COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R.P. c. R.C., 2011 CSC 65
Date : 20111221
Dossier : 33698
Entre :
R.P.
Appelante
et
R.C.
Intimé
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 53)
Motifs concordants :
(par. 54)
Les juges Abella et Rothstein (avec l’accord des juges Binnie, LeBel et Deschamps)
Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r.p. c. r.c.
R.P. Appelante
c.
R.C. Intimé
Répertorié : R.P. c. R.C.
No du greffe : 33698.
2011 : 20 avril; 2011 : 21 décembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Rochon, Dufresne et Léger), 2010 QCCA 478, [2010] J.Q. no 1959 (QL), 2010 CarswellQue 2053, qui a confirmé en partie une décision de la juge Samoisette, 2009 QCCS 1304, [2009] J.Q. no 2624 (QL), 2009 CarswellQue 2885. Pourvoi accueilli.
Julius H. Grey, pour l’appelante.
Robert Teitelbaum, pour l’intimé.
Version française du jugement des juges Binnie, LeBel, Deshcamps, Abella et Rothstein rendu par
les juges Abella et Rothstein —
Introduction
[1] R.P. demande à notre Cour d’annuler le jugement de la Cour d’appel qui a modifié une ordonnance alimentaire de 1991 enjoignant à R.C., son ex‑époux, de lui verser une pension alimentaire. À l’instar du pourvoi connexe L.M.P. c. L.S., 2011 CSC 64 (« L.M.P. »), le présent pourvoi concerne une demande de modification présentée en vertu du par. 17(4.1) de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.).
[2] Suivant la méthode d’analyse exposée dans L.M.P., nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi. Selon nous, l’époux n’a pas prouvé qu’il est survenu un changement important dans sa situation.
Contexte
[3] Les parties se sont mariées en 1958. Elles ont eu deux enfants, nés en 1963 et 1966. Elles se sont séparées en 1974 et elles ont divorcé en 1984. Lorsque le divorce a été prononcé, l’épouse avait 55 ans tandis que l’époux était âgé de 46 ans.
[4] Au moment du divorce, l’époux s’est vu ordonner de verser une pension alimentaire au profit de l’épouse et une pension alimentaire pour enfants totalisant 1 950 $ par mois. Lorsque les parties se sont séparées en 1974, l’épouse a conservé la résidence familiale et elle y habite toujours seule.
[5] L’époux s’est remarié en 1985. Lui et sa deuxième épouse ont un fils qui fréquentait l’université au moment du procès.
[6] L’époux, qui possédait une entreprise d’entreposage de dossiers, l’a vendue en 1995. La même année, il a acheté une maison qui a été inscrite au nom de sa deuxième épouse. En 1996, il a commencé à exploiter une boutique d’antiquités et sa deuxième épouse travaillait avec lui.
[7] En 1987, l’époux a demandé la réduction de la pension alimentaire qu’il payait en s’appuyant sur le fait que les enfants n’habitaient plus avec leur mère. Il a modifié sa demande en 1988 afin de solliciter la cessation de la pension alimentaire pour enfants et de la pension alimentaire au profit de l’épouse. Celle‑ci a alors déposé une demande reconventionnelle sollicitant une augmentation de la pension alimentaire au profit de l’épouse.
[8] La demande de l’époux a été accueillie. En 1991, la Cour d’appel a accueilli l’appel interjeté par l’épouse et ordonné à l’époux de lui verser une pension alimentaire au profit de l’épouse (indexée) de 2 000 $ par mois (l’« ordonnance de 1991 »). La Cour d’appel a conclu que, bien que l’épouse ait fait tout ce qu’elle pouvait pour acquérir son indépendance économique, elle n’y était pas parvenue en raison de ses responsabilités domestiques.
[9] L’époux n’a pas contesté sa capacité de payer une pension alimentaire, mais il a nié le droit de l’épouse d’en recevoir une. Les moyens de l’époux n’étaient donc pas en litige et ni la décision de la Cour supérieure, ni celle de la Cour d’appel ne contiennent quelque renseignement que ce soit sur sa situation financière à l’époque.
[10] À la suite de l’ordonnance de 1991, les parties ont signé une entente, qui a été intégrée dans un jugement sur consentement (l’« ordonnance sur la sûreté »), afin de substituer une lettre de crédit irrévocable aux hypothèques que l’épouse avait enregistrées sur l’immeuble de l’époux. Les deux parties étaient représentées par un avocat lorsqu’elles ont signé cette entente.
