Oldfield c. Cie d’Assurance‑Vie Transamerica du Canada, [2002] 1 R.C.S. 742, 2002 CSC 22
Compagnie d’Assurance‑Vie Transamerica du Canada Appelante
c.
Maria Oldfield Intimée
Répertorié : Oldfield c. Cie d’Assurance‑Vie Transamerica du Canada
Référence neutre : 2002 CSC 22.
No du greffe : 28163.
2001 : 8 novembre; 2002 : 8 mars.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2000), 49 O.R. (3d) 737, 135 O.A.C. 177, 21 C.C.L.I. (3d) 72, [2000] I.L.R. ¶ I‑3877, [2000] O.J. no 2793 (QL), qui a confirmé un jugement de la Cour de l’Ontario (Division générale) (1998), 43 O.R. (3d) 114, 10 C.C.L.I. (3d) 123, [1999] I.L.R. ¶ I‑3631, [1998] O.J. no 5343 (QL). Pourvoi rejeté.
Paul J. Bates, Kirk F. Stevens et Simon Clements, pour l’appelante.
Alfred M. Kwinter et Ron Weinberger, pour l’intimée.
Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel rendu par
1 Le juge major — Paul Oldfield transportait dans son estomac 30 condoms remplis de cocaïne, dont l’un a éclaté et causé son décès. Son ex‑femme, Maria Oldfield, réclame le produit de la police d’assurance-vie qu’il détenait et dans laquelle elle est désignée comme bénéficiaire.
2 La compagnie d’assurances refuse de payer, alléguant qu’il serait contraire à l’ordre public de le faire parce que cela reviendrait à permettre à un criminel de profiter de son crime.
3 Je conclus qu’il n’est pas contraire à l’ordre public de permettre à un bénéficiaire innocent d’obtenir le produit d’une police d’assurance-vie, dans le cas où la personne assurée décède accidentellement au cours de la perpétration d’un acte criminel.
I. Les faits
4 Paul et Maria Oldfield se sont séparés en janvier 1995. Ils ont alors convenu que Paul Oldfield maintiendrait une assurance-vie suffisante tenant lieu de paiements alimentaires au profit de son ex-femme et de ses enfants et que Maria Oldfield serait désignée comme bénéficiaire jusqu’à ce que leurs deux enfants atteignent l’âge de 18 ans.
5 Le présent pourvoi ne touche qu’une police d’assurance. Aux termes de cette police, la Compagnie d’Assurance‑Vie Transamerica du Canada avait assuré la vie de Paul Oldfield pour 250 000 $. Maria Oldfield y était désignée comme bénéficiaire. La police comporte la clause suivante : « Sauf s’il y a fraude, la présente police est incontestable après avoir été en vigueur du vivant de l’assuré pendant deux ans à compter de la date d’établissement, de la date de remise en vigueur ou de la date de modification, soit à compter de la date qui survient la dernière, excepté en cas de non‑paiement des primes. » La police ne précise pas si le produit de l’assurance est payable lorsque le décès de l’assuré résulte de son acte criminel.
6 Le 27 avril 1996, Paul Oldfield décède en Bolivie. Son décès est dû à une crise cardiaque provoquée par la rupture de l’un des 30 condoms de cocaïne trouvés dans son estomac. Les parties au pourvoi conviennent qu’il est contraire au droit de la Bolivie et à celui du Canada d’ingérer de la cocaïne comme Paul Oldfield l’a fait (par. 3(1) et (2) de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N-1).
7 Maria Oldfield réclame le produit de la police d’assurance. Transamerica refuse de payer, invoquant l’irrecevabilité de la réclamation selon le principe d’ordre public que nul ne peut s’assurer contre son acte criminel, quel que soit le bénéficiaire ultime de la police, que cette personne soit innocente ou non.
8 Les parties présentent un exposé de cause au tribunal. Elles demandent notamment s’il existe [traduction] « une règle d’ordre public empêchant un bénéficiaire innocent de recouvrer le capital assuré dans le cas où le décès du propriétaire/assuré a été causé par ses actes criminels ».
9 Le tribunal de première instance et la cour d’appel concluent à l’absence de règle d’ordre public et de règle d’interprétation des contrats rendant irrecevable la réclamation de Maria Oldfield : voir Oldfield c. Transamerica Life Insurance Co. of Canada (1998), 43 O.R. (3d) 114 (C. Ont. (Div. gén.)), le juge Ferguson, conf. par (2000), 49 O.R. (3d) 737 (C.A.), le juge Borins (avec l’appui du juge Feldman).
II. Analyse
10 Le présent pourvoi soulève deux questions :
1. Existe-t-il une règle d’ordre public qui rend inexécutoire un contrat d’assurance-vie lorsque l’assuré décède accidentellement par suite d’un acte criminel qu’il a commis, quel que soit le bénéficiaire?
2. Dans l’affirmative, la règle est-elle inapplicable parce qu’il s’agit d’un contrat d’assurance conclu de bonne foi et à titre onéreux?
(1) Considérations générales
11 Selon la règle de l’ordre public en cause, un criminel ne devrait pas pouvoir profiter de son crime. À moins d’être modifiée par le législateur, elle s’applique indépendamment des règles en matière contractuelle. Par exemple, les tribunaux ne permettront pas à un mari qui tue sa femme d’obtenir le produit de son assurance-vie, quel que soit le libellé du contrat d’assurance‑vie. Comme le juge Ferguson l’a affirmé en première instance, la règle de l’ordre public [traduction] « s’applique quel que soit le libellé de la police — elle se trouve imposée en raison de l’opinion que les tribunaux ont des valeurs sociales » (p. 119).
12 Cependant, les assureurs se réfugient généralement dans les principes de l’ordre public parce qu’ils n’ont pas prévu expressément l’éventualité qui donne lieu au litige. Dans ce pourvoi, la police d’assurance n’a pas prévu le cas où l’assuré décéderait en commettant un acte criminel. Si la police avait explicitement exclu ce risque, il ne serait pas nécessaire d’invoquer l’ordre public.
13 La règle de l’ordre public qui empêche un criminel de profiter de son crime existe depuis de nombreuses années. Dans Cleaver c. Mutual Reserve Fund Life Association, [1892] 1 Q.B. 147 (C.A.), le lord juge Fry a affirmé : [traduction] « aucun système juridique ne peut à juste titre englober dans les droits qu’elle vise à faire respecter ceux qui échoient directement à une personne en raison du crime qu’elle a commis » (p. 156). Dans l’arrêt Beresford c. Royal Insurance Co., [1938] 2 All E.R. 602 (H.L.), lord Atkin a fait siens ces propos : [traduction] « nul ne doit pouvoir s’adresser à un tribunal pour réclamer un avantage découlant de son crime, que ce soit en vertu d’un contrat ou d’un don » (p. 607).
