COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Jedfro Investments (U.S.A.) Ltd. c. Jacyk,
[2007] 3 R.C.S. 679, 2007 CSC 55
Date : 20071220
Dossier : 31561
Entre :
Jedfro Investments (U.S.A.) Limited et Elsie Iwasykiw,
en sa qualité d’administratrice à l’instance de la
succession de Morris Iwasykiw
Appelantes
et
Nadia Jacyk, en sa qualité d’administratrice à l’instance de
la succession de Peter Jacyk, Prombank Investment Limited,
Prombank International (U.S.A.) Limited, Louis V. Matukas
et Gramat Investments (U.S.A.) Limited
Intimés
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 37)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Charron et Rothstein)
______________________________
Jedfro Investments (U.S.A.) Ltd. c. Jacyk, [2007] 3 R.C.S. 679, 2007 CSC 55
Jedfro Investments (U.S.A.) Limited et Elsie Iwasykiw,
en sa qualité d’administratrice à l’instance de la
succession de Morris Iwasykiw Appelantes
c.
Nadia Jacyk, en sa qualité d’administratrice à l’instance de
la succession de Peter Jacyk, Prombank Investment Limited,
Prombank International (U.S.A.) Limited, Louis V. Matukas
et Gramat Investments (U.S.A.) Limited Intimés
Répertorié : Jedfro Investments (U.S.A.) Ltd. c. Jacyk
Référence neutre : 2007 CSC 55.
No du greffe : 31561.
2007 : 11 octobre; 2007 : 20 décembre.
Présents: La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Laskin, Borins et Juriansz) (2006), 80 O.R. (3d) 533, 210 O.A.C. 153, 18 B.L.R. (4th) 8, [2006] O.J. No. 1963 (QL), qui a confirmé une décision de la juge Macdonald (2005), 2 B.L.R. (4th) 151, [2005] O.J. No. 514 (QL). Pourvoi rejeté.
James C. Orr et Kenneth A. Dekker, pour les appelantes.
Benjamin Zarnett et Julie Rosenthal, pour les intimées Nadia Jacyk, en sa qualité d’administratrice à l’instance de la succession de Peter Jacyk, Prombank Investment Limited et Prombank International (U.S.A.) Limited.
Andrew J. Macdonald, pour les intimés Louis V. Matukas et Gramat Investments (U.S.A.) Limited.
Version française du jugement de la Cour rendu par
[1] La Juge en chef — Les appelantes demandent le remboursement de la somme versée au titre de l’accord de coentreprise conclu avec les intimés pour détenir et aménager une propriété près de Denver au Colorado. Les intimés nient toute responsabilité. La première question en litige dans le présent pourvoi est de savoir si l’accord de coentreprise peut être mis à exécution par les appelantes et, dans l’affirmative, s’il y a manquement de la part des intimés. La deuxième question est de savoir si les intimés sont tenus de rembourser les sommes avancées par les appelantes pour acquérir et conserver la propriété.
[2] Je conclus que l’accord de coentreprise demeurait en vigueur et n’a pas été violé par les intimés. Ces derniers ne sont pas tenus de rembourser aux appelantes les sommes qu’elles ont avancées.
Contexte
[3] Morris Iwasykiw, Peter Jacyk et Louis Matukas étaient des hommes d’affaires avertis qui se connaissaient depuis longtemps. En 1989, ils ont enregistré une société de personnes au Colorado, la Tower Centre Partners, pour acheter la propriété de Denver à Air Products and Chemicals Inc. (« Air Products »). Le prix d’achat a été payé en partie au moyen de sommes avancées par les trois associés. Le solde a été garanti au moyen d’un billet et d’un acte de fiducie en faveur d’Air Products.
[4] En 1991, MM. Iwasykiw, Jacyk et Matukas ont conclu un accord de coentreprise pour l’achat, l’aménagement et la vente de la propriété de Denver. La participation de MM. Jacyk, Iwasykiw et Matukas était respectivement de 60 p. 100, 30 p. 100 et 10 p. 100. Chaque auteur de l’engagement introduisait une personne morale dans l’accord de coentreprise. Le billet d’Air Products arrivait à échéance en juin 1991. Les terrains se sont révélés plus difficiles à vendre qu’on l’avait cru au départ, et la date d’échéance du billet a été prorogée. Il y a eu remboursement systématique du capital jusqu’en 1995. Toutefois, en 1996, Air Products a demandé le remboursement de 3,8 millions $US, faute de quoi elle entamerait des procédures pour réaliser sa garantie aux termes de l’acte de fiducie. L’accord de coentreprise prévoyait que chaque associé devait payer sa part proportionnelle de la somme demandée.
