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12/03/2013 | CEDH | N°001-117214

CEDH | CEDH, AFFAIRE AYDAN c. TURQUIE, 2013, 001-117214


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AYDAN c. TURQUIE

(Requête no 16281/10)

La présente version a été rectifiée conformément à l’article 81 du règlement de la Cour le 19 mars 2013.

ARRÊT

STRASBOURG

12 mars 2013

DÉFINITIF

12/06/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Aydan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raim

ondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, gre...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AYDAN c. TURQUIE

(Requête no 16281/10)

La présente version a été rectifiée conformément à l’article 81 du règlement de la Cour le 19 mars 2013.

ARRÊT

STRASBOURG

12 mars 2013

DÉFINITIF

12/06/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Aydan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 février 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 16281/10) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissantes de cet Etat, Mmes Kerime Aydan et Kaşem Aydan (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 18 mars 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérantes, qui ont été admises au bénéfice de l’assistance judiciaire, ont été représentées par Mes C. Vine, M. Muller, M. Iver et J. Bunting[1] avocats, et K. Yıldız, conseiller, attachés au Kurdish Human Rights Project (KHRP) à Londres, et par Me A. Gider, avocat au barreau de Siirt. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Invoquant les articles 2, 3, 6, 13 et 14 de la Convention, les requérantes se plaignent en particulier du décès de leur proche parent, M. Abdullah Aydan, et de la durée de la procédure devant les tribunaux administratifs.

4. Le 7 février 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérantes sont nées respectivement en 1968 et 1948 et résident à Siirt. Elles sont respectivement la veuve et la mère d’Abdullah Aydan (A. Aydan), décédé le 6 septembre 2005.

A. Décès d’A. Aydan

6. Le 6 septembre 2005, vers 13 h 30, au centre ville d’Eruh, A. Aydan fut atteint par des tirs provenant d’une jeep militaire stationnée à proximité d’un groupe de personnes qui manifestaient non loin de l’arrêt de bus devant lequel il se tenait.

7. A. Aydan fut d’abord conduit à l’hôpital civil de Siirt. A 13 h 50, un rapport médical fut établi à cet hôpital. Les conclusions de ce rapport sont ainsi libellées :

« Traumatisme crânien (perforation). Etat général mauvais. Inconscient. (...) Une perforation de deux centimètres de largeur située à dix centimètres au-dessus de l’oreille droite et derrière l’os temporal droit (...) Aucune autre perforation crânienne. Présence de tissus cérébraux s’échappant de la perforation.

Le pronostic vital est engagé. Le patient est transféré au service de chirurgie cérébrale. Rapport établi après examen médical du patient. »

8. A 16 h 50, A. Aydan fut transféré à l’hôpital civil de Dicle (Diyarbakır). Il y décéda à 18 h 30. Le même jour, un procès-verbal constatant le décès fut dressé par le policier affecté aux urgences de l’hôpital et par un médecin.

9. Le même jour, à 19 h 30, une autopsie fut pratiquée à l’hôpital de la faculté de médicine de Dicle. Les conclusions de ce rapport sont ainsi libellées :

« Il ressort de l’examen médicolégal, du rapport de l’hôpital et des constats macroscopiques décrits ci-dessus effectués lors de l’autopsie d’A. Aydan – individu dont l’identité a été précisée ci-dessus et qui a trouvé la mort au cours d’une opération consécutive à une blessure au cerveau causée par une arme à feu – que le décès de celui-ci résulte d’une hémorragie et des dommages cérébraux provoqués par des balles qui lui ont fracturé le crâne (...) »

10. Selon le Gouvernement, le jour de l’incident, la section de Siirt du Parti populaire démocratique (Demokratik Halk Partisi), l’Association de solidarité familiale des détenus et des prisonniers de Siirt et des organisations non gouvernementales organisèrent une manifestation pour donner lecture d’une déclaration de presse en faveur de M. Öcalan, chef du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Environ 200 personnes y participaient. Au cours de cette manifestation, des slogans furent scandés. Malgré les sommations des forces de l’ordre, les manifestants refusèrent de se disperser. Ils endommagèrent des véhicules et des commerces sur leur passage. Ils s’attaquèrent violemment aux forces de l’ordre et perturbèrent la circulation. Au cours de ces événements, un véhicule appartenant au commandement de la gendarmerie fut bloqué par les manifestants. Ces derniers attaquèrent le véhicule avec des pierres et des bâtons. Trois militaires se trouvant à l’intérieur du véhicule furent blessés. Le chauffeur du véhicule tira en l’air avec un MP-5. L’arme étant en position de tir automatique, il y eut plusieurs tirs en l’air. C’est à ce moment-là qu’A. Aydan fut blessé par une balle à la tête. A. Aydan décéda le soir même.

Les requérants contestent cette version des faits.

B. L’enquête menée par les autorités nationales

11. Toujours le 6 septembre 2005, la direction de la sûreté de Siirt sollicita auprès du parquet de cette ville l’autorisation de procéder à des examens criminalistiques sur le décès d’A. Aydan.

12. Le procureur de la République de Siirt (« le procureur ») invita le commandement de la gendarmerie de Siirt à lui communiquer l’identité des personnes qui se trouvaient dans la jeep militaire ainsi que les caractéristiques des armes à feu qu’elles détenaient.

13. Le même jour à 18 heures, trois policiers firent un croquis des lieux et dressèrent un procès-verbal d’inspection de ceux-ci, qui comportait les observations suivantes :

« (...) il est établi que les événements se sont déroulés sur la route d’Eruh, à une distance de 180 cm du terre-plein central, où a été retrouvée une douille de calibre 9 mm provenant d’un pistolet-mitrailleur MP-5. Cinq autres douilles provenant également d’un MP-5 ont été retrouvées sur le terre-plein (...) On a découvert un impact de balle sur la portière arrière gauche du véhicule d’un particulier garé devant le dispensaire, deux sur la portière avant gauche de ce véhicule et un projectile déformé sous le siège avant droit de celui-ci, dont la vitre de la portière avant gauche était brisée (...) »

14. Le même jour, le parquet de Siirt recueillit les dépositions de trois témoins du drame. Le premier, M. T.Y., déclara avoir vu un groupe de personnes scandant des slogans se diriger vers l’arrêt d’Eruh, où il attendait un bus, ainsi qu’une jeep militaire. Il indiqua également qu’il avait entendu cinq ou six coups de feu provenant de ce véhicule et que, après que la foule se fut dispersée, il avait vu un blessé gisant au sol. Il déclara qu’il n’avait pas la certitude que les manifestants avaient jeté des pierres en direction du véhicule, mais ajouta que c’était possible étant donné que les manifestants avaient des pierres dans les mains. Le deuxième témoin, M. V.K., chauffeur de taxi, déclara qu’il avait entendu dire qu’il y avait un blessé à l’arrêt de bus d’Eruh et qu’il l’avait conduit à l’hôpital avec deux autres personnes. Le troisième témoin, M. M.O., déclara qu’il avait vu un groupe de manifestants scandant des slogans en faveur de l’organisation PKK/KONGRA-GEL, qu’il avait entendu un coup de feu après que ceux-ci eurent jeté des pierres en direction de la jeep, et qu’il avait ensuite aperçu un blessé au sol.

15. Toujours le 6 septembre 2005, trois gendarmes, G.Y., A.B. et S.Ü., qui se trouvaient à bord de la jeep militaire, se rendirent à l’hôpital civil de Siirt pour un examen médical. Il ressort des rapports médicaux établis sur l’état de santé de ces personnes que tous trois présentaient des séquelles légères dues à des jets pierres et ne nécessitant pas d’arrêt de travail.

16. Selon un rapport établi le 10 septembre 2005 par le commandement de la gendarmerie, G.Y., A.B. et S.Ü. se trouvaient à bord de la jeep. Ils étaient armés de deux revolvers HK 33 E avec leurs chargeurs, d’un pistolet Astra avec son chargeur, ainsi que de deux MP-5, dont un équipé d’un silencieux, avec leurs chargeurs.

17. Le 14 septembre 2005, le parquet recueillit la déposition du suspect G.Y., qui déclara notamment :

« (...) Le jour de l’incident, sur instruction de mon commandant, je suis parti en compagnie de deux gendarmes chercher un dossier auprès du commandement de la gendarmerie (...) Je conduisais le véhicule (...) Nous nous trouvions en face du dispensaire lorsqu’un véhicule, dont je n’ai pas relevé le numéro d’immatriculation, s’est arrêté soudainement devant nous, m’obligeant à freiner d’urgence. Au même moment, 150 à 200 individus ont encerclé notre véhicule et commencé à nous jeter des pierres et à nous attaquer avec des barres et des couteaux. Certains d’entre eux portaient des armes à feu. (...) Des pierres nous ont atteints et blessés. Ces individus nous ont attaqués aux cris de « mort aux soldats turcs, liberté à Apo » (...) Ils scandaient des slogans en kurde, que je ne comprenais pas. Je les ai sommés d’arrêter. Lorsque la vitre de notre véhicule a été totalement détruite, je me suis saisi de mon arme et j’ai procédé à une deuxième sommation. L’attaque se poursuivant, j’ai effectué un tir de semonce à travers la vitre cassée du côté du chauffeur, mais mon arme était en position automatique et a tiré en rafale. J’ignore le nombre de balles qui ont été tirées. Après ce tir, le véhicule qui se trouvait devant nous a commencé à se déplacer. Je me suis éloigné de cet endroit pour me rendre au commandement central, l’unité militaire la plus proche. J’ai informé nos commandants de ces faits (...) Par la suite, nous avons appris qu’une personne avait été blessée par balles. Je n’ai pas vu comment elle avait été blessée. J’avais tiré en l’air. Je ne pense pas qu’elle ait été blessée par mon tir (...) Je suis certain d’avoir tiré en l’air, je n’ai pas visé la foule. Je pense que la personne a été blessée par des balles tirées par des manifestants, dont certains étaient armés. (...) »

18. Le même jour, le parquet recueillit les dépositions d’A.B. et S.Ü. Ils confirmèrent les dépositions de G.Y., déclarant toutefois ne pas être certains de la présence sur les lieux de manifestants armés.

19. Le 12 octobre 2005, le laboratoire attaché au service criminel de la direction de la sûreté de Diyarbakır établit un rapport d’expertise d’où il ressortait que sept douilles de type parabellum ainsi qu’un projectile déformé provenaient d’un MP-5 modèle K doté d’un système de tir automatique ou semi-automatique.

20. Le 27 octobre 2005, deux policiers qui avaient réalisé un enregistrement vidéo de la manifestation firent une déposition dans laquelle ils déclarèrent n’avoir vu dans la foule aucune personne munie d’une arme à feu ou d’une arme blanche. Quatre policiers établirent des procès-verbaux d’où il ressortait qu’aucun manifestant en possession d’une arme à feu ou d’une arme blanche n’avait été vu sur les lieux du drame.

C. La procédure pénale menée contre G.Y.

1. L’acte d’accusation et les audiences de première instance

21. Le 22 novembre 2005, le procureur de la République déposa auprès de la cour d’assises de Siirt (« la cour d’assises ») un acte d’accusation contre G.Y. pour homicide résultant de l’emploi d’une force meurtrière allant au-delà de la légitime défense, infraction réprimée par les articles 85 § 1, 27, 53 et 54 § 1 du code pénal. Estimant que G.Y. aurait pu se défendre de manière plus mesurée afin de disperser le groupe de manifestants, il requit la condamnation de celui-ci. Il précisa qu’il était établi que G.Y. avait excédé les limites de la légitime défense en se servant d’un pistolet-mitrailleur pouvant tirer en rafale. Il conclut que l’acte de G.Y. pouvait être qualifié d’homicide volontaire.

