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12/11/2015 | CEDH | N°001-158910

CEDH | CEDH, AFFAIRE MEREZHNIKOV c. RUSSIE, 2015, 001-158910


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE MEREZHNIKOV c. RUSSIE

(Requête no 30456/06)

ARRÊT

STRASBOURG

12 novembre 2015

DÉFINITIF

12/02/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Merezhnikov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-

Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Dmitry Dedov, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conse...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE MEREZHNIKOV c. RUSSIE

(Requête no 30456/06)

ARRÊT

STRASBOURG

12 novembre 2015

DÉFINITIF

12/02/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Merezhnikov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Dmitry Dedov, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30456/06) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Sergey Mikhaylovich Merezhnikov (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 juin 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me Z.S. Zhulanov, avocat à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3. Le requérant dénonce des mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention, alléguant avoir été victime d’un usage excessif de la force de la part de la police.

4. Le 27 août 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le 17 avril 2003, le requérant fut arrêté sur suspicion de trouble de l’ordre public commis avec une arme. Il fut placé dans un centre de détention temporaire des services de police de la ville de Tchaïkovski, dans la région de Tchéliabinsk (« l’IVS »).

6. Le 27 avril 2003 vers midi, l’enquêtrice en charge de l’affaire pénale à l’encontre du requérant se rendit à l’IVS pour lui notifier les charges retenues contre lui et l’interroger en tant qu’inculpé. Un avocat commis d’office était présent dans la salle. Le requérant refusa de signer l’acte de notification en l’absence d’un avocat de son choix. Il fut alors reconduit dans sa cellule. Une dizaine de minutes après, l’enquêtrice demanda que le requérant fût à nouveau amené dans la salle d’interrogatoire. Le requérant refusa d’obtempérer aux ordres des policiers et de quitter sa cellule. Les policiers firent alors sortir les autres détenus de la cellule, et redemandèrent au requérant de passer à la salle d’interrogatoire. Devant ses refus répétés, le policier B. entra dans la cellule, saisit le bras gauche du requérant et le lui replia dans le dos puis sortit avec lui dans le couloir qui menait vers la salle d’interrogatoire. Selon ses dires, le requérant sentit à un certain moment un coup dans son bras gauche, suivi d’une forte douleur, et finit par tomber par terre. Il fut tout de suite emmené aux urgences, où on lui diagnostiqua une fracture de l’humérus.

7. Le même jour le requérant porta plainte. Le passage pertinent de sa plainte se lisait comme suit :

« [...] Après de longs pourparlers, j’ai accepté de sortir de la cellule accompagné des policiers K. et B. ; ce dernier me replia le bras gauche dans le dos ; ayant mal, je me suis penché vers l’avant et ensuite, j’ai ressenti un coup dans la région de [illisible] ; après le coup, j’ai ressenti une douleur dans le bras. Une ambulance a été appelée [...] ».

8. Dans un rapport établi le 30 avril 2003, un expert médicolégal, ayant examiné le requérant la veille et se basant, entre autres, sur la radiographie du bras, confirma que la fracture de l’humérus chez le requérant aurait pu se produire à la suite d’une fixation du bras gauche et de sa torsion autour de l’axe longitudinal. Il indiqua que la lésion avait entraîné une incapacité temporaire de travail de plus de trois semaines.

9. Le 7 mai 2003, le parquet de la ville de Tchaïkovski refusa d’ouvrir une enquête pénale sur la plainte du requérant. Dans ses motifs, l’enquêteur releva :

– que le policier B. avait en substance déposé comme suit :

– Il [B.] avait bien saisi le requérant par le bras gauche pour le faire sortir de la cellule dans le couloir. Cependant, en passant devant une grille qui séparait le bloc des cellules, le requérant s’était agrippé à celle-ci par le bras droit, refusant d’avancer. Un deuxième policier, R., était alors intervenu pour décrocher le bras droit du requérant de la grille. Le requérant avait alors perdu l’équilibre et entamé une chute alors que son bras gauche était toujours coincé en position pliée par B., ce qui expliquait la lésion.

