COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Annapolis County District School Board c. Marshall, 2012 CSC 27
Date : 20120607
Dossier : 34189
Entre :
Annapolis County District School Board et Douglas Ernest Feener
Appelants / Intimés au pourvoi incident
et
Johnathan Lee Marshall, représenté par son tuteur, Vaughan Caldwell
Intimé / Appelant au pourvoi incident
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Deschamps, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis
Motifs de jugement :
(par. 1 à 13)
Motifs dissidents :
(par. 14 à 15)
La juge Deschamps (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Rothstein, Moldaver et Karakatsanis)
Le juge Cromwell
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
annapolis county dist. sch. bd. c. marshall
Annapolis County District School Board et
Douglas Ernest Feener Appelants/intimés au pourvoi incident
c.
Johnathan Lee Marshall, représenté par son tuteur,
Vaughan Caldwell Intimé/appelant au pourvoi incident
Répertorié : Annapolis County District School Board c. Marshall
No du greffe : 34189.
2012 : 8 mai; 2012 : 7 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Deschamps, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.
en appel de la cour d’appel de la nouvelle‑écosse
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (le juge en chef MacDonald et les juges Saunders et Beveridge), 2011 NSCA 13, 298 N.S.R. (2d) 373, 945 A.P.R. 373, 6 M.V.R. (6th) 1, [2011] N.S.J. No. 54 (QL), 2011 CarswellNS 54, qui a infirmé la décision rejetant l’action de l’appelant et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli et pourvoi incident rejeté, le juge Cromwell est dissident.
Scott C. Norton, c.r., G. Grant Machum, Sara Scott et Scott R. Campbell, pour les appelants/intimés au pourvoi incident.
R. Malcolm Macleod, c.r., et Robert K. Dickson, c.r., pour l’intimé/appelant au pourvoi incident.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Abella, Rothstein, Moldaver et Karakatsanis rendu par
La juge Deschamps —
[1] Dans l’après‑midi du 12 avril 1994, l’intimé, Johnathan Lee Marshall, qui était alors âgé de quatre ans, jouait avec ses frères devant la demeure familiale située en bordure de la route 201. Au même moment, l’appelant Douglas Ernest Feener roulait sur cette route au volant d’un autobus d’écoliers dont il avait déposé tous les passagers. Comme le véhicule arrivait à la hauteur de la maison des Marshall, Johnathan s’est élancé sur la chaussée, dans la trajectoire de l’autobus. M. Feener n’a pu freiner à temps et a frappé Johnathan. L’enfant a subi des blessures catastrophiques.
[2] Par l’entremise de son tuteur à l’instance, Johnathan a intenté une action contre M. Feener et son employeur, Annapolis County District School Board. Le procès devant jury instruit par le juge Pickup de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a duré dix semaines et, à son terme, le jury a répondu par la négative à la question suivante :
[traduction] Le défendeur, Douglas Feener, a‑t‑il fait preuve de négligence ayant causé le préjudice subi par le plaignant, Jonathan [sic] Marshall, ou y ayant contribué?
[3] Jugement a été rendu en conséquence, et la victime en a appelé devant la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse. Les quatre motifs principaux d’appel étaient 1) la mention dans les directives au jury des dispositions de la Motor Vehicle Act, R.S.N.S. 1989, ch. 293, faisant obligation aux piétons de céder le passage aux automobilistes, 2) l’application de l’art. 248 de la même loi emportant inversion de la charge de preuve, 3) l’explication de l’obligation de diligence particulière qui incombe à l’automobiliste dans une zone où il y a des enfants et 4) l’admission en preuve du rapport d’enquête de la GRC. La Cour d’appel a ordonné la tenue d’un nouveau procès en se fondant seulement sur le premier motif. En ce qui concerne les autres points, le juge MacDonald, juge en chef de la Nouvelle‑Écosse et auteur des motifs de la Cour d’appel, a estimé que le juge de première instance n’avait pas commis d’erreur susceptible de révision. Il s’est contenté de faire des recommandations concernant les directives à donner au jury dans l’éventualité d’un nouveau procès (2011 NSCA 13, 298 N.S.R. (2d) 373, par. 36, 40, 47 et 50).
[4] La question en litige en l’espèce est celle de savoir si la Cour d’appel a eu tort de conclure que les directives du juge au jury étaient erronées en ce qui a trait au renvoi qui y est fait aux dispositions de la Motor Vehicle Act établissant la priorité de passage. Pour les motifs qui suivent, j’estime que c’est le cas et qu’il y a lieu d’accueillir le pourvoi. Aucun autre élément de l’exposé au jury ne justifie notre intervention.