22. A l’audience du 17 février 2006, la cour d’assises entendit G.Y. ainsi que deux autres témoins de l’incident, T.Y. et V.K. G.Y. réitéra pour l’essentiel les déclarations qu’il avait faites devant le parquet, mais il les rectifia en précisant qu’il n’avait vu qu’une seule personne portant une arme à feu dans la foule. Il ressort de la déposition de T.Y. que celui-ci attendait un bus à l’arrêt d’Eruh lorsqu’il aperçut un groupe d’une vingtaine de manifestants ainsi qu’une jeep militaire et entendit deux ou trois coups de feu. T.Y. déclara également qu’il avait vu par la suite une personne blessée gisant au sol et qu’il l’avait conduite à l’hôpital, précisant qu’il ignorait si les manifestants avaient lancé des pierres ou en étaient munis. En outre, T.Y. déclara ne pas avoir remarqué si le véhicule était arrêté ou non. V.K. indiqua qu’il avait conduit A. Aydan à l’hôpital avec T.Y.

23. A l’audience du 5 mai 2006, la cour d’assises entendit dix autres témoins, dont deux des gendarmes qui se trouvaient à bord de la jeep militaire au moment des faits, A.B. et S.Ü. Ce dernier déclara notamment que, le jour de l’incident, ses camarades et lui se dirigeaient vers une garnison où ils devaient se procurer un document lorsqu’ils durent stopper leur jeep parce que le véhicule qui la précédait s’était arrêté. Il ajouta qu’un groupe d’environ 150 manifestants s’étaient mis à jeter des pierres sur la jeep et à la secouer aux cris de « mort aux soldats turcs », et que G.Y., le conducteur de celle-ci, les avait sommés d’arrêter avant d’effectuer un tir en rafale. A.B. confirma la déposition de S.Ü.

Un des témoins, I.A., déclara qu’il était à la terrasse d’un café lors de l’incident et qu’il avait vu dix à douze personnes lancer des pierres en direction d’un véhicule militaire. La vitre du véhicule avait été brisée. La distance entre les manifestants et le véhicule était de 20 ou 25 mètres. Le véhicule avait ralenti et des coups de feu avaient été tirés sans que le véhicule s’arrêtât.

Le témoin A.Y. déclara faire partie des personnes qui avaient fait la déclaration de presse. Il affirma qu’au moment où il retournait vers le bâtiment du DTP (Parti pour une société démocratique, pro-kurde, gauche) pour déposer le microphone, il avait vu six ou sept personnes qui jetaient des pierres en direction d’un véhicule militaire. Les vitres du véhicule avaient été brisées. Il n’y avait aucun autre véhicule près de la jeep militaire. La jeep avait freiné devant le centre médical et un coup de feu avait été tiré. Ensuite, le véhicule était parti. Par ailleurs, le témoin déclara ne pas avoir vu les personnes qui avaient jeté les pierres toucher le véhicule. Il déclara ne pas avoir entendu de sommation.

Le témoin R.O. déclara avoir participé à la déclaration de presse. Il affirma avoir vu quatre ou cinq personnes lancer des pierres en direction du véhicule militaire, dont les vitres avaient été brisées. Le véhicule avait ralenti et des tirs en rafale avaient été dirigés parallèlement au sol vers la foule. Le véhicule était parti. Il déclara ne pas avoir entendu de sommation.

Le témoin N.A. affirma qu’il était à la terrasse d’un café lors de l’incident et qu’il avait entendu plusieurs coups de feu et vu six ou sept personnes sur les lieux.

Le témoin K.A déclara qu’il était également dans un café lors de l’incident et qu’il avait vu sept ou huit personnes lancer des pierres en direction d’un véhicule militaire, qui avait été touché. Il affirma que le véhicule ne s’était pas arrêté et qu’il n’avait pas vu comment les coups de feu avaient été tirés.

Le témoin H.T. déclara s’être trouvé près du lieu de l’incident. Il affirma qu’il avait vu le véhicule militaire et que celui-ci ne s’était pas arrêté. Il dit avoir vu le blessé entouré de cinq ou six personnes.

Le témoin F.E. déclara qu’elle s’était trouvée près du lieu de l’incident. Elle ajouta n’avoir vu personne lancer des pierres en direction du véhicule militaire et avoir entendu trois ou quatre coups de feu.

Le témoin S.O. déclara qu’elle était en train de faire des courses aux environs du lieu de l’incident lorsque celui-ci s’était produit. Elle déclara avoir vu un groupe de huit ou neuf personnes sur les lieux et avoir entendu plusieurs coups de feu.

24. A l’audience du 30 mai 2006, la cour d’assises entendit H.A. en tant que témoin. Celui-ci n’était pas un témoin oculaire.

25. A l’audience du 15 juin 2006, la cour d’assises entendit H.E. en tant que témoin. Celui-ci déclara avoir vu le véhicule militaire alors qu’il se rendait à l’arrêt de bus d’Eruh. Il affirma ne pas avoir vu la manière dont les coups de feu avaient été tirés et ajouta que le véhicule ne s’était pas arrêté lors de l’incident.

2. L’arrêt de la cour d’assises

26. Le 6 juillet 2006, se basant sur les éléments du dossier, la cour d’assises décida de dispenser G.Y. de sanction pénale. Elle motiva notamment sa décision comme suit :

« (...) Les témoins cités par la partie intervenante [les requérantes] ont été entendus par notre cour. Toutefois, leurs déclarations n’ont pas été jugées crédibles vu les enregistrements vidéo montrant que des véhicules et des commerces avaient été endommagés par les manifestants et eu égard aux déclarations sincères des témoins de l’accusé, qui ont déclaré avoir être attaqués violemment par des jets de pierres provenant des manifestants (...)

Il est établi que l’accusé a tiré en dirigeant le canon de son arme en l’air sans viser une cible en particulier (...)

(...) L’une des questions juridiques qui se posent est celle de savoir si le comportement de G.Y. – c’est-à-dire l’usage d’une force qui a excédé les limites de la légitime défense et causé le décès d’une personne qui ne faisait pas partie du groupe des manifestants qui l’attaquaient – a été provoqué par une émotion, une crainte ou une panique excusables, et s’il relève de l’exception prévue par l’article 27 § 2 du code pénal.

(...) En l’espèce, la cour conclut que l’usage d’une arme à feu par G.Y. était légitime au regard du droit national. L’existence d’une attaque injustifiée et soudaine dirigée à l’encontre de celui qui se défend ou des droits d’autrui est l’une des conditions de la légitime défense. Il ressort des CD versés au dossier que, le jour du drame, à 13 h 30, un appel public à manifester a été lancé et qu’une foule de manifestants s’est dirigée vers le lieu où se sont déroulés les faits en cassant les vitrines de magasins et d’immeubles publics ainsi que des vitres de véhicules. L’existence d’une attaque injustifiée dirigée contre l’accusé ainsi que contre deux autres soldats a été clairement établie et ne prête pas à controverse entre les parties à l’instance. Selon les témoignages d’A.B. et de S.Ü., après l’arrêt de la jeep militaire consécutif à l’immobilisation du véhicule qui la précédait, un groupe de 150 à 200 manifestants ont commencé à lancer des pierres sur la jeep aux cris de « mort aux soldats turcs », brisant toutes ses vitres et blessant ses occupants. L’accusé a alors sommé les manifestants de s’arrêter, les menaçant de faire feu s’ils n’obtempéraient pas. Comme ceux-ci continuaient à jeter des pierres et à secouer la jeep, G.Y. a fait feu avec un MP-5, tuant une personne. La cour doit statuer sur le point de savoir si cet acte, qui a causé la mort d’une personne étrangère à ces événements, relève du régime général de la légitime défense et des dispositions prévues à l’article 27 § 2 du code pénal. Pour la cour, il ne fait aucun doute que l’accusé aurait dû riposter de manière plus mesurée à une attaque dont l’intensité allait croissant. G.Y. aurait agi dans la légalité s’il avait utilisé une arme moins dangereuse qu’un MP-5 contre les manifestants qui attaquaient la jeep ou s’il avait réglé cette arme en position de tir au coup par coup et s’il avait procédé à une sommation avant de faire feu. Toutefois, considérés ensemble, l’état psychologique de l’accusé lors de l’incident, l’arrêt soudain du véhicule, la destruction des vitres de celui-ci, les tentatives de certains manifestants visant à en extraire les témoins ainsi que les blessures de l’accusé et des témoins causées par les jets de pierres permettent de conclure que l’accusé n’a pas eu l’intention de commettre un homicide volontaire mais seulement de faire cesser l’attaque – même si la riposte a excédé les limites de ce qui était nécessaire pour la réalisation de cet objectif – et que, en application des articles 25 et 27 du code pénal, les actes excédant les limites de la légitime défense sont conformes à la loi, que l’accusé n’a eu aucune intention de violer le droit à la vie de la victime qui n’avait aucun lien avec l’incident et qui attendait à l’arrêt de bus (...) Le comportement reproché à l’intéressé s’inscrit dans le cadre de la légitime défense car celui-ci a agi sous le coup d’une émotion, d’une crainte ou d’une panique excusables. Ce comportement relève de l’article 27 § 2, raison pour laquelle l’accusé doit être dispensé de peine.

Au vu des éléments du dossier, il est établi que l’accusé n’a pas eu l’intention de tuer la victime, qu’il a agi dans le but de se défendre et de protéger les autres soldats qui se trouvaient à bord de la jeep, ce qui l’a conduit à dépasser les limites de la légitime défense sous le coup d’une émotion, d’une crainte ou d’une panique excusables au sens de l’article 27 § 2 du code pénal no 5237. En conséquence, la cour rend la décision suivante :

1. Il n’y a pas lieu de condamner G.Y. à une peine, en application des articles 223 § 3 c) et 27 § 2 du code pénal no 5237, selon lesquels l’émotion, la crainte ou la panique sont excusables en situation de légitime défense (...) »

3. L’arrêt de la Cour de cassation

27. Le 24 juillet 2006, les requérantes se pourvurent en cassation. Elles soutenaient notamment que l’enquête menée au sujet de l’incident était partielle, dans la mesure où les preuves à charge n’avaient pas été recueillies. En particulier, elles alléguaient que les personnes qui avaient lancé des pierres en direction de la jeep militaire n’étaient autres que quatre ou cinq enfants. Par ailleurs, l’accusé n’aurait pas tiré en l’air par crainte ou sous le coup de l’émotion, mais aurait tiré en direction des gens avec son arme automatique. De même, il était selon elles établi que le conducteur du véhicule était S.Ü. et non l’accusé. Par conséquent, l’argument de l’accusé selon lequel il avait tiré en utilisant sa main gauche serait complètement dénué de fondement, dans la mesure où il serait impossible de tirer de la main gauche avec une arme automatique. En outre, il serait établi que la victime avait été touchée par balle à 13 h 30 et avait reçu les premiers soins médicaux à 13 h 50. Or il ressortirait des enregistrements vidéo de l’incident que la déclaration de presse avait été organisée à 13 h 30 et avait duré jusqu’à 13 h 42. Il n’existerait aucun élément donnant à penser que les manifestants s’étaient dirigés vers le lieu de l’incident. Par ailleurs, de nombreux points de contrôle auraient été installés à partir de 11 heures dans le quartier. Aucun procès-verbal de police n’aurait fait état d’agression des gendarmes par les manifestants. Les incidents violents se seraient produits après que le bruit eut couru qu’une personne avait été tuée par les forces de l’ordre. Les allégations selon lesquelles la jeep militaire avait été attaquée par des manifestants jetant des pierres ne seraient fondées sur aucune preuve. En outre, aucune pierre ou aucune trace de freinage n’auraient été retrouvées sur le lieu de l’incident. Les requérantes en déduisaient que l’accusé avait tiré sur la foule sans arrêter le véhicule. Elles dénonçaient également le retard dans le recueil des dépositions de l’accusé et de ses compagnons. Ce retard était selon elles préjudiciable à l’enquête dans la mesure où le laps de temps écoulé avait permis aux policiers de faire disparaître les preuves à charge et aux gendarmes de créer leur propre version des faits.