14 Les tribunaux canadiens ont reconnu cette règle de l’ordre public. Dans Demeter c. Dominion Life Assurance Co. (1982), 35 O.R. (2d) 560 (C.A.), le juge en chef adjoint MacKinnon écrit : [traduction] « selon une règle fondamentale et incontestable, les tribunaux n’accepteront pas qu’un criminel puisse tirer un avantage de son crime » (p. 562). Dans Brissette, succession c. Westbury Life Insurance Co., [1992] 3 R.C.S. 87, le juge Sopinka déclare : « nul ne devrait pouvoir souscrire une assurance contre son propre acte criminel, quel que soit le bénéficiaire ultime du produit » (p. 94).
15 La règle s’applique aux successeurs du criminel. Dans Cleaver, le lord juge Fry conclut : [traduction] « la règle de l’ordre public devrait s’appliquer de façon à empêcher l’auteur d’un crime et tous ses successeurs de toucher le bénéfice » (p. 159 (je souligne)). Techniquement, il n’existe pas de distinction entre l’auteur d’un crime et ses successeurs parce qu’on assimile la réclamation de ces derniers à celle de l’auteur du crime. Dans Beresford c. Royal Insurance Co., [1937] 2 All E.R. 243 (C.A.), p. 249, le maître des rôles lord Wright explique :
[traduction] . . . le demandeur, à titre de représentant personnel, est mis à la place de l’assuré [. . .] [L]a réclamation en l’espèce équivaut techniquement à une réclamation présentée par un meurtrier, ou son représentant ou ses ayants droit, à l’égard d’une police prise par le meurtrier sur la vie de l’homme assassiné. Dans ce dernier cas, à notre avis, il est clair que ni le meurtrier, ni son successeur ou ses ayants droit ne pourraient toucher le produit de l’assurance.
16 Cependant, le bénéficiaire innocent n’est pas un criminel et ne présente pas de réclamation à titre de successeur. La règle de l’ordre public ne s’applique donc pas. L’article 195 de la Loi sur les assurances de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. I.8, dispose que « [l]e bénéficiaire, à son profit, [. . .] peu[t] faire exécuter le paiement des sommes assurées qui [lui] sont payables selon les modalités du contrat . . . ». Dans Kerslake c. Gray, [1957] R.C.S. 516, la Cour a statué que l’indemnité d’assurance versée à un bénéficiaire ordinaire ne faisait pas partie de la succession de l’assuré. Selon le juge Borins, de la Cour d’appel, Maria Oldfield [traduction] « n’a pas revendiqué son droit au produit de l’assurance à titre de successeur de l’assuré, mais à titre de bénéficiaire ordinaire, de sorte que sa réclamation n’est pas viciée par quelque illégalité commise par son mari » (p. 748).
17 C’est notamment dans Hardy c. Motor Insurers’ Bureau, [1964] 2 Q.B. 745 (C.A.), qu’est élaborée la distinction entre une réclamation à titre de bénéficiaire et celle à titre de successeur; lord Diplock y affirme (à la p. 768) :
[traduction] [Le contrat d’assurance] peut donner naissance à des droits exécutoires sur le plan juridique si, sauf application de la règle [de l’ordre public], les droits de l’assuré peuvent être acquis à une tierce partie autre que celle qui, en droit, est considérée comme le successeur de l’assuré . . .
18 Dans l’arrêt Cleaver, le lord juge Fry conclut (à la p. 159) :
[traduction] À mon avis, la règle de l’ordre public devrait s’appliquer de façon à empêcher le criminel et tous ses successeurs de toucher le produit de l’assurance, mais non de façon à écarter des droits autres ou indépendants.
19 L’arrêt Stats c. Mutual of Omaha Insurance Co. (1976), 14 O.R. (2d) 233 (C.A.), confirmé pour d’autres motifs [1978] 2 R.C.S. 1153, établit une distinction entre les successeurs du criminel et ses bénéficiaires innocents. Dans cette affaire, une assurée avait désigné sa sœur comme bénéficiaire d’une police d’assurance contre les accidents. L’assurée, dans un état d’ivresse avancé, s’était tuée lorsque sa voiture avait percuté contre un bâtiment. Sa sœur avait cherché à obtenir le produit de la police d’assurance. La compagnie d’assurances avait refusé de payer, faisant valoir que nul, pas même un bénéficiaire innocent, ne devrait pouvoir profiter d’un crime.
20 La Cour d’appel de l’Ontario n’a pas retenu cet argument et a ordonné à la compagnie d’assurances de verser à la bénéficiaire innocente les sommes dues, tirant la conclusion suivante (à la p. 243) :
[traduction] Puisque l’assurée personnellement ou par l’intermédiaire de ses successeurs n’a pas profité de son crime et ne pouvait le faire, il s’ensuit que l’on ne contreviendrait pas à la règle générale de l’ordre public en versant à la bénéficiaire appelante la somme assurée à laquelle elle a droit en vertu de la police.
21 Le juge Borins, de la Cour d’appel, conclut que l’arrêt Stats s’applique à la demande de règlement de Maria Oldfield (à la p. 749) :
[traduction] À mon avis, l’arrêt Stats vise les circonstances de la présente affaire; la Cour y avait conclu que, lorsque l’assurée a commis un crime et n’avait pas l’intention de causer sa mort en commettant ce crime, la bénéficiaire désignée dans une police d’assurance en cas de décès accidentel, et n’étant pas la succession de l’assurée, pouvait toucher le produit de l’assurance parce que la règle de l’ordre public ne s’applique pas.
22 Je souscris à l’analyse du juge Borins.
(2) Brissette, succession c. Westbury Life Insurance Co.
23 Dans Brissette, précité, le juge Sopinka déclare qu’il est conforme à la règle de l’ordre public que « nul ne devrait pouvoir souscrire une assurance contre son propre acte criminel, quel que soit le bénéficiaire ultime du produit » (p. 94). Appliquée littéralement, cette règle empêcherait le versement du produit de l’assurance à tout bénéficiaire innocent désigné dans une police d’assurance lorsque le risque assuré se réalise à l’occasion de la perpétration d’un acte criminel par l’assuré. En l’espèce, elle empêcherait de faire droit à la réclamation de Maria Oldfield.
