Société d’énergie Foster Wheeler ltée c. Société intermunicipale de gestion et d’élimination des déchets (SIGED) inc., [2004] 1 R.C.S. 456, 2004 CSC 18
Ville de Montréal Appelante
c.
Société d’énergie Foster Wheeler ltée Intimée
et
Barreau du Québec et Association du Barreau canadien Intervenants
Répertorié : Société d’énergie Foster Wheeler ltée c. Société intermunicipale de gestion et d’élimination des déchets (SIGED) inc.
Référence neutre : 2004 CSC 18.
No du greffe : 28967.
2003 : 12 novembre; 2004 : 25 mars.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Fish.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [2001] R.J.Q. 2461, [2001] J.Q. no 4823 (QL), qui a infirmé en partie des décisions de la Cour supérieure rejetant en tout ou en partie des objections soulevées par l’appelante dans le cadre d’interrogatoires après défense. Pourvoi rejeté.
Réal Forest, Claude Marseille et Enrico Forlini, pour l’appelante.
Olivier F. Kott, Bernard P. Quinn et Mercedes Glockseisen, pour l’intimée.
Giuseppe Battista, pour l’intervenant le Barreau du Québec.
Denis Jacques, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
Le jugement de la Cour a été rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
1 Ce pourvoi constitue un incident d’une poursuite en dommages-intérêts engagée par l’intimée, la Société d’énergie Foster Wheeler ltée (« Foster ») contre l’appelante, la Ville de Montréal (la « Ville »), à la suite de l’annulation d’un projet de construction d’un centre de recyclage de déchets solides et d’un incinérateur municipal (le « projet »). Au cours d’interrogatoires préalables après défense, les avocats de Foster et ceux de certains intervenants voulurent poser des questions à des témoins sur des informations obtenues d’avocats qui représentaient les autorités municipales pour la réalisation de ce projet, au sujet de certains aspects de celui-ci. Malgré des objections basées sur le secret professionnel de l’avocat, la Cour supérieure et la Cour d’appel du Québec ont autorisé un certain nombre de ces questions. Le présent appel remet ainsi en cause l’étendue et les modalités d’exercice du secret professionnel en droit civil québécois, plus particulièrement quant à l’une de ses composantes, l’immunité de divulgation d’informations confidentielles à l’occasion d’une instance judiciaire. Pour les motifs que j’expose ici, je suggère de rejeter le pourvoi et de confirmer le dispositif de l’arrêt de la Cour d’appel quant à la recevabilité des questions qui demeurent en litige entre les parties.
II. L’origine du litige
2 Cette affaire trouve son origine dans un projet important de construction d’un centre de recyclage et d’un incinérateur à déchets sur l’île de Montréal. Au moment où commence la planification de ce projet, la fusion des municipalités de l’île n’est pas encore réalisée. Deux organismes intermunicipaux, la Régie intermunicipale de gestion des déchets sur l’île de Montréal (la « Régie ») et la Société intermunicipale de gestion et d’élimination des déchets Inc. (la « SIGED ») sont donc chargés de préparer et de réaliser ce projet. La complexité de ce projet, les problèmes environnementaux qu’il peut soulever et les exigences du mécanisme d’examen et d’approbation réglementaire auquel il est soumis laissent alors une part d’incertitude quant à sa réalisation.
3 Dans ce contexte, des contrats interviennent entre la SIGED et Foster pour la préparation et la construction éventuelle du projet. La Régie cautionne les engagements de la SIGED. En raison des incertitudes inhérentes à la procédure d’approbation gouvernementale, les conventions reposent sur un engagement mutuel de coopération pour obtenir les autorisations requises et réaliser éventuellement la construction du projet. La Régie et la SIGED mandatent deux avocats du cabinet Fasken, Martineau (à l’époque, le cabinet Martineau, Walker) à Montréal, Mes Pierre Meunier et Daniel Picotte, pour créer la structure juridique du projet et obtenir les approbations nécessaires.
4 Malgré des années de travail, la mise sur pied du projet rencontre des oppositions. Des conflits éclatent entre les représentants des municipalités de l’île de Montréal. Le 2 décembre 1995, une assemblée houleuse de la Régie examine le projet. Le 7 décembre 1995, l’exécutif de cet organisme passe sous le contrôle d’adversaires du projet, dont MM. Bossé et Zampino, tous deux maires de municipalités de l’île de Montréal. Quelques mois plus tard, les contrats intervenus avec Foster sont résiliés et le projet annulé.
5 Foster fait alors signifier une action à la SIGED et à la Régie. La demanderesse leur reproche d’avoir violé leur obligation de collaborer de bonne foi et d’avoir fait délibérément échouer le projet. Elle réclame en conséquence des dommages-intérêts qu’elle évalue à 62 951 393 $. Les défenderesses contestent l’action et mandatent le cabinet Fasken, Martineau à cette fin. Certaines municipalités, dont les représentants appuyaient le projet, interviennent dans ce litige. Après le dépôt de la défense, les avocats de Foster et ceux des intervenants entament une série d’interrogatoires préalables de représentants des défenderesses, notamment MM. Bossé et Zampino et Mme Méthot, directrice générale de la Régie. Les avocats de Foster espèrent découvrir des éléments de preuve démontrant que les maires connaissaient bien la nature et l’état du projet et ont tenté de le faire avorter, particulièrement en poussant les autorités gouvernementales à surseoir à la délivrance des permis et autorisations indispensables.
6 Au cours de ces interrogatoires, des difficultés surviennent. Les avocats de Foster et ceux des intervenants posent une série de questions sur les informations que Mes Meunier et Picotte auraient transmises à leurs clients et sur divers éléments de la documentation qu’ils ont réunie au sujet de ce projet. Les avocats des défenderesses objectent alors que les informations recherchées tombent sous le sceau du secret professionnel et ne peuvent être divulguées dans une instance judiciaire.
III. L’historique judiciaire
7 Le dossier d’appel indique que les parties ne s’entendaient pas sur la recevabilité de 43 questions. Celles-ci portaient d’abord sur la nature des rapports qu’auraient présentés Mes Meunier et Picotte sur le projet à la réunion du 2 décembre 1995 et au cours de la période contemporaine à celle-ci. D’autres visaient les documents à la disposition des avocats ou la rédaction des résolutions relatives à la résiliation des contrats conclus avec Foster.