28. Le 18 juillet 2007, le procureur de la République adressa à la Cour de cassation son avis sur le fond de l’affaire. Selon lui, le comportement adopté par l’accusé ne répondait pas aux règles régissant l’utilisation des armes à feu en cas de nécessité, raison pour laquelle il requit l’infirmation de la décision de la cour d’assises. Les parties pertinentes de cet avis se lisent comme suit :

« Le ministère public requiert l’infirmation de la décision de la cour d’assises au motif que l’acte de l’accusé ne peut être toléré et tombe sous le coup des articles 81, 27 § 2, 266 et 85 § 1 du code pénal no 5237. En effet, le comportement adopté par l’accusé, qui visait à prévenir une éventuelle attaque de la foule, n’a pas été conforme aux règles régissant l’utilisation des armes à feu en cas de nécessité. Il n’a pas procédé à un tir de sommation en l’air non dirigé vers la foule car il a agi sous le coup d’une émotion, d’une crainte ou de la panique. Il a excédé les limites de la légitime défense en tirant sur A. Aydan, qui n’était pas mêlé à la foule, ainsi que sur les véhicules garés au bord du trottoir, en vue de protéger les deux soldats qui se trouvaient dans la jeep et de repousser l’attaque, même s’il n’avait aucune intention de tuer la victime, alors pourtant qu’il se trouvait dans une situation où il aurait pu se servir une première fois de son arme sans toucher les manifestants puis, le cas échéant, viser les parties non vitales de leur corps si l’attaque était impossible à repousser (...) »

29. Le 3 juillet 2008, la première chambre criminelle de la Cour de cassation confirma la décision de première instance au motif que l’acte reproché à l’accusé avait dépassé les limites de la légitime défense mais avait été provoqué par une émotion, une crainte ou une panique excusables au sens de l’article 27 § 2 du code pénal. Un des juges s’opposa à cette conclusion et demanda que l’accusé fût condamné pour homicide involontaire dans la mesure où il était établi que, vu les impacts des balles, l’accusé avait tiré non pas en l’air mais parallèlement au sol.

4. L’opposition formée par le procureur de la République près la Cour de cassation

30. Le 31 juillet 2008, le procureur de la République près la Cour de cassation forma opposition et requit auprès de l’Assemblée plénière criminelle de cette juridiction l’annulation de l’arrêt du 3 juillet 2008. Les passages pertinents de son avis se lisent comme suit :

« (...) Un conflit a surgi entre le parquet et la première chambre criminelle de la Cour de cassation sur la question de savoir si les faits de la présente cause entrent dans le champ d’application du premier ou du deuxième paragraphe de l’article 27, raison pour laquelle il convient de faire opposition à cet arrêt en application de l’article 308 du code de procédure pénale.

Motifs de l’opposition :

(...) L’accusé a lancé un avertissement à la foule. L’attaque se poursuivant, il a tiré par la vitre gauche du véhicule dans l’exercice de ses fonctions. Il n’a pas agi conformément aux règles d’utilisation des armes à feu avant de tirer. Ayant omis de désactiver le tir automatique de son pistolet-mitrailleur, il a tiré une rafale de sept balles. Il prétend avoir tiré en l’air, mais trois impacts de balle ont été découverts sur un véhicule appartenant à un particulier. A. Aydan, qui se trouvait près de celui-ci à ce moment-là (...) et qui n’avait aucun lien avec les manifestants, a été mortellement blessé par une balle qui l’a atteint au-dessus de l’oreille droite et qui est ressortie par la région pariétale gauche.

Contrairement à ce qui est énoncé dans l’arrêt de la Cour de cassation, la jeep militaire n’était pas encerclée par la foule lors du drame. L’acte d’accusation du parquet de Siirt [voir paragraphe 33 ci-dessous] a établi que le groupe de manifestants comprenait trente-sept personnes, qui ont fait l’objet d’une enquête pénale, et que ceux-ci avaient lancé des pierres en se rapprochant de la jeep militaire. Or il est fait état dans l’arrêt en question de 150 à 200 personnes.

A la suite de cette attaque, l’accusé a tiré avec son arme de service et s’est s’éloigné des lieux après dispersion de la foule.

L’usage d’une arme à feu dans la situation où se trouvait l’accusé, sergent-major, est réglementé par les articles 11 et 25 de la loi no 2803 relative aux fonctions de la gendarmerie, les articles 38-40 de la loi sur les pouvoirs et les fonctions de la gendarmerie, l’article 16 de la loi no 2559 relative aux fonctions et aux pouvoirs de la police, les articles 87-90 de la loi portant règlement intérieur des forces armées turques ainsi que les articles 649 et 661 du règlement de service interne des forces armées turques. En application des dispositions en question, l’accusé pouvait se servir de son arme en dernier recours. Il aurait d’abord dû effectuer un tir de sommation en l’air, puis faire feu en visant le sol. Si l’attaque et la résistance avaient continué, il aurait pu tirer sans viser afin de les faire cesser.

En l’espèce, il était du devoir de l’accusé de faire cesser l’attaque qui se poursuivait. Il n’a pas averti les manifestants de manière perceptible lorsque son véhicule s’est arrêté et qu’il s’est trouvé au milieu de la foule qui l’attaquait à coups de pierres. Il a fait feu sans avoir désactivé le tir automatique de son pistolet–mitrailleur. Pourtant, il aurait pu effectuer un tir de sommation alors que l’attaque se poursuivait. Au lieu de tirer en l’air, il a tiré sept balles en rafale, comme le montrent les impacts découverts sur un véhicule stationné au bord du trottoir. A. Aydan, qui se trouvait sur le trottoir et n’avait aucun lien avec la foule, a été atteint à la tête par l’une de ces balles.

Il y a lieu d’en conclure que l’accusé a agi au mépris des règles régissant l’exercice de ses fonctions et sans se conformer aux dispositions qui lui donnaient le droit de faire usage de son arme en vue de repousser l’attaque.

L’accusé a usé illégalement de son droit de faire usage de son arme car il n’a pas observé les règles encadrant cet usage. Dès lors, il a dépassé sans le vouloir les limites de la légitime défense.

(...) En l’espèce, les conditions d’application de l’article 27 § 2 du code pénal n’étaient pas réunies. Eu égard au déroulement des événements, on ne peut pas admettre que l’accusé a excédé les limites de la légitime défense sous l’effet d’une émotion, d’une crainte ou de la panique. (...) Pour que le premier paragraphe de l’article 27 du code pénal puisse trouver à s’appliquer, il suffit que le dépassement des limites de la légitime défense n’ait pas été volontaire. Compte tenu du déroulement des faits de l’espèce et du caractère non intentionnel de la faute commise, l’application de l’article 27 § 2 ne se justifiait pas et l’accusé aurait dû être condamné en application de l’article 85 § 1 du code pénal, auquel renvoie l’article 27 § 1 du même texte. Il s’ensuit que l’arrêt confirmatif de la première chambre criminelle de la Cour de cassation doit être rétracté et que la décision de la cour d’assises doit être infirmée. »

5. L’arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation

31. Par un arrêt du 31 mars 2009, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation rejeta l’opposition du procureur de la République. Les passages pertinents de cet arrêt sont ainsi libellés :

« (...) Pour répondre à la question de savoir si l’accusé a excédé les limites de la légitime défense pour des motifs objectifs d’irresponsabilité, il convient de déterminer si les conditions de la légitime défense étaient réunies eu égard au déroulement des faits. Dans les circonstances de la cause, il est établi que l’accusé avait le droit de se défendre et de protéger les autres soldats qui se trouvaient dans la jeep contre l’attaque menée par une foule dont la victime faisait partie. Il n’est pas douteux (...) et que, sans viser quiconque en particulier, l’accusé a fait feu sur la foule où se trouvait la victime avec un pistolet-mitrailleur réglé en position de tir automatique, alors qu’il aurait pu tirer dans les jambes des manifestants pour les blesser. En revanche, l’exigence selon laquelle « la riposte doit être donnée de manière à repousser l’attaque », c’est-à-dire la condition de « proportionnalité entre l’attaque et la riposte » n’a pas été satisfaite en l’espèce. En d’autres termes, l’équilibre entre l’attaque et la riposte a été rompu, incontestablement au profit de la défense. Il s’ensuit qu’il y a eu violation du principe de proportionnalité en l’espèce.

Il convient d’examiner si la condition tenant au « dépassement des limites » prévue par le premier paragraphe de l’article 27 du code pénal se trouve remplie en l’espèce car la défense, initialement légitime, est devenue illégale du fait de la méconnaissance du principe de proportionnalité. Les conditions d’application de cette disposition ne trouvent pas à s’appliquer car il a été clairement établi que l’accusé a volontairement dépassé les limites de la légitime défense en tirant au hasard sur la foule.

En ce qui concerne la question de savoir si le deuxième paragraphe dudit article relatif au dépassement des limites de la légitime défense sous l’effet d’une émotion, d’une crainte ou d’une panique excusables pouvait s’appliquer en l’espèce, force est de constater que tel est bien le cas dès lors que l’on tient compte de la violence des attaques subies par l’accusé et ses deux compagnons d’armes à Siirt – ville de la région du Sud-Est de la Turquie qui connaît des violences terroristes depuis des années –, des menaces de mort qui les ont accompagnées, de leur intensité croissante en dépit des sommations et de la situation dans la région. Les conditions prévues au deuxième paragraphe de l’article 27 du code pénal sont réunies en l’espèce car il était prévisible que l’accusé dépasse les limites de la légitime défense du fait de son état psychologique caractérisé par la confusion et la crainte éprouvées face aux événements.

Dès lors, il convient de rejeter l’opposition du procureur de la République près la Cour de cassation vu la pertinence de la position adoptée par la première chambre criminelle de la Cour de cassation dans l’arrêt qu’elle a rendu pour confirmer la décision du tribunal de première instance selon laquelle l’accusé doit être dispensé de peine en application de l’article 223 § 3 du code de procédure pénale et de l’article 27 § 2 du code pénal en ce qu’il a dépassé les limites de la légitime défense sous l’effet d’une crainte, d’une confusion ou d’une panique excusables (...) »

32. Le 8 octobre 2009, cet arrêt fut déposé au greffe de la cour d’assises.

D. L’action pénale engagée contre les personnes ayant participé aux événements du 6 septembre 2005

33. Il ressort du dossier que trente-six personnes furent arrêtées le 6 septembre 2005 à 14 h 40. Selon le procès-verbal d’incident et d’arrestation, les forces de l’ordre, qui étaient informées de l’organisation d’un rassemblement illégal et de la lecture d’une déclaration de presse, avaient pris des mesures de sécurité à partir de 11 heures. D’après le procès‑verbal, un groupe composé de 200 personnes s’était réuni vers 13 h 20 devant le bâtiment de l’association des droits de l’homme, boulevard de Doğan. A la suite de la déclaration de presse, un groupe de personnes [dont les personnes détenues] s’étaient séparées du groupe ayant organisé la déclaration de presse et, le visage caché par des puşi (sorte de foulard traditionnel), s’étaient dirigées vers le boulevard d’Aydınlar en scandant des slogans. Les forces de l’ordre, qui avaient élevé une barricade, avaient arrêté les manifestants. Sur ce, les manifestants s’étaient dispersés dans les autres rues. Ayant vu qu’une barricade avait été érigée rue de Cumhuriyet, ils avaient attaqué les policiers en lançant des pierres. Le groupe avait été dispersé au moyen de gaz lacrymogène et de jets d’eau. Par ailleurs, un certain nombre de manifestants avaient pénétré dans le bâtiment du DEHAP (Parti démocratique du peuple). Ces personnes avaient été arrêtées par la force. Seize bâtons en bois, quatre barres de fer et une masse d’un kilogramme avaient été saisis.

