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01/04/1976 | CANADA | N°[1977]_1_R.C.S._466

Canada | Haig c. Bamford et al., [1977] 1 R.C.S. 466 (1 avril 1976)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Haig c. Bamford et al., [1977] 1 R.C.S. 466

Date : 1976-04-01

Gordon T. Haig (Demandeur) Appelant; et

Ralph L. Bamford, Nairn Hagan, Alfred R. Wickens et John Gibson (Défendeurs) Intimés.

1975: les 13 et 14 novembre; 1976: le 1er avril.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE LA SASKATCHEWAN

COUR SUPRÊME DU CANADA

Haig c. Bamford et al., [1977] 1 R.C.S. 466

Date : 1976-04-01

Gordon T. Haig (Demandeur) Appelant; et

Ralph L. Bamford, Nairn Hagan, Alfred R. Wickens et John Gibson (Défendeurs) Intimés.

1975: les 13 et 14 novembre; 1976: le 1er avril.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE LA SASKATCHEWAN


Sens de l'arrêt : Le pourvoi doit être accueilli et le jugement de première instance rétabli, mais en ne faisant toutefois pas droit à la demande de $2,500

Analyses

Négligence - Comptables agréés - Préparation d’un état financier erroné - Pertes subies par un investisseur qui s’était fié à l’état financier - Les comptables ignoraient l’identité de l’investisseur - Droit de recouvrement.

Un certain Scholler exploitait, à titre de propriétaire unique, une entreprise d’ébénisterie. Au début de 1964, à la suite d’un incendie, Saskatchewan Economic De­velopment Corporation (Sedco) a consenti à Scholler un prêt de $34,000 afin qu’il construise une usine de menui­serie et fabrication de meubles, sous réserve de la consti­tution en corporation de l’entreprise à propriétaire unique. La compagnie a été constituée en corporation mais, quelques mois plus tard, Scholler faisait face à de graves difficultés de trésorerie. Il s’est alors adressé à Sedco pour obtenir un autre prêt de $20,000 qui fut approuvé, mais sous deux réserves: (i) la production d’un état financier de la compagnie vérifié et satisfaisant, du 10 février 1964, date de sa constitution en corporation, au 31 mars 1965 et (ii) un apport en capital de $20,000 d’une autre source.

Une société de comptables agréés, au sein de laquelle les intimés sont associés, reçut instructions de dresser l’état financier demandé et Scholler s’est mis à la recherche d’un investisseur. Il a porté ses démarches à la connaissance des comptables. Une fois terminé, l’état financier indiquait que la compagnie était une exploita­tion rentable et que sa situation était prometteuse; un prêt de $20,000 de Sedco et une mise de fonds de $20,000 constitueraient un fonds de roulement adéquat. Influencé par ces données, l’appelant a acheté, à la mi-août 1965, pour $20,075 d’actions du capital social de la compagnie et a garanti l’emprunt bancaire à concurrence de $20,000.

Nonobstant l’apport de $40,000 en capital, peu de temps après la compagnie se trouvait de nouveau aux prises avec de sérieuses difficultés de trésorerie. Des

[Page 467]

recherches révélèrent que la compagnie avait reçu en mars 1965 un paiement anticipé de $28,000 pour deux contrats. Les travaux en question n’avaient pas encore débuté, mais le paiement avait été inscrit comme s’ils étaient terminés et l’argent gagné. Le comptable de la compagnie avait crédité les $28,000 au compte de résul­tat plutôt qu’au passif. Les comptables n’avaient pas décelé l’erreur.

Loin d’avoir fait les bénéfices indiqués dans l’état financier, c’est une perte que la compagnie avait subie: au lieu d’investir dans une entreprise prospère, comme le suggérait l’état financier, l’appelant avait placé son argent dans une compagnie périclitante qui n’avait jamais enregistré de bénéfices. En six mois, entre le 31 mars 1965 et le 31 août 1965, la compagnie a accusé une perte nette de $21,460.10. Au début décembre, la compagnie avait atteint le plafond de sa marge de crédit bancaire. Afin de payer les employés, l’appelant a dû investir encore $2,500, et Sedco, une somme identique. Les créanciers se sont réunis à la fin du mois et ont décidé de ne plus soutenir la compagnie; à la fin de l’année, cette dernière a fermé ses portes. L’appelant a perdu $20,075, la valeur de ses actions, son prêt de $2,500 et $6,500 en caution bancaire. II a intenté une action contre les comptables, la compagnie et Scholler pour recouvrer les $20,075 et les $2,500, mais il a, par la suite, abandonné les poursuites contre Scholler et la compagnie.

Le juge de première instance a accueilli l’action en recouvrement. La majorité des juges de la Cour d’appel a accueilli l’appel interjeté par les comptables. L’inves­tisseur a alors interjeté un pourvoi devant cette Cour.

Arrêt: Le pourvoi doit être accueilli et le jugement de première instance rétabli, mais en ne faisant toutefois pas droit à la demande de $2,500.

Le juge en chef Laskin et les juges Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson et Beetz: Les intimés ont envers l’appe­lant l’obligation de faire preuve de diligence raisonnable dans la préparation du bilan. De plus, en déclarant qu’il y avait eu vérification alors qu’ils savaient que ce n’était pas le cas, les intimés ont gravement failli à leur devoir.

