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30/06/2016 | CEDH | N°001-164201

CEDH | CEDH, AFFAIRE TADDEUCCI ET McCALL c. ITALIE, 2016, 001-164201


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE TADDEUCCI ET McCALL c. ITALIE

(Requête no 51362/09)

ARRÊT

STRASBOURG

30 juin 2016

DÉFINITIF

30/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Taddeucci et McCall c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Ledi Bianku,
Guido Raimondi,
Kristina Pardalos,


Linos-Alexandre Sicilianos,
Robert Spano,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambr...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE TADDEUCCI ET McCALL c. ITALIE

(Requête no 51362/09)

ARRÊT

STRASBOURG

30 juin 2016

DÉFINITIF

30/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Taddeucci et McCall c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Ledi Bianku,
Guido Raimondi,
Kristina Pardalos,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Robert Spano,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 51362/09) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant italien et un ressortissant néo-zélandais, MM. Roberto Taddeucci et Douglas McCall (« les requérants »), ont saisi la Cour le 15 septembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Me R.W. Wintemute, avocat à Londres. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme E. Spatafora, et par sa coagente, Mme P. Accardo.

3. Dans leur requête, les requérants alléguaient que le refus d’octroyer au deuxième requérant un permis de séjour pour raison familiale s’analysait en une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.

4. Le 10 janvier 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Tant les requérants que le gouvernement défendeur ont déposé des observations écrites. En outre, des commentaires ont été reçus de la part de quatre organisations non gouvernementales (International Commission of Jurists (ICJ), International Lesbian, Gay, Bisexual Trans and Intersex Association (ILGA) Europe, Network of European LGBT Families (NELFA) et European Commission on Sexual Orientation Law (ECSOL)), que le président avait autorisées à intervenir dans la procédure écrite devant la chambre (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement de la Cour (« le règlement »)).

6. Le 19 juin 2014, les requérants ont demandé à la Cour de tenir une audience sur la recevabilité et le fond de l’affaire. La Cour a estimé qu’une telle audience n’était pas nécessaire en l’espèce (articles 54 § 5 et 59 § 3 du règlement de la Cour).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7. M. Taddeucci (« le premier requérant ») est né en 1965. M. McCall (« le deuxième requérant ») est né en 1958. Ils résident à Amsterdam.

A. La demande de permis de séjour pour raison familiale du deuxième requérant

8. Les requérants forment un couple homosexuel depuis 1999. Ils ont résidé en Nouvelle-Zélande, avec le statut de couple non marié, jusqu’en décembre 2003, date à laquelle ils décidèrent de s’installer en Italie en raison de la précarité de l’état de santé du premier requérant.

9. Pendant leur première période de résidence en Italie, le deuxième requérant bénéficia d’une carte de séjour temporaire pour étudiant. Il demanda par la suite l’octroi d’un permis de séjour pour raison familiale, en vertu du décret législatif no 286 du 25 juillet 1998 (paragraphes 26‑28 ci‑dessous).

10. Le 18 octobre 2004, le chef de la police de Livourne rejeta sa demande au motif que les critères prévus par la loi n’étaient pas remplis.

B. La procédure civile de première instance

11. Le 27 janvier 2005, les requérants introduisirent un recours sur le fondement du décret législatif no 286 de 1998. Ils demandaient l’octroi au deuxième requérant d’un permis de séjour pour raison familiale.

12. Par un jugement du 4 juillet 2005, le tribunal civil de Florence accueillit le recours des requérants.

13. Le tribunal releva que les demandeurs étaient reconnus en Nouvelle‑Zélande en tant que couple, le premier requérant ayant bénéficié dans ce pays d’un permis de séjour pour raison familiale en sa qualité de partenaire non marié. Selon le tribunal, le statut de couple non marié des requérants n’était pas contraire à l’ordre public italien, les couples de facto bénéficiant d’une reconnaissance sociale et juridique dans le système italien. De l’avis du tribunal, l’article 30 du décret législatif no 286 de 1998 (paragraphe 27 ci-dessous) devait être lu de manière conforme aux principes établis par la Constitution, ce qui amenait à considérer le concubin du même sexe comme étant un « membre de la famille » du ressortissant italien et donc comme disposant du droit à obtenir un permis de séjour.

14. Selon le tribunal, le droit revendiqué par le deuxième requérant découlait également des articles 3 et 10 de la directive no 2004/38/CE du 29 mai 2004 du Parlement européen et du Conseil (paragraphe 29 ci‑dessous), reconnaissant au partenaire d’un citoyen de l’Union européenne (UE) le droit à obtenir un permis de séjour dès lors que l’existence d’une relation durable était prouvée.

C. L’appel formé par le ministre des Affaires intérieures

15. Le ministre des Affaires intérieures interjeta appel du jugement du tribunal de Florence.

16. Par un arrêt du 12 mai 2006, la cour d’appel de Florence fit droit à cet appel. Elle indiqua que les autorités néo-zélandaises avaient reconnu aux requérants le statut de « partenaires concubins non mariés » et non pas celui de « membres de la même famille ».

17. D’une part, selon la cour d’appel, une lecture du décret législatif no 286 de 1998 telle que préconisée par le tribunal, amenant à considérer le « concubin » comme un « membre de la famille », n’était pas compatible avec le système juridique italien, lequel, d’après lui, donnait à ces deux concepts juridiques des portées et des significations différentes. D’autre part, la cour d’appel rappela que la Cour constitutionnelle avait affirmé à maintes reprises qu’une relation fondée sur la simple cohabitation, dépourvue de stabilité et de certitude juridique, ne pouvait en aucun cas être assimilée à la famille légitime fondée sur le mariage.

18. La cour d’appel estima que la loi néo-zélandaise ne cadrait pas avec l’ordre public italien aux motifs tout d’abord qu’elle considérait comme « concubins » des personnes de même sexe et que, qui plus est, elle pouvait être interprétée comme conférant à ces personnes la qualité de « membres de la famille » aux fins de l’octroi à celles-ci du permis de séjour. Enfin, elle ajouta que ni le droit européen, notamment la directive no 2004/38/CE (paragraphe 29 ci-dessous), ni les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme n’obligeaient les États à reconnaître les relations entre personnes de même sexe.

D. Le pourvoi en cassation des requérants

19. Les requérants se pourvurent en cassation.

20. Par un arrêt du 30 septembre 2008, dont le texte fut déposé au greffe le 17 mars 2009, la Cour de cassation débouta les requérants de leur pourvoi.

21. La Cour de cassation exposa d’abord que, aux termes de l’article 29 du décret législatif no 286 de 1998 (paragraphe 28 ci-dessous), la notion de « membre de la famille » ne comprenait que les époux, les enfants mineurs, les enfants majeurs qui n’étaient pas autonomes pour raisons de santé et les parents à charge ne disposant pas de soutien adéquat dans leur pays d’origine. Elle indiqua que, en outre, la Cour constitutionnelle ayant exclu la possibilité d’élargir aux concubins la protection reconnue aux membres de la famille légitime, la Constitution n’imposait pas une interprétation extensive de l’article 29 précité.

22. La Cour de cassation estima ensuite qu’une telle interprétation ne découlait pas non plus des articles 8 et 12 de la Convention. En effet, selon elle, ces dispositions laissaient aux États une large marge d’appréciation quant au choix des modalités d’exercice des droits qu’elles garantissaient, et ce notamment en matière de gestion de l’immigration. La Cour de cassation ajouta par ailleurs qu’il n’y avait en l’espèce aucune discrimination fondée sur l’orientation sexuelle des requérants. Elle observa à cet égard que l’exclusion des partenaires non mariés du droit à obtenir un permis de séjour pour raison familiale concernait tant les partenaires de même sexe que les couples de sexe opposé.

23. Enfin, elle jugea que la directive européenne no 2004/38/CE (paragraphe 29 ci-dessus), qui avait trait à la libre circulation des citoyens de l’UE sur le territoire d’États membres autres que leur État d’origine, ne trouvait pas à s’appliquer au cas d’espèce, au motif que celui-ci concernait le regroupement familial avec un ressortissant italien résidant dans son propre pays.

E. Le mariage des requérants

24. Ayant pris connaissance du texte de l’arrêt de la Cour de cassation, les requérants quittèrent l’Italie en juillet 2009. Ils s’installèrent aux Pays‑Bas, où, le 25 août 2009, le deuxième requérant obtint un permis de séjour d’une durée de cinq ans en tant que partenaire de facto engagé dans une relation durable avec un ressortissant de l’UE.

25. Le 8 mai 2010, les requérants se marièrent à Amsterdam. Ils ont précisé qu’ils ont choisi de se marier pour des raisons personnelles et non pas pour obtenir un permis de séjour, les autorités néerlandaises en ayant déjà délivré un au deuxième requérant. Ils ont ajouté que le mariage contracté aux Pays-Bas ne leur permettait pas de vivre ensemble en Italie. Le 22 août 2014, le deuxième requérant obtint un deuxième permis de séjour aux Pays-Bas, valable pour une durée de cinq ans, soit jusqu’au 22 août 2019.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

26. Le décret législatif no 286 du 25 juillet 1998 est le « Texte unique des dispositions concernant la gestion de l’immigration et [des] normes sur la condition de l’étranger » (Testo unico delle disposizioni concernenti la disciplina dell’immigrazione e norme sulla condizione dello straniero).

27. Selon l’article 30 c) de ce décret, le permis de séjour pour raison familiale est octroyé au « membre de la famille, étranger et en situation régulière, qui remplit les critères pour le regroupement familial avec un ressortissant italien ou d’un État membre de l’UE résidant en Italie, ou encore avec un étranger qui séjourne en situation régulière en Italie » (« al familiare straniero regolarmente soggiornante, in possesso dei requisiti per il ricongiungimento con il cittadino italiano o di uno Stato membro dell’Unione europea residenti in Italia, ovvero con straniero regolarmente soggiornante in Italia »).

28. L’article 29 du décret concerne le regroupement familial. Selon son premier alinéa, un étranger peut demander le regroupement familial pour les membres de sa famille suivants : « a) conjoints non légalement séparés ; b) enfants mineurs à charge (...) ; c) parents à charge ; d) ascendants ou descendants jusqu’au troisième degré, à charge, inaptes au travail selon la législation italienne » (« a) coniuge non legalmente separato; b) figli minori a carico (...); c) genitori a carico; d) parenti entro il terzo grado, a carico, inabili al lavoro secondo la legislazione italiana »).

III. LE DROIT ET LES DOCUMENTS EUROPÉENS PERTINENTS

A. La directive no 2004/38/CE

29. La directive no 2004/38/CE du 29 mai 2004 du Parlement européen et du Conseil, relative au droit des citoyens de l’UE et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, contient les dispositions suivantes :

Article 2
Définitions

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

1) « citoyen de l’[UE] » : toute personne ayant la nationalité d’un État membre ;

2) « membre de la famille » :

a) le conjoint ;

b) le partenaire avec lequel le citoyen de l’[UE] a contracté un partenariat enregistré, sur la base de la législation d’un État membre, si, conformément à la législation de l’État membre d’accueil, les partenariats enregistrés sont équivalents au mariage, et dans le respect des conditions prévues par la législation pertinente de l’État membre d’accueil ;

c) les descendants directs qui sont âgés de moins de vingt et un ans ou qui sont à charge, et les descendants directs du conjoint ou du partenaire tel que visé au point b) ;

d) les ascendants directs à charge et ceux du conjoint ou du partenaire tel que visé au point b) ;

3) « État membre d’accueil » : l’État membre dans lequel se rend un citoyen de l’[UE] en vue d’exercer son droit de circuler et de séjourner librement. »

Article 3
Bénéficiaires

« 1. La présente directive s’applique à tout citoyen de l’[UE] qui se rend ou séjourne dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité, ainsi qu’aux membres de sa famille, tels que définis à l’article 2, point 2), qui l’accompagnent ou le rejoignent.