Le procès-verbal ne fait aucune référence aux circonstances dans lesquelles des tirs ont atteint A. Aydan.

E. La procédure indemnitaire engagée par les requérantes

34. Le 27 septembre 2005, les intéressées demandèrent au ministère de l’Intérieur réparation du préjudice tant moral que matériel résultant de la mort d’A. Aydan.

35. A une date non précisée, leur demande fut rejetée.

36. Le 5 septembre 2006, les requérantes introduisirent devant le tribunal administratif de Diyarbakır (« le tribunal administratif ») une action en réparation pour dommages matériel et moral contre le ministère de l’Intérieur (action no 1). Elles demandaient à cette juridiction de condamner le ministère à payer 400 000 livres turques (TRY) à ce titre.

37. Le 22 février 2007, le tribunal administratif décida de transmettre l’acte introductif d’instance à la préfecture de Siirt (« la préfecture ») en application de la loi no 5233 relative à l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme (la loi no 5233) et du code de procédure administrative.

38. Le 13 août 2007, les requérantes se pourvurent contre cette décision devant le Conseil d’Etat.

39. Le 27 avril 2009, le Conseil d’Etat infirma la décision du 22 février 2007. Il considéra notamment que le tribunal de première instance aurait dû examiner s’il existait un lien de causalité entre un acte de l’administration et le décès ou, le cas échéant, si les conditions d’octroi d’une indemnité résultant de la réalisation d’un risque social étaient réunies. Cette procédure est toujours pendante devant les juridictions internes.

40. Entre-temps, le 23 août 2007, la préfecture de Siirt rejeta la demande des intéressées, transmise par le tribunal administratif de Diyarbakır (paragraphe 37 ci-dessus), au motif que leur action ne relevait pas de la loi no 5233.

41. Le 7 septembre 2007, les requérantes introduisirent devant le tribunal administratif une autre action en réparation de leur préjudice tant moral que matériel, réclamant 400 000 TRY à ce titre (action no 2).

42. Le 26 novembre 2007, dans le cadre de l’action no 1, le tribunal administratif débouta les intéressées sans examen au fond de leurs prétentions au motif que, en application de la loi no 5233, la demande relative à l’indemnisation du dommage moral et celle relative à la réparation du préjudice matériel auraient dû faire l’objet d’actes introductifs d’instance distincts.

43. Le 29 décembre 2009, dans le cadre de l’action no 2, le tribunal administratif débouta les intéressées sans examen au fond de leurs prétentions, leur opposant l’autorité de la chose jugée après avoir relevé qu’elles avaient déjà exercé une action ayant le même objet.

44. A une date non précisée, les requérantes se pourvurent devant le Conseil d’Etat. L’affaire (actions nos 1 et 2) est toujours pendante devant cette juridiction.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

45. L’article 27 du code pénal no 5237 est ainsi libellé :

« Dépassement des limites [de la légitime défense]

Lorsqu’un acte [dépassant les limites de la légitime défense] commis par imprudence est punissable, la peine doit être réduite d’un tiers à un sixième par rapport à la peine réprimant les délits non intentionnels si le dépassement des limites [de la légitime défense] n’est pas intentionnel et s’il s’est produit dans une situation correspondant à une cause objective d’irresponsabilité.

Lorsque le dépassement des limites de la légitime défense a été provoqué par une émotion, une crainte ou une panique excusables, l’auteur de l’acte est dispensé de peine. »

46. Le Gouvernement a soumis à la Cour un arrêt du Conseil d’Etat adopté le 24 septembre 2009. Le Conseil d’Etat y infirme un jugement adopté par le tribunal administratif d’Edirne qui avait rejeté pour incompétence une demande tendant à l’obtention d’une indemnité en raison de la durée excessive d’une procédure. Selon le Conseil d’Etat, le tribunal aurait dû examiner la question de savoir s’il existait une faute de service public imputable à l’administration dans l’accomplissement de la fonction judiciaire.

La partie requérante a pour sa part présenté à la Cour le jugement du tribunal administratif d’Edirne, qui a examiné l’affaire après l’infirmation du Conseil d’Etat. Dans son jugement du 15 octobre 2010, le tribunal administratif a rejeté la demande d’indemnisation de la durée de la procédure. Selon le tribunal administratif, nonobstant le fait que la procédure a duré huit ans, cette durée n’apparaît pas excessive dans la mesure où les retards survenus lors de la procédure étaient en large partie imputables à la partie demanderesse. L’affaire est toujours pendante devant les tribunaux administratifs.

III. PRINCIPES ET DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Les principes de base de l’ONU sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois

47. Ces principes (les « Principes de l’ONU »), adoptés par le huitième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, qui s’est tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990, disposent en leurs parties pertinentes :

« 1. Les pouvoirs publics et les autorités de police adopteront et appliqueront des réglementations sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu contre les personnes par les responsables de l’application des lois. En élaborant ces réglementations, les gouvernements et les services de répression garderont constamment à l’examen les questions d’éthique liées au recours à la force et à l’utilisation des armes à feu.

2. Les gouvernements et les autorités de police mettront en place un éventail de moyens aussi large que possible et muniront les responsables de l’application des lois de divers types d’armes et de munitions qui permettront un usage différencié de la force et des armes à feu. Il conviendrait à cette fin de mettre au point des armes non meurtrières neutralisantes à utiliser dans les situations appropriées, en vue de limiter de plus en plus le recours aux moyens propres à causer la mort ou des blessures. Il devrait également être possible, dans ce même but, de munir les responsables de l’application des lois d’équipements défensifs tels que pare-balles, casques ou gilets antiballes et véhicules blindés afin qu’il soit de moins en moins nécessaire d’utiliser des armes de tout genre.

(...)

9. Les responsables de l’application des lois ne doivent pas faire usage d’armes à feu contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave, ou pour prévenir une infraction particulièrement grave mettant sérieusement en danger des vies humaines, ou pour procéder à l’arrestation d’une personne présentant un tel risque et résistant à leur autorité, ou l’empêcher de s’échapper, et seulement lorsque des mesures moins extrêmes sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs. Quoi qu’il en soit, ils ne recourront intentionnellement à l’usage meurtrier d’armes à feu que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines.

10. Dans les circonstances visées au principe 9, les responsables de l’application des lois doivent se faire connaître en tant que tels et donner un avertissement clair de leur intention d’utiliser des armes à feu, en laissant un délai suffisant pour que l’avertissement puisse être suivi d’effet, à moins qu’une telle façon de procéder ne compromette indûment la sécurité des responsables de l’application des lois, qu’elle ne présente un danger de mort ou d’accident grave pour d’autres personnes ou qu’elle ne soit manifestement inappropriée ou inutile vu les circonstances de l’incident.

11. Une réglementation régissant l’usage des armes à feu par les responsables de l’application des lois doit comprendre des directives aux fins ci-après :

a) Spécifier les circonstances dans lesquelles les responsables de l’application des lois sont autorisés à porter des armes à feu et prescrire les types d’armes à feu et de munitions autorisés ;

b) S’assurer que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances appropriées et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles ;

c) Interdire l’utilisation des armes à feu et des munitions qui provoquent des blessures inutiles ou présentent un risque injustifié ;

d) Réglementer le contrôle, l’entreposage et la délivrance d’armes à feu et prévoir notamment des procédures conformément auxquelles les responsables de l’application des lois doivent rendre compte de toutes les armes et munitions qui leur sont délivrées ;

e) Prévoir que des sommations doivent être faites, le cas échéant, en cas d’utilisation d’armes à feu ;

f) Prévoir un système de rapports en cas d’utilisation d’armes à feu par des responsables de l’application des lois dans l’exercice de leurs fonctions.

(...)

18. Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent s’assurer que tous les responsables de l’application des lois sont sélectionnés par des procédures appropriées, qu’ils présentent les qualités morales et les aptitudes psychologiques et physiques requises pour le bon exercice de leurs fonctions et qu’ils reçoivent une formation professionnelle permanente et complète. Il convient de vérifier périodiquement s’ils demeurent aptes à remplir ces fonctions.

19. Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent s’assurer que tous les responsables de l’application des lois reçoivent une formation et sont soumis à des tests selon des normes d’aptitude appropriées sur l’emploi de la force. Les responsables de l’application des lois qui sont tenus de porter des armes à feu ne doivent être autorisés à en porter qu’après avoir été spécialement formés à leur utilisation.

20. Pour la formation des responsables de l’application des lois, les pouvoirs publics et les autorités de police accorderont une attention particulière aux questions d’éthique policière et de respect des droits de l’homme, en particulier dans le cadre des enquêtes, et aux moyens d’éviter l’usage de la force ou des armes à feu, y compris le règlement pacifique des conflits, la connaissance du comportement des foules et les méthodes de persuasion, de négociation et de médiation, ainsi que les moyens techniques, en vue de limiter le recours à la force ou aux armes à feu. Les autorités de police devraient revoir leur programme de formation et leurs méthodes d’action en fonction d’incidents particuliers.

(...) »

B. Droit comparé

48. Les recherches menées par la Cour sur la législation de vingt-cinq Etats membres du Conseil de l’Europe (Allemagne, Autriche, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Espagne, Estonie, Finlande, France, Géorgie, Grèce, Irlande, Islande, Italie, Monténégro, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Slovaquie, Suède, Suisse et Ukraine) montrent que le « dépassement de la légitime défense » est explicitement prévu dans le code pénal de dix-neuf Etats. Il s’agit des pays suivants : Allemagne, Autriche, Bosnie-Herzégovine, Estonie, Finlande, Géorgie, Grèce, Islande, Italie, Monténégro, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Russie, Slovaquie, Suède, Suisse et Ukraine. Dans le droit pénal de la majorité de ces pays (Allemagne, Autriche,
Bosnie-Herzégovine, Espagne, Grèce, Islande, Monténégro, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovaquie, Suisse et Suède), l’état psychologique de l’agressé, plus précisément les facteurs irrationnels provoqués chez lui par l’attaque est considéré comme un élément subjectif dont il faut tenir compte. Les conséquences du dépassement subjectif de la légitime défense sont en général une absence de condamnation (acquittement ou absence de responsabilité pénale ou de punition). La Grèce applique dans ce cas une dispense de peine.

49. Trois Etats, à savoir la Belgique, la France et la République tchèque, ne reconnaissent pas le « dépassement de la légitime défense » en tant que tel. En revanche, l’Espagne connaît la notion « d’excès de légitime défense », fruit de l’évolution jurisprudentielle, qui n’est pas incluse explicitement dans son droit pénal codifié.