24 Le juge Feldman, de la Cour d’appel, a noté que le juge Sopinka n’avait pas conclu que les contrats d’assurance prévoient implicitement que les actes criminels commis par l’assuré écartent automatiquement la garantie même si l’acte n’est pas commis dans l’intention de causer la perte assurée. Le juge Sopinka n’a pas non plus conclu qu’il existe une règle d’ordre public interdisant le versement du produit de l’assurance à tous les bénéficiaires, qu’ils soient innocents ou non, dans tous les cas où l’assuré commet un acte criminel. Dans l’affaire Brissette, le contrat d’assurance nommait le mari survivant bénéficiaire. Celui-ci, lorsqu’il avait tué sa femme, avait commis un acte délibéré avec l’intention de causer la perte assurée. Il ne faisait aucun doute qu’il ne pouvait recueillir le produit de l’assurance; la Cour devait décider si le contrat pouvait être interprété de manière à ce que le produit fasse partie du patrimoine de sa femme, ou, subsidiairement, si le recours à la fiducie par interprétation permettait d’arriver au même résultat. Dans les deux cas, la Cour a répondu par la négative. Contrairement à l’affaire Brissette, l’assuré dans le présent pourvoi n’avait pas l’intention de causer la perte. Et Maria Oldfield, expressément désignée comme bénéficiaire dans le contrat, n’a pas non plus à recourir au principe de la fiducie pour recevoir le produit de l’assurance.
25 Dans l’ensemble, la décision du juge Sopinka dans Brissette démontre qu’il n’a pas eu l’intention d’écarter le principe selon lequel la question de l’ordre public ne devrait pas être prise en compte dans le cas d’un bénéficiaire innocent qui ne réclame pas par la voie de la succession du criminel. Dans cet arrêt, le juge Sopinka a affirmé : «Il n’y a rien d’injuste à refuser de verser le produit d’une assurance à un bénéficiaire non désigné au contrat d’assurance si, en le [versant], on permettait à l’assuré de souscrire une police d’assurance contre son propre acte criminel » (p. 95 (je souligne)). Le juge Sopinka a renforcé cette affirmation lors de son examen de l’affaire Cleaver, précitée, dans laquelle l’assuré avait souscrit une assurance sur sa propre vie et nommé sa femme bénéficiaire. Celle‑ci avait par la suite assassiné le mari, soit l’assuré. D’après la loi, le produit de l’assurance était payable à la succession de l’assuré et devait être détenu en fiducie pour le compte de la bénéficiaire. L’ordre public interdisait tout paiement à l’épouse bénéficiaire criminelle, mais selon le juge Sopinka, « [l]’ordre public ne pouvait annuler un droit que la succession avait en vertu de la loi » (p. 95). Appliquant alors cet arrêt à l’affaire Brissette, le juge Sopinka a conclu que « on ne peut obtenir le même résultat [. . .] dans cette affaire en l’absence d’une disposition, dans la loi ou dans le contrat, prévoyant le versement à la succession de l’épouse » (p. 96 (je souligne)). Vu que ces énoncés apparaissent après la déclaration du juge Sopinka selon laquelle « nul ne devrait pouvoir souscrire une assurance contre son propre acte criminel, quel que soit le bénéficiaire ultime du produit » (p. 94), il est clair que cette affirmation ne se voulait pas l’amorce de changements sans réserve à la règle traditionnelle de l’ordre public.
26 L’imposition d’une règle universelle prévoyant que « nul ne devrait pouvoir souscrire une assurance contre son propre acte criminel, quel que soit le bénéficiaire ultime du produit » aurait de graves répercussions pour les créanciers de bonne foi qui obtiennent un intérêt dans une police d’assurance-vie en contrepartie de leurs services. Dans de nombreux cas, ces créanciers, que ce soit pour une hypothèque ou pour d’autres titres de créances, insistent pour obtenir une cession de la police d’assurance ou pour être désignés comme bénéficiaires, le montant y stipulé devant être suffisant pour acquitter la créance et protéger leur intérêt advenant le cas où le débiteur est insolvable au moment de son décès.
27 S’il fallait donner à l’énoncé du juge Sopinka l’interprétation large que demande Transamerica, les créanciers de bonne foi ne pourraient toucher le produit de l’assurance dans le cas où l’assuré décède en commettant un acte criminel. Une telle interprétation irait à l’encontre d’un principe bien établi selon lequel il n’est pas [traduction] « illégal de prévoir dans une clause que la police d’assurance, advenant le cas où elle fait ultérieurement l’objet d’une cession de bonne foi ou devient grevé d’un privilège acquis de bonne foi moyennant juste contrepartie, peut être exécutée au profit d’autres personnes, quelle que soit la cause du décès . . . » (Moore c. Woolsey (1854), 4 El. & Bl. 241, 119 E.R. 93 (K.B.), p. 98); voir aussi Beresford (H.L.), précité, p. 607-608, lord Atkin, et p. 611, lord Macmillan; Stats, précité, p. 240; Hardy, précité, p. 760, lord Denning, maître des rôles, et p. 768, lord juge Diplock ([traduction] « une personne ayant obtenu une cession à titre onéreux avant la survenance de l’événement ne serait pas empêchée d’obtenir l’exécution du contrat même si l’événement a été causé par l’acte anti-social de l’assuré initial »). Cette exception n’a pas été mentionnée ni examinée dans les motifs du juge Sopinka.
28 Dans Brissette, le juge Sopinka n’a pas eu l’intention d’éliminer les exceptions bien reconnues à la règle de l’ordre public. Cet arrêt n’interdit pas une réclamation par un bénéficiaire innocent dans le cas où l’assuré n’avait pas l’intention de causer la perte assurée.
(3) Home Insurance Co. of New York c. Lindal, [1934] R.C.S. 33
29 Dans l’affaire Lindal, la passagère d’une automobile avait été blessée lorsque le conducteur en état d’ébriété avait perdu la maîtrise de son véhicule. La passagère avait obtenu jugement contre le conducteur, qui n’avait pas les avoirs suffisants pour satisfaire au jugement. La passagère avait donc intenté une action en indemnité contre l’assureur, en vertu de l’art. 180 de l’Insurance Act de l’Alberta, S.A. 1926, ch. 31. En outre, le conducteur avait engagé des poursuites contre l’assureur, exigeant qu’il l’indemnise au titre de sa responsabilité envers la passagère. La Cour a conclu que la compagnie d’assurances n’avait aucune obligation parce qu’il aurait été contre l’ordre public d’indemniser l’assuré.
30 Transamerica allègue que l’arrêt Lindal consacre le principe général selon lequel, lorsqu’un assuré contrevient à quelque loi que ce soit, le contrat d’assurance est inexécutoire quelle que soit l’identité du bénéficiaire ou du demandeur. La compagnie soutient que ce principe s’applique à la demande de règlement de Maria Oldfield de sorte que la demande qu’elle présente à titre de bénéficiaire va à l’encontre de l’ordre public.
