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07/01/1988 | FRANCE | N°87-232

France | France, Conseil constitutionnel, 07 janvier 1988, 87-232


Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 11 décembre 1987, d'une part, par MM Pierre Joxe, Lionel Jospin, Laurent Fabius, Henri Nallet, Maurice Adevah-Poeuf, Jean Anciant, Jean Auroux, Jean-Marc Ayrault, Jean-Pierre Balligand, Gérard Bapt, Alain Barrau, Philippe Bassinet, Jean Beaufils, Pierre Bérégovoy, André Billardon, Gilbert Bonnemaison, Augustin Bonrepaux, Jean-Michel Boucheron (Ille-et-Vilaine), Pierre Bourguignon, Mme Denise Cacheux, MM Alain Calmat, Guy Chanfrault, Alain Chênard, Didier Chouat, André Clert, Jean-Hugues Colonna, Gérard Collomb, Marcel Dehoux, Michel Delebarr

e, Freddy Deschaux-Beaume, Jean-Pierre Destrade, Raymond ...

Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 11 décembre 1987, d'une part, par MM Pierre Joxe, Lionel Jospin, Laurent Fabius, Henri Nallet, Maurice Adevah-Poeuf, Jean Anciant, Jean Auroux, Jean-Marc Ayrault, Jean-Pierre Balligand, Gérard Bapt, Alain Barrau, Philippe Bassinet, Jean Beaufils, Pierre Bérégovoy, André Billardon, Gilbert Bonnemaison, Augustin Bonrepaux, Jean-Michel Boucheron (Ille-et-Vilaine), Pierre Bourguignon, Mme Denise Cacheux, MM Alain Calmat, Guy Chanfrault, Alain Chênard, Didier Chouat, André Clert, Jean-Hugues Colonna, Gérard Collomb, Marcel Dehoux, Michel Delebarre, Freddy Deschaux-Beaume, Jean-Pierre Destrade, Raymond Douyère, Mmes Georgina Dufoix, Martine Frachon, M Gérard Fuchs, Mme Françoise Gaspard, MM Maurice Janetti, Charles Josselin, Jean Lacombe, André Laignel, Mme Catherine Lalumière, MM Michel Lambert, Christian Laurissergues, Georges Le Baill, Jean-Yves Le Déaut, Robert Le Foll, Jean Le Garrec, André Ledran, Mme Ginette Leroux, MM François Loncle, Martin Malvy, Philippe Marchand, Michel Margnes, Joseph Menga, Pierre Métais, Gilbert Mitterrand, Mme Christiane Mora, M Jean Oehler, Mme Jacqueline Osselin, MM François Patriat, Jean Peuziat, Christian Pierret, Charles Pistre, Jean-Claude Portheault, Henri Prat, Philippe Puaud, Jean-Jack Queyranne, Noël Ravassard, Jean Rigal, Mme Yvette Roudy, MM Dominique Saint-Pierre, Michel Sapin, Mme Odile Sicard, M René Souchon, Mme Gisèle Stiévenard, MM Olivier Stirn, Yves Tavernier, Mme Catherine Trautmann, MM Guy Vadepied, Michel Vauzelle, députés, et, d'autre part, par MM André Méric, Jules Faigt, Marcel Costes, Jean Peyrafitte, Léon Eeckhoutte, Robert Pontillon, Germain Authié, Michel Dreyfus-Schmidt, Lucien Delmas, Louis Perrein, René Régnault, Philippe Madrelle, Robert Laucournet, André Rouvière, Robert Guillaume, Jacques Bialski, Marcel Bony, François Louisy, Philippe Labeyrie, François Autain, Franck Sérusclat, Guy Allouche, Gérard Gaud, Michel Moreigne, Albert Ramassamy, Michel Manet, Marc B uf, Albert Pen, Marcel Debarge, Roland Courteau, Bastien Leccia, Marcel Vidal, Jean-Pierre Masseret, Jacques Carat, Mme Irma Rapuzzi, MM Claude Estier, Jean-Luc Mélenchon, Paul Loridant, Jacques Bellanger, Guy Penne, Charles Bonifay, Roger Quilliot, Robert Schwint, William Chervy, Raymond Courrière, Roland Bernard, Georges Benedetti, Jean-Pierre Bayle, Gérard Roujas, Roland Grimaldi, Rodolphe Désiré, Maurice Pic, André Delelis, Pierre Matraja, Félix Ciccolini, Fernand Tardy, Raymond Tarcy, Gérard Delfau, Michel Darras, Tony Larue, Louis Longequeue, Michel Charasse, René-Pierre Signe, sénateurs, dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, de la conformité à celle-ci de la loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale de crédit agricole ;