8 Les parties soumirent les questions et les objections à un juge de la Cour supérieure, le juge Normand. Celui-ci rejeta la quasi-totalité des objections. À son avis, en règle générale, les informations recherchées ne tombaient pas sous l’application de l’immunité de divulgation, qui protège les informations confidentielles visées par le secret professionnel. Les questions n’auraient recherché que des informations factuelles que ne visait pas le secret professionnel.
9 Les défenderesses interjetèrent alors appel devant la Cour d’appel du Québec. D’accord pour accueillir en partie le pourvoi, les juges Rochette et Pelletier rédigèrent néanmoins des opinions distinctes où ils exposèrent des conceptions en partie différentes de la mise en œuvre du secret professionnel de l’avocat. La juge Deschamps donna son concours aux motifs du juge Rochette. L’arrêt fit droit à certaines objections à des questions qui, selon la Cour d’appel, violaient le secret professionnel et visaient des informations qui ne sauraient être divulguées au cours d’un procès. Dans d’autres cas, la Cour d’appel exprima en substance l’avis que les objections étaient prématurées et que le juge de première instance devait examiner les documents litigieux, afin de déterminer si l’immunité de divulgation s’appliquait à eux. La Cour d’appel permit toutefois la grande majorité des questions, les sujets visés ne se situant pas à son avis dans l’aire d’application du secret professionnel ([2001] R.J.Q. 2461). Les défenderesses obtinrent la permission de se pourvoir contre ce jugement. Foster n’attaqua pas les conclusions de l’arrêt qui accueillaient en tout ou en partie certaines objections. Entre-temps, la fusion des municipalités de l’île de Montréal devint une réalité. La Ville se trouve maintenant aux droits de la SIGED et de la Régie. Les villes intervenantes ont été absorbées dans la personnalité juridique de la Ville et, pour cette raison, sont disparues du débat judiciaire. Celui-ci n’oppose plus que la Ville et Foster.
IV. Les questions en jeu devant la Cour suprême
10 La manière dont le débat a été engagé puis porté devant notre Cour pose une première difficulté, celle d’identifier correctement la nature des problèmes qu’il faut maintenant examiner. Les mémoires des parties et leurs plaidoiries orales à l’audience ont révélé que les questions auxquelles des objections avaient été présentées, avaient été en réalité reformulées et limitées par les avocats de Foster, à un tel point, qu’à mon avis, les questions reproduites au dossier d’appel ne rendent plus correctement compte de la nature du débat judiciaire qui subsiste dans ce pourvoi. Je m’attacherai donc à préciser en quoi consistent les véritables questions encore en cause et leurs limites, en prenant particulièrement en considération les admissions et concessions faites par les avocats de Foster dans leur mémoire et à l’audience.
11 Le dossier de l’appelante contient un tableau de 43 questions distinctes que les parties soumirent au juge Normand en Cour supérieure. L’arrêt de la Cour d’appel du Québec avait accueilli des objections à cinq d’entre elles. L’intimée ne conteste pas le bien-fondé de cette décision. Restaient apparemment en discussion quelque 38 questions différentes. Après l’étude du dossier et l’audition des observations des parties, le portrait du litige s’avère substantiellement différent. En réalité, cinq questions demeurent en discussion, mais profondément remaniées et précisées quant à leur portée par les avocats de Foster au cours des débats devant la Cour supérieure, la Cour d’appel et notre Cour. Ces cinq questions mettent en jeu les problèmes de définition et de mise en application du secret professionnel que le présent pourvoi entend soulever, mais dans un cadre beaucoup plus restreint et mieux défini que ce qu’annonçaient les actes de procédure de l’appelante.
12 D’abord, en effet, durant les interrogatoires préalables, la plupart des questions litigieuses ont été posées par les avocats d’intervenants qui ne sont plus impliqués dans le litige. Les avocats de Foster ont souligné devant notre Cour qu’ils ne reprenaient pas ces questions et s’en tenaient aux cinq questions qu’ils avaient eux‑mêmes formulées puis redéfinies. L’appelante a plaidé que notre Cour devrait néanmoins se prononcer sur l’ensemble des 38 questions visées par son appel, puisqu’un juge lors des interrogatoires ou du procès pourrait se sentir lié par les décisions rendues à leur sujet. Je ne crois pas que notre Cour devrait examiner de façon particulière une série de questions abandonnées en raison du déroulement des procédures et que l’intimée ne fait pas siennes. De plus, les questions de principe qu’elles pouvaient soulever seront étudiées et réglées à l’occasion de l’examen des cinq questions que l’intimée entend toujours poser à MM. Zampino et Bossé et à Mme Méthot.
13 Ces cinq questions ont été substantiellement repensées et circonscrites, à tel point que leur teneur réelle, comme l’ont décrite les avocats de Foster, ne correspond que partiellement à leur formulation initiale. Il faut donc situer le véritable débat entre les parties dans ce cadre, sans s’arrêter uniquement à la rédaction initiale de ces questions.
14 Ces cinq questions, dans leur formulation originale, sont les suivantes :
4.
Georges Bossé 22 oct. 1998 Obj. no 4
Quelles questions ont été posées par monsieur Bossé lors de la réunion (du 2 décembre 1995) pour s’informer au sujet du projet?
8.
Josée Méthot 23 fév. 1999 Obj. nos 21, 22, 23 et 25
Quelle a été, pouvez-vous décrire, la présentation faite par Me Meunier? Par Me Picotte? Combien de temps ont duré chacune de ces présentations?
19.
Georges Bossé 22 oct. 1998
Eng. UGB-16
Produire les documents qui auraient été déposés par Mme Josée Méthot ou Me Pierre Meunier auprès de l’exécutif de la Régie ou de la SIGED et faisant état des démarches effectuées auprès du ministère de l’Environnement et de la Faune.
20.
Frank Zampino
27 jan. 1999
Obj. no 25
[traduction] « Et ils (Martineau Walker) étaient disponibles pour répondre à vos questions au sujet des discussions entre la Régie et le gouvernement concernant le projet? »
23.
Georges Bossé 22 oct. 1998
Eng. UGB-18
A) Fournir les noms des personnes consultées du 7 décembre 1995 au 18 mars 1996 pour en arriver à la décision de résilier les contrats.
