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06/09/2016 | CEDH | N°001-166008

CEDH | CEDH, AFFAIRE YASEMİN DOĞAN c. TURQUIE, 2016, 001-166008


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YASEMİN DOĞAN c. TURQUIE

(Requête no 40860/04)

ARRÊT

STRASBOURG

6 septembre 2016

DÉFINITIF

06/12/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Yasemin Doğan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija T

urković,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Hasan Bakirci, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du con...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YASEMİN DOĞAN c. TURQUIE

(Requête no 40860/04)

ARRÊT

STRASBOURG

6 septembre 2016

DÉFINITIF

06/12/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yasemin Doğan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Hasan Bakirci, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 juillet 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40860/04) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Yasemin Doğan (« la requérante »), a saisi la Cour le 19 juillet 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me A. Ulutaş, avocat à Eskişehir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. La requérante se plaint en particulier d’une violation de l’article 2 de la Convention.

4. Le 22 juin 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1973 et réside à Eskişehir.

6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

A. La genèse de l’affaire

7. La requérante est l’épouse de Ahmet Doğan, décédé le 14 novembre 2003.

8. À l’époque des faits, Ahmet Doğan était engagé en tant que sergent‑chef au commandement général de la gendarmerie dans le bataillon de formation de Gölpazarı (Bilecik).

9. Le 1er octobre 2003, il se présenta à l’infirmerie du bataillon pour un trouble mental (ruhsal rahatsızlık). Après examen, il reçut un traitement médical.

10. Le 9 octobre 2003, il fut transféré au service psychiatrique de l’hôpital militaire d’Eskişehir. Selon le registre des consultations, il fut examiné par un psychiatre (ruh sağlığı ve hastalıkları uzmanı), le médecin‑major A.C., qui constata qu’il souffrait d’une dépression réactionnelle (reaktif depresyon bozukluğu).

11. Le 12 novembre 2003, vers 14 h 00, les collègues de Ahmet Doğan entendirent un coup de feu, se précipitèrent dans son bureau et le trouvèrent dans son fauteuil, gravement blessé. Ahmet Doğan fut immédiatement transporté à l’hôpital militaire d’Eskişehir.

12. Le 14 novembre 2003, Ahmet Doğan succomba à ses blessures à l’hôpital.

B. L’enquête pénale sur l’événement

13. Immédiatement après les faits, le 12 novembre 2003, vers 15 h 50, les membres d’une commission d’enquête se rendirent sur place pour recueillir tous les éléments de preuve. Après avoir demandé l’autorisation du parquet militaire d’Eskişehir par téléphone, ils prirent des clichés des lieux et réalisèrent un croquis. Le pistolet et la douille en cause dans l’événement furent localisés, et le bureau fut sécurisé en attendant l’arrivée du procureur de la République de Gölbaşı, sur la commission rogatoire délivrée par le procureur militaire, afin de recueillir immédiatement les preuves.

14. Vers 19 h 50, le procureur de la République se rendit sur place, recueillit les preuves et entendit les appelés O.Ş. et M.A., qui avaient vu Ahmet Doğan avant l’événement, le jour même, ainsi que le capitaine F.A., chef de la section.

Entendus par le procureur de la République, les témoins O.Ş. et M.A. déclarèrent ce qui suit : ils avaient travaillé avec Ahmet Doğan pendant toute la matinée ; celui-ci avait téléphoné plusieurs fois depuis une cabine de téléphone publique en utilisant des cartes téléphoniques ; il avait également utilisé des téléphones portables appartenant à des appelés qui les avaient laissés dans son bureau pendant la journée, en y insérant la carte SIM de son téléphone portable ; au cours d’une de ses dernières conversations dans son bureau, il avait crié en disant « ça suffit, ne me mettez plus la pression ! » et, environ une minute plus tard, il s’était tiré une balle dans la tête ; O.Ş. avait entendu le premier le coup de feu et, après avoir été voir ce qui se passait, avait appelé les autres à l’aide. Le capitaine F.A. déclara que Ahmet Doğan avait des problèmes avec son supérieur İ.A. et que ce dernier faisait l’objet d’une enquête administrative pour des irrégularités concernant des permissions d’appelés qui auraient été accordées en contrepartie de certains avantages.