Le Conseil constitutionnel,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment les articles figurant au chapitre II du titre II de ladite ordonnance ;
Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant que les députés auteurs de l'une des saisines soutiennent en premier lieu que l'ensemble de la loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale de Crédit agricole est contraire à la Constitution en raison même de son objet, en second lieu que les dispositions particulières des articles 2, 3, 6, 8, 15 et 17 de la loi sont également contraires à la Constitution ;
2. Considérant que les sénateurs auteurs de l'autre saisine demandent que les dispositions de l'article 15 de la loi qu'ils défèrent au Conseil constitutionnel soient déclarées contraires à la Constitution ;
- SUR L'ENSEMBLE DE LA LOI ET SUR LE PRINCIPE DE LA MUTUALISATION DE LA CAISSE NATIONALE DE CREDIT AGRICOLE :
3. Considérant que, selon son intitulé, la loi présentement examinée a pour objet la "mutualisation de la Caisse nationale de Crédit agricole" ; que, pour l'essentiel, le législateur a entendu la mutualisation de la manière suivante : une société anonyme, régie par la loi du 24 juillet 1966, est substituée à l'établissement public dénommé Caisse nationale de Crédit agricole ; cette société, qui garde le nom de l'ancien établissement, recueille l'ensemble de son patrimoine et demeure chargée des mêmes missions ; l'État, détenteur des actions de la société, est autorisé à céder celles-ci à des catégories limitativement énumérées de personnes morales ou physiques, au premier rang desquelles les caisses régionales de crédit agricole mutuel, dont l'ensemble se voit d'ailleurs réserver près des neuf dixièmes du capital social ; qu'ainsi la mutualisation, telle que l'a conçue le législateur, résulte non de la soustraction de la Caisse nationale au droit commun des sociétés anonymes, sinon sur certains points particuliers, mais du fait que la possibilité d'en devenir actionnaire est réservée aux caisses régionales de crédit agricole mutuel et accessoirement à des personnes physiques ayant des liens avec le crédit agricole mutuel ;
4. Considérant que les députés auteurs de l'une des saisines font valoir à l'encontre de cette opération de mutualisation et donc de l'ensemble de la loi, d'une part qu'un tel objet ne saurait être réalisé par voie d'autorité, d'autre part qu'en limitant à certaines catégories de personnes le droit d'acquérir des actions de la société substituée à l'ancien établissement public, la loi a méconnu le principe constitutionnel d'égalité ;
- En ce qui concerne le grief tiré du caractère autoritaire de la mutualisation :
5. Considérant que, selon les députés auteurs de l'une des saisines, le législateur ne s'est pas borné à transférer au secteur privé une entreprise du secteur public, mais qu'il a entendu créer par voie d'autorité un organisme mutualiste alors que, par sa nature même, une opération de mutualisation ne peut procéder que de la volonté des intéressés ;
6. Considérant qu'il ressort des articles 6 et 17 de la loi que les caisses régionales de crédit agricole mutuel auxquelles seront offertes des actions de la Caisse nationale peuvent décliner cette offre et que, faute d'une acceptation par un nombre suffisant de caisses régionales, l'État conservera la propriété de la totalité des actions ; qu'ainsi le moyen manque en fait ;
- En ce qui concerne le grief tiré de ce que l'acquisition des actions de la Caisse nationale est réservée aux caisses régionales :
7. Considérant que les députés auteurs de l'une des saisines soutiennent que "la loi rompt gravement l'égalité entre les citoyens dès lors qu'elle réserve à quelques uns d'entre eux seulement la possibilité d'acquérir le capital de la Caisse nationale de Crédit agricole" ; qu'en effet, aussi longtemps que la caisse est demeurée dans le secteur public, c'est l'universalité des citoyens qui en a tiré bénéfice et que, dès lors, en cas de transfert au secteur privé, c'est l'universalité des citoyens qui doit avoir accès à son rachat ; que, toujours selon les auteurs de la saisine, l'article 34 de la Constitution, par ses termes mêmes, exclut la privatisation au profit de certaines catégories de personnes et la création "d'une catégorie particulière et fermée de ce qu'on pourrait appeler les acquéreurs des biens nationaux" ; qu'enfin, on ne saurait justifier les dispositions de la loi ainsi critiquées par la différence de situation qui existerait entre les caisses régionales de crédit agricole et les autres acquéreurs potentiels d'actions de la Caisse nationale car, ni en droit ni en fait, les caisses régionales de crédit agricole ne se distinguent de bien d'autres établissements bancaires ;
8. Considérant que, dès lors, selon les auteurs de cette saisine, si la loi a pu légitimement réserver une petite partie des actions de la Caisse nationale à certains salariés, elle est en revanche contraire à la Constitution en ce qu'elle dénie le droit d'acquérir des actions de la nouvelle société à toutes personnes autres que celles qu'elle énumère ;
9. Considérant que, si l'article 34 de la Constitution attribue compétence au législateur pour fixer les règles concernant "les nationalisations d'entreprises et les transferts de propriété d'entreprises du secteur public au secteur privé", il ne lui impose, par lui-même, aucune modalité particulière pour la réalisation de ce transfert ; que, cependant, dans l'exercice de sa compétence, le législateur ne saurait méconnaître aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle et notamment le principe d'égalité ;
10. Considérant que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit ;
11. Considérant que, né à la fin du siècle précédent, le Crédit agricole mutuel, sous la double impulsion des sociétaires et des pouvoirs publics, a abouti à la constitution d'un réseau bancaire composé des caisses locales, des caisses régionales et de la Caisse nationale de Crédit agricole ; que, d'ailleurs, l'existence d'un tel réseau est reconnue par diverses dispositions législatives du titre Ier du livre V du code rural et par les articles 20 et 21 de la loi n° 84-46 du 24 janvier 1984 relative aux établissements de crédit ; que, si l'implantation de cet ensemble et sa clientèle sont loin d'être exclusivement rurales et si de nombreuses opérations des caisses ne diffèrent pas des opérations bancaires courantes, il n'est pas moins vrai que l'essentiel de ses activités est orienté au profit du monde agricole ; que nombre des services bancaires qu'il peut rendre sont réservés non seulement aux sociétaires des caisses mais, parmi ceux-ci, à ceux d'entre eux qui exercent une profession agricole ou une profession se rattachant à l'agriculture ;
12. Considérant que la Caisse nationale de crédit agricole, en sa qualité d'organe central du Crédit agricole mutuel, est investie d'un large pouvoir de contrôle et de surveillance sur le fonctionnement des caisses régionales ; qu'elle centralise les excédents monétaires des caisses régionales, bénéficiant ainsi d'une partie de l'épargne collectée par elles ; qu'en contrepartie elle mobilise certaines créances à court terme des caisses régionales et consent à celles-ci des avances pour financer des prêts à moyen et long terme ; qu'il existe ainsi entre la Caisse nationale et les caisses régionales des flux de capitaux dans les deux sens et donc d'étroites relations financières ;
13. Considérant que, comme il sera dit plus loin à propos de l'article 8 de la loi, le législateur était habilité à transférer du secteur public au secteur privé l'organe central du réseau de crédit agricole mutuel ; que, pour déterminer les catégories de personnes susceptibles d'acquérir les actions de la société anonyme substituée à l'ancien établissement public, il pouvait, sans méconnaître le principe d'égalité, se fonder sur la différence de situation existant, au regard de l'objet de la nouvelle loi, entre les caisses régionales de crédit agricole, étroitement liées à la Caisse nationale du point de vue juridique, financier et économique et les autres personnes physiques ou morales extérieures au Crédit agricole qui auraient pu envisager de devenir actionnaires ; qu'au surplus, le législateur a pu tenir compte de l'intérêt général qui, selon son appréciation, postule le maintien d'un réseau bancaire homogène appelé, par sa structure, à préserver la vocation spécifique du Crédit agricole au service du monde agricole et rural ; qu'ainsi la loi a pu réserver aux caisses régionales de crédit agricole le droit d'acquérir près des neuf dixièmes des actions de la caisse nationale ;
14. Considérant dès lors que, sous réserve de l'examen des dispositions particulières de la loi, celle-ci ne saurait, de prime abord et dans son ensemble, être regardée comme non conforme à la Constitution ;
