La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

08/06/2022 | BELGIQUE | N°P.22.0306.F

Belgique | Belgique, Cour de cassation, 08 juin 2022, P.22.0306.F


N° P.22.0306.F
A. R.,
prévenu,
demandeur en cassation,
ayant pour conseils Maîtres Nicolas Cohen et Karim Sedad, avocats au barreau de Bruxelles,
contre
1. P. E.,
2. L’INSTITUT POUR L’EGALITE DES FEMMES ET DES HOMMES,
parties civiles,
défendeurs en cassation,
ayant pour conseil Maître Fanny Vansiliette, avocat au barreau de Bruxelles.
I. LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 2 février 2022 par la cour d’appel de Bruxelles, chambre correctionnelle.
Le demandeur invoque un moyen dans un mém

oire annexé au présent arrêt, en copie certifiée conforme.
Le 19 mai 2022, l’avocat général Damien Va...

N° P.22.0306.F
A. R.,
prévenu,
demandeur en cassation,
ayant pour conseils Maîtres Nicolas Cohen et Karim Sedad, avocats au barreau de Bruxelles,
contre
1. P. E.,
2. L’INSTITUT POUR L’EGALITE DES FEMMES ET DES HOMMES,
parties civiles,
défendeurs en cassation,
ayant pour conseil Maître Fanny Vansiliette, avocat au barreau de Bruxelles.
I. LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 2 février 2022 par la cour d’appel de Bruxelles, chambre correctionnelle.
Le demandeur invoque un moyen dans un mémoire annexé au présent arrêt, en copie certifiée conforme.
Le 19 mai 2022, l’avocat général Damien Vandermeersch a déposé des conclusions au greffe.
A l’audience du 25 mai 2022, le demandeur a déposé une note en réponse aux conclusions du ministère public, le conseiller Françoise Roggen a fait rapport et l’avocat général précité a conclu.
II. LA DÉCISION DE LA COUR
A. En tant que le pourvoi est dirigé contre la décision de condamnation rendue sur l’action publique :
Sur le moyen :
Le moyen est pris de la violation des articles 19 et 149 de la Constitution, 9 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 18 et 19 du Pacte international de New-York relatif aux droits civils et politiques, 10 et 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que 2 et 3 de la loi du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination.
Quant à la première branche :
Le moyen critique l’appréciation par les juges d’appel de la notion d’atteinte grave à la dignité de la personne qui est exigée à titre d’élément constitutif de l’infraction de sexisme visée à l’article 2 de la loi du 22 mai 2014.
Le demandeur reproche en substance à l’arrêt de ne prendre à cet égard appui que sur un élément imprécis, à savoir la conscience collective de la société belge.
L’atteinte à la dignité n’est pas abandonnée à l’appréciation subjective de la victime ou de l’auteur du fait. Le critère est le respect du sentiment de dignité humaine tel qu’il est perçu à un moment donné par la conscience collective d’une société déterminée à une époque déterminée.
En tant qu’il soutient que les juges d’appel ne pouvaient se référer à la conscience collective de la société belge à l’époque des faits pour apprécier l’atteinte grave à la dignité de la personne visée, le moyen manque en droit.
L’arrêt ne se limite par ailleurs pas à l’énonciation critiquée au moyen. S’il considère qu’en l’espèce, à l’aune de la conscience de la société belge à l’époque des faits, le comportement du demandeur a clairement porté une atteinte grave à la dignité humaine de la défenderesse, en faisant preuve de mépris à son égard car elle était une femme, il ajoute qu’il a adopté ce comportement dans une émission largement diffusée et dans laquelle la défenderesse était une chroniqueuse régulière.
En tant qu’il omet de tenir compte de ces deux dernières circonstances qui ne sont empreintes d’aucune imprécision, le moyen procède d’une lecture incomplète de l’arrêt et manque, partant, en fait.
Quant à la deuxième branche :
Le demandeur soutient que la motivation de l’arrêt est inapte à établir l’existence du dol spécial exigé à l’article 2 de la loi du 22 mai 2014, lequel se caractérise par l’intention de nuire.
L’élément moral du délit imputé au demandeur se définit par l’intention d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne ou de la considérer comme inférieure en sachant que le geste ou le comportement est susceptible d’entraîner une atteinte grave à la dignité de cette personne.
En tant qu’il repose sur la prémisse que l’infraction de sexisme requiert un dol spécial, le moyen manque en droit.