B) Fournir tous les documents reçus par M. Bossé ou un autre membre du comité exécutif de la Régie qui porteraient sur le projet.
15 À chacune de ces questions, l’appelante a opposé une objection basée sur l’immunité de divulgation qui constitue l’une des composantes du secret professionnel en droit civil du Québec. Les questions 19 et 23B) semblaient mettre en cause l’application de l’immunité de divulgation à l’égard de documents préparés en vue d’un procès, ce qui correspondrait au « litigation privilege » de la common law (J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), p. 745-746; J.-C. Royer, La preuve civile (3e éd. 2003), p. 868-872). Dans le cas de ces deux questions, la Cour supérieure avait rejeté les objections. La Cour d’appel a rendu une décision plus nuancée. Elle a accueilli l’objection en partie, en indiquant que le premier juge aurait dû prendre connaissance des documents avant de rendre sa décision. L’appelante soutient toujours que la Cour supérieure aurait dû faire droit à son objection sans examen préalable des documents. L’intimée se satisfait de la solution adoptée par la Cour d’appel. Dans le cas des autres questions encore en litige, les objections ont été rejetées sans aucune réserve. De plus, toutefois, l’intimée plaide toujours que la présence d’une tierce personne, l’animatrice qui présidait l’assemblée du 2 décembre 1995, impliquait une renonciation au secret professionnel.
16 Si générales, si préliminaires qu’aient paru ces questions, il faut maintenant préciser le contenu que leur a donné l’intimée depuis le début de cette affaire. Dans cette poursuite en dommages-intérêts, on se rappellera que Foster invoque la violation d’une obligation de coopération assumée par la Ville pour la réalisation du projet et la mauvaise foi des dirigeants municipaux qui auraient fait délibérément avorter la construction. Au cours des interrogatoires préalables, les avocats de Foster tentaient de faire admettre par les maires de certaines municipalités de l’île de Montréal qu’ils connaissaient la nature et l’état d’avancement du projet et avaient reçu une quantité importante d’informations de sources diverses. Selon la plaidoirie de Me Kott devant notre Cour, les interrogatoires de MM. Zampino et Bossé s’étaient révélés difficiles et peu fructueux. Ces témoins auraient soutenu n’avoir eu que peu de connaissance de la nature et de l’état du projet, notamment lors de l’assemblée du 2 décembre 1995. Dans le but de vérifier ces assertions, on a alors posé des questions à ces deux témoins sur les informations reçues de leurs avocats avant, pendant et après la réunion. Comme l’indique la déclaration de mise au rôle d’audience produite par Foster en vertu de l’art. 15 des Règles de pratique de la Cour supérieure du Québec en matière civile, R.R.Q. 1981, ch. C-25, r. 8, elle envisageait d’assigner Mes Meunier et Picotte comme témoins au procès pour les interroger, si nécessaire, sur les informations communiquées à leur client. Foster voulait aussi faire produire un ensemble de documents relatifs à la préparation du projet, aux démarches entreprises auprès des autorités gouvernementales chargées de l’examen et de l’approbation du projet et à la résiliation des contrats.
17 Posées de manière très — probablement trop — large à l’origine, ces questions provoquèrent des objections aussi larges, mais fort compréhensibles en raison de leurs répercussions possibles sur les rapports entre les organismes municipaux et leurs avocats. Quoi qu’il en soit, on sait maintenant que Foster ne recherche pas d’informations sur des opinions données par les avocats de l’appelante, sur leurs comptes d’honoraires, sur les projets de résolutions préparées pour la Régie, etc. En substance, les questions posées visent à faire dire aux témoins si Mes Meunier et Picotte avaient précisé la nature du projet soumis et exposé l’état des démarches relatives à son approbation et à leur faire décrire la nature de l’information reçue à propos de ces aspects du dossier. Foster entend aussi obtenir un ensemble de documents que notre Cour n’a jamais vus et que la Cour supérieure n’a jamais examinés. Il s’agit maintenant de décider si, selon le droit de la preuve applicable aux litiges civils au Québec, ces informations ont un caractère confidentiel et sont protégées par une immunité de divulgation, en vertu des règles juridiques gouvernant le secret professionnel au Québec. De plus, il faudra rechercher si, comme l’a décidé la Cour d’appel du Québec, le mode d’organisation et de conduite de l’assemblée du 2 décembre 1995 implique de toute façon une renonciation au secret professionnel, en raison de la présence d’une tierce personne qui en a assuré la présidence.
V. L’encadrement juridique du secret professionnel dans la législation québécoise
18 Toute étude du secret professionnel, de son étendue et de sa mise en application exige un examen attentif du cadre législatif qui a été mis graduellement en place au Québec. En effet, malgré la diversité de ses sources, le secret professionnel se trouve maintenant régi par un ensemble de législations superposées mais convergentes dans leur objectif de reconnaître et de protéger le secret professionnel.
19 La disposition la plus importante se retrouve maintenant dans la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12. En effet, son art. 9 place le secret parmi les droits fondamentaux de la personne :
9. Chacun a droit au respect du secret professionnel.
Toute personne tenue par la loi au secret professionnel et tout prêtre ou autre ministre du culte ne peuvent, même en justice, divulguer les renseignements confidentiels qui leur ont été révélés en raison de leur état ou profession, à moins qu’ils n’y soient autorisés par celui qui leur a fait ces confidences ou par une disposition expresse de la loi.
Le tribunal doit, d’office, assurer le respect du secret professionnel.
20 Ensuite, le Code des professions, L.R.Q., ch. C-26, impose le respect du secret professionnel à tous les membres des ordres professionnels qu’il régit et non aux seuls avocats et notaires (voir : Y.-M. Morissette et D. W. Shuman, « Le secret professionnel au Québec : une hydre à trente-neuf têtes rôde dans le droit de la preuve » (1984), 25 C. de D. 501, p. 505). L’article 60.4 du Code des professions définit l’obligation de respect du secret professionnel dans ces termes :
60.4. Le professionnel doit respecter le secret de tout renseignement de nature confidentielle qui vient à sa connaissance dans l’exercice de sa profession.
Il ne peut être relevé du secret professionnel qu’avec l’autorisation de son client ou lorsque la loi l’ordonne.
