Z.I. Pompey Industrie c. ECU‑Line N.V., [2003] 1 R.C.S. 450, 2003 CSC 27
ECU‑Line N.V. Appelante
c.
Z.I. Pompey Industrie, Société lyonnaise de messageries
nationales, John S. James Co., Polyfibron Technologies Inc.,
Ellehammer Packaging Inc., et les autres personnes ayant un droit
sur la cargaison chargée à bord du M.V. « Canmar Fortune » Intimées
Répertorié : Z.I. Pompey Industrie c. ECU‑Line N.V.
Référence neutre : 2003 CSC 27.
No du greffe : 28472.
2002 : 2 octobre; 2003 : 1er mai.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et LeBel.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (2001), 268 N.R. 364, [2001] A.C.F. no 96 (QL), qui a rejeté un appel contre une décision de la Section de première instance (1999), 182 F.T.R. 112, [1999] A.C.F. no 2017 (QL), rejetant une requête en annulation de l’ordonnance par laquelle le protonotaire Hargrave avait refusé la suspension des procédures (1999), 179 F.T.R. 254, [1999] A.C.F. no 1584 (QL). Pourvoi accueilli.
H. Peter Swanson, pour l’appelante.
George J. Pollack et Jean‑Marie Fontaine, pour les intimées.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Bastarache — L’appelante soutient que le critère applicable à une requête en suspension des procédures visant à donner effet à la clause d’élection de for d’un connaissement est celui des « motifs sérieux » énoncé par le juge Brandon dans The « Eleftheria », [1969] 1 Lloyd’s Rep. 237 (Adm. Div.). Pour leur part, les intimées prétendent que la Cour d’appel fédérale a eu raison de recourir à l’analyse en trois étapes établie en matière d’injonctions interlocutoires dans American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd., [1975] 1 All E.R. 504 (H.L.). À mon sens, rien sur le plan du droit ou des principes ne justifie l’abandon du critère des « motifs sérieux » dans le contexte d’une requête en suspension des procédures visant à donner effet à la clause d’élection de for d’un connaissement. En l’espèce, le litige découle du connaissement ou s’y rapporte. De toute évidence, les parties au connaissement ont voulu que la clause d’élection de for de portée générale, non équivoque et inconditionnelle s’applique au litige qui est à l’origine du présent pourvoi.
I. Les faits
2 L’intimée Polyfibron Technologies Inc. a acheté à l’intimée Z.I. Pompey Industrie un appareil de développement photographique et quatre « sous‑ensembles » se trouvant en France pour les revendre à sa cliente, l’intimée Ellehammer Packaging Inc. Le matériel devait être livré directement à Ellehammer, à Seattle (Washington). Polyfibron a retenu les services de l’intimée John S. James Co., un transitaire, pour prendre les arrangements nécessaires à l’importation du matériel. À son tour, John S. James Co. a fait appel aux services de l’intimée Société lyonnaise de messageries nationales (« S.L.M.N. Shipping »), qui a pris des arrangements avec ECU‑Line France, une division de l’appelante ECU‑Line N.V., une société belge, pour le transport maritime du matériel.
3 L’intimée John S. James Co. savait que le matériel ne pouvait être transporté par train sans risque important qu’il subisse des dommages et il en a informé l’intimée S.L.M.N. Shipping.
4 Suivant un connaissement net à bord signé à Lyon, en France, le 23 janvier 1997, l’appelante devait transporter le matériel d’Anvers, en Belgique, à Seattle. Le connaissement désigne John S. James Co. à titre de « consignataire », Anvers comme le « port de chargement » et Seattle, comme le « port de déchargement ». Le connaissement renferme la clause d’élection de for suivante :
[traduction] Le contrat constaté par le présent connaissement est régi par le droit de la Belgique, et tout différend en découlant ou toute demande s’y rapportant ressortit aux tribunaux d’Anvers, à l’exclusion des tribunaux de tout autre ressort.
L’endos du connaissement comporte notamment la clause suivante :
[traduction]
12. MOYENS DE TRANSPORT ET ITINÉRAIRE
(1) Le transporteur peut à tout moment et sans en informer le marchand : utiliser tout mode de transport ou d’entreposage, quel qu’il soit; charger et transporter les marchandises à bord de tout navire mentionné ou non au recto du présent document; transférer les marchandises d’un mode de transport à un autre, y compris le transbordement maritime ou le transport par un autre navire que celui mentionné au recto du présent document, ou par tout autre moyen de transport; à n’importe quel endroit, déballer les marchandises et les retirer d’un conteneur et les expédier de quelque manière que ce soit; se déplacer à la vitesse et selon l’itinéraire de son choix (qu’il s’agisse ou non de l’itinéraire le plus rapproché ou le plus habituel ou de l’itinéraire annoncé) et se rendre à tout endroit ou y rester, une ou plusieurs fois et dans n’importe quel ordre; charger les marchandises à bord d’un moyen de transport ou les en décharger à n’importe quel endroit (qu’il s’agisse ou non du port désigné au recto à titre de port de chargement ou de port de déchargement); . . .
(2) Le transporteur peut invoquer les options énoncées au paragraphe (1) à toute fin, liée ou non au transport des marchandises. Tout acte accompli sur le fondement du paragraphe (1) ou tout retard en résultant est réputé conforme au contrat de transport et ne saurait constituer un déroutement de quelque nature ou à quelque degré que ce soit.
5 L’appelante a transporté les marchandises d’Anvers à Montréal, où elles ont été déchargées. Les marchandises ont ensuite été transportées par train jusqu’à Seattle. Les intimées ont saisi la Cour fédérale du Canada d’une action en dommages‑intérêts au montant de 60 761,74 $, alléguant que les marchandises avaient été endommagées pendant leur transport par train. L’appelante a nié l’endommagement des marchandises, mais a fait valoir à titre subsidiaire que tous les dommages qui leur auraient été causés, le cas échéant, sont imputables aux intimées, à des tiers ou à des événements indépendants de sa volonté. Elle a par ailleurs déposé une requête en vue d’obtenir la suspension des procédures au motif que le connaissement exigeait que tout différend soit réglé par les tribunaux d’Anvers, à l’exclusion des tribunaux de tout autre ressort.