2. Sans préjudice d’un droit personnel à la libre circulation et au séjour de l’intéressé, l’État membre d’accueil favorise, conformément à sa législation nationale, l’entrée et le séjour des personnes suivantes :

a) tout autre membre de la famille, quelle que soit sa nationalité, qui n’est pas couvert par la définition figurant à l’article 2, point 2), si, dans le pays de provenance, il est à charge ou fait partie du ménage du citoyen de l’[UE] bénéficiaire du droit de séjour à titre principal, ou lorsque, pour des raisons de santé graves, le citoyen de l’[UE] doit impérativement et personnellement s’occuper du membre de la famille concerné ;

b) le partenaire avec lequel le citoyen de l’[UE] a une relation durable, dûment attestée. »

Article 10
Délivrance de la carte de séjour

« 1. Le droit de séjour des membres de la famille d’un citoyen de l’[UE] qui n’ont pas la nationalité d’un État membre est constaté par la délivrance d’un document dénommé « Carte de séjour de membre de la famille d’un citoyen de l’[UE] » au plus tard dans les six mois suivant le dépôt de la demande. Une attestation du dépôt de la demande de carte de séjour est délivrée immédiatement.

2. Pour la délivrance de la carte de séjour, les États membres demandent la présentation des documents suivants :

(...)

f) dans les cas relevant de l’article 3, paragraphe 2, point b), une preuve de l’existence d’une relation durable avec le citoyen de l’[UE]. »

30. Le décret législatif no 30 du 6 février 2007 et la loi no 97 du 6 août 2013 ont transposé en droit italien les dispositions de la directive no 2004/38/CE.

B. La résolution du Parlement européen du 2 avril 2009

31. Le 2 avril 2009, le Parlement européen a adopté une résolution concernant l’application de la directive 2004/38/CE. Cette résolution énonçait, entre autres, que les arrêts rendus par la Cour de justice de l’UE (« la CJUE ») sur la question de la libre circulation, notamment dans les affaires Metock, Jipa et Huber, avaient confirmé le principe selon lequel « le ressortissant d’un pays tiers, conjoint d’un citoyen de l’[UE], qui accompagne ou rejoint ce citoyen peut bénéficier des dispositions de la directive, quels que soient le lieu et la date de leur mariage et sans obligation de séjour légal préalable ».

32. Par ailleurs, considérant comme problématique « l’interprétation restrictive par les États membres de la notion de « membre de la famille » (article 2), de « tout autre membre de la famille » et de « partenaire » (article 3), notamment par rapport aux partenaires de même sexe, et de leur droit à la libre circulation conformément à la directive 2004/38/CE », le Parlement engageait les États membres :

« à mettre pleinement en œuvre les droits octroyés au titre des articles 2 et 3 de la directive 2004/38/CE, non seulement pour les conjoints de sexe opposé, mais également pour le partenaire enregistré, membre du ménage ou partenaire, y compris dans les couples de même sexe reconnus par un État membre, indépendamment de leur nationalité et sans préjudice de leur non-reconnaissance par le droit civil d’un autre État membre, sur la base des principes de reconnaissance mutuelle, d’égalité et de non-discrimination, et dans le respect de la dignité et de la vie privée et familiale ; (...) à tenir compte du fait que la directive impose l’obligation de reconnaître la liberté de circulation à tous les citoyens de l’[UE] (y compris aux partenaires de même sexe) sans imposer la reconnaissance du mariage entre personnes du même sexe. »

C. La Recommandation 1470 (2000) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE)

33. La Recommandation 1470 (2000) relative à la situation des gays et des lesbiennes et de leurs partenaires en matière d’asile et d’immigration dans les États membres du Conseil de l’Europe se lit ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. L’Assemblée rappelle et réaffirme les principes de sa Recommandation 924 (1981) relative à la discrimination à l’égard des homosexuels, de sa Recommandation 1236 (1994) relative au droit d’asile et de sa Recommandation 1327 (1997) relative à la protection et au renforcement des droits de l’homme des réfugiés et des demandeurs d’asile en Europe.

2. L’Assemblée est préoccupée par le fait que les politiques de l’immigration de la plupart des États membres du Conseil de l’Europe sont discriminatoires à l’égard des homosexuels. La majorité de ces États, par exemple, ne reconnaissent pas la persécution pour raison d’orientation sexuelle comme un motif valable d’octroi de l’asile et ne prévoient aucun type de droit de séjour pour les membres de nationalité étrangère de couples homosexuels binationaux.

3. De même, les règles en matière de regroupement familial et de prestations sociales ne s’appliquent généralement pas aux couples homosexuels.

(...)

6. De plus, l’Assemblée est consciente que le refus de la plupart des États membres d’accorder un droit de séjour aux membres de nationalité étrangère de couples homosexuels binationaux est à l’origine de situations très douloureuses pour de nombreux couples homosexuels, qui peuvent se trouver séparés de ce fait et contraints de vivre dans deux pays différents. Elle estime que les règles applicables aux couples en matière d’immigration ne doivent pas établir de distinction entre relations homosexuelles et relations hétérosexuelles. Par conséquent, un document établissant l’existence d’une relation suivie, autre que le certificat de mariage, devrait pouvoir être admis parmi les pièces demandées pour l’admission au bénéfice du droit de séjour dans le cas des couples homosexuels.

7. Par conséquent, l’Assemblée recommande au Comité des Ministres :

7.1. de charger ses comités compétents :

(...)

c. de définir des lignes directrices concernant le traitement des homosexuels réfugiés ou membres d’un couple binational ;

(...)

7.2. de demander instamment aux États membres :

(...)

d. de revoir leur politique en matière de droits sociaux et de protection des migrants de manière à ce que les couples et les familles homosexuels soient traités selon les mêmes règles que les couples et les familles hétérosexuels ;

e. de prendre les mesures requises pour que les couples homosexuels binationaux bénéficient des mêmes droits en matière de résidence que les couples binationaux hétérosexuels ;

(...)

h. de veiller à ce que les agents des services de l’immigration en contact avec des demandeurs d’asile et des couples homosexuels binationaux soient formés à prendre en considération la situation spécifique des homosexuels et de leurs partenaires. »

D. La Recommandation 1686 (2004) de l’APCE

34. Dans sa Recommandation 1686 (2004) relative à la mobilité humaine et au droit au regroupement familial, l’APCE a recommandé au Comité des Ministres, entre autres,

« (...) ;

iii. d’adresser entre-temps une recommandation aux États membres les exhortant :

a. à appliquer, lorsque cela est possible et approprié, une interprétation large de la notion de « famille » et en particulier à inclure dans cette définition les membres de la famille naturelle, les concubins, y compris les partenaires du même sexe, les enfants naturels, les enfants dont la garde est partagée, les enfants majeurs à charge et les parents à charge ;

(...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8

35. Les requérants allèguent que le refus d’octroyer au deuxième requérant un permis de séjour pour raison familiale s’analyse en une discrimination fondée sur leur orientation sexuelle.

Ils invoquent à cet égard l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci.

Ces dispositions se lisent comme suit :

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

36. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.

A. Sur la recevabilité

1. Exception du Gouvernement tirée de la tardiveté de la requête

a) Exception du Gouvernement

37. Le Gouvernement excipe tout d’abord de la tardiveté de la requête. Il indique que la décision interne définitive est l’arrêt de la Cour de cassation du 30 septembre 2008, dont le texte aurait été déposé au greffe le 17 mars 2009 (paragraphe 20 ci-dessus). Or, selon lui, les requérants ont pour la première fois exposé l’objet de leur requête dans une lettre datée du 15 septembre 2009, qui ne serait cependant parvenue au greffe de la Cour que le 21 septembre 2009, c’est-à-dire après l’expiration du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention. Le Gouvernement ajoute que, de plus, le formulaire de requête dûment complété, qui serait daté du 26 novembre 2009, n’a été déposé à l’accueil de la Cour que le 30 novembre 2009. Dès lors, aux yeux du Gouvernement, les requérants n’ont pas respecté le délai de huit semaines qui leur aurait été imparti pour présenter ledit formulaire.

b) Réplique des requérants

38. Les requérants demandent à la Cour de rejeter l’exception du Gouvernement. Ils déclarent que leur première communication à la Cour a été envoyée par fax le 15 septembre 2009 et que le formulaire de requête a été faxé au greffe de la Cour le 26 novembre 2009.

c) Appréciation de la Cour

39. La Cour observe que la lettre datée du 15 septembre 2009 a été précédée d’un fax, parvenu au greffe le même jour. La première communication des requérants exposant, fût-ce sommairement, l’objet de leur requête est donc parvenue à la Cour avant l’expiration du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention. La Cour relève ensuite que, dans une lettre du 1er octobre 2009, le greffe avait invité les requérants à soumettre leur formulaire de requête avant le 26 novembre 2009, les informant que le non-respect de la date butoir risquait d’avoir pour effet que c’est la date de réception du formulaire, et non celle de la première communication, qui pouvait être retenue comme date d’introduction de leur requête. Les requérants ont fait précéder leur formulaire de requête d’un fax, parvenu au greffe le 26 novembre 2009. Ils ont donc respecté le délai qui leur avait été imparti dans la lettre du 1er octobre 2009. Qu’une autre copie du formulaire n’ait été déposée à l’accueil de la Cour que le 30 novembre 2009 importe peu.

40. Dans ces circonstances, l’exception du Gouvernement tirée de la tardiveté de la requête ne saurait être retenue.

2. Autres motifs d’irrecevabilité

41. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

a) Arguments des parties

i. Le Gouvernement

42. Le Gouvernement considère que l’article 14 ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. Selon lui, dans les affaires S. c. Royaume-Uni (no 11716/85, décision de la Commission du 14 mai 1986, Décisions et rapports (DR) 47, p. 274) et Röösli c. Allemagne (no 28318/95, décision de la Commission du 15 mai 1996), la Commission avait indiqué que la défense de la famille était un but légitime pouvant justifier une différence de traitement et que des relations homosexuelles durables entre deux hommes ne relevaient pas du droit au respect de la vie familiale protégé par l’article 8 de la Convention. La Commission aurait également considéré que l’expulsion d’un étranger lié, dans l’État d’accueil, par une relation avec une personne du même sexe n’était pas constitutive d’une ingérence dans le droit garanti par cette disposition (X et Y c. Royaume-Uni, no 9369/81, décision de la Commission du 3 mai 1983, DR 32, p. 223, W.J. et D.P. c. Royaume-Uni, no 12513/86, décision de la Commission du 13 juillet 1987, et C. et L.M. c. Royaume-Uni, no 14753/89, décision de la Commission du 9 octobre 1989).

43. Le Gouvernement expose ensuite que, tout en reconnaissant la marge d’appréciation dont jouissent les États en ce qui concerne la protection de la famille traditionnelle, la Cour a commencé, en 2010, à considérer sous l’angle de l’article 8 de la Convention des formes de cohabitation affective entre personnes du même sexe (voir, notamment, Kozak c. Pologne, no 13102/02, 2 mars 2010). Dans l’affaire Schalk et Kopf c. Autriche (no 30141/04, CEDH 2010-IV), la Cour aurait reconnu que les couples de même sexe pouvaient invoquer leur droit au respect de leur vie familiale, mais que la Convention ne leur garantissait pas le droit au mariage. Elle aurait également estimé que, lorsque les États décident d’offrir aux couples homosexuels un mode de reconnaissance juridique autre que le mariage, ils bénéficient d’une certaine marge d’appréciation pour décider de la nature exacte du statut conféré (voir, notamment, Gas et Dubois c. France, no 25951/07, § 66, CEDH 2012).