50. En Irlande, l’usage excessif de la force pour se protéger d’une attaque illégale est considéré comme illégal, mais s’il est accompli pour se défendre soi-même en excédant la force nécessaire pour cela, la qualification sera seulement celle d’homicide involontaire (manslaughter). Si la possibilité d’excéder la légitime défense n’est pas érigée en un concept particulier, le juge prend en compte cette situation particulière lors de l’examen des circonstances de l’infraction. Mais cela se rapporte à la qualification intentionnelle ou non de l’infraction et ne se présente donc pas comme une notion en soi.

En Angleterre, en cas de dépassement de la légitime défense, la loi sur la justice pénale de 2008 prévoit que la circonstance atténuante de légitime défense ne joue pas, et l’infraction criminelle dont il s’agit est constituée. Toutefois, selon une loi de 2009, en cas de meurtre commis par une personne pour protéger sa vie, la condamnation pour meurtre sera remplacée par celle d’homicide involontaire s’il y a perte de contrôle attribuable à une peur de violences graves.

51. Par ailleurs, l’étude montre un consensus sur la non-exclusion de jure des forces armées du bénéfice du dépassement de la légitime défense lorsque cette possibilité est prévue par le code pénal. Toutefois, la qualité ou la fonction des membres des forces armées sont des éléments qui peuvent être pris en compte lors de l’examen de l’affaire ou qui rendent applicables des textes spécifiques, comme indiqué ci-dessus. C’est le cas notamment en Allemagne, en Autriche et au Pays-Bas. De façon plus générale, les aptitudes propres aux membres des forces armées sont des éléments que le juge prend en compte lors de l’examen de la proportionnalité de leur réaction défensive, comme il le fait dans toutes les affaires.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

52. Les requérantes se plaignent qu’A. Aydan a été tué par les forces de l’ordre. Elles invoquent l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

53. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

54. Le Gouvernement excipe du non-respect par les requérantes du délai de six mois visé à l’article 35 § 1 de la Convention. En particulier, il soutient que la dernière décision interne définitive est l’arrêt du 31 mars 2009 rendu par la Cour de cassation. Il considère que, cet arrêt ayant été déposé au greffe de la cour d’assises le 8 octobre 2009 alors que les requérantes ont saisi la Cour le 18 mars 2010, le grief tiré de l’article 2 de la Convention doit être rejeté pour tardivité.

55. Les requérantes contestent cette thèse.

56. S’agissant de la question de savoir à quelle date le délai de six mois commence à courir en cas d’absence de notification de la décision interne définitive, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, lorsque la signification n’est pas prévue en droit interne, comme c’est le cas en droit turc, il convient de prendre en considération la date de la mise à disposition de la décision, qui est celle à partir de laquelle les parties peuvent réellement prendre connaissance de son contenu (Seher Karataş c. Turquie, no 33179/96, § 27, 9 juillet 2002).

57. En l’espèce, la Cour observe que, comme l’affirme le Gouvernement, l’arrêt de la Cour de cassation du 31 mars 2009, qui constitue la décision interne définitive quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention, n’a pas été signifié aux requérantes ou à leur défenseur mais a été mis à la disposition des parties au greffe de la cour d’assises le 8 octobre 2009. Le délai fixé par l’article 35 § 1 de la Convention a donc commencé à courir le lendemain, le 9 octobre 2009, et a expiré le 8 avril 2010 à minuit. Or le grief a été présenté le 18 mars 2010, c’est-à-dire bien avant l’expiration du délai susvisé.

58. En conséquence, la Cour rejette l’exception de non-respect du délai de six mois formulée par le Gouvernement. Elle conclut par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Constatant en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Sur la question de savoir si le recours à la force meurtrière était « absolument nécessaire »

a) Thèses des parties

59. Les requérantes soutiennent que la force meurtrière utilisée en l’espèce ne peut passer pour avoir été absolument nécessaire. Selon elles, dans les circonstances de l’espèce, même si les agents de l’Etat ont été pris par l’émotion, la peur ou la panique, ils auraient dû utiliser des moyens plus appropriés avant de recourir à la force. De toute manière, cet usage de la force ne pourrait être considéré comme proportionné dans la mesure où une arme automatique aurait été utilisée pour tirer à l’horizontale.

60. Selon les requérantes, l’usage de la force létale sous le coup de l’émotion est tout à fait distinct de la situation où la force meurtrière est déployée par un agent qui se fonde sur une conviction honnête considérée comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Elles considèrent que la conviction honnête doit être fondée sur de bonnes raisons objectivement vérifiables. Or l’on ne pourrait selon elles soutenir que les émotions, la peur ou la panique soient de bonnes raisons portant des agents de l’Etat à croire honnêtement que le recours à la force meurtrière est justifié. Conclure autrement rendrait la notion de conviction honnête complètement subjective.

61. Le Gouvernement soutient que la manifestation a rapidement dégénéré et que des actes d’une extrême violence ont été commis. Les manifestants se seraient attaqués au véhicule militaire et en auraient cassé les vitres. Ainsi trois militaires auraient été blessés. C’est dans ce contexte que G.Y. aurait sommé les manifestants de se disperser. Pris de panique, il aurait tiré en l’air sans viser personne avec son MP-5, sans intention de tuer et sans se rendre compte que son arme était en position de tir automatique.

62. Par ailleurs, selon le Gouvernement, l’usage de la force en l’espèce était conforme à la loi. G.Y. aurait d’abord sommé les manifestants de se disperser avant de faire usage de son arme. Il aurait averti qu’il allait recourir à la force. Les manifestants n’ayant pas obtempéré à la sommation, G.Y. aurait eu recours à la force.

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux

63. La Cour rappelle que l’article 2 figure parmi les articles primordiaux de la Convention et qu’aucune dérogation au titre de l’article 15 n’y est autorisée en temps de paix. A l’instar de l’article 3 de la Convention, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup d’autres, Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 171, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, et Solomou et autres c. Turquie, no 36832/97, § 63, 24 juin 2008).

64. Les exceptions définies au paragraphe 2 montrent que l’article 2 vise certes les cas où la mort a été infligée intentionnellement, mais que ce n’est pas son unique objet. Le texte de l’article 2, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais décrit celles où il est possible d’avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 148, série A no 324, et Solomou et autres, précité, § 64).

65. L’emploi des termes « absolument nécessaire » indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement utilisé pour déterminer si l’intervention de l’Etat est « nécessaire dans une société démocratique » au regard du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts mentionnés au paragraphe 2 a), b) et c) de l’article 2. De surcroît, reconnaissant l’importance de cette disposition dans une société démocratique, la Cour doit se former une opinion en examinant avec la plus grande attention les cas où l’on inflige la mort, notamment lorsque l’on fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l’Etat qui y ont eu recours, mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (McCann et autres, précité, §§ 147-150, et Andronicou et Constantinou, précité, § 171 ; voir aussi, Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 391, CEDH 2001-VII, et Musayev et autres c. Russie, nos 57941/00, 58699/00 et 60403/00, § 142, 26 juillet 2007).

66. Les circonstances dans lesquelles la privation de la vie peut se justifier doivent être interprétées de façon étroite. L’objet et le but de la Convention comme instrument de protection des droits des particuliers requièrent également que l’article 2 soit interprété et appliqué de manière à rendre ses garanties concrètes et effectives (Solomou et autres, précité, § 63). En particulier, la Cour a estimé que l’ouverture du feu doit, lorsqu’il est possible, être précédée par des tirs d’avertissement (Kallis et Androulla Panayi c. Turquie, no 45388/99, § 62, 27 octobre 2009 ; voir notamment le principe no 10 de l’ONU, paragraphe 47 ci-dessus).

67. L’usage de la force par des agents de l’Etat pour atteindre l’un des objectifs énoncés au paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire imposerait à l’Etat et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui (McCann et autres, précité, § 200, et Andronicou et Constantinou, précité, § 192).

68. Lorsqu’elle est appelée à décider si le recours à la force meurtrière était légitime, la Cour ne saurait, en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, substituer sa propre appréciation de la situation à celle de l’agent qui a dû réagir, dans le feu de l’action, à ce qu’il percevait sincèrement comme un danger, afin de sauver sa vie (Bubbins c. Royaume‑Uni, no 50196/99, § 139, CEDH 2005-II).

69. La Cour doit éviter aussi d’endosser le rôle d’un juge du fond compétent pour apprécier les faits, sauf si cela est rendu inévitable par les circonstances d’une affaire particulière (voir, par exemple, McKerr c. Royaume-Uni (déc.), no 28883/95, 4 avril 2000). En principe, là où des procédures internes ont été menées, ce n’est pas la tâche de la Cour de substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (voir, parmi beaucoup d’autres, Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B, et Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269). Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des matériaux dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Avşar, précité, § 283, et Barbu Anghelescu c. Roumanie, no 46430/99, § 52, 5 octobre 2004).

70. Pour l’appréciation des éléments de fait, la Cour se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants ; en outre, le comportement des parties lors de la recherche des preuves peut être pris en compte (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161, série A no 336, et Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 264, 18 juin 2002). Par ailleurs, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu. La Cour est également attentive à la gravité d’un constat selon lequel un Etat contractant a violé des droits fondamentaux (Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 32, série A no 336, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 26, CEDH 2004-VII, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005-VII, et Solomou et autres, précité, § 66).

71. La Cour doit se montrer particulièrement vigilante dans les cas où sont alléguées des violations des articles 2 et 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ribitsch, précité, § 32). Lorsque celles-ci ont donné lieu à des poursuites pénales devant les juridictions internes, il ne faut pas perdre de vue que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité de l’Etat au titre de la Convention. La compétence de la Cour se borne à déterminer la seconde. La responsabilité au regard de la Convention découle des dispositions de celle-ci, qui doivent être interprétées à la lumière de l’objet et du but de la Convention et eu égard à toute règle ou tout principe de droit international pertinents. Il ne faut pas confondre responsabilité d’un Etat à raison des actes de ses organes, agents ou employés, et questions de droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont l’appréciation relève des juridictions internes. Il n’entre pas dans les attributions de la Cour de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au sens du droit pénal (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 182, 24 mars 2011).

ii. Application des principes précités au cas d’espèce

72. La Cour estime opportun de commencer son analyse à partir des faits suivants, qui ne font l’objet d’aucune controverse entre les parties. Tout d’abord, nul ne conteste qu’A. Aydan a été tué par balle le 6 septembre 2005 par un gendarme. Contrairement à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’intéressé faisait partie d’un groupe de manifestants violents, la Cour juge établi que, comme l’a précisé la cour d’assises dans son arrêt du 6 juillet 2006, A. Aydan « n’avait aucun lien avec l’incident et (...) attendait à l’arrêt de bus » (paragraphe 26 ci-dessus).

73. Le 6 septembre 2005, les forces de l’ordre, qui étaient informées de l’organisation d’un rassemblement illégal et de la lecture d’une déclaration de presse, ont pris des mesures de sécurité à partir de 11 heures. A la suite de la déclaration de presse, vers 13 h 30, un groupe de personnes qui s’étaient séparées du groupe ayant organisé la déclaration de presse, le visage caché par des puşi, se sont dirigées vers le boulevard d’Aydınlar en scandant des slogans. Les forces de l’ordre avaient pris des mesures de sécurité, notamment en barricadant certaines rues de la ville de Siirt. Toutefois, il ressort du dossier que de nombreux accrochages ont eu lieu entre les manifestants et les forces de l’ordre (paragraphe 33 ci-dessus).