II. Les dispositions législatives applicables
6 Les dispositions législatives suivantes sont au cœur du présent pourvoi.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F‑7
50. (1) La Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :
a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;
b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.
Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6
46. (1) Lorsqu’un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg, prévoit le renvoi de toute créance du contrat à une cour de justice ou à l’arbitrage en un lieu situé à l’étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l’une ou l’autre des conditions suivantes existe :
a) le port de chargement ou de déchargement — prévu au contrat ou effectif — est situé au Canada;
b) l’autre partie a au Canada sa résidence, un établissement, une succursale ou une agence;
c) le contrat a été conclu au Canada.
III. Historique procédural
A. Cour fédérale du Canada, Section de première instance, [1999] A.C.F. no 1584 (QL)
7 L’appelante a demandé à la Cour fédérale de suspendre les procédures en vertu de l’art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale en soutenant que ce sont les tribunaux d’Anvers qui ont compétence pour statuer sur tout litige découlant du connaissement. Le protonotaire a conclu que l’appelante avait demandé la suspension dans un délai raisonnable compte tenu de l’entrée en vigueur des nouvelles règles et qu’elle n’avait donc pas reconnu sa compétence. Le protonotaire a retenu et appliqué le critère des « motifs sérieux » énoncé dans The « Eleftheria » et tiré la conclusion suivante, aux par. 4 et 5 :
. . . je conçois fort bien que ECU‑Line préfère plaider dans un ressort judiciaire qu’elle connaît bien et que, si elle invoque la compétence des tribunaux d’Anvers, ce n’est pas uniquement pour en tirer un avantage procédural. Parmi les autres facteurs favorisant l’application de la clause de compétence, relevons que l’accès à la Belgique est plus aisé aussi bien pour les témoins belges que pour les témoins français, qu’il y a eu renonciation à la prescription qui aurait pu éventuellement être invoquée afin d’empêcher les demanderesses de porter l’affaire devant les tribunaux d’Anvers, qu’aucun dépôt de cautionnement n’a été effectué et que l’exécution du jugement éventuellement rendu par les tribunaux belges à l’encontre du transporteur, société de droit belge, ne devrait présenter aucune difficulté particulière.
Je reconnais que, du point de vue des demanderesses, il y a lieu de songer aux témoins canadiens et américains, y compris aux témoins représentant la société américaine de transport de la côte est, par l’intermédiaire de laquelle la demanderesse, Polyfibron Technologies Inc., avait organisé le transport. Il convient de préciser que, devant le Tribunal de commerce d’Anvers, appelé à se prononcer en cette affaire en vertu de la clause de compétence, les procédures se déroulent en flamand, les affaires étant tranchées sur pièces au vu de documents et de dépositions, procédure écrite qui exclut les auditions de témoins et les contre‑interrogatoires. Il se peut également que, dans la plupart des cas, la procédure prenne beaucoup plus de temps qu’une procédure en Cour fédérale, cela étant particulièrement vrai en cas d’appel. Il y a également un certain nombre de facteurs de moindre importance qui militent en faveur d’un procès à Vancouver.
Le protonotaire a conclu, au par. 5, que les facteurs invoqués par les intimées ont « un certain poids », mais « ne constituent pas, en l’espèce, ces motifs sérieux » qu’elles devaient invoquer, selon la décision The « Eleftheria », pour écarter la clause d’élection de for.
8 Le protonotaire a cependant ajouté que les intimées avaient présenté des éléments de preuve convaincants selon lesquels le contrat de transport avait pris fin à Montréal, de sorte qu’aucune clause d’élection de for ne s’appliquait au différend. Malgré la clause 12 du connaissement, le protonotaire, s’appuyant sur l’ouvrage Marine Cargo Claims (3e éd. 1988) du professeur W. Tetley, a fait droit à l’argument selon lequel l’inexécution grave et délibérée d’un contrat de transport ou une dérogation grave et délibérée à celui-ci peut remettre en question les clauses d’exclusion ou de limitation du contrat. Le protonotaire a répondu comme suit à l’argument de l’appelante voulant qu’il appartienne au juge chargé de l’instruction de trancher au fond les questions d’inexécution fondamentale ou de dérogation (au par. 8) :
La réponse à cet argument n’a rien de complexe. L’injonction provisoire obtenue dans le cadre d’une demande interlocutoire, laquelle exige que l’on s’interroge sur la solidité des arguments invoqués, sur le préjudice subi et sur la prépondérance des inconvénients, est comparable au rejet d’une requête en suspension en raison de la solidité des arguments invoqués par les demandeurs pour faire valoir que la clause de compétence ne s’applique pas en l’occurrence. L’injonction provisoire ne gêne en rien le juge du procès, pas plus que ne le ferait le rejet d’une requête en suspension au motif que la clause de compétence ne saurait vraisemblablement être invoquée. Tout préjudice que causerait à ECU‑Line le fait d’avoir à défendre une action intentée au Canada pourrait être compensé lors de l’adjudication des dépens.
Le protonotaire a dit qu’il était notoire que le transport ferroviaire est habituellement accompagné de vibrations, de soubresauts et de secousses, mais il a estimé que cela importait peu dans la présente affaire où seul le caractère intentionnel de la dérogation au connaissement était en cause. Il a conclu que la dérogation au connaissement par l’appelante était à la fois déraisonnable et délibéré. S’appuyant sur Captain c. Far Eastern SS. Co. (1978), 7 B.C.L.R. 279 (C.S.), le protonotaire est arrivé à la conclusion qu’aucun contrat ne s’appliquait au moment où l’appelante a déchargé les marchandises à Montréal et qu’il n’existait donc aucune clause d’élection de for susceptible d’être invoquée.