15. Un formulaire intitulé « la personne ayant démontré un comportement suicidaire », fut rempli par le commandant du bataillon le jour de l’événement. Ce document comportait les renseignements suivants : Ahmet Doğan avait souffert d’un trouble mental (ruhsal rahatsızlık) ; le 1er octobre 2003, il s’était présenté à l’infirmerie du bataillon où il avait reçu un traitement médical ; le 9 octobre 2003, il avait été transféré au service psychiatrique de l’hôpital militaire d’Eskişehir pour une consultation ; le jour des faits, il avait eu un comportement normal et rien n’aurait justifié sa tentative de suicide.

16. Selon un procès-verbal établi dans la soirée du jour de l’événement, Ahmet Doğan avait fait venir l’appelé Ö.B. avant sa tentative de suicide et lui avait confié un colis destiné au sous-officier M.T. Après les faits, le colis fut ouvert et confié à T.T., en présence du capitaine F.A., pour transmission au procureur militaire. Le colis contenait certains objets personnels – à savoir des agendas, des répertoires téléphoniques, des coupures de journaux, des notes, un livre de blagues et des numéros de téléphones portables notés sur une feuille de papier. Lesdits objets furent confiés au procureur militaire tôt dans la matinée du 13 novembre 2003. Le procès-verbal établi par le procureur militaire à cette occasion soulignait que, selon les dépositions recueillies, notamment celles de A.Y. et Ö.B., Ahmet Doğan avait montré quelques feuilles de papier à A.Y. un ou deux jours avant l’événement en disant que si rien ne se passait la vérité éclaterait grâce au contenu de ces feuilles, mais que ces feuilles n’avaient pas été retrouvées dans le colis alors qu’elles y auraient été lorsque celui-ci avait été confié à Ö.B.

17. Après le décès de Ahmet Doğan, le 14 novembre 2003, un examen externe détaillé du corps du défunt fut effectué par deux médecins de l’hôpital militaire en présence du procureur militaire. Les médecins constatèrent que Ahmet Doğan s’était donné la mort au moyen de son pistolet, en se tirant une balle dans la tempe droite. Ils conclurent qu’une autopsie classique n’était pas nécessaire.

18. Le 17 novembre 2003, le procureur militaire entendit la requérante. Elle déclara que son époux l’avait appelée la veille de l’événement. Il lui aurait dit que la commission d’enquête allait l’accuser pour les faits dont le lieutenant İ.A. était l’auteur. D’après ce qu’elle aurait entendu de son époux, deux lettres anonymes auraient été envoyées pour dénoncer le lieutenant İ.A., mais les autorités n’auraient agi qu’à la suite de la seconde. En répétant les dires des autres, elle soutint qu’il y avait certains éléments de preuve dans le colis que son époux avait confié à l’appelé Ö.B., mais qu’ils avaient disparu entretemps. La requérante soutint que son époux n’avait pas de problème psychiatrique, que s’il était allé consulter le psychiatre, ce dernier l’avait laissé continuer à travailler.

19. Le 8 décembre 2003, un rapport fut établi à la suite de la réalisation d’une expertise balistique. Les experts conclurent que le projectile déformé extrait de la tête du défunt correspondait à la douille trouvée sur les lieux, que cette dernière provenait du pistolet semi-automatique appartenant au sergent-chef Ahmet Doğan et que cette arme était en bon état de fonctionnement.

20. Selon le rapport d’expertise, aucun résidu de poudre n’avait été trouvé sur les mains ou les vêtements de Ahmet Doğan.

21. Dans le cadre de l’enquête pénale, le procureur militaire entendit des appelés, des sous-officiers et des officiers. Les passages pertinents de certaines auditions se lisent comme suit :

V.M., major : « Si je ne me trompe pas, le 11 novembre, dans la matinée, le sergent‑chef Ahmet Doǧan est venu me voir dans mon bureau, m’a fait savoir que le comportement du lieutenant İ.A. le dérangeait, car ce dernier abusait de son autorité pour [obtenir] des avantages personnels et qu’il fallait ouvrir une enquête. Il m’a confié une liste d’objets (pièces détachées d’ordinateurs, voitures, CD etc.) écrite à la main par le lieutenant. Je lui ai dit que j’allais faire le nécessaire. Le même jour, je me suis rendu à la brigade de Bilecik pour rendre compte des faits au commandant de la brigade. Le même jour, une commission d’enquête a été constituée. Vers 15 heures, je suis rentré, accompagné de la commission d’enquête qui a immédiatement commencé [ses investigations]. [La commission] a travaillé jusqu’à environ 4 heures - 5 heures du lendemain. Le jour de l’événement, la commission d’enquête a convoqué le lieutenant. Vers 11 h 30, Ahmet Doǧan est revenu me voir [et] m’a fait savoir qu’au vu de ces conditions il ne pourrait plus travailler avec le lieutenant. Je lui ai dit que j’étais également de cet avis, mais qu’il devait attendre car il y avait une enquête en cours. »

