COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Hamilton, [2005] 2 R.C.S. 432, 2005 CSC 47
Date : 20050729
Dossier : 30021
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
c.
René Luther Hamilton
Intimé
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario et
Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 46)
Motifs Dissidents :
(par. 47 à 87)
Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, LeBel et Deschamps)
La juge Charron (avec l’accord des juges Major et Abella)
______________________________
R. c. Hamilton, [2005] 2 R.C.S. 432, 2005 CSC 47
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
René Luther Hamilton Intimé
et
Procureur général de l’Ontario et
Association canadienne des libertés civiles Intervenants
Répertorié : R. c. Hamilton
Référence neutre : 2005 CSC 47.
No du greffe : 30021.
2005 : 14 janvier; 2005 : 29 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Conrad, Hunt et Park) (2003), 25 Alta. L.R. (4th) 1, 330 A.R. 328, 299 W.A.C. 328, 178 C.C.C. (3d) 434, 18 C.R. (6th) 337, [2004] 7 W.W.R. 388, [2003] A.J. No. 1080 (QL), 2003 ABCA 255, qui a confirmé un jugement de la juge Smith (2002), 3 Alta. L.R. (4th) 147, 309 A.R. 305, [2002] 8 W.W.R. 334, [2002] A.J. No. 30 (QL), 2002 ABQB 15, qui avait acquitté l’accusé d’avoir conseillé la perpétration de quatre actes criminels qui n’ont pas été commis. Pourvoi accueilli en partie, les juges Major, Abella et Charron sont dissidents.
James C. Robb, c.r., et Steven M. Bilodeau, pour l’appelante.
F. Kirk MacDonald, pour l’intimé.
Christopher Webb, pour l’intervenant le Procureur général de l’Ontario.
Andrew K. Lokan, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps et Fish rendu par
Le juge Fish —
I
1 L’intimé René Luther Hamilton a offert en vente par Internet l’accès à un [traduction] « générateur de numéros de cartes de crédit » — en des termes prônant son utilisation à des fins frauduleuses. Dans le même groupe de [traduction] « fichiers ultra‑secrets », il a aussi mis en vente des « recettes » pour la fabrication de bombes ainsi que des informations sur la façon de commettre des vols par effraction.
2 M. Hamilton a été accusé en vertu de l’al. 464a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, sous quatre chefs distincts, d’avoir conseillé la perpétration d’actes criminels qui n’ont pas été commis.
3 La juge du procès n’était pas convaincue que M. Hamilton avait la mens rea, ou l’intention coupable, requise et elle l’a donc acquitté relativement aux quatre chefs d’accusation : (2002), 3 Alta. L.R. (4th) 147, 2002 ABQB 15. La Cour d’appel de l’Alberta a rejeté l’appel formé par le ministère public : (2003), 25 Alta. L.R. (4th) 1, 2003 ABCA 255.
4 Le ministère public se pourvoit maintenant devant notre Cour en faisant valoir que la juge du procès a commis une erreur quant à la mens rea requise pour l’infraction consistant à conseiller une infraction. Selon le ministère public, il n’est pas nécessaire de prouver que la personne qui a conseillé l’infraction voulait qu’elle soit commise; l’insouciance suffit.
5 Le ministère public prétend que, même si l’insouciance ne suffit pas, la juge du procès a commis une erreur en confondant « mobile » et « intention ». En toute déférence, je conviens que la juge du procès a commis une erreur à cet égard et que, n’eût été cette erreur, son verdict aurait fort bien pu être différent, du moins en ce qui concerne le chef d’accusation reprochant d’avoir conseillé une fraude. Elle a acquitté M. Hamilton de cette infraction parce que, selon ses propres termes, [traduction] « [s]es mobiles étaient d’ordre pécuniaire » (par. 53 (je souligne)).
6 Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi du ministère public, d’ordonner la tenue d’un nouveau procès relativement au chef d’accusation reprochant d’avoir conseillé la commission d’une fraude et de rejeter le pourvoi en ce qui a trait aux trois autres chefs.
II
7 M. Hamilton a été accusé en vertu de l’art. 464 du Code criminel d’avoir conseillé la perpétration de quatre actes criminels qui n’ont pas été commis : fabrication de substances explosives dans un dessein criminel, accomplissement d’un acte avec l’intention de causer une explosion, introduction par effraction dans un dessein criminel et fraude.
8 Les accusations découlaient d’une annonce, ou « annonce‑mystère », que M. Hamilton a envoyée par Internet à plus de 300 personnes dont il avait obtenu les adresses électroniques sur des listes publiques. Voici des extraits du texte de son annonce :
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9 M. Hamilton a aussi créé un site Web sur lequel il annonçait les fichiers ultra‑secrets, et il a été démontré qu’il avait réalisé au moins 20 ventes.
10 La juge du procès a conclu que M. Hamilton avait vu une liste, produite par ordinateur, du contenu des fichiers ultra‑secrets. Ces fichiers comportaient des descriptions de documents tels « bombs.txt », « bombs2.txt », « bombs3.txt », « How to Break into a House.txt » et « visa hacking.txt ». M. Hamilton a témoigné ne pas avoir lu ces documents et la juge du procès, sans tirer expressément de conclusion, semble avoir accepté son témoignage à cet égard. Les fichiers ultra‑secrets étaient regroupés dans deux fichiers de format Zip, qui contenaient environ 2 000 pages de texte. Seulement 13 pages se rapportaient aux accusations d’avoir conseillé les infractions dont il est question en l’espèce.
11 On a également découvert dans l’ordinateur de M. Hamilton un document qui décrivait un générateur de numéros de cartes de crédit et qui ne faisait pas partie des fichiers ultra‑secrets. De même, on a saisi une liste manuscrite de numéros de cartes Visa que possédait l’intimé. Tous les numéros figurant sur cette liste, sauf un, ont été jugés « valides » par la juge (par. 15), c’est‑à‑dire « utilisables ». Toutefois, la banque n’a reçu aucune plainte d’utilisation irrégulière de ces numéros. La juge du procès a accepté le témoignage de M. Hamilton, qui a déclaré ne pas avoir utilisé les numéros de cartes de crédit qu’il avait générés.
12 La juge du procès a acquitté M. Hamilton relativement à tous les chefs d’accusation et la Cour d’appel a confirmé les acquittements.
III
13 Le ministère public soutient que l’insouciance satisfait à l’exigence de faute de l’infraction consistant à conseiller une infraction et que, même si l’intention (par opposition à l’insouciance) doit être prouvée, la juge du procès a commis une erreur en ajoutant, à l’élément d’intention requis, l’exigence du mobile.
14 En common law, le fait de conseiller à une personne de commettre un crime ou le fait de l’y amener constituait un crime grave (felony), que le crime ait été commis ou non par la suite : Brousseau c. The King (1917), 56 R.C.S. 22. Les accusations dont il est question en l’espèce sont maintenant codifiées à l’al. 464a) du Code criminel :
464. . . .
a) quiconque conseille à une autre personne de commettre un acte criminel est, si l’infraction n’est pas commise, coupable d’un acte criminel et passible de la même peine que celui qui tente de commettre cette infraction;
15 L’actus reus de l’infraction consistant à conseiller la perpétration d’un acte criminel sera établi si les documents envoyés ou les affirmations faites par l’accusé encouragent activement ou préconisent — et ne décrivent pas simplement — la perpétration d’une infraction : R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2, par. 57, la juge en chef McLachlin.
16 La mens rea — ou élément fautif — de l’infraction consistant à conseiller la perpétration d’une infraction a été examinée récemment dans l’arrêt R. c. Janeteas (2003), 172 C.C.C. (3d) 97 (C.A. Ont.), dans lequel l’accusé interjetait appel de sa déclaration de culpabilité à l’égard de l’accusation d’avoir conseillé la perpétration d’un meurtre et de deux accusations d’avoir conseillé l’infliction illégale de lésions corporelles. Dans ses directives aux jurés, le juge du procès leur a précisé qu’ils pouvaient déclarer l’accusé coupable de ces infractions s’ils étaient convaincus hors de tout doute raisonnable que celui‑ci avait conseillé leur perpétration [traduction] « avec l’intention que ses avis ou conseils [. . .] soient acceptés » (par. 14 (je souligne)).