9 La requête en suspension des procédures visant à donner effet à la clause d’élection de for a par conséquent été rejetée.
B. Cour fédérale du Canada, Section de première instance, [1999] A.C.F. no 2017 (QL)
10 La cour a conclu que le protonotaire avait l’obligation de tenir compte de toutes les circonstances de l’affaire pour déterminer si les intimées avaient établi l’existence de « motifs sérieux » de ne pas suspendre les procédures, conformément au critère dégagé dans The « Eleftheria », ce qui ne l’empêchait pas de conclure que le connaissement était devenu caduc à Montréal et que la clause d’élection de for avait subi le même sort. La cour a ajouté que, de toute manière, l’appelante aurait l’occasion de faire valoir devant le juge chargé de l’instruction ses arguments relatifs à l’existence du connaissement et de sa clause d’élection de for.
11 La cour a rejeté avec dépens la requête visant l’annulation de l’ordonnance du protonotaire.
C. Cour d’appel fédérale, [2001] A.C.F. no 96 (QL)
12 La Cour d’appel a estimé que les normes de contrôle applicables respectivement aux décisions du protonotaire et à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge des requêtes pouvaient être formulées comme suit : le protonotaire a‑t‑il exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière manifestement erronée et le juge des requêtes a‑t‑il accordé suffisamment d’importance à toutes les considérations pertinentes?
13 La Cour d’appel a conclu, au par. 27, que l’arrêt The « Eleftheria » ne s’appliquait pas en l’espèce :
L’appelante plaide que, dans les cas où, comme en l’espèce, un contrat contient une clause attributive de compétence exigeant que tous les différends, peu importe où ils surviennent, soient tranchés par les tribunaux d’un ressort donné, tant la jurisprudence anglo‑américaine que la jurisprudence anglo‑canadienne établissent que le différend doit être tranché par les tribunaux du ressort dont les parties ont convenu. L’appelante soutient que, depuis l’affaire The Eleftheria, aucune cause de jurisprudence anglo‑canadienne ni anglo‑américaine n’a statué autrement. Je ne partage pas son avis. L’affaire Jian Sheng Co. [c. Great Tempo S.A., [1998] 3 C.F. 418 (C.A.)], est une cause dans laquelle la Cour a statué qu’un protonotaire a le droit de refuser une suspension dans un cas où l’appelante n’a pas présenté une preuve suffisante pour établir qu’un tribunal étranger a compétence.
14 La Cour d’appel a souligné que la décision The « Eleftheria » datait de 1969 et que, depuis, dans American Cyanamid, précité, la Chambre des lords avait assoupli les exigences en matière d’injonction interlocutoire et opté pour une analyse en trois étapes : premièrement, une étude préliminaire et provisoire du fond du litige doit établir qu'il y a une question sérieuse à juger; deuxièmement, il faut déterminer si la partie qui demande l’injonction interlocutoire subira un préjudice irréparable si l’injonction lui est refusée; troisièmement, il faut déterminer laquelle des parties subira le plus grand préjudice selon que l’injonction interlocutoire est accordée ou refusée.
15 La Cour d’appel a cité en les approuvant les motifs du juge Beetz rédigés au nom de la Cour, à l’unanimité, dans Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, p. 127 :
La suspension d’instance et l’injonction interlocutoire sont des redressements de même nature. À moins qu’un texte législatif ne prescrive un critère différent, elles ont suffisamment de traits en commun pour qu’elles soient assujetties aux mêmes règles et c’est avec raison que les tribunaux ont eu tendance à appliquer à la suspension interlocutoire d’instance les principes qu’ils suivent dans le cas d’injonctions interlocutoires . . .
Selon le raisonnement de la Cour d’appel, même si le protonotaire ne s’est reporté ni à American Cyanamid ni à Metropolitan Stores, c’est ce qu’il avait à l’esprit lorsqu’il a conclu ce qui suit, au par. 8 :
L’injonction provisoire obtenue dans le cadre d’une demande interlocutoire, laquelle exige que l’on s’interroge sur la solidité des arguments invoqués, sur le préjudice subi et sur la prépondérance des inconvénients, est comparable au rejet d’une requête en suspension en raison de la solidité des arguments invoqués par les demandeurs pour faire valoir que la clause de compétence ne s’applique pas en l’occurrence.
La Cour d’appel a conclu que, vu l’évolution de la jurisprudence britannique et canadienne, le critère qu’il convient d’appliquer en matière de suspension est l’analyse en trois étapes utilisée pour statuer sur les demandes d’injonctions interlocutoires.
16 La Cour d’appel a rejeté l’appel avec dépens.
IV. Les questions en litige
17 1. Quel critère s’applique à la demande de suspension des procédures visant à donner effet à la clause d’élection de for d’un connaissement?
2. Ce critère englobe‑t‑il la question de savoir s’il y a eu ou non inexécution fondamentale ou dérogation, ou cette décision appartient-elle à l’instance décisionnelle du ressort dont ont convenu les parties?
V. Analyse
18 Le juge des requêtes ne doit modifier l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire que dans les cas suivants : a) l’ordonnance est entachée d’une erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire sur le fondement d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits, ou b) le protonotaire a mal exercé son pouvoir discrétionnaire relativement à une question ayant une influence déterminante sur la décision finale quant au fond : Canada c. Aqua‑Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.), le juge MacGuigan, p. 462‑463. Une cour d’appel ne peut intervenir que si le juge des requêtes n’avait aucun motif de modifier la décision du protonotaire ou, advenant l’existence d’un tel motif, si la décision du juge des requêtes était mal fondée ou manifestement erronée : Jian Sheng Co. c. Great Tempo S.A., [1998] 3 C.F. 418 (C.A.), le juge Décary, p. 427‑428, autorisation de pourvoi refusée, [1998] 3 R.C.S. vi. Pour les motifs qui suivent, j’arrive à la conclusion que les décisions du protonotaire, du juge des requêtes et de la Cour d’appel sont entachées d’une erreur flagrante.