H.B., sous-officier : « Le jour de l’événement, vers 10 h 30, je me suis rendu au service d’administration de la division (...). J’ai demandé [à Ahmet Doǧan] ce qui se passait pour l’enquête. Il m’a répondu "on s’est disputés avec le fils de pute, je lui ai dit que je ne voulais plus travailler avec lui (...)". Ensuite, je suis parti. »

A.Y., sergent : « (...) le 11 novembre 2003, j’ai aussi déposé devant la commission d’enquête. Ahmet Doǧan a été appelé à déposer devant la commission plusieurs fois dans la journée. Après, il est venu me voir en me disant "ils protègent le lieutenant, ils essayent de m’incriminer en mettant les charges sur mon dos". [Les membres de la commission] lui auraient demandé pourquoi il avait fermé les yeux lorsque le lieutenant falsifiait les dates des congés des appelés [et lui auraient dit] que c’était lui qui provoquait les appelés. [Ahmet Doǧan] a dit que le lieutenant l’avait menacé (...). Le lieutenant et Ahmet Doǧan se disputaient constamment, le lieutenant lui mettait la pression (...). Moi-même, j’avais déposé une plainte contre le lieutenant il y a deux semaines [; le lieutenant] m’a dit que personne ne pouvait jouer avec son avenir, qu’il allait me tuer. (...) »

22. Le 9 mars 2004, le procureur militaire rendit une ordonnance de non‑lieu. Il constata que Ahmet Doğan s’était rendu le 1er octobre 2003 au dispensaire militaire pour se plaindre d’une dépression, qu’il avait été examiné à l’hôpital militaire d’Eskişehir le 9 octobre 2003 et que cette consultation avait permis de relever qu’il souffrait d’une dépression réactionnelle.

Il nota que Ahmet Doğan ne s’entendait pas du tout avec son supérieur hiérarchique, le lieutenant İ.A., mais qu’il n’y avait aucune preuve démontrant que ce dernier lui avait donné des coups, lui avait infligé des traitements pouvant constituer un délit ou l’avait insulté. Il nota par ailleurs qu’une enquête pénale avait été ouverte contre le lieutenant İ.A. pour plusieurs chefs d’accusation.

En se fondant sur l’ensemble des éléments recueillis, le procureur militaire souscrivit à la thèse du suicide : Ahmet Doğan s’était donné la mort au moyen de son pistolet, en se tirant une balle dans la tempe droite. Le procureur militaire précisa que rien ne permettait d’établir que l’attitude du lieutenant İ.A. avait incité Ahmet Doğan à se suicider.

23. Le 30 mars 2004, la requérante forma opposition devant le tribunal militaire de Gölcük-Kocaeli à l’ordonnance de non-lieu, alléguant que le lieutenant İ.A. était le principal responsable du suicide de son mari. Elle soutint que les mauvais traitements graves avaient couté la vie d’un être humain, que le lieutenant İ.A. avait abusé de son autorité pour obtenir des avantages personnels, qu’il avait fait pression sur son mari et sur ses autres subordonnés pour que ces faits ne soient pas révélés, qu’il avait menacé son mari à tel point que ce dernier s’était évanoui, qu’il avait soupçonné son mari d’être l’auteur des lettres anonymes qui le dénonçaient. En s’appuyant sur les témoignages des camarades de son mari et des éléments de l’enquête ouverte contre le lieutenant İ.A., elle demanda au tribunal militaire d’annuler l’ordonnance de non-lieu.

24. Par une décision du 8 avril 2004, le tribunal militaire confirma l’ordonnance de non-lieu. Il estima qu’aucune faute n’était attribuable à une tierce personne dans le suicide de Ahmet Doğan.