[5] Il s’est avéré que seul M. Jacyk était disposé à accéder à cette demande. Ni M. Iwasykiw ni M. Matukas n’étaient en mesure de rassembler les fonds requis pour payer leurs parts respectives. Les parties convenaient que le paiement du billet était nécessaire à la survie de la coentreprise, sinon Air Products procéderait à la forclusion et elles perdraient alors leurs investissements. Lors d’une réunion tenue le 24 juin 1996, M. Jacyk a offert de recourir à l’une de ses sociétés pour conjurer la crise provoquée par la demande d’Air Products. Les parties ont prévu que M. Jacyk avancerait des fonds pour les deux autres afin de payer en entier le montant du billet. La possibilité que M. Jacyk achète le billet a également été envisagée, d’après le témoignage de M. Iwasykiw présenté lors de l’interrogatoire préalable, dans lequel celui‑ci a affirmé que M. Jacyk [traduction] « nous répétait sans cesse qu’il achèterait le billet ». Le 20 juillet, en apprenant que M. Jacyk était allé de l’avant et avait acheté le billet, M. Iwasykiw a, selon la juge de première instance, reconnu que l’achat du billet par M. Jacyk était une stratégie avantageuse pour tous les trois membres de la coentreprise.
[6] Il restait à décider quelle contrepartie les parties défaillantes, MM. Iwasykiw et Matukas, devraient offrir pour qu’on les tire de ce mauvais pas. L’accord de coentreprise contenait des dispositions relatives au défaut de paiement, mais aucune des parties ne voulait se conformer à ces dispositions. Messieurs Iwasykiw et Matukas estimaient qu’elles étaient trop onéreuses. Pour sa part, M. Jacyk réclamait une part plus importante des profits. Monsieur Matukas a finalement accepté les conditions de M. Jacyk, y compris le droit de M. Jacyk à une part de 35 p. 100 des profits. Cependant, M. Iwasykiw ne souhaitait renoncer à aucun profit découlant de la coentreprise. Il a indiqué qu’il trouverait ailleurs les fonds nécessaires pour s’acquitter de ses obligations au titre du billet et il a offert, ce qui a été refusé, de consentir à M. Jacyk une première hypothèque sur un bien n’ayant aucun rapport avec la coentreprise ainsi qu’une garantie personnelle au lieu d’une part des profits. Monsieur Iwasykiw n’a formulé aucune objection à l’achat du billet par M. Jacyk. De plus, même s’il savait qu’il y aurait forclusion si le billet n’était pas payé, M. Iwasykiw [traduction] « n’a fait aucune démarche sérieuse pour recueillir les fonds nécessaires pour payer sa part au moyen des nombreux éléments d’actif dont il disposait » ((2005), 2 B.L.R. (4th) 151 (C.S.J. Ont.), par. 30).
[7] La société Prombank Investment Ltd. de M. Jacyk, qui n’était pas partie à l’accord de coentreprise, détenait désormais la garantie dont Tower Centre Partners était débitrice. Prombank Investment Ltd. a indiqué à la mi‑août qu’elle comptait procéder à la forclusion. Par conséquent, lorsque le billet est arrivé à échéance, M. Iwasykiw risquait de voir Prombank Investment Ltd. forclore sa participation dans la propriété du Colorado, à moins qu’il ne s’acquitte de ses obligations au titre du billet. Monsieur Jacyk avait alors déjà conclu son entente avec M. Matukas et sa société Gramat. L’autre société de M. Jacyk, celle qui était partie à l’accord de coentreprise, a accepté les mêmes conditions. Croyant que Prombank Investment Ltd. n’exercerait pas ses droits, M. Iwasykiw n’a rien fait pour recueillir les sommes requises. En fait, M. Iwasykiw n’a tenté de communiquer avec M. Jacyk qu’à la fin septembre, lorsqu’il a sollicité une rencontre pour discuter du refinancement de la dette de sa société (Jedfro Investments Ltd.) au titre du billet. Monsieur Jacyk a refusé de le rencontrer. Prombank Investment Ltd. a procédé à la forclusion, de sorte que M. Iwasykiw a perdu la somme de 1,4 million $US que lui‑même et Jedfro Investments Ltd. avaient investie dans la coentreprise. Monsieur Iwasykiw a comparu dans le cadre de l’action en forclusion intentée au Colorado, mais il n’était plus en mesure d’empêcher la forclusion.