A. Suspension des procédures visant à donner effet à une clause d’élection de for
19 Le paragraphe 50(1) de la Loi sur la Cour fédérale investit la cour du pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal ou lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige. Depuis assez longtemps, lorsqu’une partie présente une requête en suspension des procédures visant à donner effet à la clause d’élection de for d’un connaissement, l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est assujetti au critère des « motifs sérieux ». Voici comment le juge Brandon a énoncé ce critère dans The « Eleftheria », p. 242 :
[traduction] (1) Lorsque les demandeurs intentent des poursuites en Angleterre, en rupture d'une entente prévoyant que les différends seront soumis à un tribunal étranger, et lorsque les défendeurs demandent une suspension des procédures, le tribunal anglais, à supposer que la réclamation relève autrement de sa compétence, n'est pas tenu d'accorder une suspension des procédures, mais a le pouvoir discrétionnaire de le faire. (2) Le pouvoir discrétionnaire d'accorder une suspension des procédures devrait être exercé à moins qu'on ne démontre qu'il existe des motifs sérieux pour ne pas le faire. (3) La charge de la preuve en ce qui concerne ces motifs sérieux incombe aux demandeurs. (4) En exerçant son pouvoir discrétionnaire, le tribunal devrait prendre en considération toutes les circonstances de l'affaire en cause. (5) Notamment, mais sans préjudice du point (4), les questions suivantes, s'il y a lieu, devraient être examinées : a) Dans quel pays peut‑on trouver, ou se procurer facilement la preuve relative aux questions de fait, et quelles conséquences peut‑on en tirer sur les avantages et les coûts comparés du procès devant les tribunaux anglais et les tribunaux étrangers? b) Le droit du tribunal étranger est‑il applicable et, si c'est le cas, diffère‑t‑il du droit anglais sur des points importants? c) Avec quel pays chaque partie a‑t‑elle des liens, et de quelle nature sont‑ils? d) Les défendeurs souhaitent‑ils vraiment porter le litige devant un tribunal étranger ou cherchent‑ils seulement à bénéficier d’un avantage procédural? e) Les demandeurs subiraient‑ils un préjudice s'ils devaient intenter une action devant un tribunal étranger (i) parce qu'ils seraient privés de garantie à l'égard de leur réclamation; (ii) parce qu'ils seraient incapables de faire exécuter le jugement obtenu; (iii) parce qu'ils seraient soumis à un délai de prescription non applicable en Angleterre; ou (iv) parce que, pour des raisons politiques, raciales, religieuses ou autres, ils ne seraient pas en mesure d'obtenir un jugement équitable?
20 Des clauses d’élection de for sont stipulées couramment dans le cadre d’opérations commerciales internationales et spécialement dans les connaissements. En somme, elles « sont appliquées depuis toujours dans l’industrie et par les tribunaux » : le juge Décary dans Jian Sheng, précité, par. 7. Les tribunaux doivent généralement leur faire bon accueil car elles confèrent aux opérations la certitude et la sûreté dérivées des principes fondamentaux du droit international privé que sont l’ordre et l’équité : le juge La Forest dans Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, p. 1096‑1097; Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907, 2001 CSC 90, par. 71‑72. Le critère des « motifs sérieux » demeure pertinent et applicable, et nul changement de nature sociale, morale ou économique ne justifie qu’on s’en écarte comme l’a fait la Cour d’appel fédérale. Dans le contexte du commerce international, l’ordre et l’équité sont attribuables, du moins en partie, à l’application du critère des « motifs sérieux ». Suivant ce critère, il incombe à juste titre au demandeur de convaincre la cour qu’un motif valable justifie qu’il ne soit pas lié par la clause d’élection de for. Il est essentiel que les tribunaux accordent l’importance voulue au fait qu’il est souhaitable de contraindre les parties contractantes à respecter leurs engagements. Rien ne justifie qu’une clause d’élection de for soit assimilée à une clause d’exonération de responsabilité déguisée. Quoi qu’il en soit, le critère des « motifs sérieux » offre aux tribunaux une marge de manœuvre suffisante pour leur permettre de tenir compte des motifs illégitimes le cas échéant et pour empêcher le défendeur d’invoquer une clause d’élection de for afin de bénéficier d’un avantage procédural qui serait injuste.
21 Les facteurs dont le tribunal tient compte pour statuer sur une demande de suspension fondée sur une clause d’élection de for ressemblent à ceux dont il tient compte pour faire droit ou non, dans une affaire « ordinaire », à une demande de suspension fondée sur le principe du forum non conveniens : E. Peel dans « Exclusive jurisdiction agreements : purity and pragmatism in the conflict of laws », [1998] L.M.C.L.Q. 182, p. 189‑190. Le critère applicable aux affaires « ordinaires » est bien établi au Canada : Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897. Dans ce dernier cas, il incombe normalement au défendeur de justifier la suspension des procédures, alors que, dans le premier cas, l’existence d’une clause d’élection de for suffit selon moi à justifier l’application d’un critère différent qui part du principe que les parties doivent être tenues de respecter leur entente et qui attribue au demandeur le fardeau d’établir pourquoi la suspension ne devrait pas être accordée. Je ne suis pas convaincu qu’il serait préférable d’adopter, relativement au forum non conveniens, une démarche unique qui considérerait l’existence d’une clause attributive de compétence simplement comme un facteur parmi d’autres. Comme le signale Peel, loc. cit., p. 190, je crains qu’une telle démarche n’ait pas pour effet
[traduction] d’accorder toute l’importance voulue à la clause attributive de compétence, étant donné qu’il faut tenir compte non seulement de la clause elle‑même, mais aussi de son effet sur les facteurs qui sont pertinents pour déterminer quel est le ressort logique. Des facteurs qui, autrement, seraient peut‑être déterminants, risquent de l’être moins si l’on tient compte du fait que les parties ont convenu à l’avance d’une audience dans un ressort donné et doivent être réputées l’avoir fait en sachant très bien quelles en seraient les conséquences éventuelles, par exemple, sur le déplacement des témoins et des éléments de preuve ou l’observation de la procédure étrangère, etc.