- SUR LES ARTICLES 2 ET 3 :
15. Considérant que les députés auteurs de l'une des saisines font valoir que les articles 2 et 3 de la loi méconnaissent le principe constitutionnel imposant le respect du droit de propriété ; qu'en effet, l'article 2, qui maintient en fonctions jusqu'à la première assemblée générale de la nouvelle société le conseil d'administration de la Caisse nationale de Crédit agricole, donne mission au conseil d'administration d'établir les statuts de la société ; que l'article 3 qui, de même, maintient provisoirement en fonctions le directeur général de la caisse, le charge d'obtenir l'approbation des statuts par les ministres compétents, d'assurer la publication de ces statuts et de procéder aux immatriculations au registre du commerce et des sociétés ;
16. Considérant que, selon les auteurs de cette saisine, les futurs sociétaires sont, par l'effet de ces dispositions, privés du droit d'établir les statuts de la société ; qu'ainsi "se trouve amputé l'un des droits les plus fondamentaux qui s'attachent à la propriété d'une entreprise : celui d'en déterminer les statuts" ;
17. Considérant que, comme il a été dit plus haut, la loi n'impose pas l'acquisition des actions et ne saurait dès lors avoir pour effet de soumettre les acquéreurs à des statuts qu'ils n'accepteraient pas ; que, d'ailleurs, il serait loisible, le cas échéant, aux personnes ayant acquis des actions sous l'empire de ces statuts de rechercher, selon les formes légales, la révision totale ou partielle de ceux-ci ;
18. Considérant par suite que le grief élevé contre les articles 2 et 3 de la loi ne saurait être retenu ;
- SUR L'ARTICLE 6 :
19. Considérant que les députés auteurs de l'une des saisines font valoir que les dispositions de l'article 6 de la loi portent atteinte à l'égalité qui doit exister entre les caisses régionales dans l'exercice de leur droit d'acquérir des actions de la Caisse nationale ; qu'en effet ledit article 6 opère la répartition des offres d'actions réservées aux caisses régionales "au prorata du total du bilan de chacune d'elles arrêté à la fin de l'exercice 1986" ;
20. Considérant que, selon les députés auteurs de cette saisine, la référence ainsi faite au bilan de l'exercice 1986 ne tiendrait compte ni des différences de techniques de gestion et de méthodes de présentation comptable pouvant exister entre les caisses, ni de la nécessité, pour prendre une vue exacte de l'importance de chaque caisse, de disposer d'éléments couvrant une durée supérieure à l'année ; que le caractère défectueux de cette référence pourrait donc conduire à des inégalités dans la détermination du nombre d'actions réservées à chaque caisse régionale ;
21. Considérant que, si dans le calcul du nombre d'actions offertes à chaque caisse, le législateur était tenu de ne pas procéder arbitrairement, aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle ne lui imposait de recourir aux techniques d'analyse financière rigoureuses prévues pour déterminer la valeur d'entreprises en cas de cession totale ou partielle ; que, eu égard à l'objet du calcul à opérer et à la similitude des pratiques comptables des caisses régionales, la référence au total du bilan 1986 ne méconnaît pas l'égalité entre les caisses ;
22. Considérant ainsi que l'article 6 n'est pas contraire à la Constitution ;
- SUR L'ARTICLE 8, ALINEA 2 :
23. Considérant que, traitant du conseil d'administration de la société, l'article 8, alinéa 2, prévoit, outre l'élection du président, que ce conseil doit désigner un directeur général chargé d'assurer la direction de la société et dispose que "la nomination du directeur général est soumise à l'agrément des ministres chargés des finances et de l'agriculture dès lors que la distribution des prêts bonifiés par l'État est réservée à la société" ;
24. Considérant que, selon les députés auteurs de l'une des saisines, cette dernière disposition serait doublement contraire à la Constitution, d'une part en ce qu'elle interdirait toute estimation correcte de la valeur de l'établissement public transféré au secteur privé, d'autre part en ce qu'elle permettrait l'attribution au secteur privé d'un service public doté d'un monopole ;
- En ce qui concerne l'incidence de l'alinéa 2 de l'article 8 sur l'estimation de la valeur de la Caisse nationale de crédit agricole :
25. Considérant que les auteurs de la saisine font valoir que le monopole reconnu à la Caisse nationale en matière de distribution de prêts bonifiés est un élément essentiel de la valeur de la caisse ; que, dès lors, l'incertitude qui pèse sur le maintien ou la suppression du monopole a pour effet de rendre impossible la fixation du prix des actions offertes par l'État et, par conséquent, ne satisfait pas aux exigences constitutionnelles concernant le transfert des entreprises du secteur public au secteur privé ;
26. Considérant que toute estimation de la valeur d'une entreprise comporte la prise en compte de données non certaines qui, dans nombre de cas, peuvent être largement aléatoires ; que si, de ce fait, l'évaluation peut être rendue difficile, elle n'est pas impossible ; qu'il suffit pour qu'il soit satisfait aux principes de valeur constitutionnelle relatifs au prix des entreprises transférées du secteur public au secteur privé que l'évaluation soit opérée de façon objective et impartiale dans le respect des techniques appropriées ;
27. Considérant à cet égard que les articles 4 et 5 de la loi présentement examinée se réfèrent, en ce qui concerne les modalités d'acquisition et le prix de cession des actions de la Caisse nationale, aux dispositions de la loi n° 86-912 du 6 août 1986 relatives aux modalités des privatisations ; que, si l'article 5 de la présente loi envisage la possibilité pour les acquéreurs de bénéficier de délais de paiement, à la différence de ce que prévoit la loi du 6 août 1986, il appartiendra, le cas échéant, aux organes ou aux autorités responsables de l'évaluation et de la fixation du prix de cession de tenir compte de l'avantage résultant pour les acquéreurs des délais de paiement qui leur seraient accordés ;
28. Considérant qu'il suit de là que les dispositions de l'article 8, alinéa 2, de la loi présentement examinée n'ont pas pour effet de rendre impossible, au regard des exigences constitutionnelles, la fixation du prix de cession des actions de la Caisse nationale de Crédit agricole ;
- En ce qui concerne le transfert au secteur privé d'un service public doté d'un monopole :
29. Considérant que les députés auteurs d'une des saisines font valoir qu'il résulte des dispositions de l'alinéa 2 de l'article 8 de la loi que la Caisse nationale de crédit agricole est, tant que la distribution des prêts bonifiés lui est réservée, détentrice d'un monopole et investie d'une mission de service public national ; que cette double caractéristique a pour effet d'interdire au législateur d'en transférer la propriété au secteur privé ;
30. Considérant que la distribution de prêts bonifiés n'a pas le caractère d'un service public exigé par la Constitution ; que, par suite, il était loisible au législateur de transférer l'organisme exerçant cette activité du secteur public au secteur privé ;
31. Considérant que, si les textes en vigueur réservent à la Caisse nationale la distribution de prêts bonifiés destinés à l'agriculture, il existe également des prêts bonifiés destinés à d'autres secteurs et dont la distribution relève d'autres organismes ; que, d'ailleurs, si la distribution des prêts bonifiés constitue une activité importante de la Caisse nationale, elle est loin d'en être l'activité unique ; que, par suite, les dispositions de l'alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946 relatives aux monopoles de fait ne s'opposent point au transfert de la Caisse nationale au secteur privé ;
32. Considérant dès lors que les dispositions de l'alinéa 2 de l'article 8 de la loi ne sont pas contraires à la Constitution ;
SUR L'ARTICLE 15 :
33. Considérant que l'article 15 de la loi présentement examinée dispose : "Le premier alinéa de l'article 632 du code rural est complété par les deux phrases suivantes : "La majorité au moins des membres du conseil d'administration des caisses mentionnées à l'article 630 doivent être membres des groupements visés aux 1° à 7° de l'article 617. Pour ce faire, et si nécessaire, l'assemblée générale des sociétaires procède à deux votes, l'un pour élire les administrateurs membres des groupements visés ci-dessus, l'autre pour élire les autres administrateurs".- Les caisses régionales se mettent en conformité avec cet article lors des renouvellements des membres de leur conseil d'administration, et au plus tard dans un délai de trois ans à compter de la date de la promulgation de la présente loi" ;