Le professionnel peut en outre communiquer un renseignement protégé par le secret professionnel, en vue de prévenir un acte de violence, dont un suicide, lorsqu’il a un motif raisonnable de croire qu’un danger imminent de mort ou de blessures graves menace une personne ou un groupe de personnes identifiable. Toutefois, le professionnel ne peut alors communiquer ce renseignement qu’à la ou aux personnes exposées à ce danger, à leur représentant ou aux personnes susceptibles de leur porter secours. Le professionnel ne peut communiquer que les renseignements nécessaires aux fins poursuivies par la communication.
21 Même si le Code des professions impose une obligation de respect du secret professionnel applicable aux avocats comme à tous les autres professionnels, la Loi sur le Barreau, L.R.Q., ch. B-1, traite aussi de la question à son art. 131. Celui‑ci réaffirme le droit au secret professionnel, tout en précisant certaines de ses limites, comme le faisait d’ailleurs déjà le Code des professions :
131. 1. L’avocat doit conserver le secret absolu des confidences qu’il reçoit en raison de sa profession.
2. Cette obligation cède toutefois dans le cas où l’avocat en est relevé expressément ou implicitement par la personne qui lui a fait ces confidences ou lorsque la loi l’ordonne.
3. L’avocat peut en outre communiquer un renseignement protégé par le secret professionnel, en vue de prévenir un acte de violence, dont un suicide, lorsqu’il a un motif raisonnable de croire qu’un danger imminent de mort ou de blessures graves menace une personne ou un groupe de personnes identifiable. Toutefois, l’avocat ne peut alors communiquer ce renseignement qu’à la ou aux personnes exposées à ce danger, à leur représentant ou aux personnes susceptibles de leur porter secours. L’avocat ne peut communiquer que les renseignements nécessaires aux fins poursuivies par la communication.
22 Le Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, renforce de son côté l’obligation de respect du secret professionnel. Au titre du droit de la preuve, l’art. 2858 C.c.Q. dispose que le juge doit soulever d’office toute violation du secret professionnel et exclure tout élément de preuve qui en provient :
2858. Le tribunal doit, même d’office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
Il n’est pas tenu compte de ce dernier critère lorsqu’il s’agit d’une violation du droit au respect du secret professionnel.
23 Cet encadrement législatif tente d’organiser un domaine de la procédure et du droit civil québécois qui s’est développé à partir de sources diverses, législatives ou jurisprudentielles, relevant tantôt du droit civil d’origine française, tantôt de la common law. Cette mixité explique sans doute les difficultés sémantiques, sinon conceptuelles qui continuent de marquer la vie de ce secteur du droit.
24 Écrite quelques années avant l’adoption de la Charte québécoise et du Code des professions, la thèse de doctorat du juge Jean-Louis Baudouin de la Cour d’appel du Québec a fort bien souligné la complexité des sources du droit de la preuve au Québec (J.-L. Baudouin, Secret professionnel et droit au secret dans le droit de la preuve (1965)). De longue date, sous l’ancien régime français, des ordonnances royales avaient reconnu l’existence d’une obligation de confidentialité dans les rapports entre clients et avocats et établi une immunité de divulgation qui protégeait ceux-ci. Ces ordonnances faisaient partie du droit applicable en Nouvelle-France avant sa cession à la Couronne britannique. En common law, la jurisprudence avait établi un privilège « d’origine procédurale rattaché à la conduite des procès » qui interdisait la divulgation d’informations confidentielles obtenues par les avocats dans leurs relations avec leurs clients (Baudouin, op. cit., p. 8-9). Après le rétablissement du droit civil par l’Acte de Québec de 1774, L.R.C. 1985, app. II, no 2, le droit de la preuve appliqué au Québec a été très influencé par les méthodes de la common law en raison de l’établissement d’une structure judiciaire et de méthodes de conduite des procès dérivées du modèle britannique, comme de l’adoption formelle du droit de la preuve anglais en matière commerciale, avant la fin du 18e siècle, ainsi que le rappelle Walton (F. P. Walton, Le domaine et l’interprétation du Code civil du Bas-Canada (1980), p. 47; voir aussi J. E. C. Brierley et R. A. Macdonald, Quebec Civil Law : An Introduction to Quebec Private Law (1993), p. 687-689).
25 Les premières dispositions législatives québécoises sur le secret professionnel témoignent de cette influence de la common law. En effet, les textes législatifs adoptés au 19e siècle abordaient le secret professionnel comme un problème de procédure, en reconnaissant, à l’instar de la common law, l’existence d’un privilège protégeant le client contre la divulgation des communications intervenues entre lui et son conseiller juridique. Les articles 275 du Code de procédure civile de 1867 et 332 de celui de 1897 ont employé cette technique (A. Cardinal, « Quelques aspects modernes du secret professionnel de l’avocat » (1984), 44 R. du B. 237, p. 246). Selon cet auteur, la Cour d’appel du Québec aurait d’ailleurs utilisé cette même méthode pour reconnaître l’existence du « litigation privilege », destiné à protéger la confidentialité des documents préparés pour un avocat dans la perspective d’un procès en cours ou appréhendé, en droit de la preuve du Québec au début du 20e siècle (Cardinal, loc. cit., p. 266; Montreal Street Railway Co. c. Feigleman (1912), 22 B.R. 102, p. 118). Ainsi, avant de se préoccuper du contenu du secret professionnel, le législateur québécois s’est satisfait de lui accorder une protection judiciaire, rattachée aux exigences du procès civil contradictoire.
26 Une méthode différente, axée celle-là sur la création d’une obligation au silence d’où découlait un droit à sa protection, n’est apparue que plus tard dans des lois sur l’organisation de professions comme celle d’avocat, de notaire ou de médecin (voir Loi du notariat, S.Q. 1952-53, ch. 54, art. 50; Loi médicale de Québec, S.R.Q. 1941, ch. 264, par. 60(2)). Dans le cas des avocats, ce cadre juridique se retrouvait plutôt dans la réglementation déontologique de l’ordre professionnel qui imposait une obligation de confidentialité à l’avocat (Règlements du Barreau (1955), par. 66(21); Baudouin, op. cit., p. 9).