À mon avis, l’adoption d’une démarche distincte relativement aux demandes de suspension des procédures fondées sur l’existence d’une clause d’élection de for dans un connaissement garantit que ces considérations seront dûment prises en compte et qu’il sera donné effet à l’entente des parties, sauf circonstances exceptionnelles. Voir également M. P. Michell, « Forum Selection Clauses and Fundamental Breach : Z.I. Pompey Industrie v. ECU‑Line N.V., The Canmar Fortune » (2002), 36 Rev. can. dr. comm. 453, p. 471‑472.
B. L’inadéquation de l’analyse en trois étapes
22 Les intimées appuient la décision de la Cour d’appel de recourir à l’analyse en trois étapes non seulement en matière d’injonctions interlocutoires mais également pour statuer sur une requête en suspension des procédures fondée sur la clause d’élection de for d’un connaissement. Dans RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, p. 334, notre Cour a décrit cette analyse en ces termes :
Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu’il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond.
Pour justifier son adhésion à l’analyse en trois étapes, la Cour d’appel a cité (au par. 29) en l’approuvant l’extrait suivant de l’arrêt Metropolitan Stores de notre Cour (à la p. 127) :
La suspension d’instance et l’injonction interlocutoire sont des redressements de même nature. À moins qu’un texte législatif ne prescrive un critère différent, elles ont suffisamment de traits en commun pour qu’elles soient assujetties aux mêmes règles et c’est avec raison que les tribunaux ont eu tendance à appliquer à la suspension interlocutoire d’instance les principes qu’ils suivent dans le cas d’injonctions interlocutoires.
Bien que la suspension des procédures visant à donner effet à une clause d’élection de for et l’injonction interlocutoire puissent être des mesures de même nature, je suis en désaccord avec la conclusion de la Cour d’appel.
23 La décision de notre Cour dans Metropolitan Stores n’appuie pas cette conclusion de la Cour d’appel. Dans cette affaire, les deux principales questions en litige étaient de savoir si la Cour d’appel avait omis à tort de tenir compte de l’application d’une présomption de constitutionnalité lorsqu’une disposition législative est contestée sur le fondement de la Charte, et quels principes régissent l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un juge d’une cour supérieure d’ordonner la suspension jusqu’à ce qu’il soit statué sur la constitutionnalité de la disposition contestée. Une contestation constitutionnelle et la présente espèce ont peu de points en commun. En effet, dans Metropolitan Stores, il n’était question ni de l’application d’une clause d’élection de for ni de l’opportunité sous‑jacente d’obliger les parties contractantes à respecter leur entente. Il ne s’agissait pas d’une affaire de droit international privé et, pour cette raison, notre Cour n’a ni tranché ni examiné des questions comme la courtoisie, l’uniformité du droit et la recherche d’un tribunal favorable.
24 Récemment, en 1998, le juge Décary, s’exprimant au nom des juges unanimes de la Cour d’appel fédérale dans Jian Sheng, a confirmé au par. 10 de ses motifs qu’il y avait lieu d’appliquer le critère des « motifs sérieux » (ou « impérieux ») au Canada, et ce, dans une affaire où la question en litige était de savoir si la clause d’élection de for d’un connaissement était frappée de nullité relative pour cause d’incertitude :
Lorsque, dans les affaires d’amirauté portées devant la présente Cour, un défendeur demande une suspension aux termes de l’article 50 de la Loi sur la Cour fédérale [. . .], en s’appuyant sur une clause attributive de compétence énoncée dans un connaissement, il a le fardeau de persuader la Cour que les conditions d’application de la clause ont été respectées. Une fois que la Cour est convaincue que la clause s’applique, le fardeau de la preuve se déplace alors sur le demandeur qui doit établir qu’il existe des motifs impérieux [ou « sérieux »] permettant de conclure qu’il ne serait ni raisonnable ni juste dans les circonstances de forcer le demandeur à respecter les conditions du contrat [. . .] Ces « motifs impérieux » [ou « sérieux »] ont été résumés dans les motifs souvent cités du juge Brandon (tel était alors son titre) dans The « Eleftheria » . . .
Dans Jian Sheng, la clause d’élection de for du connaissement exigeait de la défenderesse qu’elle fasse la preuve de sa qualité de transporteur et de l’emplacement de son principal établissement. Contrairement à ce que dit la Cour d’appel en l’espèce, l’arrêt Jian Sheng ne remet aucunement en question l’application du critère des « motifs sérieux ». À vrai dire, l’analyse en trois étapes préconisée par la Cour d’appel en l’espèce déroge de façon importante et injustifiée non seulement à la jurisprudence de la Cour fédérale, mais également à celle des cours provinciales et des tribunaux d’autres ressorts. Voir par exemple : Le « Seapearl » c. Seven Seas Dry Cargo Shipping Corp., [1983] 2 C.F. 161 (C.A.), le juge Pratte, p. 176‑177, et le juge suppléant Lalande, p. 180; Anraj Fish Products Industries Ltd. c. Hyundai Merchant Marine Co., [2000] A.C.F. no 944 (C.A.), par. 5; Sarabia c. « Oceanic Mindoro » (The) (1996), 26 B.C.L.R. (3d) 143 (C.A.), par. 37‑38, autorisation de pourvoi refusée, [1997] 2 R.C.S. xiv; Maritime Telegraph and Telephone Co. c. Pre Print Inc. (1996), 131 D.L.R. (4th) 471 (C.A.N.‑É.), p. 483; Morrison c. Society of Lloyd’s (2000), 224 R.N.‑B. (2e) 1 (C.A.), par. 14, autorisations de pourvoi refusées, [2000] 2 R.C.S. viii et xi; Trendtex Trading Corp. c. Credit Suisse, [1982] A.C. 679 (H.L.); The Bremen c. Zapata Off‑Shore Co., 407 U.S. 1 (1972), p. 15; Advanced Cardiovascular Systems Inc. c. Universal Specialties Ltd., [1997] 1 N.Z.L.R. 186 (C.A.), p. 190.