C. L’enquête administrative sur le décès de Ahmet Doğan

25. Entre-temps, le 13 novembre 2003, parallèlement à l’enquête pénale, une enquête administrative avait été ouverte.

Présidée par le lieutenant-colonel G.Y., une commission d’enquête entendit les témoins et prépara un rapport. Une grande partie des témoins entendus relatèrent les problèmes relationnels entre Ahmet Doğan et son supérieur, le lieutenant İ.A. Ces témoins indiquèrent que ce dernier exerçait une pression sur Ahmet Doğan, le menaçait et n’hésitait pas à l’injurier devant tout le monde. Il fut également noté qu’au mois d’octobre 2003 Ahmet Doğan s’était évanoui à la suite d’une dispute avec le lieutenant İ.A. et qu’il avait été transporté à l’infirmerie.

26. Le 14 novembre 2003, la commission d’enquête administrative établit son rapport. Les passages pertinents en l’espèce se lisent ainsi :

« b. Les points qui ne sont pas conformes aux documents et informations : aucun registre n’étant tenu par la direction, il [apparaît] que les entretiens d’orientation qui auraient dû avoir lieu avec le sergent-chef Ahmet Doğan, qui a tenté de se suicider, n’ont pas eu lieu.

c. Les lacunes dans le contrôle et la surveillance du personnel (...) : le lieutenant İ.A. ne s’est pas préoccupé des problèmes du sergent-chef Ahmet Doğan, qui a tenté de se suicider, et a créé un environnement professionnel qui a pu pousser [celui-ci] à se suicider. »

D. L’action en dommages et intérêts devant la Haute Cour administrative militaire

27. Le 8 juillet 2004, la requérante saisit la Haute Cour administrative militaire d’une demande en dommages et intérêts, soutenant qu’il existait un lien de causalité entre le décès de son époux et les agissements du lieutenant İ.A.

28. Par un arrêt du 3 novembre 2004, la Haute Cour administrative militaire débouta la requérante de sa demande en se fondant principalement sur l’ordonnance de non-lieu du 9 mars 2004. Elle conclut à l’absence d’un lien de causalité entre le suicide et une quelconque faute imputable à l’administration militaire.

29. Le 2 février 2005, la Haute Cour administrative militaire rejeta également le recours en rectification formé par l’intéressée.

E. Les poursuites pénales contre le lieutenant İ.A.

30. Dans l’intervalle, le 11 novembre 2003, une enquête pénale avait été ouverte contre le lieutenant İ.A.

31. Ce dernier fut placé en détention provisoire du 3 décembre 2003 au 27 janvier 2004.

32. Le 26 avril 2004, le procureur militaire introduisit une action pénale à l’encontre du lieutenant İ.A. à qui il reprochait d’avoir forcé ses subordonnés à effectuer des travaux en privé (erleri kanuna aykırı hizmetçiliğe vermek). Il lui reprochait notamment d’avoir envoyé deux sergents spéciaux et deux appelés à faire des travaux de rénovation dans le magasin de son épouse en ville.

33. Par un jugement du 5 juillet 2006, le tribunal militaire du commandement de l’armée de l’air d’Eskişehir condamna le lieutenant İ.A. à une peine d’emprisonnement de deux mois. Il commua cette peine d’emprisonnement à une peine d’amende de 300 livres turques. Ensuite, le tribunal décida de surseoir à l’exécution de la peine d’amende en application de l’article 6 de la loi no 647 sur l’exécution des peines en raison de l’absence de casier judiciaire et de la bonne conduite de l’accusé.

34. Entre-temps, par un acte d’accusation du 6 mai 2004, le procureur militaire avait introduit une seconde action pénale contre le lieutenant İ.A. Dans cette seconde procédure, il lui reprochait d’avoir abusé de son autorité d’officier à l’encontre de ses subordonnés. Il lui reprochait notamment d’avoir demandé à plusieurs appelés, au cours des années 2002 et 2003, de lui rapporter de multiples objets au retour de leurs permissions dans leurs foyers, et ce sans aucune rétribution.