[8] Monsieur Iwasykiw et Jedfro Investments Ltd. ont poursuivi MM. Jacyk et Matukas ainsi que leurs sociétés pour violation de l’accord de coentreprise et ont demandé réparation. Messieurs Jacyk et Matukas ont déposé des demandes reconventionnelles. Messieurs Jacyk et Iwasykiw sont décédés entre l’interrogatoire préalable et le procès, mais leurs successions ont pris la relève.
[9] La juge de première instance a rejeté l’action, concluant qu’aucune des parties n’avait invoqué les dispositions de l’accord de coentreprise. Elle a estimé que, en omettant de s’entendre avec M. Jacyk comme l’avait fait M. Matukas, M. Iwasykiw avait été l’artisan de son propre malheur. Il connaissait les conséquences de la forclusion, mais il n’a rien fait pour protéger sa participation malgré sa capacité de le faire. Selon la juge de première instance, il n’était pas raisonnable dans les circonstances, que, après avoir omis de s’entendre avec M. Jacyk, M. Iwasykiw croie que sa participation dans les terrains de la coentreprise était protégée.
[10] La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté l’appel ((2006), 80 O.R. (3d) 533). Elle était d’accord pour dire qu’aucune des parties n’avait invoqué l’accord de coentreprise lors de la crise provoquée par la demande de remboursement du prêt. Toujours mûs par leur intérêt personnel, M. Iwasykiw et Jedfro Investments Ltd. ne se sont pas objectés au projet de forclusion de leur participation. Le juge Laskin a affirmé, au nom de la Cour d’appel, que, lorsque des parties adoptent un comportement démontrant qu’elles ne comptent pas se conformer ou être assujetties aux modalités de l’accord écrit qu’elles ont signé, l’une d’elles ne peut pas, par la suite, demander que l’accord soit exécuté à son profit.
[11] La succession de M. Iwasykiw et Jedfro Investments Ltd. se pourvoient maintenant devant notre Cour.
Analyse
[12] Les appelantes peuvent‑elles intenter une action fondée sur l’accord de coentreprise? Il n’y a aucun doute que cet accord était un contrat valide. Il s’agit uniquement de savoir si on y a mis fin ou, dans le cas contraire, s’il est non susceptible d’être mis à exécution pour quelque autre raison.
[13] Les appelantes soutiennent que l’accord de coentreprise n’a jamais été résilié et qu’il tient toujours. Elles font valoir que des négociations ne mettent fin à un accord que si elles aboutissent à un nouvel accord. Selon les appelantes, les parties en l’espèce n’ont jamais fait plus que tenter de négocier un nouvel accord et, par conséquent, l’accord de coentreprise demeure en vigueur.
[14] Les façons de mettre fin à un contrat sont bien établies : l’exécution, le consentement des parties, l’impossibilité d’exécution et la rupture répudiatoire ou fondamentale. À ces principales catégories, on peut ajouter la fusion, la modification ou l’annulation d’un instrument, ainsi que des circonstances particulières non pertinentes en l’espèce, comme le décès d’une partie (dans le cas d’un contrat personnel), la faillite et la liquidation. (Voir Chitty on Contracts (29e éd. 2004), ch. 21 à 25.)
[15] Il est évident, en l’espèce, que le contrat n’a pas pris fin parce qu’il avait été exécuté ou parce qu’il était impossible de l’exécuter. Il reste la possibilité qu’il ait pris fin avec le consentement des parties ou à cause d’une rupture répudiatoire. Ces deux façons de mettre fin à un contrat posent des problèmes lorsqu’ils sont appliqués aux faits de la présente affaire.