31 Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a fait dans Stats, je juge qu’il faut faire une distinction avec l’arrêt Lindal. En bref, celui-ci n’aborde pas du tout la question des tiers bénéficiaires innocents. Si, dans l’affaire Lindal, la compagnie d’assurances avait accordé l’indemnité demandée, elle aurait accordé un avantage au criminel, soit l’annulation du jugement que la passagère avait obtenu contre lui. Si celle-ci avait présenté la demande de règlement contre l’assureur en vertu de l’art. 180, elle aurait été obligée de se mettre à la place de l’assuré pour obtenir satisfaction. Comme je l’ai déjà dit, l’ordre public interdit les demandes de règlement par les ayants droit de l’auteur du dommage. Par contre, lorsque le bénéficiaire nommé dans la police est innocent, aucun avantage n’est dévolu [traduction] « à l’assurée ou à ses successeurs par suite de l’acte criminel » (Stats, précité, p. 244).
(4) L’article 118 de la Loi sur les assurances de l’Ontario
32 Transamerica s’est fondée sur l’art. 118 de la Loi sur les assurances de l’Ontario:
118 Sauf clause contraire du contrat, le seul fait de contrevenir à une loi, notamment en matière pénale, en vigueur en Ontario ou ailleurs, ne rend pas, par le fait même, inexécutoire la demande d’indemnité présentée aux termes d’un contrat d’assurance, sauf si la contravention est commise par l’assuré ou par une autre personne avec le consentement de celui-ci, dans l’intention de provoquer une perte ou des dommages. Toutefois, dans le cas d’un contrat d’assurance-vie, le présent article ne s’applique qu’à l’assurance-invalidité souscrite dans le cadre du contrat.
33 Pour qu’une demande d’indemnité soit inexécutoire, l’art. 118 de la Loi sur les assurances exige, sauf clause contraire du contrat, que l’assuré contrevienne à une loi et ait aussi l’intention de provoquer une perte ou des dommages. L’exception ne n’applique pas à l’assurance-vie, sauf à l’assurance-invalidité souscrite dans le cadre du contrat.
34 Transamerica soutient que l’art. 118 modifie la règle de l’ordre public lorsqu’elle s’applique à l’assurance-indemnisation, mais non lorsqu’elle s’applique aux contrats d’assurance-vie. Pour expliquer la règle de l’ordre public telle qu’elle existait avant l’adoption de l’art. 118 de la Loi sur les assurances, Transamerica s’est fondée sur l’arrêt Lindal, précité, de la Cour. L’article 118 a été adopté pour la première fois en 1948 et certains pensaient qu’il constituait la réponse du législateur à l’arrêt Lindal. En ce qui concerne les contrats d’assurance-vie, Transamerica a fait valoir que les principes de l’ordre public formulés dans Lindal continuent de s’appliquer avec la même rigueur.
35 Comme je l’ai déjà démontré, la première réponse à cette affirmation est que l’arrêt Lindal se distingue de l’espèce et n’est d’aucun secours à Transamerica. De plus, l’art. 118 porte simplement sur l’effet que l’ordre public doit avoir sur les contrats d’assurance-indemnisation. Bien que l’art. 118 dispose que « le seul fait de contrevenir à une loi, notamment en matière pénale, en vigueur en Ontario ou ailleurs, ne rend pas, par le fait même, inexécutoire la demande d’indemnité présentée aux termes d’un contrat d’assurance . . . », il n’appuie pas la thèse plus générale selon laquelle le fait de contrevenir à une loi, notamment en matière pénale, rendrait les contrats d’assurance-vie inexécutoires. Tout simplement, l’art. 118 prévoit que l’ordre public n’a pas d’incidence sur l’assurance-indemnisation. Il ne s’intéresse pas à l’incidence de l’ordre public sur l’assurance-vie.
36 Si « le seul fait de contrevenir à une loi, notamment en matière pénale, en vigueur en Ontario ou ailleurs » rendait inexécutoires les contrats d’assurance-vie, comme le prétend Transamerica, la portée de la règle de l’ordre public s’en trouverait sensiblement élargie. L’article 118 ne vise pas que les actes criminels. Il inclut le fait de contrevenir à toute loi en vigueur en Ontario ou ailleurs. Par conséquent, si la traversée illégale de la rue par le piéton assuré était la cause immédiate de son décès, la règle de l’ordre public, selon l’interprétation que Transamerica donne à l’art. 118, empêcherait le versement du produit de l’assurance à la famille de l’assuré. C’est pour ce motif que l’application de la règle de l’ordre public est limitée aux actes qui sont [traduction] « suffisamment anti-sociaux pour justifier le refus du tribunal d’appliquer ce droit » (Hardy, précité, p. 767).
(5) L’article 195 de la Loi sur les assurances de l’Ontario
37 L’article 195 de la Loi sur les assurances de l’Ontario est ainsi libellé :
195 Le bénéficiaire, à son profit, et le fiduciaire nommé conformément à l’article 193, en sa qualité de fiduciaire, peuvent faire exécuter le paiement des sommes assurées qui leur sont payables selon les modalités du contrat ou de la déclaration. L’assureur peut toutefois opposer les moyens de défense qu’il aurait pu opposer à l’assuré ou à son représentant personnel.
38 Aux termes de l’art. 195, le bénéficiaire peut, à son profit, faire exécuter le contrat d’assurance. L’ajout de cette disposition vise à permettre à un bénéficiaire d’échapper aux conséquences de la règle du lien contractuel, laquelle, selon la thèse de Transamerica, ne permettrait autrement qu’à l’assuré de faire exécuter le contrat d’assurance (Vandepitte c. Preferred Accident Ins. Co., [1933] 1 D.L.R. 289 (C.P.)).
39 En vertu de l’art. 195, lorsque le bénéficiaire cherche à faire exécuter le contrat d’assurance, « [l’]assureur peut [. . .] opposer les moyens de défense qu’il aurait pu opposer à l’assuré ou à son représentant personnel ».
40 Dans le présent pourvoi, Transamerica a fait valoir que l’art. 195 permet à l’assureur de refuser au bénéficiaire une garantie pour les mêmes motifs qu’il la refuserait à l’assuré. Puisqu’il existe une règle d’ordre public qui empêche un criminel de profiter de son crime, laquelle aurait empêché Paul Oldfield de toucher le produit de l’assurance, Transamerica a cherché à opposer ce moyen de défense à Maria Oldfield, la bénéficiaire.
41 Le principe qui sous-tend l’art. 195 est que [traduction] « [l]a tierce partie ne peut être dans une meilleure position que l’assuré » (MacGillivray on Insurance Law (9e éd. 1997), p. 784). Comme le lord juge Harman l’a affirmé, la tierce partie ne peut [traduction] « prendre ce qu’il y a de meilleur et laisser le reste » (Post Office c. Norwich Union Fire Insurance Society Ltd., [1967] 2 Q.B. 363 (C.A.), p. 376).