35. Par un jugement du 22 mai 2006, le tribunal militaire du commandement de l’armée de l’air d’Eskişehir condamna le lieutenant İ.A. à une peine d’emprisonnement de sept mois et quinze jours, pour avoir abusé de son autorité afin de se procurer des avantages personnels. Le tribunal décida de surseoir à l’exécution de la peine d’emprisonnement en application de l’article 6 de la loi no 647 sur l’exécution des peines en raison de l’absence de casier judiciaire et de la bonne conduite de l’accusé.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

36. Invoquant les articles 2 et 6 de la Convention, la requérante se plaint du décès de son époux, dont le suicide aurait résulté de ses conditions de travail, notamment en raison du traitement dégradant que son supérieur, le lieutenant İ.A., lui aurait fait subir. Elle reproche en outre aux autorités nationales de ne pas avoir mené une enquête pénale effective.

Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 55, CEDH 2014 (extraits), et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015), la Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous l’angle du seul article 2 de la Convention. Dans sa partie pertinente en l’espèce, cette disposition se lit ainsi :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »

37. Le Gouvernement combat la thèse de la requérante.

A. Sur la recevabilité

38. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

39. La requérante se plaint du décès de son époux, survenu pendant qu’il servait dans l’armée. Elle soutient qu’il existe un lien de causalité entre le suicide de son mari et le traitement que le supérieur de ce dernier lui aurait infligé. Elle précise à cet égard que son époux se serait mis une balle dans la tête en criant « ça suffit, ne me mettez plus la pression ! ». Elle reproche aux autorités d’avoir failli à leur obligation positive de protéger le droit à la vie de son mari.

40. Le Gouvernement combat la thèse de la requérante et nie toute implication des autorités dans le suicide de Ahmet Doğan.

41. Il considère que la responsabilité des autorités ne se trouvait pas engagée à raison du suicide de Ahmet Doğan : il n’existerait aucune preuve démontrant que le proche de la requérante avait été maltraité par ses supérieurs.

42. De plus, le Gouvernement indique que le procureur militaire est arrivé sur les lieux immédiatement après les faits, qu’une instruction a été ouverte, que les témoins ont été entendus et qu’un examen post mortem a été effectué.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention

43. La Cour rappelle que l’article 2 de la Convention met à la charge de l’État l’obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil des arrêts et décisions 1998 VIII, et Durdu c. Turquie, no 30677/10, § 58, 3 septembre 2013).

44. Dans la présente affaire, eu égard aux circonstances du décès en cause et aux éléments pertinents recueillis lors des investigations, la Cour ne voit aucune raison de remettre en cause la thèse du suicide à laquelle les autorités nationales ont donné crédit. La requérante accepte par ailleurs cette thèse.

45. La Cour rappelle ensuite que lorsqu’une personne est sous la responsabilité des autorités, l’article 2 de la Convention met également à la charge de l’État l’obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger l’individu dont la vie est menacée par ses propres agissements (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89-93, CEDH 2001‑III, et spécifiquement dans le cas d’un militaire de carrière, Durdu, précité, § 62).

46. La question principale est de savoir si les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir que Ahmet Doğan présentait un risque réel et immédiat de suicide et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (Keenan, précité, § 93).

47. La Cour rappelle que dans son examen à cet égard, elle doit vérifier si l’éventuelle faute imputable aux professionnels de l’armée va bien au-delà d’une simple erreur de jugement ou d’une imprudence.

48. En effet, dans ce type d’affaire, il ne faut pas perdre de vue l’imprévisibilité du comportement humain et il faut interpréter l’obligation positive de l’État de manière à ne pas lui imposer un fardeau insupportable ou excessif (Keenan, précité, § 90).

49. Au vu des éléments dont elle dispose, la Cour observe que Ahmet Doğan s’est présenté le 1er octobre 2003 à l’infirmerie du bataillon pour un trouble mental pour lequel il a reçu un traitement médical, que le 9 octobre 2003 il a été transféré au service psychiatrique de l’hôpital militaire d’Eskişehir et que, selon le registre des consultations, il a été examiné par un psychiatre qui a constaté qu’il souffrait d’une dépression réactionnelle.

50. Par ailleurs, il ressort des dépositions des témoins que Ahmet Doğan travaillait dans des conditions tendues en raison des agissements de son supérieur hiérarchique. D’après les documents versés au dossier, ledit supérieur a finalement été condamné le 22 mai 2006 à l’issue de l’enquête déclenchée contre lui la veille du suicide de son subordonné (paragraphes 34-35 ci-dessus).