17 La Cour d’appel de l’Ontario a jugé ces directives inadéquates. De l’avis de la cour, il n’était pas suffisant que le jury conclue que l’accusé avait voulu que ses conseils préconisant la perpétration des infractions [traduction] « soient acceptées » ou « pris au sérieux » par les personnes à qui il conseillait alors de les commettre; l’accusé devait également avoir voulu que les infractions conseillées soient effectivement commises (par. 46).
18 En l’espèce, la juge du procès a décrit le fait de conseiller la perpétration d’une infraction comme étant [traduction] « une infraction comportant une double mens rea » (par. 37) et, dans l’arrêt Janeteas, la Cour d’appel a fait état de cette description de l’élément psychologique requis dans ses motifs (par. 19).
19 Dans l’arrêt Janeteas, la décision a été rendue en fonction d’un ensemble de faits inhabituels et des admissions, par l’avocat du ministère public, relativement à l’insuffisance des directives données au jury par le juge du procès. De plus, les décisions citées par la Cour d’appel — dont aucune ne lie notre Cour — appuient effectivement la proposition selon laquelle le fait de conseiller un acte criminel est une infraction exigeant une « double intention ». La Cour d’appel a toutefois pris soin, dans l’arrêt Janeteas, de dire qu’elle serait arrivée à un résultat identique même si elle avait jugé suffisant, pour conclure à la culpabilité de l’accusé, que ce dernier, en conseillant de commettre les infractions, avait fait preuve d’insouciance quant aux conséquences.
20 À mon humble avis, la décision du tribunal relative à l’élément de faute de l’infraction consistant à conseiller une infraction ne devrait pas dépendre de la question de savoir si la mens rea requise est qualifiée de « double ». Il est préférable, selon moi, de se demander d’abord pourquoi il est interdit de conseiller un crime, et d’examiner ensuite le sens ordinaire des termes employés par le législateur pour réaliser son objectif.
21 Ce qui nous intéresse, ici, c’est l’imputation de la responsabilité pénale aux personnes qui conseillent à autrui de commettre des crimes. Dans ce contexte, le mot « conseiller » s’entend « d’amener et d’inciter » : voir le par. 22(3) du Code criminel.
22 Le Grand Robert de la langue française (2e éd. 2001) donne les définitions suivantes des mots « conseiller », « amener » et « inciter », dans leur sens pertinent en l’espèce : « proposer, recommander, suggérer. [. . .] aviser »; « conduire [. . .] entraîner »; « pousser (qqn) à qqch., [. . .] à faire qqch. [. . .] inviter [. . .] solliciter » (caractères gras dans l’original). Il a été jugé que le mot anglais « procure » (« amener ») s’entend notamment de « instiguer » et « persuader » : R. c. Gonzague (1983), 4 C.C.C. (3d) 505 (C.A. Ont.).
23 Les personnes qui encouragent ainsi d’autres personnes à commettre des crimes sont criminellement responsables de leur conduite du fait de leur « responsabilité secondaire ».
24 La Commission de réforme du droit du Canada a décrit le fondement de la responsabilité secondaire comme une notion « simple, dont le bien‑fondé paraît incontestable » — en théorie, mais pas toujours en pratique : Document de travail 45, La responsabilité secondaire : complicité et infractions inchoatives (1985), p. 5.
25 Selon la Commission (p. 5‑6) :
. . . les notions de responsabilité principale et de responsabilité secondaire ont le même fondement : la première découle de la commission de faits interdits parce qu’ils sont répréhensibles, qu’ils portent gravement atteinte aux droits d’autrui et qu’ils violent des valeurs fondamentales de la société; la seconde est imputée pour les mêmes motifs à ceux qui tentent de commettre ces infractions, ou encore qui incitent ou aident autrui à les commettre.
Prenons le cas de la complicité. Lorsque le fait principal (le meurtre, par exemple) est condamnable, il devrait également être répréhensible d’amener autrui à le commettre, ou de l’y aider. En effet, si le meurtre est répréhensible parce qu’il cause un préjudice réel (savoir, la mort d’une personne), est de même condamnable le fait d’inciter autrui au meurtre ou de l’aider à le commettre, puisque cela accroît les risques de mort.
Le même argument peut être appliqué aux infractions inchoatives. Ici encore, si le fait principal (par exemple le meurtre) est condamnable, la société souhaitera que personne ne le commette. Elle souhaitera également que personne ne tente de le commettre, ne conseille à autrui de le faire ou ne l’y incite. Car si le fait principal crée en soi un préjudice concret, la tentative, l’incitation, les conseils entraînent également un risque. Ils augmentent en effet la probabilité que le préjudice en question soit causé. Aussi la société est‑elle fondée à prendre certaines mesures face à de telles actions : elle les interdit et impose des sanctions en cas de contravention, elle permet aux autorités d’intervenir afin d’empêcher la matérialisation du préjudice. [Je souligne.]
26 Ces passages expliquent bien, à mon avis, pourquoi le législateur a imputé une responsabilité criminelle aux personnes qui conseillent à autrui de commettre des crimes, les y amènent ou les y incitent, que ces crimes soient effectivement commis ou non.
27 Et il me semble que le sens ordinaire des termes employés par le législateur pour réaliser cet objectif dénote un élément de faute qui réunit une conduite délibérée et [traduction] « un mépris conscient du risque injustifié (et important) » qu’il comporte : L. Alexander et K. D. Kessler, « Mens Rea and Inchoate Crimes » (1997), 87 J. Crim. L. & Criminology 1138, p. 1175 (en italique dans l’original).
28 Une norme requérant la présence d’un « risque considérable et injustifiable » pour justifier de conclure à l’insouciance possède de solides assises au Canada, ainsi que dans d’autres pays de common law : voir, par exemple, Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29, p. 35 (le juge Dickson, plus tard Juge en chef, dissident à d’autres égards); et, de façon générale, M. L. Friedland et K. Roach, Criminal Law and Procedure : Cases and Materials (8e éd. 1997), p. 508 et suiv., où Herbert Wechsler explique, aux p. 510‑511, pourquoi l’American Law Institute requiert, dans son Model Penal Code, que le risque à l’égard duquel il y aurait eu sciemment insouciance soit à la fois « considérable » et « injustifiable ».
29 En résumé, l’actus reus de l’infraction consistant à conseiller un crime réside dans le fait d’encourager délibérément ou d’inciter activement la perpétration d’une infraction criminelle. Et la mens rea n’est rien de moins que l’intention concomitante ou le mépris conscient du risque injustifié et important inhérent aux conseils. Il faut donc démontrer soit que l’accusé voulait que l’infraction conseillée soit commise, soit qu’il a sciemment conseillé l’infraction alors qu’il était conscient du risque injustifié que l’infraction conseillée serait vraisemblablement commise en conséquence de sa conduite.
30 Je me garderai bien, en l’espèce, de m’écarter de cette norme relativement exigeante. L’Internet permet de répandre très facilement et au mépris des frontières les germes d’actes illicites. Et, à l’audition du pourvoi, l’avocat du ministère public a expliqué de manière convaincante et éloquente l’urgence de prendre des mesures préventives adéquates.
31 À mon avis cependant, cette tâche doit être laissée au législateur. Même s’ils le voulaient, les tribunaux ne peuvent pas contrer les dangers inhérents à la criminalité dans le cyberespace en élargissant ou en transformant des infractions qui, comme celle consistant à conseiller une infraction, ont été conçues en réponse à des besoins différents et sans lien avec cet objectif. Toute tentative en ce sens risquerait de faire plus de tort que de bien, car elle pourrait sanctionner par inadvertance des conduites moralement innocentes et limiter indûment l’accès inoffensif à l’information.
