 7, précité, de l’ancienne loi a été remplacé par l’art. 25, rédigé suivant les termes de l’art. 30 de la Loi actuelle. En définitive, relativement à l’agriculture, le législateur a supprimé le mot «personnes» et l’a remplacé par le mot «particuliers»; il a en même temps prévu que cet article s’appliquait aux particuliers s’occupant de la pêche.
Comme je l’ai dit, le mot «personne» dans la Loi de 1927 s’appliquait à une firme ou une société. La Loi de 1949 n’a pas défini le terme «particulier».
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Dans l’affaire Re Witchekan Lake Farms Ltd. (1974), 50 D.L.R. (3d) 314, la Cour d’appel de la Saskatchewan devait examiner si une corporation exploitant une ferme pouvait invoquer la protection de l’art. 30. Le juge en chef Culliton, qui a rendu le jugement de la Cour, a examiné les modifications apportées par la Loi de 1949 et a cité les termes qu’a employés lord Macmillan, qui a rendu le jugement du Comité judiciaire du Conseil privé dans l’arrêt D.R. Fraser & Co. Ltd. v. M.N.R., [1949] A.C. 24, à la p. 33:
[TRADUCTION] Lorsqu’une loi modificative change les termes de la loi principale, il faut considérer que la modification a été faite intentionnellement.
Le juge en chef Culliton a ajouté, à la p. 315:
[TRADUCTION] J’estime que le principe énonçé par lord Macmillan s’applique en l’espèce. Lorsque le législateur a remplacé le mot «personnes» par «particuliers», il Ta fait intentionnellement. Si le législateur avait voulu donner au terme «particuliers» le même sens que le terme «personnes», il n’aurait pas eu de raison de modifier la loi. Je suis convaincu qu’en modifiant cet article comme il l’a fait, le législateur a voulu modifier la loi en restreignant l’application de l’art. 30 par rapport à ce qu’il était lorsque le terme «personnes» était employé, et il y a lieu de donner effet à cette modification.
Je souscris à ces motifs. Les termes qu’emploie lord Macmillan se rapportent à la modification d’une loi principale, mais ils s’appliquent avec au moins autant de vigueur à la situation dans laquelle une loi existante est entièrement remplacée par une loi nouvelle.
En vertu des dispositions de l’ancienne loi, l’expression «personnes s’occupant exclusivement d’agriculture», rapprochée de la définition de «personnes», rendait l’art. 7 applicable à une société ou une corporation s’occupant exclusivement d’agriculture. La définition du terme «personne» dans la Loi a pour effet de prescrire que ce terme doit comprendre, outre son sens ordinaire, certaines associations commerciales formées d’au moins deux particuliers regroupés en société en nom collectif, en association non constituée en corporation, en corporation ou en société ou organisation coopérative. Si l’art. 30 avait employé le mot «personnes», comme le faisait l’art. 7 de la Loi de 1927, alors l’art 30 s’appliquerait aux sociétés en nom collectif, aux associations non constituées en cor-
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poration, aux corporations ou aux sociétés ou organisations coopératives s’occupant exclusivement d’agriculture. La décision arrêtée d’omettre le terme «personnes» à l’art. 30 et de le remplacer par le terme «particuliers» témoigne, à mon avis, de l’intention évidente que, dès lors, la protection de cet article ne soit accordée qu’aux particuliers s’occupant exclusivement de pêche, d’agriculture ou de culture du sol et que les associations de particuliers sous forme de sociétés en nom collectif, d’associations non constituées en corporation, de corporations ou de sociétés ou d’organismes coopératifs ne bénéficient pas de cette protection.
L’avocat des appelants a insisté sur l’emploi du pluriel, «particuliers» dans la partie de l’art. 30 qui traite de pêche, d’agriculture et de culture du sol, et sur l’emploi des mots «un particulier» dans la partie de l’article qui traite des salariés, etc. Il a adopté les motifs de dissidence du juge Jones [à la p. 619]:
[TRADUCTION] A mon avis, des particuliers ne cessent pas de s’occuper d’agriculture à titre de particuliers simplement parce qu’ils fonctionnent sous forme de société en nom collectif, qu’elle soit ou non enregistrée. C’est ce que signifie l’emploi du pluriel «particuliers» dans la première partie de cet article. Si on donne à ce terme une interprétation restrictive, des coassociés s’occupent toujours d’agriculture, à titre de particuliers. Si l’on admet que la Loi reconnaît les sociétés en nom collectif, ce ne sont pas à toutes fins des entités distinctes des particuliers associés.
Compte tenu de ce qu’était auparavant l’art. 30 actuel, je ne suis pas prêt, avec égards, à interpréter les termes «particuliers s’occupant exclusivement… d’agriculture» de façon qu’ils comprennent une société en nom collectif s’occupant d’agriculture. Je tiens en outre à citer les motifs du juge en chef MacKeigan qui souligne qu’une société en nom collectif diffère des particuliers qui exercent une activité commerciale [aux pp. 611 et 612];
[TRADUCTION] En Nouvelle-Écosse, une société en nom collectif n’est pas simplement deux ou plusieurs particuliers ou personnes physiques qui exercent une activité commerciale. Les coassociés, lorsqu’ils deviennent associés par contrat ou par l’effet de la loi en vertu de la Partnership Act R.S.N.S. 1967, chap. 224, sont investis de droits et d’obligations supplémentaires. Une
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société en nom collectif est (art. 3) «la relation qui existe entre des personnes qui font des affaires en commun en vue de réaliser un bénéfice». La copropriété ou la copropriété avec gain de survie «ne créent pas, en elles-mêmes, une société en nom collectif», que les propriétaires partagent ou non les profits ou les recettes brutes tirés de son utilisation (al. 4a) et b)). La société en nom collectif devient une entité qui peut agir sous une raison sociale. Elle possède des «biens» (art. 22), contre lesquels peut être exécuté un jugement rendu à l’encontre de la société (art. 25). La Partnership Act définit les droits et les obligations des coassociés relativement aux biens de la société.
Je conclus que l’art. 30 de la Loi n’empêche pas un créancier de déposer une pétition en faillite et de demander la nomination d’un séquestre intérimaire à l’égard d’un débiteur qui est une société en nom collectif, même si la société en nom collectif s’occupe exclusivement d’une exploitation agricole. Je suis par conséquent d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureur des appelants: Stewart McInnes, Halifax.
Procureur de l’intimée: William L. MacInnes, Halifax.