La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

11/06/2004 | CANADA | N°2004_CSC_38

Canada | Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd., 2004 CSC 38 (11 juin 2004)


Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd., [2004] 2 R.C.S. 74, 2004 CSC 38

Canadian Forest Products Ltd. Appelante

c.

Sa Majesté la Reine du chef de la province de

la Colombie-Britannique Intimée

et entre

Sa Majesté la Reine du chef de la province de

la Colombie-Britannique Appelante

c.

Canadian Forest Products Ltd. Intimée

et

Procureur général du Canada, Conseil des pratiques

forestières, Sierra Club du Canada, David Suzuki

Foundation, Council of Forest Industries, Association

des produits forestiers du Canada et Coast Forest &

Lumber Association Intervenants

Répertorié : Colombie-Britannique c. Canadian Fo...

Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd., [2004] 2 R.C.S. 74, 2004 CSC 38

Canadian Forest Products Ltd. Appelante

c.

Sa Majesté la Reine du chef de la province de

la Colombie-Britannique Intimée

et entre

Sa Majesté la Reine du chef de la province de

la Colombie-Britannique Appelante

c.

Canadian Forest Products Ltd. Intimée

et

Procureur général du Canada, Conseil des pratiques

forestières, Sierra Club du Canada, David Suzuki

Foundation, Council of Forest Industries, Association

des produits forestiers du Canada et Coast Forest &

Lumber Association Intervenants

Répertorié : Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd.

Référence neutre : 2004 CSC 38.

No du greffe : 29266.

2003 : 16 octobre; 2004 : 11 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel, Deschamps et Fish.

en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2002), 100 B.C.L.R. (3d) 114, 166 B.C.A.C. 122, 271 W.A.C. 122, 11 C.C.L.T. (3d) 1, 49 C.E.L.R. (N.S.) 1, [2002] B.C.J. No. 692 (QL), 2002 BCCA 217, qui a accueilli en partie l’appel interjeté par la province et qui a rejeté l’appel incident interjeté par la société forestière contre une décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, [1999] B.C.J. No. 1945 (QL). Pourvoi accueilli et pourvoi incident rejeté, les juges Bastarache, LeBel et Fish sont dissidents.

G. Bruce Butler et Birgitta von Krosigk, pour l’appelante/intimée.

J. Douglas Eastwood, Karen Horsman et J. Gareth Morley, pour l’intimée/appelante au pourvoi incident.

Donald J. Rennie et Mark Kindrachuk, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

John R. Pennington, pour l’intervenant le Conseil des pratiques forestières.

Jerry V. DeMarco, Anastasia M. Lintner et Robert V. Wright, pour les intervenants le Sierra Club du Canada et David Suzuki Foundation.

John J. L. Hunter, c.r., et K. Michael Stephens, pour les intervenants Council of Forest Industries, l’Association des produits forestiers du Canada et Coast Forest & Lumber Association.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Iacobucci, Major, Binnie, Arbour et Deschamps rendu par

1 Le juge Binnie — Pendant l’été de 1992, un incendie de forêt a ravagé la région de Stone Creek, une région de l’intérieur de la Colombie-Britannique située à quelque 35 kilomètres au sud de Prince George. Environ 1 491 hectares ont été incendiés, y compris des aires où l’appelante Canadian Forest Products Ltd. (« Canfor ») et d’autres titulaires de tenure forestière étaient autorisés à exploiter la forêt, des aires en terrain escarpé où l’exploitation n’était pas rentable, des aires où les arbres n’étaient pas encore matures, et des aires qui longeaient des cours d’eau et où, à cause de leur grande valeur environnementale, la Couronne a depuis interdit la coupe du bois. C’est l’évaluation de l’indemnité que réclame la Couronne pour le dommage environnemental causé dans ces dernières zones, désignées zones écosensibles (« ZES »), qui a fait particulièrement problème.

2 L’attribution de la responsabilité à l’égard de l’incendie n’est plus contestée. Au cours de l’année précédente, Canfor avait procédé à un brûlage dirigé des broussailles et des résidus de coupe et alors qu’on ne s’y attendait pas, le feu a couvé tout l’hiver. Ce fait est passé inaperçu à cause de la négligence de Canfor. Le feu s’est ravivé à la fin de juin 1992. Le juge de première instance a conclu que, si la négligence de Canfor avait contribué à l’absence de mesures pour empêcher le feu de se raviver, l’insuffisance des efforts de lutte contre l’incendie de la Couronne avait aussi contribué à la perte ([1999] B.C.J. No. 1945 (QL)). Il a jugé impossible d’établir des degrés de faute ou de blâme et a donc partagé la responsabilité également. La Cour d’appel a modifié sa décision, attribuant 70 pour 100 de la responsabilité à Canfor et 30 pour 100 à la Couronne ((2002), 100 B.C.L.R. (3d) 114, 2002 BCCA 217). Ces conclusions ne sont plus en litige.

3 En première instance, la Couronne a réclamé des dommages-intérêts pour trois catégories de pertes :

(1) les dépenses supportées pour la lutte contre l’incendie et la restauration des aires incendiées;

(2) la perte des droits de coupe à l’égard des arbres qui auraient été récoltés dans le cours normal des activités (les arbres récoltables); et,

(3) la perte des arbres réservés pour diverses fins liées à l’environnement (les arbres réservés ou protégés).

4 Le juge de première instance a accordé à la Couronne 3 575 000 $ à l’égard de la première catégorie (un chiffre arrêté de concert), mais a rejeté la demande pour le reste parce que la Couronne n’avait pas prouvé une perte indemnisable soit pour les arbres récoltables, soit pour les arbres réservés. Ce faisant, il a expressément accepté comme [traduction] « probante » l’expertise de C. H. Gairns, l’expert présenté par Canfor, et il a rejeté l’analyse de G. W. Reznik du cabinet Deloitte & Touche, l’expert en estimation produit par la Couronne, la trouvant [traduction] « non convaincante ».

5 La Cour d’appel a rejeté l’appel de la Couronne concernant les dommages-intérêts pour ce qui est des arbres récoltables, mais elle a accordé une indemnité en ce qui concerne la « diminution de la valeur » des arbres réservés, la fixant à un tiers de leur valeur marchande. Elle a renvoyé à la cour de première instance la tâche de déterminer la valeur marchande des arbres réservés, advenant que les parties ne puissent s’entendre à ce sujet. Cette indemnité fait l’objet du pourvoi de Canfor.

6 La Couronne estime l’indemnité insuffisante et réclame, dans son pourvoi incident, la [traduction] « valeur aux enchères » du bois sur pied tant dans les zones exploitables que dans les zones non exploitables à la date de l’incendie, ainsi qu’une indemnité additionnelle au titre de la dégradation de l’environnement causée par la destruction des arbres protégés. Subsidiairement, elle demande à l’égard des arbres réservés que les droits de coupes lui soient accordés, à quoi s’ajouterait une indemnité pour dommage environnemental. Canfor conteste la méthode employée par la Couronne et affirme que, au vu de la preuve, la Couronne a obtenu des tribunaux de la Colombie-Britannique une indemnité excessive, et non une indemnité insuffisante.

7 La question de l’indemnité pour dommage environnemental revêt une grande importance. Comme la Cour l’a fait observer dans R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213, par. 85, les mesures législatives prises en vue de protéger l’environnement « visent un objectif public d’une importance supérieure ». Dans Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, la Cour a déclaré, à la p. 16, que « [l]a protection de l’environnement est devenue l’un des principaux défis de notre époque. » Dans Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, « la responsabilité de l’être humain envers l’environnement naturel » a été qualifiée de valeur fondamentale (par. 55 (italiques supprimés)). Encore plus récemment, dans 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241, 2001 CSC 40, la Cour a affirmé ce qui suit, au par. 1 :

. . . notre avenir à tous, celui de chaque collectivité canadienne, dépend d’un environnement sain. [. . .] Notre Cour a reconnu que « (n)ous savons tous que, individuellement et collectivement, nous sommes responsables de la préservation de l’environnement naturel [. . .] la protection de l’environnement est [. . .] devenue une valeur fondamentale au sein de la société canadienne » . . .

8 Pour assurer une juste prise en considération de l’environnement, il revient souvent au procureur général de protéger l’intérêt public en exerçant les voies de droit prévues par la loi et par la common law. En l’espèce, le procureur général ne s’est pas prévalu des recours prévus par la loi (par exemple, le par. 161(1) de la Forest Act, R.S.B.C. 1979, ch. 140 (maintenant R.S.B.C. 1996, ch. 157), pour obtenir paiement si du bois est endommagé ou détruit) mais il a réclamé des dommages-intérêts suivant la common law. Le présent pourvoi soulève donc la possibilité, pour le procureur général, de recouvrer des dommages-intérêts pour perte environnementale, les exigences de preuve de cette perte et la méthode permettant d’évaluer l’indemnité pour dommage environnemental en common law.

9 La Couronne du chef de la Colombie-Britannique dit agir non seulement en qualité de propriétaire foncier, mais encore à titre de représentante des habitants de la Colombie-Britannique, au bénéfice desquels elle cherche à préserver un environnement intact. Ainsi, la revendication d’une indemnité additionnelle au titre de l’environnement est‑elle formulée [traduction] « pour reconnaître le fait qu’elle [la Couronne], et le public qu’elle représente en tant que propriétaire des arbres protégés, leur accordent une plus grande valeur en tant que composante d’un écosystème protégé ». Pour la Couronne, la question soulevée dans le présent pourvoi consiste dans l’évaluation des dommages-intérêts délictuels payables pour une « ressource publique » et elle mentionne la [traduction] « valeur pour la société » des arbres protégés. La Couronne affirme qu’une [traduction] « juste indemnité n’est possible que si les auteurs de la faute compensent le public de la dégradation des écosystèmes. » En formulant en ces termes ses revendications, la Couronne invoque qu’elle agit à titre de parens patriae.

10 Le rapport entre la qualité de propriétaire foncier de la Couronne et sa qualité de parens patriae est l’une des questions qui nous sont soumises, tout comme nous est soumise la question du rôle hybride de la Couronne à la fois en tant qu’autorité de réglementation de l’industrie forestière et en tant que bénéficiaire du flux des recettes qu’elle établit et limite par sa propre réglementation.

11 Le procureur général du Canada est intervenu à l’appui de la province pour soutenir que la pleine indemnisation pour la détérioration des ressources naturelles protégées doit comprendre le remboursement des sommes engagées pour restaurer ces ressources (« le coût de restauration »), l’indemnisation pour la perte de jouissance et de jouissance passive jusqu’à l’achèvement de la restauration (« la perte de jouissance ») et, si les faits le justifient, une indemnité additionnelle pour la perte permanente de ressources exceptionnelles en cas d’impossibilité de restauration.

12 Comme pour toute perte, une demande d’indemnité pour une perte environnementale doit être basée sur une théorie cohérente des dommages, sur une méthode permettant d’évaluer ces dommages et sur une preuve suffisante. Nul ne met en doute la nécessité de protéger l’environnement, mais en l’espèce, hormis le coût du reboisement, dont les parties ont convenu, la Couronne ne réclame que les droits de coupe et la « diminution de la valeur de la ressource » dans la zone ravagée par le feu. L’environnement ne se limite pas au bois, mais aucun préjudice n’a été allégué à cet égard. Autrement dit, les actes de procédure visaient un aspect commercial assez restreint et c’est sur cette base que la demande a été contestée.

13 La preuve est aussi singulièrement mince en ce qui a trait à la nature précise de la perte environnementale, mis à part le dommage aux arbres, et à l’évaluation de cette perte. La preuve apportée par les experts en estimation de la Couronne, le cabinet Deloitte & Touche, n’appuie en rien la nouvelle réclamation de la Couronne au titre de la perte environnementale.

14 Les arguments de la Couronne ne sauraient être considérés comme des éléments de preuve; nous ne pouvons pas non plus interpréter le dossier comme offrant une méthode d’évaluation qui, à tort ou à raison, n’a été préconisée par aucun des experts. La Couronne a peut être droit à une indemnité plus importante au titre de l’environnement que la revendication dont nous sommes saisis, mais elle n’en a pas fait la preuve. Ainsi, je ne modifierais pas les termes de l’arrêt de la Cour d’appel en ce qui concerne les arbres récoltables, mais j’estime en toute déférence que la Couronne n’a pas prouvé son droit d’être indemnisée du dommage environnemental. Je suis donc d’avis de faire droit au pourvoi de Canfor à cet égard. Je rejetterais le pourvoi incident de la Couronne.

I. Les faits

15 Canfor est l’une des plus importantes entreprises forestières de la Colombie-Britannique. Pendant toute la période pertinente, elle détenait un permis d’exploitation forestière octroyé par la province en application de la Forest Act l’autorisant à couper du bois (la possibilité annuelle de coupe) chaque année dans l’aire désignée pendant une période de vingt ans en échange de droits de coupe, c’est‑à‑dire de droits par mètre cube de bois récolté, en sus des services d’aménagement forestier. La possibilité maximale de coupe pour chaque année était régie au moyen de permis de coupe délivrés pour des périodes d’au plus quatre ans. Le régime des permis accordait aux titulaires comme Canfor une certaine latitude pour ce qui est du rythme, du volume et des aires de coupe. L’incendie s’est étendu à l’extérieur de l’aire visée par le permis de Canfor, touchant aussi des terres visées par des permis d’approvisionnement et des boisés de ferme détenus par divers exploitants conformément à d’autres types de tenure.

16 Les parties au litige ont utilisé diverses appellations pour désigner la demanderesse : la « Couronne », la « province » et le « procureur général ». Dans les pages qui suivent, la province désigne le titulaire de l’intérêt, et la Couronne ou le procureur général désignent le défenseur de la province.

17 La zone touchée par l’incendie avait fait l’objet de récoltes à plusieurs reprises dans les années 1950 et 1960. Le bois dans cette zone n’était pas formé, dans l’ensemble, de peuplement vieux, mais d’arbres assez grands pour être simplement endommagés (et non détruits) par le feu.

18 Le régime des droits de coupe en vigueur en Colombie-Britannique depuis 1987 a son origine, du moins en partie, dans le différend sur le bois d’œuvre résineux avec les États‑Unis. D’après les témoignages des experts, [traduction] « les Américains disaient que les droits exigés par le gouvernement de la Colombie‑Britannique pour son bois étaient trop bas ». Par conséquent, la province a adopté un « taux cible » des droits de coupe pour le bois récolté dans le secteur de l’intérieur de la Colombie‑Britannique, ainsi qu’un système de fixation des prix en fonction de la valeur comparative (« PVC ») qui faisait en sorte qu’elle pouvait percevoir le taux cible à l’égard de chaque mètre cube de bois produit. La productivité de l’exploitation forestière et les coûts de production varient d’une aire de permis à l’autre dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B., et le système de tarification réglementaire de la province, dont le PVC fait partie, a été conçu pour assurer à la fois l’élasticité du coût par rapport aux conditions locales et la perception par la province de recettes qui lui permettent de calmer les remous provoqués par le lobby américain du bois d’œuvre résineux. Comme l’avocat de la Couronne l’a dit à l’expert de Canfor :

[traduction] En 1987, le ministère des Forêts a introduit le système de fixation des prix en fonction de la valeur comparative dans le cadre d’un programme destiné à éliminer la taxe à l’exportation de 15 pour 100 qui est imposée par le Canada sur le bois d’œuvre résineux vendu aux É.‑U. en réponse à la menace des É.-U. d’imposer des droits de douanes. Dans le cadre du système de PVC, le taux des droits de coupe est encore fixé au moyen d’une évaluation, et il est ensuite l’objet d’opérations mathématiques qui font en sorte que le budget des droits de coupe de la C.‑B. se rapproche du taux cible établi par le gouvernement.

19 Selon ce qu’a conclu le juge de première instance, le système de PVC faisait en sorte [traduction] « que les corrections apportées par le ministère des Forêts pour tenir compte des coûts plus élevés ou de la valeur moindre du bois constatés à certains endroits n’influent pas sur les recettes de la province » (par. 121 (je souligne)). L’expert de Canfor a ajouté ce qui suit, peut-être avec une pointe de cynisme : [traduction] « [i]ls ont adopté ce système pour augmenter les recettes du gouvernement, les augmenter sensiblement. Et ils avaient un prétexte tout trouvé pour le faire, ils pouvaient en rejeter le blâme sur les Américains. C’est ce que je crois. »

20 C’est sur cette toile de fond que notre Cour doit déterminer le montant de l’indemnité qui, dans la mesure où l’argent permet de le faire, replacerait la province dans la situation où elle se trouverait n’eût été l’incendie.

A. Calcul des droits de coupe

21 Comme je l’ai indiqué, les « droits de coupe » représentent la somme demandée par la province à l’égard de chaque mètre cube de bois récolté. Au moment de l’incendie, les droits variaient selon les régions forestières en conformité avec les politiques et les méthodes approuvées par le ministre. Les politiques pertinentes sont énoncées dans le document intitulé « Interior Appraisal Manual » qui a force de législation subordonnée sous le régime de l’art. 105 de la Forest Act actuelle (auparavant l’art. 84). Canfor soutient que l’intérêt indemnisable de la Couronne a été créé, avec les limites prévues, par la réglementation que la province a elle-même mise en place en 1987. À cet égard, la province n’est pas un propriétaire foncier ordinaire. Elle a droit à un flux de recettes et, d’après Canfor, l’incendie ne lui a causé aucun manque à gagner.

22 La réglementation prévoyait des dispositions distinctes selon qu’elles s’appliquaient dans le secteur côtier ou dans le secteur de l’intérieur. La Couronne avait établi à l’égard de chaque secteur un taux cible des droits qui, lorsqu’il était multiplié par la production de bois prévue, lui permettait d’obtenir les recettes anticipées.

23 Les taux des droits de coupe étaient rajustés d’un endroit à l’autre en fonction du rendement à chaque endroit afin de garantir à la Couronne ni plus ni moins que la récolte totale multipliée par le taux cible. Il en résultait des droits de coupe à un taux plus élevé pour certains endroits, selon la « valeur » comparative du bois récolté dans une aire donnée par rapport aux coûts de production. Dans des aires à faible rendement, les droits de coupe réclamés étaient moindres que dans les aires plus productives. On établissait donc pour chaque parterre de coupe ce qu’on appelait un « indice de valeur » (« IV »).

24 L’IV de tous les parterres de coupe du secteur de l’intérieur de la C.‑B. était ensuite fondu dans un « indice de valeur moyen » (« IVM ») pour former un point de référence. Les variations locales de productivité nette au-dessus ou en dessous du point de référence déterminaient le taux des droits de coupe à l’échelle locale.

25 Tout exploitant dont l’IV était plus élevé versait des droits de coupe plus élevés que le taux de base, alors que celui dont l’IV était moins élevé que l’IVM payait des droits moindres, de façon à rapporter à la province des recettes constantes et prévisibles.

26 Le système des droits de coupe, y compris le PVC, était et demeure la seule source de recettes de la province sous le régime de la Forest Act donnant ouverture à indemnisation. Bien entendu, la province aurait pu concevoir un système différent et elle a, depuis, apporté une modification qui exclut l’incidence des feux de forêt dans le calcul du PVC. Toutefois, à la date de cet incendie en 1992, elle ne l’avait pas encore fait.

B. Effet stabilisateur

27 Ces « valeurs », les IV et les IVM, étaient rajustées tous les trimestres. Lorsque, comme dans le cas de la zone incendiée de Stone Creek, la « valeur » du bois sur pied était diminuée, abaissant ainsi l’IV de cette zone par rapport à l’IVM et entraînant par conséquent une diminution du taux des droits de coupe dans la zone de Stone Creek, la réglementation, par le mécanisme de PVC, rajustait les droits payés par les autres titulaires de permis au cours du trimestre suivant pour compenser. On appelait cela « l’effet stabilisateur ». Selon les conclusions du juge de première instance, au par. 121,

[traduction] [o]n l’a surnommé « l’effet stabilisateur » dans le secteur forestier parce que tous facteurs spéciaux de réduction des droits de coupe négociés par un titulaire de permis d’exploitation ou par un groupe de titulaires entraînent pour les autres titulaires une majoration des droits. [Je souligne.]

28 L’effet « stabilisateur » intégré à la réglementation était un mécanisme de répartition des pertes par lequel les baisses et les hausses de l’IV au niveau local étaient réparties entre les titulaires de permis de toute la région, de telle sorte que la province n’a pas subi, et ne pouvait pas subir, une perte de recettes en raison d’une baisse de productivité dans une zone donnée, comme celle de Stone Creek.

29 Tous ces rajustements, y compris l’effet de l’incendie de Stone Creek sur les IV et les IVM, étaient, pour reprendre la formule de l’expert de Canfor, [traduction] « le cours normal des choses ». L’autorité de réglementation entendait maintenir les recettes de la Couronne à un niveau suffisamment bas pour encourager l’activité du secteur forestier mais suffisamment élevé pour atténuer les différends commerciaux avec les producteurs américains qui prétendaient avoir à supporter des coûts qui les handicapaient sérieusement par rapport à leurs concurrents canadiens.

30 En première instance, la Couronne a répondu que l’accroissement des recettes obtenu ailleurs par « l’effet stabilisateur » du système de PVC des droits de coupe était un effet [traduction] « accessoire » et ne devait pas être pris en compte pour diminuer l’indemnité de la Couronne. Cet argument a cependant été rejeté tant par le juge de première instance que par la Cour d’appel. Selon ces tribunaux, et je souscris à leur opinion, la Couronne n’a pas été en mesure de prouver quelque manque à gagner ouvrant droit à indemnisation.

C. Zones écosensibles

31 Au moment de l’incendie, la Couronne avait soustrait à la récolte certaines zones où elle interdisait la coupe du bois. Ces zones englobaient des « terrains escarpés vulnérables ». On reconnaissait que l’exploitation forestière traditionnelle dans les aires en pente raide perturbait les sols, risquant de causer l’érosion. On avait aussi limité l’exploitation dans des aires peuplées d’arbres immatures et dans des zones sauvages où la flore et la faune étaient protégées.

32 Après l’incendie, mais avant le procès en première instance, la Couronne a aussi créé des « aires riveraines » où l’exploitation sur les rives des rivières et ruisseaux était interdite afin de protéger les cours d’eau, l’habitat du poisson et d’autres valeurs écologiques.

33 Évaluant la perte à la date de l’incendie en 1992, l’expert de Canfor a émis l’avis que les aires riveraines devaient être comprises dans l’appréciation de la perte subie par la Couronne parce qu’à l’époque, l’exploitation y était permise. Par conséquent, pour les besoins de la présente instance, les arbres de ces aires ont été considérés comme des arbres récoltables et, donc, générateurs de recettes. Toutefois, l’expert de Canfor a estimé que l’exploitation en terrain vulnérable escarpé selon des méthodes écologiquement acceptables même en 1992 (c.‑à‑d. par hélicoptère) aurait été si peu rentable qu’elle n’aurait donné à la Couronne, théoriquement, que des taux de droits de coupe négatifs. Il a donc conclu que, bien que l’exploitation en terrain escarpé vulnérable eût produit une certaine quantité de bois, la Couronne n’en aurait pas tiré d’avantage financier. Il a estimé à zéro la perte de recettes pour la Couronne en ce qui concerne tant les arbres récoltables que les arbres réservés ou protégés en terrain escarpé vulnérable.

34 En l’espèce, la Couronne a prétendu qu’environ 85 pour 100 (235 567 mètres cubes) du bois récupéré dans la zone ravagée provenait des arbres récoltables et 15 pour 100 (42 881 mètres cubes) des arbres réservés ou protégés.

D. Opérations de récupération

35 Après l’incendie, les arbres ont été coupés dans les parterres de coupe ravagés par le feu. Le bois endommagé par le feu a été vendu à prix réduit, rapportant immédiatement à la Couronne des recettes de 1 528 857 $. Dans certaines zones, les arbres brûlés ont été laissés debout à des fins écologiques, principalement pour assurer la stabilité des sols.

E. Plan de restauration

36 La Couronne a adopté un plan de restauration comprenant principalement les mesures destinées à prévenir l’envasement des cours d’eau, la construction d’ouvrages antiérosion, la coupe rase des arbres inclinés et renversés, et l’ensemencement par hélicoptère d’herbes formant un tapis végétal propre à réduire l’érosion et à augmenter la stabilité des pentes. Le reboisement naturel prendra, bien entendu, des décennies. Les éléments et le coût de réalisation de ce plan ont été arrêtés de concert par les parties.

F. Expertise concernant la perte des arbres récoltables

37 Le taux des droits de coupe à l’égard des arbres récoltables dépendait de la nature de la tenure : pour le bois visé par un permis d’exploitation (50 pour 100 du total), il était en moyenne de 14,68 $ le mètre cube; pour le bois visé par un permis d’approvisionnement (6 pour 100 du total), il était de 21,20 $ en moyenne; pour les boisés de ferme (44 pour 100 du total), il était de 12,95 $ en moyenne. La moyenne pondérée des taux des droits de coupe au moment de l’incendie en 1992 s’établissait donc à 14,31 $ le mètre cube, en comparaison du taux cible de 8,55 $ pour le secteur de l’intérieur de la C.‑B.

38 L’expert de Canfor, M. Gairns, a effectué un calcul de la valeur actualisée de la perte subie par la Couronne. En se servant des données dont les parties auraient disposé à la date de l’incendie, il a calculé le flux des droits de coupe pour l’avenir avec l’incendie et sans l’incendie, puis il a appliqué le taux d’actualisation approprié pour tenir compte de l’avantage pour la Couronne d’avoir l’usage des sommes plusieurs années avant le recouvrement anticipé. Plus précisément, il a utilisé le taux cible du 1er juillet 1992 et l’a appliqué au volume de bois qui aurait vraisemblablement été récolté ultérieurement conformément au calendrier probable de coupe prévu avant l’incendie et il a soustrait la valeur actualisée des droits de coupe du bois récupéré, pour obtenir la valeur de la perte ou du gain net de la Couronne au titre des droits de coupe. Il a conclu que, puisque l’incendie avait accéléré radicalement la perception des recettes par la Couronne, et que celle‑ci avait pu disposer pendant une période de plusieurs années d’une somme de plus de 1,5 million de dollars qu’elle n’aurait pas eue sans l’incendie, cet incendie avait eu pour elle, par l’application du système réglementaire de droits de coupe de la province, l’effet paradoxal de lui procurer un gain financier de 100 291 $ (compte tenu d’un taux d’actualisation de 3,5 pour 100).

39 L’expert de la Couronne, M. Reznik du cabinet Deloitte & Touche, a accepté la méthode suivie par M. Gairns pour évaluer le flux anticipé des droits de coupe avec l’incendie et sans l’incendie. Toutefois, il a supposé qu’un calendrier de coupe plus dynamique aurait été possible (réduisant ainsi l’incidence de l’actualisation). De plus, afin d’extrapoler les recettes de la Couronne s’il n’y avait pas eu l’incendie, il a utilisé une moyenne des taux des droits de coupe effectifs imposés pendant les sept années postérieures à 1992, moins les recettes provenant des droits de coupe du bois récupéré. Les taux des droits de coupe ont augmenté pendant les années postérieures à 1992. L’utilisation des taux en vigueur après 1992 a eu pour effet de grossir la perte. Il a établi la perte estimative de la Couronne à 2 400 758 $ (compte tenu d’un taux d’actualisation de 3,5 pour 100).

40 Comme je l’ai indiqué, le juge de première instance a accepté le témoignage de l’expert de Canfor, M. Gairns, qui a reconnu que [traduction] « [d]e prime abord, il peut sembler insolite que les recettes produites par le bois récupéré compensent et même dépassent la perte des arbres récoltables dans le futur. » Toutefois, M. Gairns a suggéré plusieurs éléments pour expliquer ce résultat :

(1) Bien qu’un volume considérable de bois ait été endommagé dans la zone de Stone Creek, le dommage n’était pas grave au point de diminuer de manière significative la valeur de ce bois par rapport au bois vert (c.‑à‑d. non endommagé par le feu).

(2) Les taux des droits de coupe pour le bois récupéré excédaient encore généralement le taux cible du secteur de l’intérieur fixé à l’égard de la période pertinente de 1992.

(3) Il y avait relativement peu d’écart entre les taux des droits de coupe calculés à l’égard du bois avant l’incendie et après celui-ci.

(4) Les petites entreprises titulaires de permis d’approvisionnement, qui versaient généralement des droits de coupe plus élevés que ceux des grands exploitants tels que Canfor, ont récolté une plus grande proportion du bois récupéré de la zone ravagée de Stone Creek que la proportion du bois « vert » qu’elles auraient récolté n’eût été l’incendie.

(5) Sans l’incendie, la Couronne n’aurait pas perçu de droits de coupe à l’égard de cette zone pendant bien des années, car la première récolte n’était prévue au calendrier de coupe initiale qu’en 2001 et les récoltes suivantes en 2016 et 2031. Le bois dans un des plus grands boisés de ferme n’aurait pas été récolté pendant 66 ans. La perception anticipée des droits de coupe par la Couronne jusqu’à 66 ans à l’avance constituait un avantage financier appréciable et cela a été un facteur important dans la conclusion que la Couronne n’avait pas subi de perte.

[traduction]

Q [P]ourquoi n’avez-vous pas simplement utilisé, pour quantifier la perte de la Couronne, la méthode consistant à multiplier le volume de bois [récupéré] touché par le feu de Stone [Creek] par le taux applicable des droits de coupe au moment de la perte?

R Parce que ce bois n’aurait pu être récolté selon un calendrier de ce genre.