74. La Cour en conclut que les forces de l’ordre pouvaient prévoir que des troubles à l’ordre public risquaient de se produire.

75. Au dire de G.Y. (auteur du tir mortel), il conduisait une jeep militaire à bord de laquelle se trouvaient deux autres gendarmes et roulait au centre ville de Siirt pour aller chercher un dossier au commandement de la gendarmerie (paragraphe 17 ci-dessus). Les trois gendarmes, qui ne faisaient pas partie des forces de l’ordre ayant pour mission d’intervenir en cas d’incident, furent pris pour cible au centre ville d’Eruh, qui était le théâtre d’attaques violentes.

76. En ce qui concerne les événements ayant précédé le tir mortel, la Cour observe qu’il peut passer pour établi que le jour du drame, à savoir le 6 septembre 2005, des manifestants ont jeté des pierres en direction d’un véhicule des forces de l’ordre. Toutefois, l’intensité de cette attaque fait l’objet de controverse. Les juridictions internes ont jugé établi qu’« un groupe de 150 à 200 manifestants [avaient] commencé à lancer des pierres sur la jeep aux cris de « mort aux soldats turcs », brisant toutes ses vitres et blessant ses occupants » (paragraphe 26 ci-dessus). Or le procureur près la Cour de cassation a émis des doutes quant au caractère violent de l’attaque en question (paragraphes 28 et 30 ci-dessus). Par ailleurs, selon les témoins entendus par la cour d’assises d’Eruh, il s’agissait d’un petit groupe (paragraphe 23 ci-dessus).

77. Alors que la cour d’assises a jugé établi que les manifestants avaient secoué le véhicule militaire, aucun témoin, à l’exception de deux des gendarmes qui se trouvaient dans la jeep en question, n’a confirmé cette version des faits. Il est à cet égard intéressant de noter que le procureur près la Cour de cassation a clairement précisé que « la jeep militaire n’était pas encerclée par la foule lors du drame » (paragraphe 30 ci-dessus).

78. S’agissant du tir effectué par G.Y., celui-ci a déclaré avoir tiré par la vitre gauche du véhicule, après avoir, selon lui, lancé au préalable un avertissement oral. Toutefois, son arme étant en position automatique, il a tiré une rafale de sept balles.

79. La Cour observe tout d’abord qu’il ressort des déclarations recueillies par le procureur que G.Y., auteur du tir mortel, a amplement exagéré le risque auquel lui-même et les autres occupants du véhicule avaient dû faire face. En effet, il a déclaré avoir vu « 150 à 200 individus » encercler le véhicule, alors que, comme cela est indiqué plus haut (paragraphe 76), cette circonstance n’a pas été établie avec certitude. De toute manière, contrairement aux affirmations de G.Y., il n’est nullement établi que les manifestants portaient des couteaux ou des armes à feu. Tout d’abord, aucune arme ou douille n’a été retrouvée à l’endroit où A. Aydan a été touché ni ailleurs sur les lieux de la manifestation. De même, il ressort des déclarations de deux policiers ayant réalisé un enregistrement vidéo de la manifestation, ainsi que des procès-verbaux dressés par quatre policiers, qu’aucun manifestant en possession d’une arme à feu ou d’une arme blanche n’a été vu sur le lieu du drame (paragraphe 20 ci-dessus). Enfin, dans son arrêt du 6 juillet 2006, la cour d’assises n’a nullement jugé ce fait établi.

80. La Cour observe que la cour d’assises puis la Cour de cassation ont considéré qu’il ne convenait pas de condamner G.Y. à une peine dans la mesure où celui-ci avait dépassé les limites de la légitime défense sous l’effet d’une émotion, d’une crainte ou d’une panique excusables.

81. A cet égard, la Cour souscrit à la thèse de la partie requérante selon laquelle une situation où l’usage de la force meurtrière est causé par une émotion, une crainte ou une panique excusables est tout à fait distincte d’un cas où la force meurtrière est déployée par un agent lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée (Andronicou et Constantinou, précité, § 192).

82. En l’espèce, pour la Cour, même si G.Y. a dû faire face à une situation de danger créée par l’attaque des manifestants, il n’est pas suffisamment établi que l’attaque était extrêmement violente, ce qui ne lui permet pas de conclure que G.Y. a agi dans la conviction honnête que sa propre vie et son intégrité physique, de même que la vie de ses collègues, se trouvaient en péril (comparer avec Giuliani et Gaggio, précité, §§ 186-189). Cela vaut d’autant plus qu’aucun élément du dossier n’est de nature à justifier le recours à un moyen de défense potentiellement meurtrier comme des coups de feu tirés au hasard sur la foule.

83. L’argument principal de G.Y. consiste à soutenir qu’il a effectué « un tir de semonce à travers la vitre cassée du côté du chauffeur, mais [que son] arme était en position automatique et a tiré en rafale » (paragraphe 17 ci-dessus). Il ressort de l’arrêt de la cour d’assises que l’argument selon lequel celui-ci a tiré en l’air a été retenu par les juridictions internes (paragraphe 26 ci-dessus). A cet égard, la Cour rappelle que, par définition, des coups d’avertissement se tirent en l’air, avec une arme en position quasi verticale, de façon à ne toucher personne (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 83, CEDH 1999‑III). Or ce n’est manifestement pas ce qui s’est passé en l’espèce. Alors que G.Y. prétend avoir tiré en l’air, il ressort du dossier que trois impacts de balle ont été découverts sur un véhicule appartenant à un particulier (paragraphe 13 ci‑dessus). La quatrième balle a touché A. Aydan.

84. La Cour observe notamment que le procureur général près la Cour de cassation a évalué les faits comme suit (paragraphe 30 ci-dessus) :

« En l’espèce, il était du devoir de l’accusé de faire cesser l’attaque qui se poursuivait. Il n’a pas averti les manifestants de manière perceptible lorsque son véhicule s’est arrêté et qu’il s’est trouvé au milieu de la foule qui l’attaquait à coups de pierres. Il a fait feu sans avoir désactivé le tir automatique de son pistolet–mitrailleur. Pourtant, il aurait pu effectuer un tir de sommation alors que l’attaque se poursuivait. Au lieu de tirer en l’air, il a tiré sept balles en rafale, comme le montrent les impacts découverts sur un véhicule stationné au bord du trottoir. A. Aydan, qui se trouvait sur le trottoir et qui n’avait aucun lien avec la foule, a été atteint à la tête par l’une de ces balles. »

85. La Cour fait siennes les considérations du procureur général et en conclut qu’il n’est nullement établi que G.Y. a effectué un tir de semonce en l’air. En effet, vu les impacts des balles, il ne fait pas de doute que le tir en rafale effectué par G.Y. était susceptible de provoquer un drame beaucoup plus tragique que ce qui s’est réellement produit.

86. En conclusion, la Cour considère qu’il n’est pas établi que la force utilisée pour disperser les manifestants, et qui a causé la mort d’A. Aydan, était absolument nécessaire au sens de l’article 2. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 2 sous son volet matériel.

2. Sur la question de savoir si l’Etat défendeur a pris les dispositions législatives, administratives et réglementaires nécessaires pour réduire autant que possible les conséquences néfastes du recours à la force

a) Thèses des parties

87. Les requérantes dénoncent également les lacunes du cadre normatif interne. A leurs yeux, la législation concernant l’usage de la force meurtrière, telle qu’interprétée par les tribunaux internes, est incompatible avec les exigences de l’article 2 de la Convention. Cette législation permettrait à l’Etat contractant de ne pas imposer de sanction pénale à ses agents qui ont eu recours à la force meurtrière de manière non nécessaire et manifestement disproportionnée.

88. Les requérantes considèrent que la disposition prévoyant une dispense de peine lorsque le dépassement des limites de la légitime défense est dû à une émotion, une crainte ou une panique excusables constitue une extension de l’exception prévue à l’article 2 § 2 de la Convention.

89. Selon les requérantes, les forces de l’ordre ont suivi une formation à l’emploi des armes à feu dans des conditions difficiles. Le fait que ces agents agissent sous le coup de l’émotion ne rendrait pas l’usage de la force justifié au regard de l’article 2 § 2 de la Convention.

90. Le Gouvernement conteste cette thèse.

b) Appréciation de la Cour

i. Principes pertinents

91. L’article 2 § 1 astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil 1998-III, et Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998-VIII).

92. Le devoir primordial d’assurer le droit à la vie implique notamment, pour l’Etat, l’obligation de mettre en place un cadre juridique et administratif approprié définissant les circonstances limitées dans lesquelles les représentants de l’application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu, compte tenu des normes internationales en la matière (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 57-59, CEDH 2004-XI ; voir également les dispositions pertinentes des Principes de l’ONU au paragraphe 47 ci-dessus). Conformément au principe de stricte proportionnalité, qui est inhérent à l’article 2, le cadre juridique national doit subordonner le recours aux armes à feu à une appréciation minutieuse de la situation (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres, précité, § 96). De surcroît, le droit national réglementant les opérations de police doit offrir un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force, et même contre les accidents évitables (Makaratzis, précité, § 58).

ii. Application des principes précités au cas d’espèce

93. La Cour observe que le décès d’un proche des requérantes a été causé par des coups de feu tirés par un gendarme. Une action pénale a été engagée contre l’auteur du tir meurtrier. Toutefois, s’appuyant sur l’article 27 § 2 du code pénal, les juridictions internes ont décidé de lui accorder une dispense de peine, décision qui ne constitue ni un verdict de culpabilité ni un acquittement.

94. En effet, les juridictions internes ont reconnu que l’auteur du tir mortel avait « volontairement dépassé les limites de la légitime défense en tirant au hasard sur la foule » (paragraphe 31 ci-dessus). Cependant, selon l’assemblée plénière de la Cour de cassation, le « dépassement des limites de la légitime défense sous l’effet d’une émotion, d’une crainte ou d’une panique excusables pouvait s’appliquer en l’espèce ». Pour arriver à cette conclusion, la haute juridiction a tenu « compte de la violence des attaques subies par l’accusé et ses deux compagnons d’armes à Siirt – ville de la région du Sud-Est de la Turquie qui connaît des violences terroristes depuis des années –, des menaces de mort qui les ont accompagnées, de leur intensité croissante en dépit des sommations et de la situation dans la région » (paragraphe 31 ci-dessus).

95. Les requérantes critiquent l’approche des juridictions internes et estiment qu’une telle approche peut avoir des conséquences très dommageables et dangereuses car elle permet le recours à la force meurtrière par les agents de l’Etat sous le coup d’une émotion, d’une crainte ou de la panique.

96. La Cour estime la critique des requérantes légitime, même si la notion de dépassement de la légitime défense, en tant que telle, n’est pas inconnue du droit pénal européen (paragraphes 48-51 ci-dessus).

97. En effet, la Cour juge regrettable qu’un tir en rafale « au hasard sur la foule » effectué par un gendarme avec une arme automatique ait été considéré par l’assemblée plénière de la Cour de cassation comme un acte commis « sous l’effet d’une émotion, d’une crainte ou d’une panique excusables ». L’étude de droit comparé montre certes que les membres des forces de l’ordre ne sont pas de jure exclus du bénéfice du dépassement de la légitime défense, mais elle précise que leur qualité ou leur fonction constituent des éléments qui peuvent être pris en compte lors de l’examen de l’affaire (paragraphe 51 ci-dessus).