44. Le Gouvernement indique que, en l’espèce, les requérants ont réclamé l’octroi d’un permis de séjour pour raison familiale. Il estime que la discrimination dont ils disent avoir fait l’objet devrait être examinée à la lumière de la législation italienne pertinente à ses yeux, à savoir les articles 29 et 30 du décret législatif no 286 de 1998 (paragraphes 28 et 27 ci‑dessus). Il est d’avis que, aux termes de ces articles, la condition de partenaire de facto ne donne pas à celui-ci la qualité de « membre de la famille ». Il indique de surcroît que le décret législatif no 30 du 6 février 2007 a donné exécution à la directive européenne no 2004/38/CE (paragraphes 29-30 ci‑dessus), selon laquelle le « membre de la famille » est, entre autres, « le partenaire avec lequel le citoyen de l’[UE] a contracté un partenariat enregistré, sur la base de la législation d’un État membre, si, conformément à la législation de l’État membre d’accueil, les partenariats enregistrés sont équivalents au mariage, et dans le respect des conditions prévues par la législation pertinente de l’État membre d’accueil ». Or, aux yeux du Gouvernement, le partenariat des requérants ayant été contracté en Nouvelle-Zélande, soit en dehors de l’UE, il ne pouvait pas être reconnu aux termes de cette disposition.

45. Le Gouvernement indique encore que, aux termes de l’article 3 § 1 de la directive susmentionnée, qui a été transposé en droit italien par la loi no 97 du 6 août 2013 (paragraphe 30 ci-dessus), l’État d’accueil doit favoriser le séjour des personnes suivantes. Il cite ce qui suit : « a) tout autre membre de la famille, quelle que soit sa nationalité, (...) lorsque, pour des raisons de santé graves, le citoyen de l’[UE] doit impérativement et personnellement s’occuper du membre de la famille concerné », et « b) le partenaire avec lequel le citoyen de l’[UE] a une relation durable, dûment attestée ». Il considère que ces dispositions ne conféraient guère un droit à l’obtention du permis de séjour demandé : selon lui, d’une part, la personne malade était le premier requérant, citoyen italien ; d’autre part, il appartenait aux États qui, comme l’Italie, ne garantissent pas aux couples homosexuels un mode de reconnaissance juridique, de décider si les conditions d’obtention du permis de séjour étaient remplies. Le Gouvernement conclut sur ce point que les décisions adoptées par les autorités italiennes en l’espèce étaient conformes au droit de l’UE. En tout état de cause, le deuxième requérant n’aurait présenté aucune demande au sens de la loi no 97 de 2013 et il ne se serait pas inscrit au registre de la population résidente de Cecina (Livourne) en tant que personne cohabitant avec le premier requérant.

46. Le Gouvernement souhaite également indiquer que, aux termes de l’article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, « le droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l’exercice » (italique ajouté). À ses yeux, il découle de cette disposition que c’est aux États membres qu’est attribuée la compétence en matière de réglementation de ces droits.

47. À la lumière de ce qui précède, le Gouvernement considère que les articles 8 et 14 de la Convention ne trouvent pas à s’appliquer en l’espèce, soit en raison de l’absence des conditions légales requises pour la reconnaissance au deuxième requérant du statut de « membre de la famille », soit en raison de l’ampleur, en matière sociale, de la marge d’appréciation de l’État. Ce dernier demeurerait notamment libre de décider si les couples homosexuels doivent ou non jouir des mêmes droits que ceux reconnus à la famille traditionnelle.

ii. Les requérants

48. Les requérants combattent la thèse du Gouvernement. Ils estiment que, dans son arrêt Schalk et Kopf (précité, § 94), la Cour a clairement opéré un revirement de jurisprudence par rapport à la Commission en affirmant que la relation qu’entretient un couple homosexuel cohabitant de facto et de manière stable relève de la notion de « vie familiale ». Or, selon eux, le refus d’octroyer un permis de séjour au deuxième requérant les a privés de toute possibilité de vivre en Italie en tant que couple et a entraîné l’obligation légale, pour le deuxième requérant, de quitter le pays. À leurs yeux, il s’ensuit que les faits de l’espèce tombent dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention, ce qui rendrait l’article 14 également applicable.

49. Les requérants expliquent en outre que, en 2003, lorsqu’ils ont quitté la Nouvelle-Zélande, les lois de ce pays ne leur permettaient pas encore d’obtenir un certificat attestant l’enregistrement de leur cohabitation, dont ils auraient pu, à leurs dires, demander la transcription en Italie. Ils auraient par conséquent demandé l’octroi d’un permis de séjour pour raison familiale en tant que concubins engagés dans une relation durable. Cependant, selon eux, l’article 29 § 1 du décret législatif no 286 de 1998 (paragraphe 28 ci‑dessus) précisait que seul l’époux, et non le concubin, était un « membre de la famille » ; quant au décret législatif no 30 de 2007, qui a transposé en droit italien la directive no 2004/38/EC (paragraphes 29-30 ci-dessus), les requérants estiment qu’il trouve à s’appliquer uniquement aux cas, non pertinents en l’espèce, de citoyens de l’UE résidant en Italie ou de citoyens italiens qui seraient retournés dans leur pays d’origine après avoir résidé dans un autre État de l’UE. Ils soutiennent que l’inapplicabilité de la directive en question à la situation « interne » du premier requérant, citoyen italien ayant résidé en Italie de 2003 à 2009 sans avoir préalablement vécu dans un autre État de l’UE, a été confirmée par la CJUE et par la communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil concernant les lignes directrices destinées à améliorer la transposition et l´application de la directive no 2004/38/CE (COM/2009/0313 final).

50. Aux yeux des requérants, s’il est vrai que, aux termes du droit de l’UE, l’Italie demeure libre de réglementer les « situations internes » comme la leur, il n’en demeure pas moins que ces mêmes situations devraient être traitées de manière conforme aux articles 8 et 14 de la Convention. L’émergence d’un consensus européen quant aux droits en matière d’immigration des partenaires homosexuels résulterait par ailleurs de l’article 3 § 2 b) de la directive no 2004/38/CE (paragraphe 29 ci-dessus), aux termes duquel « l’État membre d’accueil favorise, conformément à sa législation nationale, l’entrée et le séjour [du] partenaire avec lequel le citoyen de l’[UE] a une relation durable, dûment attestée ». Les requérants ajoutent que dans sa communication COM/2009/0313, précitée, la Commission européenne a précisé que cette attestation pouvait être fournie par « tout moyen approprié ».

51. Selon eux, la loi no 97 de 2013 (paragraphe 30 ci-dessus) a effectivement transposé en droit italien l’article 3 de la directive no 2004/38/CE. Cependant, cet article ne conférerait pas clairement au deuxième requérant un droit à l’obtention du permis de séjour litigieux. En tout état de cause, à supposer même qu’un tel permis aurait pu être octroyé à partir de septembre 2013, il n’en reste pas moins, selon eux, que le deuxième requérant s’est vu refuser la possibilité de résider en Italie à partir de 2004 et qu’il a été victime des conséquences de ce refus pendant de longues années.

52. Les requérants affirment également qu’un permis de séjour pour raison familiale a été octroyé par le tribunal de Reggio Emilia à un ressortissant uruguayen qui avait épousé un citoyen italien en Espagne. Ils ajoutent que, après cette décision, trente autres permis de séjour analogues ont été délivrés à d’autres ressortissants extracommunautaires formant des couples homosexuels avec des citoyens italiens sur la base de mariages ou de partenariats civils conclus dans des pays de l’UE autres que l’Italie.

b) Appréciation de la Cour

53. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 47, 22 janvier 2008, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013, et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 107, CEDH 2014).

54. En l’espèce, les requérants allèguent que le rejet de la demande du deuxième requérant visant à l’obtention d’un permis de séjour pour raison familiale a fait obstacle à leur souhait de continuer à vivre ensemble en Italie. La Cour doit donc déterminer si ces faits tombent dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention.

55. À cet égard, elle rappelle que, suivant un principe de droit international bien établi, les États peuvent, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, contrôler l’entrée et le séjour des non‑nationaux sur leur sol. La Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier (voir, par exemple, Nunez c. Norvège, no 55597/09, § 66, 28 juin 2011). Le corollaire du droit pour les États de contrôler l’immigration est que les étrangers – et donc, en l’espèce, le deuxième requérant – ont l’obligation de se soumettre aux contrôles et aux procédures d’immigration et de quitter le territoire de l’État contractant concerné lorsqu’ils en reçoivent l’ordre si l’entrée ou le séjour sur ce territoire leur sont valablement refusés (Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 100, 3 octobre 2014).

56. L’article 8 de la Convention ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État contractant une obligation générale de respecter le choix, par une famille, de son domicile commun et d’accepter l’installation de conjoints non nationaux dans le pays ou d’autoriser le regroupement familial sur son territoire (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 68, série A no 94, Bouhadef c. Suisse (déc.), no 14022/02, 12 novembre 2002, Kumar et Seewoochurn c. France (déc.), nos 1892/06 et 1908/06, 17 juin 2008, et Baltaji c. Bulgarie, no 12919/04, § 30, 12 juillet 2011). Néanmoins, les décisions prises par les États en matière d’immigration peuvent, dans certains cas, constituer une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention notamment lorsque les intéressés ont, dans l’État d’accueil, des liens personnels ou familiaux suffisamment forts qui risquent d’être gravement compromis en cas d’application de la mesure en question (voir, par exemple, Moustaquim c. Belgique, 18 février 1991, § 36, série A no 193, Dalia c. France, 19 février 1998, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et Hamidovic c. Italie, no 31956/05, § 37, 4 décembre 2012).

57. En l’espèce, la Cour note que les requérants, qui forment un couple homosexuel depuis 1999, se sont installés en Italie en décembre 2003 (paragraphe 8 ci-dessus). Le deuxième requérant a pu initialement y résider grâce à une carte de séjour temporaire pour étudiant (paragraphe 9 ci‑dessus). Lorsque, le 18 octobre 2004, le chef de la police de Livourne a refusé de lui octroyer un permis de séjour pour raison familiale (paragraphe 10 ci-dessus), les requérants cohabitaient déjà en Italie depuis environ dix mois.

58. La Cour rappelle que, dans son arrêt Schalk et Kopf (précité, § 94), elle a jugé qu’il était artificiel de continuer à considérer que, au contraire d’un couple hétérosexuel, un couple homosexuel ne saurait connaître une « vie familiale » aux termes de l’article 8. Elle a donc estimé que la relation qu’entretenaient MM. Schalk et Kopf, un couple homosexuel cohabitant de facto de manière stable, relevait de la notion de « vie familiale » au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation (voir également X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 95, CEDH 2013). Elle ne voit aucune raison de parvenir à des conclusions différentes en ce qui concerne les requérants en la présente affaire.

59. Elle relève de surcroît que le Gouvernement ne conteste pas que le refus d’octroyer au deuxième requérant un permis de séjour, refus qui a été confirmé par la Cour de cassation, a impliqué pour l’intéressé l’obligation légale de quitter l’Italie (paragraphe 48 ci-dessus). Cette circonstance a donc empêché les intéressés de continuer à vivre ensemble dans ce pays. Elle a ainsi constitué une ingérence dans l’un des éléments essentiels de leur « vie familiale » telle qu’ils avaient souhaité l’organiser et donc dans leur droit au respect de celle-ci tel que garanti par l’article 8 de la Convention.