(6) M. Gairns n’a pas rajusté les droits de coupe par étalement sur les années suivantes, comme l’a fait Deloitte & Touche, parce qu’à son avis, de telles majorations des droits reposaient sur bon nombre de facteurs qui ne pouvaient être anticipés en 1992. De plus, d’après lui, on aurait tort d’isoler un seul facteur « futur », soit les droits de coupe, parmi un ensemble complexe de faits nouveaux, dont des modifications importantes apportées à la réglementation en 1996. Le juge de première instance a accepté ce raisonnement, concluant en ces termes au par. 124 :

[traduction] Entre autres lacunes, l’évaluation de Deloitte & Touche utilise les changements apportés aux taux des droits de coupe au cours des sept dernières années, mais ne prend pas en considération d’autres changements survenus dans le secteur forestier pendant cette période. Le rapport n’est pas convaincant.

(7) L’incendie de Stone Creek a déplacé quelque peu les activités d’exploitation forestière dans la région de Prince George, mais il n’a pas modifié l’ordre de grandeur de l’activité d’exploitation ni, par conséquent, les recettes de la Couronne. M. Gairns a affirmé ce qui suit :

[traduction] . . . dans la région d’approvisionnement en bois de Prince George, [. . .] il y a suffisamment de bois mature pour assurer l’exploitation forestière pendant environ 60 ans, aux niveaux actuels de récolte. Un feu ne fait que modifier la catégorie d’âge dans la partie [ravagée] de la région d’approvisionnement en bois. Il [le feu] ne restreint pas vraiment la possibilité annuelle de coupe. Celle‑ci est réaménagée sans que le niveau de récolte soit touché.

(8) La majeure partie du bois qui n’a pas pu être récupéré n’aurait pas été récolté s’il n’y avait pas eu l’incendie.

(9) Le calcul des droits de coupe en fonction du PVC a été conçu pour tenir compte de toutes les variables locales, y compris les incendies (d’origine naturelle ou causés par la négligence). [traduction] « Le système a été ainsi conçu de façon à ce que la coupe du bois de qualité inférieure ne modifie pas les recettes de la Couronne. C’est ce que l’on visait et c’est ce que l’on a obtenu. »

M. Gairns en a donc conclu, conclusion à laquelle a souscrit le juge de première instance, que la Couronne n’avait pas subi de perte financière en ce qui a trait aux arbres récoltables. La Cour d’appel a accepté cette décision.

G. Expertise concernant la perte des arbres réservés

41 Deloitte & Touche a évalué la perte des arbres réservés (ou protégés) en fonction de la valeur des droits de coupe ou, subsidiairement, de la valeur aux enchères (c.‑à‑d. comme si tout le peuplement d’arbres verts avait été mis aux enchères à la date de l’incendie). La Couronne a majoré de 20 pour 100 la valeur aux enchères au motif que la province accordait sans doute une plus grande valeur aux arbres réservés, en tant que composante d’un écosystème protégé, qu’au bois récoltable, sinon elle ne les aurait pas protégés. La Couronne a reconnu que 20 pour 100 représentait un chiffre un peu arbitraire.

42 L’expert de Canfor a conclu que la Couronne n’avait subi aucune perte financière en ce qui concerne aussi les arbres réservés ou « protégés ». Comme je l’ai indiqué, il a inclus les aires riveraines écosensibles dans le calcul des recettes, parce qu’elles n’étaient pas soustraites à la récolte en 1992. Il en a donc tenu compte dans son analyse générale, concluant à l’absence de perte de recettes.

43 Par ailleurs, selon lui, les coûts élevés d’exploitation en « terrain escarpé vulnérable » auraient produit un rendement négatif tant pour l’exploitant que pour la Couronne, comme je l’ai indiqué.

44 Sur la question plus générale de la perte environnementale, toutefois, M. Gairns a affirmé ceci au cours de son contre-interrogatoire :

[traduction] Si l’on peut parler de valeur, c’est le genre de valeur qui se mesure en nombre de jours-visiteurs, de poissons pris et en bien d’autres choses, mais non en droits de coupe. Il y a peut-être un moyen de l’évaluer, et je pense que des experts d’autres branches de l’économie forestière pourraient le faire. J’en connais un qui fait des évaluations économiques ayant trait aux espèces sauvages et au tourisme et peut-être qu’il y aurait moyen de regarder de ce côté. Je ne crois pas que la région soit un haut lieu touristique, mais je sais qu’elle a une valeur en tant que bassin hydrographique. En cas d’atteinte à l’approvisionnement en eau, ce serait un élément à apprécier. Je n’ai pas essayé de le faire parce que je ne pense pas que cela représente une perte de recettes pour la Couronne.

. . .

Le paysage n’est pas joli parce qu’on voit des squelettes d’arbres au lieu d’arbres verts. Je ne connais pas — et je ne crois pas que M. Reznik [du cabinet Deloitte & Touche] connaissait — une bonne façon d’évaluer cette dégradation du paysage. Alors, il s’est dit, au lieu de n’avoir aucun élément d’appréciation, supposons que l’on aurait pu y couper du bois et nous allons utiliser les droits de coupe. Je pense que ce n’est pas du tout approprié.

45 Relativement à l’évaluation du dommage environnemental, la Couronne n’a pas fait témoigner d’autre expert que celui de Deloitte & Touche.

II. Les questions en litige

46 1. La Couronne demande d’être indemnisée tant en sa qualité de propriétaire foncier qu’en sa qualité de représentante pour les pertes environnementales subies par le public. Canfor affirme que la Couronne n’a intenté une action qu’à titre de propriétaire foncier en droit privé et qu’il ne convient pas de lui permettre de lancer une « revendication fondée sur l’intérêt public » à cette étape tardive de l’instance.

2. La Couronne affirme que les zones exploitables constituaient des immobilisations qui ont perdu beaucoup de valeur à cause du feu et elle réclame ainsi la différence entre la « valeur aux enchères » du bois du secteur ravagé avant l’incendie et après l’incendie. Canfor dit que la valeur aux enchères n’est pas pertinente. Conformément à la Forest Act et à sa réglementation, la province avait accordé des permis à long terme à l’égard des aires forestières en question. La réglementation ne permettait pas la « vente aux enchères » du bois récoltable. Le seul droit pertinent que la province pouvait exercer était celui de percevoir le flux des recettes prévu par une réglementation qui comportait « l’effet stabilisateur » du système de PVC.

3. La Couronne affirme que l’application du système de PVC fournit une « source de revenu accessoire » non pertinente qu’il n’y avait pas lieu de prendre en considération pour limiter l’indemnité payable par Canfor. Cette dernière affirme que « l’effet stabilisateur » du PVC a permis à la province d’atteindre son taux cible des droits de coupe en dépit du feu. La province n’a jamais eu droit à quoi que ce soit de plus ou de moins qu’au produit obtenu en multipliant le volume de bois récolté par le taux cible réglementaire. La province n’a donc subi aucune perte en ce qui concerne le bois récoltable.

4. Quant aux arbres réservés, la Couronne dit avoir droit à la valeur marchande des arbres et à une indemnité additionnelle pour leur valeur environnementale. Canfor affirme que même si les arbres protégés sont pris en compte, la province n’a prouvé aucune perte financière.

5. Canfor ajoute que la notion de « dommage environnemental » invoquée par la Couronne en l’espèce n’est pas reconnue en common law canadienne et qu’il appartient au législateur, s’il estime sage de le faire, et non aux tribunaux, de modifier le droit applicable en matière de pertes environnementales.

III. Historique des procédures judiciaires

A. Cour suprême de la Colombie-Britannique, [1999] B.C.J. No. 1945 (QL)

47 Le juge de première instance a conclu que le paiement d’une indemnité pour la perte des droits de coupe replacerait la province dans la situation où elle se trouvait avant l’incendie. Puisque les experts avaient convenu d’une méthode d’évaluation fondée sur les « droits de coupe », il a rejeté la prétention de la Couronne selon laquelle les dommages devaient être évalués en fonction de la « valeur aux enchères » des arbres récoltables. Il a accepté l’argument de Canfor selon lequel le feu avait en fait accéléré la perception par la province de recettes qui, sans cela, auraient été étalées sur de nombreuses années et que, de ce point de vue, le feu lui avait apporté un léger avantage d’ordre purement financier.

48 Appliquant la méthode du « flux des recettes », le juge de première instance a décidé que Canfor avait droit à ce que les recettes supplémentaires obtenues par la province des autres titulaires de permis en application du système de PVC soient prises en compte pour compenser la perte de Stone Creek. À son avis, le système de PVC n’était pas accessoire par rapport à la négligence de Canfor et était donc pertinent pour le calcul des dommages-intérêts. Il n’y avait eu aucune perte de recettes. Par l’application du PVC, combinée à d’autres rajustements, la province se trouvait dans une situation financière aussi avantageuse que si l’incendie n’avait pas eu lieu.

49 En ce qui concerne les arbres réservés, le juge de première instance a affirmé ce qui suit, au par. 130 :

[traduction] Il est indubitable que les arbres de cette zone avaient une valeur. Leur valeur allait au-delà de l’esthétique ou de l’agrément. Il s’agissait d’une valeur pécuniaire, utilitaire. M. Gairns [l’expert de Canfor] a dit que, « Stone Creek constitue à la fois un habitat du poisson et une source d’approvisionnement en eau pour les habitants. » La préservation des arbres dans cette zone procédait simplement de l’application du bon sens sur les plans écologique et environnemental. [Renvoi omis.]

50 D’après le juge, la province avait perdu quelque chose de valeur, mais il a estimé que le coût de restauration, à savoir [traduction] « le coût de la replantation et des travaux requis pour remettre l’aire dans son état original » (par. 133), compensait les dommages dans une juste mesure. Dans son calcul, il n’a pas pris en compte le nombre d’années nécessaires pour redonner à la forêt ses dimensions de 1992. Les coûts de réensemencement par hélicoptère et d’autres travaux de restauration avaient fait l’objet d’un accord. En conséquence, il n’a pas été accordé de dommages‑intérêts à l’égard des arbres réservés des ZES.

51 Essentiellement, donc, mis à part les coûts de réensemencement et ceux d’autres éléments du plan de restauration de la forêt déjà acceptés par Canfor, la demande d’indemnisation de la Couronne a été rejetée.

B. Cour d’appel de la Colombie-Britannique (2002), 100 B.C.L.R. (3d) 114, 2002 BCCA 217

52 Les motifs de la Cour d’appel ont été exposés par le juge Hall, le juge Smith rédigeant des motifs distincts concourants sur la question du PVC (avec l’appui de la juge Huddart).

1. Motifs du juge Hall

53 Le juge Hall s’est dit d’avis que le juge de première instance avait eu raison de ne pas accorder de dommages-intérêts pour la perte des droits de coupe relatifs aux arbres récoltables. Il convenait de prendre en compte l’effet « stabilisateur » du système de PVC des droits de coupe. Les recettes obtenues par application du PVC n’étaient pas « res inter alios acta » (par. 56). En fait, il y avait un lien direct entre les droits de coupe perdus à cause du feu et les recettes additionnelles obtenues des autres exploitants par application du système de PVC des droits de coupe. Le système de PVC avait été mis en place par la province afin de [traduction] « veiller à ce que, sans égard aux aléas de l’activité forestière au cours d’une année donnée, les recettes de la province restent essentiellement intactes » (par. 61). Il fallait donc tenir compte de l’effet stabilisateur du système de PVC. Au bout du compte, la province ne subissait aucune perte de droits de coupe.

54 Le juge Hall a ensuite analysé la question de l’indemnité pour les arbres réservés. À son avis, ils constituaient un actif conservé pour préserver l’environnement. Toutefois, comme ces arbres n’étaient pas censés être commercialisés, le juge Hall a estimé qu’il était [traduction] « contraire à la réalité commerciale » (par. 65) d’apprécier la valeur de cet élément d’actif en fonction de sa valeur marchande. Il a donc refusé que la Couronne évalue les arbres réservés en fonction des droits de coupe pouvant s’y rattacher, jugeant cette démarche inopportune.

55 Puis, le juge Hall a examiné la façon d’évaluer un actif que l’on a choisi à dessein de ne pas commercialiser. Selon lui, il y avait une perte véritable, peu importe qu’il soit difficile de la quantifier. Eu égard aux arrêts Wood c. Grand Valley Railway Co. (1915), 51 R.C.S. 283, et Penvidic Contracting Co. c. International Nickel Co. of Canada, [1976] 1 R.C.S. 267, il a décidé au par. 74 que la difficulté inhérente à l’évaluation précise des dommages ne décharge pas l’auteur du préjudice de l’obligation de payer des dommages‑intérêts, que le juge ou le jury doit [traduction] « “agir au mieux” et sa conclusion ne sera pas infirmée même si “le montant accordé n’est en fait que le fruit de conjectures” » (italiques supprimés). La province avait subi une perte véritable. Le juge de première instance avait identifié un [traduction] « préjudice écologique » qui était tangible et réel, et non pas simplement une perte d’agrément. Il y avait eu destruction d’un habitat forestier. Il y avait eu atteinte à l’habitat du poisson et à l’approvisionnement en eau des habitants de la région. Bien qu’il ne fut pas facile d’évaluer les dommages, et qu’il faille pour cette évaluation approcher [traduction] « la limite des possibilités d’estimation », le juge a accordé une indemnité équivalant au tiers de la valeur marchande des arbres réservés.

2. Motifs concourants du juge Smith (avec l’appui de la juge Huddart)

56 Le juge Smith a lui aussi rejeté la demande d’indemnité de la Couronne pour la perte de droits de coupe, mais il s’est fondé sur la règle interdisant la double indemnisation : Ratych c. Bloomer, [1990] 1 R.C.S. 940. Puisque le système de PVC des droits de coupe avait eu pour effet d’empêcher au bout du compte toute perte pour la Couronne attribuable au feu et que celle‑ci avait déjà recouvré ses recettes selon le « taux cible », permettre à la Couronne dans le présent litige de recouvrer quelque somme que ce soit équivaudrait à l’indemniser pour une perte qu’elle n’a pas subie. L’incendie n’a eu aucune incidence financière sur les recettes. La Couronne n’a pas subi de perte ouvrant droit à indemnisation.

IV. Analyse

57 Il est désormais reconnu que Canfor a été le principal responsable d’un incendie qui aurait pu être évité si des précautions raisonnables avaient été prises. L’incendie a causé de graves dommages à des biens, à savoir 1 491 hectares de forêt peuplée d’arbres verts. Outre la « diminution de la valeur du bois », il était raisonnable de s’attendre à des conséquences environnementales d’importance. Les problèmes d’érosion ont probablement été aggravés. L’habitat du poisson a probablement été menacé. L’approvisionnement en eau de la collectivité s’est jusqu’à un certain point détérioré. Là où l’on pouvait admirer des forêts verdoyantes, on ne voit plus que des squelettes d’arbres noircis.

58 Et pourtant, hormis les droits de coupe, la demande d’indemnité de la Couronne se limitait à la « diminution de la valeur du bois ». Sur ce point, Canfor affirme que, en droit, la Couronne n’a pas prouvé de perte financière outre le coût de l’ensemencement d’herbe et d’autres activités prévues à un plan de restauration forestière qui prendra des décennies pour rendre à la forêt la maturité qu’elle avait avant l’incendie.

59 Le présent pourvoi ne concerne donc pas la preuve de dommages à des biens, mais la preuve et l’évaluation de la perte indemnisable. Point n’est besoin de souscrire à l’opinion de M. Gairns selon laquelle l’évaluation des pertes environnementales est [traduction] « assez chimérique » pour admettre qu’en évaluant les dommages-intérêts compensatoires pour la perte environnementale, la Cour ne doit pas s’attacher uniquement à punir l’auteur de la faute (ce qui est l’objet des infractions réglementaires) ni à calculer des pertes en se fondant tout au plus sur l’intention de pratiquer une justice sommaire à l’endroit de l’auteur de la faute. L’évaluation de la perte doit être « équitable tant pour le demandeur que pour le défendeur [. . .] [l]a meilleure façon de réaliser cette équité c’est d’éviter à la fois les indemnités trop modestes et les indemnités trop élevées » : Ratych, précité, p. 963.

60 Pour la Cour, dire que la difficulté que pose l’évaluation précise des dommages ne peut décharger l’auteur de la faute de l’obligation de compenser la perte est une chose. C’en est une autre d’écarter d’abord l’obligation de faire la preuve d’une perte (tout en reconnaissant, cependant, que la preuve inhérente à l’objet du litige peut avoir des limites réalistes). Je suis tout à fait d’accord en principe avec les observations suivantes de l’avocat de la Couronne en première instance :

[traduction] . . . les zones écosensibles rempli[ssent] diverses fonctions, notamment prévenir l’érosion en terrain escarpé, prévenir l’envasement des cours d’eau dû à l’érosion, donner de l’ombre aux cours d’eau, aider les espèces sauvages, leur procurer les aliments que fournissent les branches, constituer l’habitat des espèces sauvages et diverses autres fonctions[.]

61 Cependant, Canfor affirme que la Couronne a introduit l’instance comme une action ordinaire en matière commerciale et que Canfor a droit à ce que les plaidoiries et la preuve suivent la manière usuelle.

62 Il devient donc nécessaire d’analyser individuellement chaque élément de l’ensemble de la demande d’indemnité pécuniaire de la Couronne.

A. La Couronne ne peut-elle poursuivre qu’en sa qualité de propriétaire foncier ordinaire?

63 Devant les tribunaux de la Colombie-Britannique, la Couronne a engagé une action et obtenu une indemnité en sa qualité de propriétaire des forêts domaniales.

64 Peut-elle également poursuivre en qualité de représentante de la population pour faire respecter le droit du public à un environnement intact? Si la Couronne ne peut pas agir, qui le pourrait? On nous a cité l’arrêt Prince Rupert (City) c. Pederson (1994), 98 B.C.L.R. (2d) 84 (C.A.), où la cour a décidé qu’une municipalité ne peut pas recouvrer au nom de ses habitants une indemnisation pour la perte d’[traduction] « agrément » résultant de la destruction d’arbres.

65 Devant notre Cour, la Couronne a affirmé avoir droit à des dommages-intérêts pour négligence [traduction] « pour décourager effectivement les dommages à l’environnement et faire en sorte que le public soit indemnisé du préjudice environnemental ». Canfor a prétendu que pareille demande équivalait à un recours de « droit public » que seule pourrait autoriser une loi spéciale telle que la Comprehensive Environmental Responses, Compensation, and Liability Act of 1980 des États‑Unis, 42 U.S.C. §§ 9601-9675 (1982 Supp. V 1987) (« CERCLA »), souvent appelée la loi « Superfund ». Canfor affirme qu’un propriétaire foncier ne peut recouvrer de telles pertes en droit de la responsabilité civile délictuelle. Selon Canfor, l’argument de la Couronne confond la justice distributive et la justice commutative. Le point de vue de Canfor a été appuyé par l’intervenant du secteur forestier, Council of Forest Industries (« COFI ») et par d’autres. Selon Canfor et le COFI, quand la Couronne engage une poursuite fondée sur la responsabilité civile délictuelle, ses droits se limitent à ceux d’un plaideur privé. On a concédé que le procureur général joue effectivement un rôle comme défenseur de l’intérêt public dans les cas de nuisance publique, mais la voie de droit qui lui est ouverte dans ces cas est l’injonction et non l’indemnisation.

66 De tout temps, bien entendu, c’est au procureur général, représentant la Couronne, qu’il a appartenu d’intenter une action pour faire supprimer une nuisance publique. Récemment, dans Ryan c. Victoria (Ville), [1999] 1 R.C.S. 201, par. 52, notre Cour a reconnu qu’il est permis d’affirmer que « toute activité qui porte atteinte de façon déraisonnable à l’intérêt du public relativement à des questions de santé, sécurité, moralité, confort ou commodité » peut constituer une nuisance publique. À mon avis, en brûlant une forêt domaniale, Canfor a posé un acte qui pouvait constituer une nuisance publique. C’était aussi une négligence.

67 Bien qu’une nuisance publique puisse également être un crime (voir Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, par. 180(1)), elle est plus souvent l’objet de demandes d’injonction à l’initiative du procureur général pour le compte du public. L’objectif est habituellement la suppression de la nuisance. Pour reprendre les propos de la juge McLachlin (maintenant Juge en chef de notre Cour) dans Stein c. Gonzales (1984), 14 D.L.R. (4th) 263 (C.S.C.‑B.), [traduction] « [l]es droits du public, y compris dans le domaine de la nuisance publique, ne peuvent être plaidés que dans une action au civil intentée par le procureur général en qualité d’agent de la Couronne représentant le public » (p. 265). La juge McLachlin a ajouté que [traduction] « le procureur général est investi et chargé de la tâche de faire respecter les droits du public » (p. 268). Sa qualité pour agir est parfois rattachée au rôle de parens patriae de la Couronne : voir W. Estey, « Public Nuisance and Standing to Sue » (1972), 10 Osgoode Hall L.J. 563, p. 566 et 576; voir aussi Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on the Law of Standing (1989), p. 10, et Law Reform Commission of British Columbia, Report on Civil Litigation in the Public Interest (1980), no 46, p. 7.

68 Il est vrai que le rôle du procureur général a traditionnellement été de chercher à mettre un terme à toute activité portant atteinte aux droits du public. C’est pourquoi l’on a émis l’avis que la seule voie de droit ouverte au procureur général était l’injonction. Pour certains commentateurs, l’injonction est la « réparation publique » obtenue par le procureur général, alors que les dommages-intérêts sont une « réparation privée » que peuvent demander les particuliers qui ont subi une perte particulière comme une blessure ou des dommages à leurs biens : voir, par exemple, P. H. Osborne, The Law of Torts (2e éd. 2003), p. 364. En réalité, il serait pratiquement impossible à des membres du public de démontrer dans la plupart de ces affaires concernant l’environnement qu’ils ont subi des « dommages spécifiques » suffisants pour intenter une action en responsabilité civile délictuelle ayant une incidence financière assez grande pour satisfaire les deux objectifs de politique générale que sont la dissuasion et la juste indemnisation des victimes : Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534. Les recours collectifs joueront aussi un rôle mais, comme le fait observer le professeur Klar, [traduction] « [c]’est la condition relative aux dommages spécifiques qui a rendu particulièrement inefficaces les actions privées fondées sur la nuisance publique » (L. N. Klar, Tort Law (3e éd. 2003), p. 647).

69 Les tribunaux canadiens n’ont pas tous adopté une conception restrictive des voies de droit ouvertes à la Couronne dans les actions civiles pour nuisance publique. Dans La Reine c. Le navire Sun Diamond, [1984] 1 C.F. 3 (1re inst.), la Couronne du chef du Canada a réclamé des dommages-intérêts pour recouvrer le coût du nettoyage qu’elle avait dû supporter pour pallier les dommages causés par un déversement de mazout dans les eaux près de Vancouver. Une indemnité a été accordée pour le nettoyage des eaux, en plus du nettoyage des plages et des rives des propriétés appartenant à la Couronne. Le juge Walsh a fait remarquer que : « ce qui a été fait était raisonnable et semble fournir un bon exemple du principe parens patriae, la Couronne [. . .] agissant comme on dit en droit civil, en “bon père de famille” » (p. 31-32 (je souligne)).

70 Dans Procureur général de l’Ontario c. Fatehi, [1984] 2 R.C.S. 536, la province a réclamé des dommages-intérêts pour les frais de nettoyage d’une route provinciale à la suite d’un accident. Notre Cour a décidé que la province avait droit à une indemnité pour les dommages à sa propriété, comme tout autre propriétaire foncier ordinaire, et n’avait pas à être expressément autorisée par la loi pour intenter une action. De plus, s’exprimant au nom de la Cour, le juge Estey a, à la p. 547, cité, semble-t-il en l’approuvant, le passage qui suit des motifs de lord Dunedin dans Glasgow Corp. c. Barclay, Curle & Co. (1923), 93 L.J.P.C. 1 :

[traduction] Une personne qui, par son action, a fait quelque chose qui a rendu la route impraticable et a ainsi empêché les autres de l’utiliser pourrait sans aucun doute être interdite de passage à la demande de l’administration de la voirie, [. . .] même si on peut consulter en vain les textes à ce sujet, je suis d’avis que des actions en dommages‑intérêts relativement à cette action pourraient être intentées. [Je souligne.]

71 Dans son Report on Civil Litigation in the Public Interest, op. cit., la Commission de réforme du droit de la Colombie-Britannique a indiqué qu’il convenait, afin d’offrir un recours efficace, que les tribunaux se montrent moins réticents à condamner à des dommages-intérêts les auteurs de nuisance publique (p. 70-71). Voir aussi Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on Damages for Environmental Harm (1990) (« OLRC Report »), p. 11‑13.

72 À mon avis, Canfor adopte un point de vue trop étroit à l’égard du droit de la Couronne, représentée par le procureur général, de demander l’indemnisation d’un dommage environnemental lorsque l’affaire s’y prête.

73 Les tribunaux canadiens ont exprimé l’avis que même les municipalités jouent un rôle dans la défense des droits du public. Dans Scarborough c. R.E.F. Homes Ltd. (1979), 9 M.P.L.R. 255 (C.A. Ont.), dans une décision rendue de vive voix, le juge Lacourcière dit ce qui suit, à la p. 257 :

[traduction] À notre avis, la municipalité est, dans un sens large, fiduciaire de l’environnement au profit des habitants de la zone de la réserve routière et, de fait, des citoyens de toute la collectivité. [Je souligne.]

La juge L’Heureux‑Dubé a repris cette expression, sans la commenter, dans 114957 Canada, précité, par. 27.

74 L’idée selon laquelle la Couronne est investie des droits du public en matière environnementale a des origines anciennes en common law : voir, par exemple, J. C. Maguire, « Fashioning an Equitable Vision for Public Resource Protection and Development in Canada : The Public Trust Doctrine Revisited and Reconceptualized » (1997), 7 J.E.L.P. 1. En fait, la notion de « droits du public » était reconnue en droit romain :

[traduction] Suivant le droit naturel, sont communs tous les éléments suivants : l’air, l’eau courante, la mer . . .

(T. C. Sandars, The Institutes of Justinian (1876), livre II, titre I, p. 158)

75 Une notion semblable persiste dans les systèmes de droit européens. Aux termes de l’art. 538 du Code civil français, les fleuves et rivières navigables ou flottables, les rivages, les ports et les havres, sont du domaine public. H. de Bracton expose une conception similaire dans son traité sur le droit anglais du milieu du 13e siècle (Bracton on the Laws and Customs of England (1968), vol. 2, p. 39-40) :

[traduction] Selon le droit naturel, sont communs tous les éléments suivants : l’eau courante, l’air, la mer et le rivage de la mer [. . .] L’accès au rivage de la mer n’est donc interdit à personne . . .

Les rivières et les ports sont tous publics, et le droit d’y pêcher est commun. Selon le jus gentium, l’usage des rives, comme celui des rivières et des fleuves eux-mêmes, est public . . .

76 Suivant une convention juridique, la Couronne était titulaire de ces droits du public et avait l’autorité pour faire respecter les droits d’usage du public. Selon de Bracton, op. cit., p. 166-167 :

[traduction] (Le seigneur roi) lui-même exerce normalement la compétence et le pouvoir sur toute personne qui se trouve dans son royaume. [. . .] Il a aussi, en priorité sur toute autre personne dans son royaume, les privilèges qu’il tient du droit naturel. (Selon le droit naturel,) les biens publics [. . .] qui doivent naturellement être communs [. . .] lui appartiennent [. . .] Ceux qui concernent l’administration de la justice et la paix [. . .] n’appartiennent à personne si ce n’est à la couronne seulement et à la dignité royale, et on ne peut les dissocier de la couronne puisqu’ils constituent la couronne.

Depuis l’époque de de Bracton, il est constant que les droits publics et la compétence sur ces droits sont indissociables de la Couronne. Cette notion de la Couronne comme titulaire des « droits du public » inaliénables en ce qui a trait à l’environnement et à certaines ressources communes s’accompagnait du droit du procureur général, représentant de la Couronne en qualité de parens patriae, d’engager les procédures pour les protéger. Il s’agit d’une compétence importante qu’il convient de ne pas atténuer par une interprétation judiciaire restrictive.

77 Comme je l’ai indiqué, aux États‑Unis, la CERCLA autorise l’introduction d’actions par le gouvernement dans « l’intérêt public », y compris en cas de dommage environnemental, mais ce n’est pas là le seul fondement des demandes touchant l’environnement que peuvent présenter les États et le gouvernement fédéral.

78 Suivant la common law américaine, il est admis depuis longtemps que l’État est investi de la compétence parens patriae pour assurer la défense des intérêts collectifs du public. L’exercice de cette compétence a été accueilli favorablement dans des demandes d’injonction en matière d’environnement visant des nuisances publiques dans un État voisin : voir, par exemple, North Dakota c. Minnesota, 263 U.S. 365 (1923), p. 374; Missouri c. Illinois, 180 U.S. 208 (1901); Kansas c. Colorado, 206 U.S. 46 (1907); Georgia c. Tennessee Copper Co., 206 U.S. 230 (1907); New York c. New Jersey, 256 U.S. 296 (1921). Dans Tennessee Copper, le juge Holmes a conclu au nom de la Cour suprême des États‑Unis, à la p. 237, que [traduction] « l’État a sur tout le sol et l’air de son domaine un intérêt indépendant des titres de ses citoyens et fondamental » (je souligne).

