COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Société Télé‑Mobile c. Ontario, [2008] 1 R.C.S. 305, 2008 CSC 12
Date : 20080328
Dossier : 31644
Entre :
Société Télé‑Mobile (aussi connue sous le nom Telus Mobilité)
Appelante
c.
Sa Majesté la Reine (Ontario) et Sa Majesté la Reine (Canada)
Intimées
‑ et ‑
Procureur général du Québec, procureur général de la Colombie‑Britannique,
Association canadienne des chefs de police et Association des banquiers canadiens
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 71)
La juge Abella (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron et Rothstein)
______________________________
Société Télé‑Mobile c. Ontario, [2008] 1 R.C.S. 305, 2008 CSC 12
Société Télé‑Mobile (aussi connue sous le nom Telus Mobilité) Appelante
c.
Sa Majesté la Reine (Ontario) et
Sa Majesté la Reine (Canada) Intimées
et
Procureur général du Québec, procureur général de la
Colombie‑Britannique, Association canadienne des chefs de police
et Association des banquiers canadiens Intervenants
Répertorié : Société Télé‑Mobile c. Ontario
Référence neutre : 2008 CSC 12.
No du greffe : 31644.
2007 : 13 décembre; 2008 : 28 mars.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour de justice de l’ontario
POURVOI contre un jugement de la Cour de justice de l’Ontario (le juge Vaillancourt) (2006), 81 O.R. (3d) 745, [2006] O.J. No. 2589 (QL), 2006 CarswellOnt 3896, 2006 ONCJ 229, qui a rejeté une demande d’exemption de l’obligation découlant d’une ordonnance de communication. Pourvoi rejeté.
Paul Burstein et Frank Addario, pour l’appelante.
Randy Schwartz et Joseph Perfetto, pour l’intimée Sa Majesté la Reine (Ontario).
Janet Henchey et Robert Frater, pour l’intimée Sa Majesté la Reine (Canada).
Brigitte Bussières et Gilles Laporte, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Trevor Shaw et Gordon Comer, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
David Migicovsky et Margaret R. Truesdale, pour l’intervenante l’Association canadienne des chefs de police.
Paul J. Martin et Charles A. Toth, pour l’intervenante l’Association des banquiers canadiens.
Version française du jugement de la Cour rendu par
[1] La juge Abella — En 2004, un nouveau moyen d’enquête a fait son apparition dans le Code criminel. Il s’agit de l’ordonnance de communication. Elle fait obligation au tiers qui possède des renseignements pertinents pour une enquête criminelle de communiquer à un organisme d’application de la loi des documents et des données ou d’en préparer à son intention. La Société Télé-Mobile (« Telus ») soutient qu’il était déraisonnable d’exiger qu’elle donne suite à des ordonnances de communication sans qu’elle soit indemnisée à cet égard.
[2] Notre Cour doit décider si, au nombre des conditions dont peut être assortie l’ordonnance de communication, le juge peut ordonner au service de police d’indemniser le tiers des frais engagés pour donner suite à l’ordonnance. À mon sens, le régime législatif ne l’y autorise pas. Lorsque le coût financier du respect de l’ordonnance est déraisonnable, le recours de l’intéressé réside dans l’obtention d’une exemption totale ou partielle.
[3] Les parties conviennent que même si une ordonnance de communication peut‑être déraisonnable pour un certain nombre de raisons, la présente affaire ne porte que sur le fardeau financier imposé à Telus. Le juge Vaillancourt a estimé que celui‑ci n’était pas déraisonnable, et je partage son avis.
Contexte
[4] Le régime législatif applicable correspond aux art. 487.012 à 487.017 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46. Les dispositions en cause (ajoutées par L.C. 2004, ch. 3, art. 7) sont les suivantes :
487.012 (1) [Ordonnance de communication] Sauf si elle fait l’objet d’une enquête relative à l’infraction visée à l’alinéa (3)a), un juge de paix ou un juge peut ordonner à une personne :
a) de communiquer des documents — originaux ou copies certifiées conformes par affidavit — ou des données;
b) de préparer un document à partir de documents ou données existants et de le communiquer.
(2) [Communication à un agent de la paix] L’ordonnance précise le moment, le lieu et la forme de la communication ainsi que la personne à qui elle est faite — agent de la paix ou fonctionnaire public nommé ou désigné pour l’application ou l’exécution d’une loi fédérale ou provinciale et chargé notamment de faire observer la présente loi ou toute autre loi fédérale.
(3) [Conditions à remplir] Le juge de paix ou le juge ne rend l’ordonnance que s’il est convaincu, à la suite d’une dénonciation par écrit faite sous serment et présentée exparte, qu’il existe des motifs raisonnables de croire que les conditions suivantes sont réunies :
a) une infraction à la présente loi ou à toute autre loi fédérale a été ou est présumée avoir été commise;
b) les documents ou données fourniront une preuve touchant la perpétration de l’infraction;
c) les documents ou données sont en la possession de la personne en cause ou à sa disposition.
(4) [Conditions] L’ordonnance peut être assortie des conditions que le juge de paix ou le juge estime indiquées, notamment pour protéger les communications privilégiées entre l’avocat — et, dans la province de Québec, le notaire — et son client.
(5) [Modification, renouvellement et révocation] Le juge de paix ou le juge qui a rendu l’ordonnance — ou un juge de la même circonscription territoriale — peut, sur demande présentée ex parte par l’agent de la paix ou le fonctionnaire public nommé dans l’ordonnance, la modifier, la renouveler ou la révoquer.
. . .
487.014 (1) [Pouvoir de l’agent de la paix] Il demeure entendu qu’une ordonnance de communication n’est pas nécessaire pour qu’un agent de la paix ou un fonctionnaire public chargé de l’application ou de l’exécution de la présente loi ou de toute autre loi fédérale demande à une personne de lui fournir volontairement des documents, données ou renseignements qu’aucune règle de droit n’interdit à celle‑ci de communiquer.
(2) [Application de l’article 25] La personne qui fournit des documents, données ou renseignements dans les circonstances visées au paragraphe (1) est, pour l’application de l’article 25, réputée être autorisée par la loi à le faire.
487.015 (1) [Demande d’exemption] Toute personne visée par l’ordonnance rendue en vertu de l’article 487.012 ou toute institution financière, personne ou entité visée par l’ordonnance rendue en vertu de l’article 487.013 peut, avant l’expiration de l’ordonnance, demander par écrit au juge qui l’a rendue ou à un autre juge de la circonscription territoriale du juge ou du juge de paix qui l’a rendue de l’exempter de l’obligation de communiquer la totalité ou une partie des documents, données ou renseignements demandés.
(2) [Préavis obligatoire] La personne, l’institution financière ou l’entité ne peut présenter une demande en vertu du paragraphe (1) qu’à la condition d’avoir donné, dans les trente jours suivant celui où l’ordonnance est rendue, un préavis de son intention à l’agent de la paix ou au fonctionnaire public nommé dans l’ordonnance.
(3) [Conséquence de la demande d’exemption] L’exécution de l’ordonnance de communication visée par la demande d’exemption est suspendue à l’égard des documents, données ou renseignements mentionnés dans la demande jusqu’à ce qu’une décision définitive ait été rendue sur celle‑ci.