32 Enfin, quelques brèves remarques à propos de l’arrêt R. c. Sansregret, [1985] 1 R.C.S. 570. Dans cette affaire, la Cour a défini l’insouciance comme étant la conduite de « celui qui, conscient que sa conduite risque d’engendrer le résultat prohibé par le droit criminel, persiste néanmoins malgré ce risque. En d’autres termes, [. . .] la conduite de celui qui voit le risque et prend une chance » (p. 582). Dans Sansregret, la Cour n’a pas précisé l’intensité du risque requis pour entraîner l’application des sanctions pénales. Comme le souligne Don Stuart, les tribunaux ont arbitrairement appliqué diverses normes : [traduction] « incertitude, probabilité, vraisemblance [et] possibilité » — et, dans certains cas, « probabilité » et « possibilité » dans une même affaire (Canadian Criminal Law : A Treatise (4e éd. 2001), p. 225‑226).
33 Nous n’avons pas été invités, en l’espèce, à revoir l’arrêt Sansregret ou à réexaminer entièrement les principes régissant l’insouciance en tant qu’élément fautif en droit criminel au Canada. Et il ne faut pas voir dans mes motifs une telle révision ou un tel réexamen.
IV
34 En décidant que l’actus reus de l’infraction consistant à conseiller une infraction avait été établi, la juge du procès a déclaré ce qui suit :
[traduction] L’annonce‑mystère, si on l’examine objectivement, encourage activement selon moi l’utilisation du générateur de cartes de crédit. Les avis de non‑responsabilité ne constituent pas une dissuasion à cet égard. Ils servent plutôt à indiquer que l’utilisation des numéros générés est illégale et tentent de limiter la responsabilité, ce qui a pour effet de renforcer et non d’atténuer le message transmis, à savoir qu’il faut utiliser avec prudence les numéros obtenus.
Les fichiers ultra‑secrets envoyés par M. Hamilton et qui ont trait aux accusations portées ne sont rien d’autre que des guides pratiques. Les documents concernant les bombes contiennent des recettes pour la fabrication de bombes ainsi que des indications sur la façon de les assembler et de les faire exploser. Le document « How to Break into a House » explique la façon de procéder, étape par étape, pour un type de vol par effraction. Le système de piratage [des cartes Visa], ou générateur de numéros de cartes de crédit, est semblable. [par. 20‑21]
35 La juge du procès semble avoir accepté le témoignage de M. Hamilton, qui a déclaré ne pas avoir lu les fichiers relatifs aux bombes et aux vols par effraction, et elle est arrivée à la conclusion de fait qu’il n’avait pas l’intention d’amener les destinataires de son « annonce‑mystère » à fabriquer des bombes ou à commettre des vols par effraction. Cette conclusion de fait n’était pas susceptible de révision par la Cour d’appel et elle ne peut non plus être révisée par notre Cour, puisque le droit d’appel du ministère public se limite dans les deux cas à des questions de droit seulement.
36 Il n’en va toutefois pas de même pour l’acquittement de M. Hamilton relativement à l’accusation d’avoir conseillé une fraude.
37 Au moins en ce qui concerne le générateur de numéros de cartes de crédit, la juge du procès a conclu que les documents offerts — et vendus — par M. Hamilton [traduction] « encouragent activement les actes qui y sont décrits » (par. 22). Appliquant le critère formulé dans l’arrêt R. c. Dionne (1987), 79 R.N.‑B. (2e) 297 (C.A.), la juge a estimé que les documents [traduction] « sont susceptibles d’inciter des personnes à commettre l’infraction et “visent un tel objectif” » (par. 22).
38 Rien dans la preuve ne laisse croire que M. Hamilton voulait que ces documents soient interprétés d’une autre manière ou qu’ils soient utilisés à une autre fin. De plus, la juge du procès a expressément conclu que M. Hamilton avait une [traduction] « connaissance subjective du fait que l’utilisation de faux numéros de cartes de crédit est illégale » (par. 53).
39 La juge du procès a néanmoins acquitté M. Hamilton relativement à l’accusation d’avoir conseillé une fraude, parce qu’elle avait un [traduction] « doute que M. Hamilton ait eu l’intention subjective de conseiller la perpétration d’une fraude » (par. 53). Et elle a expliqué sa conclusion de la manière suivante :
[traduction] Ses mobiles étaient d’ordre pécuniaire, et il a tenté de piquer la curiosité des lecteurs susceptibles d’acquérir les renseignements de la même façon qu’il avait lui‑même été attiré à l’origine par les renseignements. En outre, il m’a paru dénué de toute subtilité et naïf au point où l’on ne saurait dire qu’il a fait preuve d’aveuglement volontaire ou d’insouciance. [Je souligne; par. 53.]
40 À la lecture de ce passage, il me semble que la juge du procès a acquitté M. Hamilton relativement à ce chef d’accusation essentiellement parce que ses mobiles relevaient de la cupidité plutôt que de la malveillance.
41 À mon humble avis, il s’agissait d’une erreur de droit exigeant notre intervention.
42 Les tribunaux canadiens comprennent bien la différence entre mobile et intention depuis au moins 1979, l’année où le juge Dickson a écrit ce qui suit :
Dans le parler ordinaire, les mots « intention » et « mobile » sont souvent utilisés l’un pour l’autre mais en droit pénal ils ont un sens différent. Dans la plupart des procès criminels, l’élément moral, la mens rea qui intéresse le tribunal, a trait à « l’intention » c’est‑à‑dire l’exercice d’une libre volonté d’utiliser certains moyens pour produire certains résultats plutôt qu’au « mobile » c’est‑à‑dire ce qui précède et amène l’exercice de la volonté. L’élément moral d’un crime ne contient ordinairement aucune référence au mobile . . .
(Lewis c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 821, p. 831)
43 Les juges Cory et Iacobucci ont également souligné cette distinction dans l’arrêt États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, en insistant sur l’importance, d’un point de vue juridique, de redoubler de vigilance pour la préserver : « [d]ans son effort pour maintenir la paix sociale, la société ne se préoccupe pas du mobile de l’accusé, mais seulement de ce qu’il avait l’intention de faire. Pour qui s’est fait voler son automobile, ce n’est pas une consolation que de savoir que le voleur voulait la vendre en vue d’acheter de la nourriture pour une banque d’alimentation » (par. 81). Voir aussi R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973.
44 En l’espèce, le mobile attribué à l’accusé était évidemment bien moins louable. Il voulait « s’enrichir rapidement » en encourageant les personnes à qui s’adressait son offre sur Internet à acheter un dispositif qui générait de faux numéros de cartes de crédit faciles à utiliser à des fins frauduleuses.
45 La conclusion de la juge du procès selon laquelle M. Hamilton n’avait pas l’intention d’amener les destinataires à utiliser ces numéros est incompatible avec le sens évident du courriel contenant l’« annonce‑mystère » et avec ses autres conclusions de fait, notamment celle suivant laquelle M. Hamilton comprenait très bien que l’utilisation des numéros obtenus était illégale. L’affirmation que « [s]es mobiles étaient d’ordre pécuniaire », qui suit immédiatement la mention de ces faits par la juge, témoigne d’une erreur de droit quant à la mens rea de l’infraction consistant à conseiller la perpétration d’un crime, et justifie la tenue d’un nouveau procès.
V
46 Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en ce qui a trait au chef d’accusation concernant l’infraction d’avoir conseillé une fraude, et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès à cet égard, mais de rejeter le pourvoi en ce qui concerne les trois autres chefs d’accusation.
Version française des motifs des juges Major, Abella et Charron rendus par
47 La juge Charron (dissidente) — Le présent pourvoi porte sur l’élément moral requis pour l’infraction consistant à conseiller la perpétration d’un acte criminel qui n’est pas commis. Plus particulièrement, la personne qui conseille doit‑elle vouloir que l’infraction conseillée soit commise, ou suffit‑il de démontrer son insouciance quant aux conséquences? Comme nous le verrons, le débat ne porte pas tant sur les termes employés que sur les limites de la responsabilité criminelle.
48 Les poursuites pour avoir conseillé une infraction qui n’est pas commise sont rares. Le ministère public cherche en l’espèce à donner un nouveau souffle à la disposition en vue de contrer les risques que posent de nos jours les communications de masse dans le cyberespace.