51. La Cour prend note en outre des conclusions du rapport établi le 14 novembre 2003 au terme de l’enquête administrative, immédiatement après les faits (voir paragraphe 26 ci-dessus), selon lesquelles les supérieurs de Ahmet Doǧan ont failli à leur obligation de diligence face à la situation en cause. Selon ce rapport, les supérieurs hiérarchiques n’avaient pas procédé aux entretiens d’orientation qui auraient dû avoir lieu avec le sergent-chef Ahmet Doğan. Toujours d’après ce rapport, le lieutenant İ.A. ne s’était pas préoccupé des problèmes de Ahmet Doğan.

52. La Cour en conclut que les autorités militaires étaient au courant du fait que Ahmet Doğan souffrait d’une dépression réactionnelle et qu’il rencontrait des problèmes sérieux dans le cadre de son travail. Se pose alors la question de savoir si lesdites autorités avaient conscience ou auraient dû avoir conscience qu’il y avait un risque réel qu’il se suicidât.

53. La Cour constate que, du point de vue médical, le dossier ne contient pas de renseignements sur la période après la diagnose d’une dépression réactionnelle, faite le 9 octobre 2003. Il est à regretter qu’il n’y ait pas eu des entretiens d’orientation avec Ahmet Doğan. Force est toutefois de constater que, selon un document rempli par le commandant du bataillon le jour de l’événement, Ahmet Doğan avait eu un comportement normal et rien n’aurait justifié sa tentative de suicide (paragraphe 15 ci-dessus). Certes, cette appréciation peut être sujette à critique, étant entendu que le jour des faits, selon certains témoignages, Ahmet Doğan s’était fortement inquiété du déroulement de l’enquête sur le comportement de son supérieur, le lieutenant İ.A., par la commission établie à cette fin. Il n’en demeure pas moins que les éléments du dossier ne permettent pas à la Cour de conclure que la hiérarchie devait percevoir les problèmes mentaux en question comme des signes avant-coureurs d’un risque réel et imminent de suicide.

54. En tout cas, dans la mesure où les problèmes de Ahmet Doğan étaient liés au comportement du lieutenant İ.A. envers lui, la Cour constate que le 11 novembre 2003, la veille de l’événement, Ahmet Doğan s’était entretenu avec le major V.M., et lui avait fait part de tous les détails concernant les faits. Ensuite, le major s’était rendu à la brigade de Bilecik pour rendre compte des faits au commandant de la brigade et une commission d’enquête avait été constituée le même jour. Cette commission commençait immédiatement son travail, et le poursuivait jusqu’au jour même des faits. Alors que l’enquête suivait ainsi son cours et que la commission de l’enquête avait convoqué le lieutenant, Ahmet Doğan s’était rendu dans le bureau du major et lui avait exprimé son souhait de ne plus travailler avec le lieutenant. Le major lui avait dit qu’il était « également de cet avis, mais qu’il devait attendre car il y avait une enquête en cours » (paragraphe 21 ci‑dessus). La Cour estime que l’enquête sur le comportement du lieutenant İ.A. constituait une réaction adéquate aux problèmes liés au travail, dans l’attente d’autres mesures.

55. Reste à savoir si, comme le soutient la requérante, le lieutenant İ.A. n’a pas en réalité poussé Ahmet Doğan au suicide.

56. La Cour prend note de la conclusion du rapport établi le 14 novembre 2003 au terme de l’enquête administrative, immédiatement après les faits, selon laquelle le lieutenant İ.A. avait créé un environnement professionnel qui avait pu pousser Ahmet Doğan à se suicider. L’hypothèse avancée par cette conclusion a ensuite été vérifiée par le procureur militaire. Dans son ordonnance de non-lieu du 9 mars 2004, celui-ci notait que Ahmet Doğan n’avait pas fait l’objet de coups ou de mauvais traitements. En se fondant sur l’ensemble des éléments recueillis, il concluait qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre l’attitude du lieutenant İ.A. et le suicide (paragraphe 22 ci-dessus). Cette conclusion a été confirmée par le tribunal militaire (paragraphe 24 ci-dessus), puis par la Haute Cour administrative militaire (paragraphe 28 ci-dessus).