(4) [Exemption] Le juge peut accorder l’exemption s’il est convaincu que, selon le cas :
a) la communication révélerait des renseignements protégés par le droit applicable en matière de divulgation ou de privilèges;
b) il serait déraisonnable d’obliger l’intéressé à communiquer les documents, données ou renseignements;
c) les documents, données ou renseignements ne sont ni en la possession de l’intéressé ni à sa disposition.
487.017 [Infraction] La personne, l’institution financière ou l’entité qui omet de se conformer à une ordonnance rendue en vertu des articles 487.012 ou 487.013 commet une infraction et encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, une amende maximale de 250 000 $ et un emprisonnement maximal de six mois, ou l’une de ces peines.
[5] Deux ordonnances de communication fondées sur l’art. 487.012 du Code criminel sont à l’origine de la présente affaire. Elles enjoignaient à Telus de communiquer des relevés d’appels pour les besoins de deux enquêtes distinctes. La première, obtenue par le service de police de Toronto le 30 septembre 2004, enjoignait à Telus de communiquer des données d’appels sur un abonné faisant l’objet d’une enquête relative à un meurtre; en voici le texte :
[traduction]
ATTENDU QU’il appert de la dénonciation de [. . .], agent de la paix,
qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une infraction prévue au Code criminel a été commise, à savoir :
Meurtre au premier degré . . .
QUE la Cour est convaincue que les documents demandés fourniront une preuve touchant la perpétration de l’infraction
ET QUE les données demandées sont en la possession des personnes en cause ou à leur disposition,
LA COUR ORDONNE au directeur des affaires réglementaires et des relations avec le gouvernement de la SOCIÉTÉ TÉLÉ‑MOBILE, aussi connue sous le nom Telus Mobilité, [. . .] ou à toute autre personne occupant ce poste à titre permanent ou intérimaire, de communiquer les documents suivants préparés à partir de données existantes :
a) un relevé de toute l’activité de réseau, y compris les numéros d’appels sortants composés, l’identification de la ligne appelante pour les appels entrants, les inscriptions de réseau automatique (si possible), ainsi que l’heure, la date et la durée de chacune de ces activités de réseau se rapportant au service de téléphonie cellulaire de Telus Mobilité pour le [numéro de téléphone], du 10 au 24 mars 2004;
b) un rapport précisant l’emplacement de site cellulaire et, si possible, les renseignements sur le secteur de la cellule pour toutes les activités de réseau se rapportant au service de téléphonie cellulaire de Telus Mobilité pour le [numéro de téléphone], du 10 au 24 mars 2004.
La présente ordonnance de communication est assortie des conditions suivantes :
a) au plus tard deux jours ouvrables après avoir reçu copie de l’ordonnance, la personne nommée précise par écrit à l’agent le temps requis pour communiquer les documents et données demandés;
b) les copies des documents communiqués conformément à la présente ordonnance ne devront pas lui être retournées.
[6] Datée du 5 octobre 2004 et obtenue par la Police provinciale de l’Ontario, la seconde ordonnance de communication enjoignait à Telus de communiquer des données d’appels pertinentes pour les besoins d’une enquête sur une affaire de drogue. Elle exigeait plus particulièrement ce qui suit :
[traduction]
Un document renfermant ce qui suit :
a) Le relevé des numéros de téléphone correspondant à tous les appels entrants et sortants, les inscriptions de réseau automatique (c.‑à‑d. les renseignements sur l’autre abonné pour chacun de ces appels), ainsi que l’heure, la date et la durée de chacune de ces activités, du 1er août 2003 au 12 janvier 2004, conservés sur support de données, soit une ou plusieurs bandes magnétiques contenant des données brutes sur l’activité du réseau de téléphonie sans fil de la Société Télé‑Mobile pour les numéros de téléphone portable suivants :
. . .
Modalités de communication des documents et des données :
. . .
Préparation du document exigé aux présentes à partir de documents ou de données existants. Remise d’un affidavit attestant que le document a été préparé à partir d’originaux.
[7] Le 14 juillet 2005, sur le fondement de l’art. 487.015 du Code criminel, Telus a demandé une exemption pour chacune des deux ordonnances de communication, alléguant que sans indemnisation, l’obtempération à celles‑ci lui imposait un fardeau financier déraisonnable.
[8] Telus avait déjà « archivé » les renseignements visés par les deux ordonnances, c’est‑à‑dire que les données brutes avaient été transférées sur bandes magnétiques puis conservées dans un autre lieu. Pour récupérer les données, les bandes devaient être retrouvées dans les archives, un procédé que le directeur des opérations de production de Telus a décrit comme suit dans son affidavit :
[traduction] Pour récupérer des données archivées, il faut repérer les bandes, voir à leur acheminement à nos installations de traitement informatique, les monter dans notre installation de stockage spécialisée, les parcourir et traiter les résultats de la recherche, ce qui est coûteux en main‑d’œuvre et en matériel.
[9] Lors de l’audition de ses demandes, Telus avait déjà donné suite aux deux ordonnances de communication. Elle avait également conclu avec le service de police de Toronto une entente prévoyant le versement d’une [traduction] « indemnité raisonnable » en contrepartie de la communication de ses données archivées si sa demande d’exemption était accueillie.
[10] Le juge Vaillancourt de la Cour de Justice de l’Ontario a entendu les deux demandes d’exemption simultanément ((2006), 81 O.R. (3d) 745, 2006 ONCJ 229). Il a invoqué plusieurs motifs pour conclure que les dispositions législatives en cause n’autorisaient pas le tribunal à ordonner au service de police d’indemniser le tiers des frais d’obtempération aux ordonnances de communication. Il a d’abord opiné que le juge saisi de la demande devait [traduction] « examiner les conditions légales auxquelles l’ordonnance peut être rendue, compte tenu des droits constitutionnels auxquels il est porté atteinte pour l’application des lois dans l’intérêt de la société, puis déterminer s’il était raisonnable de rendre l’ordonnance » (par. 19). Il a estimé que la demande d’indemnisation de Telus n’avait rien à voir avec cette démarche.
[11] Le juge Vaillancourt a ensuite souligné que la demande d’ordonnance de communication est présentée ex parte, de sorte que l’instance n’est pas propice à l’examen de l’opportunité d’une indemnisation, le service de police demandeur ne disposant pas de l’information dont a besoin le juge pour se prononcer sur le bien‑fondé d’une telle mesure. Le juge Vaillancourt en a déduit que la procédure n’était pas conçue pour permettre l’examen d’une demande d’indemnisation. Il a fait observer que dans d’autres contextes, le Code criminel établissait un cadre permettant aux tiers de faire valoir leurs intérêts, ce qui n’était clairement pas le cas dans le contexte d’une demande d’ordonnance de communication.
[12] Enfin, il a conclu que le libellé de l’art. 487.015 est non équivoque et que le seul pouvoir dont il investit le juge est celui d’accorder ou non l’exemption. Il ne confère pas le pouvoir de modifier l’ordonnance de communication initiale pour y prévoir le versement d’une indemnité. C’est la possibilité d’obtenir une exemption qui fait qu’aucune iniquité ne découle de cette absence de pouvoir d’ordonner une indemnisation.
[13] Le juge Vaillancourt a fait remarquer qu’il appartient au demandeur de convaincre la cour, suivant la prépondérance des probabilités, qu’au moins une des conditions d’octroi de l’exemption est remplie. La seule condition pertinente en l’espèce est qu’« il serait déraisonnable d’obliger l’intéressé à communiquer les documents, données ou renseignements » (al. 487.015(4)b)). La question à trancher est donc celle de savoir si l’obligation de communiquer est « déraisonnable » lorsqu’elle ne s’accompagne d’aucune mesure d’indemnisation.