[5] Voici la partie de l’exposé au jury qui, selon la Cour d’appel, équivaut à une erreur susceptible de révision (D.A., vol. I, p. 100‑103) :
[traduction] Je vais maintenant mentionner une autre disposition de la Motor Vehicle Act. Il s’agit de la loi de 1989, qui était en vigueur à l’époque, soit RSN 1989, chapitre 293, en particulier les par. 125(3) et (4). Ils sont libellés comme suit. D’abord, le par. 125(3) : « Le piéton qui traverse la chaussée ailleurs qu’à un passage piétonnier, identifié ou non, cède la priorité aux véhicules qui circulent sur la chaussée. » Vient ensuite le par. 125(4) : « Le présent article n’a pas pour effet de relever l’automobiliste ou le piéton de son obligation de diligence. »
Le piéton peut donc traverser la chaussée ailleurs qu’à un passage piétonnier, mais il lui incombe alors de faire preuve d’une grande vigilance et de céder le passage aux véhicules qui circulent sur la chaussée. Bref, si vous vous engagez dans un passage piétonnier, l’automobiliste immobilise son véhicule. Si vous traversez ailleurs, ce que je viens de dire s’applique.
Cette raison — pour la raison évidente que les automobilistes savent qu’il existe des zones et des passages que les piétons sont normalement censés utiliser. Ce qui ne veut pas dire pour autant que l’automobiliste peut, en toute impunité, frapper le piéton qui traverse entre deux intersections. La question est la suivante : le conducteur aurait‑il pu ou dû voir le piéton à temps pour éviter de le frapper?
En revanche, le piéton a l’obligation d’assurer sa propre sécurité et de regarder si des voitures arrivent. A‑t‑il eu le comportement d’une personne raisonnable? S’est‑il déplacé d’un lieu [sûr] à un lieu périlleux et a‑t‑il omis d’exercer la diligence raisonnable que commandait la situation? Voilà les questions auxquelles vous devez répondre.
J’arrive maintenant à la norme de diligence qui vaut à l’égard d’un enfant qui traverse la rue. Johnathan avait quatre ans et quatre mois. La norme de diligence est la même que pour un adulte, mais certaines circonstances appellent l’automobiliste à la vigilance.
. . .
Le conducteur est en droit de s’attendre du piéton qu’il n’agisse pas imprudemment. Le piéton qui circule sur la voie publique ou sur une route doit toujours faire preuve de diligence raisonnable pour assurer sa propre sécurité et ne pas s’exposer à des blessures. Il doit cependant pouvoir s’attendre à ce que les automobilistes respectent le code de la route.
[6] Selon le juge en chef MacDonald, en renvoyant aux dispositions de la Motor Vehicle Act sur la priorité de passage, le juge du procès a erronément invité le jury à considérer Johnathan [traduction] « comme un adulte » (par. 16). Selon lui, le jury « n’aurait eu d’autre choix que de conclure que Johnathan était responsable de l’accident » (par. 19). Or, le juge du procès avait déjà statué que la victime ne pouvait se voir imputer de négligence contributive étant donné son jeune âge. Le juge en chef MacDonald recommande, dans l’éventualité d’un nouveau procès, que la partie de l’exposé relative aux dispositions de la Motor Vehicle Act sur la priorité de passage soit supprimée en entier (par. 38).
[7] Je suis d’accord avec l’appelant que la Cour d’appel n’a pas tenu compte de la double fonction des dispositions sur la priorité de passage. Non seulement ces dispositions influent-elles sur la détermination de l’éventuelle négligence contributive du piéton qui omet de céder le passage, mais elles peuvent aussi permettre de déterminer si le conducteur a satisfait ou non à la norme de diligence applicable dans les circonstances. En l’espèce, même si la négligence contributive de Johnathan avait été écartée au regard du droit, les dispositions de la loi sur la priorité de passage demeuraient déterminantes quant à la norme de diligence à laquelle M. Feener était tenu vis-à-vis des piétons. Il fallait donc dire au jury que, sauf circonstances particulières, le conducteur qui a la priorité de passage peut raisonnablement s’attendre à ce que les autres respectent le code de la route et cèdent le passage.
[8] Je ne partage pas l’avis de la Cour d’appel selon lequel, en renvoyant aux dispositions sur la priorité de passage, le juge du procès invite en fait le jury à tenir Johnathan légalement responsable de l’accident. Dès le début de son exposé au jury, le juge Pickup établit clairement que la responsabilité de Johnathan n’est pas en cause, vu le jeune âge de ce dernier (D.A., vol. I, p. 44). Jamais il ne demande au jury de se prononcer sur la négligence de l’enfant. Au vu de l’ensemble des directives, il ressort de la partie relative aux dispositions sur la priorité de passage que la mention de celles-ci vise seulement à circonscrire la norme de diligence applicable à M. Feener. Le jury est invité à déterminer si, au regard de la conduite d’un piéton raisonnable, M. Feener a fait preuve du degré de précaution voulu.