27 Ces interventions législatives ou réglementaires ponctuelles ont fait place au cadre juridique complexe qui a été décrit plus haut. Celui-ci entend étendre et régir le secret professionnel comme un droit substantiel fondamental destiné à la protection du client. Ce secret comporte deux composantes autour desquelles sont aménagées la création et la protection du secret professionnel. La première reconnaît la confidentialité des informations qui naissent de la relation entre l’avocat et son client. Ce dernier a droit au silence de son conseiller juridique. Découle de cette obligation de confidentialité une immunité de divulgation qui, sauf exceptions en principe limitées, protège le client contre la divulgation de ces informations, particulièrement à l’occasion des instances judiciaires (Royer, op. cit., p. 907-909).
28 La dualité des origines du principe du secret professionnel en droit québécois et l’emploi d’une technique législative qui aménage la création du droit substantiel, la protection de son contenu contre la divulgation et les exceptions à l’intérieur des mêmes textes expliquent parfois les difficultés sémantiques que l’on retrouve dans la jurisprudence, notamment lorsqu’il s’agit de transposer les concepts pertinents du français à l’anglais. Elles s’accentuent aussi du fait que, dans des domaines fort importants, comme le droit criminel, la common law continue à s’appliquer et à employer les catégories traditionnelles des privilèges limités à des catégories ou à des situations déterminées (Maranda c. Richer, [2003] 3 R.C.S. 193, 2003 CSC 67, par. 11). Cette coexistence de vocabulaires différents et d’institutions juridiques organisées maintenant selon des méthodes juridiques différentes conduit parfois à ces incertitudes terminologiques dont témoignent ces confusions entre privilège avocat-client, secret professionnel, confidentialité ou immunité de divulgation, que déplorait récemment le juge Proulx de la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt R. c. Robillard, [2001] R.J.Q. 1, par. 30 :
Cette proposition de l’appelante peut s’expliquer par une confusion entre le secret professionnel et le privilège avocat-client. Je ne saurais en blâmer l’avocat de l’appelante puisque cette confusion se retrouve fréquemment dans la traduction française de la version originale des jugements de la Cour suprême du Canada et aussi dans certaines dispositions du Code criminel. À titre d’exemple, dans l’arrêt Smith c. Jones (la version française de l’opinion du juge Cory), les mots « secret professionnel » sont utilisés pour traduire le « solicitor-client privilege ». Par contre, et cela est important en l’espèce, dans la partie VI (art. 183 à 196) du Code criminel, qui concerne les « Atteintes à la vie privée », il est fait mention de la protection des « communications sous le sceau du secret professionnel entre l’avocat et son client » (art. 186(3) C. cr.) alors que, dans le texte anglais on utilise les mots « privileged communications » sans toutefois référer au « solicitor-client privilege ». Pour ajouter à la confusion, dans les dispositions qui traitent de la saisie de documents en possession d’un avocat, le législateur limite l’opposition de l’avocat au seul cas où le document fait l’objet du « solicitor-client privilege », traduit ici par le « privilège des communications entre client et avocat » (art. 488.1(2) C. cr.).
29 Pour éviter ce type de problème, il faut demeurer conscient de la richesse du contenu de la notion de secret professionnel et savoir distinguer les composantes que touchent les problèmes particuliers soumis aux tribunaux. Plutôt que de parler indistinctement et sans précautions de secret professionnel, il importe de déterminer si l’on traite d’abord de l’obligation de confidentialité ou du droit au silence ou encore de l’immunité de divulgation à l’égard d’informations confidentielles ou d’abord de l’une, puis de l’autre. Dans le cadre législatif québécois, on constate donc que l’expression « secret professionnel » vise l’institution dans son ensemble. Cette dernière inclut une obligation de confidentialité qui, dans les domaines où elle s’applique, impose à l’avocat un devoir de discrétion et crée un droit corrélatif à son silence en faveur de son client. Ensuite, à l’égard des tiers, le secret professionnel comprend une immunité de divulgation qui protège le contenu de l’information contre sa communication forcée, même dans les instances judiciaires, sous les réserves et les limites prévues par les règles et principes juridiques applicables. Ainsi, dans le présent appel, il faudra examiner successivement les deux volets du secret professionnel, soit d’abord la portée de l’obligation de confidentialité de l’avocat, puis la mise en application de l’immunité de divulgation destinée à protéger cette confidentialité, pour statuer sur la recevabilité des questions posées aux témoins assignés par Foster.
VI. Analyse
A. Le contenu de l’obligation de confidentialité de l’avocat
30 Avant de déterminer les effets de l’immunité de divulgation judiciaire, il faut au départ définir le contenu et la portée de l’obligation de confidentialité de l’avocat. Cette étude exige elle-même un examen des méthodes à retenir pour établir le contenu effectif du secret professionnel dans le cadre des relations concrètes que les avocats établissent avec leurs clients. À ce stade peuvent se poser des problèmes délicats, comme l’illustrent les débats dans ce dossier, pour attribuer les fardeaux de preuve qui permettront d’invoquer le secret professionnel ou d’en limiter la portée.
31 Le litige se situe dans le cadre d’une relation de longue durée entre la Ville et les organismes municipaux auxquels elle a succédé et le cabinet Fasken, Martineau. Pendant plusieurs années, des avocats de cette étude ont été chargés de représenter la SIGED dans ses rapports avec Foster, pour établir le cadre contractuel de leur projet commun et pour obtenir les approbations réglementaires. D’après le dossier maintenant porté devant notre Cour, ce mandat s’est étendu par la suite aux difficultés juridiques qui ont précédé et suivi la résiliation des accords avec l’intimée. Ce mandat comprend désormais la défense de l’appelante dans la poursuite intentée par Foster.
32 La durée et la complexité apparente de ces mandats rendent délicate la définition des informations effectivement protégées par l’obligation de confidentialité et, par la suite, par l’immunité de divulgation judiciaire. Bien qu’ils aient concouru dans un dispositif commun, les juges Rochette et Pelletier, qui ont rédigé des opinions distinctes en Cour d’appel, ont adopté des approches différentes pour réussir à identifier les informations visées par l’obligation de confidentialité ainsi que celles que protégerait l’immunité de divulgation. En substance, le juge Rochette a préféré imposer à la partie qui invoque le secret professionnel un fardeau de preuve initial qui lui demande de démontrer, prima facie, que les informations recherchées se situent dans le cadre d’un mandat relevant de l’avocat et présentant un caractère confidentiel. Pour sa part, le juge Pelletier préférait reconnaître l’existence d’une présomption de fait en faveur de l’existence de la confidentialité. Il obligeait ainsi la partie qui demandait l’information à justifier prima facie qu’elle n’était pas visée par le secret professionnel de l’avocat.