[14] Le juge Vaillancourt a conclu que l’obtempération sans indemnisation n’est pas déraisonnable en soi, qu’il faut davantage. Selon lui, citoyens et entreprises ont le devoir de prêter leur concours à l’application des lois, ce qui implique nécessairement qu’ils supportent certains frais raisonnables. À son avis, [traduction] « [l]e droit individuel de vaquer à ses occupations sans ingérence de l’État ne l’emporte sur l’application des lois dans l’intérêt de la société que lorsque le coût de ce concours est excessif » (par. 43).
[15] Cette réalité se traduit également par le devoir qui incombe à d’autres acteurs du système de justice criminelle, tels les jurés et les témoins, et par l’obligation qui leur est faite d’en assumer personnellement le coût, qui est souvent substantiel. Il était donc raisonnable de penser qu’en omettant de prévoir une indemnisation, le législateur a voulu que le même principe s’applique à l’ordonnance de communication, sauf lorsque l’obligation imposée est déraisonnable.
[16] Écartant le critère de la « contrainte excessive » proposé par le ministère public pour déterminer si l’obligation de communiquer est raisonnable ou non, le juge a conclu que [traduction] « le demandeur doit démontrer que le coût compromet sa santé financière » (par. 96).
[17] Toutes les parties ont présenté leurs arguments au sujet de la demande en s’appuyant sur le coût annuel projeté pour l’obtempération à des ordonnances de communication, plutôt que sur le coût occasionné par les deux ordonnances visées en l’espèce. Estimant à 662 000 $ ce qu’il en coûterait chaque année à Telus pour répondre aux demandes d’extraction de données archivées, le juge Vaillancourt a conclu que cela équivalait à
[traduction]
— 0,0087 pour 100 des produits d’exploitation consolidés de Telus pour 2004
— 0,011 pour 100 des charges d’exploitation consolidées de Telus pour 2004
— 0,12 pour 100 du bénéfice net consolidé de Telus pour 2004
— 0,023 pour 100 des produits d’exploitation de Telus Mobilité pour 2004
— 0,039 pour 100 des charges d’exploitation de Telus Mobilité pour 2004
— 0,058 pour 100 du bénéfice avant intérêt, impôt et amortissement de Telus Mobilité pour 2004 [par. 49]
[18] Partant, sa conclusion générale au sujet de la raisonnabilité a été que le coût d’obtempération n’était pas déraisonnable dans les circonstances.
[19] Telus a porté la décision en appel directement devant notre Cour en application du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26.
[20] Telus soutient que la formulation générale employée au par. 487.012(4) et suivant laquelle le juge peut assortir l’ordonnance des conditions qu’il estime indiquées permet d’ordonner à l’organisme d’application de la loi de payer les frais raisonnables d’obtempération lorsque
1. ces frais ne sont pas minimes,
2. la personne visée est souvent appelée à prêter son concours à une enquête criminelle et
3. la récupération des données et leur communication à la police requièrent certaines compétences.
[21] Selon Telus, il appartiendra au juge saisi d’une demande d’exemption de déterminer si les frais sont minimes ou non. S’il conclut qu’ils sont déraisonnables, la police pourra alors se prévaloir du par. 487.012(5) et demander la modification de l’ordonnance pour y prévoir une indemnisation raisonnable. À l’instar de Telus et du service de police de Toronto en l’espèce, l’entreprise et l’organisme d’application de la loi conviendront du montant de l’indemnité. Avec le temps, une norme se dégagera pour le secteur d’activité, et les services de police sauront dès le départ s’il convient de prévoir dans l’ordonnance le versement d’une indemnité raisonnable. L’étape intermédiaire de la demande d’exemption deviendra alors inutile.
[22] Telus prétend qu’elle se distingue des autres participants au système de justice criminelle qui ne sont pas rémunérés ou qui le sont insuffisamment, tels les jurés et les témoins, en ce qu’elle est souvent appelée à prêter son concours aux forces de l’ordre. Elle a même mis sur pied un service de gestion des fraudes et de la sécurité sans fil pour répondre rapidement aux demandes de renseignements que lui adressent les organismes d’application de la loi. En 2004, elle a donné suite à 2 823 mandats visant sa clientèle. C’est pourquoi elle prétend s’apparenter davantage à un participant habituel dont l’apport est rétribué, tel un juge ou un témoin expert.
[23] L’Association des banquiers canadiens s’est constituée partie intervenante au présent pourvoi. Ses membres font souvent l’objet d’ordonnances de communication. Selon elle, même s’il est rarement indiqué que le juge ordonne, lors de l’audition ex parte de la demande initiale, le paiement des frais raisonnables d’obtempération, une ordonnance de communication sera « déraisonnable » et pourra donc justifier une exemption en vertu de l’art. 487.015 si elle inflige à la personne tenue d’y obtempérer un préjudice opérationnel ou financier important. Le juge qui conclut à l’existence d’un tel préjudice pourra non seulement accorder l’exemption, mais aussi modifier l’ordonnance de communication, notamment en y ordonnant le paiement des frais ou la prorogation du délai imparti. L’Association soutient que son interprétation est compatible avec le vœu de faciliter l’obtempération et d’éviter la contrainte excessive.
[24] Pour les différents ministères publics (fédéral, Ontario, Québec et Colombie‑Britannique), il ressort du libellé des par. 487.012(4) et 487.012(5) et de l’art. 487.015 que le juge n’a pas le pouvoir d’ordonner l’indemnisation. Les conditions dont il peut assortir l’ordonnance de communication n’ont trait qu’aux modalités de la communication, ce qui exclut l’atténuation du préjudice financier subi.
[25] Les ministères publics soutiennent que la personne visée par une ordonnance de communication ne dispose d’un recours — l’exemption prévue à l’art. 487.015 — que dans le cas exceptionnel où le coût qu’elle doit supporter lui inflige une « contrainte excessive ». Il doit s’agir d’un fardeau abusif, et non seulement d’une incidence importante ou considérable. La nécessité de la participation des citoyens à la bonne administration du système de justice criminelle est bien établie. Comme pour le juré, le Code criminel prévoit que la personne visée par une ordonnance de communication peut être dispensée de s’y conformer lorsque le fardeau imposé est si important qu’il ne peut raisonnablement être supporté. Les ministères publics font valoir que dans les deux cas, les conditions d’exemption doivent être strictes.
[26] L’Association canadienne des chefs de police convient avec les ministères publics que l’exemption prévue à l’art. 487.015 ne devrait être accordée que lorsque le fardeau financier imposé constitue une contrainte excessive.
Analyse
[27] La Cour doit trancher trois questions :
1. Les paragraphes 487.012(4) et 487.012(5) et l’art. 487.015 du Code criminel, ou l’un d’eux, confèrent‑ils au juge le pouvoir de conditionner l’ordonnance de communication par l’obligation faite au service de police de rembourser le tiers innocent des frais raisonnables engagés pour donner suite à l’ordonnance?
2. Dans quel cas une exemption doit‑elle être accordée en raison du caractère « déraisonnable » du fardeau financier imposé par le respect de l’ordonnance?