42 Une disposition semblable à l’art. 195 existe en Angleterre. Comme l’indique la Cour d’appel de ce pays, la Third Parties (Rights against Insurers) Act, 1930 (R.-U.), 20-21 Geo. 5, ch. 25, prévoit que [traduction] « la tierce partie prend simplement la place de l’assuré » (Charlton c. Fisher, [2001] E.W.J. No. 271 (QL) (C.A.), par. 92). Dans McCormick c. National Motor and Accident Insurance Union, Ltd. (1934), 40 Com. Cas. 76, la Cour d’appel a statué que la tierce partie ayant intenté une poursuite en vertu de la Loi de 1930 serait visée par les moyens de défense que l’assureur pouvait opposer à l’assuré, comme une déclaration inexacte. Le lord juge Scrutton, à la p. 82, affirmait :
[traduction] Qu’est-ce qui est transféré? Ce sont les droits visés par le contrat. Les droits visés par le contrat et les moyens de défense y afférents ne peuvent être pris séparément.
43 Dans Charlton, le lord juge Rix a examiné la question de savoir si la compagnie d’assurances pouvait opposer seulement les moyens de défense [traduction] « découlant des termes mêmes du contrat ou des principes généraux du droit des contrats, que ce soit en matière de refus d’exécution, d’annulation et ainsi de suite » (par. 93), ou si elle pouvait également opposer les moyens de défense d’ordre public indépendants du contrat. Il a conclu que ces derniers moyens pouvaient être soulevés contre un cessionnaire dans une action purement oblique (au par. 94) :
[traduction] . . . un cessionnaire dans une action purement oblique prend la place de la personne coupable et doit faire face non seulement aux moyens de défense ordinaires en matière contractuelle, mais aussi aux moyens de défense ex turpi causa qui sont opposables personnellement à la partie coupable, et ce malgré la bonne foi du cessionnaire.
44 De même, le lord juge Laws conclut (au par. 27) :
[traduction] . . . je conviens [. . .] que l’appel devrait être accueilli sur le fondement que tout recours par la demanderesse auprès des deuxièmes défendeurs assureurs [. . .] exigerait d’elle (strictement en vertu de la Third Parties (Rights against Insurers) Act, 1930) qu’elle se mette à la place du premier défendeur assuré; cependant, cela ne lui est d’aucun secours puisque l’ordre public empêche le premier défendeur d’être indemnisé en vertu de la police d’assurance relativement à une responsabilité découlant de son propre acte criminel intentionnel. Ce premier défendeur ne possède donc aucun droit susceptible de profiter à la demanderesse.
45 Il faut faire une distinction avec l’arrêt Charlton. Dans cet arrêt, la Cour d’appel a statué que l’assuré avait intentionnellement causé la perte lorsqu’il avait lancé sa voiture contre celle de demandeur. Elle conclut qu’[traduction] « un assuré ne peut être indemnisé aux termes de sa police d’assurance-automobile, même si ce risque se trouvait par ailleurs garanti, lorsque sa réclamation porte sur une responsabilité qu’il a engagée parce qu’il a commis de façon délibérée et volontaire un acte criminel dans l’intention de causer des dommages ou un préjudice » (par. 81). De plus, l’incident n’étant pas survenu sur une route, la Cour d’appel avait devant elle une [traduction] « simple action oblique » (par. 94) au sens de la Third Parties (Rights against Insurers) Act, 1930. Les lords juges Rix et Laws ont tous deux précisé qu’une partie possédant un droit d’action indépendant et direct n’a pas à se mettre à la place de la partie criminelle assurée. Dans ces circonstances, la loi de 1930 ne peut donc être appliquée de manière à rendre la défense invoquant l’ordre public opposable à la tierce partie innocente.
46 Dans la plupart des cas, on considérait le fait de s’enlever intentionnellement la vie comme un obstacle au versement de l’indemnité. En Ontario, cette question est maintenant tranchée dans le par. 188(1) de la Loi sur les assurances. Il n’est pas nécessaire d’en dire davantage sur ce point théorique, étant donné que les deux instances inférieures ont conclu que la mort de l’assuré était accidentelle.
47 Je suis d’accord avec le juge Blair quant à sa façon d’expliquer, dans Stats, la distinction entre les moyens de défense que l’assureur peut opposer à un bénéficiaire et ceux qu’il ne peut opposer (à la p. 245) :
[traduction] . . . la dernière phrase [de l’art. 195] ne doit pas être interprétée de façon à englober des aspects qui vont clairement au-delà de ce qui est son objet tout à fait évident. Cette phrase vise à maintenir les moyens de défense qui ne pourraient être opposés si la bénéficiaire n’était pas liée par les conditions de la police; on ne peut l’interpréter comme élargissant la portée des moyens de défense qui n’ont aucun rapport avec les conditions de la police et qui ne seraient pas opposables à la bénéficiaire même si elle était liée par les conditions de la police. Les tribunaux appliquent la règle de l’ordre public indépendamment des conditions du contrat d’assurance, et il ne faut pas confondre les deux. En conséquence, lorsque la règle de l’ordre public n’écarte pas par ailleurs la bénéficiaire, comme en l’espèce, la dernière phrase de la disposition [art. 195] ne permettrait pas de lui opposer cette règle. [En italique dans l’original.]
(6) La justification de la règle de l’ordre public
48 On a avancé deux raisons en faveur de la règle de l’ordre public. La première est que l’exécution de certains contrats illégaux [traduction] « éliminerait l’une des restrictions morales à la perpétration d’actes criminels, c’est-à-dire l’intérêt que nous témoignons envers le bien-être et la prospérité de notre entourage » (Amicable Society c. Bolland, [1824‑34] All E.R. Rep. 570 (1830) (H.L.) (« l’affaire Fauntleroy »), p. 572).
49 Dans le présent pourvoi, Transmerica s’est fondée sur la première justification pour faire valoir que ce serait inciter au crime que de permettre à un bénéficiaire innocent de toucher le produit d’une assurance, obtenu par suite de la perpétration d’un crime. Selon cet argument, s’il savait que les bénéficiaires innocents seraient protégés, le criminel jouirait d’une certaine tranquillité d’esprit qui l’inciterait à commettre des actes criminels ou le rendrait plus susceptible d’en commettre. Par contre, plaide Transamerica, s’il sait que, s’il décède en commettant un acte criminel, le produit de l’assurance ne sera pas versé à un bénéficiaire innocent, cela pourrait avoir pour effet de décourager le crime.
50 Au fil des ans, les tribunaux ont critiqué l’idée qu’une application moins que rigoureuse de la règle de l’ordre public inciterait au crime. Dans Hardy, précité, p. 770, le lord juge Diplock écrit :
[traduction] Il me semble légèrement irréaliste de donner à penser qu’une personne que le risque d’emprisonnement à perpétuité ne dissuade pas d’utiliser un véhicule dans l’intention d’infliger des lésions corporelles graves le serait par la crainte que ses assureurs n’acquitteraient pas son obligation civile envers la victime. Je ne crois pas que nous ajouterions sensiblement aux statistiques de la criminalité en rejetant le présent pourvoi.