79 Le droit américain reconnaît également la notion que l’État est investi d’un mandat de « fiducie publique ». Ainsi, dans Illinois Central Railroad Co. c. Illinois, 146 U.S. 387 (1892), la Cour suprême des États‑Unis a fait droit à la demande de l’Illinois visant à faire déclarer invalide une concession de terre. L’État avait concédé en fief simple à la société ferroviaire une bande de terre d’une largeur d’un mille à partir de la rive du lac Michigan, y compris une bande d’un mille dans le quartier des affaires de Chicago. La Cour a jugé que ce terrain était l’objet d’une fiducie publique. Le titre de propriété de l’État sur ce terrain était

[traduction] de nature différente de celui que détient l’État sur des terres destinées à être vendues. [. . .] C’est un titre détenu en fiducie au bénéfice des habitants de l’État afin qu’ils puissent naviguer sur les eaux, y faire commerce et jouir du droit d’y pêcher sans entrave ni ingérence de parties privées. [p. 452]

L’acte de transfert en faveur de la société ferroviaire a donc été annulé.

80 Aux États‑Unis, les doctrines de la qualité de parens patriae et de la « fiducie publique » ont permis l’obtention de réparations pécuniaires. Ainsi, dans New Jersey, Department of Environmental Protection c. Jersey Central Power and Light Co., 336 A.2d 750 (N.J. Super. Ct. App. Div. 1975), l’État a poursuivi l’exploitant d’une centrale électrique pour la destruction massive de poissons dans les eaux soumises aux marées par suite d’un déversement négligent ayant causé un changement de température dans l’habitat du poisson. L’État a réclamé des dommages-intérêts compensatoires pour le préjudice causé à des ressources publiques. La cour a conclu que l’État avait [traduction] « le droit et l’obligation fiduciaire de demander des dommages-intérêts pour la destruction de la faune et de la flore qui font partie de la fiducie collective » pour « compenser toute diminution du capital de cette fiducie [collective] » (p. 759), faisant remarquer ceci :

[traduction] Il nous semble que, faute de quelque intérêt particulier de simple citoyen, il est douteux que quiconque à part l’État puisse être considéré comme la personne pouvant à juste titre intenter une action en dommages-intérêts pour dommages à l’environnement.

Voir aussi State of Washington, Department of Fisheries c. Gillette, 621 P.2d 764 (Wash. Ct. App. 1980), et State of California, Department of Fish and Game c. S.S. Bournemouth, 307 F.Supp. 922 (C.D. Cal. 1969). La possibilité pour les États d’obtenir des dommages-intérêts en matière environnementale en invoquant leur qualité de parens patriae et la « fiducie collective » a également été confirmée dans State of Maine c. M/V Tamano, 357 F.Supp. 1097 (D. Me. 1973), et dans State of Maryland, Department of Natural Resources c. Amerada Hess Corp., 350 F.Supp. 1060 (D. Md. 1972). Ces affaires ont toutes été tranchées par application de la common law et non de la CERCLA.

81 Il me semble qu’aucun obstacle juridique n’empêche la Couronne d’engager, quand les faits y donnent ouverture, des poursuites en indemnisation et en injonction pour cause de nuisance publique ou pour négligence causant un dommage environnemental à des terres domaniales, et peut-être pour d’autres quasi-délits tels que l’entrée sans autorisation, mais ces actions soulèvent des questions de politique générale nouvelles et manifestement importantes. Parmi ces questions, mentionnons la responsabilité possible de la Couronne pour inaction en cas de menaces pour l’environnement, l’existence ou l’absence d’obligations fiduciaires contraignantes de la Couronne envers le public à cet égard, les limites du rôle et de la fonction des gouvernements pour les mesures prises à l’encontre d’actes préjudiciables à la jouissance des ressources publiques par le public ainsi que les voies de droit qui leur sont ouvertes sous ce rapport, et le spectre d’une responsabilité indéterminée qui serait imposée à des parties privées pour des sommes indéterminées en cas de préjudice écologique ou de dommage environnemental.

82 Le présent pourvoi ne se prête pas à l’examen de ces questions difficiles. La preuve d’expert présentée par la Couronne considère celle‑ci comme un propriétaire de forêts domaniales qui demande, au même titre que tout propriétaire foncier, d’être indemnisé pour la perte de droits de coupe et la « diminution de la valeur du bois ». La Couronne a invoqué le par. 11(1) de la Crown Proceeding Act, R.S.B.C. 1996, ch. 89, qui dispose que [traduction] « les droits des parties sont, sous réserve de la présente loi, dans la mesure du possible les mêmes que dans une instance entre personnes ». Bien entendu, la Couronne a toute latitude pour faire valoir ses droits de propriétaire foncier : Fatehi, précité, et Toronto Transportation Commission c. The King, [1949] R.C.S. 510. Les fondements d’une revendication présentant un caractère un peu plus « public » n’ont pas été débattus à fond devant les tribunaux d’instance inférieure. La Couronne affirme maintenant avoir réclamé [traduction] « la valeur marchande comme indicateur » du dommage environnemental, mais en toute déférence, ce n’est pas ce qu’indiquent ses actes de procédure. Il serait injuste pour les autres parties de présenter à une étape aussi tardive des questions dont la portée est aussi grande.

83 Je vais donc examiner la demande de la Couronne dans la présente espèce en considérant que son droit est limité à celui du propriétaire d’une aire forestière, le rôle qu’elle a adopté dans sa déclaration en première instance.

B. La Couronne a-t-elle droit, par analogie avec les propriétaires privés, à la « valeur aux enchères » du bois récoltable?

84 La province avait le droit d’être replacée dans la situation où elle se serait trouvée n’eût été le délit civil, dans la mesure où cela pouvait se faire en argent : Ratych, précité, p. 962-963; Cunningham c. Wheeler, [1994] 1 R.C.S. 359, p. 396; et Sunrise Co. c. Lake Winnipeg (Le), [1991] 1 R.C.S. 3, p. 27, la juge McLachlin dissidente en partie, mais avec l’appui sur ce point de la juge L’Heureux-Dubé au nom des juges majoritaires, à la p. 17.

85 La Couronne soutient que les tribunaux d’instance inférieure ont « mal compris » la nature de la demande de la province. Ils ont estimé à tort que la perte de la province consistait dans un manque à gagner. Lorsque la perte des arbres récoltables est « bien » envisagée, selon la Couronne, la meilleure mesure de sa perte est le prix qu’elle aurait pu obtenir aux « enchères » si les arbres avaient été récoltés et vendus à une vente de bois aux enchères à la date de l’incendie, majoré du montant de la perte de jouissance pendant que la forêt se régénère. La « méthode des enchères » présuppose que les arbres de la région de Stone Creek pouvaient être récoltés immédiatement en juillet 1992. Selon la Couronne, la perte indemnisable, ainsi conçue, s’élève à 3 517 038,65 $. Canfor répond que, ayant bloqué ses droits de récolter ses arbres par un régime complexe de permis d’exploitation à long terme, la province ne peut pas maintenant être mise sur le même pied qu’un propriétaire foncier dont la propriété n’est pas grevée et qui est libre de céder ses biens au plus offrant : British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc., [2003] B.C.J. No. 84 (QL), 2003 BCSC 77.

86 À mon avis, l’objection de Canfor à la méthode des « enchères » doit être retenue pour des motifs tant de fond que de forme.

87 Dans sa déclaration re-modifiée, la Couronne n’a pas réclamé la valeur aux enchères, mais les [traduction] « pertes subies par suite de la diminution des droits de coupe attribuable à l’incendie » (par. 15(c)). La réglementation prévoit que les droits de coupe sont versés pendant toute la durée de production de l’exploitation forestière, en l’occurrence 66 ans. Il n’est pas loisible à la Couronne d’écarter l’effet juridique des permis déjà accordés à des personnes pour l’exploitation forestière dans la région de Stone Creek, y compris à Canfor.

88 La réglementation cède en grande partie la responsabilité de la gestion des forêts aux grands exploitants tels que Canfor. Cette dévolution s’opère au moyen d’un système complexe de permis, qui confère au titulaire le droit d’exploiter la forêt à long terme moyennant le paiement de droits de coupe et l’engagement du titulaire à s’acquitter de nombreuses fonctions, dont certaines étaient auparavant exercées par l’État, comme la construction d’un réseau routier et la création de l’infrastructure permanente. La viabilité économique exige des permis à long terme (20 ans en l’espèce). Suivant le système de permis réglementaire en vigueur en Colombie-Britannique en 1992, la province n’avait pas le droit de vendre aux enchères le droit de couper immédiatement tout le bois de la zone qui allait être ravagée par le feu, ce que permet de mesurer la « valeur aux enchères ». La réglementation provinciale fixe la coupe du bois pour les années et les décennies à venir en contrepartie de la stabilité à long terme ainsi que du bien-être économique des collectivités qui dépendent d’une industrie forestière stable. L’effet pratique de ce système est que la province a bloqué ses actifs forestiers de sorte que la méthode des « enchères » est incompatible avec sa propre réglementation.

89 Il me semble qu’en réclamant pour perte de recettes, la Couronne, sous réserve d’exemption spéciale, est certes liée par les règlements d’application de la Forest Act au même titre que les exploitants privés (qui, contrairement à la Couronne, ne peuvent pas les modifier). Aucune exemption spéciale ne s’applique en l’espèce.

90 Il n’est donc pas étonnant que les propres évaluateurs-experts de la Couronne eux-mêmes n’aient pas, en première instance, défendu la prétention fondée sur la valeur aux enchères, mais qu’ils aient plutôt mis l’accent sur la perte des droits de coupe pendant plusieurs années à venir. L’expert en évaluation de la Couronne a expressément abandonné l’idée que la valeur aux enchères soit la mesure légitime de la perte de celle‑ci. Bien que la version initiale du rapport d’expertise de Deloitte & Touche propose dans son « premier scénario » la possibilité de la valeur aux enchères, le cabinet a changé sa position dans son rapport postérieur du 13 mai 1999, optant pour ce qu’on a appelé le « troisième scénario », soit la valeur actualisée des droits de coupe futurs, [traduction] « qui auraient été obtenus [dans le cours normal des activités] si [l’incendie] n’avait pas eu lieu ». Au cours de son interrogatoire principal à l’instruction, l’expert de la Couronne, M. Reznik du cabinet Deloitte & Touche, a confirmé son rejet de la prétention fondée sur la valeur aux « enchères » (« premier scénario ») en faveur des droits de coupe (ce qu’il a appelé le « troisième scénario »). M. Reznik a ensuite confirmé, au cours de son contre‑interrogatoire, qu’il admettait que la bonne méthode d’évaluation était le troisième scénario, soit la valeur actualisée des droits de coupe.

91 Acceptant le consensus des experts, le juge de première instance a rejeté en ces termes la valeur aux enchères comme méthode d’évaluation de la perte de la Couronne (par. 113) :

[traduction] En ce qui concerne les arbres récoltables, la situation de la demanderesse, n’eût été l’incendie, aurait été la perception de droits de coupe au moment de la récolte des arbres. La demanderesse a cédé ses « droits » sur ses arbres au moyen de ce qui est maintenant le Permis d’exploitation A40873. Sous réserve de l’obtention de tous les permis nécessaires, la défenderesse a acquis le droit de récolter les arbres. La demanderesse [la province] avait l’obligation corollaire de s’abstenir de les récolter. En conséquence, la mettre en possession des droits de coupe qu’elle aurait touchés équivaut à « la replacer dans la situation où elle se serait trouvée, n’eût été le délit civil ». [Je souligne.]

92 Devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, la Couronne s’est encore une fois appuyée sur la méthode des « droits de coupe » actualisés (par opposition à la « valeur aux enchères ») :

[traduction] La position de la demanderesse [la Couronne] est qu’elle a droit aux droits de coupe qu’elle aurait perçus pour ce bois [à récolter] moins le montant qu’elle a touché sous forme de droits de coupe réduits par suite de la récupération des arbres en 1993. Afin de calculer la « somme que la demanderesse aurait perçue n’eût été l’incendie », il faut déterminer le taux des droits de coupe qui aurait été imposé sur le bois qui se trouvait dans la zone ravagée de Stone [Creek] pour chacune des années pendant lesquelles la récolte aurait eu lieu. En outre, il faudrait faire une estimation du volume de bois qui aurait été récolté pendant chacune de ces années.

(Canfor, Recueil de sources de l’intimée, onglet 5, p. 23, par. 74)

93 Vu les circonstances, je ne pense pas qu’il soit loisible à la Couronne, sans l’appui de preuve d’expert, de prétendre devant notre Cour que la « valeur aux enchères » constitue le fondement qui convient pour calculer l’indemnité.

C. La Couronne dit que le système de PVC fournit une « source de revenu accessoire » non pertinente qu’il n’y a pas lieu de prendre en compte pour diminuer son indemnité

94 Une fois la demande de réparation de la province limitée à l’incidence de l’incendie sur le flux anticipé des droits de coupe, cette demande se bute à la logique financière de la réglementation forestière de la province. C’est que la personne lésée « devrait être indemnisée intégralement de sa perte, mais sans plus. [. . .] [Elle] n’a toutefois pas le droit de transformer un préjudice en une aubaine. Il incombe au tribunal dans chaque cas de déterminer le plus exactement possible la perte réelle du demandeur » : Ratych, précité, p. 962-963 (je souligne).

95 Canfor affirme que la Couronne ne peut pas prouver de perte de recettes pour ce qui est des zones exploitables assujetties au système de PVC des droits de coupe, et ce pour diverses raisons dont les suivantes :

a) Le revenu additionnel que la province tire des autres permis et qui est produit par la modification des taux de droits de coupe destinée à respecter le taux « cible » général est le résultat direct de l’incendie et doit donc être pris en compte de façon à limiter les dommages-intérêts de la Couronne.

b) Subsidiairement, comme le système de PVC était conçu de manière à éviter la fluctuation des recettes de la province, l’effet « stabilisateur » du système de PVC a fait en sorte qu’il n’y a eu aucune « perte » et que, par conséquent, il n’y a aucune « perte » à recouvrer de l’auteur du délit.

c) Subsidiairement encore, si la province perçoit à la fois des droits de coupe plus élevés et une indemnité de Canfor pour le rendement inférieur de l’aire ravagée, elle aura obtenu une double indemnisation.

96 Il convient tout d’abord de reconnaître que l’élément « stabilisateur » du système de PVC des droits de coupe n’a touché qu’une partie de la demande d’indemnité de la Couronne. Comme je l’ai déjà indiqué, il existait trois types de tenures dans la zone ravagée : le permis d’exploitation, le permis d’approvisionnement et les permis de boisés de ferme. Seul le bois récolté conformément à des permis d’exploitation était visé par le système de PVC. Environ 35 pour 100 du bois récolté dans la zone ravagée de Stone Creek provenait de cette tenure. En conséquence, l’opposition de la Couronne à l’application du système de PVC ne concerne qu’un peu plus d’un tiers des recettes calculées par M. Gairns.

97 Cette discussion trouve ses origines dans une controverse au sujet de la nature des « recettes » en cause. D’après le juge de première instance, le cadre de référence pertinent serait le système de génération de recettes appliqué dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B. Ce système formait une réglementation indépendante visant à générer (et qui a généré) des recettes égales au taux cible multiplié par le nombre de mètres cubes de bois récolté sans égard aux variations de productivité à l’échelle locale. L’incendie de Stone Creek constituait un exemple de variation locale, mais il n’a pas, en fait, réduit la capacité de la région de générer des recettes. Autrement dit, selon le juge de première instance, le transfert des gains et des pertes prévu par le système de PVC dans des secteurs donnés représentait un mécanisme d’étalement des pertes qui jouait avant, et non après, le calcul du résultat net pertinent. Voici ce que M. Gairns a dit lors de son contre-interrogatoire :

[traduction] J’ai évalué l’effet [du feu] sur les recettes de la province et non son effet sur une personne qui versait des droits de coupe à l’égard de la zone de Stone Creek.

Et ensuite, dans le même ordre d’idées :

[traduction] En ce qui concerne les recettes de la province, l’écart entre la situation en l’absence de l’incendie et la situation compte tenu de l’incendie représentait pour moi la perte financière de la province.

98 Les experts de la Couronne ont présenté une position différente sur ce point. Pour eux, le cadre de référence pertinent se limitait à la zone ravagée de Stone Creek elle‑même. Considérant l’aire de 1 491 hectares ravagée par le feu comme une unité génératrice de recettes autonome, ils ont calculé la valeur des droits de coupe du bois de ce secteur tant avant l’incendie qu’après, et ils ont calculé une perte dans ce secteur seulement. Puis, ils ont pris en compte les valeurs IV et IVM prévues par la réglementation provinciale afin d’estimer « la perte » et d’évaluer son effet possible sur les recettes de la Couronne. C’est ainsi que la Couronne a pu soutenir qu’il ne fallait pas permettre à Canfor de « transférer » la perte à d’autres titulaires de permis à long terme par application du système de PVC réglementaire. Du point de vue de Canfor, point de vue que le juge de première instance a accepté comme l’interprétation juste de la réglementation, les 1 491 hectares ne formaient pas une unité génératrice de recettes autonome. L’unité génératrice de recettes pertinente, soit le secteur de l’intérieur de la C.‑B., n’a jamais subi de « perte » et il n’y avait donc rien à « transférer ».

99 Mon collègue le juge LeBel conteste la conclusion de fait selon laquelle le résultat du régime de PCV n’avait pas de répercussion sur les recettes. Selon lui, c’est parce que le juge de première instance n’a pas poussé son analyse « jusqu’au bout » qu’il a conclu qu’« [i]l n’est pas du tout acquis que les recettes anticipées soient perçues pour autant » en conséquence de l’effet « stabilisateur » du PVC (par. 171 (soulignement supprimé). J’estime toutefois en toute déférence que l’absence d’incidence sur les recettes n’a pas seulement été invoquée par Canfor et acceptée par le juge de première instance, mais qu’elle a aussi été acceptée comme juste, compte tenu des faits de l’espèce, tant par le témoin qui a exposé ces faits pour la Couronne, M. Tigchelaar ([traduction] « Effectivement, avec le système de fixation des prix en fonction de la valeur comparative, la récolte du bois endommagé par un feu de forêt n’a pas d’incidence sur les recettes » (je souligne)) que par le comptable expert de la Couronne (le système de PVC [traduction] « garantit que la moindre valeur du bois n’a pas d’incidence sur les recettes de la province » (je souligne)). L’absence d’incidence sur les recettes n’a pas été simplement « supposée »; la preuve en a été faite à la satisfaction du juge de première instance.

100 À mon avis, notre Cour n’est pas tenue de pousser ses suppositions « jusqu’au bout » au sujet d’un fait sur lequel les parties elles-mêmes s’entendent, selon l’opinion unanime de leurs experts judiciaires, et lorsque, pour cette raison, ils n’ont pas étoffé davantage la preuve de ce fait. Comme je l’ai mentionné, M. Gairns a affirmé catégoriquement que ce fait [traduction] « ne modifie pas les recettes de la Couronne. C’est ce que l’on visait et c’est ce que l’on a obtenu ».

101 Par contre, les avis étaient manifestement partagés au sujet de la pertinence du système de PVC. Au bout du compte, le juge de première instance a accepté l’analyse juridique de la réglementation présentée par Canfor et, se basant sur celle‑ci, il a souscrit à la méthode d’évaluation préconisée par M. Gairns, estimant qu’elle était [traduction] « plus susceptible d’établir la somme qui peut replacer la demanderesse dans la situation où elle se serait trouvée n’eût été le délit civil, ce qui est raisonnable tant pour la demanderesse que pour la défenderesse » (par. 125).

102 À mon avis, le juge de première instance a fait une juste analyse de la réglementation et il lui était loisible, après avoir étudié les méthodes divergentes utilisées par les experts, de trancher comme il l’a fait. Dans les limites de l’analyse juridique effectuée par le juge de première instance, il revient aux experts de définir le cadre comptable approprié. M. Gairns est un expert de la foresterie. Il travaille dans le secteur forestier depuis 1955, actuellement à titre de président et directeur général du plus important cabinet-conseil en foresterie au Canada, remplissant des mandats tant de l’État que de l’entreprise privée. Deloitte & Touche est un cabinet de comptables agréés. Quoique l’interprétation de la réglementation soulève des questions de droit, le droit ne dicte pas la solution qu’il faut apporter à la question de fait relative à l’évaluation sur laquelle on a demandé une expertise. La preuve d’expert n’est pas même admissible, sauf s’il [traduction] « est peu probable que des personnes ordinaires puissent former un jugement juste à cet égard sans l’assistance de personnes possédant des connaissances spéciales » : Kelliher (Village of) c. Smith, [1931] R.C.S. 672, p. 684. Le juge de première instance devait choisir entre des théories opposées en matière d’évaluation et il a fait un choix. Il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard de ses conclusions de fait sur ce point. La Cour d’appel a accepté son avis.

103 L’appréciation de la perte indemnisable dépend donc grandement de la réglementation que la province a elle-même élaborée et mise en œuvre. Une question assez semblable s’est posée dans un contexte réglementaire différent dans Aerlinte Eireann Teoranta c. Canada (Ministre des Transports) (1990), 68 D.L.R. (4th) 220 (C.A.F.). Dans cette affaire, la Couronne prétendait que le cadre de référence pertinent pour la détermination des coûts et des revenus des aéroports consistait dans l’assiette globale de son « système » de huit aéroports internationaux au Canada, dont Mirabel. La réglementation avait pour effet de faire supporter le déficit de Mirabel par des compagnies d’aviation qui n’utilisaient jamais cet aéroport. Les compagnies d’aviation ont objecté que, d’après leurs experts, le cadre de référence pertinent pour la fixation des taxes réglementaires était l’aéroport où leurs avions se posaient. La Cour d’appel fédérale a conclu que la réglementation fédérale avait défini le « système » générateur de revenus pertinent comme englobant tous ses aéroports internationaux, et que le juge de première instance avait à bon droit fondé son examen sur cet élément. Il m’apparaît qu’en l’espèce aussi, il était loisible au juge de première instance de conclure que la province avait défini le secteur de l’intérieur de la C.‑B. comme étant le cadre de référence approprié pour déterminer les recettes, et que Canfor était en droit d’invoquer le système « neutre quant aux recettes » que la province avait mis en place. Comme l’a dit le juge de première instance au cours du contre‑interrogatoire de M. Gairns par la Couronne :

[traduction] la cour : . . . Si je comprends bien ce que [M. Gairns] dit, c’est l’entreprise de la province, j’ai introduit mes chiffres dans l’entreprise de la province et voilà le résultat que j’obtiens. Est-ce que j’ai mal interprété la preuve?

le témoin [M. Gairns] : Non, c’est exactement ça.

104 Comme il a été indiqué ci-dessus, la province a, au cours de la présente instance, modifié le système de PVC de façon à exclure du calcul en fonction de l’effet « stabilisateur » le dommage causé par le feu. La modification n’a pas lésé Canfor dans la présente espèce, mais cela signifie qu’à l’avenir, après un incendie, l’auteur de la faute devra tenir compte de la structure des recettes de la province telle qu’elle existe. Pour les besoins du présent pourvoi, cependant, la Couronne, comme les titulaires de permis, est obligée d’appliquer et de respecter le régime prévu par la loi applicable en 1992.

105 Compte tenu de ces observations, j’aborde maintenant les arguments précis de la Couronne sur ce point, lesquels, il me semble, ne prennent pas en considération le contexte réglementaire dans lequel se pose la question de la perte de recettes alléguée.

1. Limitation du préjudice

106 Le droit oblige le demandeur à prendre des mesures raisonnables pour limiter sa perte. Si ces mesures produisent une somme égale ou supérieure au montant initial de la perte, le demandeur a récupéré la somme qu’il avait perdue et ne peut rien réclamer au défendeur. Canfor fait valoir que la Couronne, ayant recouvré sa perte grâce à l’effet « stabilisateur » du PVC, ne peut plus rien demander. Le juge Hall a accepté l’application du principe de la limitation du préjudice en l’espèce, s’appuyant sur la formulation bien connue qui a été faite du principe dans British Westinghouse Electric and Manufacturing Co. c. Underground Electric Railways Co. of London, Ltd., [1912] A.C. 673 (H.L.). Dans cette affaire, la demanderesse, qui avait perdu l’usage de son matériel désuet de production d’électricité par suite d’une rupture de contrat, a immédiatement pris des mesures pour acheter des génératrices plus performantes de sorte que [traduction] « toute perte a été effacée [. . .] en fait, les intimées ont réalisé un bénéfice grâce aux moyens qu’elles ont pris » (p. 688). Vu les circonstances, le vicomte Haldane a fait observer ce qui suit aux p. 690-691 :

[traduction] Si l’on doit prendre en considération l’opération ultérieure, il faut qu’elle résulte des conséquences de l’inexécution et se situe dans le cours normal des affaires.

. . .

L’opération n’était pas res inter alios acta, mais une opération qui constituait, pour la personne dont le contrat avait été rompu, une démarche raisonnable et prudente découlant tout naturellement de la situation dans laquelle la rupture l’avait mise.

107 L’application du principe de limitation du préjudice énoncé dans British Westinghouse a été élargie aux réclamations en responsabilité civile délictuelle : Andros Springs c. World Beauty, [1970] P. 144 (C.A.); Bellingham c. Dhillon, [1973] Q.B. 304 (C.A.); 1874000 Nova Scotia Ltd. c. Adams (1997), 146 D.L.R. (4th) 466 (C.A.N.‑É.); et S. M. Waddams, The Law of Damages (4e éd. 2004), par. 15.730. Waddams résume l’effet de la jurisprudence en matière de limitation du préjudice, au par. 15.800 :

[traduction] Ces considérations indiquent ce qui semble être un critère souvent appliqué, à savoir si le demandeur aurait pu, même en l’absence de faute, réaliser le bénéfice contesté. Dans l’affirmative, celui‑ci est tenu pour accessoire. Dans la négative, il réduit la perte du demandeur.

Voir également Karas c. Rowlett, [1944] R.C.S. 1; Cemco Electrical Manufacturing Co. c. Van Snellenberg, [1947] R.C.S. 121; Apeco of Canada, Ltd. c. Windmill Place, [1978] 2 R.C.S. 385; Asamera Oil Corp. c. Sea Oil & General Corp., [1979] 1 R.C.S. 633.

108 Si les principes régissant la limitation étaient applicables en l’espèce, je souscrirais à l’opinion du juge Hall selon laquelle l’effet « stabilisateur » du PVC doit être pris en compte parce que, pour paraphraser le vicomte Haldane dans British Westinghouse, précité, le rajustement du PVC résultait des conséquences de la négligence de Canfor et s’inscrivait dans le cours normal des affaires. Ou, pour reprendre les propos du professeur Waddams, le supplément de recettes que la Couronne a perçu des titulaires de permis à l’extérieur de la région de Stone Creek par application du PVC n’aurait pu être obtenu par la province n’eût été l’incendie.

109 Toutefois, je souscris au point de vue des juges majoritaires de la Cour d’appel selon lequel il est difficile de considérer la présente espèce comme une affaire où intervient la limitation du préjudice. La réglementation constitue le fait le plus important dans le contexte. Nous ne sommes pas appelés à déterminer si une source de revenus privée est accessoire à la faute plutôt que « le résultat direct » de celle-ci. M. Gairns a témoigné que le système de PVC des droits de coupe était conçu pour garantir qu’il n’y ait jamais de perte. S’il n’y avait pas de perte de recettes, il n’y avait rien à limiter. Une variante de la notion suivant laquelle la Couronne ne gagne ni ne perd jamais a été incorporée dans la réglementation elle-même. Il n’y avait pas de « perte » susceptible de limitation après le fait dans le sens où la Chambre des Lords l’entendait dans British Westinghouse.

2. L’objection concernant le « transfert de la perte »

110 À ce point, il convient de s’arrêter à l’argument connexe avancé par la Couronne relativement au « transfert de la perte ».

111 Presque toutes les entreprises doivent « transférer » leurs pertes à leurs clients. Il n’est généralement pas loisible à l’auteur d’une faute de contester l’existence d’une perte au motif qu’elle a été « transférée » par le demandeur. Pareil argument obligerait la cour à entreprendre [traduction] « la tâche interminable et futile de suivre chaque opération jusqu’à son aboutissement ultime » : voir Southern Pacific Co. c. Darnell-Taenzer Lumber Co., 245 U.S. 531 (1918), le juge Holmes, p. 534; Oshawa Group Ltd. c. Great American Insurance Co. (1982), 36 O.R. (2d) 424 (C.A.), p. 430‑433; Attorney-General for Nova Scotia c. Christian (1974), 49 D.L.R. (3d) 742 (C.S., Div. app.), p. 752. Toutefois, si aucune perte de recettes n’a été subie, aucune n’a été « transférée » et toute notion de « transfert de la perte » devient non pertinente.

112 Mon collègue le juge LeBel accepte l’argument de la Couronne selon lequel le demandeur n’a à prouver que la perte représentant « une conséquence immédiate » du délit. Mon collègue ajoute ce qui suit : « Les tribunaux n’ont pas à examiner si le demandeur a pu recouvrer ses pertes grâce à d’autres sources de revenu ou en exerçant des droits contractuels ou conférés par la loi » (par. 197). En toute déférence, la Couronne oublie une difficulté : elle n’a fait la preuve d’aucune perte, qu’elle soit ou non « une conséquence immédiate » d’un délit. Les tribunaux inférieurs ont conclu avec raison que la réglementation [traduction] « n’a[vait] pas d’incidence sur les recettes ». On ne pouvait s’attendre à aucune perte et il n’y en a pas eu. La Couronne ne peut faire abstraction de l’effet véritable de la réglementation alors que cette même réglementation précise le droit de la Couronne de réclamer les droits de coupe perdus qui sont, comme les experts en conviennent, la juste mesure de son préjudice.