Le juge constate souverainement les faits dont il déduit l’existence de l’élément moral d’une infraction, la Cour se bornant à vérifier si, de ces constatations, il a pu légalement déduire cette décision.
Pour fonder leur conviction quant à cet élément, les juges d’appel ont considéré que le demandeur avait l’intention de mépriser la défenderesse et savait que son comportement était susceptible d’entraîner une atteinte grave à sa dignité, ainsi qu’en témoigne le sourire moqueur qu’il affichait à certains moments, tout en refusant de la regarder, alors qu’elle s’adressait à lui et tentait de lui poser une question.
L’arrêt ajoute qu’il importe peu que le demandeur ait réitéré ce comportement avec d’autres femmes journalistes, cette défense confirmant au contraire la réserve du comportement critiqué aux seules femmes.
Il précise encore que les références littéraires citées par le demandeur sont irrelevantes, le demandeur n’ayant manifestement pas voulu éviter le regard de la défenderesse pour les raisons philosophiques qui y sont exposées.
Les juges d’appel ont pu déduire des circonstances et considérations précitées l’existence, dans le chef du demandeur, de l’élément moral constitutif du délit de sexisme.
Les juges d’appel ont ainsi légalement justifié leur décision.
Le moyen ne peut, à cet égard, être accueilli.
Quant à la troisième branche :
Le demandeur soutient que l’arrêt ne répond que par des motifs erronés à ses conclusions d’appel dans lesquelles il a fait valoir que le comportement qui lui est imputé résulte de ses convictions personnelles, notamment religieuses, celles-ci relevant de l’expression de sa liberté de pensée, de conscience et de religion.
L’obligation de motivation visée à l’article 149 de la Constitution constitue une obligation de forme, étrangère à la valeur ou à l’exhaustivité des motifs. La circonstance qu’un motif serait erroné ne peut constituer une violation de cette disposition.
A cet égard, le moyen manque en droit.
Pour le surplus, le juge répond à une défense déduite d’une donnée de fait, en énumérant les éléments de fait différents ou contraires qui lui ôtent sa pertinence.
Aux contestations du demandeur qui avançait que son seul but était de défendre ses convictions personnelles, l’arrêt commence par opposer que compte tenu du contexte public des faits précédemment décrits, il ne peut être question d’une violation de la liberté de pensée, de conscience ou de religion du demandeur, mais, éventuellement, de la seule violation de sa liberté d’expression laquelle n’est pas absolue.
L’exposé des faits auxquels la cour d’appel renvoie indique que ceux-ci se sont déroulés lors d’un débat télévisé intitulé « Communales : la poignée de main qui divise », auquel le demandeur avait été invité en tant que candidat du parti Islam.
La cour d’appel a énoncé avoir pu constater que, durant l’émission, le demandeur avait clairement refusé de regarder la défenderesse, alors que celle-ci s’adressait à lui sur un ton tout à fait normal, pour lui poser une question qui entrait dans le cadre du débat. Selon la cour d’appel, le demandeur préférait ouvertement regarder le présentateur de l’émission ou fermer les yeux plutôt que de regarder la défenderesse, contraignant celle-ci à interrompre sa question pour l’interpeller sur son attitude, et affichant en outre, à certains moments, un sourire moqueur ; il a même fini par dire : « j’ai pitié de ces, de ces, de ces femmes-là », parlant clairement de la défenderesse et d’une invitée qui venait également de prendre la parole.
L’arrêt énonce ensuite que la liberté d’expression n’est pas absolue. Elle implique des obligations et des responsabilités, notamment le devoir de ne pas franchir certaines limites. Les besoins sociaux impérieux, dont le principe d’égalité des hommes et des femmes fait partie, justifient certaines restrictions à la liberté d’expression.
En l’espèce, le comportement du demandeur a, selon la cour d’appel, clairement mis à mal cette valeur fondamentale d’égalité qui justifie une restriction à sa liberté d’expression. Elle a enfin jugé le demandeur non crédible lorsqu’il a prétendu ne pas avoir voulu humilier la défenderesse mais simplement défendre ses convictions personnelles.