60. Pour ce qui est de l’argument du Gouvernement selon lequel les articles 8 et 14 de la Convention ne trouvent pas à s’appliquer en raison de l’absence, tant en droit italien qu’en droit de l’UE, des conditions légales requises pour la reconnaissance au deuxième requérant du statut de « membre de la famille » (paragraphes 44 à 47 ci-dessus), la Cour observe que l’existence éventuelle d’une base légale justifiant le refus d’octroyer le permis de séjour n’implique pas forcément qu’il n’y a pas eu ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale des intéressés. Cette base légale ne permet pas non plus à l’État défendeur de décliner toute responsabilité au regard de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 48, CEDH 2000-IV).

61. Quant à la durée de l’ingérence litigieuse, la Cour relève qu’elle a débuté le 18 octobre 2004, date du premier rejet de la demande de permis de séjour (paragraphe 10 ci-dessus), et qu’elle a pris fin au plus tard en juillet 2009, lorsque, à la suite du dépôt au greffe, le 17 mars 2009, de l’arrêt définitif de la Cour de cassation déboutant les requérants de leur pourvoi, ces derniers ont décidé de quitter l’Italie et de s’installer aux Pays-Bas (paragraphe 24 ci-dessus). Cette ingérence a donc duré quatre ans et neuf mois environ.

62. La Cour ayant ainsi délimité la période à prendre en considération en l’espèce, toute spéculation visant à établir si des circonstances survenues après juillet 2009 auraient ouvert au deuxième requérant la possibilité d’obtenir le permis de séjour litigieux est ainsi inutile. La Cour n’estime donc pas nécessaire de se pencher sur la question de savoir si, en vertu du mariage contracté à Amsterdam le 8 mai 2010 (paragraphe 25 ci-dessus), le deuxième requérant pourrait bénéficier de la jurisprudence italienne, citée au paragraphe 52 ci-dessus, tendant à reconnaître le droit au permis de séjour pour raison familiale à des ressortissants extracommunautaires formant des couples homosexuels avec des citoyens italiens sur la base de mariages conclus dans des pays de l’UE autres que l’Italie, ou encore si ce même droit pourrait surgir de la transposition en droit italien, par la loi no 97 du 6 août 2013, de l’article 3 § 1 de la directive européenne no 2004/38/CE prévoyant que l’État d’accueil doit favoriser le séjour, entre autres, du « partenaire avec lequel le citoyen de l’[UE] a une relation durable, dûment attestée » (paragraphes 29-30, 45 et 51 ci-dessus).

63. Il s’ensuit que les faits du litige, étant avérés entre le 18 octobre 2004 et juillet 2009, tombent sous l’empire de l’article 8 de la Convention et que l’article 14, combiné avec cette disposition, trouve à s’appliquer.

2. Sur l’observation de l’article 14 combiné avec l’article 8

a) Arguments des parties

i. Le Gouvernement

64. Le Gouvernement considère que les requérants n’ont pas fait l’objet, en Italie, d’une discrimination prohibée par la Convention. Il cite tout d’abord l’arrêt no 138 du 15 avril 2010, où la Cour constitutionnelle a affirmé que l’union homosexuelle, c’est-à-dire la cohabitation entre deux personnes du même sexe, doit être considérée comme une « formation sociale » au sens de l’article 2 de la Constitution. Dès lors, selon le Gouvernement, afin de protéger des situations spécifiques, les couples homosexuels ont le droit de demander un « traitement paritaire », c’est‑à‑dire comparable à celui du couple marié (l’arrêt no 138 de 2010 est décrit dans l’arrêt Oliari et autres c. Italie, nos 18766/11 et 36030/11, §§ 15 à 18, 21 juillet 2015). Les droits civils des couples homosexuels et des couples hétérosexuels non mariés feraient par ailleurs l’objet d’un débat dans plusieurs États européens et au sein du Parlement italien, à la lumière, entre autres, de la jurisprudence de la Cour et des documents émanant du Conseil de l’Europe.

65. Cependant, selon le Gouvernement, qu’un certain nombre d’autres États aient adopté des lois en matière d’unions civiles n’oblige en rien l’Italie à faire de même, le Parlement national pouvant toujours jouir de sa marge d’appréciation. Le Gouvernement précise que la Cour constitutionnelle l’a reconnu dans son arrêt no 138 de 2010, prononcé après la présentation par le deuxième requérant de sa demande de permis de séjour pour raison familiale.

66. Le Gouvernement indique en outre que, dans son arrêt no 4184 du 15 mars 2012, la Cour de cassation a affirmé que les couples homosexuels pouvaient invoquer devant les tribunaux internes les droits reconnus aux couples hétérosexuels et, le cas échéant, exciper de l’inconstitutionnalité des lois pertinentes. Il ajoute que, dans le cas des requérants, la Cour de cassation ne s’est pas fondée sur l’orientation sexuelle des intéressés pour rendre sa décision, mais qu’elle a pris en compte uniquement la loi italienne en matière d’immigration telle que modifiée par les dispositions européennes pertinentes.

67. Enfin, le Gouvernement tient à confirmer son engagement en faveur de la protection des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (LGBT) et contre l’homophobie, qui aurait conduit à la création du Bureau national contre les discriminations raciales (UNAR – Ufficio Nazionale Antidiscriminazioni Razziali). Il ajoute que cet organe a été accueilli favorablement par la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) – voir le rapport sur l’Italie publié le 21 avril 2012 (CRI(2012)2) – et par le Commissaire aux droits de l’homme (voir le rapport du 18 septembre 2012, CommDH(2012)26, relatif à la visite du Commissaire en Italie du 3 au 6 juillet 2012).

ii. Les requérants

68. Les requérants soutiennent avoir été victimes d’une discrimination fondée sur leur orientation sexuelle. Se référant à l’arrêt Schalk et Kopf (précité, § 103), dans lequel la Cour aurait estimé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la question de savoir si l’absence de reconnaissance juridique des couples homosexuels en Autriche avant le 1er janvier 2010 avait emporté violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, ils indiquent que, cependant, dans leur opinion dissidente commune, les juges Rozakis, Spielmann et Jebens avaient répondu par l’affirmative. Selon les requérants, cet avis s’applique a fortiori à l’un des droits découlant d’un mariage, à savoir la possibilité, pour le concubin ressortissant d’un État non membre de l’UE, d’obtenir un permis de séjour pour raison familiale.

69. Les requérants exposent ensuite que les arrêts no 138 de 2010 de la Cour constitutionnelle (paragraphe 64 ci-dessus) et no 4184 de 2012 de la Cour de cassation (paragraphe 66 ci-dessus) ont établi, en faveur des couples homosexuels stables, un droit à un traitement comparable à celui des couples mariés. Ils déplorent que, en dépit de ces progrès jurisprudentiels, le législateur italien ne soit pas intervenu pour réglementer ce droit dans le cadre de « situations internes » comme la leur.

70. À l’instar des tiers intervenants (paragraphes 74-80 ci-dessous), les requérants expliquent que réserver, dans des pays où le mariage n’est pas ouvert aux couples homosexuels, certains droits aux seuls couples hétérosexuels mariés s’analyse en principe en une discrimination indirecte basée sur l’orientation sexuelle. Cette conclusion a, selon eux, été confirmée par le rapport intitulé « Homophobie et discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans les États membres de l’UE, Partie I – Analyse juridique », publié en juin 2008 par l’Agence pour les droits fondamentaux de l’UE (FRA) ; selon cette agence, les dispositions internationales en matière de droits de l’homme recommandent soit que les couples de même sexe puissent avoir accès à une forme de partenariat enregistré leur donnant les mêmes avantages que le mariage, soit que leur relation de facto durable leur donne accès à ces avantages.

71. Les requérants invoquent également l’arrêt rendu le 14 décembre 2009 par le Judicial Committee of the Privy Council du Royaume-Uni dans l’affaire Rodriguez v. Minister of Housing ([2009] UKPC 52 – Privy Council Appeal no 0028 de 2009) qualifiant de discriminatoire une politique qui exclurait les couples de même sexe ayant une relation stable de longue durée de l’accès aux contrats de location joints (joint tenancies). Ils indiquent en outre que, dans son opinion du 15 juillet 2010 dans l’affaire Römer c. Freie und Hansestadt Hamburg (affaire C-147/08), l’avocat général de la CJUE a estimé que le fait de n’admettre aucune forme d’union légalement reconnue ouverte aux personnes de même sexe pourrait être considéré comme constitutif d’une discrimination liée à l’orientation sexuelle. Ils soutiennent qu’un consensus émerge dans les sociétés démocratiques qui veut, selon eux, qu’un gouvernement ne puisse pas réserver un certain droit ou avantage aux couples mariés et en nier l’accès aux couples homosexuels sous prétexte que les personnes en question ne sont pas mariées.

72. Les requérants déclarent en outre que 24 États membres du Conseil de l’Europe ont adopté des lois permettant aux couples de même sexe d’enregistrer leur relation (une étude sur ce point, qui aurait été actualisée au 30 juin 2015, figure dans l’arrêt Oliari et autres, précité, §§ 53 à 55), et que la possibilité d’obtenir un permis de séjour, pour un partenaire homosexuel non ressortissant de l’UE, existe dans 31 États au moins. Ils estiment que le consensus européen sur ce point est donc aujourd’hui supérieur à celui qui avait été constaté à l’époque de l’adoption des arrêts Schalk et Kopf et Gas et Dubois (précités).

73. Les requérants précisent enfin que le but de leur requête n’est d’obtenir ni un droit au mariage ni l’accès à une forme de partenariat enregistré. Ils expliquent qu’ils demandent simplement à la Cour de développer la jurisprudence Karner c. Autriche (no 40016/98, CEDH 2003‑IX) et d’affirmer qu’exclure les couples de même sexe du droit au permis de séjour pour raison familiale est discriminatoire. Ils considèrent que, en ce qui concerne d’autres droits reconnus aux couples mariés, la Cour pourra décider au cas par cas, distinguant, par exemple, le droit à l’obtention du permis de séjour du droit à l’adoption. Ainsi, selon eux, conclure à une violation de l’article 14 de la Convention en l’espèce ne serait pas incompatible avec les conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans son arrêt Gas et Dubois (précité).

iii. Les tiers intervenants

α) International Commission of Jurists (ICJ), International Lesbian, Gay, Bisexual Trans and Intersex Association (ILGA) Europe et Network of European LGBT Families (NELFA)

74. L’ICJ, l’ILGA-Europe et le NELFA ont produit des informations tendant à démontrer que plusieurs juridictions dans le monde considèrent le partenaire d’un couple de même sexe engagé dans une relation stable et durable comme un « membre de la famille », et ce indépendamment du fait que le couple a ou non la possibilité de se marier ou d’obtenir une autre forme de reconnaissance légale.

75. Les tiers intervenants déclarent avoir d’abord examiné la législation et la pratique de plusieurs États non européens (Afrique du Sud, Australie, Brésil, Canada, Colombie, Israël et Nouvelle-Zélande) qui permettent aux partenaires de même sexe d’émigrer et de résider dans leurs pays d’origine respectifs, avant d’aborder le concept de « familles fonctionnelles » (functional families). Ce concept, au lieu de se focaliser sur l’identité et le genre des individus engagés dans une relation, viserait à établir si cette relation revêt ou non certaines caractéristiques essentielles (coopération économique, participation aux responsabilités domestiques, existence de liens affectifs). Selon eux, grâce à ce concept, les juridictions de certains pays (Afrique du Sud, Australie, Canada, Colombie, États-Unis, Israël et Royaume-Uni) ont reconnu les couples homosexuels non mariés comme étant des « familles » ou des « époux de facto » afin de leur donner accès à certains bénéfices (de nature économique ou autre).