[9] L’existence d’indices particuliers de la présence d’enfants dans une zone donnée constitue un autre élément dont le jury devait tenir compte pour statuer sur la négligence de M. Feener. À cet égard, le juge du procès s’adresse au jury en ces termes :
[traduction] À proximité d’une école ou d’un terrain de jeux ou dans un quartier à vocation résidentielle, l’automobiliste doit ralentir, redoubler de prudence et envisager qu’un enfant puisse s’élancer sur la chaussée. En l’espèce, il vous revient de décider si, dans les circonstances, le défendeur aurait dû savoir qu’il arrivait dans une zone où il y avait des enfants et, par conséquent, redoubler de prudence au volant de son véhicule. [D.A., vol. I p. 102.]
[10] Selon l’intimé, le jury aurait inféré des directives du juge que l’automobiliste ne devait prendre des précautions que dans les trois cas mentionnés, de sorte que M. Feener en était dispensé en l’espèce. Je ne puis faire droit à sa prétention. L’accident ne s’est manifestement pas produit près d’une école ou d’un terrain de jeux, ni dans un quartier à vocation résidentielle. Le juge du procès a demandé au jury si la situation était de celles où M. Feener aurait dû s’attendre à la présence d’enfants. À la lumière du contexte, l’exposé du juge n’est selon moi entaché d’aucune erreur.
[11] Devant notre Cour comme en Cour d’appel, l’intimé fait valoir que le juge du procès a également commis une erreur lorsqu’il a expliqué la charge de preuve que l’art. 248 de la Motor Vehicle Act fait peser sur l’automobiliste et lorsqu’il a admis en preuve le rapport de la GRC. Pour les motifs exposés par la Cour d’appel, j’estime qu’aucune erreur susceptible de révision n’a été commise.
[12] L’intimé a formé un appel incident afin que, dans le cas où la Cour rejetterait le pourvoi, les appelants soient tenus responsables du préjudice subi. Comme je suis d’avis d’accueillir le pourvoi principal, il n’y a pas lieu de statuer sur le bien-fondé du pourvoi incident.
[13] Pour ces motifs, il y a lieu d’accueillir le pourvoi avec dépens devant toutes les cours, y compris ceux afférents à la demande d’autorisation d’appel devant notre Cour, de rejeter le pourvoi incident sans dépens et de rétablir l’ordonnance rendue par la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse à l’issue du procès devant jury.
Version française des motifs rendus par
Le juge Cromwell —
[14] Avec égards pour mes collègues qui expriment l’avis contraire, je confirmerais la décision de la Cour d’appel. Bien que je ne fasse aucun commentaire au sujet des suggestions formulées par cette dernière quant à la conduite d’un second procès, je fais miens les par. 16 à 18 de ses motifs : 2011 NSCA 13, 298 N.S.R. (2d) 373. Tout comme dans l’arrêt Byrne c. Hodgins (1972), 30 D.L.R. (3d) 128 (C.S.C.), qui confirmait l’opinion dissidente exposée dans (1972), 27 D.L.R. (3d) 617 (C.A.C.‑B.) (sub nom. Bryne c. Hodgins), il existe en l’espèce un risque réel que, au terme de l’exposé, le jury ait considéré qu’il devait se demander si le demandeur était responsable de l’accident. La directive cruciale à cet égard est celle disant aux jurés qu’ils devaient se demander si les circonstances étaient de nature à avertir le conducteur qu’il approchait d’une zone où des enfants étaient susceptibles de se trouver et qu’il devait en conséquence faire montre d’une prudence accrue. Cette directive a été formulée presque en passant, parmi des directives confuses sur les obligations des piétons ainsi que des instructions contradictoires au sujet du fardeau de la preuve. Le demandeur avait droit à ce que la principale question en litige dans le présent cas soit clairement exposée au jury. Après avoir examiné l’exposé dans son ensemble, j’estime à mon humble avis que cela n’a pas été fait en l’espèce. Partant, il est possible que la directive erronée ait entraîné une injustice. En conséquence, je rejetterais le pourvoi.
[15] Je rejetterais également le pourvoi incident formé contre la décision de la Cour d’appel de renvoyer l’affaire pour la tenue d’un second procès. Il n’est pas possible en l’espèce d’affirmer que [traduction] « la nature de la preuve est telle qu’une seule interprétation peut raisonnablement être tirée quant à son effet » : Petijevich c. Law, [1969] R.C.S 257, à la p. 265, citant Jardine c. Northern Co‑operative Timber and Mill Association, [1945] 1 W.W.R. 533, à la p. 535 (C.A.C.‑B.). Notre Cour n’est pas à même de se prononcer sur la responsabilité.
Pourvoi accueilli avec dépens devant toutes les cours, le juge Cromwell est dissident. Pourvoi incident rejeté.
Procureurs des appelants/intimés au pourvoi incident : Stewart McKelvey, Halifax.
Procureurs de l’intimé/appelant au pourvoi incident : Boyne Clarke, Dartmouth.