25 Des considérations d’ordre public impérieuses justifient également le maintien du critère des « motifs sérieux ». Si, dans des circonstances semblables à celles de la présente affaire, l’on recourait à l’analyse en trois étapes, la plupart des clauses d’élection de for deviendraient inexécutables, ce qui créerait de l’incertitude sur le plan commercial en minimisant indûment l’importance des engagements contractuels. Plutôt que le demandeur soit tenu d’établir l’existence de « motifs sérieux » de ne pas donner effet à une clause d’élection de for, il appartiendrait à l’auteur de la demande de suspension d’établir les éléments de l’analyse en trois étapes. Suivant le critère des « motifs sérieux », la charge de la preuve incombe à juste titre au demandeur qui introduit une instance au mépris de la clause d’élection de for.
26 Appliquer l’analyse en trois étapes dans de telles circonstances pose également problème en ce que la cour doit d’abord évaluer les chances qu’a le demandeur d’avoir gain de cause sur le fond. Cette étape de l’analyse vise à permettre au juge des requêtes d’examiner les questions de droit dans le cadre d’une instance préliminaire sans préjudice de la décision finale qui sera rendue sur le fond. Dans le cas d’une requête en suspension des procédures fondée sur l’existence d’une clause d’élection de for dans un connaissement, une telle démarche serait impossible parce que, habituellement, aucune décision n’est rendue sur le fond : ou bien la suspension est accordée, et l’instance engagée au Canada prend fin, ou bien elle est refusée, et la partie défenderesse, privée de l’application de la clause attributive de compétence, doit contester le bien‑fondé de l’action au Canada. C’est pourquoi, en pareil cas, le sort de la demande de suspension ne saurait dépendre d’un critère lié aux chances que la demande principale soit accueillie sur le fond.
27 Dans le contexte d’une demande de suspension fondée sur l’existence d’une clause d’élection de for, il serait difficile d’établir le préjudice si l’on appliquait le critère préconisé par la Cour d’appel. Je ne peux concevoir de cas où l’obligation de contester une action devant une cour de justice au Canada infligerait un préjudice irréparable au défendeur. L’argument des intimées selon lequel les frais de justice disproportionnés par rapport au montant de la demande constitueraient un préjudice irréparable ne me convainc pas. Le critère des « motifs sérieux » fait écho au principe selon lequel il est souhaitable que les parties respectent leurs engagements contractuels et il respecte les principes fondamentaux du droit international privé que sont l’ordre et l’équité, de même que les principes fondamentaux de la certitude et de la sûreté des opérations commerciales internationales. Je ne vois aucune raison de déroger à la démarche traditionnelle adoptée en matière de suspension des procédures lorsque l’applicabilité d’une clause d’élection de for est en jeu. En fait, la Cour d’appel a fait abstraction de la clause d’élection de for incluse dans le contrat, ce qui, selon moi, est indéfendable.
28 Les intimées exhortent notre Cour à faire peu de cas de la clause d’élection de for du connaissement au motif que les connaissements sont, en règle générale, des contrats d’adhésion établis unilatéralement par l’appelante. Cette prétention est sans fondement, même s’il est vrai que les connaissements sont souvent des documents préétablis. Voir Carnival Cruise Lines, Inc. c. Shute, 499 U.S. 585 (1991), p. 593‑594.
29 Les connaissements sont en général conclus par des personnes averties qui sont rompues à la négociation d’opérations de transport maritime et qui doivent normalement être tenues de respecter leurs engagements. Voir Vimar Seguros y Reaseguros, S.A. c. M/V Sky Reefer, 515 U.S. 528 (1995). Les parties au présent pourvoi sont des sociétés qui ont une grande expérience du commerce maritime international. Les intimées étaient au fait des pratiques dans ce secteur d’activité et elles auraient raisonnablement pu s’attendre à ce que le connaissement renferme une clause d’élection de for. Une clause d’élection de for aurait très bien pu être négociée avec l’appelante, étant donné que l’intimée John S. James Co. a insisté pour que S.L.M.N Shipping recoure uniquement au transport maritime. Aucun élément n’établit en l’espèce que le connaissement résulte de l’exercice, par l’une des parties, d’un pouvoir de négociation abusif justifiant l’annulation de la clause d’élection de for.
C. Inexécution fondamentale et dérogation
30 Après avoir conclu que le critère des « motifs sérieux » régit l’octroi ou le refus de la suspension dans le contexte d’un connaissement renfermant une clause d’élection de for, j’examinerai maintenant, en tenant compte de toutes les circonstances de l’espèce, la question de savoir si la cour doit examiner les questions découlant de l’application du contrat. Les intimées soutiennent qu’il convient qu’elle les examine et s’appuient en partie sur l’extrait suivant de l’ouvrage du professeur Tetley intitulé Marine Cargo Claims, op. cit., p. 99 :
[traduction] Toutefois, en cas d’inexécution aussi grave résultant habituellement d’un acte frauduleux ou délibéré, les tribunaux se sont demandé si le transporteur peut s’en remettre aux conditions du contrat ou à la loi et, plus particulièrement, s’il peut invoquer une clause limitative du contrat et de la loi puisqu’il a apparemment tourné le dos au contrat et à la loi.