113 De plus, même si une perte « immédiate » est établie, les tribunaux examinent couramment si un demandeur peut recouvrer ses pertes « grâce à d’autres sources de revenu ou en exerçant des droits contractuels ». Les droits contractuels prévus aux conventions collectives (Ratych, précité; Cunningham, précité), les indemnités de maladie (Hussain c. New Taplow Paper Mills Ltd., [1988] 1 All E.R. 541 (H.L.)), les paiements provenant d’un régime de retraite privé, les allocations versées en vertu du RPC et les autres prestations que mentionne mon collègue le juge LeBel, aux par. 187 à 190, illustrent tous des cas où l’on envisage cette possibilité. Il ne s’agit donc pas de déterminer si « d’autres sources de revenu » peuvent être prises en compte, mais si l’on a analysé comme il se doit le rapport entre ces autres sources et « la perte » que fait valoir le demandeur. En l’espèce, l’application du PVC est un élément essentiel des dispositions relatives à l’établissement des prix et des recettes, et ces dispositions sont prévues à la réglementation qui définit globalement les droits de la province.

114 Le principe intégré au PVC selon lequel la Couronne ne fait ni perte ni gain joue, bien entendu, dans les deux sens. N’eût été l’incendie, la Couronne n’aurait pas tiré profit des droits de coupe plus élevés perçus dans le secteur ravagé. Ces droits auraient profité à d’autres exploitants (dont Canfor pour ses autres opérations de coupe) dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B. La Couronne avait droit à un flux de recettes uniforme sans égard aux aléas. Peu importe la fluctuation des IV du système de PVC alternativement avantageux et désavantageux pour les titulaires de permis d’exploitation, la Couronne aurait tout de même perçu dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B. ni plus ni moins que le « taux cible » multiplié par le volume de bois récolté dans le secteur.

115 Comme les faits de l’espèce ne donnent pas ouverture au moyen de défense fondé sur le transfert des pertes, il n’est pas nécessaire de l’examiner plus à fond.

3. La perte ne s’est jamais matérialisée

116 Ce qu’il faut nécessairement inférer de l’analyse du juge de première instance en ce qui a trait au droit de la Couronne de percevoir des recettes suivant la réglementation en vigueur en 1992, ainsi que de son acceptation du témoignage de M. Gairns, c’est qu’il n’y a eu aucune perte. Dans McGregor on Damages (17e éd. 2003), par. 7-097, l’auteur affirme que l’examen des principes en matière de limitation du préjudice est exclu dans les cas où il n’y a eu [traduction] « aucune perte » : « il se peut que l’effet bénéfique de l’acte du tiers prévienne une perte, au lieu de réduire ou de supprimer une perte déjà subie » (voir Ratych, précité, p. 981; et Cunningham, précité, le juge Cory, p. 396 et 401, et la juge McLachlin, p. 384-385). Dans le présent pourvoi, bien entendu, c’est la mesure prise par la province elle‑même, lorsqu’elle a mis en place une réglementation destinée à résoudre le différend commercial sur le bois d’œuvre résineux avec les États‑Unis, qui a fait en sorte que ses recettes soient protégées contre les fluctuations positives ou négatives.

4. La règle interdisant la double indemnisation

117 Étant donné que le juge de première instance a accepté le témoignage de M. Gairns, la tactique de la Couronne consistant à isoler la zone ravagée de Stone Creek du secteur réglementé dont elle fait partie doit être rejetée parce qu’elle constitue une tentative de créer une perte financière qu’elle n’a pas subie. J’ai déjà fait état des témoignages montrant que les experts sont unanimes sur ce point. Ainsi, M. Gairns a fait remarquer ce qui suit dans son rapport du 5 mars 1999 :

[traduction] Ce processus [le PVC] a été introduit dans la fixation des prix du bois pour faire en sorte que les corrections apportées par le ministère des Forêts pour tenir compte des coûts plus élevés constatés à certains endroits ou de la faible valeur du bois n’influent pas sur les recettes de la province. [Je souligne.]

118 De la même façon, les experts de Deloitte & Touche retenus par la Couronne ont expliqué dans leur rapport du 13 mai 1999 que si l’on tient compte du PVC, l’incendie n’a pas influé sur les recettes de la province :

[traduction] [L’]inclusion de tout bois de faible valeur ou de tout bois récupéré après un incendie abaisse l’[indice de valeur moyen]. Un IVM plus bas augmente le taux des droits de coupe de chaque permis de coupe pour compenser le volume de bois de faible valeur récolté antérieurement. De la sorte, les recettes de la province ne seront pas touchées par les faibles valeurs du bois. [Je souligne.]

Il est donc clair que si l’on permettait à la Couronne de faire fi de sa propre réglementation et de calculer une perte « théorique » en prenant isolément la zone ravagée de Stone Creek, elle toucherait, avec cette somme, des recettes supérieures à celles qu’elle était censée percevoir en vertu de sa propre réglementation et, dans cette mesure, elle obtiendrait un paiement injustifié au lieu de recevoir une juste indemnisation de la perte prouvée.

D. La Couronne affirme qu’elle a droit à la valeur marchande des arbres réservés ou protégés et à une indemnité additionnelle pour leur valeur environnementale. Canfor dit que la coupe de ces arbres n’était pas envisagée et que leur destruction ne représentait donc pas une perte des droits de coupe, soit tout ce à quoi la Couronne avait droit à titre de propriétaire foncier.

119 Comme je l’ai déjà indiqué, la question de savoir si la Couronne peut demander des dommages-intérêts au nom du public pour un dommage environnemental devra être tranchée dans un futur pourvoi.

120 Il reste donc en l’espèce à se demander si la Couronne peut, en qualité de propriétaire foncier, recouvrer une indemnité équivalant aux droits de coupe relatifs aux arbres réservés ou protégés et, dans l’affirmative, si ce dommage correspond à la valeur marchande et, subsidiairement (comme nous allons le voir dans la prochaine section des présents motifs), si une indemnité additionnelle doit être ajoutée à la valeur marchande pour refléter la perte d’avantages environnementaux. Comme nous le verrons, la question de « l’indemnité additionnelle » au titre de l’environnement n’est pas vraiment soulevée par la Couronne à titre de propriétaire foncier ordinaire, mais elle se rattache fortement à sa qualité, par ailleurs contestée, de parens patriae.

121 Selon la Couronne, la valeur marchande représente le montant minimal de l’indemnisation éventuelle. Après tout, les arbres qui étaient protégés étaient susceptibles d’être récoltés, quoique dans certaines aires les coûts de récolte auraient rendu l’opération absolument non rentable. La Couronne affirme que, si elle n’avait pas estimé que la valeur environnementale des arbres était supérieure à leur valeur comme arbres récoltables, ceux‑ci auraient été récoltés. Sur ce premier volet de l’argument, la Couronne soutient donc qu’il faut attribuer aux arbres protégés ou réservés une valeur au moins aussi élevée que celle des arbres récoltables. Après tout, le bois récupéré des arbres protégés endommagés par le feu a de fait rapporté des droits de coupe au taux commercial établi.

122 M. Tigchelaar, directeur du centre des incendies provincial de Prince George, a affirmé ce qui suit dans son témoignage :

[traduction] . . . la valeur [des arbres] dans la ZES, la zone écosensible, est plus grande que celle du bois d’abattage. [. . .] [S]i elle ne l’était pas, les arbres n’auraient pas été réservés. Ils avaient donc une valeur plus grande sur pied que coupés.

123 J’accepte en principe qu’en établissant des zones écosensibles, la province a conclu que les arbres protégés [traduction] « avaient [. . .] une valeur plus grande sur pied que coupés ». J’accepte en outre que la Couronne ne devrait pas être pénalisée pour avoir agi suivant le [traduction] « bon sens sur les plans écologique et environnemental » (par. 130). Au contraire, [traduction] « le fait que le propriétaire foncier ne veuille pas faire usage de son bien-fonds ou ne veuille pas en faire l’usage le plus rémunérateur ne signifie pas que le bien vaut moins qu’il ne vaudrait entre les mains d’un propriétaire qui l’envisage différemment » : Bilambil-Terranora Pty Ltd. c. Tweed Shire Council, [1980] 1 N.S.W.L.R. 465 (C.A.), par. 113. Voir aussi S. M. Waddams, The Law of Damages (éd. feuilles mobiles), par. 1.1410.

124 Le juge Hall a estimé qu’il était [traduction] « contraire à la réalité commerciale » (par. 65) d’apprécier la valeur des arbres protégés en fonction du marché étant donné qu’il n’y a pas de marché pertinent. Toutefois, si nous acceptons (ce que je fais) de considérer la « valeur marchande » comme la valeur « minimale » des arbres réservés, comme le souhaite la Couronne, l’octroi de dommages-intérêts n’est toujours pas, compte tenu des faits en l’espèce, le résultat qui s’impose. Cela nous ramène simplement à la preuve de la valeur commerciale que présentent les expertises divergentes fondées sur la perte des droits de coupe. Le juge de première instance a conclu qu’il n’y avait eu aucune perte de droits de coupe à l’égard du bois qui incluait les arbres des zones écosensibles, tant les arbres en « terrain escarpé vulnérable » dans la zone de Stone Creek que les arbres des « aires riveraines » sur les rives des cours d’eau, y compris celles de Stone Creek.

1. Terrains escarpés vulnérables

125 Dans leur rapport initial du 5 février 1999, les experts de la Couronne du cabinet Deloitte & Touche n’ont pas accordé de valeur marchande aux arbres des « terrains escarpés vulnérables » parce que l’inaccessibilité de ces peuplements rendait le coût de l’abattage prohibitif. Ces experts ont donc reconnu que, de toute façon, la province n’aurait pas perçu de droits de coupe sur ces arbres.

126 À l’opposé, l’expert de Canfor a effectivement calculé les droits de coupe pour 1992 à l’égard du bois qui se trouvait « en terrain escarpé vulnérable », selon les méthodes de récolte par hélicoptère. Le coût de l’abattage dépassait à tel point la valeur du bois récolté qu’il aurait donné, théoriquement, des taux de droits de coupe négatifs allant de moins 14,72 $ à moins 17,42 $ le mètre cube de bois.

127 L’exploitation commerciale des terrains escarpés vulnérables n’aurait pas été rentable. La tentative d’application de la « valeur marchande » à ces arbres n’aurait pas produit de recettes additionnelles pour la Couronne, d’après M. Gairns.

128 La Couronne a fait valoir, et mon collègue le juge LeBel accepte cet argument, que « [l]a valeur des droits de coupe établie à l’égard des arbres récoltables dans les aires voisines peut être indicateur de la valeur des arbres détruits qui se trouvaient en terrain escarpé vulnérable » (par. 227). Dans la démarche qu’elle préconise cependant, la Couronne fait abstraction des témoignages des experts acceptés par le juge de première instance et selon lesquels c’est précisément le coût d’extraction des arbres « en terrain escarpé vulnérable » qui donnait à ces arbres une valeur marchande négative. Les « arbres récoltables dans les aires voisines » étaient plus accessibles et, donc, plus rentables et par conséquent, contrairement aux arbres en terrain escarpé, ils avaient une valeur marchande positive. Je n’accepte pas la tentative de la Couronne d’utiliser comme « indicateur » la valeur d’arbres qui, selon les experts, ne sont simplement pas comparables d’un point de vue commercial.

2. Aires riveraines

129 En 1992, la province permettait l’exploitation forestière dans les aires riveraines même si le juge de première instance s’est demandé si cette exploitation était sensée sur les plans écologique et environnemental.

130 Les experts de la Couronne, le cabinet Deloitte & Touche, ont fait un calcul théorique des droits de coupe en supposant que les arbres de ces aires auraient été récoltés selon la même répartition et le même calendrier que le bois des aires voisines. M. Gairns a lui aussi inclus dans son rapport du 5 mars [traduction] « les aires riveraines, étant donné que le bois y aurait été récolté suivant les règles de 1992 ». Le juge de première instance disposait donc de preuves contradictoires quant à la « valeur marchande » des arbres protégés dans les aires riveraines. Il a accepté les calculs de M. Gairns expliqués ci-dessus, qui montraient que toute perte de la valeur marchande des droits de coupe anticipés était plus que compensée par la perception de versements anticipés pour la récolte immédiate du bois récupéré. Il n’y avait pas de manque à gagner. Ce qui ne veut pas dire que la somme tirée des droits de coupe soit un substitut satisfaisant pour les aires forestières réservées à des fins environnementales. Cela veut simplement dire que, si la Couronne souhaite s’appuyer sur la valeur marchande comme point de référence, la conclusion du juge de première instance selon laquelle il n’y a eu aucune perte commerciale empêche d’accorder des dommages-intérêts à ce titre : Ratych, précité, p. 981.

E. La demande d’indemnité additionnelle pour le préjudice environnemental présentée par la Couronne à l’égard des arbres réservés

131 La Couronne a réclamé la valeur marchande des arbres réservés plus une indemnité additionnelle de 20 pour 100 qui, a‑t‑elle concédé, est [traduction] « nécessairement un peu arbitraire », mais qui serait « un minimum raisonnable ». La demande ainsi formulée fixerait la valeur de la perte des arbres protégés à 1 481 452,79 $ (valeur aux enchères) ou à 736 352,53 $ (la valeur des droits de coupe).

132 La position de la Couronne du chef de la province est appuyée par la Couronne du chef du Canada, qui soutient qu’il n’est pas approprié d’accorder une importance exagérée à la valeur marchande dans l’appréciation et la quantification des dommages environnementaux (repris de State of Ohio c. U.S. Department of the Interior, 880 F.2d 432 (D.C. Cir. 1989), p. 462-463) :

[traduction] Bien qu’il ne soit pas contre la logique de prendre en considération la valeur marchande pour évaluer une ressource, il est déraisonnable de tenir la valeur marchande pour le facteur exclusif ou même le facteur prédominant. De l’aigle à tête blanche au rorqual bleu et au poisson‑escargot, les ressources naturelles ont une valeur que le régime de marché ne peut refléter pleinement. [En italique dans l’original.]

133 Canfor reconnaît que les demandes d’indemnité pour perte environnementale sont possibles, mais dit que la réclamation de la Couronne en l’espèce est dénuée de fondement tant au regard des actes de procédure qu’au regard de la preuve. Je conclus que cette prétention de Canfor est bien fondée.

134 Dans les actes de procédure, la Couronne du chef de la province a fait reposer toute sa demande relative à la perte environnementale sur une réclamation, ajoutée par sa déclaration re-modifiée, d’une indemnité pour la [traduction] « diminution de la valeur du bois touché par l’incendie de Stone [Creek] ». Les actes de procédure n’établissent aucun lien avec, par exemple, l’habitat du poisson ou la biodiversité.

135 L’argument de base de la Couronne, selon lequel notre environnement est un bien d’importance supérieure qui ne saurait se mesurer exactement par sa valeur marchande, n’est pas sérieusement contesté. La Commission de réforme du droit de l’Ontario l’a souligné en ces termes :

[traduction] Nombre d’auteurs dans le domaine de l’environnement affirment que la valeur marchande, quand il en existe une, ne saurait être considérée comme un juste indicateur de la véritable valeur économique du patrimoine naturel. L’adhésion à la méthode de la valeur marchande, selon eux, sous-estime gravement la véritable valeur du patrimoine naturel, aboutit à une sous-évaluation des dommages-intérêts et fait en sorte que le préjudice reste en grande partie non réparé. [. . .] Comme le disait un auteur américain, la « valeur du célèbre Lone Cypress de la péninsule de Monterey ne saurait se mesurer au prix qu’on paierait pour son bois ».

(OLRC Report, op. cit., p. 37‑38)

136 Même M. Gairns a reconnu que [traduction] « nulle personne sensée n’évaluerait le parc Stanley en fonction des droits de coupe que ses arbres pourraient rapporter ».

137 Canfor soutient que c’est à tort que la Cour d’appel a, aux par. 74-75, inféré des propos du juge de première instance au par. 130 concernant le [traduction] « bon sens sur les plans écologique et environnemental » que ce dernier concluait à l’existence de dommages concrets. Je ne suis pas d’accord. Il ressort à l’évidence de l’ensemble du jugement de première instance que le juge Wilson a conclu que le dommage causé par le feu avait des dimensions à la fois commerciales et environnementales. Il pourrait difficilement en être autrement après un incendie qui a détruit 1 491 hectares. La difficulté pour le juge de première instance tenait au fait que le dossier ne lui donnait aucun moyen de quantifier la perte « écologique ou environnementale ». La Cour d’appel a tenté de trancher la question de la quantification en accordant un tiers de la valeur marchande. Cependant, comme je l’ai indiqué précédemment, la preuve acceptée par le juge de première instance avait établi la valeur marchande à zéro. Un tiers de zéro donne toujours zéro.

138 La Couronne est bien consciente de l’ampleur et de la nature de la preuve (tant d’experts que de profanes) qu’il faudrait présenter pour étayer une réclamation pour une perte environnementale. Aux paragraphes 64 à 66 de son mémoire devant notre Cour, la Couronne a énuméré au moins trois éléments d’une perte environnementale : la valeur de jouissance, la valeur de jouissance passive ou d’existence et la valeur intrinsèque.

[traduction] La « valeur de jouissance » inclut les services fournis aux humains par l’écosystème, notamment les sources de nourriture, la qualité de l’eau et les possibilités récréo-touristiques. Même si le public n’a pas à payer pour ces services, il est possible de mesurer leur valeur économique en observant le prix que paie le public pour des services comparables sur le marché.

F. B. Cross, « Natural Resource Damage Valuation » 42 Vanderbilt L.R. 269 (1989) p. 281-292; OLRC Report, op. cit., ch. 3

La « valeur de jouissance passive ou d’existence » reconnaît qu’un membre du public peut être disposé à payer un prix pour la protection d’une ressource naturelle, même s’il ne l’utilise jamais directement. Elle comprend tant l’avantage psychologique pour le public de savoir que la ressource est protégée que la valeur qu’offre la possibilité d’en jouir ultérieurement. Une méthode de l’analyse économique appelée « évaluation contingente » utilise la technique des enquêtes pour chercher à mesurer ce que le public serait prêt à payer pour préserver ces avantages. [Je souligne.]

Cross, « Natural Resource Damage Valuation », précité, p. 285-292; K. Arrow et al., Report of the NOAA Panel on Contingent Valuation (Washington, D.C. : National Oceanic and Atmospheric Administration, 1993) p. 3 et suivantes; OLRC Report, op. cit., p. 47 et suivantes.

Finalement, on peut affirmer qu’un écosystème a une « valeur intrinsèque » sans égard à son utilité pour les humains. Ceux qui invoquent la valeur intrinsèque prétendent que les écosystèmes doivent être préservés non seulement à cause de leur utilité pour les humains, mais encore en raison de leur importance en soi. [. . .] [D]ans la mesure où les humains reconnaissent cette valeur intrinsèque et sont prêts à renoncer à des revenus ou à des richesses en échange, elle fait dès lors partie de la valeur d’usage passif et peut faire l’objet d’indemnisation.

Cross, « Natural Resource Damage Valuation », p. 292-297.

139 Dans le OLRC Report, op. cit., la Commission de réforme du droit de l’Ontario fait un certain nombre d’observations utiles dont celles‑ci aux p. 30-31 :

[traduction] . . . une personne peut n’avoir jamais visité le parc Algonquin ou les montagnes Rocheuses, mais elle peut vouloir le faire un jour et, par conséquent, elle peut attacher de l’importance à la préservation de ces sites. [. . .] Sur les marchés privés bien établis, tels ceux des produits agricoles par exemple, les négociants paieront fréquemment un montant important pour une option sur le droit d’utiliser un produit.

. . .

. . . La valeur de legs est la volonté de payer pour la satisfaction que procure la transmission de biens environnementaux aux générations futures. Par exemple, bien qu’une personne n’ait pas l’intention de jamais visiter la Piste Cabot à l’île du Cap‑Breton ou de faire du camping dans les Territoires du Nord‑Ouest, elle peut désirer que ses descendants aient la possibilité de profiter de ces ressources.

140 L’inclusion des valeurs de jouissance passive a été confirmée dans le contexte de la CERCLA (la loi Superfund) par la Cour d’appel du district de Columbia dans State of Ohio c. U.S. Department of the Interior, précité, à la condition, d’ajouter le tribunal, que ces valeurs puissent être mesurées de façon fiable. La question de la mesure fiable (ajoutée à l’exposé convenable de la demande dans les actes de procédure) est un aspect fondamental du présent pourvoi.

141 La Couronne montre également dans son mémoire (par. 71) qu’elle est consciente du genre de preuves factuelles susceptibles de servir de fondement à une méthode d’évaluation appropriée :

[traduction]

— La nature de la faune, de la flore et des autres organismes protégés par la ressource environnementale en question, et en particulier si des espèces rares ou ayant une valeur marchande sont mises en danger par la détérioration ou la destruction de l’écosystème.

— Le caractère unique de l’écosystème du point de vue biologique.

— Les avantages environnementaux qu’offre la ressource, tels que la qualité de l’eau et les obstacles à l’érosion.

— Les possibilités récréo-touristiques qu’offre la ressource.

— L’attachement subjectif ou émotif du public à la zone endommagée ou détruite.

142 Le problème, cependant, c’est qu’aucune preuve n’a été présentée sur ces points. Ainsi, la Couronne mentionne la méthode de [traduction] « l’évaluation contingente » (« EC ») (au par. 72 de son mémoire), une méthode que le procureur général fédéral accepte aussi (voir son mémoire au par. 32) et qui est un type d’enquête au cours de laquelle on demande à des personnes, selon des techniques d’enquête établies, ce qu’elles auraient été prêtes à payer pour préserver, ou ce qu’elles seraient prêtes à payer pour restaurer l’aire forestière de Stone Creek, y compris des arbres anciens, l’habitat du poisson, une eau propre, la faune et la flore, le potentiel recréo-touristique, et quoi d’autre encore. Ce sont tous des « coûts » que ne prend pas en compte le calcul des droits de coupe. Toutefois, la Couronne n’a soumis à l’appréciation du juge de première instance aucune preuve de cette nature, même pas quant à la « diminution de la valeur du bois ». Il va de soi que si une telle preuve avait été présentée, Canfor aurait eu l’occasion d’examiner certaines des supposées lacunes de la méthode de l’« EC ». Les réponses aux enquêtes menées suivant cette méthode semblent parfois attribuer des valeurs invraisemblablement élevées. Comme le fait remarquer une étude américaine, les répondants ne sont pas toujours conscients des [traduction] « compressions budgétaires auxquelles chacun est soumis »; « il est difficile dans les enquêtes EC de donner aux répondants des renseignements suffisants concernant la politique ou le programme auquel on leur demande d’attribuer une valeur monétaire et d’être sûr qu’ils ont compris et pris en considération ces renseignements en formulant leur réponse; [. . .] les répondants dans les enquêtes EC vont peut-être en fait se prononcer sur la bienveillance du public ou manifester le “plaisir” de donner, au lieu d’indiquer ce qu’ils sont disposés à contribuer au programme en question » : voir K. Arrow et autres, Report of the NOAA Panel on Contingent Valuation (1993), p. 10 et, de façon générale, aux p. 9-10.

143 D’autres méthodes d’évaluation ont été proposées, dont l’évaluation des frais de déplacement (par exemple : « Qu’auriez-vous été prêt à payer pour visiter Stone Creek avant l’incendie plutôt qu’après? ») et l’évaluation hédonique des qualités environnementales (par exemple : « Quel supplément les propriétaires fonciers sont-ils prêts à payer pour des avantages environnementaux tels que l’air pur? »).

144 Même ces quelques extraits de la documentation de plus en plus abondante sur l’évaluation de la perte environnementale montrent, je pense, que la prétention de la Couronne à l’égard d’une « indemnité additionnelle » de 20 pour 100 de la valeur marchande est trop arbitraire et simpliste. Des méthodes moins arbitraires, que les tribunaux finiront peut‑être ou non par admettre, existent et devront être étudiées avec circonspection quand elles seront valablement présentées.

145 La Couronne soutient maintenant que [traduction] « les tribunaux doivent se garder d’imposer une charge excessivement et inutilement complexe et coûteuse à l’État demandeur qui cherche à prouver un tel dommage selon une norme civile » (par. 60 de son mémoire). Si la Couronne veut dire par là que les tribunaux ne doivent pas paralyser les demandes légitimes présentées comme il se doit en opposant des objections excessivement techniques aux méthodes d’évaluation nouvelles, je suis d’accord dans la mesure où cela peut être fait avec équité pour les deux parties. Toutefois, je n’accepte pas que la Couronne puisse avoir gain de cause en ce qui concerne une demande non plaidée pour un préjudice « écologique » ou « environnemental », simplement parce qu’elle a sur ce point une moralité inattaquable. Le tribunal et le présumé auteur de la faute ont le droit d’exiger que la Couronne étaye sa position par des éléments de preuve. Ces éléments de preuve feraient l’objet d’un contre‑interrogatoire. Le renvoi à des articles de revues savantes à ce stade tardif ne saurait remplacer des éléments de preuve.

146 Nos tribunaux, tant en première instance qu’en appel, ont couramment admis que les préoccupations environnementales représentent des éléments légitimes de l’appréciation des dommages-intérêts. Par exemple, dans R.E.F. Homes, précité, la Cour d’appel de l’Ontario a décidé qu’il convenait de tenir compte de la valeur de jouissance passive des arbres en bordure de la route qui avaient été détruits.

147 Dans Soutzo c. Canterra Energy Ltd., [1988] A.J. No. 506 (QL), la Cour d’appel de l’Alberta a accordé une indemnité pour des arbres détruits par le feu et en plus une indemnité pour la perte de jouissance temporaire et pour la perte de valeur esthétique. Dans Kates c. Hall (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 322, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a maintenu l’octroi de dommages-intérêts pour la destruction d’arbres d’une propriété à la campagne, même s’il avait été établi que la valeur marchande de la propriété n’avait pas été diminuée. Voir également Chappell c. Barati (1982), 30 C.C.L.T. 137 (H.C.J. Ont.).

148 Bien entendu, dans aucune de ces décisions, la demande d’indemnité n’approchait la somme de presque 1,5 million de dollars réclamée au titre de la perte environnementale dans la présente espèce, et les questions d’évaluation n’y ont pas été étudiées de près. L’évaluation de quelques arbres soustraits au dais de feuillage d’un boulevard urbain pose moins de problèmes que l’estimation de l’avantage environnemental procuré par les 1 491 hectares d’arbres couvrant les collines et vallées du secteur de l’intérieur de la C.‑B.

149 Le juge de première instance a mentionné le dommage causé à l’habitat du poisson et à la qualité de l’eau, mais la mesure de ce dommage n’a pas été établie par la preuve et ni Deloitte & Touche ni M. Gairns n’ont présenté d’éléments permettant de l’apprécier. Dans la mesure où la demande vise une indemnité pour la perte d’usage récréatif, par exemple, nous ignorons quel usage récréatif était fait de la zone ravagée par le feu. De toute façon, comme je l’ai déjà indiqué, la Couronne a limité sa demande d’indemnité à la « diminution de la valeur du bois » (je souligne).

150 Il est vrai que nous savons que des arbres poussaient dans les ZES et qu’ils ont été détruits par la négligence de Canfor. Aucun expert n’est venu extrapoler, sur ces seuls faits, un « supplément de 20 pour 100 », même en usant de son flair professionnel. Aucune raison convaincante n’a été avancée pour élargir, dans la présente espèce et à ce stade, la réclamation de sorte que la Couronne puisse la présenter tant en sa qualité de parens patriae qu’en sa qualité de propriétaire foncier.

151 La Couronne fait allusion aux principes régissant les « dommages-intérêts généraux » élaborés dans les décisions en matière de préjudice corporel et elle cite des précédents tels que Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, mais les principes régissant l’indemnisation de la perte non pécuniaire quand « cette perte ne peut en aucune façon être réparée directement » et que, par conséquent, une somme est accordée à la victime à titre de « consolation [. . .] pour ses malheurs » (Andrews, p. 262) ne sont pas facilement applicables aux ressources forestières renouvelables. Quoi qu’il en soit, les tribunaux ne sont pas sur le point d’abandonner la recherche de moyens plus précis pour mesurer la perte ainsi que de méthodes rationnelles (bien que peut-être indirectes) d’évaluation des pertes environnementales.

152 Je fais mienne la mise en garde énoncée dans Penvidic Contracting, précité, selon laquelle une demande d’indemnité valable ne doit pas être écartée en raison de la difficulté à évaluer les dommages; mais à moins que le juge de première instance ne se voit prêter une aide plus grande que celle qu’il a reçue dans la présente instance pour évaluer la perte environnementale, je conclus que l’indemnité accordée à la Couronne en l’espèce se rapproche non seulement de [traduction] « la limite des possibilités d’estimation », pour reprendre la locution employée par la Cour d’appel au par. 75, mais elle la franchit. En toute déférence, il n’a pas été démontré que le juge de première instance a commis une erreur en refusant une « indemnité additionnelle au titre de l’environnement » : Woelk c. Halvorson, [1980] 2 R.C.S. 430.

153 Il est loisible à la Couronne de prouver la valeur pécuniaire de préjudices environnementaux que ne reflète pas la valeur marchande (« l’indemnité additionnelle »), mais elle ne l’a pas fait en l’espèce. Il n’est ni approprié ni nécessaire de se prononcer sur la méthode précise qui aurait pu être utilisée pour l’évaluation des pertes environnementales. Il s’agit d’une question qu’il appartient aux experts compétents d’examiner en première instance.

154 Le juge de première instance a rejeté la réclamation de la Couronne relative à une « perte environnementale » au regard des faits de l’espèce et, au vu du dossier, je pense qu’il a eu raison de le faire.

F. Canfor dit que notre droit ne prévoit pas la possibilité de réclamer des « dommages-intérêts environnementaux » comme c’est le cas en l’espèce, et qu’il appartient au législateur, s’il l’estime souhaitable, et non aux tribunaux, de modifier le droit.