L’appelant était justifié de s’en remettre à l’état finan­cier qui, d’après les comptables, représentait équitablement la situation financière de la compagnie au 31 mars 1965. Les comptables ont dressé ces états contre rému­nération dans le cadre de leur activité professionnelle. Ils devaient servir dans une transaction commerciale, dont les comptables connaissaient la nature. Ces derniers savaient que la compagnie avait l’intention de présenter les états aux membres d’un groupe très restreint. L’appelant

[Page 468]

en faisait partie. Il est vrai que les comptables ignoraient son nom mais c’est sans importance. Il n’y a aucune raison valable de faire une distinction entre le cas où le comptable défendeur remet son rapport direc­tement au demandeur, à la demande de son employeur (Candler v. Crane, Christmas & Co., [1951] 1 All E.R. 426, et Glanzer v. Shepard (1922), 233 N.Y. 236) et celui où le rapport est remis à l’employeur qui, au su du comptable, le transmet à un membre d’un groupe res­treint (dont l’identité est inconnue du comptable) dans le cadre d’une transaction dont la nature est connue du comptable.

L’appelant ne peut recouvrer des intimés la somme de $2,500 qu’il a avancée à la compagnie en décembre 1965 parce qu’à cette époque, il en connaissait la véritable situation financière. On ne peut alléguer qu’il a avancé cette somme en se fondant sur des états inexacts.

Les juges Martland, Judson et de Grandpré: Il découle de la conclusion selon laquelle les intimés savaient avant de dresser l’état financier que ce dernier serait utilisé par Sedco, par la banque avec qui la compagnie faisait affaire et par un investisseur éventuel, que les intimés avaient une obligation de diligence dans la préparation de l’état financier en cause envers un investisseur éventuel (l’appelant) même s’ils ne connais­saient pas son identité.

[Arrêts mentionnés: Hedley Byrne & Co. v. Heller & Partners, [1963] 2 All E.R. 575; Dutton v. Bognor Regis United Building Co. Ltd., [1972] 1 All E.R. 462; Mutual Life & Citizens Assurance Co. Ltd. v. Evatt, [1971] 1 All E.R. 150; Ultramares Corp. v. Touche (1931), 255 N.Y. 170; Rusch Factors, Inc. v. Levin (1968), 284 F. Supp. 85; Rhode Island Hospital Trust National Bank v. Swartz (1972), 455 F. 2d 847; Well-bridge Holdings Ltd. c. Metropolitan Corp. of Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957; Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189; J. Nunes Diamonds Ltd. c. Dominion Electric Protection Co., [1972] R.C.S. 769.]

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan[1], qui a accueilli l’appel d’un jugement du juge MacPherson. Pourvoi accueilli.

R. W. Thompson, pour le demandeur, appelant,

E. R. Gritsfeld, c.r., pour les défendeurs, intimés.

[Page 469]

Le jugement du juge en chef Laskin et des juges Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson et Beetz a été rendu par

LE JUGE DICKSON — Le présent pourvoi a trait à la responsabilité d’un comptable envers les tiers autres que son employeur, pour négligence dans la préparation d’états financiers. La Cour doit déci­der si la relation entre les parties au pourvoi était assez directe pour donner lieu à une obligation de diligence des intimés envers l’appelant. Les dom­mages-intérêts en cause ne sont pas très élevés, mais la question soulevée est importante pour la profession de comptable et pour le public qui investit.

I

En octobre 1961, Siegfried Scholler et son frère ont constitué une société en nom collectif, sous la raison sociale de Scholler Brothers Millwork, dans la ville de Moose Jaw. La société fabriquait du mobilier, notamment des armoires; elle avait éga­lement conclu des contrats de menuiserie d’inté­rieur. La société a été dissoute en décembre 1962 et, de cette date jusqu’en février 1964, Siegfried Scholler a continué l’exploitation à titre de pro­priétaire unique. Au début de 1964, à la suite d’un incendie, la Saskatchewan Economic Development Corporation (Sedco) a consenti à Scholler un prêt de $34,000 afin qu’il construise une usine de menuiserie et fabrication de meubles à Moose Jaw, sous réserve de la constitution en corporation de l’entreprise à propriétaire unique. Scholler Furni­ture & Fixtures Ltd. (la compagnie) fut constituée en corporation mettant un terme à l’entreprise à propriétaire unique. Scholler était un excellent ouvrier, mais un planificateur financier pitoyable. Il ne pouvait résister au désir d’élargir le champ d’activité de la compagnie, de sorte qu’en janvier 1965, il dut faire face à de graves difficultés de trésorerie. Scholler s’est alors adressé à Sedco pour obtenir un autre prêt de $20,000 qui fut approuvé, mais sous deux réserves: (i) la production d’un état financier de la compagnie vérifié et satisfaisant, du 10 février 1964, date de sa constitution en corpora­tion, au 31 mars 1965 et (ii) un apport en capital de $20,000 d’une autre source.

[Page 470]

La société R. L. Bamford & Co. (les compta­bles), au sein de laquelle les intimés (défendeurs) sont associés, reçut instructions de dresser l’état financier demandé et Scholler s’est mis à la recher­che d’un investisseur. Il a porté ses démarches à la connaissance des comptables. Le juge de première instance MacPherson est arrivé à une conclusion fondamentale, que n’a pas modifiée la Cour d’ap­pel de la Saskatchewan et selon laquelle les comptables savaient, avant de dresser en date du 18 juin 1965 l’état financier qui est à la source du présent litige, que ce dernier serait utilisé par la Sedco, par la banque avec laquelle la compagnie faisait affaire et par un investisseur éventuel.