49 René Luther Hamilton a envoyé par courriels sur Internet une [traduction] « annonce‑mystère » moussant la vente de « fichiers ultra‑secrets » qu’il avait lui‑même achetés à partir d’un site Web. L’annonce‑mystère annonçait un logiciel qui devait permettre à l’acheteur de générer des numéros de cartes de crédit valides. Les fichiers ainsi vendus, mais pas l’annonce‑mystère, comprenaient aussi des instructions sur la fabrication de bombes et sur la façon d’entrer par effraction dans une maison. À l’issue d’une enquête policière relative à une plainte, M. Hamilton a été accusé en vertu de l’art. 464 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, sous quatre chefs d’accusation d’avoir conseillé la perpétration d’actes criminels qui n’ont pas été commis : fabrication d’une substance explosive avec l’intention de mettre la vie en danger ou de causer des dommages à des biens (al. 81(1)d)), accomplissement d’un acte avec l’intention de causer l’explosion d’une substance explosive, qui est susceptible de causer des lésions corporelles graves ou la mort à des personnes, ou de causer des dommages graves à la propriété (al. 81(1)a)), introduction par effraction dans une maison d’habitation avec l’intention d’y commettre un acte criminel (al. 348(1)d)) et, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, fraude à l’endroit de compagnies émettrices de cartes de crédit pour une somme ne dépassant pas 5 000 $ (al. 380(1)b)).
50 La juge du procès a conclu que le matériel, considéré objectivement, conseillait la commission des infractions désignées et que, par conséquent, l’actus reus de l’infraction avait été établi. Cette conclusion n’est pas contestée en l’espèce, mais j’y reviendrai plus loin. Concernant la question de la mens rea, la juge du procès a conclu que M. Hamilton ne voulait pas que les infractions soient perpétrées, et que l’on ne pouvait pas non plus affirmer dans les circonstances qu’il était insouciant quant aux conséquences. Elle a conclu qu’il [traduction] « était naïf, paresseux ou ignorant, mais qu’il n’avait aucune intention criminelle, quelle que soit la norme appliquée » : (2002), 3 Alta. L.R. (4th) 147, 2002 ABQB 15, par. 49. Elle l’a donc acquitté de toutes les accusations. La Cour d’appel de l’Alberta a confirmé les acquittements : (2003), 25 Alta. L.R. (4th) 1, 2003 ABCA 255. Le ministère public se pourvoit contre ce jugement.
51 Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
I. Les faits
52 On reprochait à M. Hamilton, alors âgé de 23 ans, d’avoir vendu par un site Web qu’il avait créé des articles ayant trait à la façon de commettre les infractions susmentionnées. Il avait reçu par courriel une « annonce‑mystère » concernant des « fichiers ultra‑secrets » qui l’incitait à acheter le produit. M. Hamilton a réutilisé l’« annonce‑mystère » et la présentation du site Web de la société qui lui avait vendu les fichiers et, ne modifiant que l’adresse, a commencé à transmettre par courriel sa propre « annonce‑mystère » et à faire la publicité des fichiers sur son site Web. Il a envoyé l’« annonce‑mystère » à un certain nombre de personnes, entre 300 et 500, dont il avait obtenu les adresses sur des listes publiées. Il a réalisé plus de 20 ventes en quelques mois. La police d’Edmonton a eu vent de ses activités, certains destinataires du pourriel s’étant plaints directement à elle ou à Interpol.
53 L’« annonce‑mystère » que M. Hamilton a reçue et subséquemment utilisée comme la sienne ne faisait aucune allusion aux documents concernant la fabrication de bombes et l’introduction par effraction, mais parlait abondamment du générateur de numéros de cartes de crédit. La page Web ne mentionnait aucun document illégal. Les extraits pertinents de l’« annonce‑mystère » sont reproduits au par. 8 des motifs de mon collègue le juge Fish. Comme on peut le constater, l’« annonce‑mystère » est rédigée comme une publicité type vantant en termes exagérés les soi‑disant mérites du produit. M. Hamilton a reçu les fichiers qu’il avait achetés sur disque et support papier. Selon son témoignage, c’est l’ensemble des fichiers qui l’intéressait, notamment le [traduction] « matériel absurde » et les « possibilités de faire de l’argent ». Il a affirmé qu’il croyait que d’autres pouvaient être également intéressés.
54 M. Hamilton a vu une liste informatique contenant les noms abrégés des fichiers. Il a déclaré avoir parcouru rapidement cette liste, s’attardant sur les noms qui captaient son attention. La liste informatique contenait des noms de fichiers comme « bombs.txt », « bombs2.txt », « bombs3.txt », « How to Break into a House.txt » et « visa hacking.txt ». Sur les 200 fichiers environ qui totalisaient 2 000 pages de texte, seuls ces 5 fichiers, comprenant approximativement 13 pages, sont pertinents aux accusations portées. Sauf pour le fichier « visa hacking », M. Hamilton a témoigné n’avoir jamais lu les fichiers en question ou en avoir eu connaissance.
55 Les fichiers relatifs aux substances explosives sont ce qu’on pourrait appeler des « guides pratiques ». Outre une liste d’ingrédients, ils contiennent des instructions décrivant étape par étape la fabrication de plusieurs types de bombes artisanales. Comme son nom l’indique, le fichier « How to Break into a House » est aussi un guide pratique énumérant une série d’étapes à suivre pour quiconque cherche à entrer par effraction dans une maison. C’est court et très simple.
56 Le fichier « visa hacking » fournit des instructions permettant de générer des numéros de cartes de crédit, opération qui consiste essentiellement à additionner et à soustraire des chiffres à un numéro original valide. Une fouille dans l’ordinateur de M. Hamilton a révélé l’existence d’un autre document décrivant un générateur de numéros de cartes de crédit qui ne faisait pas partie des « fichiers ultra‑secrets »; M. Hamilton a toutefois déclaré qu’il téléchargeait fréquemment de l’information qu’il ne lisait pas, ce fichier en étant un exemple. En outre, une liste manuscrite de numéros de cartes de crédit Visa a été trouvée. M. Hamilton avait utilisé le générateur de numéros de cartes de crédit décrit dans les fichiers, en se servant au départ de la carte de crédit de sa mère. Tous les numéros qu’il a créés étaient valides sauf un, mais un employé de la banque a témoigné qu’aucune plainte n’avait été reçue concernant leur utilisation illégitime. M. Hamilton a déclaré qu’il voulait, en créant des numéros, comprendre le raisonnement mathématique à la base de la composition d’un numéro de carte de crédit, et non pas réellement s’en servir. Il a affirmé qu’à ce moment, il ne savait pas qu’il serait possible d’utiliser un numéro de carte de crédit sans disposer du nom, de la date d’expiration ou du numéro de sécurité figurant à l’endos des cartes de crédit. À l’époque, M. Hamilton n’avait jamais possédé sa propre carte de crédit.
II. Historique des procédures
57 La juge du procès a conclu que l’actus reus avait été prouvé à l’égard de chaque infraction. Comme je l’ai indiqué précédemment, cette conclusion n’a pas été contestée devant la Cour d’appel ni devant la Cour. C’est la question plus litigieuse de la mens rea requise qui a été soulevée devant toutes les cours.
58 Le ministère public a soutenu au procès que la mens rea requise pour conseiller est simplement l’intention de conseiller. Il n’est pas nécessaire que cette intention soit subjective. Elle peut être établie en fonction d’une norme objective et résulter de l’aveuglement volontaire. Ainsi, le ministère public a fait valoir que l’élément moral requis pouvait être inféré du fait que M. Hamilton savait qu’il transmettait le procédé de création de numéros de cartes de crédit, et du fait qu’il savait qu’il transmettait des instructions liées à la fabrication de bombes et à l’entrée par effraction dans une maison, ou qu’il faisait preuve à cet égard d’un aveuglement volontaire. Suivant cette approche, il importe peu de savoir si M. Hamilton entendait que les personnes conseillées commettent les infractions, ou s’il était même conscient du risque qu’elles les commettent.
59 La défense a soutenu que la mens rea requise pour conseiller comporte deux volets : premièrement, l’intention subjective de conseiller une infraction; deuxièmement, l’intention que l’infraction conseillée soit commise.