51 Les tribunaux américains ont également formulé des critiques à l’encontre de la justification :
[traduction] C’est une possibilité incertaine, hypothétique et théorique que d’avancer qu’une confirmation du jugement encouragera le mal ou incitera un nombre considérable d’assurés à causer des déprédations dans la collectivité parce qu’ils seraient réconfortés de savoir que leurs bénéficiaires toucheront le produit de l’assurance advenant le cas où ils décèdent en commettant un crime. Le public et l’assureur possèdent « une garantie contre l’accroissement du risque assuré, soit l’amour de la vie que la nature a implanté dans toutes ses créatures »
(Bird c. John Hancock Mutual Life Insurance Co., 320 S.W.2d 955 (Mo. Ct. App. 1959), p. 958)
52 La seconde raison en faveur de la règle de l’ordre public reconnaît simplement qu’un tribunal ne permettra pas une injustice. Dans Cleaver, le lord juge Fry explique : [traduction] « aucun système juridique ne peut à juste titre englober dans les droits qu’elle vise à faire respecter ceux qui échoient directement à une personne en raison du crime qu’elle a commis » (p. 156). De même, dans l’arrêt In the Estate of Crippen, [1911‑13] All E.R. Rep. 207 (1911), le président Evans a affirmé que [traduction] « l’esprit se révolte à l’idée même que notre système juridique puisse comporter une tout autre doctrine » (p. 209).
53 Il est compatible avec les principes de justice que le bénéficiaire innocent ne perd pas son admissibilité au produit de l’assurance du simple fait que l’assuré décède accidentellement en commettant un acte criminel. De nombreux arrêts ont rappelé ce principe de longue date (voir, par ex., Cleaver, p. 159‑160). Refuser l’indemnisation pénaliserait la victime pour le comportement anti-social de l’assuré (C. Brown, Insurance Law in Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 1, p. 8-28 à 8-29).
(7) Les exceptions à la règle de l’ordre public n’encourageront pas le crime
54 Permettre à un bénéficiaire innocent de toucher le produit d’une assurance lorsque l’assuré décède accidentellement en commettant un acte criminel ne créera pas une nouvelle industrie florissante où les compagnies d’assurances rivaliseront pour assurer des activités criminelles. Un contrat d’assurance couvrant une activité illégale serait illégal et ne pourrait être exécuté. Il existe une distinction entre un contrat qui est illégal depuis le début et un autre qui est légal au départ, mais dans le cadre duquel la perte est causée par une conduite illégale (K. Sutton, Insurance Law in Australia (3e éd. 1999), p. 1016) :
[traduction] Il existe deux catégories principales de situations : la première vise les cas où la police d’assurance indemnise l’assuré contre le type de perte qu’il a subie et qui, dans les circonstances particulières de l’affaire, résulte d’une conduite illégale de sa part; la deuxième a trait aux situations où le contrat d’assurance est en soi illégal du fait qu’il contrevient à des règles de common law ou à des dispositions législatives. Dans la première catégorie, le contrat n’est pas en soi illégal, mais la réclamation à laquelle il donne lieu pourrait l’être, alors que dans le second type de situation, c’est le contrat d’assurance même qui est mis en cause.
55 L’auteur explique davantage cette distinction en donnant un exemple d’une conduite, qui est semblable à celle dont il est question dans le présent pourvoi (Sutton, op. cit., p. 1043) :
[traduction] En common law, le contrat peut être clairement illégal, comme dans le cas d’une assurance transport visant une expédition illégale de drogues ou d’une assurance garantissant contre une perte de profits si l’exploitation d’un casino illégal est interrompue par l’intervention de la police; dans un tel cas, les parties n’ont aucune cause d’action en vertu du contrat. Ni l’assureur ni l’assuré ne peuvent faire valoir qu’ils n’étaient pas au courant de l’illégalité de l’opération. Cependant, si le contrat est légal à première vue, mais est exécuté d’une façon illégale, les intentions des parties jouent un rôle prépondérant, et la partie qui n’a pas participé à l’opération illégale et dont les intentions sont tout à fait innocentes pourrait exiger l’exécution du contrat. Même la partie coupable peut s’appuyer sur le contrat dans le cas où l’acte illégal est jugé accessoire à l’objet principal du contrat.
56 Dans un autre ouvrage, on affirme qu’[traduction] « [u]n contrat d’assurance est illégal s’il constitue un contrat pour commettre un acte illégal ou indemniser la personne qui commet cet acte, comme dans le cas de l’assureur qui s’engagerait à indemniser l’assuré contre les conséquences d’actes criminels qu’il savait que l’assuré avait l’intention de commettre . . . » (MacGillivray on Insurance Law, op. cit., p. 320).
57 Le traité Chitty on Contracts (28e éd. 1999), vol. 1, p. 839, oppose :
[traduction] L’illégalité peut entacher un contrat de diverses façons; cependant, on établit traditionnellement une distinction entre (1) l’illégalité quant à la formation et (2) l’illégalité quant à l’exécution. De façon générale, le premier type d’illégalité vise le cas où le contrat est illégal au moment de sa formation, alors que dans le deuxième type le contrat est à première vue légal, mais il est exécuté d’une façon illégale. Dans ce dernier cas, les deux parties ou seulement l’une d’elles peuvent avoir voulu l’exécution illégale. Si un contrat est illégal quant à sa formation ou s’il est entendu qu’il doit être exécuté illégalement, les tribunaux n’y donneront pas effet et ne permettront aucun autre redressement en résultant.
58 Aux États-Unis, certains tribunaux ont conclu qu’il existe une différence énorme entre un contrat d’assurance qui couvre expressément les actes criminels et un autre qui ne le fait pas. Par exemple, dans Weeks c. New York Life Ins. Co., 122 S.E. 586 (1924), la Cour suprême de la Caroline du Sud a conclu que la thèse : [traduction] « puisqu’un contrat couvrant expressément le décès par application de la peine de mort conformément à la loi irait à l’encontre de l’ordre public, une police ordinaire d’assurance-vie qui n’exclut pas le décès ainsi causé devrait être déclarée inexécutoire pour motif d’ordre public, ne saurait être soutenue . . . » (p. 588). Lorsqu’un assuré [traduction] « souscrit une police ordinaire d’assurance-vie, qui devient échue au décès, quelle qu’en soit la cause, il n’existe aucun fondement, que ce soit du point de vue rationnel ou factuel, qui permettrait de supposer que l’assuré a eu l’intention au moment de la conclusion du contrat d’avancer l’échéance de la police » en commettant un crime (p. 588).