3. Une exemption aurait‑elle dû être accordée à Telus en l’espèce?
[28] Rappelons que Telus s’appuie sur le texte du par. 487.012(4) pour faire valoir que même si le pouvoir de le faire ne lui est pas expressément conféré, le juge qui rend l’ordonnance de communication peut l’assortir de la condition de verser une indemnité raisonnable :
(4) [Conditions] L’ordonnance peut être assortie des conditions que le juge de paix ou le juge estime indiquées, notamment pour protéger les communications privilégiées entre l’avocat — et, dans la province de Québec, le notaire — et son client.
Elle soutient que le par. 487.012(5) confère tacitement le même pouvoir :
(5) [Modification, renouvellement et révocation] Le juge de paix ou le juge qui a rendu l’ordonnance — ou un juge de la même circonscription territoriale — peut, sur demande présentée ex parte par l’agent de la paix ou le fonctionnaire public nommé dans l’ordonnance, la modifier, la renouveler ou la révoquer.
[29] L’issue du présent pourvoi tient donc à l’interprétation des dispositions législatives. Or, la loi ne fait mention d’aucune indemnisation. C’est pourquoi il nous faut examiner le régime législatif, son objet et son contexte.
[30] Il convient d’examiner le processus ayant mené à l’adoption des dispositions en cause pour déterminer l’intention du législateur concernant l’indemnisation de la personne visée par une ordonnance de communication. Il appert que la question de l’indemnisation des frais occasionnés par le respect d’ordonnances judiciaires fait l’objet d’échanges soutenus entre les fournisseurs de services de télécommunications et le gouvernement depuis un certain temps.
[31] Telus et les autres fournisseurs de services de télécommunications ont toujours soutenu avoir droit au remboursement des frais engagés pour se conformer à une ordonnance judiciaire. Par conséquent, la décision du législateur de ne pas reconnaître expressément le droit à l’indemnisation est d’autant plus significative. Étant donné l’importance cruciale de ces interventions antérieures pour les besoins de la présente analyse, et vu la part active que Telus y a prise, il convient d’en faire état de manière assez détaillée.
[32] En 1999, les fournisseurs de services de télécommunications ont fait valoir leur droit à l’indemnisation devant le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (« CRTC »). Telus avait saisi le CRTC d’un projet de tarif pour les ordonnances relatives à l’écoute électronique et à la communication de renseignements confidentiels sur les abonnés aux organismes d’application de la loi. Plusieurs ministères et services de police s’y étaient opposés.
[33] Le 21 juillet 2000, le CRTC a rendu l’ordonnance 2000‑676 statuant qu’il n’avait pas compétence pour approuver ce tarif en application de la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38 :
Dans les circonstances, le Conseil estime que ce sont plutôt les tribunaux qui devraient traiter les questions de compensation relatives à la conformité avec l’ordonnance d’un tribunal, même si ces questions visent indirectement des services de télécommunications.
Quant aux préoccupations concernant la pertinence du régime actuel (auquel la compensation relative à la conformité avec les ordonnances de tribunaux est laissée à la discrétion des tribunaux), compte tenu de la possibilité que les coûts augmentent, il appartient au Parlement de traiter directement de cette question par le biais de modifications législatives. [par. 12‑13]
[34] Fournisseurs et organismes d’application de la loi ont débattu en vain de la portée de cette ordonnance, comme le signale le ministère de la Justice dans un document de travail :
Certains organismes d’application de la loi y ont vu une victoire partielle du fait que le Conseil s’est abstenu d’exercer ses pouvoirs à l’égard des « services » mandatés par une ordonnance. Ces organismes d’application de la loi ont estimé que si le CRTC n’allait pas tarifer ces « services », Telus ne pouvait pas les facturer. Par contre, il semble que Telus ait estimé que la décision ne veut pas dire que les fournisseurs de services de télécommunication ne peuvent pas facturer un service mandaté par une ordonnance judiciaire.
(Ministère de la Justice, document de travail, Accès légal : coûts opérationnels, 12 décembre 2003, p. 16)
[35] La question est revenue à l’avant‑scène lorsque le ministère de la Justice, en collaboration avec Industrie Canada et le solliciteur général du Canada, a publié un document de consultation invitant les intéressés à proposer des façons d’améliorer et de moderniser l’interception de communications et la collecte de renseignements pour les besoins d’une enquête criminelle. Le document énonçait trois objectifs fondamentaux :
1) que les textes législatifs soient adaptés aux nouvelles technologies de télécommunications; 2) que les fournisseurs de services en télécommunications se dotent des moyens techniques permettant aux organismes responsables de l’application de la loi et de la sécurité nationale de recourir à l’accès légal; 3) que le Canada prenne les mesures législatives nécessaires pour ratifier la Convention sur la cybercriminalité du Conseil de l’Europe [STCE no 185, art. 18(1), obligeant les États participants à légiférer pour permettre l’ordonnance de communication].
(Gouvernement du Canada, Accès légal — Document de consultation, 25 août 2002, p. 7‑8)
Plus de 300 mémoires ont été présentés (Canada, ministère de la Justice, communiqué : « Le ministère de la Justice publie sur son site Web le résumé des observations présentées dans le cadre des consultations sur l’accès légal », 6 août 2003).
[36] Au nombre des auteurs appartenant au secteur d’activité, mentionnons Telus, l’Association canadienne de télévision par câble et l’Association canadienne des télécommunications sans fil. Leur position concernant les frais occasionnés par les demandes d’accès légal est résumée comme suit dans le rapport gouvernemental intitulé Résumé des mémoires présentés dans le cadre de la consultation sur l’accès légal, 28 avril 2003 :
La législation proposée doit veiller à ce que les organismes d’application de la loi assument les frais raisonnables engagés par les fournisseurs de services pour les aider à mener à bien leurs opérations d’interception légale, de saisie ou d’exécution d’une ordonnance de conservation. Ces frais devraient être négociés entre chaque fournisseur de services et l’organisme concerné, plutôt que d’être précisés à titre de tarifs universels dans les règlements. Industrie Canada et le Solliciteur général, ou encore un arbitre indépendant, devraient agir comme médiateur en cas de différend entre un [fournisseur de services de communication] et un organisme d’application de la loi. [p. 7]
L’Association canadienne des télécommunications sans fil a fait valoir [traduction] « que les nouvelles dispositions devraient consacrer le principe de l’indemnisation des fournisseurs de services par les organismes d’application de la loi pour l’aide consentie » (Lawful Access Consultation : Response of the Canadian Wireless Telecommunications Association, 16 décembre 2002, par. 62).
[37] En avril 2003, en réponse aux organismes d’application de la loi qui écartaient toute indemnisation, le vice‑président directeur, Affaires générales et chef du contentieux de Telus a adressé une lettre au ministre de la Justice d’alors lui demandant que les nouvelles dispositions prévoient expressément le versement d’une somme pour la communication légale de renseignements à un organisme d’application de la loi :
[traduction] Quelques organismes d’application de la loi refusent actuellement d’indemniser TELUS pour les services exigés par une ordonnance judiciaire, au motif que celle‑ci ne prescrit habituellement pas le versement d’une somme. Il faut toutefois signaler qu’ils obtiennent l’ordonnance ex parte. La cour n’est donc pas appelée à déterminer si une indemnisation s’impose. Si elle l’était et qu’elle tenait compte de ce qu’il en coûte au fournisseur de services pour obéir à l’ordonnance, il est probable qu’elle ordonnerait quelque indemnisation.
. . .