60 La juge du procès a accepté la thèse de la défense. Elle a conclu que la personne qui conseille doit avoir l’intention d’accomplir ses propres actions — soit celle de conseiller une infraction — et doit aussi vouloir que l’infraction conseillée soit commise. À la lumière de ses conclusions de fait sur l’absence d’intention criminelle chez M. Hamilton, quelle que soit la norme appliquée, la juge du procès a écarté la question de savoir si l’insouciance ou l’aveuglement volontaire pouvaient correspondre à l’élément moral requis. J’examinerai plus en détail plus loin dans les présents motifs les raisons qui ont amené la juge du procès à acquitter M. Hamilton.
61 La Cour d’appel de l’Alberta a rejeté l’appel du ministère public. La cour a confirmé la conclusion de la juge du procès selon laquelle un accusé doit avoir l’intention de conseiller un acte criminel et vouloir que le crime conseillé soit commis pour que l’infraction soit établie. La cour a en outre statué que, même si l’insouciance ou l’aveuglement volontaire constituaient la mens rea applicable, rien dans les motifs formulés par la juge du procès à cet égard n’équivalait à une erreur de droit justifiant une intervention en appel.
62 Le ministère public a interjeté appel sur la question de la mens rea. Il ne prétend plus, comme il l’a fait devant les juridictions inférieures, que seule l’intention d’accomplir l’acte de conseiller est suffisante. Cependant, il soutient qu’il n’est pas nécessaire que la personne qui conseille ait voulu que l’infraction conseillée soit commise; l’insouciance quant aux éventuelles conséquences illégales satisfait à l’exigence en matière d’élément moral de l’infraction. M. Hamilton a présenté la thèse retenue par la Cour d’appel, soit que l’infraction qui consiste à conseiller exige la preuve que l’accusé voulait réellement que les infractions soient commises, en l’occurrence qu’il voulait que quelqu’un commette une fraude à l’aide d’une carte de crédit, entre par effraction dans une maison d’habitation ou fabrique des bombes et en fasse un usage illégal.
III. Analyse
A. Dispositions législatives
63 L’infraction consistant à conseiller de commettre une infraction est prévue au par. 22(1) du Code criminel :
22. (1) Lorsqu’une personne conseille à une autre personne de participer à une infraction et que cette dernière y participe subséquemment, la personne qui a conseillé participe à cette infraction, même si l’infraction a été commise d’une manière différente de celle qui avait été conseillée.
Aux termes du par. 22(2), l’étendue de la responsabilité de la personne qui conseille est élargie afin d’englober les crimes accessoires commis par la personne conseillée :
(2) Quiconque conseille à une autre personne de participer à une infraction participe à chaque infraction que l’autre commet en conséquence du conseil et qui, d’après ce que savait ou aurait dû savoir celui qui a conseillé, était susceptible d’être commise en conséquence du conseil.
Le paragraphe 22(3) donne la définition suivante de « conseiller » et de « conseil » :
(3) Pour l’application de la présente loi, « conseiller » s’entend d’amener et d’inciter, et « conseil » s’entend de l’encouragement visant à amener ou à inciter.
Comme nous le verrons, le sens de « conseiller » et de « conseil » prend une importance cruciale en l’espèce. La version française de la définition nous aide à mieux saisir ces termes que ne le fait la version anglaise, qui prévoit ce qui suit :
(3) For the purposes of this Act, “counsel” includes procure, solicit or incite.
Comme l’indiquent clairement les termes employés, la participation réelle à l’infraction de la personne conseillée est un élément essentiel de l’infraction consistant à conseiller, prévue à l’art. 22. Selon le par. 21(1), un participant à une infraction est une personne :
a) [Qui] la commet réellement;
b) [Qui] accomplit ou omet d’accomplir quelque chose en vue d’aider quelqu’un à la commettre;
c) [Qui] encourage quelqu’un à la commettre.
Ainsi, conseiller à quelqu’un de commettre une infraction, si l’infraction n’est pas commise, ne répond pas aux éléments essentiels de l’infraction prévue au par. 22(1). Dans ces circonstances, la responsabilité criminelle repose plutôt sur une combinaison du par. 22(1) et de l’art. 464 du Code criminel. L’article 464 est ainsi rédigé :
464. Sauf disposition expressément contraire de la loi, les dispositions suivantes s’appliquent à l’égard des personnes qui conseillent à d’autres personnes de commettre des infractions :
a) quiconque conseille à une autre personne de commettre un acte criminel est, si l’infraction n’est pas commise, coupable d’un acte criminel et passible de la même peine que celui qui tente de commettre cette infraction;
b) quiconque conseille à une autre personne de commettre une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire est, si l’infraction n’est pas commise, coupable d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
Les sanctions applicables dans le cas où l’infraction conseillée consiste en un acte criminel sont énoncées à l’art. 463 — lorsque l’infraction conseillée est passible de l’emprisonnement à perpétuité, la peine maximale est de 14 ans; dans les autres cas, elle est égale à la moitié de la durée de l’emprisonnement maximal encouru par la personne coupable de cet acte.
64 Comme nous pouvons le voir, les dispositions du Code criminel n’énoncent pas clairement la mens rea requise et ne fournissent pas beaucoup de précisions quant à la nature et à la qualité de l’expression que constitue l’acte de conseiller ou quant aux circonstances dans lesquelles on pourra considérer qu’une infraction a été conseillée. Comme c’est le cas pour de nombreuses autres infractions, ces questions sont laissées à l’interprétation des juges. À cette fin, je commencerai par analyser ce qui justifie que l’on criminalise le fait de conseiller une infraction.
B. Pourquoi criminaliser le fait de conseiller une infraction?
65 La criminalisation de l’acte consistant à conseiller la perpétration d’une infraction crée une forme de responsabilité secondaire. Lorsque l’infraction conseillée est commise, l’acte consistant à conseiller constitue une participation; lorsque l’infraction conseillée n’est pas commise, le crime est qualifié d’inchoatif. Le Black’s Law Dictionary (8e éd. 2004) définit ce crime comme [traduction] « [u]ne étape en vue de la commission d’un autre crime, l’étape elle‑même étant suffisamment grave pour qu’une peine soit infligée. » Le fondement de l’imposition d’une responsabilité criminelle à l’égard des infractions de participation et des infractions inchoatives est le même que pour la responsabilité principale. Comme le fait remarquer mon collègue le juge Fish, la Commission de réforme du droit du Canada, comme on l’appelait alors, a offert un résumé fort utile de ce fondement dans son Document de travail 45, La responsabilité secondaire : complicité et infractions inchoatives (1985). Je le reproduis ici par souci de commodité :
[L]a première découle de la commission de faits interdits parce qu’ils sont répréhensibles, qu’ils portent gravement atteinte aux droits d’autrui et qu’ils violent des valeurs fondamentales de la société; la seconde est imputée pour les mêmes motifs à ceux qui tentent de commettre ces infractions, ou encore qui incitent ou aident autrui à les commettre.
Prenons le cas de la complicité. Lorsque le fait principal (le meurtre, par exemple) est condamnable, il devrait également être répréhensible d’amener autrui à le commettre, ou de l’y aider. En effet, si le meurtre est répréhensible parce qu’il cause un préjudice réel (savoir, la mort d’une personne), est de même condamnable le fait d’inciter autrui au meurtre ou de l’aider à le commettre, puisque cela accroît les risques de mort.
Le même argument peut être appliqué aux infractions inchoatives. Ici encore, si le fait principal (par exemple le meurtre) est condamnable, la société souhaitera que personne ne le commette. Elle souhaitera également que personne ne tente de le commettre, ne conseille à autrui de le faire ou ne l’y incite. Car si le fait principal crée en soi un préjudice concret, la tentative, l’incitation, les conseils entraînent également un risque. Ils augmentent en effet la probabilité que le préjudice en question soit causé. Aussi la société est‑elle fondée à prendre certaines mesures face à de telles actions : elle les interdit et impose des sanctions en cas de contravention, elle permet aux autorités d’intervenir afin d’empêcher la matérialisation du préjudice. [Je souligne; p. 5‑6.]