[16] La possibilité que l’accord ait pris fin avec le consentement des parties fait problème parce que, comme les appelantes l’ont souligné, les négociations entre les parties n’ont jamais abouti à un nouvel accord. Pour mettre fin à l’accord de coentreprise, il faut le résilier au moyen d’un nouvel accord. Les faits constatés par la juge de première instance ne permettent pas de conclure que les parties l’avaient résilié au moyen d’un nouvel accord. La juge de première instance a décidé que les deux parties s’étaient comportées comme si elles n’étaient pas liées par l’accord de coentreprise. Elles n’ont pas jugé bon de tenir compte de cet accord ou de certaines parties de celui‑ci. Toutefois, cela ne prouve pas l’existence d’un nouveau contrat résiliant l’ancien contrat. Pour établir l’existence d’un nouvel accord, il faut démontrer qu’une partie a présenté une offre qui a été acceptée par l’autre partie, ou qu’il y a eu échange de promesses avec contrepartie. Il doit y avoir accord des volontés sur les modalités essentielles, à savoir en l’espèce la fin de l’accord de coentreprise. Rien ne prouve que les parties aient jamais conclu un accord mettant fin à l’accord de coentreprise. Ce qui s’est produit, c’est qu’une partie, M. Jacyk, a acheté le billet à l’origine de la crise, pour ensuite tenter de négocier les conditions auxquelles il assumerait les obligations des autres parties. Monsieur Jacyk a conclu un nouvel accord avec M. Matukas. Toutefois, aucun nouvel accord n’a jamais été conclu avec M. Iwasykiw.
[17] On laisse entendre qu’un contrat est résilié si on juge que les deux parties y ont renoncé. Cependant, la renonciation ne met fin à un contrat que si elle constitue un nouveau contrat dans lequel les parties conviennent de renoncer à l’ancien contrat. Comme l’a affirmé lord Diplock dans l’arrêt Paal Wilson & Co. A/S c. Partenreederei Hannah Blumenthal, [1983] 1 All E.R. 34 (H.L.), p. 48‑49 :
[traduction] Les principes ordinaires du droit anglais des contrats s’appliquent à la formation du contrat de renonciation. Pour qu’un contrat soit formé par l’échange de promesses entre deux parties, la promesse de l’une tenant lieu de contrepartie à celle de l’autre, il doit y avoir accord des volontés exprimées et comprises par les parties (même si la volonté exprimée ne traduit pas l’état d’esprit réel de la partie qui l’exprime). Voilà ce qu’entendent les avocats anglais par l’expression latine consensus ad idem, et les termes que j’ai mis en italique sont essentiels à cette notion, faute de quoi il ne peut y avoir formation d’un contrat ayant force obligatoire en droit anglais.
[18] Bien que les tribunaux de première instance et d’appel aient surtout mentionné l’intention des parties de ne pas être liées par l’accord de coentreprise à la suite de la crise provoquée par la demande de remboursement de prêt présentée par Air Products, la Cour d’appel, sous la plume du juge Laskin, a exprimé l’avis que, suivant les principes de l’arrêt Shelanu Inc. c. Print Three Franchising Corp. (2003), 64 O.R. (3d) 533 (C.A.), les obligations contractuelles des parties étaient éteintes.
[19] Toutefois, comme nous l’avons vu, les faits ne permettent pas de conclure à l’existence du consensus nécessaire à la formation d’un nouveau contrat. Par conséquent, la conclusion de la juge de première instance voulant qu’aucune des parties ne se soit comportée comme si elle était liée par l’accord de coentreprise après la demande de remboursement du billet n’éteint pas les obligations découlant de cet accord.
[20] Il est également difficile de voir en quoi le principe de la répudiation peut être utile à la lumière des faits de la présente affaire. On peut affirmer qu’il y a répudiation d’un contrat lorsqu’une partie adopte un comportement qui traduit son intention de ne plus être liée par ce contrat. L’autre partie peut alors, à sa discrétion, choisir de résilier le contrat.
[21] On fait valoir que, en ne payant pas sa part de la dette (900 000 $US) au moment de la demande de remboursement du billet, M. Iwasykiw a répudié le contrat. Toutefois, il n’est pas certain que ce défaut de paiement constituait une répudiation. Dans le contexte de la présente affaire, le refus de payer de M. Iwasykiw ne constitue pas une intention de ne plus être lié par le contrat. Même si M. Iwasykiw ne pouvait ou ne voulait pas respecter ses obligations concernant le billet, la preuve démontre qu’il tenait quand même à ce que l’accord de coentreprise demeure en vigueur. Certes, la juge de première instance a affirmé que les parties [traduction] « avaient fait peu de cas des modalités de [l’accord de coentreprise] » (par. 39). Toutefois, le fait de faire « peu de cas » d’un accord ne prouve pas qu’une partie répudie cet accord. La rupture non‑répudiatoire ordinaire peut laisser croire que l’on a fait abstraction des modalités d’un accord. Il faut quelque chose de plus pour établir la répudiation. Compte tenu de la preuve, je ne juge pas nécessaire d’examiner l’argument selon lequel, parce que l’accord de coentreprise prévoyait le résultat d’un non‑paiement, le défaut de paiement ne constituait pas une répudiation.