57. Si le comportement du lieutenant İ.A. n’a peut-être pas été celui qu’on pouvait attendre d’un supérieur militaire, et pour lequel il a d’ailleurs été condamné au pénal, la Cour estime que l’évaluation faite par le procureur militaire, concluant à l’absence d’un lien de causalité entre ce comportement et le suicide, commis le jour même où une enquête se tenait contre le lieutenant İ.A., ne saurait être qualifiée d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable. Aussi ne voit-elle pas, sur base des éléments du dossier, de raison pour substituer sa propre appréciation à celle des autorités internes. La Cour tient à souligner que cette conclusion est basée sur le dossier tel qu’il a été constitué par les autorités compétentes ; la question de savoir si celles-ci ont fait tout pour éclairer les circonstances entourant le suicide fait l’objet de l’examen ci-dessous du grief relatif au volet procédural de l’article 2.

58. En conclusion, la Cour estime que reprocher aux autorités militaires de n’avoir pas pu prévenir le suicide reviendrait, sur base des éléments du dossier, à leur imposer un fardeau excessif au regard de leurs obligations découlant de l’article 2 de la Convention.

59. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.

b) Sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention

i. Principes généraux

60. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention requiert qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsqu’un individu perd la vie dans des circonstances suspectes (voir Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 157, 9 avril 2009), propre à déterminer les circonstances ayant entouré le décès ainsi qu’à en établir les responsabilités (Çiçek c. Turquie (déc.), no 67124/01, 18 janvier 2005). Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou autorités de l’État pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès survenus sous leur responsabilité (voir, mutatis mutandis, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 89, CEDH 2002‑VIII, et Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 221, CEDH 2004‑III).

61. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit notamment être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 172, 14 avril 2015, et Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, 30 mars 2016).

62. Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011 (extraits), Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 174, et Armani Da Silva, précité, § 233).

63. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009, Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 175, et Armani Da Silva, précité, § 234). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Velcea et Mazǎre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009, Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 175, et Armani Da Silva, précité, § 234).

ii. Application de ces principes à la présente espèce

64. En ce qui concerne la présente espèce, il convient d’observer qu’aussitôt après les faits, une commission d’enquête s’est rendue sur place et a sécurisé les lieux après avoir demandé la permission du procureur militaire d’Eskişehir. Ensuite, le procureur de la République de Gölbaşı s’est déplacé sur les lieux afin de procéder à des examens et de recueillir les éléments de preuve. Un procès-verbal de constat sur les lieux a été dressé, un croquis de l’état des lieux a été réalisé et des clichés des lieux ont été pris. Une recherche de résidus de tir sur les mains du défunt a été réalisée. Les vêtements que le défunt portait lors de l’événement ont été saisis, de même que la douille, le projectile déformé et le pistolet en vue d’une expertise balistique. L’examen externe détaillé du corps du défunt a été effectué par deux médecins en présence du procureur militaire. Il a permis de conclure que Ahmet Doğan s’était donné la mort au moyen de son pistolet, en se tirant une balle dans la tempe droite. Une expertise balistique a été réalisée. Les experts ont examiné le pistolet ayant causé la mort de Ahmet Doğan, et ils ont conclu que l’arme en question était en bon état de fonctionnement et que le projectile déformé correspondait à la douille trouvée sur place. Dans le cadre de l’enquête pénale, le procureur militaire a recueilli les dépositions des camarades et des supérieurs du défunt, ainsi que celles de ses proches. Parallèlement, une enquête administrative a été ordonnée, et la commission d’enquête a immédiatement conclu à certaines défaillances dans la conduite des autorités administratives.

65. La Cour estime qu’il ressort du rapprochement des conclusions de la commission d’enquête à celles du procureur militaire que ce dernier n’a pas exploré toutes les pistes d’une façon approfondie. Alors que la commission d’enquête administrative avait constaté qu’il existait des lacunes dans le contrôle et la surveillance du personnel, que le lieutenant İ.A. ne s’était pas préoccupé des problèmes du sergent-chef Ahmet Doğan et qu’il avait créé un environnement professionnel qui avait pu pousser celui-ci à se suicider, le procureur militaire n’a pas cherché à mener une enquête approfondie à ce sujet. Bien qu’il ait noté qu’une enquête pénale avait été ouverte contre le lieutenant İ.A. pour plusieurs chefs d’accusation, le procureur militaire s’est contenté de constater que Ahmet Doğan ne s’entendait pas du tout avec son supérieur hiérarchique, mais qu’il n’y avait aucune preuve démontrant que ce dernier lui avait donné des coups, lui avait infligé des traitements pouvant constituer un délit ou l’avait insulté (paragraphe 22 ci-dessus).