34. Considérant que les députés auteurs de l'une des saisines font valoir que ces dispositions sont contraires à la Constitution en tant qu'elles garantissent une représentation majoritaire aux sociétaires membres des groupements visés aux 1° à 7° de l'article 617 du code rural, alors même que les autres sociétaires seraient plus nombreux ou que leur participation financière serait plus importante ; que, sans doute, la spécificité du Crédit agricole aurait pu justifier certains aménagements favorisant la représentation des agriculteurs, mais que la disposition critiquée
excède manifestement l'importance de la dérogation à l'égalité qui aurait pu être admise ;
35. Considérant que les députés auteurs de cette saisine soutiennent en outre que l'article 15 n'est pas séparable du reste de la loi et que, par suite, la déclaration de non conformité à la Constitution dont il doit faire l'objet doit s'étendre à l'ensemble de la loi ; qu'en effet, la loi n'aurait pas été votée par le Parlement si l'article 15 en avait été absent ;
36. Considérant que les sénateurs auteurs de l'autre saisine font pareillement valoir que l'article 15 est contraire au principe d'égalité en ce que ses dispositions privilégient dans l'administration des caisses régionales certaines catégories de sociétaires au détriment des autres ; que, de plus, le texte critiqué est imprécis puisqu'il fixe un seuil minimum de représentation des catégories privilégiées ouvrant ainsi la possibilité d'accroître encore le taux de représentation qui leur est garanti, sans que d'ailleurs soit précisé quelles autorités pourraient fixer ce taux et selon quelles modalités ;
37. Considérant que, en vertu de l'article 616 du code rural, peuvent être sociétaires des caisses régionales de crédit agricole les membres des groupements visés aux 1° à 7° de l'article 617, les collectivités mentionnées dans l'ensemble de cet article (de son 1° à son 17°) ainsi que les artisans ruraux n'employant pas plus de deux ouvriers de façon permanente ; que ce recrutement a été élargi par le décret n° 71-671 du 11 août 1971 modifié par le décret n° 76-804 du 20 août 1976 à certaines catégories de personnes physiques ou morales qui, sans avoir d'activités spécifiquement agricoles, ont des liens avec ces activités ou avec le milieu rural ;
38. Considérant qu'il suit de là que les sociétaires appartenant aux groupements visés aux 1° à 7° de l'article 617 du code rural ne constituent pas nécessairement la majorité des sociétaires d'une caisse régionale de crédit agricole ; qu'au contraire il peut se faire que cette majorité soit constituée par les autres sociétaires, c'est-à-dire par les collectivités énumérées aux 8° à 17° de l'article 617 et par les personnes physiques ou morales visées par le décret du 11 août 1971 modifié ;
39. Considérant que les dispositions de l'article 15 de la loi ont pour objet non d'accorder aux membres des groupements visés aux 1° à 7° de l'article 617 du code rural des droits de vote supérieurs à ceux des autres sociétaires, mais de leur garantir la majorité au sein du conseil d'administration même s'ils ne constituent pas la majorité des membres de la caisse ;
40. Considérant que, pour déroger ainsi à l'égalité entre les sociétaires, le législateur s'est fondé d'une part sur le fait que certains des services que les caisses mettent à la disposition de leurs sociétaires sont réservés aux seuls agriculteurs qui se trouvent ainsi dans une situation différente de celle des autres sociétaires quant à l'intérêt personnel qu'ils ont à la gestion des caisses, d'autre part sur l'intérêt général qui s'attache à ce que les caisses régionales, en dépit de leurs activités débordant le monde strictement agricole, demeurent fidèles à l'orientation générale qui est celle du Crédit agricole ;
41. Considérant que, en elle-même, la prise en compte de telles considérations n'est pas contraire au principe constitutionnel d'égalité ; qu'elle aurait pu justifier un aménagement approprié des droits de vote au sein des caisses régionales de nature à tempérer la stricte rigueur du principe majoritaire, à ne pas compromettre les avantages réservés aux agriculteurs dans le système de crédit agricole mutuel et à conserver à celui-ci sa vocation essentielle ;
42. Considérant cependant que ces données ne sauraient justifier que la représentation des sociétaires autres que les membres des groupements visés aux 1° à 7° de l'article 617 du code rural soit en tout état de cause minoritaire quelle que soit la proportion de ces sociétaires ; que, par le caractère général et absolu de ses dispositions, l'article 15 de la loi, en l'état, apporte au principe d'égalité une atteinte qui dépasse manifestement ce qui serait nécessaire pour faire droit à la situation particulière de certaines catégories de sociétaires, au maintien d'avantages spécifiques au profit des activités agricoles et à la préservation de la vocation du Crédit agricole ; que, dès lors, l'article 15 doit être déclaré contraire à la Constitution ;
43. Considérant qu'il ne résulte ni du texte dont il s'agit, tel qu'il a été rédigé et adopté, ni des débats auxquels la discussion du projet de loi a donné lieu devant le Parlement, que les dispositions de l'article 15 soient inséparables de l'ensemble du texte de la loi soumise au Conseil ;
- SUR L'ARTICLE 17 DE LA LOI :
44. Considérant qu'en vertu des dispositions de l'article 6 de la loi, chacune des caisses régionales est libre d'accepter ou de refuser l'offre d'acquisition des actions de la société substituée à l'ancien établissement public ; qu'elle ne peut acquérir que la totalité des actions qui lui sont offertes ; que les actions qui, dans le mois qui suit l'offre, n'auraient pas été acquises sont aussitôt offertes aux caisses régionales au prorata du nombre d'actions acquises par elles ;
45. Considérant que l'article 17 dispose : "Dans un délai de deux mois suivant l'offre prévue au deuxième alinéa du paragraphe I de l'article 6, un arrêté conjoint du ministre chargé de l'économie et du ministre chargé de l'agriculture constate le nombre de caisses régionales de crédit agricole mutuel qui ont acquis les actions de la société prévue à l'article premier leur ayant été offertes et le nombre d'actions acquises. Si le nombre des caisses ayant acquis des actions de la société prévue à l'article premier est inférieur à 75 % du nombre des caisses régionales de crédit agricole mutuel ou si la totalité des actions proposées en application du deuxième alinéa du paragraphe I de l'article 6 n'a pas été acquise par elles, les acquisitions d'actions réalisées en application des dispositions de l'article 6 sont réputées nulles. Dans ce cas, la composition du conseil d'administration de la société prévue à l'article premier est celle du conseil d'administration mentionné à l'article 2" ;
46. Considérant que ces dispositions tendent à subordonner la mutualisation de la Caisse nationale de Crédit agricole, d'une part, à l'adhésion de 75 % au moins des caisses régionales et, d'autre part, à l'acquisition par au moins 75 % de ces caisses régionales de la totalité des actions réservées à ces organismes ; qu'à défaut de la réalisation de l'une ou de l'autre de ces conditions, l'État demeurera seul actionnaire de la société anonyme substituée à l'ancien établissement public ;
47. Considérant que les députés auteurs de l'une des saisines font valoir que le législateur "ne peut constitutionnellement subordonner l'entrée en vigueur d'une loi au consentement discrétionnaire de personnes de droit privé" ;
48. Considérant que le législateur n'a pas, en l'espèce, subordonné l'entrée en vigueur de la loi au consentement de caisses régionales de crédit agricole ; qu'il s'est borné à décider que la mutualisation de la Caisse nationale de Crédit agricole ne pouvait être réalisée que si un nombre suffisant de caisses régionales procédait à l'acquisition de l'ensemble des actions offertes à cette catégorie d'acquéreurs ; qu'il lui appartenait de déterminer comment, en cas de non réalisation de cette condition, serait administrée la société substituée à l'ancien établissement public et dont les actions seraient alors nécessairement propriété de l'État ; qu'ainsi, quel que soit l'accueil réservé par les caisses régionales aux offres qui leur sont faites, la loi, dans l'une ou l'autre des branches de l'alternative qu'elle ouvre, entrera en vigueur ;
49. Considérant dès lors que l'article 17 de la loi n'est pas contraire à la Constitution ;
50. Considérant qu'en l'espèce il n'y a lieu pour le Conseil constitutionnel de soulever d'office aucune question de conformité à la Constitution en ce qui concerne les autres dispositions de la loi soumise à son examen,