[22] Pour pouvoir conclure de cette preuve problématique que le défaut de M. Iwasykiw de payer sa part du billet constituait une répudiation du contrat, il faudrait établir que MM. Jacyk et Matukas ont choisi de considérer que ce manquement mettait fin à l’accord de coentreprise, ce qui n’est pas clair. Monsieur Jacyk n’a pas avisé M. Iwasykiw qu’il considérait que le défaut de ce dernier de verser la somme de 900 000 $US mettait fin à l’accord de coentreprise. Il a plutôt continué de solliciter de nouvelles modalités qui refléteraient le fait qu’il avait acheté le prêt et sauvé la coentreprise.
[23] En résumé, les faits de la présente affaire ne démontrent pas qu’il a été mis fin au contrat de l’une ou l’autre des façons qui permettent de le faire. Je conclus donc qu’il n’a pas été établi que l’accord de coentreprise a pris fin. Nous devons donc tenir pour acquis que l’accord de coentreprise n’était pas résilié et demeurait en vigueur.
[24] Cela nous amène à l’argument principal des appelantes voulant que les intimés, et en particulier M. Jacyk, aient violé l’accord de coentreprise. Les appelantes font valoir que M. Jacyk était tenu, en vertu de la clause 4.02a), d’avancer des fonds pour les parties défaillantes et, si celles‑ci ne remboursaient pas leur dette, de racheter leurs participations conformément à la clause 7.05. Cependant, la clause 4.02a) de l’accord ne faisait qu’accorder à une partie non défaillante le droit d’avancer des fonds pour une partie défaillante et, en fin de compte, de racheter la participation de la partie défaillante si jamais elle ne remboursait pas ces fonds. La clause 4.02a) n’obligeait pas M. Jacyk à faire quoi que ce soit. En fait, M. Jacyk n’a pas avancé de fonds en application de la clause 4.02a). Il a posé un autre geste — que tout tiers aurait pu poser — à savoir, il a acheté le billet d’Air Products. On ne saurait donc affirmer que la clause 4.02a) a été enfreinte.
[25] L’argument des appelantes selon lequel la clause 8.03 de l’accord a été enfreinte ne tient pas non plus. La clause 8.03 exigeait le consentement de tous les trois membres de la coentreprise pour prendre des décisions ou des mesures concernant la coentreprise ou touchant les terrains de la coentreprise. Les appelantes prétendent que l’achat par M. Jacyk du billet d’Air Products constituait une décision ou mesure concernant la coentreprise ou touchant les terrains de la coentreprise. Elles ajoutent que, de toute façon, la forclusion de la propriété de la coentreprise par M. Jacyk relève de cette clause. Pour l’un ou l’autre de ces motifs ou les deux à la fois, les appelantes affirment que les intimés violent l’accord de coentreprise.
[26] Il n’est pas certain que la cession du billet ou la forclusion pourrait constituer une violation de cette disposition, compte tenu du fait que Prombank Investment Ltd. ne faisait que se substituer à Air Products en tant que créancière de la coentreprise. De toute façon, la clause 4.02d) de l’accord supprimait l’exigence de consentement prévue à la clause 8.03 dans des circonstances comme celles qui existent en l’espèce. La clause 4.02d) prévoyait que, si un membre manquait à ses obligations, le membre non défaillant serait autorisé à prendre des décisions et des mesures concernant la coentreprise sans qu’il soit nécessaire d’obtenir l’approbation ou le consentement du membre défaillant. Ayant avisé MM. Iwasykiw et Matukas qu’ils manquaient à leurs obligations au titre du billet, M. Jacyk avait le droit, en tant que seul membre non défaillant, d’agir unilatéralement pour éviter la forclusion par Air Products.
[27] Pour les mêmes raisons, je ne puis retenir l’argument selon lequel la forclusion par M. Jacyk constituait une violation de l’accord de coentreprise. Monsieur Jacyk ne faisait qu’exercer les droits que la loi lui reconnaissait au titre du billet qui lui avait été cédé. En tout état de cause, le défaut des appelantes de verser la somme de 900 000 $US due au titre du billet faisait intervenir la clause 4.02d), ce qui avait pour effet de supprimer le besoin de consentement.
[28] Je conclus que, même s’il se peut que les parties n’aient pas tenu compte de l’accord de coentreprise, les obligations qui découlaient de cet accord s’appliquaient toujours et n’ont fait l’objet d’aucun manquement de la part des intimés.