Les auteurs du Document de travail signalent ensuite que l’imposition d’une responsabilité criminelle, quoique facilement justifiable d’un point de vue qui écarte le risque, pose des problèmes quant à la délimitation du champ d’application justifiable du droit pénal :
Car lorsque, pour protéger des valeurs fondamentales, le législateur qualifie d’infractions certaines conduites, il porte forcément atteinte, du même coup, à d’autres valeurs. Pour parler comme certains économistes, par exemple, lorsqu’un acte cause un préjudice à la victime, le fait de l’interdire cause aussi un « préjudice » à ceux qui ne peuvent plus légitimement le commettre. On protège le bien‑être des éventuelles victimes au prix d’une atteinte à la liberté des autres citoyens. Dans l’élaboration des textes répressifs, la société doit donc chercher à tenir la balance égale entre les deux côtés : elle doit éviter dans la mesure du possible d’empiéter sur les libertés individuelles en interdisant des actes que chacun devrait être autorisé à faire. [p. 6]
66 Évidemment, sous réserve de certaines exigences constitutionnelles minimales, il appartient au législateur de tracer la ligne de démarcation entre le comportement criminel et le comportement acceptable. Cependant, l’intention du législateur s’exprime souvent par des termes imprécis et susceptibles d’interprétations concurrentes. En étoffant les dispositions du Code criminel, il importe de ne pas outrepasser l’objet de la sanction pénale au détriment d’autres valeurs sociales importantes, en particulier lorsque, comme en l’espèce, la conduite en question consiste en des communications.
C. L’actus reus nécessaire pour conseiller une infraction qui n’est pas commise
67 Comme je l’ai déjà indiqué, seule la question de la mens rea est en litige dans le présent pourvoi. Cependant, pour bien établir l’exigence en matière de faute relativement à une infraction, il est nécessaire d’examiner l’actus reus de l’infraction de façon à cerner les circonstances et les conséquences de l’infraction. Aux termes de l’art. 464, l’actus reus consiste à « conseille[r] à une autre personne de commettre un acte criminel » (ou une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire). Il faut donc :
a) un acte consistant en des conseils;
b) communiqués à une autre personne;
c) concernant la commission d’une infraction.
Il est évident, au vu du libellé de la disposition, que l’interprétation des mots « conseil » et « conseiller » délimitera en bonne partie l’étendue de la responsabilité criminelle.
68 Dans son sens ordinaire, conseiller signifie simplement donner son avis. Si on l’interprète en ce sens, l’activité visée pourrait avoir une très large portée. La simple communication d’information concernant la « façon » de commettre une infraction suffirait à établir l’actus reus de l’infraction. La criminalisation de toutes ces communications pourrait facilement se justifier par le fait que la société cherche à se protéger contre le préjudice pouvant résulter des conseils — l’augmentation de la probabilité que l’infraction conseillée soit commise. Après tout, il est à tout le moins possible de prétendre que la communication d’informations de ce genre peut faire germer dans l’esprit de celui qui la reçoit l’idée de perpétrer l’infraction et augmenter la probabilité que le crime se matérialise. Est‑ce à dire que toutes les communications de ce genre devraient alors être interdites? Qui plus est, devraient‑elles être assujetties à la sanction la plus sévère que la société puisse appliquer, le droit criminel?
69 Nous devons nous demander si l’atteinte à la liberté d’expression qui en résulterait ne serait pas trop lourde de conséquences. Si « conseiller » signifiait simplement donner son avis, cette définition pourrait s’appliquer à l’avis que donne un avocat à un client au sujet des règles de droit relatives à différents moyens de commettre une infraction. Les films, les jeux vidéo, les manuels et les autres œuvres littéraires qui décrivent ou dépeignent la perpétration d’une infraction pourraient faire l’objet d’un examen par l’État. Il m’apparaît évident qu’une telle interdiction de l’expression serait trop large. C’est pour cette raison, comme nous le verrons, que cette interprétation des mots « conseil » et « conseiller » a été rejetée dans le contexte du droit criminel.
70 L’actus reus requis pour l’infraction consistant à conseiller une infraction a été examiné dans R. c. Dionne (1987), 79 R.N.‑B. (2e) 297 (C.A.). M. Dionne était inculpé d’avoir conseillé des actes criminels qui n’ont pas été commis. On lui reprochait d’avoir conseillé à un agent d’infiltration de commettre les infractions de profération de menaces et de voies de fait causant des lésions corporelles. Le juge du procès a donné les directives suivantes au jury concernant les éléments essentiels de ces infractions (par. 20) :
Prenant chaque chef d’accusation individuellement le crime est accomplis [sic] si premièrement l’accusé avait l’intention de faire faire des blessures ou des menaces par téléphone, selon le cas, et deuxièmement si l’accusé a communiqué son intention à quelqu’un d’autre dans le but de lui faire faire ces blessures ou ces menaces au téléphone.
71 En appel, la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick a conclu que ces directives étaient erronées. La preuve de l’actus reus de l’infraction de conseiller ne pouvait reposer sur une simple communication passive par un accusé de son désir qu’une infraction soit commise — la preuve exigeait davantage. Le juge Ayles a dit ce qui suit (par. 21) :
À mon avis, ces instructions sont erronées puisque l’infraction d’incitation implique des actes plus sérieux que ceux de communiquer son intention de faire faire des blessures à quelqu’un dans le but que ces blessures soient faites. Il faut que les actes ou les paroles soient de nature à induire une personne à commettre des infractions que l’on désire et une communication passive ne constitue pas une infraction même si le but est de faire faire les blessures. [Je souligne.]
72 Cette Cour a examiné l’arrêt Dionne et a expressément adopté ce « sens plus fort d’encourager activement » dans R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2, par. 56. Afin de prouver l’actus reus, les propos communiqués par l’accusé, pris objectivement, doivent avoir amené ou encouragé activement la perpétration d’une infraction. Cette interprétation restreinte du sens de « conseiller » ou de « conseil » est non seulement compatible avec la définition qu’en donne le par. 22(3), elle fait aussi en sorte de maintenir dans les limites justifiables du droit pénal la portée de l’infraction. C’est cette crainte d’une éventuelle portée excessive qui a contribué à l’adoption, par la Cour, d’un sens plus restreint de « conseiller » dans l’arrêt Sharpe.
73 La nécessité de circonscrire soigneusement la portée d’une disposition qui interdit une forme de communication a été examinée en profondeur dans R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697. Dans ce pourvoi, la validité constitutionnelle du par. 319(2), lequel interdit les communications constituant une fomentation volontaire de la haine contre un groupe identifiable, a été contestée au motif qu’il limitait indûment la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour, dans une décision majoritaire, a confirmé la constitutionnalité de la disposition. Elle est arrivée à cette conclusion, parce que le par. 319(2) comportait une définition restrictive qui assure qu’il touche uniquement le mal que vise l’interdiction et, pour cette raison, il ne restreignait pas indûment la garantie prévue à l’al. 2b).
74 Ainsi, comme a conclu notre Cour dans l’arrêt Sharpe, il ne faudra rien de moins qu’un encouragement actif pour établir l’actus reus de l’infraction de conseiller un acte criminel. Autrement dit, considérée objectivement, la communication doit chercher activement à convaincre la personne conseillée de commettre l’acte criminel. De cette façon, la portée des activités visées ne s’étend pas à la simple possibilité de faire germer une idée dans l’esprit de la personne conseillée; elle est limitée aux communications susceptibles de faire en sorte que l’idée prenne forme et aboutisse à une intention ferme de commettre l’acte criminel. C’est seulement à ce moment que le risque potentiel justifie l’interdiction criminelle. Cependant, il est bien établi qu’il n’est pas nécessaire que la personne conseillée soit vraiment convaincue : R. c. Walia (No. 1) (1975), 9 C.R. (3d) 293 (C.A.C.‑B.), p. 293‑295; R. c. Glubisz (1979), 47 C.C.C. (2d) 232 (C.A.C.‑B.), p. 235 et 241-242; R. c. Gonzague (1983), 4 C.C.C. (3d) 505 (C.A. Ont.), p. 508‑509. Dans une poursuite pour avoir conseillé à quelqu’un de commettre une infraction, l’accent est mis sur la conduite et sur l’état d’esprit de la personne qui conseille et non sur ceux de la personne conseillée.