À mon avis, le protonotaire a commis une erreur de droit en décidant que la clause d’élection de for était nulle en raison du déroutement allégué découlant du déchargement des marchandises à Montréal.
31 En général, les questions d’inexécution fondamentale ou de dérogation à un contrat doivent être tranchées en fonction du droit et par le tribunal que les parties ont choisis dans le connaissement. Lorsqu’il est établi que le connaissement lie par ailleurs les parties (par exemple, que ses dispositions sur la compétence ne sont pas contraires à l’ordre public, qu’il ne résulte pas d’une fraude ou d’un déséquilibre flagrant du pouvoir de négociation des parties), le critère des « motifs sérieux » commande l’examen de questions comme les inconvénients pour les parties, l’équité entre les parties et l’intérêt de la justice, et non des questions de droit substantielles sous‑jacentes au litige. Voir Mackender c. Feldia A.G., [1966] 3 All E.R. 847 (C.A.), lord Denning, p. 849‑850, et lord Diplock, p. 852. En d’autres termes, le tribunal saisi d’une demande de suspension des procédures visant à donner effet à la clause d’élection de for d’un connaissement ne doit pas scruter la question de savoir s’il y a eu dérogation à un contrat par ailleurs valide ou inexécution fondamentale d’un tel contrat par une partie. Pareil examen rendrait illusoire l’application des clauses d’élection de for, car la plupart des différends impliquent des allégations qui, si elles sont prouvées, permettront à la partie lésée d’obtenir la résiliation ou l’annulation du contrat. En outre, l’instance décisionnelle appelée à se prononcer sur l’existence d’un contrat serait choisie sans égard à la clause d’élection de for, mais il demeurerait vraisemblablement nécessaire, dans le cas où le contrat serait jugé applicable dans son intégralité, d’appliquer cette clause pour décider dans quel ressort il sera statué sur les droits des parties en vertu du contrat.
32 Le raisonnement retenu par la Cour d’appel soustrairait bon nombre de litiges à l’application des clauses d’élection de for énoncées en termes généraux du seul fait de l’allégation de différents types d’actes fautifs. Selon moi, lorsque les parties conviennent, comme en l’espèce, que tout différend découlant du connaissement ou toute demande s’y rapportant [traduction] « ressortit aux tribunaux d’Anvers, à l’exclusion des tribunaux de tout autre ressort », l’instance dans le cadre de laquelle l’une des parties prétend qu’elle a droit à la résiliation ou à l’annulation du contrat parce que l’autre a dérogé au contrat demeure une instance relative à un différend découlant du connaissement ou à une demande s’y rapportant : Fairfield c. Low (1990), 71 O.R. (2d) 599 (H.C.), p. 605‑608; Ash c. Lloyd’s Corp. (1992), 9 O.R. (3d) 755 (C.A.), p. 758, autorisation de pourvoi refusée, [1992] 3 R.C.S. v; Morrison, précité, par. 13 et 19. Voir aussi l’affaire Drew Brown Ltd. c. The « Orient Trader », [1974] R.C.S. 1286, le juge Ritchie, p. 1288, et le juge Laskin, p. 1318, dans laquelle il a été statué qu’une prétendue dérogation n’écartait pas une clause par ailleurs valide désignant le droit applicable.
33 La conclusion selon laquelle les allégations de dérogation ou d’inexécution fondamentale sont des questions découlant du contrat qui ne doivent pas être prises en compte pour déterminer s’il y a lieu de donner effet à la clause d’élection de for trouve appui dans la méthode de l’interprétation préconisée par notre Cour à l’égard de l’inexécution fondamentale dans Guarantee Co. of North America c. Gordon Capital Corp., [1999] 3 R.C.S. 423, affaire dans laquelle l’inexécution fondamentale a été invoquée relativement à l’application de dispositions fixant un délai de prescription. Voici ce que la Cour a dit, au par. 52, en parlant de l’arrêt Hunter Engineering Co. c. Syncrude Canada Ltée, [1989] 1 R.C.S. 426 (une affaire d’inexécution fondamentale invoquée à l’encontre de l’application d’une clause d’exonération de responsabilité) :
[L]e juge en chef Dickson et le juge Wilson ont confirmé que la question de savoir si l’inexécution fondamentale empêche la partie qui en est l’auteur de continuer d’invoquer une clause d’exclusion est une question d’interprétation plutôt que de règle de droit. En cas d’inexécution fondamentale, la seule restriction à l’exécution du contrat tel que rédigé consisterait à refuser d’appliquer une exonération de responsabilité dans le cas où il serait inique de le faire, selon le juge en chef Dickson, ou injuste, déraisonnable ou par ailleurs contraire à l’ordre public, selon le juge Wilson.
À mon avis, la raison de principe qui appuie l’application de la méthode de l’interprétation à une clause d’exonération de responsabilité et au délai de prescription vaut également à l’égard des clauses d’élection de for stipulées dans un connaissement.
34 En l’espèce, il est inutile de décider s’il y a eu ou non inexécution fondamentale ou dérogation, car la clause d’élection de for vise clairement ce type de différend. Le libellé de cette clause est non équivoque et inconditionnel, et l’entente intervenue entre les parties n’est ni inique ni déraisonnable. La clause s’applique précisément à un litige comme celui qui oppose les parties en l’espèce, puisqu’elle régit la manière dont est établie la responsabilité de l’une ou l’autre des parties en cas de dérogation au contrat ou d’inexécution.
35 Des considérations de principe étayent cette conclusion. La Cour fédérale doit être saisie d’une demande de suspension aussitôt que possible après le début de l’instance; pour cette raison, chaque partie connaît très peu les forces et les faiblesses de la preuve de l’autre. La question de savoir si, par exemple, il y a eu déroutement déraisonnable soulève des questions de fait complexes qui exigent l’examen de toutes les circonstances à l’origine du déroutement allégué.