Décide :
Article premier :
L'article 15 de la loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale de crédit agricole est déclaré contraire à la Constitution.
Article 2 :
Les autres dispositions de la loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale de crédit agricole ne sont pas contraires à la Constitution.
Article 3 :
La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.


Synthèse
Numéro de décision : 87-232
Date de la décision : 07/01/1988
Loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale de crédit agricole
Sens de l'arrêt : Non conformité partielle
Type d'affaire : Contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires, lois organiques, des traités, des règlements des Assemblées

Saisine

Monsieur le président, Messieurs les conseillers,

Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale de crédit agricole telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement.

Les sénateurs soussignés demandent que les dispositions de l'article 13 du texte de la loi soient déclarées non conformes à la Constitution.

L'article 13 de la loi, qui dispose que les représentants du monde agricole détiendront la majorité au moins des membres du conseil d'administration des caisses régionales de crédit agricole, induit une représentation privilégiée de certains sociétaires dans ces conseils qui ne refléterait donc pas de manière juste et équitable le sociétariat réel.

Une telle disposition porte une atteinte au principe de valeur constitutionnelle d'égalité des sociétaires et aux principes généraux du droit qui lui sont assimilés.

Il paraît, en effet, injustifiable de considérer de manière spécifique dans leur représentation au sein des conseils une catégorie particulière de sociétaires parmi les sociétaires des caisses ; rien ne le justifie : ni la spécificité des caisses, ni la qualité de ses clients, ni le montant des dépôts effectués par telle ou telle catégorie de sociétaires, ni l'affectation des crédits à tel ou tel secteur d'activité.

Ainsi que l'indique le rapport sénatorial n° 28, annexe au procès-verbal de la séance du 7 octobre 1987 : " Le sociétariat des caisses est indépendant de la clientèle des caisses qui appartient depuis longtemps déjà à presque toutes les catégories de la population " et, d'autre part : " Votre commission des lois ne peut que s'opposer à l'adoption d'une telle disposition manifestement contraire au principe d'égalité devant la loi : en l'occurrence à l'égalité des sociétaires : que le Conseil constitutionnel a maintes fois reconnu comme principe de valeur constitutionnelle " (1).

L'imprécision des termes de cet article, et spécialement la mention de " la majorité au moins des membres du conseil d'administration des caisses ", laisse, en outre, apparaître un problème juridique de fond dans la mesure où cette représentation, qui est fixée à partir d'un seuil minimum, pourrait évoluer dans une fourchette très large. Dans le texte, ne sont pas plus précisées la ou les autorités habilitées à fixer le niveau de cette participation, ni les modalités.

C'est pour l'ensemble de ces raisons que les sénateurs soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci l'article 13 de la loi qui vous est déférée.

Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.

(1) Voir notamment les décisions des 27 décembre 1973, 23 juillet 1976, 17 janvier 1979, 19-20 janvier 1981, 16 janvier 1982, 27 juillet 1982, 18 novembre 1982, 19-20 juillet 1983 et 8 août 1985.

Monsieur le président, Messieurs les conseillers,

Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale de crédit agricole telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement.

I : Sur l'ensemble de la loi

Cette loi organise une opération d'une nature incertaine, mutualisation selon son intitulé, privatisation par bien des aspects.