[11] À la clause 1c) de l’ordonnance sur la sûreté, l’époux renonce à son droit d’invoquer un changement dans la situation de l’épouse pour demander la diminution ou l’annulation de la pension alimentaire qu’il devait lui verser. Cette clause prévoit :
[. . .] de plus, le requérant renonce par les présentes à son droit de demander la diminution et/ou l’annulation de la pension alimentaire payable à l’intimée au motif d’un changement de situation de l’intimée dont notamment, et non limitativement, dans le cas où l’intimée vendrait sa maison, dans le cas où l’intimée se remariait ou dans le cas de concubinage, lorsque l’intimée recevra sa pension de vieillesse ou encore si elle tire un revenu de quelque source que ce soit; [Nous soulignons.]
[12] Les parties sont revenues devant les tribunaux en 2005, lorsque l’époux a demandé une modification de la sûreté afin de substituer une somme d’argent à la lettre de crédit irrévocable. Sa demande a été rejetée.
[13] En 2006, l’époux a fermé sa boutique d’antiquités et pris sa retraite. La même année, lui et sa deuxième épouse ont vendu leur maison et ont emménagé dans un appartement. Lors du partage du produit de la vente, ils ont reçu chacun un montant d’un million de dollars qu’ils ont placé séparément en 2006, en s’attendant à en tirer un revenu annuel de 7 à 8 %.
Historique judiciaire
[14] En 2008, l’époux a demandé la cessation des obligations alimentaires au profit de l’épouse que lui imposait l’ordonnance de 1991, en invoquant un changement important dans sa propre situation : il ne touchait plus de revenu de travail en raison de son départ à la retraite et le repli du marché avait eu une incidence négative sur son actif. Ces faits, combinés à l’aide financière qu’il fournissait à son fils étudiant à l’université, l’empêchaient désormais de verser une pension alimentaire.
[15] En première instance, la juge Samoisette a ajouté foi à l’affirmation que l’époux avait plus d’un demi‑million de dollars en placements.
[16] Lors du procès, en janvier 2009, l’époux avait 71 ans et sa première épouse en avait 80.
[17] Selon la juge de première instance, la clause 1(c) de l’ordonnance sur la sûreté empêchait l’époux de s’appuyer sur un changement important dans la situation de l’épouse pour demander une modification de la pension alimentaire au profit de cette dernière, mais ne l’empêchait aucunement d’invoquer un changement de sa propre situation. À son avis, la combinaison de la retraite toute récente de l’époux et de la conjoncture économique difficile constituait un changement de situation important qui justifiait que la pension alimentaire indexée de 2 000 $ par mois qui avait été fixée en 1991 (et qui s’élevait à 2 911 $ par mois au moment du procès) soit réduite à 1 500 $ par mois, sans indexation. La juge n’a pas mentionné la situation financière de l’épouse en se prononçant sur l’existence d’un changement important ou sur le montant de la pension alimentaire qu’il convenait d’accorder, et elle n’a pas non plus fait allusion aux dépenses de l’épouse ni tiré de conclusion à leur égard.
[18] L’épouse a interjeté appel, soutenant qu’aucun changement de situation important justifiant une modification de la pension alimentaire à son profit n’était survenu. L’époux a formé un appel incident en faisant valoir que la juge de première instance avait eu tort de ne pas prendre en considération la situation financière de l’épouse pour déterminer quelle modification s’imposait. Dans un jugement unanime, le juge Léger a rejeté l’appel de l’épouse et accueilli l’appel incident de l’époux.
[19] Entre l’audience devant la Cour d’appel, en 2009, et le prononcé de sa décision, l’épouse a demandé par requête à la cour de contraindre les parties à produire des éléments de preuve à jour concernant leur actif. Elle se fondait sur un article de journal indiquant [traduction] « que, dans l’ensemble, les titres ont rebondi ». L’épouse faisait valoir qu’il serait [traduction] « erroné de trancher l’affaire sur la base d’un état de fait [. . .] qui ne semble plus refléter la situation de la plupart des investisseurs canadiens ». L’époux s’est opposé à la requête.
[20] La Cour d’appel a rejeté cette requête. Le juge Léger a estimé que la preuve nouvelle proposée ne satisfaisait pas aux critères prévus à l’art. 509 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25.