D. La mens rea nécessaire pour conseiller une infraction qui n’est pas commise
75 Aucune contestation constitutionnelle n’est soulevée en l’espèce. Néanmoins, la Cour doit être consciente de la portée potentiellement excessive d’une sanction pénale dont le seul objet est l’expression. Ainsi qu’elle l’a réitéré dans Sharpe, il faut présumer que le législateur a voulu adopter des dispositions conformes à la Charte (par. 33). L’analyse de l’actus reus requis et du niveau de risque visé par le législateur ne met pas un terme à cette préoccupation quant à la portée éventuelle de la disposition. Il faut tenir compte des personnes auxquelles pourrait éventuellement s’appliquer le droit pénal. En raison des stigmates rattachés à une poursuite pénale et à une déclaration de culpabilité, il est important que l’infraction ne touche pas les personnes moralement innocentes.
76 La mens rea requise n’est pas indiquée expressément à l’art. 464. Cela n’a cependant rien d’inhabituel. L’élément moral d’une infraction n’est pas toujours décrit dans le texte législatif. Il faut souvent l’inférer de la nature de l’activité prohibée et du préjudice qu’elle cherche à prévenir. En l’espèce, en raison de la nature de l’infraction, notre précédente analyse sur l’actus reus requis peut grandement nous éclairer sur la mens rea nécessaire. Comme nous l’avons vu, il ne suffit pas que la communication puisse simplement produire un effet sur la personne qui la reçoit; elle doit chercher activement à convaincre cette personne de commettre l’acte criminel. Il s’ensuit que la personne qui conseille doit à tout le moins avoir l’intention de convaincre la personne conseillée de commettre l’infraction. À ce propos, j’estime qu’une simple insouciance quant à la réaction de la personne conseillée à l’égard de la communication n’est pas suffisante. Autrement dit, il ne suffit pas que la personne qui conseille, sachant que la communication est objectivement de nature à convaincre une personne de commettre une infraction, aille de l’avant et accomplisse malgré tout cet acte. Si une simple insouciance devant l’éventuel pouvoir de persuasion de la communication devait suffire, d’aucuns pourraient prétendre que la publication de Henry VI de Shakespeare, avec sa célèbre phrase [traduction] « [c]ommençons par tuer tous les gens de loi », devrait faire l’objet d’un examen par l’État!
77 Ainsi, la personne qui conseille doit avoir l’intention de persuader la personne conseillée de commettre l’infraction. Il ne suffit pas de simplement vouloir transmettre la communication, comme l’a préconisé le ministère public au procès. Une autre question a été soulevée, surtout dans les ouvrages de doctrine : la personne qui conseille doit‑elle aussi vouloir que l’infraction soit commise? Cette exigence a souvent été désignée sous le nom de « double mens rea ». À mon avis, sauf dans les circonstances les plus exceptionnelles, il n’est pas nécessaire d’adopter une démarche distincte en « deux étapes » pour déterminer si l’accusé a la mens rea requise. Il est logique d’inférer que le conseiller qui entend persuader la personne conseillée de commettre une infraction veut que l’infraction soit commise. Cependant, des circonstances exceptionnelles sont effectivement survenues dans R. c. Janeteas (2003), 172 C.C.C. (3d) 97 (C.A. Ont.), forçant la cour à se demander si la personne qui conseille doit également vouloir que l’infraction conseillée soit commise. Le juge Moldaver a examiné la question de façon exhaustive et a conclu à la nécessité d’une telle intention. Je souscris à son analyse.
78 Les faits particuliers de l’affaire Janeteas sont les suivants. Après s’être lié d’amitié avec J.B. et sa mère B.G., M. Janeteas a appris que J.B. avait des problèmes conjugaux avec son mari, le Dr M.B. M. Janeteas a affirmé avoir commencé à craindre pour la sécurité du Dr M.B. en raison de certaines conversations qu’il avait eues avec J.B. et B.G. au cours desquelles ces dernières lui avaient fait savoir qu’elles voulaient que le Dr M.B. soit blessé ou même tué. Il a estimé que le Dr M.B. devait être averti et, voulant obtenir une preuve tangible, il a enregistré une conversation dans laquelle il a activement encouragé J.B. et B.G. à prendre des dispositions pour que le Dr M.B. soit blessé ou tué et leur a dit qu’il était disposé à s’en occuper. Il a ensuite rencontré le Dr M.B. et, au cours des quelques mois suivants, il a réussi à lui soutirer 35 000 $. Le juge Moldaver a conclu que Janeteas n’avait pas la mens rea requise. Il a dit ce qui suit (par. 43) :
[traduction] La présente affaire est l’un de ces rares cas où, malgré le fait que l’appelant voulait que ses propos soient pris au sérieux, le ministère public ne soutient pas qu’il voulait que les actes criminels conseillés soient commis. Bien que les actes de l’appelant aient été répréhensibles, je ne suis pas convaincu que la portée du droit criminel doive être étendue, au détriment de principes établis, de façon à prendre au piège des gens comme l’appelant.
79 La position du ministère public devant la Cour est compatible avec cette exigence de la « double » mens rea. Le ministère public ne prétend plus, comme il l’a fait au procès, que l’intention de l’accusé au regard de la perpétration de l’infraction conseillée n’est pas pertinente. Le ministère public soutient cependant que l’insouciance devant l’éventualité de la perpétration de l’infraction par la personne conseillée est suffisante. Par conséquent, suivant cette approche, la connaissance par la personne qui conseille, sans plus, du pouvoir de persuasion de la communication, pris objectivement, satisferait à la norme. Pour les mêmes raisons que celles exprimées à l’égard de l’actus reus, j’estime que cette interprétation, qui entraînerait une responsabilité criminelle même lorsque la personne qui conseille ne souhaite pas que l’acte soit commis mais qu’elle ne se soucie simplement pas de la réaction de la personne conseillée, élargirait indûment la portée du droit pénal. Comme l’a judicieusement fait remarquer l’intervenante, l’Association canadienne des libertés civiles, l’interprétation préconisée par le ministère public risquerait de criminaliser certaines formes légitimes de protestation, de revendication ou de dissidence, et sans doute même la reproduction et la distribution, à des fins historiques ou pédagogiques, de textes classiques. La valeur accordée à la liberté d’expression milite en faveur d’une interprétation plus restreinte.
80 Bien que l’infraction en cause ait été différente, le raisonnement tenu par la Cour dans Keegstra au sujet de l’élément moral requis est néanmoins instructif, puisque ce sont essentiellement les mêmes préoccupations, quant à l’éventuelle portée de l’interdiction relative à certains actes de communication, qui ont guidé son analyse sur la question de la mens rea. La Cour a adopté une norme rigoureuse, signalant que la restriction imposée à l’égard de la mens rea requise pour justifier qu’un accusé soit reconnu coupable de « fomenter volontairement la haine » jouait un rôle clé dans la minimisation de l’atteinte portée à la liberté d’expression par cette disposition. Le juge en chef Dickson a fait remarquer que l’exigence voulant que celui qui s’exprime souhaite subjectivement que son discours fomente la haine « restreint considérablement la portée de la disposition et réduit par le fait même celle de l’expression visée » (p. 775). Cette exigence a été considérée comme « un moyen inestimable de limiter toute incursion par le par. 319(2) dans le domaine de l’expression acceptable (quoique, peut‑être, offensante et controversée) » (p. 775). Bien sûr, le mot « volontairement » ne figure pas à l’art. 464, comme c’était le cas au par. 319(2). Cependant, le sens restreint du mot « conseiller », qui s’entend d’amener ou d’encourager activement la perpétration d’une infraction, connote la même exigence quant à l’existence d’une intention subjective de convaincre la personne conseillée de commettre l’infraction. Cette exigence ne peut logiquement être satisfaite que si la personne qui conseille veut que l’infraction soit commise. L’insouciance seule ne saurait suffire. Puisque la mens rea se déduit essentiellement de l’actus reus lui‑même, j’estime que l’application de la norme moins rigoureuse de l’insouciance reviendrait à étendre la portée des activités prohibées au‑delà de ce que notre Cour a accepté dans Sharpe.