Le directeur de Sedco, un certain Wiltshire, aida Scholler à trouver un investisseur et, avec le consentement de Scholler, il montra une copie de l’état financier à un ami, le demandeur Haig, qui était à la recherche d’un bon placement. Haig examina l’état avec le directeur de sa banque et avec un comptable agréé. Le solde y figurant indiquait que la compagnie était une exploitation rentable et que sa situation était prometteuse; un prêt de $20,000 de la Sedco et une mise de fonds de $20,000 constitueraient un fonds de roulement adéquat. Influencé par ces données, Haig, en homme d’affaires avisé, acheta, à la mi-août 1965, pour $20,075 d’actions du capital social de la compagnie et garantit l’emprunt bancaire à con­currence de $20,000. Il devint président et Schol­ler, vice-président et chef de l’exploitation. Tout semblait aller pour le mieux: la compagnie avait beaucoup de contrats car les anciennes tavernes faisaient l’objet de rénovations par suite de récen­tes modifications à la législation sur les boissons alcooliques de la Saskatchewan et l’ouverture aux femmes de certains débits de boisson. Mais en fait quelque chose n’allait pas. Nonobstant l’apport de $40,000 en capital, ce qui avait permis de rem­bourser les fournisseurs, peu de temps après la compagnie se trouvait de nouveau aux prises avec de sérieuses difficultés de trésorerie. Les compta­bles furent consultés et leurs recherches eurent tôt fait de découvrir la source du problème: la compa­gnie avait reçu en mars 1965 un paiement anticipé de $28,000 pour deux contrats conclus avec Robert Simpson Regina Limited. Les travaux en question

[Page 471]

n’avaient pas encore débuté, mais le paiement avait été inscrit comme s’ils étaient terminés et l’argent gagné. Le comptable de la compagnie avait crédité les $28,000 au compte de résultat plutôt qu’au passif. Les comptables n’avaient pas décelé l’erreur. A la demande de Haig, les compta­bles dressèrent un nouvel état financier en date du 29 septembre 1965 pour la période allant du 10 février 1964 au 31 mars 1965; dans ce dernier, le paiement anticipé fut retiré du compte de résultat et inscrit au passif comme «revenu perçu-compta­bilisé d’avance». Voici respectivement la situation financière certifiée par les comptables et la situa­tion réelle de la compagnie:

Situation certifiée

par les comptables

(bilan du 18 juin

Situation réelle

(bilan du 29 sept.

1965)

1965)

Ventes

$186,603.64

$158,603.64

Bénéfices bruts

80,896.50

52,896.50

Bénéfices nets

(avant impôt)

26,590.31

(1,994.52)

Bénéfices nets

(après impôt)

20,717.04

néant

Surplus

21,321.04

600.00

Loin d’avoir fait les bénéfices indiqués dans l’état financier de juin, c’est une perte que la compagnie avait subie: au lieu d’investir dans une entreprise prospère, comme le suggérait l’état financier du 18 juin 1965, Haig avait placé son argent dans une compagnie périclitante qui n’avait jamais enregis­tré de bénéfices. En six mois, entre le 31 mars 1965 et le 31 août 1965, la compagnie a accusé une perte nette de $21,460.10. Au début décem­bre, la compagnie avait atteint le plafond de sa marge de crédit bancaire. Afin de payer les employés, Haig dut investir encore $2,500, et la Sedco, une somme identique. Les créanciers se sont réunis à la fin du mois et ont décidé de ne plus soutenir la compagnie; à la fin de l’année, cette dernière a fermé ses portes. Haig a perdu $20,075, la valeur de ses actions, son prêt de $2,500 et $6,500 en caution bancaire. Il a intenté une action contre les comptables, la compagnie et Scholler pour recouvrer les $20,075 et les $2,500, mais il a par la suite abandonné les poursuites contre Schol­ler et la compagnie.

[Page 472]

II

Le juge de première instance a conclu à la négligence des comptables. J’estime que la preuve appuie amplement cette conclusion. D’après le témoignage de l’expert, il appert qu’un comptable agréé puisse être engagé pour faire un travail avec vérification ou sans vérification. S’il a été engagé pour effectuer une vérification, le comptable fait ce qu’il juge nécessaire en utilisant les méthodes appropriées, savoir sondages et vérifications des contrôles internes, comptes et registres, afin de pouvoir donner son avis sur les états financiers en cause. Lorsqu’il doit faire un travail sans vérifica­tion, il aide simplement le client à dresser son état financier dans des conditions qui lui permettent d’accepter les registres du client en n’effectuant pas les contrôles requis dans un travail avec vérifi­cation. Lorsque le travail est fait avec vérification, l’état financier est accompagné d’un rapport du vérificateur dans lequel il exprime un avis à son égard. Lorsqu’il s’agit d’un travail sans vérifica­tion, le comptable présente un état financier auquel il joint une note où il décline expressément toute responsabilité.

Le comptable avait fait un travail sans vérifica­tion pour la société en nom collectif Scholler Brothers Millwork, en 1963, et l’état financier était accompagné d’une lettre dont le dernier paragraphe déclinait toute responsabilité en ces termes:

[TRADUCTION] Les états financiers ci-joints ont été dressés à partir des livres, registres et renseignements fournis, sans vérification, et il nous est impossible d’exprimer une opinion sur la situation financière de l’entreprise.

En l’espèce, les comptables prétendent qu’en 1965, ils auraient été engagés pour effectuer un travail sans vérification et qu’ils auraient simplement accompli pour la compagnie un travail de compta­bilité en dressant un état financier à partir de ses registres comptables. Cette prétention est irreceva­ble pour deux raisons: premièrement, la Sedco exigeait des états financiers vérifiés avant d’accor­der un prêt additionnel à la compagnie et la preuve démontre clairement que les états ont été dressés pour remplir cette condition puisque la Sedco et la compagnie avaient averti les comptables; deuxièmement,

[Page 473]

le rapport des vérificateurs est conforme à la présentation généralement utilisée pour les états financiers vérifiés:

[TRADUCTION] Nous avons examiné les registres de Scholler Furniture & Fixtures Ltd. pour la période débutant à la date de sa constitution en corporation, soit le 10 février 1964, et se terminant le 31 mars 1965. Nous avons dressé le bilan ci-joint à cette date et un état des profits et pertes pour la même période. Nous avons également procédé à un examen général des méthodes comptables et aux sondages des registres comptables et autres preuves à l’appui, que nous avons jugés nécessai­res dans les circonstances.