[21] Quant au fond de l’appel, le juge Léger a conclu que la juge du procès avait conclu à bon droit à l’existence d’un changement important dans la situation de l’époux étant donné sa retraite et « le contexte économique devenu depuis plus volatile ». Ces faits suffisaient à eux seuls et la juge du procès n’avait pas à savoir quelle était la situation financière de l’époux au moment du prononcé de l’ordonnance de 1991 pour décider s’il était survenu un changement important.
[22] En accueillant l’appel incident formé par l’époux, le juge Léger a conclu que la juge du procès avait analysé à tort le montant de la modification en se fondant seulement sur les moyens de l’époux. D’après le juge Léger, l’ordonnance sur la sûreté n’empêchait pas le tribunal d’examiner la situation des deux parties pour décider de la modification qui s’imposait.
[23] Vu la situation financière des deux parties, la Cour d’appel a jugé que, compte tenu de leur âge et de leur actif respectif, la pension alimentaire devait prendre fin. En l’absence de conclusions tirées au procès quant à la situation financière globale de l’épouse et de renseignements à jour sur l’actif de l’époux, la Cour d’appel a conclu que les actifs des parties étaient à peu près d’égale valeur et qu’il serait inéquitable de ne pas prendre en considération la valeur de la résidence de l’épouse.
[24] La Cour d’appel estimait qu’une partie des dépenses de l’épouse découlait des frais afférents au fait qu’elle vivait seule dans sa résidence d’une valeur de 344 600 $. L’épouse ne pouvait pas obliger l’époux à continuer de lui verser une pension alimentaire en raison de l’endroit où elle avait décidé de vivre. Une grande partie de ses dépenses serait éliminée si elle vendait sa résidence, et les économies qu’elle réaliserait ainsi l’aideraient à payer les frais de location d’un nouveau logement. La Cour d’appel a donc ordonné à l’époux de verser une pension réduite à 1 500 $ par mois entre la date du jugement de première instance et le 31 mars 2010 et une pension de 800 $ par mois du 1er avril au 30 septembre 2010. Aucune pension alimentaire n’était payable après cette date.
Analyse
[25] Selon le par. 17(4.1) de la Loi sur le divorce, la partie qui demande la modification d’une ordonnance alimentaire doit établir qu’il est survenu un changement de situation important depuis que cette ordonnance ou l’ordonnance modificative de celle‑ci a été rendue. Le cadre d’analyse applicable en l’espèce a été élaboré dans l’arrêt connexe L.M.P. Un changement important est un changement qui, s’il avait été connu à l’époque, se serait vraisemblablement traduit par des dispositions différentes dans l’ordonnance existante. Le tribunal saisi d’une demande de modification doit prendre en considération les dispositions de l’ordonnance et la situation des parties au moment où l’ordonnance a été rendue, pour déterminer si un changement donné est important. L’ordonnance existante est réputée être bien fondée et elle ne sera modifiée que s’il est satisfait aux conditions prévues à l’art. 17 de la Loi sur le divorce.
[26] En l’espèce, l’époux a renoncé, dans l’ordonnance sur la sûreté, à son droit d’invoquer un changement de la situation de l’épouse pour fonder une demande de modification. Certes, la clause 1c) de cette ordonnance ne fait pas partie de l’ordonnance alimentaire de 1991, mais elle exprime néanmoins la volonté des parties, ce qui peut aider le tribunal à décider si un changement donné est important.
[27] Toutefois, comme nous l’avons expliqué au par. 41 de l’arrêt L.M.P., les parties ne peuvent écarter le pouvoir du tribunal de modifier une ordonnance en vertu de l’art. 17 de la Loi sur le divorce. On ne saurait donc considérer que le tribunal est lié par une disposition générale stipulant qu’aucun changement de la situation de l’une ou l’autre ou de chacune des parties ne peut être jugé important.
[28] La clause 1c) énumère aussi des faits précis qui ne doivent pas être considérés comme un changement de situation important (p. ex., « dans le cas où l’intimée vendrait sa maison, dans le cas où l’intimée se remariait ou dans le cas de concubinage, lorsque l’intimée recevra sa pension de vieillesse ou encore si elle tire un revenu de quelque source que ce soit »). Comme nous l’avons affirmé dans L.M.P. : « La précision avec laquelle les dispositions de l’ordonnance prévoient un changement en particulier indique si les parties ou le tribunal ont envisagé la situation évoquée dans la demande de modification et si l’ordonnance était censée viser ce changement de situation » (par. 39). Comme le tribunal le fait dans le cas d’une ordonnance alimentaire, il doit, dans l’examen de la clause 1c) de l’ordonnance sur la sûreté, analyser les dispositions de l’ordonnance et les circonstances connues des parties à l’époque pour déterminer si la clause régit bel et bien un changement en particulier. Puisqu’aucun changement de la situation de l’épouse n’a été allégué en l’espèce, point n’est besoin de décider si l’ordonnance sur la sûreté régit un changement quelconque de sa situation. L’époux invoque plutôt un changement qui serait survenu dans sa propre situation.