33 L’adoption d’une solution appropriée dans un tel contexte pour la mise en œuvre du secret professionnel doit reposer d’abord sur le respect de l’importance sociale que la jurisprudence, notamment celle de notre Cour, attache à cette institution pour le fonctionnement du système de justice canadien et la préservation de la primauté du droit dans notre pays. Toute solution doit aussi prendre en compte l’évolution des professions juridiques que manifeste l’extension de leurs interventions dans des domaines qui dépassent largement ceux de la pratique traditionnelle des avocats.
34 Bien qu’elle se soit en grande partie constituée à l’occasion d’affaires relevant du droit pénal, la jurisprudence a consacré clairement l’importance fondamentale du secret professionnel de l’avocat, à la fois règle de preuve, droit civil important et principe de justice fondamentale en droit canadien, tant pour la protection des intérêts essentiels de ses clients que pour le fonctionnement du système juridique du Canada, comme le soulignait la juge Arbour dans l’arrêt Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 209, 2002 CSC 61, par. 49 (voir aussi Maranda, précité, par. 11). L’obligation de confidentialité imposée à l’avocat s’explique ainsi par la nécessité de préserver une relation fondamentale de confiance entre l’avocat et son client. La protection de l’intégrité de ce rapport est elle-même reconnue comme indispensable à la vie et au bon fonctionnement du système juridique canadien. Elle assure la représentation effective des clients et la communication franche et complète de l’information juridique nécessaire à ceux-ci (R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263, p. 289, le juge en chef Lamer; Royer, op. cit., p. 891-892).
35 Le secret professionnel des avocats est protégé comme celui des membres de tous les ordres professionnels régis par le Code des professions, selon l’art. 9 de la Charte québécoise. Cependant, l’intensité et la portée de la protection que reconnaît cette disposition demeure susceptible de varier suivant la nature des fonctions remplies par les membres des divers ordres professionnels et des services qu’ils sont appelés à rendre, comme des autres composantes du régime juridique qui les encadrent (voir Frenette c. Métropolitaine (La), cie d’assurance-vie, [1992] 1 R.C.S. 647, p. 673‑675, la juge L’Heureux-Dubé). Dans cette perspective, les principes généraux de droit public qu’a définis la jurisprudence de notre Cour quant à l’importance de ce secret professionnel et à sa sensibilité particulière dans le cas de la relation avocat‑client ne doivent pas être oubliés lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre cette disposition et celles de la Loi sur le Barreau qui portent sur le même sujet. D’ailleurs, certains aspects de la législation fiscale québécoise soulignent l’importance particulièrement critique de cette institution pour la société et le système de justice en accordant une protection renforcée au secret professionnel liant les avocats et notaires. Ainsi, la Loi sur le ministère du Revenu, L.R.Q., ch. M‑31, art. 53.1, autorise le fisc à examiner les documents détenus par un professionnel, même si cela provoque la divulgation de renseignements confidentiels, sauf dans le cas des avocats et notaires (voir Royer, op. cit., p. 977).
36 De plus, il faut demeurer conscient que la fonction de l’avocat et les conditions d’exercice de sa profession ont fortement évolué. Son activité professionnelle ne s’arrête pas aux limites du monopole d’exercice que définit l’art. 128 de la Loi sur le Barreau, situation dont l’art. 129 prend acte. S’il plaide, s’il représente, s’il conseille ou s’il rédige toujours, il remplit souvent ces fonctions dans des secteurs d’activité où il se trouve en concurrence avec d’autres intervenants. Enfin, les mandats eux-mêmes peuvent comprendre des actes et des fonctions divers qui ne correspondront pas toujours à des activités d’avocat au sens propre du terme, comme le soulignait le juge Binnie dans l’affaire R. c. Campbell, [1999] 1 R.C.S. 565, par. 50 :
Le secret professionnel de l’avocat ne protège évidemment pas l’ensemble des services rendus par un avocat, qu’il soit au service du gouvernement ou non. Bien qu’une partie du travail des avocats du gouvernement soit semblable à celui des avocats de pratique privée, ils peuvent avoir — et ont souvent — de nombreuses autres responsabilités comme, par exemple, la participation à divers comités opérationnels de leur ministère. Les avocats du gouvernement qui œuvrent depuis des années auprès d'un ministère client peuvent être invités à donner des conseils en matière de politique qui n’ont rien à voir avec leur formation et leur expertise juridiques mais font appel à leur connaissance du ministère. Les conseils que donnent les avocats sur des matières non liées à la relation avocat‑client ne sont pas protégés.
(Voir aussi Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Legault, [1989] R.J.Q. 229 (C.A.), p. 231.)
37 Cependant, si important que soit le secret professionnel, il connaît des limites. Tout n’est pas nécessairement confidentiel lorsqu’un avocat est entré en rapport avec un client. Par ailleurs, les exigences d’autres valeurs ou le souci d’intérêts concurrents imposeront parfois la divulgation d’informations confidentielles, comme le prévoit d’ailleurs l’art. 9 de la Charte québécoise (voir Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455, par. 51; R. c. McClure, [2001] 1 R.C.S. 445, 2001 CSC 14, par. 34, le juge Major).