Les comptes à recevoir reflètent les inscriptions dans les registres et nous ne les avons pas vérifés [sic] directement auprès des débiteurs inscrits.

L’inventaire des matériaux et des travaux en cours n’a pas été fait par nous ni sous notre surveillance. Nous l’avons accepté sur l’attestation de M. Siegfried Scholler.

Sous réserve des restrictions prédécentes [sic], nous esti­mons que le bilan ci-joint et l’état des profits et pertes pertinent représentent équitablement la situation finan­cière de Scholler Funiture & Fixtures Ltd. au 31 mars 1965, ainsi que les résultats d’exploitation de la période se terminant à cette date, conformément aux règles comptables généralement acceptées et comme le mon­trent les livres de la compagnie.

Le rapport porterait tout lecteur à croire qu’une vérification avait été faite, mais la preuve démon­tre que ce n’était pas le cas. Le rapport mentionne trois réserves, mais rien à l’égard du passif. Gary Lloyd Davidge, alors stagiaire au bureau des comptables et maintenant comptable agréé, a dressé l’état financier contesté. Il a déclaré que son employeur lui avait donné instructions de ne pas faire de vérification; il croyait qu’on lui demandait un travail de comptabilité et non de vérification; on ne lui a donné aucun programme de vérifica­tion. Il n’a pas examiné les factures ni les bons de commande; il n’a pris aucun renseignement sur les paiements anticipés ni sur les contrats; il n’a pas analysé les chiffres relatifs aux ventes ni aux tra­vaux en cours; il ne s’est pas renseigné sur les contrôles internes de la compagnie pour détermi­ner dans quelle mesure on pouvait s’y fier pour certifier l’exactitude des comptes de résultat. Il a laissé son emploi avant que le bilan ne soit remis au client, croyant qu’il serait accompagné d’une

[Page 474]

clause d’exonération complète de responsabilité comme l’avaient été les états financiers de 1963 dressés pour Scholler Brothers Millwork. En dépit de tout ceci, les vérificateurs ont fait la déclaration susmentionnée où ils disent avoir effectué un examen général des registres comptables et autres preuves à l’appui, ainsi qu’ils l’ont jugé nécessaire dans les circonstances. C’était faux. Ils se sont aussi dits d’avis que, sous réserve des trois restric­tions déjà mentionnées, le bilan et l’état des profits et pertes pertinent représentaient équitablement la situation financière de la compagnie au 31 mars 1965. Le travail exécuté par les comptables ou en leur nom ne permettait pas une telle affirmation. A mon avis, en déclarant qu’il y avait eu vérifica­tion alors qu’ils savaient que ce n’était pas le cas, les comptables ont gravement failli à leur devoir. Ceci allait au-delà de la maladresse involontaire ou de l’erreur de jugement.

III

Examinons maintenant si Haig, qui a reçu les états financiers erronés et qui s’y est malheureusement fié, peut exiger un dédommagement des comptables. En première instance, le juge MacPherson a accordé des dommages-intérêts. Il a soutenu que les comptables savaient ou auraient dû savoir que les états financiers seraient utilisés par un investisseur éventuel de capitaux dans la compagnie; comme l’a dit le juge, même si Haig [TRADUCTION] «n’avait pas encore fait son appari­tion» lors de la préparation du bilan, on doit l’inclure dans la catégorie de personnes que des comptables pouvaient s’attendre à voir utiliser le bilan. Ils avaient par conséquent une obligation envers Haig. Le juge a appliqué le critère de la présivibilité [sic].

La majorité des juges de la Cour d’appel de la Saskatchewan, (le juge McGuire souscrivant aux motifs du juge Hall) en est venue à une conclusion différente. Ils se sont dits convaincus que Scholler avait averti les comptables que l’état financier servirait à attirer des investisseurs de capitaux dans la compagnie. Le juge Hall a souligné qu’à ce moment, il n’y avait aucun investisseur ni groupe d’investisseurs particuliers intéressés; les compta­bles ne connaissaient pas Haig et ils ignoraient

[Page 475]

qu’on lui avait montré un exemplaire de l’état et qu’on l’avait pressenti pour investir dans la compa­gnie. Le savant juge d’appel a fait remarquer que le document avait été remis à Haig à l’insu de Scholler ou de la compagnie. A mon humble avis, cette remarque ne tient pas puisque Wiltshire a témoigné qu’avant de donner un exemplaire de l’état à Haig, il avait reçu la permission de Scholler. De toute façon, cela importe peu car si les comptables ont dressé, à la demande de la compa­gnie, un état financier devant être notamment distribué à des investisseurs éventuels et s’ils en ont remis des exemplaires à la compagnie à cette fin, je ne comprends pas pourquoi la compagnie ou quiconque en son nom devrait demander la permis­sion aux comptables avant d’en distribuer un exemplaire. Le savant juge d’appel a conclu que les comptables se devaient d’être honnêtes envers Haig, mais qu’ils n’étaient pas responsables de négligence envers lui et, puisque les erreurs contenues dans les états financiers résultaient d’une «maladresse involontaire», l’appel devait être accueilli avec dépens. Selon le juge Woods, en dissidence, les comptables savaient que l’état serait utilisé dans un but précis, à savoir qu’il influencerait les intérêts économiques des personnes de qui Scholler tenterait d’obtenir des fonds et que Haig en faisait partie. Il semble que l’issue du pourvoi repose sur la question suivante: pour qu’il y ait obligation de diligence, suffit-il, comme le décident les juges MacPherson et Woods, que les compta­bles sachent que les renseignements seront remis à une catégorie ou à un groupe précis de personnes ou faut-il, comme le décident les juges Hall et McGuire, que les comptables aient aussi été avisés de l’identité du demandeur?