[29] Les appelantes prétendent que, de toute façon, elles devraient obtenir le remboursement de leur investissement initial de 1,4 million $US dans la coentreprise. Je ne suis pas de cet avis. Cette somme a été formellement confisquée lors de la forclusion par Prombank Investment Ltd. du billet et de l’acte de fiducie qu’elle avait achetés à Air Products. Air Products avait le droit de soumettre la coentreprise à la forclusion en cas de défaut de paiement du billet de la part de cette dernière. Après avoir acheté le billet et l’acte de fiducie, Prombank Investment Ltd. prenait la place d’Air Products. Monsieur Iwasykiw ne s’est pas acquitté de la responsabilité qui lui incombait en vertu du billet. Prombank Investment Ltd. a prévenu qu’elle procéderait à la forclusion. Monsieur Iwasykiw s’est contenté de solliciter tardivement une rencontre avec M. Jacyk. Il y a eu forclusion, ce qui a mis fin à la participation de M. Iwasykiw dans la coentreprise. Suivant les principes du droit hypothécaire, M. Iwasykiw a perdu son investissement. Comme la juge de première instance l’a dit, il a parié que M. Jacyk ne procéderait pas à la forclusion et il a perdu son pari. À mon avis, aucun fondement juridique ne permet à notre Cour de rétablir cette participation et de conclure que les intimés doivent rembourser l’investissement en cause.
[30] Subsidiairement, les appelantes soutiennent que cette somme devrait faire l’objet d’un remboursement fondé sur l’enrichissement sans cause. Trois conditions doivent être remplies pour que l’on puisse conclure à l’enrichissement sans cause : un enrichissement, un appauvrissement correspondant et l’absence de motif juridique justifiant l’enrichissement. Il ne suffit pas que les actes d’une partie aient procuré un avantage à une autre partie; il doit aussi être « évident [. . .] que la rétention de l’avantage serait “injuste” dans les circonstances de l’affaire » : Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834, p. 848, le juge Dickson (plus tard Juge en chef).
[31] Les deux premières conditions requises pour qu’il y ait enrichissement sans cause sont remplies en l’espèce. Les intimés ont bénéficié de la somme investie par les appelantes, qui ont perdu cette somme, sans être indemnisées, lorsqu’il y a eu forclusion.
[32] Quant à la troisième condition, les appelantes doivent démontrer que les faits n’entrent dans aucune des « catégories établies » de motifs juridiques, comme le contrat ou les « autres obligations valides imposées par la common law, l’equity ou la loi » : Garland c. Consumers’ Gas Co., [2004] 1 R.C.S. 629, 2004 CSC 25, par. 44.
[33] L’intimé Jacyk soutient que l’application de l’accord de coentreprise constitue un motif juridique de ne pas rembourser la somme de 1,4 million $US aux appelantes. Les parties se sont volontairement engagées par contrat à investir de l’argent pour acquérir et conserver la propriété, sans prévoir aucun droit au remboursement de cet argent dans les circonstances qui sont finalement survenues.
[34] Le point de vue de l’intimé est étayé par la règle générale selon laquelle « il n’appartient [. . .] pas au tribunal de réécrire le contrat à la place des parties ni de soustraire l’une d’elles aux conséquences d’un engagement pris à la légère » : Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), [2004] 3 R.C.S. 575, 2004 CSC 75, par. 31.
[35] L’action en forclusion pourrait également constituer un motif juridique d’enrichissement. C’est l’application du régime législatif encadrant les forclusions qui a entraîné l’« appauvrissement » des appelantes. L’action en forclusion était une conséquence connue et équitable sur le plan procédural du défaut de payer le montant dû. Les appelantes ont choisi de ne pas payer et ont subi les conséquences prévues par la loi, à savoir la forclusion de leur participation. Elles ne peuvent pas maintenant solliciter le remboursement de cette somme en invoquant l’enrichissement sans cause.
[36] Je conclus que le principe de l’enrichissement sans cause ne s’applique pas et que les appelantes n’ont pas droit au remboursement de leur investissement initial.
[37] Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs des appelantes : Affleck Greene Orr, Toronto.
Procureurs des intimées Nadia Jacyk, en sa qualité d’administratrice à l’instance de la succession de Peter Jacyk, Prombank Investment Limited et Prombank International (U.S.A.) Limited : Goodmans, Toronto.
Procureurs des intimés Louis V. Matukas et Gramat Investments (U.S.A.) Limited : Markson Macdonald, Toronto.