– que les circonstances décrites par B. étaient confirmées par D., l’enquêtrice en charge de l’affaire pénale à l’encontre du requérant, par les policiers K., R., Bo., P. ainsi que par les détenus P. et Bor. (la décision ne contenait pas de description de leurs dépositions) ;

– que les conclusions du rapport médicolégal contredisaient la version du requérant, l’expert n’ayant aucunement attribué la cause de la lésion observée à un coup porté sur le bras gauche du requérant.

L’enquêteur considéra donc que le recours à la force par le policier B. était légal, au vu du refus du requérant d’obtempérer.

10. Selon ses dires, le requérant forma un recours hiérarchique contre la décision du 7 mai 2003. Ce recours aurait été rejeté à une date inconnue par le parquet de la région de Perm.

11. En septembre 2005, le requérant introduisit une action civile en réparation du dommage moral subi du fait de la fracture du bras causée lors de l’incident du 27 avril 2003. Les débats en audience se présentèrent ainsi :

– le requérant maintint initialement sa version des faits et, notamment, l’allégation d’avoir ressenti un coup avant de tomber ;

– le policier B. réitéra la version des faits qui figurait dans la décision du parquet du 7 mai 2003 ;

– les policiers K. et R. ainsi que l’enquêtrice D. ne comparurent pas. Interrogés par le juge sur l’éventuelle nécessité de leur audition, le requérant et son avocat déclarèrent que celle-ci n’était pas nécessaire mais demandèrent l’audition de la policière Bo., qui avait selon eux été témoin oculaire de l’incident ;

– Bo. confirma la version du policier B., mais déclara qu’elle n’avait pas vu lequel de ses collègues avait décroché la main droite du requérant de la grille ; et que personne n’avait donné de coup au requérant.

Le requérant demanda au juge d’ordonner une nouvelle expertise médicolégale en vue d’établir plus précisément le mécanisme de formation de la fracture, y compris pour savoir si elle « pouvait être le résultat d’un coup ». Le juge rejeta cette demande, n’ayant pas trouvé de motifs de douter de la véracité du rapport d’expert établi le 30 avril 2003.

Dans sa plaidoirie de fin d’audience, l’avocat du requérant déclara :

« Nous n’affirmons pas que [le préjudice au requérant] a été causé intentionnellement, ce qui n’exclut pas pour autant que la responsabilité puisse être engagée au titre d’une négligence ; c’est-à-dire que la personne qui a causé le préjudice n’ait pas pris toutes les mesures nécessaires afin de l’éviter ou afin d’en diminuer l’importance [...] Or, il ressort des déclarations de B. que celui-ci aurait pu éviter le préjudice s’il avait libéré le bras [du requérant] à temps [...] »

12. Par une décision du 27 octobre 2005, le tribunal de la ville de Tchaïkovski débouta le requérant de son action, concluant que les policiers avaient eu recours à la force en conformité avec la loi pour faire face au refus du requérant d’obtempérer aux ordres. Dans ses motifs, le tribunal écarta comme non étayées les allégations du requérant quant à l’éventuel coup porté contre lui. Quant au préjudice subi par le requérant, le tribunal s’exprima comme suit :

« Le tribunal considère que l’officier de service de l’IVS a agi en conformité avec [la réglementation] ; sa demande de quitter la cellule adressée au requérant était légitime, [le requérant] avait l’obligation d’obtempérer sans objections [...] Vu que le requérant n’a pas obtempéré malgré un ordre légitime de l’administration de l’IVS et que les mesures non violentes sous forme de pourparlers n’ont pas permis de mettre fin à son opposition, c’est à raison que B. a eu recours à la force en lui repliant le bras gauche derrière le dos pour le contraindre à sortir (...) de la cellule. La fracture du bras a eu lieu comme conséquence du fait que le requérant avait résisté [...] et s’était agrippé à une grille par sa main droite. Quand on a décroché son bras droit de la grille, il est resté suspendu par sa main gauche, qui était bloquée par B. [...] Le tribunal considère qu’en l’absence d’éléments tels qu’un caractère illégitime des actes ou une faute de l’agent de police dont le préjudice au requérant serait le résultat, il n’y a pas de fondements permettant d’accueillir son action en dédommagement [...] »

13. Le requérant interjeta appel. Il allégua, entre autres, qu’en vertu de l’alinéa 3 de l’article 13 de la loi sur la milice, le policier en question était tenu de s’efforcer de réduire à son minimum le risque de préjudice pour sa santé.