Je conviens [. . .] que le règlement de la question appelle une mesure législative. Dans la foulée des avis exprimés par d’autres entreprises de télécommunications, TELUS recommande que les dispositions législatives proposées obligent expressément [les organismes d’application de la loi] à indemniser les fournisseurs de services des frais raisonnables engagés pour assurer l’accès légal. Si [les organismes d’application de la loi] ont besoin de fonds supplémentaires, il appartient au gouvernement et, en fin de compte, au contribuable, de les dégager [. . .] [U]ne loi claire dissipera la confusion actuelle et bénéficiera tant aux organismes d’application de la loi qu’aux entreprises de télécommunications. [Je souligne.]
[38] Le 12 décembre 2003, le ministère de la Justice a publié un document de travail intitulé Accès légal : coûts opérationnels dans lequel il précisait les « circonstances qui expliquent la complexité des frais de service associés à l’accès légal dans le domaine des télécommunications » (p. 1), et faisait état des avenues possibles. En voici un extrait :
Selon le libellé du Code criminel concernant la délivrance des diverses ordonnances judiciaires et l’interprétation de ce texte, certains font valoir que les tribunaux pourraient avoir la discrétion implicite de décider de modalités et de conditions, y compris des modalités [d’indemnisation], en rapport avec les mandats de perquisition et autres exigences judiciaires. Mais il serait surprenant que les tribunaux soient en mesure d’exercer cette compétence en l’absence d’un libellé clair et précis dans le Code criminel. L’article 840 du Code criminel est le seul qui prévoit des honoraires et des allocations. Ces honoraires se rapportent à un certain nombre de poursuites criminelles, mais uniquement à l’égard des procédures devant les cours des poursuites sommaires et devant les juges de paix. Le Code criminel ne prévoit pas d’honoraire ou d’allocation à l’égard des procédures qui commencent par une mise en accusation. Dans certaines provinces, des honoraires sont prévus pour les témoins dans le cadre de lois portant sur l’administration de la justice. [Je souligne; p. 8‑9.]
[39] Fait à signaler, la question du paiement des frais d’obtempération à une ordonnance de communication se posait clairement :
L’impact des nouveaux outils de procédure proposés dans le contexte de l’initiative de l’accès légal sont un autre facteur dont il faut tenir compte pour décider si des tiers devraient être [indemnisés] pour aider à exécuter des ordonnances judiciaire[s]. Le document de consultation sur l’accès légal propose la création d’un certain nombre de nouveaux outils de procédure afin d’aider les organismes d’application de la loi à effectuer leurs tâches, que ce soit ou non dans le contexte de la lutte contre la cybercriminalité. Des tiers autres que les fournisseurs de services, comme les banques ou les maisons de courtage, se sont inquiétés du fardeau supplémentaire qui leur serait imposé [par] ces nouvelles ordonnances judiciaires. Leur principale inquiétude, surtout en ce qui concerne les ordonnances de [communication] proposées, a trait au fait que les organismes d’application de la loi devront [s’en remettre] de plus en plus [à des] entités du secteur privé pour faire le travail qui devrait normalement être fait par les organismes d’application de la loi autorisés par mandats de perquisition.
Pour répondre à ces préoccupations, il faudrait notamment prévoir dans la loi qui crée ces ordonnances la possibilité pour les tribunaux [d’assurer l’indemnisation des tiers pour les] coûts trop élevés ou déraisonnables. Mais une disposition de ce genre soulèverait à nouveau toute la question de savoir pourquoi les tiers devraient être [indemnisés] pour le travail qu’ils exécutent pour s’acquitter de leur devoir de bon citoyen. Bien que la charge de travail découlant de la multiplication des ordonnances judiciaires à l’égard de certains types de tiers (p. ex., les fournisseurs de services) soit certainement un argument valable, l’obligation imposée aux gouvernements (en tant que tels ou par le biais de leurs organismes d’application de la loi) de payer pour aider à l’exécution des ordonnances [judiciaires] ajouterait des contraintes financières à l’administration de la justice dont les ressources sont déjà limitées. [Je souligne; note en bas de page omise; p. 34‑35.]
[40] Le 12 juin 2003, le projet de loi C‑46 (Loi modifiant le Code criminel (fraude sur les marchés financiers et obtention d’éléments de preuve)) a été déposé. Il proposait diverses modifications, dont la création de l’ordonnance de communication prévue aux art. 487.012 à 487.017. En deuxième lecture, le secrétaire parlementaire du ministre de la Justice d’alors, Paul Harold Macklin, a expliqué la raison d’être de ce nouveau moyen d’enquête :
[L]es ordonnances de [communication] s’apparentent à des mandats de perquisition. Mais si ceux‑ci permettent aux policiers de perquisitionner un endroit pour y trouver des éléments de preuve, les ordonnances de [communication] obligent la personne à [communiquer] des informations pertinentes à la police.
Bien que ce moyen d’enquête soit tout nouveau dans le Code criminel, il existe déjà dans le droit canadien, notamment dans la Loi sur la concurrence. On en fait également un recours limité en vertu d’autres lois. Il s’agirait donc d’étendre l’usage de pratiques existantes. Ainsi, lorsqu’un policier se présente dans une banque avec un mandat pour saisir des dossiers, il ne ferme [habituellement] pas la banque [. . .] pour se procurer ces dossiers. Et il ne saisit pas non plus le système informatique de la banque.
D’habitude, celui qui possède l’information recherchée au moyen de l’ordonnance communiquera lui‑même l’information à la police. Il y a deux raisons pour cela : premièrement, c’est plus pratique pour l’institution bancaire, car ses activités ne sont pas interrompues; deuxièmement, c’est plus rentable et cela mobilise moins de temps des policiers.
. . .
Les organismes chargés d’appliquer la loi et les procureurs de la Couronne réclamaient un nouvel outil d’enquête depuis un certain temps et, avec la popularité d’Internet et l’adoption généralisée de nouvelles technologies de communication, la création de cet outil d’enquête tombe à point nommé.
Les ordonnances de communication régleront un certain nombre de problèmes embêtants pour les enquêteurs, dont les enquêtes à l’étranger et les problèmes de délais. Conformément à ces nouvelles ordonnances, la personne qui aura en sa possession les documents, données ou renseignements requis ou qui en aura la garde devra produire ceux‑ci, qu’ils se trouvent au Canada ou à l’étranger. Par conséquent, dans la mesure où la personne possède les renseignements pertinents ou en a la garde, elle devra les produire, peu importe où ils se trouvent. Cela règle le problème attribuable, en partie, à l’entreposage de données outremer à peu de frais.
Deuxièmement, les nouvelles ordonnances de communication devront être exécutées rapidement; ainsi, la tierce partie à qui on aura signifié une ordonnance devra produire les renseignements dans les délais prescrits dans l’ordonnance ou elle devra faire rapport au tribunal, dans les délais prévus, afin d’expliquer pourquoi elle ne peut se conformer à l’ordonnance. Cela règle le problème inhérent aux ententes officieuses, c’est‑à‑dire leur caractère officieux et le fait qu’elles sont souvent dépourvues de conditions particulières à respecter, par exemple, des délais.
. . .
. . . Avant d’émettre une telle ordonnance, le juge doit être convaincu qu’il y a de bonnes raisons de croire qu’une infraction a été commise, que des documents ou des données spécifiques fourniront une preuve relative à l’infraction commise et que la personne visée par l’ordonnance a ces documents ou ces données en sa possession ou [à sa disposition]. Il s’agit là des mêmes mesures de protection juridiques fondamentales que prévoient actuellement les dispositions du Code criminel pour un mandat de perquisition. [Je souligne.]