IV

L’expansion et l’évolution des compagnies dans la société moderne se sont accompagnées d’une nouvelle perception du rôle social de la profession de comptable. L’époque où le comptable ne tra­vaillait que pour le propriétaire-directeur d’une compagnie et n’était responsable qu’envers lui seul est révolue. La complexité de l’industrie moderne alliée aux effets de la spécialisation, aux répercussions

[Page 476]

de l’imposition, de l’urbanisation, la distinc­tion entre la propriété et la direction, l’ascension des directeurs généraux professionnels et nombre d’autres facteurs ont sensiblement modifié le rôle et les responsabilités du comptable ainsi que la confiance que le public doit accorder à son travail. Par les rapports qu’il dresse sur la situation finan­cière des compagnies, il peut influencer les intérêts économiques du grand public comme des action­naires actuels ou éventuels.

Comme le reconnaissent les chefs de file de la profession, de pair avec la revalorisation de ses services, le comptable a vu sa responsabilité envers le public s’accroître de façon proportionnelle. Il semble peu réaliste de ne pas tenir compte de ces changements. Il ne faut pas non plus pécher par excès contraire et permettre le dédommagement de toute personne dont les intérêts économiques ont souffert par suite de la négligence d’un comptable. Le dédommagement de la partie lésée est un élé­ment pertinent, mais pas nécessairement le seul. Dans l’affaire Ultramares Corp. v. Touche[2], le juge Cardozo a considéré comme un facteur perti­nent la crainte d’une responsabilité illimitée du comptable, [TRADUCTION] «responsabilité pour un montant indéterminé, pour une période indétermi­née et envers un nombre indéterminé de person­nes». Il ressort de la jurisprudence qu’on peut utiliser plusieurs critères pour déterminer s’il existe une obligation de diligence des comptables envers les tiers: (i) prévisibilité de l’utilisation de l’état financier et du rapport du vérificateur par le demandeur et confiance accordée à ces documents; (ii) connaissance expresse de la catégorie de personnes qui va utiliser l’état et s’y fier; (iii) connais­sance expresse du demandeur précis qui va utiliser l’état et s’y fier. Il est inutile, en l’espèce, de déterminer si le premier critère, le critère de prévi­sibilité, convient pour déterminer la véritable éten­due de l’obligation des comptables envers les tiers. A mon avis, dans la présente affaire, nous avons à choisir entre les deuxième et troisième critères, connaissance expresse de la catégorie précise de personnes ou connaissance expresse du demandeur précis. Vu la jurisprudence, j’ai conclu que le

[Page 477]

troisième critère est trop restrictif et que le deuxième, connaissance expresse de la catégorie limitée de personnes, est celui qui convient le mieux ici.


Parties
Demandeurs : Haig
Défendeurs : Bamford et al.

Références :