76. Enfin, l’ICJ, l’ILGA-Europe et le NELFA ont indiqué que la différence de traitement entre les couples homosexuels n’ayant pas accès au mariage et les couples mariés a été considérée par les juridictions sud-africaines, canadiennes et américaines comme une forme de discrimination indirecte (c’est-à-dire une discrimination découlant des répercussions négatives que des lois d’apparence neutre peuvent avoir pour un groupe déterminé méritant protection). Ils précisent que, en particulier lorsque les couples de même sexe ne peuvent pas se marier, leur situation ne doit pas être comparée à celle des couples hétérosexuels non mariés mais à celle des couples hétérosexuels mariés. Cela ressortirait également de la pratique du Comité des droits de l’homme des Nations unies, qui a souligné que les couples hétérosexuels peuvent librement décider de se marier.

77. À la lumière de ce qui précède, l’ICJ, l’ILGA-Europe et le NELFA estiment qu’il existe, au niveau mondial, une « tendance significative » (« significant trend ») en faveur de la reconnaissance aux partenaires de même sexe de la qualité de « membres de la famille », de leur droit de vivre ensemble ainsi que des autres droits et bénéfices dont jouissent les couples hétérosexuels.

β) European Commission on Sexual Orientation Law (ECSOL)

78. L’ECSOL indique tout d’abord qu’une analyse du droit de l’UE montre l’importance qu’il y a à accorder priorité aux relations et à la réunification familiales au motif que la liberté de mouvement doit être exercée selon des conditions objectives de liberté et de dignité. Ainsi, selon l’ESCOL, les États membres doivent au moins faciliter l’entrée et le séjour dans le pays d’accueil du partenaire du même sexe, en s’efforçant d’identifier les répercussions qu’un éventuel refus d’octroyer un permis de séjour pourrait avoir in concreto sur la vie privée et familiale des individus concernés.

79. L’ECSOL a ensuite présenté une étude de droit comparé quant à la possibilité, pour des partenaires homosexuels, d’obtenir un permis de séjour dans des pays d’accueil. Cette étude portait sur la législation de 32 États membres du Conseil de l’Europe (Allemagne, Autriche, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Chypre, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Islande, Irlande, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Luxembourg, Malte, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Royaume-Uni, Roumanie, Russie, Serbie, Suède et Suisse). Il en ressort :

– qu’au moins 24 États n’opèrent aucune discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans l’octroi des permis de séjour et prévoient des mécanismes à cet effet (tout en laissant, dans certains cas, une marge d’appréciation aux autorités internes compétentes) ;

– que 22 États reconnaissent, au moins dans une certaine mesure, le droit au permis de séjour aux partenaires de même sexe non mariés et n’ayant pas conclu un partenariat civil enregistré ;

– que certaines juridictions ont estimé que, lorsqu’une union formelle, notamment un mariage, ne peut pas être enregistrée dans le pays d’origine, une relation stable dûment prouvée peut conduire à l’octroi par les autorités du permis de séjour ;

– qu’une discrimination indirecte peut résulter de l’absence de traitement différencié de situations différentes (par exemple, le refus de reconnaître l’existence d’obstacles légaux au mariage pour les couples de même sexe) ;

– que les tribunaux de certains États ont reconnu que, en matière d’immigration du partenaire de facto du même sexe, la Convention jouait un rôle dans la protection de la vie privée et familiale des personnes concernées ;

– qu’un consensus européen émerge en matière d’immigration, qui veut que l’union entre personnes de même sexe soit considérée comme une « vie familiale ».

80. De l’avis de l’ECSOL, un refus généralisé et aprioriste de reconnaître à un couple homosexuel binational le droit de résider dans le pays d’accueil viole l’article 8 de la Convention pris isolément ou combiné avec l’article 14. En outre, pour l’ESCOL, les couples de même sexe subissent une discrimination fondée sur leur orientation sexuelle, au motif que, dans plusieurs États membres du Conseil de l’Europe, il leur est interdit de se marier.

b) Appréciation de la Cour

i. Sur le point de savoir s’il y a eu différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations similaires ou traitement égal de personnes se trouvant dans des situations sensiblement différentes

81. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, une question ne peut se poser au regard de l’article 14 que lorsqu’il existe une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables (Hämäläinen, précité, § 108), ou lorsque les États n’appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes (Thlimmenos, précité, § 44 in fine). À ce dernier égard, la Cour rappelle que l’article 14 n’interdit pas à un État membre de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, l’absence d’un traitement différencié pour corriger une inégalité peut en soi emporter violation de la disposition en cause (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, § 10, série A no 6, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 51, CEDH 2006‑VI, et Muňoz Diaz c. Espagne, no 49151/07, § 48, CEDH 2009). De plus, la Cour a déjà admis qu’une politique ou une mesure générale qui ont des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peuvent être considérées comme discriminatoires même si elles ne visent pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire. Une telle situation s’analyse en une « discrimination indirecte ». Il n’en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manquent de justification « objective et raisonnable » (voir, entre autres, Baio c. Danemark [GC], no 38590/10, § 91, 26 mai 2016 ; S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 161, CEDH 2014 (extraits) ; D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 184, CEDH 2007-IV ; et Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 154, 4 mai 2001).

82. En l’espèce, aux yeux de la Cour, il n’apparaît pas que les requérants, un couple homosexuel non marié, aient été traités différemment d’un couple hétérosexuel non marié. La qualité de « membre de la famille » étant reconnue par le droit interne seulement à l’« époux », et non au concubin (paragraphes 27-28 ci-dessus), il est raisonnable de penser que, à l’instar du deuxième requérant, un partenaire hétérosexuel non ressortissant de l’UE aurait pu lui aussi se voir refuser un permis de séjour pour raison familiale en Italie. En effet, comme la Cour de cassation l’a souligné (paragraphe 22 ci‑dessus), l’exclusion des partenaires non mariés du droit à obtenir le permis en question concernait tant les couples de même sexe que ceux de sexe opposé. Les requérants ne le contestent d’ailleurs pas.

83. Cela dit, la situation des requérants ne saurait cependant être considérée comme analogue à celle d’un couple hétérosexuel non marié. À la différence de ce dernier, les intéressés n’ont pas, en Italie, la possibilité de se marier. Ils ne peuvent donc pas être qualifiés d’« époux » selon le droit national. Dès lors, une interprétation restrictive de la notion de « membre de la famille » ne constitue un obstacle insurmontable à l’octroi du permis de séjour pour raison familiale que pour les couples homosexuels. Ces derniers ne pouvaient pas non plus obtenir un mode de reconnaissance juridique autre que le mariage, étant donné qu’à l’époque des faits, e système juridique italien ne prévoyait pas, pour les couples homosexuels ou hétérosexuels engagés dans une relation stable, la possibilité d’avoir accès à une union civile ou à un partenariat enregistré attestant leur statut et leur garantissant certains droits essentiels. Par ailleurs, la Cour rappelle avoir indiqué dans son arrêt Oliari et autres (précité, § 170) que, en dépit des développements de la jurisprudence interne en la matière (exposés par les parties dans la présente affaire – paragraphes 64, 66 et 69 ci-dessus), la situation des couples de même sexe en Italie demeurait incertaine dans certains domaines. En tout état de cause, la Cour observe que le Gouvernement n’a pas soutenu que les développements en question allaient jusqu’à reconnaître, en matière d’immigration, un statut analogue à celui de l’« époux » aux membres d’une relation homosexuelle stable et durable.

84. La Cour note également que les requérants avaient obtenu le statut de couple non marié en Nouvelle-Zélande (paragraphe 8 ci-dessus) et que, une fois installés dans un État reconnaissant le droit au mariage entre personnes de même sexe (les Pays-Bas), ils ont décidé de se marier (paragraphe 25 ci-dessus). Dès lors, leur situation ne saurait pas non plus être comparée à celle d’un couple hétérosexuel qui, pour des raisons d’ordre personnel, ne souhaite pas s’engager dans un mariage ou dans une union civile.

85. L’ensemble des considérations qui précèdent amènent la Cour à conclure que les requérants, un couple homosexuel, ont été traités, en ce qui concerne l’octroi d’un permis de séjour pour raison familiale, de la même façon que des personnes se trouvant dans une situation sensiblement différente de la leur – à savoir des partenaires hétérosexuels ayant décidé de ne pas régulariser leur situation.

86. Il reste à établir si le fait ne pas avoir appliqué un traitement différencié en l’espèce pouvait se justifier sous l’angle de l’article 14 de la Convention.

ii. Sur le point de savoir s’il existait une justification objective et raisonnable

α) Principes généraux

87. La Cour rappelle qu’une différence de traitement de situations analogues ou un traitement comparable de situations différentes sont discriminatoires s’ils ne reposent pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire s’ils ne poursuivent pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, mutatis mutandis, Hämäläinen, précité, § 108). De plus, l’interdiction de discrimination consacrée par l’article 14 de la Convention n’a de sens que si, dans chaque cas particulier, la situation personnelle du requérant par rapport aux critères énumérés dans cette disposition est prise en compte telle quelle. Une approche contraire viderait l’article 14 de sa substance (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 91, CEDH 2009).

88. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des distinctions de traitement se justifient (voir, mutatis mutandis, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008, et Schalk et Kopf, précité, § 96). L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, le domaine et le contexte ; la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants peut constituer un facteur pertinent à cet égard (Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 38, Recueil 1998‑II, et Hämäläinen, précité, § 109).

89. La Cour rappelle encore que l’orientation sexuelle relève du champ d’application de l’article 14. Elle a maintes fois déclaré que, comme les différences fondées sur le sexe, celles fondées sur l’orientation sexuelle doivent être justifiées par des motifs impérieux ou, autre formule parfois utilisée, par des « raisons particulièrement solides et convaincantes » (X et autres c. Autriche, précité, § 99 ; voir, par exemple, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 90, CEDH 1999‑VI, Lustig‑Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, § 82, 27 septembre 1999, L. et V. c. Autriche, nos 39392/98 et 39829/98, § 45, CEDH 2003‑I, E.B. c. France, précité, § 91, Karner, précité § 37, et Vallianatos et autres, précité, § 77), notamment lorsqu’il s’agit de droits tombant sous l’empire de l’article 8. Les différences motivées uniquement par des considérations tenant à l’orientation sexuelle sont inacceptables au regard de la Convention (Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, § 36, CEDH 1999‑IX, E.B. c. France, précité, §§ 93 et 96, et X et autres c. Autriche, précité, § 99).

90. Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour considère que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’un traitement comparable de situations sensiblement différentes, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette approche était justifiée (voir, mutatis mutandis, D.H. et autres, précité, § 177).

β) Application de ces principes en l’espèce

91. La Cour doit donc d’abord déterminer si, dans le cadre de la procédure visant à l’obtention du permis de séjour pour raison familiale, le fait de n’avoir pas traité les requérants différemment des couples hétérosexuels n’ayant pas régularisé leur situation poursuivait un but légitime. Dans l’affirmative, elle vérifiera s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but recherché (voir, mutatis mutandis, Thlimmenos, précité, § 46).

92. La Cour observe que, pour justifier le traitement analogue des couples homosexuels et hétérosexuels non mariés en matière d’octroi du permis de séjour pour raison familiale, le Gouvernement invoque, en substance, la marge d’appréciation dont jouissent les États pour protéger la famille traditionnelle et pour décider si les couples homosexuels doivent avoir accès à des unions civiles ou à des partenariats enregistrés, ainsi que pour déterminer la nature exacte du statut conféré (paragraphes 43, 45, 46, 47 et 65 ci-dessus).