En fait, le but poursuivi par les auteurs du projet est de vendre la Caisse nationale de crédit agricole (CNCA) à un ensemble fermé d'acquéreurs parmi lesquels les caisses régionales de crédit agricole (CRCA) occupent une place plus que prépondérante.

Mais les conditions dans lesquelles il est prévu d'opérer ce transfert sont doublement attentatoires à la Constitution.

A : Il est à noter en premier lieu que l'opération en cause ne saurait s'analyser comme une mutualisation, pour l'excellente raison qu'il n'appartient pas au législateur d'en décider.

Une chose est d'opérer un transfert de propriété du secteur public au secteur privé, autre chose est de prétendre, à cette occasion, donner naissance à une mutuelle.

Dans le premier cas, en effet, une société est constituée. Tout acquéreur d'action décide seulement de détenir une part du capital social, avec les droits et obligations que cela entraîne. Dans le second cas, au contraire, les acquéreurs deviennent sociétaires d'une mutuelle, ce qui suppose de leur part un degré d'engagement sensiblement différent de celui des actionnaires d'une société anonyme. Comme l'a exprimé le ministre de l'agriculture lui-même au cours des débats, la notion de mutualité " impose des relations contractuelles ". Elle repose sur une solidarité librement consentie et exprimée par un contrat, solidarité choisie et assumée qui se traduit notamment par l'incessibilité des parts.

Dans le cas des mutuelles, il ne peut donc pas exister de parallélisme entre la nationalisation, d'une part, et le transfert au secteur privé, d'autre part. Pour la nationalisation, le Conseil constitutionnel a considéré que rien dans les caractères spécifiques des statuts, la nature de l'activité ou les buts de la loi ne distinguait les sociétés mutuelles des autres sociétés.

L'aboutissement de la loi étant de faire de l'Etat l'actionnaire unique, peu importaient les particularités du régime de droit privé puisqu'il s'agissait justement de le quitter. Dès lors, au contraire, que la loi déférée envisage le retour au secteur privé, les particularités du régime mutualiste reprennent toute leur importance.

Or, au regard de ces particularités, de cette solidarité voulue par contrat, consentie par les sociétaires et eux seuls, la loi ne peut pas plus décider de la création d'une mutuelle qu'elle ne pourrait, par exemple, décider de marier des personnes physiques.

Il lui appartenait seulement, si le législateur jugeait la chose souhaitable, d'organiser le transfert de la CNCA au secteur privé, quitte à ce qu'ensuite les acquéreurs, à un moment ou à un autre, décident, comme eux seuls peuvent le faire, la transformation en mutuelle.

Pour l'avoir méconnu, la loi déférée ne peut, de ce premier chef, échapper à la censure.

B : Elle doit être déclarée non conforme à la Constitution, en tout état de cause, pour un second motif. En effet, la loi rompt gravement l'égalité entre les citoyens dès lors qu'elle réserve à quelques-uns d'entre eux seulement la possibilité d'acquérir le capital de la CNCA.

Certes, nul ne songeait jusqu'ici à nier la spécificité du Crédit agricole et moins encore la part prépondérante que les caisses régionales ont prise à son développement. Pour autant, cela ne justifie nullement qu'un privilège exorbitant soit réservé à ces seules caisses régionales au détriment de toutes autres personnes physiques ou morales de droit privé.

C'est l'Etat, unique propriétaire, qui a concouru à faire de la CNCA ce qu'elle est aujourd'hui. Aussi longtemps qu'elle reste dans le secteur public, c'est l'universalité des citoyens qui en tire bénéfice. Mais dès lors qu'on la transfère au secteur privé, c'est de nouveau l'universalité des citoyens qui doit avoir accès à son rachat.

Dans les privatisations opérées depuis 1986, l'habitude a été prise d'organiser un " noyau dur ", ce que d'ailleurs le législateur s'était bien gardé de prévoir expressément par crainte de difficultés constitutionnelles. Mais la loi déférée va bien au-delà puisque ce n'est plus son noyau qui est dur : c'est la quasi-totalité du fruit.

Lorsque l'article 34 de la Constitution mentionne les transferts de propriété du secteur public au secteur privé, il n'envisage naturellement pas de recréer une catégorie particulière et fermée de ce qu'on pourrait appeler les acquéreurs des biens nationaux, et les termes de " secteur privé ", par leur généralité même, ne sauraient être interprétés comme permettant la privatisation au profit de personnes dénommées.

En vain objecterait-on que cette rupture d'égalité serait justifiée par la différence de situations entre les caisses régionales et les autres acquéreurs potentiels. Ni en droit, ni en fait les CRCA ne se distinguent de bien d'autres établissements bancaires. La meilleure preuve en est que certaines des caisses les plus puissantes doivent leur importance au fait d'être implantées en milieu urbain et non rural. Et il n'est que de se rappeler les nombreuses campagnes publicitaires faites à ce sujet par le Crédit agricole.

Les seules personnes qui puissent bénéficier d'un privilège d'acquisition sont les salariés de l'entreprise, dans la mesure où ce privilège peut se déduire de l'alinéa 8 du préambule de la Constitution de 1946. Mais hormis cette catégorie, jugée particulière par les normes constitutionnelles elles-mêmes, nul autre ensemble précis et délimité de personnes physiques ou morales ne peut bénéficier d'un monopole d'acquisition d'une entreprise transférée du secteur public au secteur privé.

Ainsi, rien ne peut justifier que le droit d'acquérir la CNCA soit dénié aux personnes autres que celles restrictivement énumérées par la loi déférée.

De ce second chef, c'est donc l'ensemble du texte qui doit être déclaré non conforme à la Constitution.

II. : Sur les articles 1er bis et 1er ter

Ceux-ci disposent, d'une part, que jusqu'à la date de la première assemblée générale le conseil d'administration reste désigné conformément aux règles actuellement en vigueur. Il dispose, d'autre part, que c'est ce conseil d'administration qui élabore les statuts de la société, approuvés par l'Etat avant la réalisation effective de la vente.

Que ce mécanisme déroge à la législation en vigueur sur les sociétés ne pose évidemment en soi aucun problème juridique. Mais ce qui est inacceptable c'est qu'il porte atteinte à un principe constitutionnel constamment réaffirmé, celui du droit de propriété.

En effet, les sociétaires sont ainsi privés de la possibilité d'élaborer les statuts de la nouvelle personne morale et ce pouvoir, attribut très important de la propriété, est confié à ceux qui, par définition, vont aussitôt cesser d'être concernés par le devenir de la société.