98. A cet égard, la Cour, qui se place comme il se doit non sur le terrain du droit interne mais sur celui de la Convention, ne saurait partager la conclusion de l’assemblée plénière de la Cour de cassation selon laquelle « l’accusé [a] dépass[é] les limites de la légitime défense du fait de son état psychologique caractérisé par la confusion et la crainte éprouvées face aux événements ». Il ressort de la motivation de l’arrêt du 31 mars 2009 qu’une situation généralisée de danger créée par les actes de terrorisme commis dans la région où se trouve la ville de Siirt, combinée avec « la violence des attaques subies par l’accusé et ses deux compagnons d’armes » et « les menaces de mort qui les ont accompagnées », justifie l’absence de condamnation de l’auteur du tir mortel.

99. S’agissant notamment de l’argument tiré de la situation généralisée de danger régnant dans la région, la Cour rappelle que, selon le principe no 18 des Principes de base des Nations Unies de 1990, les responsables de l’application des lois doivent présenter les qualités morales et les aptitudes psychologiques et physiques requises pour le bon exercice de leurs fonctions (paragraphe 47 ci-dessus). Il en va de même, a fortiori, pour les forces de l’ordre qui exercent leurs fonctions dans une région où régnait à l’époque des faits une tension extrême et où on pouvait s’attendre à de tels troubles.

100. Par ailleurs, de l’avis de la Cour, l’absence d’imposition d’une sanction pénale à un gendarme qui a utilisé de manière injustifiée son arme à feu risque d’être interprétée comme une carte blanche donnée aux forces de l’ordre qui accomplissent leurs fonctions dans cette région et qui doivent s’assurer que de telles armes ne sont utilisées que dans des circonstances appropriées et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles (voir le principe no 11 b) des Principes de base des Nations Unies de 1990, paragraphe 47 ci-dessus).

101. De même, l’application qui a été faite de l’article 27 § 2 du code pénal turc dans les circonstances de l’espèce ne saurait passer pour compatible avec les termes de l’article 2 de la Convention, selon lequel le recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) et en particulier être strictement proportionné à ses buts. Avec une telle application, les exigences de l’article 2 seraient en pratique lettre morte et il serait possible dans certains cas à des agents de l’Etat de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits des personnes soumises à leur contrôle.

102. En conclusion, la Cour estime que l’Etat défendeur a failli aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 2 de la Convention, à savoir garantir le droit à la vie.

103. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison du manquement de l’Etat défendeur à son obligation de protéger par la loi le droit à la vie d’A. Aydan.

3. Sur l’effectivité de l’enquête menée par les autorités

a) Thèses des parties

104. Les requérantes critiquent la manière dont l’enquête sur le décès de leur proche a été menée. Selon elles, tout d’abord, le fait que G.Y. ait été entendu par le procureur le 14 septembre 2005, c’est-à-dire huit jours après les faits, constitue un retard important dans la mesure où ce laps de temps aurait permis à l’accusé et à ses collègues présents sur les lieux de s’accorder sur la version des faits qu’ils allaient présenter. Par ailleurs, la présence de ces mêmes gendarmes lors de l’inspection du véhicule militaire par le procureur serait susceptible de remettre en cause l’impartialité de l’enquête. En outre, la cour d’assises de Siirt aurait refusé d’entendre de nombreux témoins cités par elles. Enfin, on n’aurait pas recherché si les gendarmes présents sur les lieux avaient suivi une formation adéquate à l’utilisation de leurs armes.

105. Le Gouvernement conteste ces arguments et soutient que l’enquête sur le contrôle de la légalité de la force dont a fait usage G.Y. a été menée de façon approfondie. D’abord, à la suite du décès d’A. Aydan, les autorités auraient immédiatement ouvert une enquête en vue de déterminer la responsabilité des membres des forces de l’ordre dans le décès du proche des requérantes. Un rapport médical aurait été établi. Il aurait été procédé aux examens criminalistiques nécessaires. Un croquis des lieux et un procès‑verbal d’inspection auraient été dressés. Les dépositions des témoins, ainsi que celle de l’accusé, auraient été recueillies. La légalité du recours à la force meurtrière aurait été minutieusement examinée par les autorités judiciaires, qui auraient décidé d’appliquer l’article 27 § 2 du code pénal.

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux

106. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme. L’enquête doit notamment être complète, impartiale et approfondie (McCann et autres, précité, §§ 161-163).

107. La Cour rappelle ensuite que, pour qu’une enquête menée au sujet d’un homicide illégal commis par des agents de l’Etat puisse passer pour effective, on peut considérer, d’une manière générale, qu’il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements (voir, par exemple, Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 81-82, Recueil 1998‑IV). Cela suppose non seulement l’absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel mais également une indépendance pratique (voir, par exemple, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 70, CEDH 2002‑II). L’enquête doit également être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’Etat qui ont directement eu recours à la force meurtrière mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment le cadre juridique ou réglementaire en vigueur ainsi que la préparation des opérations en cours et le contrôle exercé sur elles, au cas où ces éléments seraient nécessaires pour déterminer si l’Etat a satisfait ou non à l’obligation que l’article 2 fait peser sur lui de protéger la vie.

108. L’enquête menée doit également être effective en ce sens qu’elle doit permettre de déterminer si la force utilisée était ou non justifiée dans les circonstances de la cause (voir, par exemple, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 87, Recueil 1998‑I) et de conduire à l’identification et à la punition des responsables (Oğur, précité, § 88). Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent en outre avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour garantir la collecte des preuves relatives à l’incident, notamment les déclarations des témoins oculaires, les relevés de la police technique et scientifique et, le cas échéant, une autopsie fournissant un descriptif complet et précis des lésions subies par la victime ainsi qu’une analyse objective des constatations cliniques, en particulier de la cause du décès (voir, par exemple, Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000). Tout défaut de l’enquête susceptible de nuire à sa capacité à établir la cause du décès de la victime ou à identifier la ou les personnes responsables peut faire conclure à son ineffectivité (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 127, CEDH 2001‑III).

109. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent être basées sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. L’omission de suivre une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Velcea et Mazǎre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009).

110. La Cour a déjà jugé que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 continue de s’appliquer même si les conditions de sécurité sont difficiles, y compris dans un contexte de conflit armé (voir, parmi d’autres, Güleç, précité, § 81).

ii. Application de ces principes au cas d’espèce

111. Plusieurs dysfonctionnements de l’enquête ont été signalés par les requérantes. La Cour estime qu’elle n’est pas tenue de se livrer à une analyse de tous les points soulevés car, comme elle l’a rappelé plus haut, toute déficience de l’enquête affaiblissant la capacité de celle-ci à établir la cause ou l’identité des responsables du décès risque de faire conclure qu’elle ne satisfait pas à l’obligation procédurale découlant de l’article 2 (Alikaj et autres c. Italie, no 47357/08, § 100, 29 mars 2011).

112. La Cour observe d’emblée que le gendarme qui a tué A. Aydan le 6 septembre 2005 n’a été entendu que le 14 septembre 2005. A cet égard, la Cour rappelle avoir dit, dans les arrêts Bektaş et Özalp c. Turquie (no 10036/03, § 65, 20 avril 2010), et Ramsahai et autres c. Pays-Bas ([GC], no 52391/99, § 330, CEDH 2007-II), que de tels retards ne créent pas seulement une apparence de collusion entre les autorités judiciaires et la police, mais peuvent également conduire les proches du défunt – ainsi que le public en général – à croire que les membres des forces de sécurité opèrent dans le vide de sorte qu’ils ne sont pas responsables de leurs actes devant les autorités judiciaires. Elle y a également précisé qu’on ne peut exclure que lorsque les gendarmes concernés ne sont pas interrogés en temps opportun et continuent entre-temps à travailler à la gendarmerie, cela crée un risque de collusion entre eux.

Ces considérations valent également en l’espèce. Pour la Cour, un délai de sept jours pour mettre en cause le principal suspect dans l’enquête sur le meurtre montre que les autorités n’ont pas agi avec la diligence requise.

113. Par ailleurs, la Cour observe que la cour d’assises a entendu quatorze témoins, dont deux des gendarmes qui se trouvaient dans la jeep militaire qui a subi une attaque. Aucun des douze autres témoins n’a confirmé la version des gendarmes selon laquelle le véhicule militaire avait été encerclé par les manifestants. De même, les juridictions internes ne semblent pas avoir douté de la version officielle des événements selon laquelle 150 à 200 personnes avaient attaqué le véhicule militaire, alors que de nombreux témoins ont déclaré que le groupe ayant jeté des pierres sur la jeep militaire était composé d’une vingtaine de manifestants (T.Y., paragraphe 22 ci-dessus), de six ou sept personnes (A.Y.), de quatre ou cinq personnes (R.O.), de six ou sept personnes (N.A.), ou de huit ou neuf personnes (S.O.) (paragraphe 23 ci-dessus).

114. En outre, la Cour juge regrettable que les faits établis par les juridictions internes de différents degrés ne concordent pas. L’assemblée plénière de la Cour de cassation a jugé « établi que l’accusé avait le droit de se défendre et de protéger les autres soldats qui se trouvaient dans la jeep contre l’attaque menée par une foule dont la victime faisait partie » (paragraphe 31 ci-dessus), alors que la cour d’assises a tenu pour établi que « l’accusé n’a[vait] eu aucune intention de violer le droit à la vie de la victime qui n’avait aucun lien avec l’incident et qui attendait à l’arrêt de bus » (paragraphe 26 ci-dessus).

115. Partant, aux yeux de la Cour, les juridictions internes auraient dû approfondir leurs investigations (audition de témoins, visite des lieux, etc.) ou procéder à une nouvelle évaluation des preuves afin d’expliquer les contradictions existant entre les déclarations des gendarmes et celles des témoins. L’on peut conclure que cette déficience a nui à la qualité de l’enquête (voir, mutatis mutandis, Ramsahai et autres, précité, § 332) et a sapé sa capacité à établir les circonstances du décès.

116. Dès lors, il y a eu en l’espèce violation par l’Etat défendeur de l’obligation résultant pour lui de l’article 2 § 1 de la Convention de conduire une enquête effective sur le décès du proche des requérantes.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

117. Les requérantes soutiennent que la durée de la procédure administrative suivie en l’espèce n’était pas compatible avec leur droit à un procès dans un « délai raisonnable », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

118. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

119. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il avance qu’il est loisible aux requérantes d’intenter une action indemnitaire devant les juridictions administratives en réparation du préjudice causé par la durée de la procédure.

120. Les requérantes contestent cette thèse.

121. La Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant elle. Cependant, cette règle est assortie d’exceptions pouvant être justifiées par les circonstances particulières de chaque espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, 22 mai 2001, et Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX).

122. S’agissant du recours en indemnisation invoqué par le Gouvernement, la Cour rappelle avoir déjà eu l’occasion de constater dans l’affaire Daneshpayeh c. Turquie (no 21086/04, § 37, 16 juillet 2009) que l’ordre juridique national n’offrait pas aux justiciables un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention leur permettant de se plaindre de la durée d’une procédure aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour ne distingue en l’espèce aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence.

123. Par ailleurs, pour ce qui est de l’exemple tiré de la jurisprudence cité par le Gouvernement (paragraphe 46 ci-dessus), la Cour observe d’emblée que la procédure interne en question est toujours pendante devant les juridictions administratives. Dès lors, l’on ne saurait conclure que l’ordre juridique national a été entre-temps doté d’une telle voie de recours, d’autant plus que, dans son dernier jugement, le tribunal administratif a rejeté la demande d’indemnisation, nonobstant le fait que la procédure interne avait duré huit ans. Dans ces conditions, l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.