155 Je n’accepte pas l’idée que les « dommages-intérêts environnementaux » soient à ce point particuliers que notre Cour ne puisse examiner cette question. Les élus peuvent choisir d’encadrer la perte environnementale dans un régime législatif comme on l’a fait aux États-Unis avec la CERCLA mentionnée précédemment. L’article 40 de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999), L.C. 1999, ch. 33, et l’al. 34(1)b) de la Loi de 1992 sur le transport des marchandises dangereuses, L.C. 1992, ch. 34, autorisent l’indemnisation des personnes ou des institutions publiques visées : voir J. Benidickson, Environmental Law (2e éd. 2002), p. 187-189. Toutefois, aucune loi en ce sens n’a encore été adoptée en Colombie-Britannique. Cela dit, il n’y a aucune raison de négliger la possibilité que la common law, si elle évolue de façon progressive et conforme aux principes, contribue à concrétiser la valeur fondamentale qu’est la protection de l’environnement. La Cour ne peut cependant pas s’autoriser de généralisations et d’assertions non étayées pour intervenir. En l’absence de dispositions législatives, la Cour doit user de circonspection. Dans le présent pourvoi, le dossier ne nous permet pas de pousser plus loin l’examen pour l’instant.

V. Dispositif

156 Le pourvoi est accueilli et le pourvoi incident est rejeté. La décision du juge de première instance est rétablie, avec dépens tant devant notre Cour que devant la Cour d’appel. L’adjudication des dépens à l’instruction est maintenue.

Version française des motifs des juges Bastarache, LeBel et Fish rendus par

Le juge LeBel (dissident) —

I. Contexte

157 J’ai pu prendre connaissance des motifs de mon collègue. Avec égards, je me dois d’exprimer mon désaccord sur deux questions principales. Premièrement, je ne partage pas son avis sur le problème de la double indemnisation ou du « transfert de la perte ». Contrairement à mon collègue, je conclus que la province de la Colombie-Britannique a droit à un dédommagement pour les arbres récoltables détruits par le feu de forêt, malgré l’existence du système de fixation des prix en fonction de la valeur comparative — le système de « PVC ». Deuxièmement, je permettrais à la province de recouvrer des dommages-intérêts à l’égard des arbres réservés des zones écosensibles — les arbres des « ZES » — , tant pour ce qui est des aires riveraines que des terrains escarpés. Ces arbres ont une valeur intrinsèque au moins égale à leur valeur marchande, en dépit de l’usage non commercial qui en est fait. Faute de meilleure preuve, j’accepte la prétention de la C.‑B. que la valeur des arbres récoltables des aires voisines peut servir de point de référence pour mesurer la valeur des arbres en terrain escarpé, et le rapport de l’expert de Canfor inclut déjà la valeur marchande des arbres réservés des aires riveraines. En conséquence, je ferais droit au pourvoi incident de l’intimée et je rejetterais le pourvoi de Canfor.

158 Je souscris généralement à l’avis de la majorité sur la question de la qualité pour agir, mais j’estime nécessaire d’ajouter les observations qui suivent. Mon collègue souligne l’importance de la compétence parens patriae de la Couronne et affirme qu’il convient de ne pas l’atténuer par une interprétation judiciaire restrictive (par. 76). Malheureusement, il retient précisément cette interprétation restrictive en limitant le droit de la Couronne en l’espèce « à celui du propriétaire d’une aire forestière, le rôle qu’elle a adopté dans sa déclaration en première instance » (par. 83). À mon avis, le fait que la Couronne cherche à recouvrer la valeur marchande, ou qu’elle utilise celle-ci comme indicateur de valeur en vue de recouvrer des dommages-intérêts, ne doit pas limiter le rôle de la Couronne à titre de parens patriae. En demandant des dommages-intérêts, la Couronne remplit toujours sa fonction générale, sa fonction parens patriae qui consiste à protéger l’environnement et l’intérêt du public à cet égard. J’accepte ainsi l’analyse juridique de mon collègue quant à l’aptitude de la Couronne à intenter une poursuite dans l’intérêt public, sauf lorsqu’il affirme que des restrictions devraient y être apportées dans le présent pourvoi. En effet, la compétence parens patriae de la Couronne lui permet de recouvrer des dommages-intérêts dans l’intérêt public, même si elle recourt à la valeur marchande comme indicateur du montant des dommages-intérêts. Je tiens donc pour acquis que le droit de la Couronne en l’espèce n’est pas limité aux dommages-intérêts qu’un propriétaire ordinaire pourrait obtenir.

159 Je suis d’accord avec l’aperçu que donne mon collègue le juge Binnie du droit de la responsabilité civile délictuelle en matière environnementale, et je partage les préoccupations des juges majoritaires au sujet de la rédaction des actes de procédure et de la faiblesse de la preuve. Je reconnais également que pour établir la valeur des arbres endommagés en question, qu’il s’agisse des arbres récoltables ou des autres arbres, la notion de valeur aux enchères ne peut s’appliquer en l’occurrence, compte tenu des faits. Le dédommagement doit nécessairement correspondre aux recettes des droits de coupe. J’aurais pu, avec les éléments de preuve et les actes de procédure appropriés, accepter de retenir la valeur aux enchères comme mesure des dommages-intérêts, parce que la Couronne est fondée à prétendre qu’elle a droit d’être indemnisée à l’égard non seulement des droits de coupe, mais encore de la perte de la [traduction] « gestion intégrée de la ressource » qu’elle exige d’ordinaire de ses titulaires de permis. Toutefois, il est préférable d’attendre une autre occasion pour examiner cet argument. Je m’en remets aussi aux motifs de la majorité pour l’exposé des faits et l’historique des procédures judiciaires. Je me contenterai de formuler les commentaires que requiert mon analyse des questions de droit soulevées dans le présent pourvoi.

II. L’indemnisation pour la perte des arbres récoltables

160 Même avec le système de PVC, la Couronne a subi une perte indemnisable en ce qui a trait aux arbres récoltables. La Cour ne doit pas laisser entendre qu’aucune perte n’a été subie en s’attardant aux modalités d’application de ce qui est, essentiellement, un système d’établissement des prix. Jusqu’à ce que la forêt ravagée par le feu retrouve son état initial, cette source de recettes — ces arbres — sont perdus. Le fait que la Couronne ait mis en place un système par lequel elle demande aux autres clients du secteur de l’intérieur de la C.‑B. un prix plus élevé ne devrait pas l’empêcher d’obtenir un dédommagement pour sa perte bien tangible.

161 La perte est d’autant plus tangible quand on considère que la Couronne a perdu non seulement les droits de coupe, mais encore un ensemble de droits rattachés aux arbres récoltables dans le cadre du régime d’octroi de permis. Comme l’expert de Canfor, M. Gairns, l’a fait remarquer lors de son témoignage : [traduction] « À cause du feu, on a abandonné dans cette aire forestière les méthodes de gestion intégrée de la ressource qui auraient normalement été suivies. » Les tenures à long terme imposent de lourdes responsabilités à leurs titulaires en matière d’aménagement, de protection et de mise en valeur de l’aire forestière afin que la gestion des ressources respecte l’intérêt public. Les obligations imposées à un titulaire comme Canfor incluent de nombreuses exigences concernant la sylviculture, l’aménagement de l’infrastructure et d’un réseau routier, et la responsabilité de la gestion de la forêt. Comme l’a confirmé M. Gairns dans son témoignage, la Couronne a perdu ces avantages non pécuniaires lorsque la négligence de Canfor a causé l’incendie de Stone Creek. Le feu de forêt a entraîné la perte de cet ensemble de droits additionnels de la Couronne. Cette perte constitue une autre raison de ne pas sous-estimer la perte bien tangible subie par la Couronne en s’attardant trop sur le système de PVC.

162 Le système de PVC n’est rien de plus qu’un mécanisme permettant de transférer les pertes aux autres titulaires de permis d’exploitation forestière, tout comme un propriétaire de magasin essaierait de recouvrer ses pertes en majorant ses prix pour les autres clients. Un examen plus approfondi du fonctionnement de ce système révèle qu’on ne peut arriver à aucune autre conclusion.

A. Le système de fixation des prix en fonction de la valeur comparative

163 L’expert de Canfor qualifie le système de PVC de [traduction] « méthode de fixation des prix du bois ». Suivant ce système, un « indice de valeur » (« IV ») est établi à l’égard de chaque peuplement forestier. Cet IV représente essentiellement la différence entre la valeur du produit (le prix auquel on peut vendre le bois) et le coût de production (ce qu’il en coûte pour mettre le bois sur le marché). Cet IV varie selon les peuplements, parce qu’un peuplement donné peut avoir plus de valeur qu’un autre et que le coût d’exploitation peut varier d’un peuplement à un autre.

164 L’étape suivante de la fixation du prix du bois par le système de PVC consiste à comparer l’IV d’un peuplement donné avec l’indice de valeur moyen (« IVM »). Comme son nom l’indique, l’IVM représente la moyenne de tous les IV calculés pour toutes les aires forestières exploitées récemment dans la région de l’intérieur de la C.‑B. Tout peuplement donné peut avoir un IV supérieur ou inférieur à la valeur moyenne déterminée pour l’ensemble de l’intérieur de la C.‑B. En cas d’incendie de forêt, [traduction] « l’inclusion du bois récupéré de faible valeur récolté pendant l’année précédente abaisse l’IVM ». L’IVM pour le trimestre commençant le 1er juillet 1992 a été établi à 2,31 $/m3.

165 L’expert de Canfor a ensuite expliqué que le ministère des Forêts calcule, pour chaque trimestre, un taux cible des droits de coupe pour le secteur de l’intérieur. Ce taux cible augmente ou diminue selon l’indice des prix du bois d’œuvre résineux publié par Statistique Canada pour le secteur de l’intérieur de la C.‑B. Le taux cible pour le 1er juillet 1992 était de 8,55 $/m3 (la période pertinente à la question soumise à notre Cour). Le ministère des Forêts vise à faire en sorte que les recettes des droits de coupe dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B. soient égales aux recettes qu’il percevrait s’il demandait à chacun ce même taux cible des droits de coupe. En réalité, les taux des droits de coupe varient d’un peuplement à un autre en fonction des conditions locales et de la valeur du bois.

166 Puis, il faut calculer le taux de base. Celui‑ci est supérieur au taux cible pour qu’il soit tenu compte de ce qu’on appelle le rajustement « demi‑plafond ». Selon la méthode prévue au document intitulé Interior Appraisal Manual, le 1er juillet 1992, les taux des droits de coupe excédant un « plafond » de 14,00 $/m3 devaient être réduits de la moitié du montant excédant 14,00 $/m3. Cette réduction arbitraire des taux les plus élevés devait être prise en compte dans le calcul du taux de base des droits de coupe. Ce taux de base représente les droits de coupe effectifs dont la Couronne avait besoin pour atteindre ses objectifs de recettes. C’est le taux des droits qu’on imposerait à l’égard d’un peuplement forestier dont l’IV est exactement égal à l’IVM. Pour le trimestre commençant le 1er juillet 1992, le taux de base était de 9,55 $/m3.

167 Pour calculer le taux des droits de coupe à l’égard d’un peuplement donné, on ajoute alors au taux de base la différence entre l’IV de ce peuplement et l’IVM de l’ensemble du secteur de l’intérieur de la C.‑B. Si l’IV du peuplement donné dépasse la moyenne de l’ensemble du secteur de l’intérieur, le titulaire du permis d’exploitation de ce peuplement verse des droits plus élevés que le taux de base. Si l’IV d’un peuplement donné se situe sous la moyenne de l’ensemble du secteur de l’intérieur, le titulaire paie alors des droits moindres que le taux de base.

168 Qu’arrive-il s’il survient un feu de forêt? Essentiellement, le bois de faible valeur récupéré dans la zone ravagée abaisse l’IV du secteur. Cette réduction entraîne la diminution de l’IVM. Un IVM plus bas se traduit par des taux des droits de coupe plus élevés pour tous les exploitants du secteur de l’intérieur. La négligence de Canfor signifie que les titulaires de permis du secteur sont frappés de droits de coupe plus élevés. L’effet n’est pas immédiat puisque le calcul de l’IVM se fait rétrospectivement. Un feu de forêt abaissant l’IV d’un peuplement donné hausse les droits de coupe pour les autres titulaires au cours du trimestre suivant.

169 L’expert de Canfor soutient, ce que mon collègue accepte, qu’en raison du système de PVC, la Couronne peut subir les pertes causées par un feu de forêt et maintenir tout de même ses recettes. Plusieurs hectares de forêt peuvent brûler sans que la Couronne en subisse un préjudice, et ce parce que le taux effectif des droits que celle‑ci perçoit reste le même, avec ou sans incendie. J’estime, en toute déférence, que cet argument est erroné et que son acceptation par les tribunaux inférieurs était probablement mal fondée en fait, en plus de constituer une erreur de droit.

B. L’absence d’incidence sur les recettes n’est pas une certitude

170 Tout d’abord, rien ne garantit que le système de PVC n’aura aucune incidence sur les recettes. Comme le font observer les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique au par. 54 des motifs de leur jugement ((2002), 100 B.C.L.R. (3d) 114, 2002 BCCA 217) :

[traduction] Le système prévoit un taux cible et non des recettes anticipées. Afin d’atteindre le taux cible ou taux moyen, le système prévoit des rajustements trimestriels dont l’effet est de faire en sorte qu’il n’y ait pas (ou qu’il y ait peu) de perte de recettes lorsqu’un volume de bois considérable est récolté à des taux sensiblement inférieurs à la moyenne. En cas d’incendie important, le système rajuste à la hausse tous les taux des droits de coupe (dans le secteur de l’intérieur de la province) pour compenser l’effet produit quand du bois endommagé par l’incendie est récolté à des taux de droits moindres, garantissant ainsi que le taux cible est atteint. [Souligné dans l’original; italiques ajoutés.]

Cette affirmation n’écarte pas la possibilité de perte de recettes. Une « légère » perte de recettes peut quand même se produire car seul le taux cible est atteint. Le juge de première instance a reconnu en outre qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté, en l’espèce, sur l’absence d’incidence sur les recettes. Au paragraphe 121 de ses motifs, il fait remarquer que [traduction] « la preuve faite à l’instruction n’indique pas le montant de cette “augmentation des droits de coupe” pour les autres (c.‑à‑d. la somme effectivement calculée) qui résulte de l’incendie » ([1999] B.C.J. No. 1945 (QL)).

171 Canfor a établi seulement que le taux cible est maintenu parce que l’on exige des autres exploitants des droits plus élevés. Il n’est pas du tout acquis que les recettes anticipées soient perçues pour autant. En fait, selon une règle économique fondamentale, l’augmentation des prix entraîne une baisse de la demande. Même pour un fournisseur qui détient le monopole des permis d’exploitation, comme c’est le cas de la Couronne dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B., l’augmentation des droits de coupe par l’effet des incendies de forêt a des conséquences trop nombreuses pour être étudiées, des conséquences qui excèdent la compétence des tribunaux. Si notre Cour veut admettre le moyen de défense selon lequel la Couronne a recouvré toutes ses pertes causées par le feu de forêt en imposant des taux des droits de coupe plus élevés aux autres clients du secteur de l’intérieur de la C.‑B., alors pour être équitable, elle devrait pousser son analyse jusqu’au bout. Elle devrait examiner si la Couronne a subi une perte financière en raison de l’augmentation des droits de coupe imposée aux autres titulaires de permis. Cette mesure a‑t‑elle réduit la récolte totale? L’impôt sur le revenu des sociétés perçu par la Couronne s’en est‑il trouvé diminué? Y a‑t‑il eu un effet sur l’emploi dans le secteur forestier, et donc sur l’impôt sur le revenu des particuliers et sur les dépenses des programmes sociaux? Comme je l’explique ci-après en examinant le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte, une telle analyse serait « interminable et futile » et grèverait les capacités institutionnelles des tribunaux. Comme le juge Holmes l’indique très succinctement dans Southern Pacific Co. c. Darnell-Taenzer Lumber Co., 245 U.S. 531 (1918), p. 533-534 :

[traduction] La loi a généralement tendance, du moins en ce qui a trait aux dommages-intérêts, à ne pas dépasser la première étape. Elle n’impute pas les conséquences éloignées au défendeur, mais elle le tient responsable de la perte subie par le demandeur si cette perte est une conséquence immédiate.

En l’espèce, la demanderesse a subi une perte qui est une conséquence immédiate. Dans la mesure où la Couronne a montré qu’en raison de la négligence de Canfor, elle a perçu moins de droits de coupe dans le secteur ravagé de Stone Creek, elle a prouvé un droit à des dommages-intérêts. Le fait que la Couronne avait mis en place un système par lequel elle tentait de recouvrer cette perte en imposant des droits de coupe plus élevés à d’autres dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B. ne devrait pas être un facteur pertinent quand il s’agit de déterminer le droit à des dommages-intérêts. Tenir compte du système de PVC équivaut à « dépasser la première étape ».

172 De graves difficultés surgissent lorsqu’on « dépass[e] la première étape » pour décider si, par une augmentation des prix pour les autres titulaires de permis en cas d’incendie, le système de PVC n’a effectivement aucune incidence sur les recettes. Le juge Meiklem a étudié le PVC et l’effet « stabilisateur » dans British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc., [2003] B.C.J. No. 84 (QL), 2003 BCSC 77. Cette affaire portait aussi sur l’évaluation des dommages‑intérêts dans une action intentée par la province de la Colombie‑Britannique pour recouvrer une perte résultant d’un feu de forêt. L’expert de la province y a prétendu que l’effet stabilisateur du système de PVC ne garantissait pas le maintien des recettes totales des droits de coupe à un niveau constant, parce que la hausse des droits de coupe pourrait réduire la récolte totale (essentiellement un argument reposant sur l’offre et la demande). M. Gairns, l’expert du secteur forestier dans ce dossier aussi, a reconnu que cet argument était valable en théorie, mais il a conclu que la récolte n’avait pas diminué. En acceptant l’affirmation de M. Gairns, le juge Meiklem a exposé ce qui suit aux par. 27-29 :

[traduction] La demanderesse a soutenu que l’analyse de M. Gairns est viciée parce qu’il s’appuie largement sur les données relatives à l’indice des prix du bois plutôt que sur les données relatives au taux cible, et parce que son commentaire, selon lequel des variations du taux des droits pouvant aller jusqu’à 5,00 $/m3 ont peu ou pas d’incidence sur le volume de bois récolté, ne tient pas compte du volume de bois qui aurait pu être récolté s’il n’y avait eu aucune hausse du taux des droits de coupe. J’estime que ces critiques sont dénuées de fondement. Il est admis qu’il existe une corrélation entre l’indice des prix du bois et les taux cibles des droits de coupe, et la preuve semble montrer clairement que la récolte totale n’est pas sensible à des augmentations minimes des coûts.

En l’absence de preuve empirique réfutant l’analyse de M. Gairns, j’estime que celle‑ci est convaincante. Je note que l’objectif général du système de PVC est d’assurer un certain niveau de recettes constantes pour la Couronne. Nombre de facteurs outre les incendies diminuent la valeur de peuplements donnés, accroissant ainsi les taux des droits pour les autres permis de coupe. Le système n’atteindrait pas son but si le volume de bois récolté conformément aux permis diminuait lorsque des rajustements mineurs à la hausse sont apportés aux droits de coupe. Le système est en place depuis octobre 1987 et s’il n’atteignait pas son but, je pense que la Couronne disposerait déjà de preuves l’établissant.

En conclusion, non seulement je ne suis pas à même de distinguer les faits de l’espèce et ceux de l’affaire Canfor en ce qui concerne la perte de droits de coupe au regard des permis de coupe visés par le système de PVC, mais encore sans égard à cette décision, je conclus que la Couronne n’a pas établi de perte de droits de coupe à l’égard du bois endommagé par l’incendie et récupéré conformément aux permis de coupe 985, 986 et 987.

L’analyse du juge Meiklem reconnaît implicitement que le feu de forêt en question avait diminué la valeur du bois visé par les permis de coupe 985, 986 et 987. Dans Bugbusters, ce que le juge de première instance a fait, comme mon collègue dans le présent jugement, oblige la demanderesse à faire une preuve qui dépasse le cadre du préjudice immédiat, ce que n’exige pas d’ordinaire le droit relatif aux dommages-intérêts.

173 Qu’arriverait-il si le dommage causé par l’incendie en l’espèce avait été cent fois plus considérable? On peut supposer que la décision de la majorité s’appliquerait encore et que le système de PVC resterait un obstacle au recouvrement d’une indemnité. Le mécanisme de PVC s’enclencherait, de sorte que « les droits payés par les autres titulaires de permis au cours du trimestre suivant » compensent la perte (motifs de la majorité, par. 27). Toutefois, pour recouvrer la perte de droits de coupe due à un feu d’une telle ampleur, l’augmentation des droits imposés aux autres exploitants forestiers dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B. serait vraisemblablement cent fois plus considérable. L’augmentation des droits aurait cette fois une incidence sensible sur l’économie. Peut-être que des sociétés forestières plus petites devraient cesser leurs activités, et que même de grandes sociétés pourraient éprouver des difficultés. La province ne réussirait sans doute pas à transférer cette perte. Nul ne pourrait soutenir dans ces circonstances que la Couronne n’a pas subi de perte, malgré le système de PVC. Et pourtant, s’il fallait appliquer dans cette situation analogue la solution retenue par mon collègue, on empêcherait la Couronne de recouvrer sa perte. Le seul problème que pose le cas qui nous occupe par rapport à l’exemple hypothétique est que les effets secondaires au plan économique du transfert des pertes causées par le feu de forêt sur les autres clients ne sont pas immédiatement visibles. En Colombie-Britannique, la Couronne détient un monopole important, sinon absolu, quant à l’octroi de permis d’exploitation forestière dans le secteur de l’intérieur de la province. Jouissant de ce monopole, elle peut, jusqu’à un certain point, imposer les prix alors que ses clients, là encore jusqu’à un certain point, les subissent. Les monopoles comportent cependant leurs limites, et chaque augmentation des prix par un fournisseur provoque tout un ensemble de répercussions que les capacités institutionnelles de notre Cour ne lui permettent pas de mesurer.

174 Il n’est pas du tout certain que le système de PVC garantisse à la Couronne un flux constant de recettes. Selon l’argument présenté toutefois, puisque le but du système de PVC est d’assurer des recettes constantes, il incombe à la Couronne d’établir qu’elle a été privée de ces recettes. J’estime, en toute déférence, que le droit de la responsabilité civile délictuelle n’oblige pas le demandeur à faire cette preuve. Ce dernier n’a qu’à établir le préjudice qui est une conséquence immédiate du délit. Ainsi, même si l’on pouvait affirmer que compte tenu des faits de l’espèce, le système de PVC a fait en sorte d’éviter toute incidence négative sur les recettes de la Couronne, cette conclusion ne serait pas pertinente à l’évaluation des dommages-intérêts accordés en réparation du préjudice causé. Cela ressortira à l’évidence de l’analyse du droit concernant la limitation du préjudice, la règle interdisant la double indemnisation et le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte.

C. L’argument de la limitation du préjudice

175 Canfor prétend qu’en demandant des prix plus élevés aux autres titulaires de permis dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B. (c.‑à‑d. de par la nature même du système de PVC), la Couronne a limité son préjudice. En toute déférence, le système de PVC demeure un mécanisme qui permet d’imposer des droits de coupe plus élevés aux autres titulaires pour compenser la valeur moindre du bois d’un peuplement donné, ne peut être considéré comme un moyen de limitation du préjudice. Le transfert des pertes sur d’autres clients n’a jamais été accepté comme mécanisme de limitation du préjudice.

176 Dans S. M. Waddams, The Law of Damages (éd. feuilles mobiles), p. 15-4, l’auteur affirme que selon le principe de la limitation du préjudice, le demandeur ne devrait pas être indemnisé d’une perte qui aurait pu être évitée si des mesures raisonnables avaient été prises. Le professeur Waddams tire ce principe général de l’arrêt British Westinghouse Electric and Manufacturing Co. c. Underground Electric Railways Co. of London, Ltd., [1912] A.C. 673 (H.L.). Les pertes qui auraient pu être évitées par des précautions raisonnables se définissent comme celles qui sont, en fait, attribuables à l’inaction du demandeur plutôt qu’à la faute du défendeur. Un objectif sous-jacent est d’éviter le gaspillage. Par conséquent, deux principes justifient l’obligation de limiter le préjudice : le demandeur ne doit pas être indemnisé d’une perte qu’il aurait pu éviter par des précautions raisonnables, et le défendeur ne doit pas être tenu de verser une somme au demandeur si celui‑ci peut se voir reprocher du gaspillage après la commission du délit.

177 La question qui nous est soumise consiste donc à déterminer si la Couronne a pleinement limité sa perte en appliquant le système de PVC pour imposer des droits de coupe plus élevés aux autres titulaires de permis dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B. Si le principe tiré de British Westinghouse signifie que le demandeur doit prendre les mesures raisonnables pour limiter sa perte, le problème fondamental est de savoir si cette obligation s’entend aussi de l’augmentation des prix demandés aux autres titulaires pour compenser la perte causée par la négligence de la défenderesse. Dans l’affirmative, il faut alors refuser d’indemniser la Couronne.

178 L’outil d’analyse que les tribunaux ont conçu pour déterminer si, par ses actes postérieurs au délit, le demandeur a évité une perte consiste à examiner si les gains réalisés par le demandeur sont « accessoires » au délit, ou res inter alios acta. S’ils sont accessoires au délit, les gains (dans le cas qui nous occupe, les droits de coupe plus élevés obtenus des autres titulaires de permis) ne doivent pas être pris en compte dans l’évaluation des dommages-intérêts.

179 Dans British Westinghouse, la demanderesse avait reçu de la défenderesse des machines défectueuses. La demanderesse les a remplacées par un équipement mieux conçu qui s’est révélé plus rentable que l’aurait été la machinerie défectueuse. Dans l’évaluation des dommages-intérêts, ces profits additionnels ont été pris en compte, de sorte que la demanderesse n’a pu obtenir qu’une indemnité insignifiante. À la p. 690, le vicomte Haldane affirme ce qui suit :

[traduction] Si l’on doit prendre en considération l’opération ultérieure, il faut qu’elle résulte des conséquences de l’inexécution et se situe dans le cours normal des affaires.

180 Notre Cour a retenu l’analyse du vicomte Haldane dans Apeco of Canada, Ltd. c. Windmill Place, [1978] 2 R.C.S. 385. Dans cette affaire, le locateur d’espace dans un édifice avait, après que le locataire eut résolu son engagement, loué le même espace à un autre locataire. Le juge Ritchie a adopté la règle ci-dessus énoncée dans British Westinghouse mais a décidé que la défenderesse n’avait pas établi que la demanderesse devait être considérée comme ayant limité sa perte. Bien que l’espace laissé libre par le locataire ait été loué à un tiers, l’édifice est resté à moitié inoccupé. Le juge Ritchie a décidé que l’espace en question aurait pu être loué même si la défenderesse n’avait pas résolu le bail initial. Il s’agissait donc d’une opération indépendante nullement influencée par l’inexécution de l’engagement pris par l’appelante. La défenderesse ne pouvait pas invoquer cette opération pour faire réduire les dommages-intérêts.

181 Tant dans British Westinghouse que dans Apeco, la demanderesse avait réalisé une autre opération. Elle avait traité avec un tiers. Dans British Westinghouse, ce fait a amené le tribunal à conclure à la limitation du préjudice parce que l’opération s’inscrivait naturellement dans le cours normal des affaires (acheter les machines les plus modernes était un choix rationnel) et l’opération découlait de la rupture du contrat par la défenderesse. Dans Apeco, l’opération a été accomplie dans le cours normal des affaires mais le juge Ritchie a conclu qu’elle ne résultait pas de la résolution du bail.

182 En l’espèce, j’admets que si la Couronne a demandé aux autres titulaires des droits de coupe plus élevés, c’était un résultat direct ou une conséquence de la négligence de Canfor. La Couronne avait conçu le système de PVC de telle sorte que ce résultat soit inévitable, à moins que le gouvernement ne prenne des mesures pour modifier le système et empêcher l’augmentation automatique des prix (ce qu’il est tout à fait capable de faire, et ce qu’il a fait en 1999, après les incendies de forêt de 1998). Mais je ne peux pas accepter l’idée qu’imposer des droits plus élevés aux autres clients représente une mesure prise dans le cours normal des affaires. Demander des prix plus élevés à d’autres clients pour compenser une perte n’est pas une pratique courante, bien qu’on puisse malheureusement se voir forcé de le faire par suite du préjudice subi. Dans le cours normal des affaires, pour une personne qui se trouve dans la même situation que la Couronne en raison d’un feu de forêt attribuable à la négligence, il serait logique au plan commercial de mettre en place des moyens de restauration de la forêt (ce qu’a fait la Couronne). Il serait logique aussi au plan commercial de faire récupérer autant de bois que possible (cela a été fait et l’indemnité de la Couronne a été réduite d’autant). Demander des prix plus élevés à d’autres clients ne constitue pas nécessairement une décision judicieuse au plan commercial. La plupart des chefs d’entreprise (et la Couronne possède une entreprise d’octroi de permis, à ce que je sache) ne jouissent pas de cette faculté. Le commerçant type qui augmente ses prix risque de voir ses clients se tourner vers des sources moins chères ou cesser de consommer le produit. La Couronne peut exiger des droits de coupe plus élevés uniquement en raison de sa situation de monopole, qui lui permet d’imposer les prix dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B. Toutefois, comme j’ai tenté de l’illustrer par mes exemples précédemment, un comportement de ce genre entraîne des conséquences en bout de ligne, encore qu’elles ne soient pas immédiatement évidentes pour les tribunaux.