Jurisprudence anglaise: je ne crois pas qu’il existe de meilleur choix pour commencer que l’opi­nion de lord Denning, en dissidence, dans Candler v. Crane, Christmas & Co.[3], qui a été reprise plus tard dans Hedley Byrne & Co. v. Heller & Part­ners[4]. Après avoir établi que les comptables fai­saient partie des personnes qui avaient une obliga­tion de diligence, lord Denning a répondu par ce qui suit à la question suivante: [TRADUCTION] «Envers qui ces professionnels ont-ils cette obliga­tion?» (p. 434):
[TRADUCTION] Ils ont évidemment une obligation de diligence envers leur employeur ou leur client et aussi, à mon avis, envers le tiers à qui ils montrent eux-mêmes les comptes, ou à qui ils savent que leur employeur les montrera afin de l’inciter à investir ou à faire toute autre chose. Cependant, je ne crois pas que l’obligation puisse s’étendre à des étrangers, totalement inconnus des comptables, et à qui leur employeur peut décider de montrer les comptes à leur insu.
et
[TRADUCTION] Voici le critère de la relation dans ces cas-là: Les comptables savaient-ils que les comptes devaient être présentés au demandeur et utilisés par ce dernier?
On peut invoquer l’extrait ci-dessus à l’appui de l’opinion de la majorité de la Cour d’appel de la Saskatchewan, mais ce qui suit (p. 435) lui enlève de la force:
[TRADUCTION] II convient de souligner que j’ai limité l’obligation aux cas ou le comptable réunit les données et dresse son rapport pour la gouverne de l’intéressé même, dans la transaction en question. Ceci nous suffit pour prendre la décision en l’espèce. Je me rends bien compte qu’il serait exagéré de rendre le comptable responsable envers toute personne qui décide de se fier aux comptes pour faire une transaction, car ce serait l’exposer, selon les termes du juge en chef Car­dozo dans Ultramares Corp. v. Touche (précité), à une
.. responsabilité pour un montant indéterminé, pour une période indéterminée et envers un nombre indéterminé de personnes».
[Page 478]
Je ne me prononce pas sur sa responsabilité s’il a dressé son rapport pour la gouverne d’une catégorie précise de personnes dans le cadre d’une catégorie précise de tran­sactions. Je serais porté à croire qu’il pourrait l’être, au même titre que l’analyste ou l’inspecteur d’ascenseurs le sont dans les cas que j’ai mentionnés.
En l’espèce, le rapport a été dressé pour la gou­verne «d’une catégorie précise de personnes», à savoir des investisseurs éventuels, «pour une caté­gorie précise de transactions», à savoir un apport en , capital de $20,000. Le nombre d’investisseurs éventuels serait obligatoirement limité puisque la compagnie, à titre de compagnie privée, ne pou­vait, en vertu de l’al. o) (iii) de l’art. 3 de la Companies Act de la Saskatchewan (R.S.S. 1965, c. 131) inviter le public à acheter ses actions ou ses débentures.
On a ensuite invoqué l’arrêt Hedley Byrne. Dans cette affaire, on a plaidé que la relation entre les parties n’était pas assez étroite pour donner nais­sance à une obligation. Lord Reid a traité de cet argument en ces termes (p. 580):
[TRADUCTION] ... Il a été allégué que les intimés ignoraient l’objet précis de la demande et ne savaient pas si la National Provincial Bank Ltd. voulait ces renseignements à ses propres fins ou pour un client: ils ne savaient rien des appelants. Je rejette cet argument. Ils savaient que la demande avait trait à un contrat de publicité et il était pour le moins fort probable que les renseignements étaient demandés par les entrepreneurs en publicité. A mon avis, il importe peu qu’ils aient ignoré l’identité de ces entrepreneurs: rien n’indique l’existence d’une entente qui aurait pu influer sur leur décision de transmettre des renseignements ou sur la forme à leur donner. Par conséquent j’analyserai cette affaire comme s’il s’agissait de fausses déclarations faites par négligence directement à la personne deman­dant des renseignements, une opinion ou un avis, et je ne tenterai pas de déterminer quel degré de relation doit exister pour qu’il puisse y avoir obligation de diligence du défendeur envers le demandeur.
Dans la présente affaire, les comptables savaient que les états financiers avaient pour but d’attirer un nombre limité d’investisseurs éventuels, en plus de la banque et de la Sedco. Pour les comptables, le nom de ces investisseurs n’avait aucune impor­tance. Ce qui comptait, c’était la nature des tran­sactions pour lesquelles les états étaient dressés, car c’est ce qui circonscrit les limites de la responsabilité
[Page 479]
éventuelle. Dans Hedley Byrne, lord Morris a fait la remarque suivante (p. 588):
[TRADUCTION] Selon moi, on peut déduire à bon droit que la banque devait savoir que la National Pro­vincial se renseignait parce qu’un de ses clients avait conclu, ou pouvait conclure, un contrat de publicité en vertu duquel Easipower Ltd. pouvait devenir le débiteur de ce client jusqu’à concurrence des chiffres mentionnés. Les demandes ont été faites d’une banque à une autre. Le nom du client (Hedleys) n’a pas été mentionné par la banque se renseignant (National Provincial) auprès de l’autre banque (la banque)
la banque se renseignant (National Provincial) n’a pas révélé non plus au client (Hedleys) le nom de l’autre banque (la banque). Ces faits me semblent sans importance. La banque devait savoir que la demande venait de quelqu’un qui avait l’intention de faire affaire avec Easipower Ltd. et que son rapport, ou du moins l’essentiel, serait transmis à cette personne.
Lord Devlin s’est contenté d’un motif très précis, savoir que chaque fois qu’il y a une relation équi­valant à une relation contractuelle, il y a obligation de diligence. Cette relation peut être générale, comme celle de l’avocat et de son client et celle du banquier et de son client, ou particulière, résultant d’une situation spéciale
dans ce dernier cas, il faut examiner les faits particuliers afin de déterminer s’il y a engagement exprès ou implicite de la responsabilité. Selon C. Harvey, dans un article intitulé «Economic Losses & Negligence» (1972), 50 R. du B. Can. 580, cette «prise de responsabi­lité» est décisive dans les affaires où une perte économique est en cause. Harvey a conçu un cri­tère pour déterminer s’il y a obligation de diligence dans de tels cas. Il le décrit ainsi (p. 600):