(Débats de la Chambre des communes, vol. 138, 2e sess., 37e lég., 29 septembre 2003, p. 7933‑7934)
[41] Nulle mention n’est faite d’une indemnisation pour l’obtempération à l’ordonnance. Les seules conditions qui doivent emporter la conviction du juge saisi de la demande figurent au par. 487.012(3) :
a) une infraction à la présente loi ou à toute autre loi fédérale a été ou est présumée avoir été commise;
b) les documents ou données fourniront une preuve touchant la perpétration de l’infraction;
c) les documents ou données sont en la possession de la personne en cause ou à sa disposition.
Mais surtout, aucune allusion n’est faite aux difficultés ou aux coûts occasionnés à la personne que vise l’ordonnance.
[42] Le silence du législateur n’est pas nécessairement déterminant quant à son intention, mais en l’espèce, il répond à la demande pressante de Telus et des autres entreprises et organisations intéressées que la loi prévoie expressément la possibilité d’un remboursement des frais raisonnables engagés pour communiquer des éléments de preuve conformément à une ordonnance. L’historique législatif confirme selon moi que le législateur n’a pas voulu qu’une indemnité soit versée pour l’obtempération à une ordonnance de communication.
[43] Le mécanisme établi par le législateur traduit aussi l’intention qu’il n’y ait pas d’ordonnance d’indemnisation pour le respect d’une ordonnance de communication.
[44] La procédure prévue aux art. 487.012 et 487.015 est engagée sur demande présentée ex parte par un agent de la paix (par. 487.012(3)). Le juge saisi peut ordonner la communication ou la préparation de documents ou de données lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été ou est présumée avoir été commise, que l’information demandée est pertinente pour une enquête en cours et que cette information se trouve en la possession de la personne en cause (par. 487.012(1) et (3)). L’ordonnance peut être assortie « des conditions que le juge de paix ou le juge estime indiquées » (par. 487.012(4)). L’agent de la paix nommé dans l’ordonnance peut à tout moment saisir ex parte le juge qui l’a rendue ou un juge de la même circonscription d’une demande de modification, de renouvellement ou de révocation (par. 487.012(5)).
[45] Avant l’expiration de l’ordonnance, la personne visée peut demander une exemption au motif que les renseignements sont protégés, qu’ils ne sont ni en sa possession ni à sa disposition ou qu’il serait déraisonnable de l’obliger à les communiquer (par. 487.015(1) et (4)). La demande d’exemption suspend l’exécution de l’ordonnance (par. 487.015(3)). Point n’est besoin d’obtenir d’ordonnance lorsqu’une personne accepte de communiquer volontairement les documents ou les renseignements et qu’aucune règle de droit ne lui interdit de le faire (art. 487.014).
[46] Le mécanisme prévu aux art. 487.012 et 487.015 confirme qu’il n’était pas dans l’intention du législateur que le juge se penche sur la question potentiellement complexe et litigieuse du coût au moment de rendre l’ordonnance. Cela aurait en effet été contraire à la volonté du Parlement de créer un mécanisme efficient et rapide d’obtention de renseignements pour les besoins d’une enquête policière.
[47] La procédure ex parte établie dans la loi ne se prête pas à l’examen de la question de savoir si l’ordonnance devrait prévoir l’indemnisation. En effet, pour trancher cette question, le juge aurait besoin de renseignements sur le coût de l’obtempération à l’ordonnance et les répercussions de celle‑ci sur la personne visée. Pareils renseignements ne peuvent être obtenus qu’en donnant avis de la demande à l’intéressé et en lui permettant de justifier son indemnisation. Or, aucune de ces mesures n’est prévue dans les dispositions applicables. De plus, comme le juge Vaillancourt l’a fait remarquer, [traduction] « [s]tatuer sur les frais à cette étape de l’instance pourrait compromettre le secret de l’enquête et empêcher les autorités d’atteindre leurs objectifs » (par. 30).
[48] De même, le juge appelé à « modifier [l’ordonnance, la] renouveler ou la révoquer » en application du par. 487.012(5) est saisi « sur demande présentée ex parte par l’agent de la paix ou le fonctionnaire public nommé dans l’ordonnance ». Là encore, si le législateur avait voulu que le juge puisse alors statuer sur l’indemnisation, il aurait vraisemblablement établi un mécanisme permettant à l’une ou l’autre des parties de présenter une demande de modification de l’ordonnance, de sorte que la demande puisse être entendue inter partes.
[49] D’autres dispositions du Code criminel reconnaissent au tiers dont les intérêts sont en jeu le droit à un avis et la qualité pour agir. Le juge Vaillancourt relève les cas suivants :
[traduction]
— L’article 278 du Code reconnaît au plaignant ou au témoin, relativement à la communication de renseignements confidentiels les concernant, le droit à un avis (par. 278.3(5)) et la qualité pour agir (par. 278.4(2)).
— La partie XII.2 du Code portant sur les produits de la criminalité renferme des dispositions en matière d’avis (par. 462.32(5), par. 462.33(5) et art. 462.41) et prévoit une procédure de demande détaillée à l’intention du tiers innocent (par. 462.41(3) et art. 462.42), ainsi qu’une procédure d’appel (art. 462.44).
— Les articles 490.1 à 490.9 portent sur les biens infractionnels et les personnes qui prétendent avoir un droit sur eux. Ils prévoient notamment l’avis (art. 490.4), la demande (art. 490.5) et l’appel (490.6). [par. 31]
[50] La conclusion voulant que le juge ne puisse ordonner d’indemnisation pour l’obtempération à une ordonnance de communication est également compatible avec le devoir « moral » et « social » du citoyen reconnu par la Cour dans l’arrêt Dedman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 2. Dissident, le juge en chef Dickson a précisé la teneur de cette obligation :
C’est la société en général qui est responsable du maintien de l’ordre public; la coopération entre le grand public et les forces policières est essentielle à l’accomplissement efficace des tâches déjà difficiles qui incombent à ces dernières. [p. 19]
(Voir aussi Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 576, et Société Radio‑Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421, p. 447.)
[51] Les réflexions de Wigmore sur l’obligation faite au témoin dans un procès criminel sont également pertinentes :
[traduction] [I]l peut s’agir de sacrifier temps et labeur et, partant, aisance, profits, moyens de subsistance. Cette contribution ne doit pas être vue comme une faveur accordée à titre gracieux ou par courtoisie ni comme une faveur extorquée. C’est un devoir qu’il ne faut ni esquiver ni remplir à contrecœur. Quiconque est enclin à s’y dérober ou à s’en plaindre devrait quitter nos sociétés organisées et civilisées et se faire ermite. Celui qui tire avantage de la société doit lui rendre la pareille lorsqu’elle lui en fait la demande.
(Wigmore on Evidence (McNaughton rev. 1961), vol. 8, §2192, p. 72)
[52] Toutefois, ce devoir n’autorise pas l’État à exploiter abusivement le sens civique. C’est pourquoi le régime considéré en l’espèce permet d’obtenir une exemption lorsque l’obligation faite par l’ordonnance de communication est « déraisonnable ».