38 Le présent appel n’exige pas l’examen des conflits potentiels entre l’obligation de confidentialité et l’exercice de droits concurrents. À part le problème accessoire de la renonciation, les questions en jeu se limitent à l’identification du contenu de l’obligation de confidentialité et surtout à la détermination des méthodes pour le définir et donner effet par la suite à l’immunité de divulgation judiciaire. Même dans ces limites, le problème demeure délicat et complexe en pratique. En effet, il serait inexact de tenter de réduire le contenu de l’obligation de confidentialité à celui de l’opinion, de l’avis ou du conseil donné par l’avocat à son client. S’il s’agit souvent de l’objectif principal de la création de la relation professionnelle, il arrive aussi que celle-ci implique des actes très diversifiés de représentation devant des tribunaux ou des organismes variés, des négociations ou des rédactions de contrats, de rapports ou de formulaires divers ou des discussions avec les membres des organismes dirigeants de corps publics ou de sociétés commerciales. Au cours de l’exécution de ces mandats, l’avocat reçoit et transmet des informations diverses. Certaines de ces activités ne soulèvent aucune difficulté en raison de leur caractère public, comme le dépôt d’actes de procédure ou les actes de représentation devant un tribunal. Cependant, lorsque la relation professionnelle découle d’un mandat complexe, à exécution prolongée, comme dans le présent dossier, la délimitation de l’aire d’application de l’obligation de confidentialité exige du tribunal une analyse parfois poussée des rapports entre les parties, comme de la nature et du contexte des services professionnels rendus.
39 En effet, en dépit de l’intensité de l’obligation de confidentialité et de l’importance du secret professionnel, celui-ci ne couvre pas nécessairement tous les faits ou tous les événements que constate l’avocat au cours de l’exécution de son mandat. Le régime juridique du secret professionnel ne le dispense pas non plus en toutes circonstances de témoigner sur des faits impliquant ses clients. Passager dans une automobile en discussion avec son client, il ne serait pas admissible à témoigner sur l’opinion qu’il lui donnait alors, mais pourrait être forcé de rendre témoignage sur l’excès de vitesse qui aurait provoqué une collision. On doit alors rechercher une méthode d’analyse respectueuse du secret professionnel qui permette de résoudre ce genre de difficultés.
40 On rêverait sans doute vainement de règles et de techniques absolument claires et simples, qui ne laisseraient jamais place à une marge d’incertitude, ni de jugement prudentiel de la part des tribunaux de première instance. Les solutions varient en fonction des circonstances. Ainsi, dans le cas d’un acte professionnel ponctuel, une preuve simple ou sommaire suffirait sans doute au titulaire du secret professionnel pour établir la confidentialité des informations recherchées et son droit à une immunité de divulgation. La charge de la preuve paraît alors pouvoir lui être imposée sans compromettre le fonctionnement et l’intégrité de l’institution.
41 Dans le cas des mandats complexes et à exécution prolongée, l’imposition d’une obligation de justifier de chaque cas d’application de la confidentialité, puis de l’application de l’immunité de divulgation judiciaire paraît mal adaptée à la fois à la nature des rapports professionnels et aux exigences d’une protection efficace du secret. Dans un cas comme celui que nous examinons, il faudrait obliger le client et son avocat à tenter de disséquer l’ensemble des éléments de leur relation pour réussir à les qualifier et à invoquer ensuite l’immunité de divulgation à l’égard de certains éléments et non à l’égard d’autres (Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Legault, précité, p. 231). Une telle démarche multiplierait les risques de divulgation d’informations confidentielles et affaiblirait d’autant un secret professionnel auquel le législateur et la jurisprudence ont voulu assurer une protection forte et généreuse (Poulin c. Prat, [1994] R.D.J. 301 (C.A.), p. 307; McClure, précité, par. 33).
42 En pareil cas, une méthode différente paraît préférable. Il suffirait d’exiger de la partie désireuse d’invoquer le secret professionnel qu’elle établisse qu’un mandat général a été confié à un avocat pour rendre une gamme de services que l’on attend en général de lui, en sa qualité professionnelle. À cette étape, s’appliquerait une présomption de fait, réfragable toutefois, selon laquelle l’ensemble des communications entre le client et l’avocat et des informations seraient considérées prima facie de nature confidentielle. Bien qu’il se soit agi d’un domaine différent, soit la procédure pénale, notre Cour a d’ailleurs recommandé une méthode analogue aux étapes initiales de l’examen des difficultés causées par les conflits potentiels entre le privilège de l’avocat en common law et le souci de sauvegarder la présomption d’innocence (McClure, précité, par. 46-51). Il appartiendrait à la partie adverse de préciser la nature des informations qu’elle recherche et de justifier qu’elles ne sont soumises ni à l’obligation de confidentialité, ni à l’immunité de divulgation, ou qu’il s’agit d’un cas où la loi autoriserait la divulgation en dépit de l’existence du secret professionnel. Cette méthode aurait des conséquences procédurales. Elle obligerait la partie à poser des questions précises et limitées sur les informations recherchées. Ce type de question prendrait mieux en compte la sensibilité de tout interrogatoire sur les relations professionnelles entre un client et son avocat et la nécessité de minimiser les atteintes au secret professionnel liant ce dernier. Elle éviterait les « expéditions de pêche » qui chercheraient à utiliser l’avocat comme source d’information contre son client, à partir des dossiers qu’il tient pour lui et des rapports qu’il est appelé à lui faire. On peut aussi espérer que l’on chercherait d’abord à obtenir les informations disponibles d’autres sources que les avocats. Une bonne politique judiciaire, consciente de l’importance sociale du secret professionnel de l’avocat et de la nécessité de sa protection, ne doit certes pas chercher à faciliter ce type d’interrogatoires, mais plutôt à les restreindre autant que faire se peut.
43 Ces principes posés, je passerai maintenant à l’examen des questions de Foster, telles qu’elles ont été remaniées et précisées. Leur forme initiale, trop générale, en dépit de leur caractère préliminaire, pouvait facilement provoquer des craintes sérieuses de violations massives du secret professionnel. Elles ont inévitablement provoqué de la part de l’appelante une contestation totale et rigide, mais fort compréhensible dans le contexte de ce dossier. Toutefois, telles qu’elles ont été maintenant précisées par les avocats de Foster, les questions 4, 8, 20 et 23A) visent seulement à obtenir des informations sur deux faits précis, l’identité du projet soumis à la procédure d’approbation réglementaire et l’état de cette procédure. Dans les deux cas, ce type d’information ne relève pas de l’obligation de confidentialité de l’avocat, et leur divulgation n’est pas interdite. Comme l’a conclu la Cour d’appel, mais dans les limites de leur nouvelle formulation par les procureurs de l’intimée, ces questions pouvaient être posées dans le cadre des interrogatoires préalables. Toute difficulté que poseraient les réponses à ces questions et les nouvelles questions qui en découleraient devront être réglées par le juge de première instance.