[29] L’ordonnance sur la sûreté n’empêche pas l’époux de demander une modification en raison d’un changement de sa propre situation. Et c’est sur le fondement d’un tel changement qu’il a présenté sa demande. Il s’agit donc de déterminer en l’espèce si l’époux a établi qu’il est survenu un changement important dans sa propre situation. À notre avis, il ne l’a pas fait.
[30] Selon le par. 17(4.1) de la Loi sur le divorce, il incombe à l’époux, en tant que demandeur, de prouver l’existence d’un changement important dans sa situation depuis le prononcé de l’ordonnance de 1991. Son argument qu’il n’est plus en mesure de payer une pension alimentaire depuis 2008 ne suffit pas à étayer la conclusion qu’un changement important est survenu.
[31] Le dossier dont notre Cour dispose ne renferme aucune preuve relativement à la situation financière dans laquelle se trouvait l’époux au moment de l’ordonnance de 1991, à l’occasion de laquelle il avait contesté le droit de l’épouse à une pension alimentaire, et non sa capacité de payer les sommes qu’elle réclamait. Ni les motifs des tribunaux dans ces instances antérieures, ni le dossier de notre Cour ne contiennent de renseignements sur la situation financière de l’époux à l’époque.
[32] En février 2008, l’époux a restructuré ses placements dans l'espoir d’en tirer des revenus de dividendes d’environ 40 000 $ à 45 000 $ par année. Il dit que la valeur de son actif a chuté en raison du ralentissement de l’économie, pour passer de 850 000 $ ou 900 000 $ environ à 573 000 $ entre cette restructuration et le procès tenu en janvier 2009. La juge du procès a conclu que l’époux n’avait pas modifié son train de vie malgré la chute de la valeur de ses placements.
[33] La preuve comporte cependant deux lacunes cruciales en ce qui a trait à la situation financière de l’époux. Premièrement, nous ne disposons d’aucun renseignement sur la question de savoir s’il a vendu l’un de ses placements — et concrétisé ainsi sa perte et la valeur de son actif négociable en découlant — lorsque leur valeur a diminué à la fin de 2008 en raison de la conjoncture économique. Deuxièmement, il n’y a absolument rien dans le dossier au sujet de la situation financière de l’époux en 1991. Vu ces lacunes, nous ne sommes pas en mesure de comparer la situation économique actuelle de l’époux à celle dans laquelle il se trouvait en 1991. Il est donc tout à fait impossible d’établir l’existence d’un quelconque changement important qui lui donnerait droit à une modification de la pension alimentaire au profit de l’épouse.
[34] Quant à la première lacune, nous disposons seulement de deux éléments : le fait que l’époux a fermé sa boutique d’antiquités en 2006 et la conjoncture économique en 2008. Pour ce qui est de son départ à la retraite en 2006, la juge du procès a signalé que le changement dans la nature de son revenu — d’un revenu de travail à un revenu de placement — , ne l’a pas amené à demander la modification de la pension alimentaire. Ses propres actes laissent donc croire qu’il ne considérait pas sa retraite comme un changement important.
[35] Cela nous amène à la crise financière de 2008 et à la diminution de la valeur des placements de l’époux. Sa demande de modification reposait sur les fluctuations du marché et son affirmation que ces fluctuations ont changé radicalement sa capacité de payer une pension alimentaire au profit de son épouse. Cependant, il n’a présenté aucune preuve qu’il aurait vendu l’un ou l’autre de ses placements à ce moment‑là et concrétisé ainsi ses pertes. Comme nous l’avons mentionné dans L.M.P., « un changement important doit avoir une certaine continuité et ne pas être simplement temporaire » (par. 35).