81 Il ne fait aucun doute que le ministère public a raison de dire que l’Internet présente des risques particuliers à cause de la facilité avec laquelle les messages diffusés grâce aux moyens de communication de masse peuvent se transmettre à travers le monde. La nature particulière des messages empruntant la voie du cyberespace peut fort bien justifier que l’on restreigne la diffusion de l’expression la plus dangereuse en fonction d’une norme moins élevée, même en fonction de simples motifs objectifs. J’estime toutefois que la solution ne réside pas dans une interprétation large de l’infraction de conseiller la perpétration d’un crime. Cette infraction, qui s’applique à tous les actes criminels, est un instrument trop rudimentaire pour redresser cette situation sans compromettre une gamme d’expressions inoffensives ou valables.
82 Pour ces motifs, je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que la norme plus rigoureuse de la mens rea subjective devrait s’appliquer : la personne qui conseille doit vouloir que l’infraction conseillée soit commise pour que l’infraction soit établie. Comme l’ont signalé la Cour d’appel de l’Ontario dans Janeteas et la Cour d’appel de l’Alberta en l’espèce, cette approche trouve appui auprès de nombreux membres de la communauté juridique. Pour des ouvrages canadiens, voir : D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (4e éd. 2001), p. 227 et 703; K. Roach, Criminal Law (3e éd. 2004), p. 125‑126; E. Colvin, Principles of Criminal Law (2e éd. 1991), p. 377. Pour un appui auprès des auteurs américains, voir : W. R. LaFave, Substantive Criminal Law (2e éd. 2003), vol. 2, p. 194‑195; J. Dressler, Understanding Criminal Law (3e éd. 2001), p. 415‑416. Pour un appui britannique, voir : A. Ashworth, Principles of Criminal Law (4e éd. 2003), p. 466; G. Williams, Textbook of Criminal Law (2e éd. 1983), p. 442; Smith & Hogan Criminal Law (9e éd. 1999), p. 271.
E. Application à la présente affaire
83 Comme je l’ai fait remarquer précédemment, la juge du procès a conclu que l’actus reus de l’infraction avait été prouvé à l’égard de chacun des quatre chefs d’accusation. Bien que cette conclusion semble bien fondée en ce qui concerne l’accusation de fraude, il est difficile de trouver au dossier une justification pour les trois autres chefs d’accusation. Comme nous l’avons vu, un simple « guide pratique » sur la façon de commettre un acte criminel, sans plus, ne semble pas satisfaire au critère retenu dans l’arrêt Sharpe. Toutefois, aucune question n’a été soulevée quant à la conclusion de la juge du procès relativement à l’actus reus et il n’est pas nécessaire de trancher la question pour statuer sur le présent pourvoi.
84 La juge du procès a conclu que M. Hamilton n’avait pas la mens rea nécessaire, quelle que soit la norme appliquée. La Cour d’appel n’a vu aucune raison de modifier sa conclusion. Moi non plus. Mon collègue le juge Fish est d’opinion que la juge du procès a commis une erreur en confondant « mobile » et « intention ». Il fonde cette conclusion sur le fait que la juge du procès a conclu que les mobiles de M. Hamilton étaient d’ordre pécuniaire. En toute déférence, je ne suis pas d’accord. L’analyse de la juge du procès concernant les mobiles de M. Hamilton doit être examinée au regard de la preuve dont elle disposait, et les motifs exposés par la juge doivent être considérés dans leur ensemble.
85 M. Hamilton a témoigné qu’il n’avait pas l’intention d’inciter à la perpétration d’une infraction criminelle. Il n’avait rédigé aucun des fichiers; il les avait lui‑même achetés à partir d’un site Internet et ne savait même pas sur quoi portaient une bonne partie des fichiers. Ces fichiers comprenaient environ 2 000 pages de texte dont seulement 13 étaient liées aux accusations devant la cour. En particulier, il n’avait lu aucun des fichiers traitant des bombes ni ceux concernant les introductions par effraction. L’annonce‑mystère ne faisait pas mention de ces fichiers. Quant au matériel portant sur le générateur de cartes de crédit, il croyait que les lecteurs seraient simplement intéressés, tout comme lui, à découvrir à quel point il était facile de générer des numéros de cartes de crédit valides. Il ne pensait pas que quelqu’un pourrait utiliser les numéros de carte de crédit sans disposer d’un nom, d’une date d’expiration et d’un numéro de sécurité valides. Fait à remarquer, à l’époque en cause, M. Hamilton n’avait jamais possédé une carte de crédit. La juge du procès, comme elle en avait le droit, a accepté le témoignage de M. Hamilton. Elle a conclu de la façon suivante (par. 53‑54) :
[traduction] Compte tenu de l’ensemble de la preuve, j’estime que M. Hamilton aurait dû savoir qu’il conseillait la perpétration d’une fraude. L’annonce‑mystère et sa connaissance subjective du fait que l’utilisation de faux numéros de carte de crédit est illégale rendent cette conclusion inéluctable. Cependant, je doute que M. Hamilton ait eu l’intention subjective de conseiller la perpétration d’une fraude. Ses mobiles étaient d’ordre pécuniaire, et il a tenté de piquer la curiosité des lecteurs susceptibles d’acquérir les renseignements de la même façon qu’il avait lui‑même été attiré à l’origine par les renseignements. En outre, il m’a paru dénué de toute subtilité et naïf au point où l’on ne saurait dire qu’il a fait preuve d’aveuglement volontaire ou d’insouciance.
J’estime aussi que M. Hamilton ne voulait pas que la fraude soit commise et n’a pas non plus fait preuve d’aveuglement volontaire ou d’insouciance devant le risque de la privation qui en résulterait (pour employer le critère établi dans Théroux). Selon moi, la preuve amène à conclure que M. Hamilton invitait d’autres personnes à faire ce qu’il avait fait : à satisfaire leur curiosité en constatant à quel point il est facile de générer des numéros et à croire qu’elles ne pouvaient les utiliser sans disposer de la date d’expiration. Autrement dit, il ne voulait pas expressément que la fraude soit commise. Pas plus qu’il aurait dû savoir, compte tenu de l’ensemble des circonstances, que la fraude serait commise. Il s’ensuit que je ne saurais conclure qu’il a fait preuve d’aveuglement volontaire ou d’insouciance quant aux conséquences de la fraude. M. Hamilton essayait plutôt de faire de l’argent en vendant de l’information sur Internet. À mon avis, au vu de l’ensemble de la preuve, l’on ne saurait conclure qu’il a conseillé de commettre une fraude.
86 La juge du procès était fondée à tenir compte des mobiles. Il s’agit d’un élément de preuve circonstancielle qui peut servir à déterminer l’état d’esprit de l’accusé. À la lecture de l’ensemble des motifs de la juge du procès, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion à laquelle est arrivée la Cour d’appel à cet égard (par. 44) :
[traduction] La juge du procès n’a pas commis d’erreur, comme l’a prétendu le ministère public. Comme elle était en droit de le faire, la juge du procès a tenu compte des mobiles dans le cadre de ses conclusions de fait. Mais sa décision est fondée sur d’autres faits touchant à la connaissance de l’intimé. Elle a conclu par exemple que l’intimé n’avait pas lu la plupart des fichiers « ultra‑secrets ». Elle a aussi conclu qu’il n’était pas intéressé par leur contenu et qu’il était, avant tout, « naïf, paresseux ou ignorant ». Au sujet du générateur de numéros de carte de crédit, la juge du procès a accepté le témoignage de l’intimé selon lequel il ne croyait pas que les numéros générés pouvaient être utilisés en l’absence d’une date d’expiration. En se fondant sur ces faits, elle a conclu que l’intimé n’avait pas une connaissance suffisante des conséquences de ses actes pour satisfaire à l’exigence de la mens rea. Il est évident qu’elle comprenait la nature du critère qu’elle était tenue d’appliquer et qu’elle n’a pas commis d’erreur de droit.
IV. Dispositif
87 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi accueilli en partie, les juges Major, Abella et Charron sont dissidents.
Procureur de l’appelante : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureurs de l’intimé : Pringle & Associates, Edmonton.
Procureur de l’intervenant le Procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.