[TRADUCTION] une personne devrait être liée par une obligation légale de diligence, consistant à éviter de causer une perte économique à une autre personne, si Un homme raisonnable, dans la situation du défendeur, aurait prévu ce genre de perte et en aurait assumé la responsabilité.
Ce critère est intéressant, quoiqu’il ne soit pas plus objectif que celui de prévisibilité. Il permettrait à la Cour de circonscrire l’étendue de la responsabilité découlant du critère de prévisibilité, mais il lui faudrait tout de même établir une règle pour déterminer l’étendue de la responsabilité.
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Comme lord Pearce le faisait remarquer dans Hedley Byrne (p. 615):
[TRADUCTION] L’étendue de l’obligation de diligence dans un cas de négligence dépend, en dernier ressort, de l’appréciation faite par les tribunaux des exigences de la société en matière de protection contre la négligence d’autrui.
Dans Hedley Byrne, lord Peace s’est rangé à l’opi­nion dissidente de lord Denning dans l’arrêt Cand­ler, dont j’ai déjà parlé, signalant que le résultat obtenu était en quelque sorte similaire au Restatement of the Law of Torts américain.
Il convient de mentionner rapidement deux autres jugements rendus en Angleterre, dont l’un a étendu la portée de l’obligation de diligence alors que l’autre l’a restreinte. Dans Dutton v. Bognor Regis United Building Co. Ltd.[5], il a été décidé que la relation entre un inspecteur des bâtiments, qui avait fait preuve de négligence en approuvant les fondations d’une maison, et le demandeur, qui avait acheté la maison par la suite, était assez directe pour donner lieu à une obligation de dili­gence. Dans Mutual Life & Citizens Assurance Co. Ltd. v. Evatt[6], la majorité des membres du Conseil privé a refusé d’accorder à Evatt des dom­mages-intérêts à la suite d’un conseil négligent que lui avait donné gratuitement une compagnie d’as­surance, dont il détenait une police, parce qu’il n’a pas allégué qu’à la date de sa demande ou avant, la compagnie avait pour fonction de fournir des ren­seignements ou des conseils en matière de placement ou qu’elle ait prétendu posséder des connais­sances particulières ou la compétence en la matière. Ces éléments n’existent pas en l’espèce. Dans la présente affaire, les comptables avaient déclaré posséder les qualifications, les connaissan­ces et la compétence nécessaires qu’ils étaient prêts, contre rémunération, à mettre à la disposi­tion du public.
Jurisprudence américaine: les deux arrêts fai­sant autorité ont été rédigés par le juge Cardozo, Dans Glazer v. Shepard[7], les défendeurs, peseurs publics, ont dressé, à la demande d’un vendeur de
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fèves, un relevé du poids et en ont donné une copie à l’acheteur demandeur. L’acheteur a payé le ven­deur en se fiant au certificat qui était en fait erroné. Les acheteurs ont eu droit à un dédomma­gement des peseurs. Le certificat a été considéré comme «l’objet» même de la transaction et non pas comme un document établi dans l’optique d’une utilisation éventuelle par le vendeur dans le cadre de ses opérations commerciales.
Dans Ultramares Corp. v. Touche, précité, les tribunaux de New York ont dû déterminer si des tiers étaient protégés de la négligence de compta­bles. Alors que l’affaire Glanzer avait entamé le principe du lien de droit, l’affaire Ultramares marque un certain recul. Dans cette dernière affaire, une compagnie avait présenté un bilan financier préparé par les défendeurs à un commis­sionnaire qui lui avança des capitaux. Les défen­deurs ne connaissaient pas le commissionnaire et le juge Cardozo a conclu que les défendeurs n’avaient aucune obligation de diligence envers lui. Quoique l’arrêt Ultramares ait été largement suivi aux États-Unis, il a aussi ses détracteurs. (Voir Prosser, Law of Torts, 4e éd., pp. 706 à 709
Hawkins, «Professionnal Negligence Liability of Public Accountants» (1959), 12 Vand. Law Rev. 797
Note, «Accountants’ Liability for False and Misleading Statements» (1967), 67 Colum. L. Rev. 1437.) Dans Rusch Factors, Inc. v. Levin[8], une affaire semblable à celle qui nous occupe, la Cour a distingué de l’arrêt Ultramares le problème alors en cause. Dans Rusch, la Cour a jugé que le défendeur avait prévu que l’investisseur deman­deur se fierait à l’état financier qu’il avait dressé. Le juge Pettine a fait la distinction avec Ultrama­res en ces termes (p. 91):
[TRADUCTION] ... Dans cette affaire-là, le demandeur faisait partie d’une catégorie illimitée de prêteurs incer­tains et d’actionnaires éventuels qu’on ne prévoyait pas réellement mais qui étaient seulement prévisibles.
La Cour d’appel des États-Unis (4’ circuit) s’est appuyée sur l’arrêt Rusch dans Rhode Island Hospital Trust National Bank v. Swartz[9]. Dans cette affaire, on mentionne que l’arrêt Rusch a été suivi dans l’Iowa et au Minnesota.
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L’affaire qui nous occupe ressemble davantage à Glanzer qu’à Ultramares. En l’espèce, l’objet véri­table des états financiers dressés par les compta­bles était d’assurer à la compagnie l’aide financière de la Sedco et d’un investisseur de capitaux
les états avaient été demandés en premier lieu pour ces tiers et seulement accessoirement pour la com­pagnie. Dans Ultramares, Touche savait que les états financiers serviraient en premier lieu à l’en­treprise, même si des actionnaires, des investis­seurs, des banques et nombre d’autres personnes faisant affaire avec l’entreprise pouvaient les lire.
Dans Law of Torts, 4° éd., Prosser souligne à la p. 707 qu’il existe une obligation de diligence raisonnable lorsqu’on remet un rapport à un tiers en sachant qu’il a l’intention d’en communiquer le contenu à une personne en particulier afin de l’inciter à agir
il ajoute que la plupart des tribu­naux s’en tiennent à cette définition. Cependant, à la question suivante (p. 708):
[TRADUCTION] Mais qu’arrive-t-il lorsque le défen­deur est averti que son rapport sera présenté à un petit groupe de personnes et qu’une ou plusieurs s’en serviront pour décider de leurs actions?
voici la réponse qu’il donne (p. 709):