[36] On ne sait pas exactement pourquoi la Cour d’appel a décidé de ne pas obliger l’époux à fournir des renseignements financiers à jour sur la question de savoir si sa situation financière s’est améliorée lorsque le marché a rebondi. Sa demande de modification reposait sur les fluctuations du marché et sur sa prétention que ces fluctuations ont changé radicalement sa capacité de payer une pension alimentaire au profit de son épouse. L’époux ne peut alléguer un changement important dans sa situation en s’appuyant sur le repli des marchés à un moment précis, sans démontrer quelle était sa situation financière à l’époque ou prouver qu’il a alors vendu ses placements et que sa situation financière a changé, en conséquence, de façon assez permanente. Les marchés financiers fluctuent couramment : ils perdent et gagnent de la valeur au fil du temps. Une partie ne peut simplement choisir à son gré une date à laquelle ses placements ont chuté et, sans plus, plaider un changement de circonstances important. En l’absence de preuve que le changement de la valeur des placements de l’époux n’avait rien de temporaire, le tribunal ne peut se livrer à des conjectures et formuler des hypothèses quant à l’incidence des fluctuations du marché sur la situation financière de l’époux. Dans le cas contraire, le risque serait grand qu’un époux profite d’une réduction de ses paiements de pension alimentaire lors d’une baisse du marché, pour profiter ensuite de la reprise du marché lorsque les placements qu’il n’a pas vendus reprendront une partie ou la totalité de la valeur qu’ils ont perdue.
[37] Quant à la deuxième lacune, nous ne disposons d’aucune preuve nous permettant de tirer des conclusions raisonnables sur la différence entre la situation financière actuelle de l’époux et celle dans laquelle il se trouvait en 1991 quand il s’est vu ordonner de payer 2 000 $ par mois.
[38] Durant l’audience devant notre Cour, l’absence de preuve relative à la situation financière de l’époux en 1991 a été soulignée à son avocat, qui a soutenu que, selon le droit québécois, l’époux pouvait admettre sa capacité de payer et ne devrait pas être désavantagé pour l’avoir admise. Il ressort de ses observations écrites qu’il s’appuyait alors sur la règle 28 des Règles de pratique de la Cour supérieure du Québec en matière familiale, R.R.Q. 1981, ch. C‑25, r. 9 (« R.P.F. »).
[39] Depuis 1990, une règle du droit québécois, maintenant énoncée à l’article 28 des R.P.F., prévoit que « la partie qui admet, dans le formulaire III, sa capacité de payer les sommes demandées par la partie adverse n’a pas à fournir les détails de sa situation financière, à moins que le juge n’en décide autrement ». Cette règle a été ajoutée aux R.P.F. lors de leur modification en 1998 (130 G.O.Q. II, 5906, art. 2; auparavant la règle 22, (1990) 122 G.O.Q. II, 3925, art. 2).
[40] Toutefois, en 1987, au moment où il a présenté la demande qui a donné lieu à l’ordonnance de 1991, l’époux était assujetti à la règle 21 de l’époque, qui était libellée ainsi :
Règle 21 : Pour être mise au rôle de la chambre de pratique, toute requête visant à l’établissement ou à la modification d’une pension alimentaire est accompagnée d’un état assermenté de la situation financière du requérant; cet état doit être préparé suivant la formule IV et signifié avec la requête.
((1985) 117 G.O.Q. II, 521, art. 3)
Aucun état assermenté exposant en détail la situation financière de l’époux n’accompagnait sa demande.
[41] Même en supposant que la règle 21 permettait à l’époux de présenter sa demande sans fournir de renseignements détaillés sur sa situation financière (thèse que la Cour d’appel du Québec a rejetée dans Droit de la famille — 705, [1989] R.D.F. 603), nous estimons que ce dernier rate sa cible en s’appuyant sur la règle 28 pour expliquer l’absence de preuve dans la présente instance. Dans celle‑ci, l’époux n’a pas admis sa capacité de payer conformément à cet article. Il prétend au contraire ne pas pouvoir payer une pension alimentaire à l’épouse et a invoqué à cet égard des changements dans sa situation financière. Bien que la règle 28 autorise une partie à ne pas présenter certains éléments de preuve dans une instance où elle admet sa capacité de payer, cette disposition ne saurait s’appliquer à l’occasion d’une demande de modification où la question même qui est en litige est un changement dans la capacité de payer.