14. Le 27 décembre 2005, le tribunal de la région de Perm rejeta l’appel du requérant en faisant siennes les conclusions du tribunal de première instance.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La loi sur la détention provisoire des personnes suspectées ou accusées d’infractions (no 103-FZ du 15 juillet 1995), telle qu’en vigueur à l’époque des faits

15. L’article 44 de ladite loi autorisait l’utilisation de la force à l’égard d’une personne détenue dans ce cadre en cas de besoin d’empêcher la commission d’une infraction ou bien en cas de refus, de sa part, d’obtempérer à un ordre légitime d’un agent en service, pour autant que des moyens non violents n’y fussent pas suffisants.

B. La loi sur la police (no 1026-1 du 18 avril 1991), telle qu’en vigueur à l’époque des faits

16. Selon l’article 13, alinéa 3, lors de toute utilisation de la force, l’agent de police devait s’efforcer de minimiser le préjudice causé, en tenant compte à cette fin du caractère et de la dangerosité de l’infraction et de la personne l’ayant commise ainsi que de la force de résistance de cette dernière.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

17. Le requérant voit un traitement inhumain et dégradant dans le recours excessif à la force dont il aurait été victime de la part de la police. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

18. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes : il expose que le requérant a omis de contester la décision du parquet du 7 mai 2003 devant un tribunal, comme il pouvait selon lui le faire sur le fondement de l’article 125 du code de procédure pénale (CPP).

19. Le requérant rétorque qu’un tel recours eût été illusoire dans les circonstances particulières de l’espèce. Premièrement, explique-t-il, en vertu de l’article 125 du CPP, le tribunal ne peut pas procéder lui-même à l’établissement des faits ou mener une quelconque investigation. Deuxièmement, au vu des déclarations des cinq agents de police impliqués dans les faits, il était à ses yeux pratiquement impossible de prouver que la lésion avait été causée par un coup délibérément porté contre lui. Troisièmement, selon lui, aucune disposition du code pénal de la Fédération de Russie n’incriminait l’infliction involontaire de blessures entraînant un dommage pour la santé similaire à celui qu’il a subi.

2. Appréciation de la Cour

20. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention impose aux requérants l’obligation d’utiliser en premier lieu les recours disponibles et suffisants dans le système juridique de leur pays pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. L’article 35 § 1 impose aussi de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite devant la Cour, mais il n’impose pas d’user de recours qui sont inadéquats ou ineffectifs (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 58, CEDH 2000‑VII). La Cour a également jugé que, en matière de recours illégal à la force par les agents de l’État – et non de simple faute, omission ou négligence –, des procédures civiles ou administratives visant uniquement à l’allocation de dommages et intérêts et non à l’identification et à la punition des responsables n’étaient pas des recours adéquats et effectifs propres à remédier à des griefs fondés sur le volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 227, CEDH 2014 (extraits)).

21. Dans son arrêt Vladimir Romanov, la Cour a déjà eu l’occasion de se pencher sur des circonstances factuelles similaires à celles du cas d’espèce et de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non‑épuisement des voies de recours internes (Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, §§ 46-52, 24 juillet 2008). Elle a retenu que, du moment que les juridictions civiles avaient examiné sur le fond les allégations de mauvais traitements du requérant en tenant compte des conclusions du parquet parmi les éléments pris en considération, il n’y avait pas lieu pour le requérant d’entamer une autre procédure sur le fondement de l’article 125 du CPP (idem, § 51).

22. La Cour estime que ces conclusions sont transposables au cas d’espèce. En effet, le requérant a introduit un recours au civil pour chercher réparation du dommage moral qu’il estimait avoir subi, recours que les juridictions internes ont examiné sur le fond eu égard à l’ensemble des preuves soumises par les parties, y compris les conclusions du parquet sur la plainte du requérant. En outre, le requérant a accepté devant les juridictions internes que le préjudice avait été causé par négligence (paragraphe 11 ci‑dessus) ce qui place le cas d’espèce parmi les exceptions de « simple faute, omission ou négligence » énumérées au paragraphe 227 de l’arrêt Mocanu précité. Par conséquent, l’exception préliminaire du Gouvernement quant à l’épuisement des voies de recours internes doit être rejetée.

23. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, et le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

24. Le Gouvernement fait valoir tout d’abord que les allégations de mauvais traitements du requérant ont fait l’objet d’un examen sur le fond par les juridictions civiles. Celles-ci ont auditionné les témoins et ont examiné les preuves écrites, telle la vérification préliminaire du procureur qui s’était soldée par la décision du 7 mai 2003 et le rapport médicolégal du 30 avril 2003. En se fondant sur les conclusions des juridictions internes, le Gouvernement estime que l’utilisation de la force à l’encontre du requérant était légitime, au vu de l’obligation de ce dernier d’obtempérer aux ordres du personnel de l’IVS, et qu’elle était proportionnée au but visé, vu que le requérant avait manifesté de la résistance envers les policiers. Il expose que le traitement infligé n’était pas délibéré, ne visait pas à soumettre l’intéressé à des souffrances psychologiques, n’était pas dégradant et n’a pas atteint le seuil de gravité minimum pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.

25. Dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, le requérant admet être dans l’impossibilité de prouver « au-delà de tout doute raisonnable » avoir reçu un coup délibéré de la part de l’un des policiers, et indique donc qu’il accepte la version des faits présentée par le Gouvernement. Cependant, il estime bien établi dans la jurisprudence de la Cour que les autorités nationales ont le devoir, du fait de sa vulnérabilité, de protéger l’intégrité physique de toute personne privée de sa liberté et d’éviter à son égard tout usage de la force physique qui ne serait pas rendu strictement nécessaire par son comportement. De ce point de vue, le requérant argue que le but poursuivi par les policiers n’était pas légal. Tout d’abord, il estime contraire à la législation nationale de notifier à un prévenu des charges pénales en l’absence d’un avocat de son choix. Ensuite, selon lui, les policiers B. et R. auraient dû utiliser moins de force à son égard et agir avec plus de précautions afin d’éviter tout danger pour sa santé. En outre, le fait d’être emmené avec un bras replié dans le dos a provoqué chez lui des sentiments de peur, d’insécurité et d’humiliation et lui a causé des souffrances physiques. En définitive, quand bien même les policiers n’auraient commis qu’une simple négligence, le traitement qu’il a subi n’en perdrait pas son caractère « inhumain », compte tenu de son résultat; à savoir, une fracture de l’humérus.

2. Appréciation de la Cour

26. La Cour rappelle que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999‑V).

27. Lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Dedovski et autres c. Russie, no 7178/03, § 73, CEDH 2008 (extraits) ; Rivas c. France, no 59584/00, § 41, 1er avril 2004; Tekin c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décision 1998‑IV, §§ 52-53 ; Ribitsch c. Autriche, arrêt du 4 décembre 1995, série A no 336, § 38 ; Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 88 et 101, 28 septembre 2015). La question de savoir si le traitement avait pour but d’humilier ou de rabaisser la victime est un autre élément à prendre en compte, mais l’absence d’un tel but ne saurait toutefois exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 114, CEDH 2014 (extraits)).

28. En l’espèce, il n’est pas contesté que, lors de sa garde à vue, le requérant a refusé d’obtempérer à l’ordre de quitter la cellule et qu’il a subi un préjudice en termes de santé sous la forme de fracture de l’humérus. La Cour note ensuite que, dans ses observations en réplique, le requérant a abandonné ses allégations quant à un éventuel coup porté contre lui et a accepté la version des faits du Gouvernement (paragraphe 25 ci-dessus). Compte tenu des positions des parties et des éléments en sa possession, la Cour fait donc sienne la version du Gouvernement selon laquelle le dommage corporel a eu lieu lors de la chute du requérant provoquée par sa résistance aux policiers.

29. Les faits étant ainsi précisés, il appartient à la Cour de rechercher si le recours à la force était, en l’espèce, nécessaire.