De ce fait, non seulement les propriétaires ne pourront influencer la rédaction des statuts, mais en plus il ne leur sera plus possible de les modifier ensuite qu'à la majorité qualifiée prévue par le droit commun.

Ainsi se trouve amputé l'un des droits les plus fondamentaux qui s'attachent à la propriété d'une entreprise : celui d'en déterminer les statuts.

A ce titre, la dernière phrase de l'article 1er bis et la dernière phrase de l'article 1er ter doivent être déclarées non conformes à la Constitution.

III. : Sur l'article 4

Selon cet article, le nombre d'actions que les CRCA peuvent acquérir est déterminé entre elles au prorata du total du bilan de chacune d'elles arrêté à la fin de l'exercice 1986.

On ne peut manquer de relever, en premier lieu, que non seulement le Parlement n'a pas reçu communication des éléments en question, mais encore qu'il n'est pas du tout certain que toutes les caisses régionales aient arrêté leur bilan préalablement au dépôt du projet de loi.

En second lieu surtout, la référence au seul bilan de l'exercice 1986 peut conduire, pour reprendre les termes que le Conseil constitutionnel avait utilisés dans sa décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, " à des résultats très différents déterminés non par la différence de données économiques et financières objectives mais par la diversité des techniques de gestion et des méthodes de présentation comptable ".

La part respective qui reviendrait, de manière à peu près définitive, à chaque caisse régionale résulterait ainsi des hasards des choix de gestion faits au cours de l'exercice 1986. Le bilan d'une année ne peut raisonnablement pas être considéré comme donnant une idée précise ni de l'importance relative réelle de chaque caisse ni moins encore du dynamisme de sa gestion, ni ne permet, pour reprendre à nouveau les termes du Conseil constitutionnel, de " tenir compte de ce que le sens de l'évolution " du bilan de chacune d'elles peut avoir de différent.

C'est donc de la manière la plus hasardeuse, pour ne pas dire la plus arbitraire, que les caisses régionales se verraient attribuer un certain nombre d'actions, et donc un certain pouvoir, nombre et pouvoir qui ensuite demeureraient rigides quelles que soient les circonstances.

Le mécanisme retenu par l'article 4 est donc gravement attentatoire au principe d'égalité en ce qu'il favorise certaines caisses régionales au détriment des autres, sans lien avec quelques réalités autres que purement comptable et momentanée comme le Conseil constitutionnel l'avait relevé et sanctionné en 1982.

Cet article sera donc déclaré non conforme à la Constitution, et il ne fait guère de doute que le reste du texte est inséparable dès lors qu'on voit mal comment pourrait être opérée cette " mutualisation " sans que soient prévues les clés de répartition des actions entre les caisses régionales.

IV. : Sur l'article 7

Celui-ci, dans son second alinéa, subordonne à l'agrément des ministres compétents la nomination du directeur général aussi longtemps que sera réservée à la société la distribution des prêts bonifiés par l'Etat.

Ainsi apprend-on au détour d'un alinéa, d'une part, que le monopole de distribution des prêts bonifiés reste détenu par la CNCA même devenue privée, d'autre part, que le Gouvernement entend le lui retirer à terme ; cela appelle plusieurs remarques et autant de griefs.

En premier lieu, connaissant l'importance que les prêts bonifiés revêtent auprès des agriculteurs, le monopole de leur distribution est un atout considérable au profit de la CNCA dans un secteur hautement concurrentiel. C'est d'ailleurs en partie sur cet atout que la CNCA a construit sa puissance. C'est un élément fondamental de la valeur de la caisse nationale qui lui est ainsi maintenu tout en étant hypothéqué. En effet, soit ce monopole est pris en compte dans la détermination du prix de cession et les acquéreurs se trouveront lésés s'ils le perdent ; soit il n'est pas pris en compte et c'est l'Etat qui vend en dessous de la valeur réelle ; soit encore il est pris en compte comme un élément existant mais aléatoire et alors il dépendra du seul Gouvernement, en fonction de la date à laquelle il mettrait fin à ce monopole, de favoriser les acquéreurs aux dépens de l'Etat si cette date est tardive, ou l'Etat aux dépens des acquéreurs si cette date est précoce.

En toute hypothèse, l'existence de cet élément très important rend impossible une juste évaluation de la caisse nationale et, partant, rend impossible en l'état le transfert au secteur privé.

En second lieu, le monopole traduit l'existence d'une mission de service public. Outre les problèmes que cela pose au regard du principe d'égalité, transférer au secteur privé une activité qui a les caractères à la fois d'un service public national et d'un monopole de droit ne saurait être admis.

A ce double titre, donc, le membre de phrase consacré aux prêts bonifiés devra être déclaré non conforme à la Constitution, le Conseil constitutionnel devant décider en outre si l'impossibilité d'apprécier réellement la valeur du bien cédé emporte d'autres conséquences de droit.

V : Sur l'article 13

Cet article garantit aux organisations représentatives du monde agricole la détention de la majorité au moins des sièges au sein des conseils d'administration des caisses régionales et ce indépendamment du poids réel des agriculteurs au sein de chacune de ces caisses.

Cette sur-représentation est manifestement contraire aux principes constitutionnels les plus élementaires.

En premier lieu, la loi impose ainsi une rupture d'égalité entre les sociétaires puisque, quelle que soit l'importance numérique ou financière de certains d'entre eux, ils ne pourront en aucun cas être justement représentés au sein des conseils d'administration des caisses régionales.

En deuxième lieu, les auteurs de la saisine auraient été les premiers à admettre que la spécificité du Crédit agricole puisse justifier, sous réserve que ce soit constitutionnellement admissible, des mesures particulières au bénéfice de la représentation des agriculteurs. Ainsi, par exemple, aurait-on pu imaginer d'appliquer, au pourcentage d'agriculteurs parmi les sociétaires, un coefficient amplificateur uniforme. De cette manière au moins l'avantage consenti à la représentation agricole serait-il demeuré proportionnel à la présence réelle des intéressés dans chaque caisse.

Mais, à supposer même qu'une atteinte au strict principe d'égalité puisse être tolérée, celle qu'opère l'article serait entachée d'erreur manifeste sur l'appréciation de l'importance de la dérogation possible.

En troisième lieu enfin, cette disposition a non seulement pour effet d'introduire une discrimination abusive entre les sociétaires des caisses, mais elle a aussi pour conséquence de porter atteinte au droit de propriété de ceux au détriment desquels cette discrimination est faite.

En aucun cas, l'article 13 de la loi ne pourra donc résister à la censure.