93. Bien que la protection de la famille traditionnelle puisse, dans certaines circonstances, constituer un but légitime au regard de l’article 14, la Cour considère que, dans le domaine concerné, à savoir l’octroi d’un permis de séjour pour raison familiale à un partenaire étranger homosexuel, elle ne saurait constituer une raison « particulièrement solide et convaincante » de nature à justifier, dans les circonstances de l’espèce, une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle (voir, mutatis mutandis, Vallianatos et autres, précité, § 92).

94. La Cour souligne qu’en l’espèce, elle n’est pas appelée à examiner in abstracto la question de savoir si l’État italien était obligé de prévoir, pour les couples du même sexe, une forme de reconnaissance légale au moment où le deuxième requérant s’est vu refuser le permis de séjour par le chef de la police de Livourne (18 octobre 2004) ou bien lorsque cette décision a été confirmée dans le cadre de la procédure judiciaire successive, clôturée par l’arrêt de la Cour de cassation, déposé au greffe le 17 mars 2009 (voir, mutatis mutandis, Vallianatos et autres, précité, § 78). Eu égard à la manière où le grief des requérants a été formulé, la Cour se limitera à évaluer si, dans le contexte spécifique du refus d’octroyer un permis de séjour au deuxième requérant, les décisions des autorités italiennes étaient basées sur une justification objective et raisonnable, compte tenu du fait que l’application des dispositions du décret législatif no 286 de 1998 a empêché les requérants de poursuivre leur vie familiale commune et leur relation stable et sérieuse en Italie. Il est vrai que la loi italienne ne traitait pas différemment les couples hétérosexuels non mariés des couples homosexuels (paragraphe 82 ci‑dessus), mais limitait la notion de « membres de la famille » aux conjoints hétérosexuels. Cependant, le fait d’appliquer la même règle restrictive découlant du décret législatif no 286 de 1998 aux couples hétérosexuels non régularisés et aux couples homosexuels, dans le seul but de protéger la famille traditionnelle (paragraphe 93 ci-dessus), a soumis les requérants à un traitement discriminatoire. En effet, sans justification objective et raisonnable, l’État italien a omis de les traiter différemment des couples hétérosexuels et de tenir compte de la capacité de ces derniers d’obtenir une reconnaissance légale de leur relation, et donc de satisfaire aux exigences du droit interne aux fins de l’octroi du permis de séjour de famille, une possibilité dont les requérants ne jouissaient pas (Thlimmenos, précité, § 44).

95. La Cour observe par ailleurs que c’est précisément l’absence de la possibilité, pour les couples homosexuels, d’avoir accès à une forme de reconnaissance légale qui a placé les requérants dans une situation différente de celle d’un couple hétérosexuel non marié (paragraphe 83 ci-dessus). À supposer même qu’à l’époque litigieuse la Convention n’obligeait pas le Gouvernement à prévoir, pour les personnes du même sexe engagées dans une relation stable et sérieuse, la possibilité de conclure une union civile ou un partenariat enregistré attestant leur statut et leur garantissant certains droits essentiels, ceci ne saurait affecter en rien le constat qu’à la différence d’un couple hétérosexuel, le deuxième requérant ne disposait, en Italie, d’aucun moyen légal pour se voir reconnaître le statut de « membre de la famille » du premier requérant et pour pouvoir dès lors bénéficier d’un permis de séjour pour raison familiale.

96. La Cour note que le Gouvernement n’a pas indiqué d’autres buts légitimes susceptibles de justifier la discrimination dénoncée par les requérants. Partant, elle considère que, dans le cadre de la procédure que les requérants ont engagée aux fins de l’obtention du permis de séjour pour raison familiale, le fait de ne pas avoir traité les intéressés différemment des couples hétérosexuels non mariés, qui seuls avaient accès à une forme de régularisation de leur union, n’avait aucune justification objective et raisonnable. Aux yeux de la Cour, l’interprétation restrictive appliquée au deuxième requérant de la notion de « membre de la famille » n’a pas dûment tenu compte de la situation personnelle des requérants et notamment de l’impossibilité pour eux d’obtenir en Italie un mode de reconnaissance juridique de leur relation (voir, en particulier, la jurisprudence citée au paragraphe 87 ci-dessus).

97. La Cour note également que le Gouvernement n’a contesté ni l’affirmation de l’ICJ, de l’ILGA-Europe et du NELFA selon laquelle il y aurait, au niveau mondial, une « tendance significative » à traiter les partenaires de même sexe comme des « membres de la famille » et à leur reconnaître le droit de vivre ensemble (paragraphe 77 ci-dessus) ni l’analyse de droit comparé qui a conduit l’ECSOL à conclure à l’émergence d’un consensus européen selon lequel, en matière d’immigration, les unions entre personnes de même sexe tendent à être vues comme une « vie familiale » (paragraphe 79 ci-dessus). À cet égard, elle souligne qu’il ressort des « documents européens pertinents » (paragraphes 31 à 34 ci-dessus) que tant le Parlement européen que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ont jugé problématique une interprétation restrictive, par les États membres, de la notion de « membre de la famille » dans le domaine de l’immigration.

γ) Conclusion

98. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’à l’époque litigieuse, en décidant de traiter, aux fins de l’octroi du permis de séjour pour raison familiale, les couples homosexuels de la même manière que des couples hétérosexuels n’ayant pas régularisé leur situation, l’État a enfreint le droit des requérants de ne pas subir de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans la jouissance de leurs droits au regard de l’article 8 de la Convention.

99. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8

100. Dans une lettre du 26 août 2015, les requérants demandent à la Cour de conclure également à la violation de l’article 8 de la Convention pris isolément en raison de l’absence, en Italie, de dispositions légales spécifiques en faveur de la reconnaissance et de la protection des unions entre personnes de même sexe. Ils invoquent les principes énoncés dans l’arrêt Oliari et autres (précité).

101. La Cour note que ce grief n’a pas été soulevé dans le formulaire de requête et qu’il n’a pas été porté à la connaissance du Gouvernement. Elle relève que, par ailleurs, la question de l’absence, en Italie, d’une forme de reconnaissance juridique des couples homosexuels n’a été évoquée par les requérants que dans une communication non sollicitée postérieure à l’échange d’observations entre les parties, alors que, dans leur mémoire devant la chambre, les intéressés avaient explicitement affirmé que le but de leur requête n’était pas d’obtenir l’accès à une forme de partenariat enregistré (paragraphe 73 ci-dessus). De plus, elle observe que, lorsqu’ils ont soulevé ce nouveau grief (le 26 août 2015), les requérants ne résidaient plus en Italie depuis environ six ans et que, s’étant mariés à Amsterdam le 8 mai 2010, ils avaient obtenu, dans leur pays de résidence, une reconnaissance juridique de leur relation depuis plus de cinq ans et trois mois (paragraphes 24-25 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour estime qu’au plus tard à partir de la date de leur mariage aux Pays-Bas, les requérants ont cessé d’être affectés par la situation qu’ils dénoncent, à savoir l’absence, en Italie, d’une forme de reconnaissance légale des unions entre personnes de même sexe.

102. Il s’ensuit que ce grief est tardif et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

103. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

104. Les requérants réclament 20 000 euros (EUR) pour préjudice moral. Ils affirment que, depuis octobre 2004, les autorités italiennes ont nié l’existence de la discrimination dont ils se disent victimes. Ils estiment avoir été forcés de « s’exiler » aux Pays-Bas en juillet 2009, loin de la famille du premier requérant. Dans une lettre du 26 août 2015 (paragraphes 100-101 ci‑dessus), les requérants ont indiqué qu’ils demandaient de plus la somme de 5 000 EUR chacun pour le préjudice moral découlant de la violation alléguée de l’article 8 de la Convention pris isolément.

105. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

106. Eu égard à sa pratique en la matière, la Cour considère qu’il y a lieu d’allouer aux requérants conjointement 20 000 EUR au titre du préjudice moral découlant de la violation constatée de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

B. Frais et dépens

107. Les requérants demandent en outre 10 924,58 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 8 000 EUR pour ceux engagés devant la Cour. À cet égard, ils ont produit cinq notes de frais de l’avocat qui les a représentés au niveau national (pour des montants de 2 413,78 EUR, 1 836 EUR, 1 836 EUR, 2 360 EUR et 2 478,80 EUR), et une lettre de leur représentant devant la Cour indiquant que, en cas d’issue favorable de la procédure européenne, ils étaient tenus de lui verser la somme de 8 000 EUR.

108. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

109. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme totale sollicitée par les requérants tous frais confondus, soit 18 924,58 EUR, et l’accorde aux intéressés.

C. Intérêts moratoires

110. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ;

3. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 18 924,58 EUR (dix-huit mille neuf cent vingt-quatre euros et cinquante-huit centimes), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposMirjana Lazarova Trajkovska
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Spano, à laquelle se rallie le juge Bianku ;

– opinion partiellement dissidente du juge Sicilianos.

M.L.T.
A.C.

CONCURRING OPINION OF JUDGE SPANO, JOINED BY JUDGE BIANKU

1. I will not express a view on the Court’s current case-law granting deference to the Member States in deciding whether to legalise same-sex marriage. As things stand, that is the position of the Court, one by which I am bound on the basis of the principle of stare decisis. However, as recognised in Schalk and Kopf v. Austria (no. 30141/04, § 105, ECHR 2010), things may change.

2. I am writing separately to highlight the fact that although States are not under an obligation to afford same-sex couples access to the institution of marriage, that does not mean that these individuals are unable to find sanctuary in this Court when invoking the right to respect for their family lives in particular contexts. On the contrary, if States decide to exclude same-sex couples from being able to marry, such a decision may have consequences when this Court is called upon to examine a claim of unjustified discrimination within a specific context that falls within the ambit of the right to respect for family life under Article 8 taken in conjunction with Article 14 of the Convention.

3. As Italy decided to afford foreign nationals the ability to request residence permits if they were “family members” of citizens, the application of that system of domestic law could not be discriminatory (see E.B. v. France [GC], no. 43546/02, § 49, 22 January 2008). It follows that the impossibility in Italy at the material time for same-sex couples to acquire marital status or other legal recognition of their relationship could not, under any reasonable interpretation of Article 8 taken in conjunction with Article 14 of the Convention, have made their relationships any less worthy of being treated as constituting a family unit within the particular context of immigration proceedings. The judgment does nothing more than require Italy to take due account of the existence of a serious and stable same-sex relationship in this specific context. The Court thus firmly rejects the argument that States can legitimately invoke the concept of the “traditional family” as a basis for denying a request for a residence permit made by a foreign national who is in a relationship with a citizen of the same sex.

4. In conclusion, the fundamental principle of human dignity, which is one of the cornerstones of Article 8 of the Convention, guarantees to each and every individual the right to found a family with whomever they choose, irrespective of their sexual identity or sexual orientation.

I concur in the judgment.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE SICILIANOS

1. À mon grand regret, je ne peux suivre la majorité lorsqu’elle conclut à la violation de l’article 8 combiné avec l’article 14 de la Convention. En effet, je pense que la présente affaire ne constitue pas un cas de discrimination prohibée par la Convention (I). Selon moi, il pourrait s’agir, en l’occurrence, d’une violation du droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention pris isolément (II).