30. Le Gouvernement soutient, en se référant aux conclusions des juridictions internes, que les policiers B. et R. ont répliqué de manière raisonnable aux agissements du requérant. La Cour note que le requérant ne nie pas avoir refusé à plusieurs reprises d’obtempérer aux ordres des policiers. Selon lui, ces refus étaient légitimes compte tenu de l’absence d’un avocat de son choix. Cependant, à l’instar des tribunaux internes, la Cour n’est pas convaincue par cet argument, étant donné qu’un avocat avait été commis d’office pour assister à la procédure de notification.

31. Quant à la fracture subie par le requérant, elle apparaît résulter au premier chef de l’attitude du requérant qui s’est agrippé à la grille et empêchait toute progression, ce qui a nécessité l’intervention du policier R. pour décrocher sa main. Rien n’indique que la force était excessive ou disproportionnée (Caloc c. France, no 33951/96, §§ 100-101, CEDH 2000‑IX). Une fois sa main droite décrochée de la grille, le requérant a perdu l’équilibre et entamé une chute tout en restant suspendu par la main gauche. Il n’apparaît pas que le policier B. ait eu suffisamment de temps pour réagir au déroulement de l’incident et lâcher le bras du requérant. Après la chute de celui-ci, les policiers B. et R. ont tout de suite cessé d’utiliser de la force (comparer, a contrario, à Vladimir Romanov c. Russie, précité, § 67). Au vu de ces éléments, et notamment du comportement du requérant, la Cour considère que la force utilisée contre lui n’était pas excessive.

32. Partant, il n’y pas a eu violation de l’article 3 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Rejette, à la majorité, l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes ;

2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

3. Dit, par voix six contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 novembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

André WampachAndrás Sajó
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Paulo Pinto de Albuquerque.

A.S.
A.M.W.

OPINION DISSIDENTE
DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE

1. La présente affaire concerne l’usage abusif de la force par des policiers envers un détenu dans un centre de détention temporaire des services de police. La particularité de l’affaire consiste dans le fait que les blessures causées au requérant par la police sont des blessures par négligence. Le Gouvernement soutient, en se référant aux conclusions des juridictions internes, que les policiers B. et R. ont répliqué de manière raisonnable aux agissements du requérant, que le traitement infligé n’était pas délibéré et que, de toute façon, les souffrances causées n’ont pas atteint le seuil de gravité minimum pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention). Je ne suis pas convaincu par cette argumentation.

2. À titre liminaire, j’observe que la législation russe en vigueur à l’époque des faits exigeait des agents de police qu’ils s’efforcent de « minimiser » le préjudice occasionné par un éventuel recours à la force (paragraphe 16 ci-dessus). Je relève ensuite que le requérant se trouvait entièrement sous le contrôle des fonctionnaires de police, ce qui le rendait vulnérable, et que les autorités avaient le devoir de le protéger. Il est à noter qu’il se trouvait seul face à au moins trois policiers présents sur les lieux, qui maîtrisaient la situation.

3. Si le comportement du requérant pouvait conduire les policiers à exercer une forme de contrainte pour le faire passer dans la salle d’interrogatoire, j’estime que le Gouvernement n’a pas prouvé l’existence d’un risque sérieux et imminent pouvant justifier la force employée en l’espèce. Il est constant que le requérant n’était pas armé d’objets dangereux et qu’il n’avait pas blessé les gendarmes ou tenté de le faire en leur portant des coups de poing ou de pied, ou d’une quelconque autre façon. La résistance opposée par l’intéressé était par conséquent une résistance certes opiniâtre, mais somme toute passive.

4. De plus, je ne vois pas comment l’utilisation de la force pouvait être de nature à faciliter la tâche de notification des charges. On ne conçoit guère que le requérant eût pu être contraint physiquement d’apposer sa signature. Dans le cas où les autorités n’auraient entendu procéder qu’à une simple lecture des charges, je ne vois pas bien pourquoi une telle lecture ne pouvait être donnée dans la cellule, vu que l’enquêtrice en charge de l’affaire pénale à l’encontre du requérant et l’avocat commis d’office étaient déjà présents dans le bâtiment[1].