124. La Cour conclut que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Constatant par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

B. Sur le fond

125. La Cour constate que la période à considérer a débuté le 27 septembre 2005 et n’a pas encore pris fin. La procédure a donc duré plus de sept ans et deux mois pour deux instances. A cet égard, la Cour considère que, même si, d’après le dossier, les requérantes ont engagé deux procédures distinctes (paragraphes 34 et 41 ci-dessus), il y a néanmoins lieu, dans les circonstances de l’espèce, de tenir compte du fait que ces deux procédures avaient le même objet et impliquaient les mêmes parties.

126. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, entre autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

127. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle qui se pose en l’espèce et a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Frydlender, précité).

128. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis et étant donné l’objet du recours indemnitaire, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence de « délai raisonnable ».

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

129. Invoquant l’article 3, les requérantes affirment avoir subi des souffrances psychologiques en raison du décès d’A. Aydan. Elles soutiennent qu’il n’y a pas eu d’enquête effective sur le décès de leur proche et que le volet procédural de l’article 3 a donc été violé.

Par ailleurs, invoquant l’article 6 de la Convention, elles se plaignent de la méconnaissance de leur droit d’accès à un tribunal, ainsi que de l’absence d’audience publique devant les juridictions administratives.

Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, les intéressées estiment qu’elles ont été privées d’un recours effectif, faisant valoir qu’elles ont été déboutées de leurs demandes dans les deux procédures introduites par elles.

Invoquant l’article 14 de la Convention, les intéressées allèguent avoir subi un traitement discriminatoire de la part de la justice en raison de leur origine kurde, et se plaignent de l’absence de condamnation pénale de G.Y.

130. Le Gouvernement conteste ces thèses.

131. S’agissant du grief tiré de l’article 3 de la Convention, au vu des critères posés par sa jurisprudence (Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 130-134, Recueil 1998-III, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, §§ 98-99, CEDH 1999-IV), la Cour considère que la présente affaire ne comporte pas suffisamment de facteurs particuliers qui auraient pu conférer à la souffrance des requérantes une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif que l’on peut considérer comme inévitable pour les proches d’une personne victime de violations graves des droits de l’homme (voir, en ce sens, Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 99, 20 mai 2010, et Makbule Akbaba et autres c. Turquie, no 48887/06, § 46, 10 juillet 2012). Rien ne justifie un constat de violation de l’article 3 de la Convention dans le chef des requérantes.

Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.

132. Pour ce qui est des griefs tirés du droit d’accès à un tribunal et de l’absence d’audience publique devant les juridictions administratives, la Cour observe que la procédure devant les tribunaux internes est toujours pendante. Or elle rappelle qu’elle doit prendre en compte l’ensemble de la procédure pénale engagée pour statuer sur la conformité de celle-ci avec les exigences de l’article 6 de la Convention. Il s’ensuit qu’en l’état actuel de la procédure, ces griefs sont prématurés et doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

133. Quant au grief tiré de l’article 14, la Cour note qu’il n’est pas étayé. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

134. Pour ce qui est du grief tiré de l’article 13, eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sur le terrain de l’article 2 de la Convention (paragraphe 118 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné les principales questions juridiques que pose la présente affaire. Au vu de l’ensemble des faits de la cause, elle considère qu’il n’y a lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien-fondé du grief tiré de l’article 13 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

135. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

136. La requérante Kerime Aydan, veuve du défunt, réclame 208 228,02 livres turques (TRY) [environ 88 600 EUR] pour dommage matériel. Ce montant correspond selon elle à la perte de revenus résultant du décès. Elle expose qu’A. Aydan, qui n’avait pas de travail stable et était ouvrier, subvenait à ses besoins et à ceux de leurs sept enfants et aurait continué à le faire s’il n’avait pas trouvé la mort. Elle allègue que, étant donné que son mari était âgé de vingt-sept ans au moment de son décès et pouvait percevoir comme ouvrier un salaire équivalent à 658,95 livres turques (salaire minimum) [environ 280 EUR] par mois, on peut estimer la perte globale de revenus à 208 228,02 TRY.

137. Par ailleurs, Kerime Aydan demande 100 000 euros (EUR) pour préjudice moral tandis que Kaşem Aydan réclame 30 000 EUR de ce chef.

138. Le Gouvernement conteste la demande de Mme Kerime Aydan pour dommage matériel et soutient que la partie requérante doit prouver qu’A. Aydan avait un travail bien précis qui procurait un revenu déterminé. Tel ne serait pas le cas en l’espèce.

139. Pour ce qui est de la demande de la requérante concernant la perte de revenus, la jurisprudence de la Cour établit qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué et la violation de la Convention et que cela peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de revenus (voir, entre autres, Salman, précité, § 137). La Cour a estimé (paragraphe 118 ci-dessus) que les autorités étaient responsables du décès d’A. Aydan au regard de l’article 2 de la Convention. Dans ces conditions, il existe un lien de causalité direct entre la violation de l’article 2 et la perte du soutien financier que la victime apportait à sa femme et à ses enfants.

140. S’agissant du montant réclamé par Kerime Aydan pour dommage matériel, la Cour observe que, selon le Gouvernement, le dossier ne contient aucune indication sur les revenus que percevait le défunt. Toutefois, elle relève que le Gouvernement ne conteste pas la déclaration de la requérante selon laquelle elle a subi un dommage matériel en ce que le décès de son époux l’a privée du soutien financier qu’il lui aurait octroyé s’il était resté en vie. La Cour ne voit aucune raison de conclure différemment. Pour ce qui concerne le montant réclamé, dans certaines affaires, comme en l’espèce, un calcul précis des sommes nécessaires à une réparation intégrale (restitutio in integrum) des pertes matérielles subies par les requérants peut se heurter au caractère intrinsèquement aléatoire du dommage découlant de la violation. Une indemnité peut être octroyée malgré le nombre élevé d’impondérables qui peuvent compliquer l’appréciation de pertes futures (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 120, CEDH 2001‑V).

En l’espèce, compte tenu du fait qu’un recours en indemnisation est toujours pendant devant les tribunaux administratifs et eu égard aux arguments des parties ainsi qu’à l’ensemble des facteurs pertinents, y compris l’âge de la victime et celui de la requérante et leur lien étroit de parenté, la Cour estime approprié d’allouer à Mme Kerime Aydan 15 000 EUR pour la perte de revenus résultant du décès de son époux.

141. Quant au dommage moral, eu égard à sa jurisprudence en la matière et compte tenu des liens familiaux existant entre les requérantes et la victime, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer de ce chef 50 000 EUR à Mme Kerime Aydan et 15 000 EUR à Mme Kaşem Aydan, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

142. Les requérantes sollicitent 8 367,27 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. D’après un récapitulatif fourni par leurs conseils britanniques, leur demande se ventile ainsi :

– honoraires : 7 894,01 livres sterling (GBP) (525 GBP pour Me Susie Talbot, 1 200 GBP pour Me Catriona Vine, 1 750 EUR pour Saniye Karakaş, 4 519,01 EUR pour Jude Bunting) ;

– frais de traduction de plus de 120 pages de documents : 385 GBP ;

– frais administratifs (téléphone, poste, photocopie) et de traduction : 473,28 GBP.

143. Le Gouvernement trouve que ces prétentions sont excessives et ne sont étayées par aucun document.

144. La Cour rappelle qu’au regard de l’article 41 de la Convention seuls peuvent être remboursés les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement exposés et qu’ils sont d’un montant raisonnable (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés et après déduction du montant accordé aux requérantes par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire, à savoir 850 EUR, la Cour estime raisonnable d’allouer conjointement aux intéressées la somme de 5 000 EUR tous frais confondus.

C. Intérêts moratoires

145. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 2 et 6 § 1 (durée de la procédure) ;

2. Déclare la requête irrecevable quant aux griefs tirés des articles 3, 6 (accès à un tribunal et absence d’audience) et 14 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel à raison du recours à la force meurtrière ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel à raison du caractère inadéquat de l’application du cadre législatif interne régissant l’utilisation de la force meurtrière ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure ;

7. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

8. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérantes, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i) 15 000 EUR (quinze mille euros) à Mme Kerime Aydan, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour dommage matériel ;

ii) 50 000 EUR (cinquante mille euros) à Mme Kerime Aydan, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iii) 15 000 EUR (quinze mille euros) à Mme Kaşem Aydan, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iv) 5 000 EUR (cinq mille euros) aux requérantes conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérantes, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

9. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 mars 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges D. Jočienė et A. Sajó.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES
JOČIENĖ ET SAJÓ

Nous partageons la position de la chambre, mais en ce qui concerne la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel à raison du caractère inadéquat de l’application du cadre législatif interne régissant l’utilisation de la force meurtrière, nous sommes d’avis que la responsabilité de l’Etat doit être établie sur la base de considérations plus spécifiques.

Dans la présente affaire, G.Y., qui effectuait son service militaire dans la gendarmerie, a tué A. Aydan. L’Assemblée plénière de la Cour de cassation a considéré que l’accusé avait excédé les limites de la légitime défense sous l’effet d’une émotion, d’une crainte ou d’une panique excusables dès lors que l’on tenait compte « de la violence des attaques subies par l’accusé et ses deux compagnons d’armes à Siirt – ville de la région du Sud-Est de la Turquie qui connaît des violences terroristes depuis des années –, des menaces de mort qui les ont accompagnées, de leur intensité croissante en dépit des sommations et de la situation dans la région. Les conditions prévues au deuxième paragraphe de l’article 27 du code pénal sont réunies en l’espèce car il était prévisible que l’accusé dépasse les limites de la légitime défense du fait de son état psychologique caractérisé par la confusion et la crainte éprouvées face aux événements » (paragraphe 31 de l’arrêt). Nous trouvons que cette approche se base sur des considérations trop générales. Fonder un acquittement sur des facteurs non individualisés ne satisfait pas aux exigences d’un système juridique ne permettant pas l’impunité des forces de l’ordre. Pareilles exigences nécessitent une analyse juridique approfondie d’une panique excusable quand le code pénal prévoit que l’auteur de l’acte peut être dispensé de peine. Or nous ne sommes pas en mesure d’évaluer l’aptitude professionnelle des appelés. De plus, l’interprétation de la loi, qui permet l’impunité, n’est pas compatible avec les obligations incombant à l’Etat sous l’angle de l’article 2 de la Convention.

Mais, de notre point de vue, dans les circonstances de l’affaire, et contrairement à ce que la Cour a conclu, il est sans importance que les forces de l’ordre pouvaient prévoir que des troubles à l’ordre public risquaient de se produire. Les gendarmes n’étaient pas sur les lieux afin de maintenir l’ordre public mais ils étaient en transit, ayant été envoyés en voiture pour chercher un dossier auprès du commandement de la gendarmerie. De plus, la responsabilité de l’Etat ne découle pas, dans le cas d’espèce, d’un manque de qualités morales et des aptitudes requises pour le bon exercice des tâches des forces de l’ordre qui exercent leurs fonctions dans une région où régnait, à l’époque des faits, une tension extrême et où l’on pouvait s’attendre à de tels troubles. Enfin, il est important de souligner, comme la Cour le rappelle dans l’exposé des principes pertinents, qu’il appartient aux juridictions nationales d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (voir, parmi beaucoup d’autres, Edwards c. Royaume‑Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B, et Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269).

* * *

[1]. Rectifié le 19 mars 2013. Ajout du représentant J. Bunting.


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