I. La présente affaire n’implique pas une discrimination

A. Recevabilité

2. Il faut préciser, tout d’abord, que l’arrêt a correctement établi que « les faits du litige, étant avérés entre le 18 octobre 2004 et juillet 2009, tombent sous l’empire de l’article 8 de la Convention et que l’article 14, combiné avec cette disposition, trouve à s’appliquer » (paragraphe 63). Autrement dit, je souscris volontiers au constat relatif à l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

B. Fond

1. Les deux facettes du principe de non-discrimination

3. Concernant le fond de cette question, l’arrêt rappelle les deux facettes du principe de non-discrimination telles qu’elles résultent de la jurisprudence de la Cour. On sait, en effet, qu’une question peut se poser au regard de l’article 14 lorsqu’il existe : a) un traitement différent de personnes placées dans des situations comparables ; ou bien b) un traitement identique de personnes se trouvant dans des situations différentes (paragraphe 81 de l’arrêt et les références citées). Quand il applique ces principes au cas d’espèce, l’arrêt se place sur le terrain du second volet du principe de non-discrimination, mis en évidence pour la première fois dans l’arrêt Thlimmenos c. Grèce ([GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV) et réitéré à diverses reprises depuis lors.

2. Selon la majorité, la situation des couples homosexuels non mariés ne serait pas comparable à celle des couples hétérosexuels non mariés

4. En effet, au paragraphe 82, l’arrêt affirme qu’« il n’apparaît pas que les requérants, un couple homosexuel non marié, aient été traités différemment d’un couple hétérosexuel non marié. (...) l’exclusion des partenaires non mariés du droit à obtenir le permis [de séjour] concernait tant les couples de même sexe que ceux de sexe opposé ». Cependant, l’arrêt ajoute que la situation des requérants était différente de celle d’un couple hétérosexuel non marié étant donné qu’un tel couple avait la possibilité de se marier – et de « régulariser » ainsi sa relation – alors que ce n’était pas le cas pour un couple homosexuel. La majorité rappelle également que, durant la période litigieuse (à savoir entre 2004 et 2009), ni les couples hétérosexuels ni les couples homosexuels n’avaient la possibilité d’avoir accès à une union civile ou à un partenariat enregistré (paragraphe 83 de l’arrêt). De surcroît, les requérants, une fois installés aux Pays-Bas – État qui permet le mariage homosexuel – ont décidé de se marier. Le mariage a effectivement eu lieu le 8 mai 2010. Dans ces conditions, la majorité estime que la situation des requérants « ne saurait pas non plus être comparée à celle d’un couple hétérosexuel qui, pour des raisons d’ordre personnel, ne souhaite pas s’engager dans un mariage ou dans une union civile » (paragraphe 84 de l’arrêt).

3. La position de la majorité revient à accepter que la situation des couples homosexuels non mariés soit comparable à celle des couples hétérosexuels mariés

5. Avant d’essayer de répondre à cette question, il importe de noter la thèse des requérants selon laquelle « un consensus émerge dans les sociétés démocratiques qui veut (...) qu’un gouvernement ne puisse pas réserver un certain droit ou avantage aux couples mariés et en nier l’accès aux couples homosexuels sous prétexte que les personnes en question ne sont pas mariées » (paragraphe 71 de l’arrêt). En d’autres termes, pour les requérants, la situation des couples homosexuels non mariés devrait être comparée à celle des couples mariés (hétérosexuels ou homosexuels). Toute différence de traitement entre ces deux catégories – couples homosexuels non mariés et couples mariés – serait discriminatoire.

6. Même si elle est formulée différemment, l’approche de la majorité est en substance la même que celle des requérants. En effet, dire que la situation des couples homosexuels non mariés n’est pas comparable à celle des couples hétérosexuels non mariés parce que ces derniers peuvent se marier revient en réalité à accepter a contrario que, au sens de l’article 14 de la Convention, la situation des couples homosexuels non mariés soit comparée à celle des couples mariés. Cette manière de voir semble être corroborée par le paragraphe 91 de l’arrêt, où il est énoncé que : « La Cour doit donc (...) déterminer si, dans le cadre de la procédure visant à l’obtention du permis de séjour pour raison familiale, le fait de n’avoir pas traité les requérants différemment des couples hétérosexuels n’ayant pas régularisé leur situation poursuivait un but légitime ». Étant donné que, en Italie, le seul moyen pour les couples hétérosexuels de « régulariser leur situation » est le mariage, le passage précité conduit à (ré)affirmer que, dans le cadre de la procédure litigieuse, les couples homosexuels non mariés, comme les requérants, devaient être comparés non pas aux couples hétérosexuels non mariés mais aux couples hétérosexuels mariés.

7. À mon sens, la question se pose de savoir si cette approche est compatible avec la jurisprudence adoptée par la Cour jusqu’à ce jour ou bien si elle s’écarte de la ligne jurisprudentielle suivie tant par les chambres que par la Grande Chambre.

4. Cette approche est-elle compatible avec la jurisprudence de la Cour ?

a) La situation des couples mariés n’est pas comparable à celle des couples non mariés

8. Pour tenter de répondre à cette question, on rappellera tout d’abord les termes utilisés par la Grande Chambre dans l’affaire X et autres c. Autriche ([GC], no 19010/07, §§ 105-110, CEDH 2013) :

« α) Comparaison de la situation des requérants avec celle d’un couple marié dont l’un des membres aurait souhaité adopter l’enfant de l’autre

105. La première question qui se pose à la Cour est celle de savoir si la situation des requérants – les première et troisième requérantes, qui forment un couple homosexuel, et le fils de cette dernière – était comparable à celle d’un couple hétérosexuel marié dont l’un des membres aurait souhaité adopter l’enfant de l’autre.

106. La Cour a récemment répondu à cette question par la négative dans l’affaire Gas et Dubois, pour des raisons qu’elle estime utile de rappeler et de réaffirmer ici. Il convient d’abord de garder à l’esprit que l’article 12 de la Convention n’impose pas aux États contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels (Schalk et Kopf, précité, §§ 54-64), que le droit au mariage homosexuel ne peut pas non plus se déduire de l’article 14 combiné avec l’article 8 (ibidem, § 101) et que, lorsque les États décident d’offrir aux couples homosexuels un autre mode de reconnaissance juridique, ils bénéficient d’une certaine marge d’appréciation pour décider de la nature exacte du statut conféré (ibidem, § 108, Gas et Dubois, précité, § 66). Par ailleurs, la Cour a déclaré à maintes reprises que le mariage confère un statut particulier à ceux qui s’y engagent, que l’exercice du droit de se marier est protégé par l’article 12 de la Convention et qu’il emporte des conséquences sociales, personnelles et juridiques (voir, parmi d’autres, Gas et Dubois, précité, § 68, et Burden, précité, § 63).

107. Or le droit autrichien de l’adoption prévoit un régime spécifique pour les couples mariés. L’article 179 § 2 du code civil énonce en effet que l’adoption conjointe leur est réservée et qu’elle est en principe la seule forme d’adoption qui leur soit ouverte. Par exception à ce principe, la même disposition autorise un époux à adopter l’enfant de son conjoint (adoption coparentale).

108. S’appuyant sur l’arrêt Gas et Dubois, le Gouvernement avance que la situation des première et troisième requérantes n’est pas comparable à celle d’un couple marié. Pour leur part, les requérantes soulignent qu’elles n’entendent pas revendiquer un droit qui serait réservé aux couples mariés. La Cour n’aperçoit pas de raison de s’écarter de sa jurisprudence sur ce point.

109. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que la situation des première et troisième requérantes au regard de l’adoption coparentale n’est pas comparable à celle d’un couple marié.

110. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 dans le chef des intéressés pour autant que l’on compare leur situation avec celle d’un couple marié dont l’un des membres aurait souhaité adopter l’enfant de l’autre ».

9. Il apparaît ainsi que la Grande Chambre distingue clairement – et unanimement (point 2 du dispositif de l’arrêt X et autres c. Autriche, précité) – la situation d’un couple marié de celle d’un couple homosexuel non marié. On pourrait certes avancer que la distinction en question ne vaut que pour le cas d’espèce, à savoir la question de l’adoption coparentale. Or tel n’est pas le cas. Ainsi qu’il apparaît également dans les affaires mentionnées dans le passage précité, ladite distinction reflète une constante dans la jurisprudence de la Cour. En effet, celle-ci a pu constater à diverses reprises et à propos de cas concernant un vaste éventail de sujets d’ordre personnel, économique ou social que l’institution du mariage crée un régime spécial au profit des intéressés. Le mariage est caractérisé par un ensemble de droits et d’obligations qui le distinguent clairement du cas d’un couple stable qui cohabite sans être marié. Cette donnée constante de la jurisprudence de la Cour a été résumée également par la Grande Chambre à propos d’un cas concernant des prestations sociales, c’est-à-dire à l’occasion d’une affaire soulevant une question bien différente de celle de l’adoption coparentale. C’est ainsi que, dans l’affaire Şerife Yiğit c. Turquie ([GC], no 3976/05, 2 novembre 2010), la Cour a rappelé que :

« 72. Sur le terrain de l’article 12 de la Convention, la Cour a déjà constaté que le mariage est largement reconnu comme conférant un statut et des droits particuliers à ceux qui s’y engagent (Burden, précité, § 63, et Joanna Shackell c. Royaume-Uni (déc.), no 45851/99, 27 avril 2000). La protection du mariage constitue en principe une raison importante et légitime pouvant justifier une différence de traitement entre couples mariés et couples non mariés (Quintana Zapata c. Espagne, no 34615/97, décision de la Commission du 4 mars 1998, Décisions et rapports (DR) 92, p. 139). Le mariage se caractérise par un ensemble de droits et d’obligations qui le différencient nettement de la situation d’un homme et d’une femme vivant ensemble (Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999‑VI, et Lindsay c. Royaume-Uni (déc.), no 11089/84, 11 novembre 1986). Aussi les États jouissent-ils d’une certaine marge d’appréciation quand ils prévoient un traitement différent selon qu’un couple est marié ou non, notamment dans des domaines qui relèvent de la politique sociale et fiscale, par exemple en matière d’imposition, de pension et de sécurité sociale (voir, mutatis mutandis, Burden, précité, § 65). »

Voir aussi l’arrêt Korosidou c. Grèce (no 9957/08, § 64, 10 février 2011).

10. Il apparaît ainsi qu’il existe une ligne jurisprudentielle claire qui revient comme un leitmotiv à propos d’affaires couvrant un large éventail de questions, que ce soit sous l’angle de l’article 8 ou sous celui de l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention, et qui consiste à distinguer, d’une part, les couples mariés, homosexuels ou hétérosexuels, et, d’autre part, des couples non mariés, homosexuels ou hétérosexuels. Par conséquent, accepter ne serait-ce qu’implicitement ou indirectement qu’un couple stable non marié se trouve dans une situation comparable à celle d’un couple marié ne semble pas compatible avec la jurisprudence de la Cour.

b) La situation des couples homosexuels non mariés est comparable à celle des couples hétérosexuels non mariés

11. Il reste maintenant à savoir si ce qu’affirme explicitement la majorité dans le présent arrêt – à savoir que la situation des requérants n’est pas comparable à celle d’un couple hétérosexuel stable non marié – est compatible avec la jurisprudence de la Cour. À cet égard, il convient de se référer une fois de plus à l’arrêt X et autres c. Autriche précité. Dans cet arrêt, la Grande Chambre a adopté une position qui semble se situer aux antipodes de celle qu’adopte la Cour dans le présent arrêt puisqu’elle compare précisément la situation des requérants – un couple homosexuel stable non marié – à celle d’un couple hétérosexuel stable non marié (X et autres c. Autriche, précité, §§ 111-112) :

« β) Comparaison de la situation des requérants avec celle d’un couple hétérosexuel non marié dont l’un des membres aurait souhaité adopter l’enfant de l’autre

111. La Cour relève que les observations des requérants portent essentiellement sur la comparaison de leur situation avec celle d’un couple hétérosexuel non marié. Les intéressés soulignent qu’en droit autrichien l’adoption coparentale est ouverte non seulement aux couples mariés, mais aussi aux couples hétérosexuels non mariés, alors qu’elle est juridiquement impossible pour les couples homosexuels.