5. Même dans l’hypothèse d’une chute du requérant, resté suspendu par le bras gauche[2], le policier B. se devait d’être réactif et de lâcher immédiatement le bras gauche du requérant. Le maintien de l’utilisation de la force dans une telle situation ne pouvait qu’avoir pour conséquence des blessures graves, telle celle effectivement subie par le requérant. Dès l’intervention du deuxième policier, R., pour décrocher le bras droit du requérant de la grille, la possibilité d’une chute du requérant était bien prévisible, et avec elle les lésions subséquentes. Dès lors, ces lésions étaient prévisibles et auraient pu être évitées. Au vu de ces éléments, je considère que l’utilisation de la force à l’encontre du requérant n’était pas strictement nécessaire.

6. Je note ensuite que le Gouvernement conteste que le traitement subi par le requérant ait atteint le seuil de gravité exigé pour qu’il puisse tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. Cependant, je ne peux souscrire à cette thèse. J’observe que le traumatisme subi par le requérant lui a causé des douleurs et des souffrances physiques au moment des faits et une grave lésion sous forme de fracture de l’humérus. Des soins d’urgence ont été nécessaires et l’intéressé a eu une incapacité temporaire de travail de plus de trois semaines. Ces éléments m’amènent à considérer que le traitement exercé sur la personne du requérant a bien revêtu un caractère inhumain et dégradant.

7. Finalement, je regrette, une fois de plus, la tolérance de la Cour envers des actes de brutalité de la police dans des situations comme celle de la présente affaire – ce que l’on appelle communément la « clé de bras »[3]. Cette tolérance n’est pas du tout compatible avec l’appel solennel au respect du principe de la dignité humaine dans les services de police émis par la Grande Chambre dans l’affaire Bouyid.[4] Une « clé de bras » qui entraîne des blessures causant une incapacité temporaire de travail de plus de trois semaines (paragraphe 8 ci-dessus) n’est certainement pas moins censurable à la lumière de l’article 3 qu’une gifle[5]. À la lumière des principes sous-tendant l’article 3[6], de telles blessures, même par négligence, ne peuvent être acceptées. Le pouvoir de contrainte physique dont sont investis les organes de la force publique implique de leur part une maîtrise professionnelle pour pouvoir faire en sorte que sa mise en œuvre n’ait lieu qu’au profit de la société, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce. Peut-être faudrait-il, pour que la Cour soit plus exigeante la prochaine fois, rappeler les termes stricts de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ». Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

* * *

[1] Pour une autre situation de « violence gratuite » dans les établissements pénitentiaires russes, voir Dedovski et autres c. Russie, n° 7178/03, § 83-85, 15 mai 2008.

[2] Cette version des faits a été admise par le requérant (paragraphe 25 de l’arrêt). En d’autres termes, le requérant ne conteste plus les faits établis par le tribunal de la ville de Tchaïkovski (paragraphe 12).

[3] Perrillat-Bottonet c. Suisse, n° 66773/13, § 47, 20 novembre 2014 : « la Cour considère qu’une clé de bras, dans le but de passer les menottes, peut s’analyser, dans un contexte de ce type, comme un geste relativement courant qui ne révèle pas, en lui-même, un comportement contraire à l’article 3 de la Convention. »

[4] Bouyid v. Belgique (GC), n° 23380/09, 28 septembre 2015.

[5] Dans l’affaire Perrillat-Bottonet, déjà citée, la Cour a conclu qu’une rupture massive de la coiffe des rotateurs de l’épaule droite ayant nécessité un arrêt de travail de 15 jours dépassait le seuil de gravité exigé pour que le traitement infligé au requérant par les gendarmes tombe sous le coup de l’article 3 de la Convention. Je ne comprends pas la raison de l’abaissement du seuil de protection dans la présente affaire, où les blessures ont causé une incapacité temporaire de travail de plus de trois semaines.

[6] La Cour a déjà admis dans une autre affaire russe que de simples omissions des policiers pouvaient constituer un traitement inhumain sous l’article 3 de la Convention (Denis Vasilyev c. Russie, n° 32704/04, § 122, 17 décembre 2009). À plus forte raison, les agissements négligents des autorités publiques russes devraient être censurés au regard du même article.


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-158910
Date de la décision : 12/11/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : MEREZHNIKOV
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ZHULANOV Z.S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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