183 L’analyse du juge Rand dans Karas c. Rowlett, [1944] R.C.S. 1, nous aide à expliciter le principe en jeu en matière de limitation du préjudice. Dans Karas, le demandeur avait perdu un bail en raison d’une fraude. Il a lancé une autre entreprise dans le but avoué de compenser en partie ses pertes. Le juge Rand a décidé que ces profits (produits par la nouvelle entreprise) ne pouvaient servir à compenser les dommages-intérêts payables par le défendeur. Le juge Rand expose le principe qui suit, à la p. 8 :

[traduction] Il est bien établi [. . .] que le résultat obtenu qui permet la limitation du préjudice et le résultat stipulé ou envisagé dans le contrat initial doivent s’exclure l’un l’autre, et la limitation du préjudice, dans ce sens, se substitue à l’autre. D’un autre point de vue, le manquement ou la faute libèrent la capacité de travail ou de gain. Cette capacité devient un actif entre les mains de la partie lésée qui est tenue d’en faire bon usage dans la suite des faits résultant de l’inexécution. [Je souligne.]

Or, aucune telle « capacité de gain » n’a été libérée au profit de la Couronne dans le cas qui nous occupe. La Couronne aurait pu percevoir ces recettes additionnelles avant le délit, mais elle a simplement choisi de ne pas le faire. Elle a pu recouvrer tout de suite des droits de coupe sur le bois récupéré, au lieu d’attendre les 30 ou 50 ans que prévoyait le calendrier de coupe. De toute évidence, un tel facteur touche à la limitation du préjudice. Cependant, la réclamation de prix plus élevés aux autres titulaires de permis en conséquence de l’incendie n’équivaut pas à la création d’une capacité accrue de gain. Une telle majoration ne peut que décevoir ceux qu’elle frappe. Elle devrait aussi causer de l’inquiétude pour la Couronne puisqu’une augmentation des prix pour les autres titulaires de permis peut porter préjudice aux affaires, aux rentrées fiscales et à l’emploi dans l’intérieur de la C.-B.

184 Il peut fort bien arriver que dans des circonstances semblables à l’avenir, la Couronne décide de ne pas permettre que le système de PVC majore de façon automatique les droits de coupe frappant les autres titulaires afin de maintenir le taux cible et peut‑être, aussi, les recettes anticipées. En fait, c’est exactement le geste posé par la Couronne après les feux de forêt de 1998. Cela ressort à l’évidence de la preuve présentée par Canfor elle‑même, comme le démontre le passage suivant du rapport d’expertise de M. Gairns du 5 mars 1999 :

[traduction] Le système de fixation des prix en fonction de la valeur comparative (PVC) sert à établir les droits de coupe à l’égard de tous les permis de coupe visés par tous les genres de tenure à long terme en C.‑B. et il s’appliquait tant au permis d’exploitation de Canfor qu’aux trois boisés de ferme dans le secteur ravagé de Stone [Creek]. [. . .] Jusqu’au 1er janvier 1999, tous les types de permis de coupe visés par ces permis d’exploitation étaient inclus dans le calcul de l’IVM, mais un changement a été apporté afin d’exclure désormais les permis de coupe du bois récupéré par suite des incendies de 1998. Par ce changement apporté le 1er janvier 1999, les permis de coupe visant le bois qui n’est pas du bois récupéré ne seront pas frappés par la majoration, mais les recettes de la province diminueront en 1999 par rapport à ce qu’elles auraient été sans les feux de 1999.

En supposant que les feux de 1998 aient été le résultat de la négligence, est-ce que la défenderesse dans l’action qui s’en serait suivie aurait pu prétendre que le refus de la Couronne, demanderesse, de majorer les prix demandés aux autres constituait un défaut de limiter le préjudice? Je ne le pense pas. Les principes régissant la limitation du préjudice, en particulier le principe de l’efficience économique, commandent que la personne lésée tire parti de la « capacité de gain » nouvellement acquise du fait de la faute du défendeur. Ces principes n’exigent pas que la personne lésée essaie de recouvrer ses pertes en demandant des prix plus élevés aux autres clients. Dans le cas présent, en permettant que s’enclenche le mécanisme de PVC et que l’on augmente les prix demandés aux autres titulaires de permis, la Couronne demanderesse n’utilisait pas une « capacité de gain accrue » et ne doit donc pas être pénalisée par une réduction de son indemnité. Vu l’arrêt British Westinghouse, mais en particulier les motifs de notre Cour dans les arrêts Karas et Apeco, je conclus qu’en ce qui concerne l’évaluation des dommages-intérêts à payer par la défenderesse, le système de PVC ne constitue pas un facteur de limitation du préjudice.

D. La double indemnisation

185 Dans les motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, le juge Smith a correctement conclu que la limitation du préjudice ne jouait pas dans ce cas. Les juges majoritaires ont plutôt conclu que [traduction] « le système de fixation des prix en fonction de la valeur comparative était en place avant l’incendie et il avait pour effet d’éviter à la Couronne toute perte due au feu » (par. 80). Ils se sont également dits inquiets de ce que, si la Couronne était autorisée à recouvrer une indemnité en sus des recettes accrues des droits de coupe perçues des autres titulaires de permis, elle obtiendrait pour la même perte deux indemnités provenant de sources différentes. Ce résultat violerait la règle interdisant la double indemnisation suivie dans Ratych c. Bloomer, [1990] 1 R.C.S. 940.

186 En premier lieu, je tiens à signaler de nouveau qu’il n’est pas du tout certain que le système de PVC a eu pour effet « d’éviter à la Couronne toute perte due au feu ». En fait, les tribunaux d’instance inférieure ont décidé que la Couronne n’a pas été en mesure de réfuter la présomption selon laquelle le système de PVC n’avait aucune incidence sur les recettes. Là encore, comme dans le cas de la limitation du préjudice, il ne convient pas d’imposer un tel fardeau à la demanderesse en l’espèce. La règle interdisant la double indemnisation n’est pas invoquée quand la supposée double indemnité de la demanderesse découle de sa décision de demander des prix plus élevés à d’autres clients. Si elle choisit de priver la Couronne de l’indemnité dans le présent pourvoi, notre Cour peut s’appuyer en partie sur les principes justifiant le refus de la double indemnisation énoncés dans Ratych, mais, en vérité, elle se trouverait à reconnaître en droit de la responsabilité civile délictuelle le moyen de défense fondé sur le transfert de perte.

187 Avant d’examiner si le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte est reconnu en droit, je tiens à examiner la décision de la juge McLachlin (maintenant Juge en chef de notre Cour) dans Ratych. Certains principes dégagés de Ratych peuvent s’appliquer en l’espèce, mais de façon générale, cette affaire différait car elle concernait des prestations parallèles telles que les indemnités de maladie, les prestations d’aide sociale, les prestations d’assurance contre les accidents, etc. Cette affaire portait directement sur des prestations versées par des tiers selon une formule de répartition des pertes. À mon avis, demander des prix plus élevés à d’autres clients ne peut pas vraiment être assimilé aux prestations dont parlait la juge McLachlin dans Ratych.

188 Dans Ratych, le policier intimé a été blessé dans un accident de la circulation. La faute de l’appelante a été clairement établie. En raison de ses blessures, le policier n’a pu travailler pendant plusieurs mois, mais il a continué à toucher son salaire en conformité avec sa convention collective. La question fondamentale consistait à savoir si les paiements effectués par un employeur à un demandeur pendant qu’il ne pouvait pas travailler doivent être pris en compte dans l’évaluation de ses dommages‑intérêts pour perte de salaire. Comme le policier avait continué à toucher son salaire, il n’avait pas réellement subi de perte de salaire. À la p. 964, la juge McLachlin a fait les observations suivantes :

Je conclus que, d’après ce qui ressort des principes généraux sous‑jacents à notre régime de droit en matière de responsabilité civile délictuelle, les dommages‑intérêts accordés au demandeur devraient correspondre aussi exactement que possible à la perte qu’il a réellement subie. Le montant des dommages‑intérêts devrait remettre le demandeur dans la position où il se trouvait avant l’accident. Lorsqu’il s’agit d’un préjudice pécuniaire comme la perte de salaire, le montant des dommages‑intérêts équivaut normalement à la perte financière réelle du demandeur. À moins que celui‑ci ne puisse démontrer l’existence d’une telle perte, il n’a droit à aucune indemnisation. La raison à cela est que, s’il n’y a aucune perte, il manque un élément essentiel de la responsabilité délictuelle. Ainsi que l’affirme lord Diplock dans l’arrêt Browning v. War Office, [1962] 3 All E.R. 1089, aux pp. 1094 et 1095: [traduction] « Quiconque agit sans prudence raisonnable ne commet pas d’acte blâmable du point de vue juridique; il ne commet pas de délit civil. Son acte n’est blâmable et ne constitue un délit civil que si son imprudence cause un préjudice au demandeur. »

189 Le raisonnement de la juge McLachlin dans Ratych est juste : le demandeur ne doit pas recouvrer des pertes qu’il n’a pas réellement subies. En toute déférence, toutefois, je conserve des hésitations sérieuses sur l’application du raisonnement tenu dans Ratych aux faits de la présente espèce. Pour une grande partie, l’analyse de la juge McLachlin portait sur l’inapplicabilité, ou du moins la restriction de l’applicabilité, de l’exception qui a été apportée, dans Bradburn c. Great Western Rail. Co., [1874-80] All E.R. 195 (Ex. Div.), à l’attribution des dommages‑intérêts pour lésions corporelles quand des indemnités d’assurance sont en cause. Dans Bradburn, la cour a statué que les sommes payables au demandeur par un assureur privé ne devaient pas être déduites des dommages‑intérêts pour lésions corporelles. Dans Ratych, la juge McLachlin a démontré, par une analyse approfondie de la jurisprudence britannique, australienne, états-unienne et canadienne, que, bien que l’arrêt Bradburn ait été cité à l’origine pour étayer la non‑déductibilité de tous les genres de « prestations », les tribunaux avaient atténué l’application générale de la règle relative aux indemnités d’assurance.

190 L’aperçu que donne la juge McLachlin de la jurisprudence britannique illustre le point central de son analyse. La juge McLachlin commence par montrer comment l’application générale de Bradburn a été circonscrite graduellement en s’arrêtant à Browning c. War Office, [1962] 3 All E.R. 1089 (C.A.), où lord Denning a décidé que le montant des allocations d’ancien combattant devait être défalqué des dommages‑intérêts accordés au demandeur. Quelques années plus tard seulement, lord Reid a conclu, dans l’arrêt Parry c. Cleaver, [1969] 1 All E.R. 555 (H.L.), que la pension d’un agent de police ne devrait pas être déduite du montant des dommages‑intérêts pour perte de salaire. Les indemnités de maladie ont, cependant, été tenues pour déductibles des dommages‑intérêts dans Hussain c. New Taplow Paper Mills Ltd., [1988] 1 All E.R. 541 (H.L.). La juge McLachlin a affirmé ce qui suit dans Ratych à la p. 967 :

La jurisprudence anglaise portant sur la question dont nous sommes saisis en l’espèce peut se résumer ainsi : si certaines prestations, comme celles provenant d’assurances privées, demeurent non déductibles, le salaire ou les indemnités de maladie versés au demandeur pendant le temps qu’il était incapable de travailler ont toujours dû entrer en ligne de compte dans le calcul de ses dommages‑intérêts.

191 Puis, en quelques mots, la juge McLachlin a montré que l’Australie avait adopté, à l’égard de la déductibilité des paiements de salaire, une position identique à la position anglaise. Aux États-Unis, cette question a été réglée en grande partie par des dispositions législatives prévoyant la déduction de « tout un éventail de prestations » (p. 968). La juge McLachlin a ensuite abordé la jurisprudence canadienne. Elle a constaté que, comme au Royaume-Uni, l’influence de l’arrêt Bradburn avait amené les tribunaux canadiens à conclure généralement à la non‑déductibilité de tous les genres de « prestations parallèles », mais à l’instar de lord Denning dans Browning, nos tribunaux en sont venus à opter pour la déductibilité. Comme la juge McLachlin l’indique à la p. 969 :

Par suite de l’arrêt Browning, les tribunaux canadiens ont changé d’avis en faveur de la déductibilité. En effet, ils ont déduit des dommages‑intérêts les paiements de maintien de salaire, tant ceux effectués à titre gracieux (Dell v. Vermette (1963), 37 D.L.R. (2d) 101 (H.C. Ont.); Parsons v. Saunders (1963), 39 D.L.R. (2d) 190 (C.S.N.‑É.)), que ceux faits en exécution d’un contrat (Dell v. Vermette, en appel (1963), 42 D.L.R. (2d) 326 (C.A. Ont.); Woodworth v. Farmer (1963), 39 D.L.R. (2d) 179 (N.‑É.D.P.I.)) Les prestations d’assurance‑maladie et d’assurance contre les accidents versées par des employeurs ont été déduites (Rados v. Neumann, [1971] 2 O.R. 269 (H.C.); Massia v. Allen, [1973] 1 O.R. 419 (C. cté); Brazier v. Humphreys (1973), 38 D.L.R. (3d) 201 (H.C. Ont.)), de même que les indemnités de maladie (Dell v. Vermette, précité; McCready v. Munroe (1965), 55 D.L.R. (2d) 338 (C.S.C.‑B.); Menhennet v. Schoenholz, [1971] 3 O.R. 355 (C.A.)) Là encore, cette pratique ne saurait être qualifiée d’universelle, car certains juges refusent toujours la déduction des prestations.

La juge McLachlin a ensuite examiné d’autres décisions dans lesquelles des « prestations » telles que des paiements provenant d’un régime de retraite privé, des allocations versées en vertu du RPC, des prestations sous forme de salaire, des indemnités de maladie, etc., ont ou n’ont pas été déduites des dommages‑intérêts.

192 Puis, la juge McLachlin a, pour l’essentiel, consacré son analyse à l’argument des juges minoritaires selon lequel les sortes de prestations précitées étaient analogues à des indemnités d’assurance et ne devaient donc pas être déduites des dommages-intérêts accordés. Elle a décidé que le salaire versé pendant un congé de maladie ne pouvait pas être assimilé à des prestations d’une assurance privée. La juge McLachlin n’était pas disposée à supposer que, si un employé touche un salaire quand il ne travaille pas, il a cédé quelque chose en contrepartie et a, par conséquent, établi un droit de garder l’avantage reçu si un dédommagement lui est accordé. À la p. 973 de l’arrêt Ratych, elle affirme ainsi :

À mon avis, il est incompatible avec les principes régissant l’attribution de dommages‑intérêts en matière délictuelle que la cour présume que parce qu’un avantage a été conféré par une tierce personne, le demandeur a subi une perte équivalente. Je ne connais aucun principe qui puisse justifier une telle hypothèse. La règle demeure inchangée — le demandeur est tenu de prouver l’existence de sa perte.

193 À l’examen de l’analyse de la juge McLachlin dans Ratych, il apparaît de plus en plus évident qu’elle devait examiner un ensemble de faits complètement différents de ceux qu’étudie notre Cour en l’espèce. On peut déduire de sa décision que les principes généraux en matière de responsabilité civile délictuelle exigent que le demandeur prouve sa perte. Autant que possible, le demandeur ne doit pas bénéficier d’une double indemnisation. Le reste de son analyse porte presque uniquement sur la question de la déductibilité des « prestations parallèles », en particulier les prestations qui s’apparentent à un salaire, des dommages-intérêts accordés pour la perte de salaire. La juge McLachlin semble imposer au demandeur la charge de prouver que le demandeur a en quelque sorte gagné toutes les prestations parallèles de ce genre et qu’il a cédé quelque chose en contrepartie de ces dernières. À mon avis, en toute déférence, les « prestations » ou « avantages » que Canfor veut qu’on déduise de son indemnité en l’espèce n’en sont pas, mais doivent être considérées comme des recettes des droits de coupe provenant d’opérations tout à fait indépendantes avec des tiers. Ces recettes accrues découlant des droits de coupe ne sont pas analogues aux prestations versées par des tiers à la personne lésée dans Ratych. La Couronne cherche simplement à s’appuyer sur la notion généralement admise qu’en droit canadien, le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte n’est pas reconnu. Je vais donc aborder maintenant l’examen du transfert de la perte.

E. Le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte

194 La question de savoir si le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte existe en droit canadien a été étudiée récemment par le juge Ground dans Law Society of Upper Canada c. Ernst & Young (2002), 59 O.R. (3d) 214 (C.S.J.). Le juge Ground devait trancher des requêtes inscrites pour jugement sommaire présentées par les défendeurs. Ces derniers prétendaient que, même si une rupture de contrat, la négligence ou des déclarations inexactes par négligence pouvaient être établies, les demandeurs n’avaient subi aucun préjudice parce que toutes les obligations non réglées et les pertes non supportées par le régime d’assurance au cours des années en cause avaient été recouvrées par les demandeurs au moyen de cotisations supplémentaires ou d’augmentations des cotisations demandées aux membres du barreau. En majorant les cotisations au titre de l’assurance, la demanderesse avait ainsi transféré ses pertes aux membres du barreau.

195 Le juge Ground a décidé qu’en règle générale, l’auteur de la faute n’est pas exonéré de responsabilité simplement parce que la personne lésée a pu recouvrer les pertes subies en recourant à d’autres sources de revenu ou en faisant valoir des droits contractuels ou conférés par la loi. Essentiellement, il a statué, à l’étape du jugement sommaire, que le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte n’était pas reconnu au Canada. La seule exception connue restait la décision du juge La Forest dans Air Canada c. Colombie-Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161, une décision applicable uniquement dans le cas d’un contribuable qui intente une action pour recouvrer des taxes payées en application d’une loi déclarée ultra vires.

196 Le juge Borins de la Cour d’appel de l’Ontario ((2003), 65 O.R. (3d) 577) a infirmé le jugement du juge Ground, d’abord en se fondant sur des moyens tenant à la procédure, mais aussi parce qu’il a conclu qu’il n’était pas [traduction] « manifeste » que le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte n’est pas reconnu en droit canadien. Il faut noter que l’un des principaux motifs, sinon le principal motif, pour lequel le juge Borins a estimé que ce moyen de défense aurait pu être considéré en première instance tenait au fait que notre Cour avait récemment autorisé le présent pourvoi. Au paragraphe 50, le juge Borins déclare ce qui suit :

[traduction] Dans le présent pourvoi, la meilleure indication que le droit concernant la reconnaissance du moyen de défense fondé sur le transfert de la perte n’est pas établi est que la Cour suprême du Canada a, le deuxième jour de l’audition en l’espèce, annoncé qu’elle autorisait un pourvoi contre une décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique sur la question de savoir si la Cour d’appel avait commis une erreur en acceptant le moyen de défense fondé sur le « transfert de la perte » et en n’attribuant aucune indemnité pour le bois commercial endommagé ou détruit par le feu . . .

197 Bien que sa conclusion concernant le critère « manifeste » ait été infirmée, le juge Ground a néanmoins effectué une analyse très fouillée et utile de la question de la reconnaissance du moyen de défense fondé sur le transfert de la perte au Canada. J’en arrive, en définitive, à la conclusion qu’au regard des faits de l’espèce et en général, il ne faut pas laisser ce moyen de défense s’enraciner dans la jurisprudence canadienne. Même si le demandeur a effectivement le fardeau de prouver qu’il a subi une perte réelle, il n’a à prouver que la perte représentant une conséquence immédiate. Les tribunaux n’ont pas à examiner si le demandeur a pu recouvrer ses pertes grâce à d’autres sources de revenu ou en exerçant des droits contractuels ou conférés par la loi.

198 Dans son ouvrage The Law of Damages, op. cit., p. 15-38, le professeur Waddams traite du moyen de défense fondé sur le transfert de la perte et le rejette d’emblée. Il examine l’arrêt Oshawa Group Ltd. c. Great American Insurance Co. (1982), 36 O.R. (2d) 424 (C.A.), autorisation de pourvoi devant la C.S.C. refusée, [1982] 1 R.C.S. viii, dans lequel le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte a été rejeté. Le professeur Waddams écrit ce qui suit :

[traduction] Sur le marché libre, le prix demandé pour des marchandises reflète le cours du marché. N’eût été la fraude, la demanderesse aurait payé un prix plus avantageux pour ses marchandises et aurait pu en vendre la même quantité aux prix effectivement demandés et faire un profit plus grand sur la même quantité ou (si elle avait jugé cela avantageux) elle aurait pu réduire le prix et en vendre une plus grande quantité. Si l’argument de la défenderesse, parfois appelé le moyen de défense du « transfert de la perte », était valable, bien des entreprises seraient incapables de subir des pertes. Encore une fois, on fait valoir que le facteur clef tient à ce que dans l’affaire Oshawa Group, la demanderesse aurait pu demander les prix effectivement demandés, en plus de conserver le profit résultant des marchandises moins chères qu’elle aurait obtenues de ses fournisseurs n’eût été la fraude. [Renvoi omis.]

En l’espèce, la Couronne aurait pu demander aux autres titulaires de permis des droits de coupe plus élevés, même sans incendie. Après tout, le ministre des Forêts fixe lui-même les prix. La Couronne aurait pu aussi décider de ne pas majorer les droits de coupe pour les autres titulaires en conséquence de l’incendie, ce qu’elle a fait en 1999.

199 Récemment, dans Garland c. Consumers’ Gas Co., [2004] 1 R.C.S. 629, 2004 CSC 25, par. 37 et 63-66, notre Cour a examiné indirectement le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte. Dans une action en restitution, l’entreprise de services publics défenderesse a présenté un moyen de défense de cette nature. Elle a fait valoir qu’elle avait fait bénéficier d’autres clients des sommes illégalement perçues au titre des frais pour paiement en retard, et qu’elle n’avait ainsi conservé aucun profit. Puisqu’elle avait transmis son profit à d’autres, la société ne s’était pas enrichie. Notre Cour a refusé de statuer sur le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte (un moyen qu’il convenait, comme l’a fait remarquer avec justesse le juge Iacobucci, d’examiner, en droit en matière de restitution, au regard du domaine plus large du moyen de défense fondé sur le changement de situation, au par. 37). Suivant les règles applicables en matière de restitution, la personne qui s’est enrichie ne peut pas faire valoir le moyen de défense fondé sur le changement de situation si elle a commis un délit. Dans l’arrêt Garland, précité, la défenderesse avait perçu des frais de paiement en retard en contravention du Code criminel. Notre Cour a écarté le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte pour des motifs qui tiennent à l’equity et qui relèvent du domaine de la restitution. Cette analyse basée sur l’equity, omniprésente dans le contexte des règles de la restitution, illustre bien pourquoi il vaut peut-être mieux restreindre ce moyen de défense à ce domaine du droit. Pour d’autres motifs tenant à l’equity, la Cour a décidé que le moyen de défense ne s’appliquait pas, alors qu’en droit de la responsabilité civile délictuelle, une telle souplesse n’est vraisemblablement pas possible.

200 L’arrêt de notre Cour Air Canada, précité, est le seul cas où, à ma connaissance, on a fait droit au moyen de défense fondé sur le transfert de la perte. Cette décision concernait une action engagée par les lignes aériennes demanderesses pour se faire rembourser le montant des taxes sur l’essence payées en application d’une loi déclarée ultra vires de la province. L’affaire portait sur le droit en matière de restitution, mais essentiellement, le juge La Forest s’est attardé sur la question de savoir si les demanderesses avaient effectivement subi une perte, car la preuve montrait que les lignes aériennes avaient transféré la charge de la taxe ultra vires à leurs clients. Aux p. 1202-1203, le juge La Forest fait ce commentaire :

En l’espèce, je ne doute pas que la province a été enrichie par l’imposition de la taxe inconstitutionnelle. Il est plus difficile de répondre à une autre question, qui pourrait exclure le recouvrement dans la présente affaire même si je fondais ma décision uniquement sur l’application des principes de restitution, la question de savoir si c’est aux dépens des lignes aériennes demanderesses que la province s’est enrichie. Le procureur général a fait valoir que les lignes aériennes ont pu reporter sur leurs passagers la charge que représentait la taxe. L’avocat d’Air Canada a toutefois soutenu énergiquement qu’on ne devrait pouvoir se prévaloir de ce moyen de défense (le report sur autrui) que lorsque la taxe a été spécifiquement reportée sur d’autres personnes déterminées, qui deviennent alors les véritables contribuables. Il prétend qu’autrement le fait qu’une taxe a pu être reportée sur autrui ne justifie aucunement le refus du recouvrement. Même si les lignes aériennes ont pu majorer leurs prix afin de produire les revenus nécessaires pour l’acquittement de la taxe, cette hausse a pu avoir des effets sur le volume de leurs ventes et, à son tour, entraîner une baisse de leurs profits.

Il faudra un certain temps pour que les tribunaux fixent les limites du droit en matière de restitution qui est en voie de se développer, mais il est utile à ce propos d’examiner l’expérience américaine. Le professeur George E. Palmer fait les observations suivantes dans son ouvrage intitulé The Law of Restitution (1986 supp., à la p. 255) :

[traduction] Il est certain que, s’il garde un paiement auquel il n’avait pas droit, le fisc reçoit un enrichissement illégitime. Il ne se sera cependant pas enrichi aux dépens du contribuable si ce dernier a fait supporter à d’autres personnes la charge économique de l’impôt. À moins que la restitution à ces personnes ne soit matériellement possible, permettre au fisc de conserver l’enrichissement semble préférable à une intervention des tribunaux pour faire passer cet enrichissement au contribuable.

À mon avis, ces observations sont justes et, si cela était nécessaire, je les appliquerais à la présente instance car, d’après la preuve, les lignes aériennes ont répercuté sur leurs passagers la charge de la taxe à laquelle elles étaient assujetties. Le droit en matière de restitution n’a pas pour objet de donner des profits fortuits à des demandeurs qui n’ont subi aucune perte. Il sert plutôt à garantir que, dans le cas où un demandeur a été privé d’une richesse qu’il avait en sa possession ou qui lui revenait, cette richesse lui sera rendue. En l’espèce, le recouvrement pour fins de restitution est égal au gain réalisé par la province aux dépens des lignes aériennes. Si ces dernières ne sont pas parvenues à démontrer qu’elles ont supporté la charge de la taxe, alors elles n’ont pas établi le bien‑fondé de leur demande. Ce qu’a pu recevoir la province n’est pertinent que dans la mesure où c’était aux dépens des lignes aériennes.

Cette seule raison suffit pour rejeter la demande des lignes aériennes. Toutefois, même si les lignes aériennes pouvaient prouver qu’elles ont supporté la charge de la taxe, je refuserais encore le recouvrement. Il est évident que les principes de l’enrichissement illégitime peuvent jouer contre un gouvernement et justifier le recouvrement aux fins de restitution, mais dans une affaire comme celle‑ci, où il est question de l’effet d’une loi inconstitutionnelle ou ultra vires, je suis d’avis que certaines considérations spéciales font sortir l’affaire du cadre normal de la restitution et exigent une règle qui réponde aux questions de politiques sous‑jacentes spécifiques à ce domaine.

201 Notre Cour se trouve à la croisée des chemins. Elle doit décider s’il y a lieu de restreindre l’application de la décision du juge La Forest dans l’arrêt Air Canada, précité, aux affaires dans lesquelles des taxes ont été payées conformément à une loi inconstitutionnelle ultra vires (et peut-être aussi au domaine de la restitution), ou si le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte doit être étendu à l’ensemble du droit privé.

202 La Cour d’appel de l’Ontario a également examiné le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte dans Air Canada c. Liquor Control Board of Ontario (1995), 24 O.R. (3d) 403, encore une fois dans le contexte du droit de la restitution. Dans cette affaire, les lignes aériennes tentaient de récupérer des sommes versées par suite d’une erreur d’application de la Loi sur les permis d’alcool de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. L.19. Le juge Robins a rejeté l’argument présenté par la province selon lequel le remboursement aux lignes aériennes de toute partie des versements faits par erreur représenterait une aubaine. Il s’est cependant appuyé sur la conclusion de fait du juge de première instance et indiquant que la charge financière des paiements faits par erreur n’avait pas été reportée sur les passagers (p. 432) :

[traduction] Cet argument de l’aubaine, aussi convaincant soit-il à première vue, a été repoussé par le juge de première instance au vu des faits. En réponse à cet argument, il a conclu comme suit :

La preuve montre le contraire. Les prix des billets et les prix de l’alcool répondent aux conditions de la concurrence et sont tout à fait indépendants du coût de revient de l’alcool. La charge financière de la marge du coût de revient et des frais n’a pas été reportée sur les passagers. Au cours des dernières années, les lignes aériennes ont subi des pertes d’exploitation. Il faut toutefois remarquer qu’on ne tente aucunement d’imputer ces pertes sur les exercices suivants. Ces pertes sont tenues pour des coûts irrécupérables.

203 Le juge Robins a rejeté le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte dans Liquor Control Board « au vu des faits », comme il le dit. Il n’a pas abordé la possibilité que le moyen de défense aurait été accepté si la situation factuelle s’y était prêtée. La démarche du juge Robins soulève des questions délicates et intéressantes au sujet de l’application de ce moyen de défense dans le domaine de la responsabilité civile délictuelle. Si notre Cour devait l’accepter, la demanderesse ne pourrait plus se borner à établir le préjudice causé par l’auteur de la faute. La personne lésée devrait aussi démontrer qu’elle n’a pas réalisé d’autres opérations commerciales susceptibles de compenser la perte, même si ces dernières ne découlaient pas d’une capacité de gain qu’aurait augmentée la négligence de la défenderesse. Ainsi, par exemple, dans l’affaire Bugbusters et dans la présente espèce, on a demandé à la Couronne demanderesse d’établir qu’un certain nombre d’arbres avaient été détruits par le feu et que cette destruction avait causé une baisse des recettes de droits de coupe à l’égard de ces arbres. De plus, on a également demandé à la demanderesse de procéder à une analyse économique très difficile pour démontrer qu’elle n’avait pas recouvré ces pertes en majorant ses prix pour ses autres clients. L’imposition d’un pareil fardeau de preuve comporte des dangers et des difficultés considérables. Les tribunaux ont de bonnes raisons de ne pas obliger le demandeur à établir autre chose que sa perte immédiate.