B. La production de documents
44 Une difficulté subsiste quant aux questions 19 et 23B). Ces questions demandent la production de divers documents. La Ville y fait toujours objection. Elle soutient qu’elles visent des documents confidentiels. Nombre de ceux-ci seraient couverts par une immunité de divulgation qui, en droit québécois, correspondrait au « litigation privilege » de common law. Ce « privilège » vise à protéger les documents préparés pour un avocat dans la perspective d’un procès appréhendé ou en cours. Provenant de la common law, ce privilège tend maintenant, en droit québécois, à être absorbé dans l’institution du secret professionnel. En effet, en droit de la preuve civile du Québec, ces documents sont considérés comme confidentiels et protégés par une immunité de divulgation (voir Royer, op. cit., p. 868; Sous-ministre du Revenu du Québec c. Fava, [1984] C.A. 639; Société d’énergie de la Baie James c. Lafarge Canada Inc., [1991] R.J.Q. 637 (C.A.), p. 645 et 653).
45 Le juge de première instance avait rejeté l’objection. La Cour d’appel a accueilli en partie le pourvoi sur ce point, pour ordonner que la Cour supérieure examine les documents avant de statuer sur l’application de l’immunité de divulgation judiciaire.
46 Cette partie de l’arrêt de la Cour d’appel n’a pas satisfait la Ville qui demande toujours d’interdire la production des documents, qu’elle affirme toujours visés par le secret professionnel. Elle s’oppose même à ce que le tribunal de première instance en prenne connaissance.
47 Une pareille attitude s’explique sans doute par un souci de prudence tactique, qui veut éviter que le juge du procès soit influencé par le contenu de documents que l’on estime inadmissibles. Sans doutes fréquentes, ces inquiétudes ne se justifient pas. Il faut se souvenir que, quotidiennement, les juges doivent se prononcer sur la recevabilité d’éléments de preuve qu’ils doivent examiner ou entendre avant de les écarter et que cette fonction constitue une part indispensable de leur rôle dans la conduite des procès civils ou criminels. Ils savent qu’ils doivent oublier les éléments de preuve qu’ils ont jugés inadmissibles et ne rendre jugement que sur la base de la preuve reçue au dossier du tribunal. Dans cette optique, la proposition avancée par l’appelante invite le juge à ne pas exercer une de ses fonctions centrales dans l’examen de la preuve pour s’en remettre à l’affirmation invérifiée et invérifiable des avocats de l’appelante. Je veux bien croire à leur bonne foi et me fier à leur serment d’office, mais il demeure que les tribunaux n’ont même pas eu à leur disposition une déclaration assermentée qui identifierait les documents en litige et décrirait sommairement leur nature et celle de l’objection à leur production. Dans un tel contexte, la prétention de la Ville demande aux tribunaux d’abdiquer la fonction traditionnelle de décider de l’admissibilité et de la pertinence des éléments de preuve, que leur laisse toujours, sauf exceptions, le droit de la preuve applicable au Canada. Ces objections ne peuvent être tranchées sur la seule déclaration unilatérale d’une partie. Le juge doit effectuer son travail de vérification, comme l’a décidé à bon droit la Cour d’appel (voir Champagne c. Scotia McLeod Inc., [1992] R.D.J. 247 (C.A.); Lab Chrysotile Inc. c. Société Asbestos Ltée, [1993] R.D.J. 641 (C.A.)). Après cet examen, il statuera sur la recevabilité de cette demande de communication de documents. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les règles de pratique de certaines provinces reconnaissent explicitement l’existence de cette fonction nécessaire du juge (voir par. 30.04(6) des Règles de procédure civile de l’Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194; règle 31.04(4) des Règles de procédure du Nouveau‑Brunswick).
C. La renonciation à la confidentialité
48 Avant de conclure, malgré le rejet des objections de la Ville, quelques commentaires semblent toujours utiles à l’égard de l’un des motifs retenus par la Cour d’appel afin d’admettre la recevabilité des questions posées au sujet de l’assemblée du 2 décembre 1995 de la SIGED. Ses conclusions sur ce point paraissent susceptibles d’affecter la conduite des interrogatoires préalables des parties, sinon la preuve au procès. En effet, le jugement dont l’appel a conclu que la seule présence d’une animatrice professionnelle, engagée comme présidente d’assemblée pour cette réunion, impliquait une renonciation au secret professionnel, puisqu’une tierce personne assistait ainsi à la réunion en question.
49 Cette conclusion est erronée dans les circonstances de cette affaire. En effet, cette réunion a été tenue dans une perspective de maintien de la confidentialité. L’intensité du conflit politique au sein de l’organisme municipal empêchait le président d’assemblée de remplir ses fonctions. Pour assurer le bon ordre de la réunion, sous tous ses aspects, y compris quant aux rapports qui devaient être présentés par des fonctionnaires ou des avocats, la Régie avait engagé une personne indépendante que l’on avait chargée de diriger les débats comme si elle avait été la présidente. La présence de cette animatrice était non seulement utile, mais même nécessaire pour l’assemblée. Dans ces conditions, sa présence n’impliquait aucune renonciation au secret professionnel (Pfieffer et Pfieffer Inc. c. Javicoli, [1994] R.J.Q. 1 (C.A.), p. 6 et 8). L’animatrice s’intégrait temporairement dans l’organisme et sa procédure de délibération, pour remplir une fonction nécessaire à la bonne marche de celle-ci. Cette rencontre restait à huis clos, toujours dans une perspective de confidentialité indispensable des échanges entre les intervenants, malgré la présence de factions opposées à l’intérieur de l’organisme et de perceptions divergentes sur l’opportunité et la réalisation du projet en cause. La nature de l’assemblée et de la discussion demeurait la même. Dans ces circonstances, l’on ne pouvait induire de cette procédure une renonciation au secret professionnel à l’égard des communications faites par les avocats qui participaient à la rencontre, en qualité de conseillers juridiques de la SIGED et de la Régie.
VII. Conclusion
50 Pour ces motifs, je rejetterais le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal.
Procureurs de l’intimée : Ogilvy Renault, Montréal.
Procureurs de l’intervenant le Barreau du Québec : Shadley Battista, Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Grondin Poudrier Bernier, Québec.