[TRADUCTION] ... lorsque le groupe touché est assez restreint et, en particulier, comme dans le cas de l’enché­risseur heureux, que seule une personne risque d’enregis­trer une perte, on peut se hasarder à prévoir que des dommages-intérêts seront accordés. Les certificats d’ex­perts sont destinés à être montrés et non camouflés
il serait très artificiel de refuser des dommages-intérêts parce que le défendeur, qui a dressé un rapport dans ce but, ne connaissait pas le nom du demandeur ou les détails de la transaction.
Selon le Restatement of Torts américain (2d) SS 552, il convient d’accorder des dommages-inté­rêts pour les pertes subies par la personne ou l’une des personnes à laquelle étaient destinés les rensei­gnements du professionnel ou par la personne à qui ce dernier savait que son client remettrait les renseignements. Il y a obligation de diligence si le comptable défendeur sait qu’un tiers recevra ses états financiers. Il n’a pas à connaître la personne en particulier, mais la catégorie restreinte dont elle fait partie. Une note explicative du Restatement l’explique clairement:
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[TRADUCTION] A négocie un prêt de $50,000 avec une banque. Celle-ci exige une vérification faite par des comptables agréés. A engage B & Associés, cabinet de comptables, pour qu’il procède à la vérification après lui avoir dit qu’il voulait négocier un emprunt à la banque. A n’obtient pas de prêt de la première banque, mais fait affaire avec une autre banque qui s’appuie sur les états financiers certifiés de B & Associés. La vérification n’est pas faite consciencieusement et surestime les ressources financières de A
du coup, la seconde banque subit une perte. B & Associés sont responsables envers cette dernière.
(Voir également (1969), 53 Minn. Law Rev. 1357).
Jurisprudence canadienne: cette Cour a examiné l’arrêt Hedley Byrne dans Wellbridge Holdings Ltd. c. Metropolitan Corp. of Greater Winnipeg[10]. Dans l’affaire Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works[11], l’indemnisation de pertes économi­ques causées par la négligence a été accordée et le juge Ritchie déclarait, à la p. 1213:
... je suis d’avis que l’arrêt Hedley Byrne représente l’avis réfléchi de cinq membres de la Chambre des lords selon lequel une déclaration inexacte faite par négli­gence peut donner naissance à une action en dommages-intérêts pour la perte économique qu’elle occasionne, sans qu’interviennent des blessures ou des dommages matériels et indépendamment de rapports contractuels ou fiduciaires... .
(Voir également J. Nunes Diamonds Ltd. c. Dominion Electric Protection Co.[12])
En résumé, Haig était justifié de s’en remettre à l’état financier qui, d’après les comptables, repré­sentait équitablement la situation financière de la compagnie au 31 mars 1965. Les comptables ont dressé ces états contre rémunération dans le cadre de leur activité professionnelle. Ils devaient servir dans une transaction commerciale, dont les comptables connaissaient la nature. Ces derniers savaient que la compagnie avait l’intention de présenter les états aux membres d’un groupe très restreint. Haig en faisait partie. Il est vrai que les comptables ignoraient son nom, mais, comme je l’ai déjà dit, c’est sans importance. Je ne vois aucune raison valable de faire une distinction entre
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le cas où le comptable défendeur remet son rapport directement au demandeur, à la demande de son employeur (arrêts Candler et Glanzer), et celui où le rapport est remis à l’employeur qui, au su du comptable, le transmet à un membre d’un groupe restreint (dont l’identité est inconnue du compta­ble) dans le cadre d’une transaction dont la nature est connue du comptable. En conséquence, je décide que les comptables ont envers Haig l’obliga­tion de faire preuve de diligence raisonnable dans la préparation du bilan.
Toutefois, j’estime que Haig ne peut recouvrer des comptables la somme de $2,500 qu’il a avancée à la compagnie en décembre 1965 parce qu’à cette époque, il en connaissait parfaitement la véritable situation financière. On ne peut alléguer qu’il a avancé cette somme en se fondant sur des états inexacts. Haig était libre d’avancer des fonds addi­tionnels dans l’espoir de sauver son placement original. C’est ce qu’il a fait, mais c’était un choix personnel et non quelque chose dont les compta­bles étaient responsables.
J’accueille le pourvoi, j’infirme l’arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan et je rétablis le jugement du juge MacPherson, en ne faisant tou­tefois pas droit à la demande de $2,500, avec les dépens devant la présente Cour et les cours d’ins­tance inférieure.
Le jugement des juges Martland, Judson et de Grandpré a été rendu par
LE JUGE MARTLAND — Je souscris à la conclu­sion de mon collègue le juge Dickson. Il découle de la conclusion du savant juge de première instance, qui n’a pas été modifiée en Cour d’appel et selon laquelle les intimés savaient avant de dresser l’état financier que ce dernier serait utilisé par la Sedco, par la banque avec qui la compagnie faisait affaire et par un investisseur éventuel, que les intimés avaient une obligation de diligence dans la prépa­ration de l’état financier en cause envers un inves­tisseur éventuel (l’appelant) même s’ils ne connais­saient pas son identité.
Je règlerais cet appel comme l’a fait mon collè­gue le juge Dickson.
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Appel accueilli avec dépens.
Procureurs du demandeur, appelant: Halvor­son, Scheibel, Thompson & Rath, Regina.
Procureurs des défendeurs, intimés: Embury, Molisky, Gritzfeld & Embury, Regina.
[1] [1974] 6 W.W.R. 236, 53 D.L.R. (3d) 85.
[2] (1931), 255 N.Y. 170.
[3] [1951] 1 All E.R. 426 (C.A.).
[4] [1963] 2 All E.R. 575 (H.L.).
[5] [1972] 1 All E.R. 462.
[6] [1971] 1 All E.R. 150.
[7] (1922), 233 N.Y. 236.
[8] (1968), 284 F. Supp. 85 (Dist. Ct., R.I.).
[9] (1972), 455 F. 2d 847.
[10] [1971] R.C.S. 957.
[11] [1974] R.C.S. 1189.
[12] [1972] R.C.S. 769.

Proposition de citation de la décision: Haig c. Bamford et al., [1977] 1 R.C.S. 466 (1 avril 1976)


Origine de la décision
Date de la décision : 01/04/1976
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1977] 1 R.C.S. 466 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1976-04-01;.1977..1.r.c.s..466 ?
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