36 Vu mes conclusions, je ne crois pas nécessaire d’examiner la question du lien entre le déroutement et l’inexécution fondamentale. Il suffit de dire en l’espèce que l’une ou l’autre des allégations concerne un différend qui découle du connaissement ou qui s’y rapporte. Point n’est besoin de décider si le principe de la divisibilité s’applique.
D. L’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime
37 Entré en vigueur le 8 août 2001, le par. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prive la Cour fédérale, en présence de l’une ou l’autre des conditions énoncées aux al. 46(1)a), b) ou c), du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale de suspendre les procédures pour donner effet à une clause d’élection de for. Le fait que le port de chargement ou de déchargement effectif est situé au Canada fait partie des conditions énoncées. Dans la présente affaire, nul ne contesterait que la Cour fédérale a compétence pour connaître de la demande des intimées si ce n’était que l’art. 46 ne s’applique pas aux procédures engagées avant son entrée en vigueur : Incremona‑Salerno Marmi Affini Siciliani (I.S.M.A.S.) s.n.c. c. Castor (Le), [2002] A.C.F. no 1699 (QL), 2002 CAF 479, par. 13‑24. L’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime n’est donc pas pertinent en l’espèce.
38 En fait, il semblerait, à la lecture du par. 46(1), que le législateur a jugé opportun, dans des circonstances bien précises, de limiter la portée des clauses d’élection de for en facilitant l’instruction au Canada des demandes se rapportant au transport maritime de marchandises et ayant un lien minimal avec notre pays. Cette mesure législative ne justifie cependant pas le revirement jurisprudentiel fondamental de la Cour d’appel en l’espèce. Au contraire, le par. 46(1) témoigne de l’intention du législateur de n’élargir la compétence de la Cour fédérale que dans des cas bien particuliers que pourra facilement identifier le protonotaire saisi d’une demande de suspension fondée sur la clause d’élection de for d’un connaissement. Le paragraphe 46(1) n’oblige aucunement le protonotaire à examiner le bien‑fondé de l’instance, une démarche conforme aux objectifs généraux de certitude et d’efficacité sous‑jacents à ce domaine du droit.
E. Application du droit aux faits de la présente affaire
39 Comme aucune disposition législative semblable au par. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime ne s’applique, j’estime que le critère d’appréciation d’une demande de suspension des procédures fondée sur l’art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale et présentée en vue de donner effet à la clause d’élection de for incluse dans un connaissement demeure celui énoncé dans The « Eleftheria », que je reformule de la manière suivante. Une fois convaincue qu’un connaissement valablement conclu lie par ailleurs les parties, la cour doit faire droit à la demande de suspension, à moins que le demandeur ne fasse valoir des motifs assez sérieux pour lui permettre de conclure qu’il ne serait pas raisonnable ou juste, dans les circonstances, d’exiger que le demandeur se conforme à cette clause. Pour exercer son pouvoir discrétionnaire, la cour doit prendre en considération toutes les circonstances de l’espèce. Voir The « Eleftheria », p. 242; Amchem, p. 915‑922; Holt Cargo, par. 91. Le tribunal ne peut examiner les différends découlant d’un contrat ou s’y rapportant pour décider si des « motifs sérieux » justifiant le refus de la suspension ont été établis.
40 Dans la présente affaire, le connaissement et sa clause d’élection de for ont été conclus et lient par ailleurs les parties. Le protonotaire a d’abord appliqué correctement le critère des « motifs sérieux » en tenant compte des faits suivants : l’appelante préfère plaider dans un ressort judiciaire qu’elle connaît bien et elle n’invoque pas la clause attributive de compétence uniquement pour en tirer un avantage procédural; il existe des liens pertinents avec la Belgique; certains témoins sont belges et d’autres français; il y a eu renonciation à toute prescription qui aurait pu empêcher les intimées de porter l’affaire devant les tribunaux belges; aucun cautionnement n’a été fourni; l’exécution d’un jugement belge contre l’appelante ne devrait présenter aucune difficulté particulière. Le protonotaire a également retenu les arguments des intimées selon lesquels des témoins canadiens et américains seront appelés à déposer, le Tribunal de commerce d’Anvers instruit les affaires en flamand et tranche sur pièces au vu de documents et de déclarations, ce qui exclut l’audition et le contre‑interrogatoire de témoins, et la procédure pourrait être plus longue en Belgique qu’au Canada, surtout s’il y a appel. Le protonotaire a conclu que les facteurs défavorables à la suspension des procédures, même s’ils ont un certain poids, ne sont pas suffisants pour constituer les « motifs sérieux » qu’il incombait aux intimées d’établir. Je ne vois aucune raison d’annuler la conclusion du protonotaire à cet égard. Toutefois, il a commis une erreur par la suite en se penchant sur un différend découlant du connaissement et en appliquant en fait l’analyse en trois étapes propre aux injonctions interlocutoires aux demandes de suspension des procédures fondées sur l’existence d’une clause d’élection de for dans un connaissement.
VI. Dispositif
41 Le protonotaire, dans la mesure où il a appliqué l’« analyse en trois étapes », a commis une erreur de droit, tout comme la Cour d’appel lorsqu’elle a conclu que le critère applicable à une demande de suspension des procédures fondée sur la clause d’élection de for d’un connaissement correspond à l’analyse en trois étapes qui vaut en matière d’injonctions interlocutoires. Il n’y a pas lieu, pour appliquer le critère des « motifs sérieux », de se demander si le contrat est susceptible d’annulation. Il est préférable de laisser au tribunal du ressort convenu le soin de trancher cette question.
42 Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer les jugements des tribunaux d’instance inférieure et d’accorder la suspension des procédures à l’appelante, avec dépens dans toutes les cours.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Bernard & Partners, Vancouver.
Procureurs des intimées : Davies, Ward, Phillips et Vineberg, Montréal.