– Situation comparable

112. La Cour observe qu’aucune des parties n’avance que la loi distingue les couples homosexuels des couples hétérosexuels non mariés par un statut juridique particulier analogue à celui qui différencie les premiers et les seconds des couples mariés. D’ailleurs, le Gouvernement ne conteste pas que la situation des couples hétérosexuels non mariés soit comparable à celle des couples homosexuels, concédant que, en termes de personnes, les couples homosexuels et les couples hétérosexuels sont en théorie tout aussi aptes ou inaptes les uns que les autres à l’adoption en général et à l’adoption coparentale en particulier. La Cour constate que la situation des requérants, désireux d’établir un lien juridique entre le premier et le deuxième d’entre eux, est comparable à celle d’un couple hétérosexuel dont l’un des membres aurait souhaité adopter l’enfant de l’autre. »

12. Une fois de plus, on pourrait arguer que ces affirmations ne concernent que la question de l’adoption coparentale et que la comparaison entre les couples homosexuels et hétérosexuels non mariés ne vaut pas dans d’autres hypothèses. Une telle approche ne nous semble pas convaincante pour plusieurs raisons. La première est d’ordre purement logique. En effet, les deux affirmations contenues dans les deux passages susmentionnés de l’arrêt X et autres c. Autriche précité constituent les deux faces de la même médaille. Dire, d’une part, que la situation des couples mariés et non mariés n’est pas comparable, et affirmer, d’autre part, que les couples non mariés stables homosexuels ou hétérosexuels se trouvent, eux, dans des situations comparables nous semble parfaitement cohérent. Les deux affirmations découlent l’une de l’autre et elles sont complémentaires. Cette manière de voir est corroborée par un autre arrêt important et plus récent de la Grande Chambre, Vallianatos et autres c. Grèce, [GC], nos 29381/09 et 32684/09, CEDH 2013 (extraits)), concernant le « pacte de vie commune » que la loi grecque en vigueur à l’époque des faits (modifiée depuis lors) réservait aux couples hétérosexuels. En situant le litige dans son contexte, la Cour a affirmé une fois de plus que la situation des couples hétérosexuels non mariés est comparable à celle des couples homosexuels non mariés (Vallianatos et autres c. Grèce, précité, § 72) :

« α) Comparaison de la situation des requérants avec celle d’un couple hétérosexuel et existence d’une différence de traitement

78. La première question qui se pose à la Cour est celle de savoir si la situation des requérants est comparable à celle d’un couple hétérosexuel souhaitant conclure un « pacte de vie commune » en vertu de la loi no 3719/2008. La Cour rappelle que les couples homosexuels sont, tout comme les couples hétérosexuels, capables de s’engager dans des relations stables (Schalk et Kopf, précité, § 99). Elle considère donc que les requérants se trouvent dans une situation comparable à celle de personnes hétérosexuelles pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance juridique et de protection de leur relation de couple (ibidem). »

Cette position constitue l’idée maîtresse autour de laquelle s’articule l’ensemble du raisonnement de la Cour dans cette affaire.

13. Par ailleurs, les arguments utilisés par la majorité pour soutenir l’affirmation – nouvelle dans la jurisprudence de la Cour – suivant laquelle la situation d’un couple homosexuel stable ne serait pas comparable à celle d’un couple hétérosexuel stable ne semblent pas convaincants. Le premier argument consiste à dire que les deux situations seraient différentes aux fins de l’obtention d’un permis de séjour en Italie parce que les couples hétérosexuels ont la possibilité de se marier et donc de « régulariser » leur situation au regard des dispositions pertinentes du droit italien, ce qui n’est pas le cas d’un couple homosexuel (paragraphe 83 de l’arrêt). Or cet argument pourrait être applicable mutatis mutandis dans plusieurs autres cas, mettant sérieusement en cause, on l’a vu, le statut particulier du mariage tel qu’il résulte de la Convention et de la jurisprudence de la Cour (voir ci-dessus). Par ailleurs, l’argument en question revient à affirmer en substance qu’un couple hétérosexuel dont l’un des membres souhaite obtenir un permis de séjour est obligé de se marier nolens volens, ce qui n’est pas le cas d’un couple homosexuel. Toutefois, si l’on accepte cette proposition, il est probable qu’à l’avenir la Cour soit saisie par un couple hétérosexuel qui invoquera cette différence de traitement pour soutenir qu’il a subi une discrimination. On risque dès lors de se perdre dans des méandres de syllogismes qui conduisent à des résultats assez complexes et plutôt difficiles à suivre.

14. Le deuxième argument de la majorité, tendant à différencier les couples hétérosexuels et homosexuels non mariés, semble à première vue être spécifique à la présente affaire. Il consiste à dire que les requérants ont prouvé leur intention de se marier puisqu’ils l’ont finalement fait aux Pays‑Bas et que donc leur situation « ne saurait pas non plus être comparée à celle d’un couple hétérosexuel qui, pour des raisons d’ordre personnel, ne souhaite pas s’engager dans un mariage ou dans une union civile » (paragraphe 84). Or, rappelons-le, le mariage des requérants a eu lieu le 8 mai 2010, c’est-à-dire postérieurement à la période litigieuse, alors que les requérants ne se trouvaient plus en Italie. Dès lors, peut-on tirer d’un tel événement, que les autorités nationales ne pouvaient même pas prévoir, une conséquence juridique d’importance quant au caractère comparable des situations et aux obligations juridiques qui en résultent pour un État partie ? Est-il judicieux de se placer sur le terrain des intentions individuelles pour aboutir à des conclusions d’ordre général ?

5. Conclusion

15. L’approche de la majorité au sujet des situations comparables ne me semble pas compatible avec la jurisprudence de la Cour. Plus particulièrement, je ne souscris pas à la position de la majorité selon laquelle la situation des requérants n’était pas comparable à celle d’un couple hétérosexuel stable non marié. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’aborder la partie de l’arrêt sur la question de savoir s’il existait ou non une justification objective et raisonnable (paragraphes 87 et suivants de l’arrêt). Les deux situations susmentionnées étant comparables, le fait qu’elles ont été traitées de façon identique ne constitue pas une discrimination au titre de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

II. La présente affaire pourrait soulever un problème au regard de l’article 8 pris isolément

16. On sait que, depuis le fameux arrêt Marckx c. Belgique (13 juin 1979, série A, no 31), la Cour a peu à peu élargi la notion de « vie familiale », qualifiée explicitement de notion autonome (L.-A. Sicilianos, « La ‘vie familiale’ en tant que notion autonome au regard de la CEDH », in Casadevall, J., Raimondi, G. et al. (eds), Mélanges en l’honneur de Dean Spielmann, Oisterwijk: Wolf Legal Publishers, 2015, pp. 595-602), pour y inclure notamment – au-delà de la famille traditionnelle – certaines formes de relations de facto entre personnes de sexe opposé ou de même sexe (voir notamment Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, 24 juin 2010, § 91 et suivants, et Vallianatos et autres c. Grèce, précité, § 73).

17. D’un autre côté, ainsi qu’il est rappelé dans le présent arrêt, « suivant un principe de droit international bien établi, les États peuvent, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, contrôler l’entrée et le séjour des non-nationaux sur leur sol » (paragraphe 55 de l’arrêt). S’il est vrai que la Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier (voir, parmi d’autres, Nunez c. Norvège, no 55597/09, § 66, 28 juin 2011, et Jeunesse c. Pays‑Bas [GC], no 12738/10, § 100, CEDH 2014), la Cour a admis que, dans certaines circonstances, l’éloignement des non-nationaux peut constituer une violation de l’article 8 de la Convention, et elle a fourni un ensemble de critères à cet égard (voir notamment Üner c. Pays-Bas ([GC], no 46410/99, §§ 54-60, CEDH 2006‑XII), critères récapitulés et appliqués récemment dans l’arrêt Kolonja c. Grèce (no 49441/12, 19 mai 2016, § 48 et suivants). Il importe de noter que la jurisprudence de la Cour en la matière a été dûment prise en compte dans les travaux de la Commission du droit international (CDI) tendant à codifier le droit international général en matière d’expulsion (voir le projet d’articles de la CDI sur l’expulsion des étrangers, adopté lors de la 66e session de la CDI (2014), Rapport de la CDI, UN doc. A/69/10, et notamment l’article 18, intitulé « obligation de respecter le droit à la vie familiale », ibid., p. 46 et le commentaire qui s’y rapporte).

18. La question qui se pose à ce stade est de savoir si l’on peut transposer mutatis mutandis la logique qui sous-tend cette jurisprudence dans le domaine du regroupement familial. Se référant aux éléments de la présente affaire, on note que l’ECSOL, en tant que tiers intervenant, a présenté une étude de droit comparé quant à la possibilité, pour les partenaires homosexuels, d’obtenir un permis de séjour dans des pays d’accueil (paragraphe 79 de l’arrêt), démontrant qu’il existe une tendance positive importante en ce sens. L’étude en question fait également valoir qu’au moins 24 États n’opèrent aucune discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans l’octroi des permis de séjour (ibidem). Les requérants et les autres tiers intervenants présentent eux aussi des éléments de droit comparé qui accréditent la même idée (paragraphes 72 et 75 et suivants de l’arrêt). On note par ailleurs que la directive no 2004/38/CE (citée au paragraphe 29 de l’arrêt) donne une définition large de la notion de « membre de la famille » pour englober, outre le conjoint, le « partenaire » du citoyen de l’UE circulant au sein de l’Union, sans aucune distinction fondée sur l’orientation sexuelle. La résolution du Parlement européen du 2 avril 2009 (mentionnée aux paragraphes 31 et 32 de l’arrêt) prônait un élargissement du champ d’application de la directive en question, à la suite, notamment, des arrêts de la CJUE dans les affaires Metock, Jipa et Huber. Dans un ordre d’idées voisin, la recommandation 1686 (2004) de l’APCE relative à la mobilité humaine et au droit au regroupement familial, citée au paragraphe 34 de l’arrêt, recommande au Comité des Ministres, entre autres, « [d’] appliquer, lorsque cela est possible et approprié, une interprétation large de la notion de « famille » et en particulier [d’] inclure dans cette définition les membres de la famille naturelle, les concubins, y compris les partenaires de même sexe (...) ». L’ensemble de ces éléments accrédite l’idée selon laquelle il y aurait une tendance de plus en plus significative à permettre le regroupement familial et octroyer un permis de séjour non seulement aux conjoints mais aussi aux partenaires, sans distinction fondée sur l’orientation sexuelle. Encore faut-il que les intéressés puissent faire valoir qu’ils sont engagés dans une relation durable et dûment attestée.

19. Les éléments en question présentent un intérêt certain. Ils auraient mérité d’être davantage vérifiés et analysés pour que la Cour puisse déterminer si la tendance en question est suffisamment forte à l’heure actuelle au niveau paneuropéen. Si tel est effectivement le cas, et conformément à la méthodologie suivie par la Cour, l’existence d’une telle tendance limiterait la marge d’appréciation des États en la matière et soulèverait la question du respect de l’article 8 pris isolément.


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