Ces considérations ne réduisent pas, contrairement à ce que le demandeur soutient, l’exercice, dans la sphère publique, des principes de liberté de pensée, de conscience ou de religion. Elles placent, ce qui est différent, les faits reprochés au demandeur dans leur contexte, avant d’analyser son mode d’action et de constater que l’abus dont il s’est rendu coupable s’est produit à l’occasion du seul exercice de la liberté d’expression auquel le législateur a apporté certaines limites.
Par les motifs précités qui ne portent pas atteinte aux libertés de pensée, de conscience et de religion, la cour d’appel a légalement justifié sa décision.
Dans cette mesure, le moyen ne peut être accueilli.
Sur les questions préjudicielles proposées :
Par un arrêt du 25 mai 2016 (n°72/2016), la Cour constitutionnelle a examiné un recours en annulation des articles 2 et 3 de la loi du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l’espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l’acte de discrimination.
Elle y a notamment considéré que
« B.20.2. L’égalité des femmes et des hommes est une valeur fondamentale de la société démocratique, protégée par l’article 11bis de la Constitution, par l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et par divers instruments internationaux, tels que, notamment, la Convention des Nations-Unies du 18 décembre 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Plus spécifiquement, la lutte contre les violences en raison du sexe constitue une préoccupation actuelle aussi bien de l’Union européenne (adoption par la Commission européenne de la Charte des femmes, le 5 mars 2010) que du Conseil de l’Europe (Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique du 11 mai 2011). Les objectifs poursuivis par les dispositions attaquées, qui participent de la volonté du législateur de garantir cette valeur, sont légitimes et figurent parmi ceux, énumérés aux articles 9 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui peuvent justifier une ingérence dans les droits fondamentaux protégés par ces articles, dès lors qu’ils relèvent tout à la fois de la protection des droits d’autrui, de la défense de l’ordre et de l’affirmation d’une des valeurs fondamentales de la démocratie.
B.21.1. Il est apparu au législateur qu’il était indispensable de renforcer la lutte contre le sexisme, qu’il jugeait « omniprésent », le qualifiant de « phénomène trop répandu » (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3297/001, p. 3). Lors des discussions en commission de la Chambre, la ministre de l’Egalité des chances a également constaté que « le sexisme n’est pas encore reconnu socialement comme condamnable » (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3297/003, p. 5).
B.21.2. Eu égard à ces considérations, le législateur a pu estimer que l’adoption des dispositions attaquées était nécessaire pour atteindre l’objectif d’égalité des hommes et des femmes dans l’exercice de leurs droits et libertés que l’article 11bis de la Constitution lui impose de garantir.
[…]
B.35.1. L’objectif poursuivi par le législateur n’est, au demeurant, pas uniquement de protéger les droits des victimes de gestes ou de comportements sexistes mais, également, de garantir l’égalité des femmes et des hommes, ce qui est une valeur fondamentale de la société dont la réalisation bénéficie à la totalité de ses membres et pas seulement aux victimes potentielles de sexisme. »
Il n’y a pas lieu de poser à la Cour constitutionnelle les deux questions préjudicielles proposées, auxquelles d’une part, l’arrêt précité a partiellement répondu et qui, d’autre part, sont étrangères aux motifs pour lesquels le moyen est rejeté.
Le contrôle d’office
Les formalités substantielles ou prescrites à peine de nullité ont été observées et la décision est conforme à la loi.
B. En tant que le pourvoi est dirigé contre les décisions rendues sur les actions civiles exercées par les défendeurs :
Le demandeur ne fait valoir aucun moyen spécifique.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Rejette le pourvoi ;
Condamne le demandeur aux frais.
Lesdits frais taxés à la somme de cent euros septante et un centimes dus.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre, à Bruxelles, où siégeaient Françoise Roggen, conseiller faisant fonction de président, Sidney Berneman, Tamara Konsek, Frédéric Lugentz et François Stévenart Meeûs, conseillers, et prononcé en audience publique du huit juin deux mille vingt-deux par Françoise Roggen, conseiller faisant fonction de président, en présence de Damien Vandermeersch, avocat général, avec l’assistance de Tatiana Fenaux, greffier.