204 Les observations ci‑après du juge Holmes dans Southern Pacific, précité, résument bien les principes de politique juridique qui militent contre l’acceptation du moyen de défense fondé sur le transfert de la perte dans les domaines autres que la restitution. Dans cette affaire, les chemins de fer défendeurs soutenaient que les expéditeurs demandeurs n’avaient pas droit à une indemnité pour l’imposition de tarifs marchandises excessifs parce que les demandeurs avaient pu transférer à leurs clients tous les surcoûts qui en résultaient. Aux p. 533-534, le juge Holmes répond à cet argument :

[traduction] La seule question devant nous est celle à laquelle nous avons fait allusion, savoir si, puisque les demanderesses ont pu transférer le préjudice occasionné par la perception excessive et en recouvrer le montant des acheteurs, elles sont empêchées de récupérer le trop-payé auprès des transporteurs. La réponse n’est pas difficile. La loi a généralement tendance, en ce qui a trait aux dommages-intérêts du moins, à ne pas dépasser la première étape. Elle n’impute pas les conséquences éloignées au défendeur, mais elle le tient responsable de la perte subie par le demandeur si cette perte est une conséquence immédiate. Quand elles ont payé les prix demandés, les demanderesses ont subi des pertes au montant établi par le verdict. Selon la théorie du droit, leur droit à une indemnité est né immédiatement et il est indépendant des faits ultérieurs. [. . .] Peut-être que, à proprement parler, une telle indemnité pourrait être assimilée en principe à une indemnité d’assurance, comme res inter alios, qui ne concernait pas les défenderesses. À l’argument que l’ensemble des opérations constitue, du point de vue commercial, une seule et même opération, il suffit de répondre que l’unité des opérations en l’espèce est insuffisante pour donner droit à recouvrement à l’acheteur, pas plus qu’au consommateur ultime qui a payé lui aussi un prix majoré. Il n’y a pas de connexité contractuelle avec le transporteur. [. . .] Il ne faut pas permettre au transporteur de conserver le profit acquis illicitement et la seule personne qui peut le lui enlever est celle qui avait un lien contractuel avec lui et de laquelle le transporteur a reçu la somme. [. . .] L’aspect technique de cet énoncé suppose la prise en considération [. . .] de la tâche interminable et vaine de suivre chaque opération jusqu’à son résultat ultime. [. . .] Au bout du compte, c’est probablement le public qui paie les dommages dans la plupart des cas où le préjudice est indemnisé.

205 Il faut s’arrêter à l’examen de la tâche « interminable et vaine » dont la Couronne devrait s’acquitter pour réfuter la présomption que les tribunaux inférieurs lui ont opposée et qui veut qu’elle ait recouvré ses pertes après l’incendie de Stone Creek en majorant les droits de coupe dans le cadre du système de PVC. Pour chaque titulaire de permis individuellement, il lui faudrait déterminer par une enquête ou autrement s’il a diminué sa consommation de bois à cause de la majoration des droits de coupe, s’il a remis à l’année suivante ses activités d’exploitation forestière, ou s’il les a poursuives comme prévu malgré la majoration des prix. Au niveau macroéconomique, la Couronne ne pourrait distinguer l’effet de la majoration des droits de coupe résultant de l’incendie de celui de l’augmentation des droits de coupe due à d’autres facteurs touchant l’exploitation forestière dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B. Dans Hanover Shoe, Inc. c. United Shoe Machinery Corp., 392 U.S. 481 (1968), le juge White fait une observation juste au sujet de ce genre d’analyse a posteriori. Aux p. 492-493, on lit ces remarques :

[traduction] Nous ne sommes pas persuadés par l’argument que de saines lois économiques commandent de reconnaître ce moyen de défense [du transfert de la perte]. Un large éventail de facteurs influent sur les politiques de prix d’une entreprise. Normalement, l’incidence d’un unique changement des conditions pertinentes ne peut pas être mesuré isolément après le fait; en réalité, il se peut qu’un chef d’entreprise soit incapable de dire si, dans l’hypothèse où un seul fait aurait été différent (l’accès à un fournisseur pratiquant un meilleur prix, une conjoncture économique très favorable ou une pénurie de main-d’œuvre, par exemple), il aurait établi le prix différemment. Il est tout aussi difficile de décider, dans le monde économique réel plutôt que selon un modèle hypothétique d’économiste, quel effet une modification de la politique de prix d’une société aura sur son chiffre de ventes total. Finalement, il est difficile d’évaluer les coûts unitaires en fonction du chiffre de ventes total. Même si l’on pouvait montrer que l’acheteur a augmenté son prix à cause du prix excessif, et en proportion du prix excessif, et que sa marge bénéficiaire et son chiffre de ventes total n’ont pas baissé après cela, il resterait une difficulté quasi insurmontable, c’est‑à‑dire démontrer que, n’eût été le prix excessif, le demandeur en cause n’aurait pas pu augmenter ou n’aurait pas augmenté ses prix, ou qu’il n’aurait pas pu maintenir le prix plus élevé si le prix excessif avait été abandonné. Comme la preuve de l’applicabilité du moyen de défense fondé sur le transfert de la perte exigerait une démonstration convaincante à l’égard de chacune de ces données pratiquement impossibles à établir, la tâche se révélerait normalement insurmontable. [Je souligne.]

Aux inquiétudes exprimées par le juge White, j’ajouterais qu’il faudrait, en théorie, examiner aussi l’effet final du transfert de la perte sur les recettes de la Couronne, ainsi que sur les niveaux de l’impôt des sociétés, de l’emploi et de l’impôt sur le revenu. L’analyse serait « interminable et vaine » et la Couronne devrait s’acquitter d’une charge quasi impossible. Le coût d’une telle recherche demeure source d’inquiétude, sans oublier la quasi‑impossibilité de réaliser l’analyse économique complète nécessaire pour persuader un tribunal que les pertes n’ont pas été transférées.

206 L’examen du moyen de défense fondé sur le transfert de la perte révèle un autre aspect inquiétant. Dans Liquor Control Board, précité, le juge de première instance a mentionné que les lignes aériennes avaient subi des pertes au cours des dernières années — ce qui, pour lui, indiquait que les coûts n’avaient pas été transférés aux clients. Les entreprises déficitaires auraient-elles seules droit à une indemnisation, alors que celles qui sont rentables en seraient privées car elles ont de toute évidence réussi à transférer les coûts occasionnés par la négligence de l’auteur de la faute? Dans Ernst & Young, précité, le juge Ground fait état de ces préoccupations au par. 40 :

[traduction] Les demandeurs soutiennent que le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte a également été rejeté par les tribunaux parce qu’il conduirait à une enquête interminable et vaine. Ils affirment, comme le souligne le juge Holmes, que toute entreprise pourrait être accusée de transférer tout ou partie du préjudice qu’elle a subi, par sa tarification ou les frais qu’elle demande aux clients, et ces mêmes clients pourraient être accusés de transférer leurs coûts accrus en rajustant la tarification pratiquée pour leurs clients, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on arrive à cet être amorphe qu’on appelle « le public ». Suivre chaque opération commerciale jusqu’à son « résultat ultime » représenterait, selon l’expression du juge Holmes, une tâche interminable et vaine. Le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte permettrait, en fait, de prétendre qu’il ne sera jamais possible d’obtenir d’indemnité dans un litige commercial, parce que toute personne qui demande des dommages-intérêts mais qui est restée solvable a manifestement trouvé un moyen de transférer la perte. [Je souligne.]

207 En l’espèce, la Couronne a subi un préjudice qui est une conséquence immédiate du délit au sens où l’entendait le juge Holmes dans Southern Pacific, précité. Elle a perdu des recettes de droits de coupe à l’égard du bois endommagé. L’analyse doit s’arrêter là, car prendre en considération le système de PVC équivaut à se demander si, en exigeant des prix plus élevés des autres titulaires de permis d’exploitation, la Couronne a pu compenser sa perte. Trop compliquée, cette analyse se révèle en fin de compte stérile. La Couronne ne doit pas être punie parce qu’elle a tenté de recouvrer ses pertes en les transférant sur d’autres titulaires de permis dans le secteur de l’intérieur de la C.‑B. Au début de l’instruction de la présente affaire, le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte n’était pas reconnu en droit, sauf dans le domaine de la restitution. Au terme de ce pourvoi, il devrait toujours en être ainsi. La négligence de Canfor a occasionné une perte réelle. Cette perte a été supportée non pas par la personne négligente, mais par la Couronne dans la mesure où elle n’a pu transférer cette perte, et lorsqu’elle y a réussi, par des tiers, des personnes morales et des particuliers du secteur de l’intérieur de la C.‑B. Je ne vois pas en quoi un tel résultat est juste et conforme aux principes bien établis en droit de la responsabilité civile délictuelle.

F. Le transfert de la perte est un moyen de défense qui n’est pas reconnu en droit; il n’est pas une conclusion de fait

208 Je dois malheureusement exprimer mon désaccord avec mon collège. Je ne peux pas admettre qu’il était loisible au juge de première instance de conclure que le système de PVC était le cadre de référence approprié pour déterminer la perte et qu’il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard de ses conclusions sur ce point. La qualification de la décision du juge de première instance comme conclusion de fait introduit de façon détournée le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte. En acceptant l’argument de Canfor que la Couronne n’avait pas subi de perte grâce au système de PVC, le juge a tiré une conclusion de droit. Il a reconnu que la Couronne n’avait pas établi sa perte parce qu’elle avait transféré cette perte à d’autres titulaires de permis du secteur de l’intérieur de la C.‑B. Selon moi, il s’agit vraiment d’une question de droit. Sa décision ne justifie alors aucune déférence. Notre Cour doit donc aborder directement le moyen de défense du transfert de la perte.

209 Pour mon collègue, les pertes occasionnées par l’incendie de Stone Creek représentaient des variations locales qui n’avaient pas réduit la capacité de la région de générer des recettes (motifs de la majorité, par. 97). Les juges majoritaires citent M. Gairns qui affirme que, dans son rapport d’expertise, il a [traduction] « évalué l’effet [du feu] sur les recettes de la province et non son effet sur une personne qui versait des droits de coupe à l’égard de la zone de Stone Creek ». Ils acceptent ensuite qu’il était loisible au juge de première instance d’accepter la méthode de M. Gairns. En toute déférence, il n’était pas loisible au premier juge d’accepter la méthode de M. Gairns, parce que ce dernier se trouvait essentiellement à préconiser le moyen de défense fondé en droit sur le transfert de la perte, même si c’était sous la forme d’un exposé factuel.

210 Mon collègue affirme précisément que le « droit ne dicte pas la solution qu’il faut apporter à la question de fait relative à l’évaluation sur laquelle on a demandé une expertise » (motifs de la majorité, par. 102). Avec tous égards, la loi dicte une solution sur ce point — le transfert de la perte n’est pas un moyen de défense reconnu en droit. Le juge de première instance a commis une erreur de droit en acceptant la méthode d’évaluation des dommages-intérêts préconisée par Canfor. Il n’est pas pertinent que ce moyen de défense non reconnu ait été présenté par l’expert de Canfor. M. Gairns a certes pu calculer précisément en chiffres, mais quand il a décidé que l’ensemble du secteur de l’intérieur de la C.‑B. et le système de PVC constituaient « le cadre comptable approprié » pour la détermination des coûts et des revenus pertinents (motifs de la majorité, par. 102), il a outrepassé les limites et tiré une conclusion de droit, par surcroît erronée.

211 Finalement, je ne vois pas en quoi la décision Aerlinte Eireann Teoranta c. Canada (Ministre des Transports) (1990), 68 D.L.R. (4th) 220 (C.A.F.), est pertinente eu égard aux faits du dossier soumis à notre Cour. Cette décision portait sur la méthode choisie par Sa Majesté pour établir les redevances d’atterrissage et la question de savoir si cette méthode était conforme au libellé de la Loi sur l’aéronautique, S.R.C. 1970, ch. A-3. La décision présenterait peut-être un intérêt si la question soumise à notre appréciation était celle de la conformité à la loi applicable du système de PVC pour la fixation des prix. Elle reste étrangère à la question de déterminer si le système de PVC pour la fixation des prix prive la Couronne du droit à une indemnisation. Par surcroît, l’arrêt Aerlinte Eireann Teoranta ne permet en rien d’affirmer que la structure réglementaire adoptée par la Couronne restreint en quelque sorte ses droits lorsqu’elle réclame des dommages-intérêts.

212 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi incident de la Couronne sur cette question et d’accorder le recouvrement des droits de coupe perdus à l’égard des arbres récoltables dans la zone ravagée par l’incendie de Stone Creek.

III. Indemnisation pour les arbres des ZES

A. Indemnisation pour le dommage environnemental

213 Comme je l’ai dit précédemment, je ne puis souscrire aux motifs de mon collègue à propos de l’indemnisation pour les arbres des ZES. La Couronne a droit à des dommages-intérêts pour la perte des arbres réservés. Le coût de restauration ne saurait constituer une indemnisation intégrale pour la Couronne étant donné que les services que fournissent ces arbres seront perdus pendant des décennies. La province a proposé un genre de point de référence ou de moyen d’établir la valeur monétaire de sa perte. Il s’agit de la valeur marchande, c’est‑à‑dire la valeur des droits de coupe, des arbres protégés à des fins environnementales. D’importantes failles persistent dans la preuve, en particulier au sujet de la valeur des services environnementaux que fournissaient les arbres, mais les arbres des ZES ont une valeur, et la Couronne peut et doit être dédommagée pour la perte de cette valeur dans la mesure où elle peut établir sa perte. Des éléments de preuve ont été produits quant à la valeur marchande des arbres des aires riveraines de même que des arbres en terrain escarpé. La Couronne devrait recouvrer cette valeur marchande, même si les arbres en question ont été réservés à des fins environnementales.

214 La Couronne demande un dédommagement pour la valeur marchande des arbres détruits dans les ZES, et réclame en plus ce qu’elle appelle une « indemnité additionnelle au titre de l’environnement ». Je souscris à l’avis des juges majoritaires qu’il n’y a pas lieu d’accorder des dommages-intérêts qui constitueraient une « indemnité additionnelle au titre de l’environnement ». La Couronne devrait néanmoins obtenir la valeur marchande des arbres des ZES. Si la protection de l’environnement n’était pas une préoccupation, la Couronne aurait pu autoriser l’exploitation forestière dans les ZES. Les arbres détruits ont tout au moins cette valeur marchande. La valeur des biens de la Couronne a été diminuée au moins dans cette mesure. En fait, dans nombre de décisions, les tribunaux ont jugé bon d’accorder pour la perte d’arbres des dommages-intérêts en sus du coût de restauration, et ce en dépit des difficultés de preuve.

215 Dans Dykhuizen c. Saanich (District) (1989), 63 D.L.R. (4th) 211 (C.A.C.‑B.), par exemple, la municipalité intimée a réclamé des dommages-intérêts à l’appelant qui avait abattu illicitement des arbres appartenant à la municipalité. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a affirmé ce qui suit, aux p. 213-214 :

[traduction] La prétention de M. Dykhuizen selon laquelle les arbres n’avaient aucune valeur pour la municipalité parce qu’il s’agissait d’arbres sauvages qui n’avaient aucune utilité commerciale et pratique, et qui, de toute façon, étaient destinés à être coupés quand son nouveau lotissement serait approuvé, n’a, à mon sens, aucun fondement. . .

Le propriétaire lésé, pourvu du moins qu’il ne se soit pas engagé à détruire le bien en cause, a le droit d’exiger de l’auteur d’une violation de propriété pleine indemnisation pour ce qu’il a détruit. Rien de moins ne se concilie avec le droit du propriétaire de décider de l’usage du bien-fonds — un droit dont jouit la municipalité au profit de ses habitants.

Selon le principe qui se dégage des propos du juge Taylor dans Dykhuizen, des dommages-intérêts peuvent être accordés même s’il s’agit d’arbres « sauvages » et « n’a[yan]t aucune utilité commerciale et pratique ».

216 La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a donc accordé des dommages-intérêts à l’égard des arbres sauvages, en affirmant ce qui suit (p. 214-215) :

[traduction] J’estime que la municipalité avait droit, en l’espèce, à un dédommagement pour la perte de valeur [. . .] S’agissant d’arbres destinés à un usage public ou privé, les dommages-intérêts accordés en raison de leur destruction délibérée ne se limitent pas à la diminution de la valeur du bien-fonds qui en résulte, ni à la valeur des arbres en tant que bois d’œuvre ou bois de chauffage, ni non plus au montant d’une réparation qui serait accordée en compensation ou en indemnité pour expropriation. Les dommages-intérêts en pareil cas peuvent compenser le coût de restauration ou de restitution, dans des limites raisonnables, ainsi que l’indemnisation pour la perte de jouissance dans la mesure où la restauration complète ne peut raisonnablement être obtenue. [Je souligne.]

217 L’arrêt Dykhuizen fait intervenir la notion que les arbres, comme d’autres biens environnementaux, possèdent une valeur intrinsèque en sus de leur valeur marchande. Dans Dykhuizen, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique mentionne une « perte de jouissance », mais le principe est posé : ces arbres étaient réputés avoir une valeur intrinsèque distincte de leur valeur marchande. Cette notion de valeur intrinsèque des biens environnementaux, distincte de leur valeur marchande, réaffirme que la protection de l’environnement est une valeur fondamentale au sein de la société canadienne. Dans cet arrêt, la Cour d’appel reconnaît implicitement que la personne lésée peut obtenir à tout le moins un dédommagement pour la perte de la valeur marchande. Dykhuizen affirme simplement que dans cette affaire, où aucun usage commercial n’était prévu ou possible, d’autres formes d’évaluation existaient.

218 Je fais remarquer en passant que la décision Dykhuizen a été écartée dans Prince Rupert (City) c. Pederson (1994), 98 B.C.L.R. (2d) 84 (C.A.), mais seulement sur la question de l’intérêt de la municipalité pour demander une réparation pour perte de jouissance. Dans Prince Rupert, l’appelant avait abattu illicitement 89 arbres de 50 ans à peu près. Selon mon interprétation, la notion de valeur intrinsèque des arbres n’était pas contestée; l’appelant avait effectivement admis que la « perte de jouissance » serait indemnisable si elle avait été revendiquée par un particulier plutôt que par une municipalité. Au paragraphe 21, le juge Southin affirme alors :

[traduction] Les appelants acceptent que, si l’auteur d’une violation de propriété coupe les arbres d’un propriétaire foncier, ce dernier peut obtenir un dédommagement pour perte de jouissance ou d’agrément. Pour définir en quoi consiste l’agrément que procure un arbre, je fais miens les propos du juge May (plus tard le lord juge May), dans une décision relative à la législation anglaise concernant la préservation des arbres : « . . . l’objectif fondamental de la législation en cause est la préservation des arbres et des boisés en tant qu’agréments, en tant que créatures vivantes, procurant plaisir, protection et ombre . . . » (Barnet London Borough Council c. Eastern Electricity Board, [1973] 2 All E.R. 319 (Q.B.) (p. 323)). [Je souligne.]

L’arrêt Prince Rupert est une autre décision dans laquelle le tribunal aurait accordé des dommages-intérêts en sus du coût de restauration en raison de la valeur intrinsèque des arbres « en tant qu’agréments, en tant que créatures vivantes, procurant plaisir, protection et ombre ». Les arbres n’avaient pas de valeur marchande en soi. Cependant, la Cour d’appel aurait néanmoins accordé un dédommagement pour leur valeur intrinsèque et pour la perte de jouissance de ceux-ci, n’eût été ses difficultés avec la reconnaissance de la qualité pour agir de la demanderesse.

219 Dans une autre décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, Kates c. Hall (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 322, le juge Proudfoot a maintenu la décision du juge de première instance accordant des dommages-intérêts en sus du coût de restauration. Le défendeur avait abattu sans permission 13 arbres sur le terrain du demandeur. Le juge a accordé 1000 $ par arbre pour perte de jouissance. Là encore, le juge a accordé cette somme même si l’on n’avait établi [traduction] « aucune diminution mesurable de la valeur de la propriété » (p. 331). Et à la p. 333, le juge Proudfoot a fait remarquer ce qui suit : [traduction] « Il n’y a pas eu perte de profit en l’espèce. Cette affaire portait sur la somme appropriée pour compenser la perte de 13 conifères que les appelants ont peut-être choisi de ne pas remplacer et qui n’ont aucune valeur marchande. »

220 Dans Scarborough c. R.E.F. Homes Ltd. (1979), 9 M.P.L.R. 255, la Cour d’appel de l’Ontario a abordé de front le problème de l’évaluation des dommages-intérêts pour les arbres détruits. L’affaire portait sur la perte de trois arbres que la société intimée avait abattus sur une réserve routière. La décision mérite d’être signalée parce que la cour, malgré une preuve plus ténue qu’elle l’aurait souhaité, a tout de même décidé d’accorder en dédommagement une somme représentant la valeur intrinsèque des arbres endommagés. À la page 257, le juge affirme ce principe au nom de la cour :

[traduction] À notre avis, la municipalité est, dans un sens large, fiduciaire de l’environnement au profit des habitants de la zone de la réserve routière et, de fait, des citoyens de toute la collectivité. Même si la diminution de la valeur de la réserve routière n’est pas sur le même pied que celle de la valeur d’un terrain privé dépouillé de ses arbres d’ornement ou de ses arbres d’ombrage, elle constitue néanmoins une perte réelle et importante. La municipalité appelante, une administration locale responsable, a dépensé beaucoup d’argent pour amener ces arbres à maturité, les élaguer et en prendre soin au fil des ans. Il ne fait aucun doute que le processus de restauration sera long et coûteux. Entre‑temps, la réserve routière a perdu de sa valeur monétaire et de sa valeur esthétique. Même si on dit que la méthode d’évaluation doit permettre d’évaluer tant les arbres de jardins paysagers que les arbres qui bordent les rues, on ne peut en l’espèce recourir aux critères de la formule d’indemnisation des propriétaires fonciers qui ont perdu des arbres parce que la perte subie par une municipalité est très différente. La diminution de la valeur d’une réserve routière, qui n’est pas normalement un bien commercialisable, doit nécessairement différer de celle de la valeur d’un terrain privé paysager, même si les arbres sur les deux types de propriété sont intrinsèquement similaires. Les horticulteurs qui ont élaboré la formule ne font pas cette distinction, ni non plus les experts à l’instruction qui ont basé leur avis sur cette formule. Aucun argument ne nous a été soumis en ce qui concerne la façon d’évaluer les dommages-intérêts pour la perte que représente, pour une municipalité, la valeur intrinsèque ou environnementale des arbres détruits; en conséquence, la possibilité de compenser ou d’évaluer cet élément du dommage devra être examinée à une autre occasion propice.

Nous sommes convaincus que, s’agissant d’évaluer la perte d’arbres d’ornement et d’ombrage sur des terrains privés, commerciaux ou industriels, le juge de première instance a eu raison de rejeter la formule, encore qu’elle puisse être appropriée quand elle est étayée par des témoignages d’expert. À notre avis toutefois, l’appelante a subi une perte qui dépasse la simple valeur de remplacement qui semble avoir été estimée en première instance. Un tribunal ne doit pas reculer devant la difficulté que revêt l’évaluation de tels dommages, même si la preuve au dossier est insuffisante. Au vu des éléments de preuve devant la cour, nous évaluons les dommages subis par l’appelante à 1 500 $ pour la perte de chacun des deux grands arbres et à 1 000 $ pour celui de 18 pouces, soit au total 4 000 $. . . [Je souligne.]

221 La Cour d’appel de l’Ontario a donc déclaré qu’elle n’allait pas examiner la question des dommages intrinsèques ou environnementaux attribuables à la perte des arbres, mais elle a néanmoins décidé que le dédommagement devait excéder la simple valeur de remplacement des arbres. La cour a également évalué les dommages-intérêts en dépit des difficultés que présentait cette évaluation. La Cour d’appel de l’Ontario a accordé 4 000 $ en dommages-intérêts pour trois arbres alors que le coût de remplacement semblait n’être que de 400 $ pour des arbres similaires, et qu’il fallait beaucoup de temps pour que les arbres atteignent leur plein développement (p. 256). La cour a fixé le montant des dommages-intérêts malgré les faiblesses de la preuve. J’estime en toute déférence que notre Cour devrait suivre la voie tracée par la Cour d’appel de l’Ontario dans Scarborough et attaquer de front le problème de l’évaluation des dommages-intérêts, même si la preuve permettant d’évaluer les dommages intrinsèques et environnementaux n’atteint certes pas à la perfection.

222 Je peux résumer la démarche retenue par les tribunaux dans les décisions ci-dessus en quelques lignes. Ils ont d’abord accepté que la valeur des arbres détruits dépassait la simple valeur de remplacement. Ensuite, ils ont cherché à accorder une indemnité additionnelle en basant leur calcul sur les éléments de preuve dont ils disposaient. Ils semblent avoir pris en compte la mesure dans laquelle la perte des arbres en cause avait modifié la valeur du bien‑fonds (une évaluation de la valeur marchande) — dans les décisions ci-dessus, la valeur marchande n’était généralement pas pertinente. Puis, les tribunaux ont pris en considération la valeur esthétique et la perte de jouissance, et ils se sont montrés disposés à accorder des dommages-intérêts pour ce type de perte. La valeur écologique des arbres n’a été examinée dans aucune de ces décisions, sauf dans Scarborough où ce facteur a été écarté faute de preuve.

B. La démarche de la Cour d’appel

223 La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a accordé à la Couronne un tiers de la valeur marchande des arbres des ZES. Pour reprendre les propos du juge Hall, au par. 76 :

[traduction] Quand la bonne façon d’évaluer les dommages-intérêts est aussi incertaine que dans le cas qui nous occupe, je pense qu’un tribunal doit faire montre de prudence en établissant le montant de l’indemnité qu’il convient d’accorder à l’égard du préjudice prouvé. Pour les motifs que j’ai exposés précédemment, il ne m’apparaît pas juste d’accorder des dommages-intérêts pour un montant équivalant ou supérieur à la valeur du bois commercial. Je suis cependant d’avis qu’en l’espèce, il ne serait pas inéquitable d’accorder un montant proportionnel à cette valeur à titre d’estimation juste de la perte subie par l’appelante. J’accorderais donc à l’appelante, au titre du bois détruit dans les Z.E.S., une somme équivalant au tiers de sa valeur.

224 En toute déférence et compte tenu de la jurisprudence précitée, la valeur marchande, c’est‑à‑dire la mesure dans laquelle la présence des arbres augmente la valeur des terrains en question, doit être la valeur minimale des arbres détruits, à laquelle s’ajoutent la perte de jouissance, la valeur esthétique et la valeur environnementale. Dans la détermination de l’indemnité, la valeur marchande des arbres dans les ZES ne saurait être qu’un minimum. Dire que la valeur des arbres en question n’est qu’une fraction de leur valeur marchande revient à sous-évaluer grandement la perte de la Couronne.

225 Les arbres ont été réservés pour des raisons liées à l’environnement. Selon moi, cela indique que leur valeur est au moins égale à la valeur marchande comparée. Je remarque en outre que les arbres des aires riveraines étaient compris dans des aires exploitables au moment de l’incendie et ce n’est qu’après l’incendie qu’ils ont été englobés dans des ZES. Comme le font observer les juges majoritaires dans leurs motifs, même l’expert de Canfor s’est dit d’avis que les aires riveraines devaient être incluses dans l’évaluation de la perte subie par la Couronne, bien qu’il ait fondé son avis sur le fait qu’au moment de l’incendie, l’exploitation des aires riveraines était permise. À mon avis, même s’il était prévu que les arbres ne seraient pas récoltés en 1992, au moment de l’incendie, il faudrait quand même accorder à la Couronne la valeur marchande comparée des arbres des ZES. On peut faire une analogie avec un propriétaire qui refuse de vendre sa maison. Puisqu’il refuse de la vendre, disons pour 100 000 $, il faut conclure que pour lui, la valeur de la maison dépasse 100 000 $. Même si ce propriétaire accorde une telle valeur à sa maison qu’il ne la vendrait à aucun prix, aucune raison logique ne permet de conclure que la maison vaut moins de 100 000 $.

226 Notre Cour a affirmé à maintes reprises que la protection de l’environnement est une valeur fondamentale au sein de la société canadienne : Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031; 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241, 2001 CSC 40; et R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213. Il serait contraire à cette valeur fondamentale canadienne de laisser entendre que des ressources commerciales visées par des mesures de protection de l’environnement perdent leur valeur marchande dès qu’elles font l’objet de telles mesures. Accepter la démarche retenue par la Cour d’appel revient à sous-estimer grandement la perte de la Couronne et de la société.

C. La valeur marchande comme indicateur de la perte de la Couronne

227 Même si elle reste une mesure imparfaite, la valeur des droits de coupe peut servir d’indicateur de la valeur des arbres détruits dans les ZES. M. Gairns a déjà inclus dans son rapport la valeur des arbres des aires riveraines. La valeur des droits de coupe établie à l’égard des arbres récoltables dans les aires voisines peut être indicateur de la valeur des arbres détruits qui se trouvaient en terrain escarpé vulnérable. L’expert de la province, M. Reznik, s’est appliqué lui aussi à trouver une façon d’évaluer le bois des ZES. L’avocat de la demanderesse a posé à M. Reznik les questions suivantes lors de son interrogatoire principal :

[traduction]

Q. Bon. Monsieur, juste pour que les choses soient bien claires, il s’agit du bois qui se trouve en général dans les zones écosensibles?