59 Si l’assuré et l’assureur conviennent de garantir le risque de décès pendant que l’assuré transporte de la cocaïne dans son estomac, nul ne peut exiger l’exécution du contrat, que le bénéficiaire soit innocent ou non. Par contre, si l’entente est à première vue légale, mais est exécutée d’une façon illégale, les exceptions à la règle de l’ordre public s’appliquent. Après tout, l’ordre public [traduction] « n’a pas pour effet de rendre la police nulle; il ne fait qu’empêcher le criminel de s’en prévaloir » (J. Lowry et P. Rawlings, Insurance Law : Doctrines and Principles (1999), p. 168).
(8) Est-il nécessaire de procéder à une réforme de la règle de l’ordre public?
60 Pour les besoins du présent pourvoi, il suffit de conclure que le bénéficiaire innocent désigné dans une police d’assurance ne devrait pas être déclaré inadmissible au produit de l’assurance lorsque l’assuré décède accidentellement en commettant un acte criminel. L’ordre public ne fait pas obstacle à la réclamation de Maria Oldfield.
61 Il faudrait néanmoins prendre en considération la distinction entre un bénéficiaire innocent et les ayants droits de la succession du criminel. L’ordre public a toujours refusé au criminel et à ses successeurs le droit d’obtenir le produit d’une assurance. Ces derniers sont exclus, mais les bénéficiaires innocents ne le sont pas. Je conviens avec le juge Ferguson que cette distinction semble arbitraire. Comme il l’a affirmé : [traduction] « il est difficile d’expliquer pourquoi un criminel peut faire profiter les membres de sa famille en les désignant comme bénéficiaires dans une police d’assurance, mais ne peut le faire en les désignant dans son testament » (p. 128). Le caractère arbitraire de la distinction donne à penser qu’il faut assouplir la règle de l’ordre public et non en restreindre l’application.
62 La règle de l’ordre public a graduellement été modifiée. L’arrêt Hardy, précité, y a apporté quelques changements. Le lord juge Diplock y avait proposé un critère relatif à l’ordre public qui permettrait de pondérer les intérêts d’ordre public en jeu (aux p. 767-768) :
[traduction] Le refus du tribunal de reconnaître un droit, même à l’encontre de la personne qui a commis l’acte anti-social, dépendra non seulement de la nature de cet acte, mais aussi de celle du droit revendiqué. Le tribunal doit pondérer la gravité de l’acte anti-social et examiner dans quelle mesure il se trouverait à favoriser un tel comportement en reconnaissant le droit revendiqué, et ce par rapport au préjudice social résultant de la non-reconnaissance du droit en question.
63 Dans Saunders c. Edwards, [1987] 1 W.L.R. 1116 (C.A.), le lord juge Bingham avait présenté un critère de pondération semblable (à la p. 1134) :
[traduction] . . . on ne saurait accepter que le tribunal doive, au premier signe d’illégalité entachant un aspect d’une opération, montrer de la morgue et refuser toute aide au demandeur, sans égard à la gravité de la perte ou au caractère disproportionné de la perte par rapport à l’illégalité de la conduite de ce demandeur.
64 En Angleterre, la Forfeiture Act 1982 (R.-U.), 1982, ch. 34, a modifié la règle de l’ordre public. Elle prévoit que le tribunal peut modifier la règle de l’ordre public [traduction] « compte tenu de la conduite du contrevenant et de celle du défunt [. . .] ainsi que des autres circonstances qui lui semblent importantes » et des « circonstances de l’espèce » (par. 2(2)).
65 Même si la règle avait été modifiée par une loi, le lord juge Phillips a affirmé que : [traduction] « les juges l’auraient modifiée eux-mêmes si le législateur ne l’avait pas fait (Dunbar c. Plant, [1997] 4 All E.R. 289 (C.A.), p. 310). Il a ajouté que [traduction] « la seule façon logique de la modifier aurait été de refuser de l’appliquer lorsque les faits entourant le crime présentaient un trop faible degré de culpabilité ou de si nombreuses circonstances atténuantes que la sanction par la déchéance, loin de respecter l’intérêt public, serait allée à l’encontre de celui‑ci » (p. 310).
66 D’autres tribunaux ont refusé de modifier la règle de l’ordre public, soutenant qu’il appartient au législateur de le faire (Troja c. Troja (1994), 33 N.S.W.L.R. 269 (C.A.)).
67 Il pourrait être approprié de modifier la règle de l’ordre public de manière à permettre à un successeur innocent du criminel de toucher le produit de l’assurance. En fait, dans Hardy, le lord juge Diplock était d’avis que la règle de l’ordre public pouvait être modifiée pour que le criminel puisse toucher le produit de l’assurance, sous réserve [traduction] « de la nature de l’acte anti-social » et aussi « de celle du droit revendiqué » (p. 768). En vertu de la Forfeiture Act 1982 de l’Angleterre, le tribunal peut modifier l’effet de la règle relative à la déchéance même dans le cas où une personne qui a tué quelqu’un sans excuse légitime cherche à toucher une indemnité résultant de cet homicide. Je laisse le soin de trancher la question soit au législateur, soit au tribunal qui aura à statuer sur une affaire dans laquelle cette question se posera.
III. Conclusion
68 En conclusion, la règle de l’ordre public n’a pas pour effet d’empêcher un bénéficiaire innocent désigné dans une police d’assurance de présenter une réclamation du simple fait que l’assuré décède en commettant un crime. L’ordre public ou les règles d’interprétation des contrats ne font pas obstacle à la réclamation de Maria Oldfield. Je n’ai donc pas à examiner si les règles de l’ordre public sont inapplicables parce que le contrat d’assurance a été conclu de bonne foi et à titre onéreux.
69 Le pourvoi est rejeté avec dépens.
Version française des motifs rendus par
70 Le juge L’Heureux‑Dubé — La question dans ce pourvoi est de déterminer si un assureur est tenu de verser au bénéficiaire, victime innocente, d’une police d’assurance délivrée à un assuré, décédé accidentellement en commettant un acte criminel, lorsque le contrat d’assurance ne contient aucune clause d’exonération à l’égard d’un acte criminel. Toute la question repose sur la règle de la déchéance, sa raison d’être et les considérations de politique générale qu’elle soulève.
71 J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mon collègue le juge Major et je suis d’accord avec le résultat auquel il en arrive. Mes réserves se rapportent à son analyse et à son application de la règle de la déchéance.