[42] Les directives pertinentes figurant au par. 17(4.1) de la Loi sur le divorce et à la règle 39 des R.P.F. s’appliquent toutefois. Selon le par. 17(4.1) de la Loi sur le divorce, le requérant qui sollicite une modification doit prouver qu’il est survenu un changement important depuis que l’ordonnance alimentaire ou la dernière ordonnance la modifiant a été rendue. De plus, la règle 39 des R.P.F. prévoit :
39. Renseignements obligatoires : Toute requête visant à modifier, annuler ou suspendre une mesure accessoire est appuyée d’un affidavit et contient les renseignements suivants :
. . .
d) le montant de la pension alimentaire actuelle et le montant réclamé;
e) le montant des arrérages s’il en est;
f) les changements invoqués à l’appui de la demande.
Une disposition essentiellement semblable faisait partie des modifications apportées aux R.F.P. en 1986 (118 G.O.Q. II, 822, art. 5), avant que l’époux ne présente sa demande en 1987.
[43] Quoi qu'il en soit, le fait que l’époux ait admis disposer de ressources suffisantes dans une instance antérieure ne saurait le dispenser des obligations que lui impose la loi et du fardeau de preuve correspondant dans la présente instance. Et dans celle‑ci, la Loi sur le divorce et les R.F.P. l’obligeaient à préciser le changement sur lequel il se fondait et à produire une preuve suffisante pour permettre au tribunal de décider s’il était effectivement survenu un changement important dans sa situation depuis le prononcé de l’ordonnance de 1991. Puisque le fardeau de la preuve lui incombe, et qu’il n’a fourni aucun fondement tangible pour étayer son prétendu droit à une modification en vertu de l’art. 17, sa demande doit être rejetée.
[44] Normalement, le requérant doit produire une preuve documentaire montrant quelle était sa situation financière précise au moment de l’ordonnance initiale. Nous reconnaissons néanmoins que, dans certains cas, un juge de première instance pourrait être en mesure de formuler des conclusions sur la situation du requérant au moment de l’ordonnance à partir d’éléments de preuve non documentaire, circonstancielle ou indirecte, plutôt que de la preuve documentaire de la situation financière précise du requérant au moment de l’ordonnance initiale.
[45] En l’espèce, l’époux aurait pu présenter des éléments de preuve susceptibles d’établir quelle était sa situation financière en 1991, mais, en dépit des exigences claires de la Loi sur le divorce et des R.P.F., il a choisi de ne pas le faire au procès et n’a fourni aucune justification pour son omission. En l’absence d’explication satisfaisante quant aux raisons pour lesquelles aucune preuve de la situation d’une partie au moment de l’ordonnance n’a été produite, il est impossible d’inférer qu’il est survenu un changement de situation important.
[46] Nous ne voulons pas laisser entendre que les parties devraient subir un préjudice pour s’être fondées dans une instance antérieure sur des règles visant à simplifier ou à abréger la procédure. Néanmoins, le fait d’avoir ainsi agi en fonction des règles n’a pas pour effet d’écarter les exigences en matière de preuve applicables aux demandes de modification subséquentes. Les parties peuvent juger nécessaire, pour appuyer une demande ultérieure, de conserver des données sur leur situation financière au moment du prononcé d’une ordonnance alimentaire, ou de produire d’autres éléments de preuve susceptibles d’établir quelle était leur situation financière à l’époque pertinente.
[47] En l’espèce, bien que la juge du procès ait signalé à juste titre la nécessité d’établir s’il était survenu un changement important depuis 1991, sa conclusion que le départ à la retraite de l’époux et la conjoncture économique en 2008 permettaient d’établir l’existence d’un tel changement n’était pas étayée par la preuve. Elle s’est concentrée uniquement sur les changements survenus entre 2006 et 2008 et ne s’est pas demandé si la situation financière de l’époux était imputable à d’autres facteurs qu’aux seules fluctuations temporaires du marché et si elle était substantiellement différente de celle de 1991. Par conséquent, sa décision de réduire l’obligation alimentaire de l’époux ne peut être maintenue.
[48] La Cour d’appel a non seulement fait erreur en retenant la conclusion de la juge du procès que l’époux avait démontré l’existence d’un changement important, mais elle a aggravé cette erreur en se livrant, unilatéralement, à sa propre appréciation de la situation financière des parties. En l’absence de conclusion de la juge du procès sur la question, la Cour d’appel a entrepris d’examiner les dépenses de l’épouse et a conclu que cette dernière devrait vendre la résidence qu’elle habite depuis 1974 et louer un autre logement. La Cour d’appel a donc annulé la pension alimentaire au profit de l’épouse, appliquant semble‑t‑il la théorie de la rupture nette que notre Cour a pourtant déclarée inapplicable en 1992 dans l’arrêt Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, en grande partie en raison des objectifs d’autonomie financière irréalistes imposés par les tribunaux à des femmes qui n’avaient pas travaillé à l’extérieur du foyer depuis longtemps.