R. C’est exact.

Q. Et malgré le fait que c’est — que, fondamentalement, le gouvernement interdit l’exploitation de ce bois, vous avez attribué une valeur à ce bois. Pourquoi — quelle valeur avez-vous attribuée?

R. Nous avons établi sa valeur en supposant qu’il serait récolté de la même manière que le — que le bois commercial. Dans notre rapport initial, nous [. . .] avons évalué cet élément de la réclamation en fonction de la valeur — en fonction des taux des droits de coupe existants à la date de l’incendie de Stone. Nous l’avons modifié par la suite. C’est une aire à l’égard de laquelle l’évaluation est difficile en raison de la valeur environnementale et je ne suis pas un expert des questions environnementales. Alors, j’ai opté pour la — l’évaluation économique et lui ai attribué cette valeur.

228 La province a peut-être adopté une méthode d’évaluation qui sous-estime la perte économique, intrinsèque et environnementale attribuable à la destruction des arbres dans les ZES, mais elle a néanmoins présenté au moyen de la valeur marchande de ces arbres une preuve établissant la valeur partielle de cette perte. Je suis par conséquent d’avis d’adopter la méthode retenue par la Couronne pour évaluer les arbres des ZES.

IV. Conclusion

229 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi de Canfor, d’accueillir le pourvoi incident de la Couronne et de permettre le recouvrement de la valeur marchande des arbres protégés des ZES.

Pourvoi accueilli et pourvoi incident rejeté, avec dépens, les juges Bastarache, LeBel et Fish sont dissidents.

Procureurs de l’appelante/intimée au pourvoi incident : Harper Grey Easton, Vancouver.

Procureur de l’intimée/appelante au pourvoi incident : Ministère du Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

Procureur de l’intervenant le Conseil des pratiques forestières : Conseil des pratiques forestières, Victoria.

Procureur des intervenants le Sierra Club du Canada et David Suzuki Foundation : Sierra Legal Defence Fund, Toronto.

Procureurs des intervenants Council of Forest Industries, l’Association des produits forestiers du Canada et Coast Forest & Lumber Association : Hunter Voith, Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : 2004 CSC 38 ?
Date de la décision : 11/06/2004
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et le pourvoi incident est rejeté. la décision du juge de première instance est rétablie

Analyses

Dommages-intérêts - Dommages environnementaux à des terres domaniales - Indemnité - Incendie de forêt - Évaluation de la perte d’arbres récoltables, et d’arbres protégés dans des zones écosensibles - Fondement approprié du calcul de l’indemnité - Poursuite en indemnisation de la province contre la société forestière responsable de l’incendie - La province peut-elle poursuivre non seulement en sa qualité de propriétaire foncier ordinaire mais aussi en sa qualité de parens patriae? - Le système de fixation des prix en fonction de la valeur comparative peut-il être pris en compte pour diminuer le montant de l’indemnité? - La province a-t-elle droit à la « valeur aux enchères » des arbres récoltables? - La province a-t-elle droit à la valeur marchande des arbres protégés et à une indemnité additionnelle pour leur valeur environnementale? - La common law permet-elle des dommages environnementaux?.

En 1992, un incendie de forêt a ravagé la région de Stone Creek dans l’intérieur de la Colombie-Britannique, endommageant 1 491 hectares de forêt dans une région où des titulaires de tenure forestière étaient autorisés à exploiter la forêt. Nul ne conteste que l’appelante (« Canfor »), un important titulaire de permis, est en grande partie responsable de l’incendie. Après l’incendie, les arbres ont été coupés dans les parterres de coupe ravagés par le feu. Le bois endommagé par le feu a été vendu à prix réduit. Dans certaines zones, des arbres brûlés ont été laissés debout à des fins écologiques, principalement pour assurer la stabilité des sols, et la Couronne a adopté un plan de restauration. La Couronne a réclamé des dommages-intérêts pour trois catégories de pertes : (1) les dépenses supportées pour la lutte contre l’incendie et la restauration des aires incendiées, (2) la perte des droits de coupe à l’égard des arbres qui auraient été récoltés dans le cours normal des activités (les arbres récoltables), et (3) la perte des arbres réservés pour diverses fins liées à l’environnement dans les zones désignées écosensibles par la Couronne (les arbres réservés ou protégés).

En 1987, dans le cadre de sa stratégie à l’égard du différend sur le bois d’œuvre résineux avec les États-Unis, la province a adopté un « taux cible » des droits de coupe pour le bois récolté dans l’intérieur de la Colombie-Britannique, ainsi qu’un système de fixation des prix en fonction de la valeur comparative (« PVC ») qui, selon l’expert de la Couronne, garantissent « que la moindre valeur du bois » dans une aire donnée « n’a pas d’incidence sur les recettes de la province ». La productivité de l’exploitation forestière et les coûts de production variaient d’une aire de permis à l’autre dans le secteur de l’intérieur de la Colombie‑Britannique, et le système de tarification réglementaire de la province a été conçu pour assurer l’élasticité du coût par rapport aux conditions locales. Si, dans une aire, la « valeur » du bois sur pied était diminuée, entraînant par conséquent une diminution du taux des droits de coupe, la réglementation, par le mécanisme du PVC, rajustait les droits payés par les autres titulaires de permis au cours du trimestre suivant pour compenser. On appelait cela « l’effet stabilisateur », qui touchait environ 35 pour 100 du bois récolté dans la zone ravagée de Stone Creek. Le système des droits de coupe, y compris le PVC, était la seule source de recettes de la province sous le régime de la Forest Act donnant ouverture à indemnisation.

Le juge de première instance a accordé à la Couronne 3 575 000 $ (un chiffre arrêté de concert) à l’égard de la première catégorie de perte, mais a rejeté la demande pour le reste parce que la Couronne n’avait pas prouvé une perte indemnisable soit pour les arbres récoltables, soit pour les arbres réservés. Le juge de première instance a conclu que, comme le feu avait accéléré la perception par la province de recettes qui, sans cela, auraient pu s’étaler sur 66 ans et que le dommage causé par le feu n’était pas grave au point de diminuer de manière significative la valeur du bois récupéré par rapport à celle du bois vert, la province n’avait pas subi de perte d’ordre purement financier, abstraction faite des coûts de restauration. Le juge de première instance a également décidé que Canfor avait droit à ce que les recettes supplémentaires obtenues par la province des autres titulaires de permis en application du système de PVC soient prises en compte pour déterminer si la province avait subi une perte financière. En fin de compte, il a conclu que la province se trouvait dans une situation financière aussi avantageuse que si l’incendie n’avait pas eu lieu. En ce qui concerne les arbres réservés, le juge de première instance a affirmé que la province avait perdu quelque chose de valeur, mais que la preuve relative à la perte portait uniquement sur les coûts de restauration, qui avaient fait l’objet d’un accord.

La Cour d’appel a rejeté l’appel de la Couronne concernant les dommages-intérêts pour ce qui est des arbres récoltables, mais elle a accordé une indemnité en ce qui concerne la diminution de la valeur des arbres réservés, la fixant à un tiers de leur valeur marchande.

Arrêt (les juges Bastarache, LeBel et Fish sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli et le pourvoi incident est rejeté. La décision du juge de première instance est rétablie.

La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Binnie, Arbour et Deschamps : Une demande d’indemnité pour une perte environnementale, comme pour toute perte, doit être basée sur une théorie cohérente des dommages, sur une méthode permettant d’évaluer ces dommages et sur une preuve suffisante. Nul ne met en doute la nécessité de protéger l’environnement, mais en l’espèce, hormis le coût du reboisement, dont les parties ont convenu, la Couronne ne réclame que les droits de coupe et la « diminution de la valeur de la ressource » dans la zone ravagée par le feu. L’environnement ne se limite pas au bois, mais aucun préjudice additionnel à cet égard n’a été allégué. Les actes de procédure visaient un aspect commercial assez restreint et c’est sur cette base que la demande a été contestée.

Le droit de la Couronne à une indemnité à l’égard tant des arbres récoltables que des arbres réservés est limité à celui du propriétaire d’une aire forestière, le rôle qu’elle a adopté dans sa déclaration. Bien que la Couronne à titre de parens patriae ait toute latitude pour engager, quand les faits y donnent ouverture, des poursuites en indemnisation et en injonction pour cause de nuisance publique ou pour négligence causant un dommage environnemental à des terres domaniales, ces poursuites soulèveraient des questions de politique générale nouvelles et importantes. Comme la Couronne demande, au même titre que tout propriétaire foncier, d’être indemnisée pour la perte de droits de coupe et la « diminution de la valeur du bois », le présent pourvoi ne se prête pas à l’examen par la Cour de ces questions difficiles. Il serait injuste pour les autres parties de présenter à une étape aussi tardive des questions dont la portée et l’importance sont aussi grandes.

La Couronne prétend que la « valeur aux enchères » constitue le fondement qui convient pour calculer l’indemnité quant aux arbres récoltables. Toutefois, suivant le système de permis réglementaire en vigueur en Colombie-Britannique en 1992, la province ne pouvait pas vendre aux enchères le droit de couper immédiatement tout le bois de la zone qui allait être ravagée par le feu, ce que permet de mesurer la valeur aux enchères. La réglementation provinciale fixe la coupe du bois pour les années et les décennies à venir en contrepartie de la stabilité à long terme ainsi que du bien-être économique des collectivités qui dépendent d’une industrie forestière stable. Aux droits des titulaires de permis correspondent des obligations de la province. L’effet pratique de ce système est que la province a bloqué ses actifs forestiers et que la méthode des enchères est incompatible avec sa propre réglementation. La Couronne, sous réserve d’exemption spéciale, est liée par les règlements d’application de la Forest Act au même titre que les exploitants privés. Aucune exemption spéciale ne s’applique en l’espèce.

Le système de PVC fournit à la province une source de revenu pertinente qu’il y a lieu de prendre en compte pour déterminer si elle a subi une perte. La demande de réparation de la province est limitée à l’incidence de l’incendie sur le flux anticipé de ses recettes et, donc, l’appréciation de la perte indemnisable dépend grandement de la réglementation que la province a elle-même élaborée et mise en œuvre. Le juge de première instance a correctement analysé le régime réglementaire et il lui était loisible de conclure que la province avait défini le secteur de l’intérieur de la Colombie-Britannique, et non la zone de Stone Creek elle-même, comme étant le cadre de référence approprié pour déterminer les recettes. Canfor était donc fondée à invoquer le système « sans incidence sur les recettes » que la province avait mis en place. Dans cette zone génératrice de recettes, la province n’avait donc pas subi de perte attribuable à l’incendie.

La tactique de la Couronne consistant à isoler la zone ravagée de Stone Creek du secteur réglementé dont elle fait partie doit être rejetée parce qu’elle constitue une tentative de créer une perte financière qu’elle n’a pas subie. Si l’on permettait à la Couronne de faire fi de sa propre réglementation et de calculer une perte théorique en prenant isolément la zone ravagée de Stone Creek, elle toucherait, avec cette somme, des recettes supérieures à celles qu’elle était censée percevoir en vertu de sa propre réglementation et, dans cette mesure, elle obtiendrait un paiement injustifié au lieu de recevoir la juste indemnisation de la perte prouvée.

La réglementation mise en place par la Forest Act est essentielle à l’analyse de la demande de la province. Selon la déposition de l’expert de Canfor, que le juge de première instance a retenue, le système de PVC des droits de coupe était conçu pour garantir qu’il n’y ait jamais de perte. S’il n’y avait pas de perte de recettes, il n’y avait rien à limiter. Les principes régissant la limitation des dommages ne sont donc pas pertinents. De même, l’argument de la Couronne selon lequel il ne fallait pas permettre à Canfor de « transférer » la perte à d’autres titulaires de permis par application de « l’effet stabilisateur » porte à faux. Si aucune perte de recettes n’a été subie, il va de soi qu’aucune perte ne peut être « transférée ».

La Couronne n’a pas non plus prouvé qu’elle avait subi une perte financière en ce qui concerne les arbres réservés. L’exploitation commerciale en terrain escarpé vulnérable aurait été déficitaire et, selon les experts, la Couronne n’en aurait tiré aucune recette additionnelle. Pour ce qui est des aires riveraines (qui auraient pu être exploitées en 1992), le juge de première instance a accepté les calculs de l’expert de Canfor qui montraient que toute perte de la valeur marchande des droits de coupe anticipés était plus que compensée par la perception de versements anticipés pour la récolte immédiate du bois récupéré. Il n’y avait donc pas ici non plus de manque à gagner. Même si la somme tirée des droits de coupe n’est peut-être pas un indicateur financier de la valeur des aires forestières réservées à des fins environnementales, la Couronne s’est appuyée sur la valeur marchande comme point de référence, et la conclusion du juge de première instance selon laquelle il n’y a eu aucune perte commerciale empêche d’accorder des dommages-intérêts à ce titre.

La réclamation, par la Couronne, d’une indemnité additionnelle pour perte environnementale à l’égard des arbres réservés est dénuée de fondement tant dans les actes de procédure qu’au regard de la preuve. Le dommage causé par le feu avait des dimensions à la fois commerciales et environnementales, mais le dossier ne donnait au juge de première instance aucun moyen de quantifier une perte écologique ou environnementale distincte. L’absence de preuves factuelles, de mesure fiable et d’exposé convenable de la demande dans les actes de procédure est un aspect fondamental en l’espèce. On n’a présenté aucune preuve relativement à la nature de la faune, de la flore et des autres organismes protégés par la ressource environnementale en question, au caractère unique de l’écosystème, aux avantages environnementaux qu’offre la ressource, à ses possibilités récréo-touristiques ou à l’attachement subjectif ou émotif du public à la zone endommagée ou détruite. La réclamation, par la Couronne, d’une indemnité additionnelle de 20 pour 100 de la valeur marchande est donc trop arbitraire et simpliste. Des méthodes moins arbitraires existent et devront faire l’objet d’un examen sérieux quand elles seront valablement présentées. Les tribunaux ne doivent pas paralyser les demandes légitimes présentées comme il se doit en opposant des objections excessivement techniques aux méthodes d’évaluation nouvelles, mais la Couronne ne peut avoir gain de cause en ce qui concerne une demande non alléguée pour un préjudice écologique ou environnemental, simplement parce qu’elle a sur ce point une moralité inattaquable. Le tribunal et le présumé auteur de la faute ont droit d’exiger que la Couronne étaye sa position par des éléments de preuve.

Il faut rejeter l’argument de Canfor selon lequel seule l’adoption d’un recours distinct, dans une loi spéciale telle que la Comprehensive Environmental Response, Compensation and Liability Act des États-Unis, permettrait le recouvrement des pertes environnementales. Les dommages-intérêts environnementaux ne sont pas à ce point particuliers que les tribunaux doivent négliger la possibilité que la common law, si elle évolue de façon progressive et conforme aux principes, contribue à concrétiser la valeur fondamentale qu’est la protection de l’environnement. Un tribunal ne peut cependant pas s’autoriser de généralisations et d’assertions non étayées pour intervenir. En l’absence d’un régime législatif encadrant la perte environnementale, la Cour doit user de circonspection dans son élaboration de la common law. Le juge de première instance a rejeté la réclamation de la Couronne relative à une indemnité financière pour « perte environnementale » au regard des faits de l’espèce et, au vu du dossier, il a eu raison de le faire.

Les juges Bastarache, LeBel et Fish (dissidents) : Le droit de la Couronne en l’espèce n’est pas limité aux dommages-intérêts qu’un propriétaire ordinaire pourrait obtenir. Le fait que la Couronne cherche à recouvrer la valeur marchande, ou qu’elle utilise celle-ci comme indicateur de valeur en vue de recouvrer des dommages-intérêts, ne doit pas limiter le rôle de la Couronne à titre de parens patriae. En demandant des dommages-intérêts, la Couronne remplit toujours sa fonction générale, sa fonction parens patriae qui consiste à protéger l’environnement et l’intérêt du public à cet égard.

Même avec le système de PVC, la Couronne a subi une perte indemnisable en ce qui a trait aux arbres récoltables. Ce système n’est rien de plus qu’un mécanisme permettant de transférer les pertes aux autres titulaires de permis d’exploitation forestière. Jusqu’à ce que la forêt ravagée par le feu retrouve son état initial, cette source de recettes — ces arbres — est perdue. Le fait que la Couronne ait mis en place un système par lequel elle demande aux autres clients du secteur de l’intérieur de la Colombie-Britannique un prix plus élevé ne devrait pas l’empêcher d’obtenir un dédommagement pour sa perte bien tangible. La perte est d’autant plus tangible quand on considère que la Couronne a perdu non seulement les droits de coupe, mais encore un ensemble de droits rattachés aux arbres récoltables dans le cadre du régime d’octroi de permis.

L’argument selon lequel le taux effectif des droits de coupe que la Couronne perçoit reste le même, avec ou sans incendie, est erroné et son acceptation par les tribunaux inférieurs était mal fondée en fait et en droit. Rien ne garantit que le système de PVC n’aura aucune incidence sur les recettes. Canfor a établi seulement que le taux cible est maintenu du fait que l’on exige des autres exploitants des droits plus élevés. Il n’est pas du tout acquis que les recettes anticipées soient perçues pour autant. Même pour un fournisseur qui détient le monopole des permis d’exploitation, comme c’est le cas de la Couronne dans le secteur de l’intérieur de la Colombie-Britannique, l’augmentation des droits de coupe par l’effet des incendies de forêt a des conséquences trop nombreuses pour être étudiées, des conséquences qui excèdent la compétence des tribunaux. Si une cour veut admettre le moyen de défense selon lequel la Couronne a recouvré toutes ses pertes causées par l’incendie en imposant des taux des droits de coupe plus élevés aux autres clients du secteur de l’intérieur de la Colombie-Britannique, elle devrait pousser son analyse jusqu’au bout et examiner si la Couronne a subi une perte financière en raison de l’augmentation des droits de coupe imposée aux autres titulaires de permis. Une telle analyse serait interminable et futile et grèverait les capacités institutionnelles des tribunaux. Dans la mesure où la Couronne a montré qu’en raison de la négligence de Canfor, elle a perçu moins de droits de coupe dans le secteur ravagé de Stone Creek, elle a prouvé un droit à des dommages-intérêts. Même si le système de PVC a fait en sorte d’éviter toute incidence négative sur les recettes de la Couronne, cette conclusion ne serait pas pertinente à l’évaluation des dommages-intérêts accordés en droit de la responsabilité civile délictuelle. En matière de dommages-intérêts, le droit oblige seulement la province à établir que le préjudice est une conséquence immédiate du délit.

Le système de PVC ne peut être considéré comme un moyen de limitation du préjudice. Les principes régissant la limitation du préjudice, en particulier le principe de l’efficience économique, commandent que la personne lésée tire parti de la « capacité de gain » nouvellement acquise du fait de la faute du défendeur. Ces principes n’exigent pas que la personne lésée essaie de recouvrer ses pertes en demandant des prix plus élevés aux autres clients. Le système de PVC ne constitue donc pas un facteur de limitation du préjudice dont il faut tenir compte dans l’évaluation des dommages-intérêts réclamés à Canfor.

Le fait d’autoriser la Couronne à recouvrer une indemnité en sus des recettes accrues des droits de coupe perçues des autres titulaires de permis grâce au système de PVC ne viole pas la règle interdisant la double indemnisation. Priver la Couronne de l’indemnité dans le présent pourvoi équivaut à reconnaître en droit de la responsabilité civile délictuelle le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte, qu’il ne faut pas laisser s’enraciner dans la jurisprudence canadienne. Le juge de première instance a commis une erreur de droit en acceptant la méthode d’évaluation des dommages-intérêts préconisée par l’expert de Canfor, parce que ce dernier se trouvait essentiellement à préconiser le moyen de défense en droit fondé sur le transfert de la perte, même si c’était sous la forme d’un exposé factuel.

La province devrait pouvoir recouvrer des dommages-intérêts à l’égard des arbres réservés des zones écosensibles, tant pour ce qui est des aires riveraines que des terrains escarpés. Ces arbres ont une valeur intrinsèque au moins égale à leur valeur marchande (soit la valeur des droits de coupe), en dépit de l’usage non commercial qui en est fait. Faute de meilleure preuve, la valeur des arbres récoltables des aires voisines peut servir de point de référence pour mesurer la valeur des arbres en terrain escarpé, et le rapport de l’expert de Canfor inclut déjà la valeur marchande des arbres réservés des aires riveraines. Dire, comme la Cour d’appel, que la valeur des arbres en question n’est qu’une fraction de leur valeur marchande revient à sous-évaluer grandement la perte fondamentale qu’ont subie la Couronne et la société. Comme l’ont décidé les juges majoritaires, il n’y a pas lieu d’accorder une indemnité additionnelle au titre de l’environnement.


Parties
Demandeurs : Colombie-Britannique
Défendeurs : Canadian Forest Products Ltd.

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Binnie
Arrêts mentionnés : R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213
Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3
Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031
114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241, 2001 CSC 40
Wood c. Grand Valley Railway Co. (1915), 51 R.C.S. 283
Penvidic Contracting Co. c. International Nickel Co. of Canada, [1976] 1 R.C.S. 267
Ratych c. Bloomer, [1990] 1 R.C.S. 940
Prince Rupert (City) c. Pederson (1994), 98 B.C.L.R. (2d) 84
Ryan c. Victoria (Ville), [1999] 1 R.C.S. 201
Stein c. Gonzales (1984), 14 D.L.R. (4th) 263
Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534
La Reine c. Le navire Sun Diamond, [1984] 1 C.F. 3
Procureur général de l’Ontario c. Fatehi, [1984] 2 R.C.S. 536
Glasgow Corp. c. Barclay, Curle & Co. (1923), 93 L.J.P.C. 1
Scarborough c. R.E.F. Homes Ltd. (1979), 9 M.P.L.R. 255
North Dakota c. Minnesota, 263 U.S. 365 (1923)
Missouri c. Illinois, 180 U.S. 208 (1901)
Kansas c. Colorado, 206 U.S. 46 (1907)
Georgia c. Tennessee Copper Co., 206 U.S. 230 (1907)
New York c. New Jersey, 256 U.S. 296 (1921)
Illinois Central Railroad Co. c. Illinois, 146 U.S. 387 (1892)
New Jersey, Department of Environmental Protection c. Jersey Central Power and Light Co., 336 A.2d 750 (1975)
State of Washington, Department of Fisheries c. Gillette, 621 P.2d 764 (1980)
State of California, Department of Fish and Game c. S.S. Bournemouth, 307 F.Supp. 922 (1969)
State of Maine c. M/V Tamano, 357 F.Supp. 1097 (1973)
State of Maryland, Department of Natural Resources c. Amerada Hess Corp., 350 F.Supp. 1060 (1972)
Toronto Transportation Commission c. The King, [1949] R.C.S. 510
Cunningham c. Wheeler, [1994] 1 R.C.S. 359
Sunrise Co. c. Lake Winnipeg (Le), [1991] 1 R.C.S. 3
British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc., [2003] B.C.J. No. 84 (QL), 2003 BCSC 77
Kelliher (Village of) c. Smith, [1931] R.C.S. 672
Aerlinte Eireann Teoranta c. Canada (Ministre des Transports) (1990), 68 D.L.R. (4th) 220
British Westinghouse Electric and Manufacturing Co. c. Underground Electric Railways Co. of London, Ltd., [1912] A.C. 673
Andros Springs c. World Beauty, [1970] P. 144
Bellingham c. Dhillon, [1973] Q.B. 304
1874000 Nova Scotia Ltd. c. Adams (1997), 146 D.L.R. (4th) 466
Karas c. Rowlett, [1944] R.C.S. 1
Cemco Electrical Manufacturing Co. c. Van Snellenberg, [1947] R.C.S. 121
Apeco of Canada, Ltd. c. Windmill Place, [1978] 2 R.C.S. 385
Asamera Oil Corp. c. Sea Oil & General Corp., [1979] 1 R.C.S. 633
Southern Pacific Co. c. Darnell-Taenzer Lumber Co., 245 U.S. 531 (1918)
Oshawa Group Ltd. c. Great American Insurance Co. (1982), 36 O.R. (2d) 424
Attorney-General for Nova Scotia c. Christian (1974), 49 D.L.R. (3d) 742
Hussain c. New Taplow Paper Mills Ltd., [1988] 1 All E.R. 541
Bilambil-Terranora Pty Ltd. c. Tweed Shire Council, [1980] 1 N.S.W.L.R. 465
State of Ohio c. U.S. Department of the Interior, 880 F.2d 432 (1989)
Soutzo c. Canterra Energy Ltd., [1988] A.J. No. 506 (QL)
Kates c. Hall (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 322
Chappell c. Barati (1982), 30 C.C.L.T. 137
Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229
Woelk c. Halvorson, [1980] 2 R.C.S. 430.
Citée par le juge LeBel (dissident)
Southern Pacific Co. c. Darnell-Taenzer Lumber Co., 245 U.S. 531 (1918)
British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc., [2003] B.C.J. No. 84 (QL), 2003 BCSC 77
British Westinghouse Electric and Manufacturing Co. c. Underground Electric Railways Co. of London, Ltd., [1912] A.C. 673
Apeco of Canada, Ltd. c. Windmill Place, [1978] 2 R.C.S. 385
Karas c. Rowlett, [1944] R.C.S. 1
Ratych c. Bloomer, [1990] 1 R.C.S. 940
Bradburn c. Great Western Rail. Co., [1874-80] All E.R. 195
Browning c. War Office, [1962] 3 All E.R. 1089
Parry c. Cleaver, [1969] 1 All E.R. 555
Hussain c. New Taplow Paper Mills Ltd., [1988] 1 All E.R. 541
Law Society of Upper Canada c. Ernst & Young (2002), 59 O.R. (3d) 214, inf. par (2003), 65 O.R. (3d) 577
Air Canada c. Colombie-Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161
Oshawa Group Ltd. c. Great American Insurance Co. (1982), 36 O.R. (2d) 424, autorisation de pourvoi refusée, [1982] 1 R.C.S. viii
Garland c. Consumers’ Gas Co., [2004] 1 R.C.S. 629, 2004 CSC 25
Air Canada c. Liquor Control Board of Ontario (1995), 24 O.R. (3d) 403
Hanover Shoe, Inc. c. United Shoe Machinery Corp., 392 U.S. 481 (1968)
Aerlinte Eireann Teoranta c. Canada (Ministre des Transports) (1990), 68 D.L.R. (4th) 220
Dykhuizen c. Saanich (District) (1989), 63 D.L.R. (4th) 211
Prince Rupert (City) c. Pederson (1994), 98 B.C.L.R. (2d) 84
Kates c. Hall (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 322
Scarborough c. R.E.F. Homes Ltd. (1979), 9 M.P.L.R. 255
Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031
114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241, 2001 CSC 40
R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213.
Lois et règlements cités
Code civil (France), art. 538.
Comprehensive Environmental Responses, Compensation, and Liability Act of 1980, 42 U.S.C. §§ 9601-9675 (1982 Supp. V 1987).
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 180(1).
Crown Proceeding Act, R.S.B.C. 1996, ch. 89, art. 11(1).
Forest Act, R.S.B.C. 1979, ch. 140 [maintenant R.S.B.C. 1996, ch. 157], art. 84 [maintenant art. 105], 161(1).
Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999), L.C. 1999, ch. 33, art. 40.
Loi de 1992 sur le transport des marchandises dangereuses, L.C. 1992, ch. 34, art. 34(1)b).
Doctrine citée
Arrow, Kenneth, et al. Report of the NOAA Panel on Contingent Valuation. Washington, D.C. : National Oceanic and Atmospheric Administration, 1993.
Benidickson, Jamie. Environmental Law, 2nd ed. Toronto : Irwin Law, 2002.
Colombie-Britannique. Law Reform Commission of British Columbia. Report on Civil Litigation in the Public Interest, No. 46. Vancouver : The Commission, 1980.
Colombie-Britannique. Ministry of Forests. Interior Appraisal Manual, January 1, 1990.
de Bracton, Henry. Bracton on the Laws and Customs of England, vol. 2. Translated by Samuel E. Thorne. Cambridge, Mass. : Belknap Press of Harvard University Press, 1968.
Estey, Wilfred. « Public Nuisance and Standing to Sue » (1972), 10 Osgoode Hall L.J. 563.
Klar, Lewis N. Tort Law, 3rd ed. Toronto : Thomson Carswell, 2003.
Maguire, John C. « Fashioning an Equitable Vision for Public Resource Protection and Development in Canada : The Public Trust Doctrine Revisited and Reconceptualized » (1997), 7 J.E.L.P. 1.
McGregor, Harvey. McGregor on Damages, 17th ed. London : Sweet & Maxwell, 2003.
Ontario. Law Reform Commission. Report on Damages for Environmental Harm. Toronto : The Commission, 1990.
Ontario. Law Reform Commission. Report on the Law of Standing. Toronto : The Commission, 1989.
Osborne, Philip H. The Law of Torts, 2nd ed. Toronto : Irwin Law, 2003.
Sandars, Thomas Collett. The Institutes of Justinian, 1st American, from the 5th London ed. Chicago : Callaghan, 1876.
Waddams, S. M. The Law of Damages, loose-leaf ed. Toronto : Canada Law Book, 1991 (release No. 12, December 2003).
Waddams, S. M. The Law of Damages, 4th ed. Toronto : Canada Law Book, 2004.

Proposition de citation de la décision: Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd., 2004 CSC 38 (11 juin 2004)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2004-06-11;2004.csc.38 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award