66. Le tribunal militaire, qui a confirmé l’ordonnance de non-lieu, n’a pas non plus exploré cette piste d’investigation lors de son examen (paragraphe 24 ci-dessus).

67. Eu égard à l’absence d’investigation approfondie sur l’éventuel rôle du lieutenant İ.A. dans le suicide de Ahmet Doğan, la Cour estime que l’État défendeur a manqué à son obligation de mener une enquête adéquate sur les circonstances du décès de l’époux de la requérante.

68. Dès lors, la Cour conclut qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

69. Invoquant l’article 3 de la Convention, la requérante se plaint du traitement dégradant que le supérieur de son époux, le lieutenant İ.A., lui aurait fait subir.

70. La Cour observe que la requérante n’a pas présenté de détails, ni devant les juridictions internes ni devant la Cour, de nature à étayer ses allégations quant au déroulement des faits et aux mauvais traitements que le lieutenant İ.A. aurait fait subir à son mari. Elle ne fait que se référer aux témoignages des appelés et aux éléments de l’enquête ouverte contre le lieutenant pour soutenir l’existence des mauvais traitements, sans s’appuyer sur des éléments concrets.

71. Dès lors, un examen des faits de la présente affaire ne fait pas ressortir des éléments permettant à la Cour d’établir que le lieutenant İ.A. a fait subir à son mari des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

72. Il s’ensuit que le grief du requérant tiré de l’article 3 de la Convention est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

73. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

74. Au titre du préjudice matériel, la requérante demande 253 500,61 livres turques (TRY – environ 113 169 euros (EUR) à l’époque de la demande) pour elle-même, ainsi que 170 163,89 TRY (75 965 EUR à l’époque de la demande) pour ses deux filles mineures, soit une somme totale de 423 664,50 TRY (environ 189 134 EUR à l’époque de la demande). Le décès de leur proche aurait privé la requérante et ses filles du soutien financier apporté par celui-ci. À cet effet, le représentant de la requérante présente un calcul préparé par un avocat expert selon lequel le défunt, s’il n’était pas décédé, aurait pu verser à son épouse et à ses enfants des sommes d’un montant total de 423 664,50 TRY (environ 189 134 EUR à l’époque de la demande).

La requérante demande également 44 800 TRY (environ 20 000 EUR à l’époque de la demande) au titre du préjudice moral.

75. Le Gouvernement conteste ces prétentions, qu’il qualifie d’excessives, et soutient, quant au montant réclamé au titre du préjudice matériel, qu’il repose sur un calcul spéculatif et non étayé.

76. S’agissant de la demande pour dommage matériel, la Cour rappelle qu’il doit y avoir un lien de causalité entre le préjudice allégué et la violation de la Convention, et que la satisfaction équitable peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de soutien financier (Kavak c. Turquie, no 53489/99, § 109, 6 juillet 2006, et no 28809/05, § 41, 2 mars 2010). Cela étant, eu égard à l’absence d’une violation matérielle de l’article 2 de la Convention, la Cour estime qu’un tel lien n’existe pas (Tahsin Acar, précité, § 260). Elle rejette donc la demande de satisfaction équitable pour préjudice matériel.

77. Quant au dommage moral réclamé, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante la somme demandée à ce titre, à savoir 20 000 EUR.

B. Frais et dépens

78. La requérante demande également 2 232 EUR (l’équivalent de 5 000 TRY à l’époque de la demande) pour les honoraires de son avocat devant la Cour. À l’appui de sa demande, elle verse au dossier une convention d’honoraires selon laquelle ce montant serait versé à son représentant à la fin de la procédure devant la Cour.

79. Le Gouvernement conteste cette prétention, qu’il qualifie d’excessive, et prie la Cour de la rejeter.

80. S’agissant des frais et dépens, la Cour rappelle qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR et l’accorde à la requérante.

C. Intérêts moratoires

81. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief de la requérante tiré de l’article 2 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il n’y pas a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement,

i. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 septembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıJulia Laffranque
Greffier adjointPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-166008
Date de la décision : 06/09/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Vie) (Volet matériel);Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : YASEMİN DOĞAN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ULUTAS A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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