[53] La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique et celle de l’Ontario se sont récemment penchées sur l’obligation de contribuer à l’administration de la justice. La question était celle de savoir si les dispositions de la Loi sur l’entraide juridique en matière criminelle, L.R.C. 1985, ch. 30 (4e suppl.), relatives à l’obtention d’éléments de preuve autorisaient le tribunal à ordonner l’indemnisation du tiers qui communique des éléments de preuve.
[54] Dans l’affaire Canada (Attorney General) c. Pacific International Securities Inc. (2005), 209 C.C.C. (3d) 390, 2006 BCCA 303, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a conclu à l’inexistence du pouvoir d’ordonner l’indemnisation. Dans l’affaire Canada (Attorney General) c. Foster (2006), 215 C.C.C. (3d) 59, la Cour d’appel de l’Ontario a par contre statué que les dispositions en cause conféraient le pouvoir discrétionnaire d’ordonner l’indemnisation lorsque l’absence d’une telle mesure infligeait une contrainte excessive.
[55] Le régime législatif considéré dans ces affaires différait sensiblement de celui de l’ordonnance de communication, mais dans leurs motifs, les cours d’appel ont énoncé des principes de droit généraux utiles à l’interprétation qui s’impose en l’espèce. Dans l’arrêt Foster, le juge Rosenberg a fait observer :
[traduction] S’agissant d’une ordonnance relative aux dépens, il faut se rappeler le principe primordial selon lequel, en matière pénale, le ministère public, l’accusé ou les tiers ne paient pas de dépens ni n’en obtiennent, même lorsqu’il existe un fondement légal à leur adjudication. . .
. . .
. . . À défaut d’un fondement légal comme les dispositions du Code criminel relatives à l’indemnisation des victimes et à la restitution des biens, le tribunal statuant en matière pénale ne se prononce habituellement pas sur l’indemnisation du préjudice imputable à une instance criminelle. L’indemnisation d’un tiers innocent ne peut généralement être obtenue qu’au civil. Les tribunaux de common law ont toujours reconnu qu’enquêter sur un crime est une obligation de la société dans son ensemble qui englobe celle de communiquer des éléments de preuve même lorsque cela comporte un coût financier ou psychologique.
. . .
La règle générale veut que les témoins et les autres tiers innocents (tel l’accusé innocent) ne soient pas indemnisés du préjudice financier ou autre découlant de l’instance pénale même si ce préjudice peut être important. [Je souligne; par. 56, 59 et 65.]
[56] Dans l’arrêt Pacific, au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, la juge Ryan a fait remarquer :
[traduction] . . . l’examen de la [Loi sur l’entraide juridique en matière criminelle] doit tenir compte d’une pratique de longue date en matière pénale, à savoir que les personnes prenant part à une instance n’ont pas droit au remboursement de leurs dépenses, sauf circonstances exceptionnelles. Les témoins et les jurés ne sont pas indemnisés du manque à gagner imputable à leur participation forcée à l’instance criminelle. Les témoins qui déposent des documents devant servir lors du procès ne sont pas indemnisés des frais engagés pour le faire [. . .] [I]l en est ainsi parce que le système de justice criminelle sert le bien commun, de sorte que la société demande aux citoyens de contribuer à son bon fonctionnement. [par. 54]
[57] L’obligation civique fondamentale considérée dans ces affaires trouve son expression dans plusieurs lois. Par exemple, les art. 487.01 et 487.02 du Code criminel ne prévoient pas d’indemnisation pour la personne qui se conforme à un mandat général ou à une ordonnance d’assistance. En outre, l’ancien art. 83.28 du Code criminel prévoyait qu’un juge pouvait rendre une « ordonnance autorisant la recherche de renseignements » qui oblige la personne visée à se présenter devant lui à titre de témoin et à lui remettre les choses exigées, mais il ne prévoyait aucune indemnisation à cet égard. D’autres lois fédérales ou provinciales de nature réglementaire contraignent certaines personnes à témoigner ou à produire des documents sans pourvoir à leur indemnisation (hormis l’indemnité de témoin ordinaire) : p. ex., la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C‑34, art. 11, 12 et 30.11, la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E‑15, art. 107, la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), art. 231 à 239, et la Securities Act, R.S.B.C. 1996, ch. 418, art. 144.
[58] Par contre, certaines dispositions du Code criminel confèrent expressément au tribunal le pouvoir de statuer sur le paiement des frais :
· les paragraphes 462.32(6) et 462.33(7), qui autorisent la saisie et le blocage des produits de la criminalité, prévoient que le juge qui rend l’ordonnance doit exiger du procureur général du Canada un engagement à l’égard du paiement des dommages et des frais entraînés par l’exécution de l’ordonnance;
· l’article 708 dispose que le tribunal peut ordonner le paiement des frais résultant de la signification de tout acte judiciaire se rapportant à une condamnation pour outrage au tribunal;
· l’article 809 confère à la cour des poursuites sommaires le pouvoir d’adjuger et d’ordonner le paiement des frais qu’elle estime raisonnables;
· l’article 839 prévoit qu’une ordonnance peut être rendue quant aux frais relativement à un appel en matière de poursuite sommaire.
[59] Vu l’absence, donc, d’une disposition permettant précisément le recouvrement des frais d’obtempération et compte tenu de l’historique législatif, de la procédure ex parte établie dans la loi et du principe selon lequel il n’y a habituellement pas d’indemnisation en matière criminelle (Foster, par. 56), je conviens avec le juge Vaillancourt qu’on ne saurait interpréter les par. 487.012(4) et (5) de manière si large que le juge puisse ordonner l’indemnisation de la personne qui obtempère à une ordonnance de communication.
[60] Telus a raison d’affirmer que la nature de son entreprise l’expose nécessairement à faire régulièrement l’objet d’ordonnances de communication. Mais comme un tribunal américain l’a fait observer dans le cas des banques, qui sont elles aussi couramment appelées à communiquer des renseignements, ces démarches ne sont ni imprévues ni insolites :
[traduction] Les frais supplémentaires engagés en liaison avec l’enquête et l’examen des documents, comme le salaire des employés affectés à cette tâche, sont à la charge de la banque [. . .] Ils ont un lien suffisant avec les activités normales de la banque et il s’agit de frais raisonnables que la banque peut ou devrait être disposée à supporter dans l’exercice de ses activités, sachant très bien que le fisc enquêtera de temps à autre sur certains de ses déposants.
(U.S. c. Jones, 351 F. Supp. 132 (M.D. Ala. 1972), le juge en chef Johnson, p. 134)
[61] La personne visée par l’ordonnance de communication n’est pas dépourvue de recours, car elle peut demander une exemption sur le fondement de l’art. 487.015, dont je reproduis le paragraphe applicable.
487.015 (1) [Demande d’exemption] Toute personne visée par l’ordonnance rendue en vertu de l’article 487.012 ou toute institution financière, personne ou entité visée par l’ordonnance rendue en vertu de l’article 487.013 peut, avant l’expiration de l’ordonnance, demander par écrit au juge qui l’a rendue ou à un autre juge de la circonscription territoriale du juge ou du juge de paix qui l’a rendue de l’exempter de l’obligation de communiquer la totalité ou une partie des documents, données ou renseignements demandés.