Synthèse
Formation : Chambre 2f - deuxième chambre
Numéro d'arrêt : P.22.0306.F
Date de la décision : 08/06/2022
Type d'affaire : Droit pénal - Autres - Droit constitutionnel

Analyses

L'atteinte grave à la dignité de la personne qui est exigée à titre d'élément constitutif de l'infraction de sexisme visée à l'article 2 de la loi du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l'espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l'acte de discrimination, n'est pas abandonnée à l'appréciation subjective de la victime ou de l'auteur du fait; le critère est le respect du sentiment de dignité humaine tel qu'il est perçu à un moment donné par la conscience collective d'une société déterminée à une époque déterminée (1). (1) Voir les concl. du MP.

RACISME. XENOPHOBIE - INFRACTION - DIVERS [notice1]

Le délit de sexisme visé à l'article 2 de la loi du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l'espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l'acte de discrimination ne requiert pas un dol spécial ; l'élément moral de cette infraction se définit par l'intention d'exprimer un mépris à l'égard d'une personne ou de la considérer comme inférieure en sachant que le geste ou le comportement est susceptible d'entraîner une atteinte grave à la dignité de cette personne (1). (1) Voir les concl. du MP.

RACISME. XENOPHOBIE - INFRACTION - DIVERS [notice3]

Le juge répond à une défense déduite d'une donnée de fait, en énumérant les éléments de fait différents ou contraires qui lui ôtent sa pertinence.

MOTIFS DES JUGEMENTS ET ARRETS - EN CAS DE DEPOT DE CONCLUSIONS - Matière répressive (y compris les boissons spiritueuses et les douanes et accises) - CONSTITUTION - CONSTITUTION 1994 (ART. 100 A FIN) - Article 149 [notice5]

En considérant que la liberté d'expression, qui n'est pas absolue, implique des obligations et des responsabilités, notamment le devoir de ne pas franchir certaines limites, et que les besoins sociaux impérieux, dont le principe d'égalité des hommes et des femmes fait partie, justifient certaines restrictions à la liberté d'expression, les juges d'appel ne réduisent pas l'exercice, dans la sphère publique, des principes de liberté de pensée, de conscience ou de religion (1). (1) Vois les concl. du MP.

RACISME. XENOPHOBIE - INFRACTION - DIVERS - CONSTITUTION - CONSTITUTION 1994 (ART. 1 A 99) - Article 11 - CONSTITUTION - CONSTITUTION 1994 (ART. 1 A 99) - Article 19 [notice7]


Références :

[notice1]

L. du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l'espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l'acte de discrimination - 22-05-2014 - Art. 2 - 40 / No pub 2014000586

[notice3]

L. du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l'espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l'acte de discrimination - 22-05-2014 - Art. 2 - 40 / No pub 2014000586

[notice5]

La Constitution coordonnée 1994 - 17-02-1994 - Art. 149 - 30 / No pub 1994021048

[notice7]

La Constitution coordonnée 1994 - 17-02-1994 - Art. 11bis et 19 - 30 / No pub 1994021048 ;

L. du 22 mai 2014 tendant à lutter contre le sexisme dans l'espace public et modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes afin de pénaliser l'acte de discrimination - 22-05-2014 - Art. 2 - 40 / No pub 2014000586


Composition du Tribunal
Président : DE CODT JEAN
Greffier : FENAUX TATIANA
Ministère public : VANDERMEERSCH DAMIEN
Assesseurs : ROGGEN FRANCOISE, KONSEK TAMARA, STEVENART MEEUS FRANCOIS, DE LA SERNA IGNACIO

Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.cassation;arret;2022-06-08;p.22.0306.f ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award