Se pose alors la question de savoir si cette disposition est séparable du reste de la loi. A priori, d'un point de vue de stricte technique juridique, une réponse affirmative ne ferait pas de doute.

Mais dès lors qu'on s'attache à cet élément essentiel, en l'occurrence, qu'est l'intention du législateur, l'inséparabilité s'impose.

Il ressort clairement des travaux préparatoires, en effet, que le Parlement n'a entendu opérer ce transfert au secteur privé que moyennant la certitude que le Crédit agricole resterait un instrument d'intervention au profit de l'agriculture. Cette exigence est compréhensible dans la mesure où, jusqu'à présent, le Crédit agricole a joué un rôle très important en faveur des agriculteurs et que bien des crises graves n'auraient pu être surmontées sans son intervention rapide, sollicitée par l'Etat, voire imposée par lui. Dès lors que l'Etat se prive de cette possibilité ou que les agriculteurs sont privés de la garantie que leur apportait cette possibilité de l'Etat, on comprend que, dans un reste de circonspection, le législateur ait tenu à faire en sorte que les conseils d'administration des caisses régionales qui posséderont la Caisse nationale demeurent très attentifs aux intérêts du monde agricole.

Mais puisque cela n'est pas constitutionnellement possible dans les formes retenues par la loi déférée, il est plus que probable que le législateur, s'il l'avait su, aurait adopté une position différente, soit qu'il renonce à la privatisation, soit qu'il choisisse un système autre.

En témoigne d'ailleurs le fait que, tout au long des débats parlementaires et malgré les mises en garde nombreuses et réitérées sur l'inconstitutionnalité du dispositif, le Parlement a tenu absolument, manifestant ainsi une volonté univoque, à faire figurer ce système.

Faute donc de savoir ce qu'eussent été son attitude et sa décision s'il avait eu la certitude de l'inconstitutionnalité de cette disposition substantielle à ses yeux, les autres dispositions de la loi doivent être déclarées inséparables de celles de l'article 13 déclaré non conforme à la Constitution.

VI. : Sur l'article 15 de la loi

Cet article prévoit que si moins de 75 p 100 des caisses régionales ont acquis des actions de la Caisse nationale ou si moins de 90 p 100 de ces actions ont été vendues, les acquisitions d'actions déjà réalisées sont réputées nulles, la Caisse nationale restant alors une société d'Etat administrée par le conseil d'administration actuel.

Ainsi l'article 15 subordonne-t-il l'entrée en vigueur de la privatisation prévue par la loi au consentement discrétionnaire d'une minorité de caisses régionales : il suffit que 25,1 p 100 de ces caisses refusent d'acheter les actions offertes (ou que 10,1 p 100 de ces actions n'aient pas été acquises) pour que la Caisse nationale reste une entreprise publique.

Bien plus : dans cette hypothèse, les contrats de vente déjà passés (avec les autres caisses régionales) sont réputés nuls. Une minorité des caisses régionales a donc le pouvoir non seulement de paralyser l'opération voulue par le législateur mais d'anéantir la volonté de la majorité des caisses, en violation du principe de la liberté contractuelle.

Or, le Parlement ne peut constitutionnellement subordonner l'entrée en vigueur d'une loi au consentement discrétionnaire de personnes de droit privé. Il a déjà été jugé que le législateur ne pouvait subordonner l'application d'une loi à l'édiction de décrets dont les modalités d'application devaient être elles-mêmes précisées par des conventions passées entre le ministre de l'agriculture et des organisations représentatives de l'enseignement agricole privé (décision n° 78-95 DC du 27 juillet 1978, rec. page 26).

Ce raisonnement est a fortiori applicable à la présente espèce : ce n'est plus l'exercice du pouvoir réglementaire qui est subordonné à l'accord de personnes privées, mais il a été jugé, par ailleurs, que le législateur, qui peut certes déterminer les conditions d'entrée en vigueur d'une loi (décision n° 79-104 DC du 23 mai 1979, rec. page 27), ne saurait constitutionnellement déléguer son pouvoir législatif au Gouvernement si celui-ci se voit reconnaître de ce fait un pouvoir discrétionnaire (décision n° 81-129 DC des 30 et 31 octobre 1981, rec. page 35 ; n° 82-143 DC du 30 juillet 1982, rec. page 57 ; n° 83-162 DC des 19 et 20 juillet 1983, rec. page 49 ; etc).

Ce qui est ainsi établi s'agissant d'une délégation au Gouvernement est encore plus incontestable lorsque c'est, comme en l'espèce, entre les mains de personnes privées que le législateur remet le pouvoir discrétionnaire de décider de l'entrée en vigueur de la loi.

Certes, le Sénat, qui a insisté longuement sur l'inconstitutionnalité de plusieurs dispositions de la loi, a greffé sur le projet initial une sorte de " loi dans la loi ", de solution de rechange applicable au cas où le veto discrétionnaire d'une minorité de caisses régionales empêcherait la privatisation de la Caisse nationale.

Mais ce greffon ne saurait faire illusion : le législateur ne s'en est pas moins remis au gré d'un petit nombre de personnes privées pour décider si l'objet même du texte sera rempli, si le but qu'il s'est fixé sera atteint. Le ministre de l'agriculture a du reste reconnu devant le Sénat que le veto de la minorité de caisses régionales en cause, qui aurait pour conséquence le maintien de la Caisse nationale dans le secteur public, entrerait en contradiction avec toute la logique de la loi.

Du fait de la procédure retenue, qui remplace la mise sur le marché par une " entente " sur laquelle pèse la menace d'un veto minoritaire et discrétionnaire, le pouvoir de décider le transfert d'une entreprise publique au secteur privé est délégué par le Parlement à un petit nombre de personnes privées connues, clairement désignées et de surcroît détentrices d'un pouvoir discrétionnaire.

Cette " privatisation du pouvoir législatif " est manifestement contraire aux dispositions de l'article 34 de la Constitution.

C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci la loi qui vous est déférée.

Nous vous prions d'agréer, monsieur le président, messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.


Références :

DC du 07 janvier 1988 sur le site internet du Conseil constitutionnel
DC du 07 janvier 1988 sur le site internet Légifrance

Texte attaqué : Loi relative à la mutualisation de la Caisse nationale de crédit agricole (Nature : Loi ordinaire, Loi organique, Traité ou Réglement des Assemblées)


Publications
Proposition de citation : Cons. Const., décision n°87-232 DC du 07 janvier 1988
Origine de la décision
Date de l'import : 02/11/2017
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CC:1988:87.232.DC
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