Le paragraphe 487.015(4) énonce trois motifs d’exemption, mais seul celui prévu à l’al. b) s’applique en l’espèce :
b) il serait déraisonnable d’obliger l’intéressé à communiquer les documents, données ou renseignements;
[62] Le juge qui entend la demande est seulement autorisé à « exempter [l’intéressé] de l’obligation de communiquer la totalité ou une partie des documents, données ou renseignements demandés ». C’est la mesure pour laquelle a opté le Parlement pour le cas où le juge serait convaincu du caractère déraisonnable de l’obligation créée par l’ordonnance. Je conviens avec le juge Vaillancourt que [traduction] « la loi ne confère nullement au juge saisi d’une demande d’exemption le pouvoir d’ordonner une indemnisation » (par. 40). Lorsque le juge se penche sur les répercussions financières de l’ordonnance c’est pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une exemption totale ou partielle.
[63] Le législateur a donc reconnu que l’ordonnance de communication pouvait imposer un fardeau déraisonnable, mais il a exprimé l’intention qu’il y ait alors exemption, et non une ordonnance d’indemnisation. Toutefois, même si le juge ne peut faire de l’indemnisation l’une des conditions de l’ordonnance de communication, les parties peuvent convenir de certaines mesures lorsque l’obligation imposée sera vraisemblablement jugée déraisonnable. Le ministère public ontarien le concède d’ailleurs dans son mémoire :
[traduction] Lorsque l’exemption est accordée parce que l’obtempération à l’ordonnance de communication inflige une contrainte financière excessive, il appartient au service de police de décider de la suite. Il peut renoncer à l’élément de preuve ou convenir d’indemniser l’intéressé et obtenir l’élément malgré les conséquences financières que cela peut avoir. La police demeure donc maître de la constitution de la preuve, et aucun élément n’est perdu. [Souligné dans l’original; par. 49.]
[64] Rappelons que les parties font valoir en l’espèce le caractère raisonnable ou déraisonnable du fardeau financier qu’impose le respect de l’ordonnance. Les ministères publics et les chefs de police soutiennent que dans ce contexte, le terme « déraisonnable » commande l’application du critère de la « contrainte excessive », mais chacun interprète cette expression de manière légèrement différente. Par exemple, le procureur général du Québec prétend qu’il n’y a contrainte excessive que lorsque les circonstances s’apparentent à l’abus de procédure, tandis que pour celui de la Colombie‑Britannique, le demandeur doit prouver qu’il subirait un préjudice pratiquement irréparable. L’Association des banquiers canadiens préconise pour sa part l’application du critère de la [traduction] « situation très préjudiciable ». Telus met de l’avant un critère beaucoup moins strict auquel satisferaient presque automatiquement ceux qui font souvent l’objet d’ordonnances de communication.
[65] Le juge Vaillancourt a écarté le critère de la « contrainte excessive » pour retenir plutôt celui du [traduction] « coût qui compromet [l]a santé financière [du demandeur] » (par. 96).
[66] Je partage l’avis du juge Vaillancourt qu’il n’est pas nécessaire d’appliquer le critère de la « contrainte excessive ». Je ne vois aucune raison d’ajouter au texte de loi. Le critère retenu par le législateur — le caractère « déraisonnable » — est courant en droit. Dans l’arrêt B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, le juge La Forest a fait remarquer que « [l]e caractère “raisonnable” est un critère souple qui permet de s’ajuster aux différentes situations » (par. 92). Dans l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, 2004 CSC 4, la juge en chef McLachlin a précisé ce qui suit au nom des juges majoritaires :
. . . le droit recourt depuis longtemps au caractère raisonnable pour délimiter des sphères de risque, sans pour autant tomber dans le piège de l’imprécision. [. . .] Le droit criminel y recourt également. Selon le Code criminel, les policiers sont censés savoir ce qui constitue des « motifs raisonnables » de croire qu’une infraction a été commise, de manière à pouvoir effectuer une arrestation (art. 495), une personne est censée savoir quelles « mesures raisonnables » sont requises pour obtenir le consentement à un contact sexuel (al. 273.2b)), et, afin d’échapper à toute responsabilité pénale, les chirurgiens sont censés déterminer s’il est « raisonnable » de pratiquer une opération compte tenu de « toutes les [. . .] circonstances de l’espèce » (art. 45). Ce ne sont là que quelques exemples; le droit criminel est imprégné de la notion de « caractère raisonnable ».
En réalité, le terme « raisonnable » offre plus ou moins d’indications, selon le contexte législatif et factuel. [par. 27‑28]
[67] Essentiellement, les conséquences financières doivent être importantes au point de rendre l’obligation déraisonnable dans les circonstances. Cette explication, je l’ai déjà reconnu, tient quelque peu de la tautologie, mais il n’y a pas lieu de définir autrement une notion aussi courante et dont la portée est tributaire des faits. Le caractère raisonnable dépend de divers éléments, dont la portée de l’ordonnance demandée, la taille et la situation financière de la personne visée et l’ampleur des conséquences financières de la communication pour cette même personne. Lorsque la personne visée fait fréquemment l’objet d’ordonnances de communication, l’effet cumulatif de celles‑ci peut aussi être considéré.
[68] En l’espèce, les parties ont invoqué le caractère « déraisonnable » de l’obligation en se fondant sur le coût annuel supporté par Telus, et non sur le coût occasionné par les deux ordonnances en cause. Le juge Vaillancourt a estimé que ce coût annuel se situait entre 400 000 $ et 800 000 $. Au vu des chiffres présentés à l’audience, il l’a évalué à 662 000 $, ce qui représentait 0,058 % du bénéfice avant intérêt, impôt et amortissement et 0,023 % des produits d’exploitation de Telus pour 2004. Comme l’a souligné le ministère public de l’Ontario, c’est comme si une personne gagnant 100 000 $ par année devait débourser 58 $ pour accomplir son devoir de juré.
[69] Vu les données financières présentées, le juge Vaillancourt a essentiellement conclu que Telus n’avait pas réussi à le convaincre du caractère déraisonnable du coût d’obtempération :
[traduction] Je conviens qu’un chiffre n’est pas en soi concluant pour trancher la question de la raisonnabilité. Une somme de 662 000 $ est assurément substantielle. Or, les frais d’obtempération doivent être considérés dans le contexte de leur effet global sur la situation financière de l’entreprise dans sa totalité. En l’espèce, je suis d’avis que ces frais ne sont pas si considérables.
. . .
. . . La cour doit prendre en considération le coût réel pour le tiers, au regard de la situation financière globale de ce dernier. [. . .] [L]e tiers demandeur doit prouver l’effet substantiel eu égard à toutes les circonstances. La nature de l’entreprise en cause importe aussi. Dans la présente affaire, il est certain que le demandeur devait ou aurait dû savoir, étant donné la nature de ses activités, qu’il était susceptible de faire l’objet d’ordonnances de communication ou d’ordonnances apparentées. Pour l’heure, je suis d’avis que les ordonnances de communication visées en l’espèce ne lui ont pas causé de difficultés telles que la cour doive l’exempter de l’obligation de s’y conformer. [par. 97 et 118]
[70] Le dossier ne révèle aucun élément justifiant de revenir sur cette conclusion. À l’instar du juge Vaillancourt, j’estime que Telus n’a donc pas démontré qu’il serait déraisonnable de l’obliger à obtempérer aux ordonnances de communication.
[71] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelante : Burstein, Unger, Toronto; Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine (Ontario) : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine (Canada) : Ministère de la Justice, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice, Québec.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des chefs de police : Perley‑Robertson, Hill & McDougall, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante l’Association des banquiers canadiens : Fasken Martineau DuMoulin, Toronto.