72 Le président Kirby, maintenant juge à la Haute Cour d’Australie, dissident dans l’affaire Troja c. Troja (1994), 33 N.S.W.L.R. 269 (C.A.), mais non sur ce point, résume bien l’objet de la règle de la déchéance, à la p. 286 :
[traduction] La règle de la déchéance est, en fait, l’application à ce qui serait autrement l’effet de la loi des principes d’equity, qui interdisent à quiconque de profiter de sa propre conduite moralement coupable. Ainsi, pour empêcher le malfaiteur de retirer un gain de son méfait, une cour d’equity peut imposer une fiducie par interprétation. La cour imposera la fiducie pour arriver à un résultat juste et pour empêcher l’enrichissement sans cause du malfaiteur. [Je souligne.]
73 En l’absence de la règle de la déchéance ou d’une clause d’exonération dans le contrat d’assurance, l’assureur devra exécuter celui‑ci et simplement payer au bénéficiaire désigné le montant stipulé dans la police pour laquelle l’assuré a payé les primes. Comme le dit R. B. Wuehler dans « Rethinking Insurance’s Public Policy Exclusion : California’s Befuddled Attempt to Apply an Undefined Rule and a Call for Reform » (2001), 49 U.C.L.A. L. Rev. 651, p. 652-653 :
[traduction] Bref, l’assurance est simplement un contrat garantissant une indemnisation en cas de perte. Le risque lié à la perte est déplacé d’une partie à une autre partie plus en mesure de le gérer parce qu’elle peut le répartir entre des personnes se trouvant dans une situation analogue. À quelques exceptions près, les parties contractantes sont libres de contracter pour transférer le risque de leur choix.
74 La règle de la déchéance est fondée sur la règle de l’ordre public selon laquelle « si l’auteur d’un méfait ne peut profiter de sa conduite répréhensible, on ne devrait pas non plus permettre à une compagnie d’assurances d’échapper à ses obligations contractuelles en invoquant une règle d’ordre public » (le juge Cory, dissident, mais non sur ce point, dans Brissette, succession c. Westbury Life Insurance Co., [1992] 3 R.C.S. 87, p. 107, renvoyant à Cleaver c. Mutual Reserve Fund Life Association, [1892] 1 Q.B. 147 (C.A.). Voir également Standard Life Assurance Co. c. Trudeau (1900), 31 R.C.S. 376).
75 C’est pourquoi la règle de la déchéance devrait être appliquée de façon stricte et étroite. Tout assouplissement de la règle devrait être laissé au législateur, à qui il revient de définir l’ordre public, comme ce fut le cas en Angleterre. Bien que la perpétration d’un acte criminel puisse empêcher son auteur de profiter de son crime, elle ne peut affecter les droits des tiers, victimes innocentes, ce qui est précisément le cas dans le présent pourvoi.
76 Il est nécessaire de soupeser les principes d’intérêt public opposés pour s’assurer qu’aucune injustice ne résulte de l’application aveugle d’une règle d’ordre public. Comme l’indique madame le juge Wilson dans Kosmopoulos c. Constitution Insurance Co., [1987] 1 R.C.S. 2, p. 12, si l’application d’une règle mène à une justice impitoyable, il est approprié d’examiner la règle elle‑même plutôt que de la confirmer et de tenter d’atténuer ses effets néfastes cas par cas.
77 Je conviens avec le juge Borins que ce qui est en cause ici ((2000), 49 O.R. (3d) 737), c’est la pondération de deux principes d’ordre public. Toutefois, l’important n’est pas tant de savoir quel principe d’intérêt public l’emporte, mais de veiller à ce que les objectifs de principes d’intérêt public opposés soient conciliés afin d’assurer un résultat juste. Comme le juge Borins l’affirme à la p. 750 :
[traduction] Dans Gray c. Barr, [1971] 2 Q.B. 554, p. 582, [1971] 2 All E.R. 949 (C.A.), qui portait sur l’application de la règle d’ordre public dans le contexte d’une police d’indemnisation, le lord juge Salmon a noté : « L’ordre public n’est pas statique ». Dans Dunbar, p. 304, le lord juge Philips a jugé important de souligner que la règle d’ordre public n’est pas absolue et il en a ensuite fait la démonstration en retraçant l’historique de la règle. Je ne vois aucune raison de conclure qu’il faut interpréter la règle différemment au Canada. Je n’ai rien relevé dans les motifs du juge Sopinka dans l’arrêt Brissette qui donne à penser que la situation est différente au Canada. L’arrêt Brissette ne repose pas sur l’application d’une règle d’ordre public, mais sur l’interprétation du contrat d’assurance.
Puis, aux p. 749-750, il applique ce raisonnement aux faits de l’espèce de la façon suivante :
[traduction] Pénaliser Mme Oldfield ne nous permettra pas d’atteindre le but d’ordre public, qui est d’appliquer des lois se rapportant à la possession illégale de drogues et de stupéfiants. Monsieur Oldfield ne sera pas dissuadé de commettre d’autres infractions en matière de drogue, vu qu’il est mort. Comme je l’ai mentionné, Mme Oldfield n’a pas tué son bienfaiteur et elle n’est pas impliquée dans son décès, et son mari ne s’est pas non plus suicidé pour procurer le produit de l’assurance à sa veuve.
78 Wuehler, loc. cit., p. 654, s’exprime ainsi :
[traduction] Le principe selon lequel le malfaiteur ne devrait pas recevoir d’indemnisation de l’assureur, mais devrait plutôt être puni, a bien sûr une certaine validité. Par contre, chaque fois que la protection de l’assurance est refusée par suite de l’application de ce principe, une victime innocente n’est pas indemnisée de sa peine et une obligation contractuelle par ailleurs exécutoire est éteinte sans contrepartie. Lorsque ces deux intérêts s’opposent, la question déterminante qui surgit est la suivante : quel degré de gravité le méfait doit‑il avoir pour constituer une violation de l’ordre public telle qu’elle rend inopérant un contrat d’assurance parce qu’elle l’emporte sur les considérations d’ordre public opposées qui favorisent le paiement de l’indemnité?
79 En ce sens, il n’y a aucune raison de faire une distinction entre les bénéficiaires nommés et les bénéficiaires de la succession du malfaiteur.
80 Une politique qui permettrait à une personne de profiter de son méfait ne devrait pas entraîner l’assouplissement de la règle de la déchéance. Il est, en effet, conceptuellement contradictoire d’assouplir la règle pour permettre à des malfaiteurs de profiter de leurs actes répréhensibles, étant donné que la règle vise précisément à empêcher ces personnes de tirer profit de leurs méfaits. En ce qui a trait à l’application de la règle de la déchéance, la meilleure approche est, à mon avis, de soupeser les principes d’intérêt public opposés pour éviter les injustices dans un cas où, comme en l’espèce, la bénéficiaire est une victime innocente.
81 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Lerner & Associates, Toronto.
Procureurs de l’intimée : Singer, Kwinter, Toronto.