Le nouvel élément de preuve
[49] Plusieurs semaines après l’audience devant notre Cour, l’avocat de l’époux a demandé l’autorisation de déposer l’avis de cotisation de l’époux pour 1990 comme nouvel élément de preuve. Nous sommes d’avis de rejeter cette requête.
[50] Le requérant qui sollicite l’autorisation de produire une preuve nouvelle doit démontrer que cette preuve répond aux conditions de recevabilité établies dans l’arrêt Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, à la p. 775 :
(1) On ne devrait généralement pas admettre une déposition qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être produite au procès, à condition de ne pas appliquer ce principe général de manière aussi stricte dans les affaires criminelles que dans les affaires civiles : voir McMartin c. La Reine [[1964] S.C.R. 484].
(2) La déposition doit être pertinente, en ce sens qu’elle doit porter sur une question décisive ou potentiellement décisive quant au procès.
(3) La déposition doit être plausible, en ce sens qu’on puisse raisonnablement y ajouter foi, et
(4) Elle doit être telle que si l’on y ajoute foi, on puisse raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits au procès, elle aurait influé sur le résultat.
[51] Le nouvel élément de preuve en l’espèce ne franchit pas la première étape. En effet, la requête de l’époux mentionne expressément [traduction] « que cette information était facile à obtenir sous la forme d’un avis de cotisation ». Une preuve facile à obtenir est une preuve qui aurait pu et aurait dû être présentée au procès. Comme l’a fait remarquer le juge Binnie dans Public School Boards’ Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), 2000 CSC 2, [2000] 1 R.C.S. 44, au par. 13, relativement à la preuve statistique qu’une partie cherchait à faire admettre : « Si la preuve était importante, elle aurait dû être présentée au procès [. . .] Le défaut de diligence raisonnable est fatal quant à ce volet de la demande ».
[52] L’avocat de l’époux a fait valoir dans la requête que [traduction] « ni la juge du procès, ni aucun des juges de la Cour d’appel n’ont considéré à quelque moment que le débiteur alimentaire pouvait être tenu d’établir quel était son revenu à l’époque du jugement le plus récent ». Or, cela ne change rien aux conditions de modification prévues par la loi. La Loi sur le divorce exige que l’auteur d’une requête en modification prouve qu’un changement important est survenu depuis que l’ordonnance ou l’ordonnance modificative de celle‑ci a été rendue. L’époux n’a présenté aux tribunaux aucune preuve de sa situation financière antérieure. Son défaut de diligence raisonnable en l’espèce est fatal à sa cause. Sa requête est donc rejetée.
Conclusion
[53] Le pourvoi est accueilli avec dépens devant toutes les cours. La pension indexée au profit de l’épouse fixée dans l’ordonnance de 1991 est maintenue et sera versée rétroactivement à la date à laquelle elle a été modifiée par la juridiction de première instance.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et du juge Cromwell rendus par
Le juge Cromwell —
[54] Je souscris à l’opinion des juges Abella et Rothstein selon laquelle la demande présentée par l’intimé en vue de produire un nouvel élément de preuve doit être rejetée, l’appel doit être accueilli avec dépens devant toutes les cours et l’ordonnance rendue par la Cour d’appel le 11 septembre 1991 doit être rétablie. Pour les motifs exprimés par mes collègues au par. 47 de leur opinion, je suis d’accord pour dire que la juge de première instance a commis une erreur en concluant que l’intimé avait établi l’existence d’un changement important et en modifiant l’ordonnance alimentaire en conséquence. Pour les mêmes raisons, la Cour d’appel a commis une erreur en y apportant une nouvelle modification, plus importante. Je pense aussi comme mes collègues que, compte tenu de l’omission de l’intimé d’invoquer un changement dans la situation de l’appelante, point n’est besoin de décider si un changement quelconque dans sa situation est régi par l’entente des parties qui a été intégrée dans l’ordonnance sur la sûreté.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Grey, Casgrain, Montréal.
Procureur de l’intimé : Robert Teitelbaum, Westmount, Québec.