La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

16/06/2015 | CEDH | N°001-155214

CEDH | CEDH, AFFAIRE LEVENT BEKTAŞ c. TURQUIE, 2015, 001-155214


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE LEVENT BEKTAŞ c. TURQUIE

(Requête no 70026/10)

ARRÊT

STRASBOURG

16 juin 2015

DÉFINITIF

19/10/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Levent Bektaş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris

,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 mai 2015,

Rend...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE LEVENT BEKTAŞ c. TURQUIE

(Requête no 70026/10)

ARRÊT

STRASBOURG

16 juin 2015

DÉFINITIF

19/10/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Levent Bektaş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 mai 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 70026/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Levent Bektaş (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 août 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, le requérant a été représenté par Mes C. Ülgen et H. Ersöz, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 7 février 2012, la requête a été déclarée partiellement irrecevable et les griefs tirés de l’article 5 §§ 3 et 4 et de l’article 8 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1967 et réside à Istanbul. À l’époque des faits, il était officier de l’armée à la retraite et homme d’affaires.

A. L’arrestation du requérant et la procédure pénale engagée à son encontre

5. En 2007, le parquet d’Istanbul engagea une enquête pénale contre les membres présumés d’une organisation criminelle du nom d’Ergenekon, tous soupçonnés de se livrer à des activités visant à renverser le gouvernement par la force et la violence. Selon le parquet, les accusés avaient planifié et commis des actes de provocation tels que des attentats contre des personnalités connues du public et des attentats à la bombe dans des endroits sensibles comme les locaux de sanctuaires ou de hautes juridictions. Ils auraient ainsi cherché à créer une atmosphère de peur et de panique dans l’opinion publique et par là même à installer un climat d’insécurité, de manière à ouvrir la voie à un coup d’État militaire (pour des informations plus détaillées concernant l’affaire Ergenekon et les plans d’action relatifs à celle-ci, voir Tekin c. Turquie (déc.), no 3501/09, §§ 3-17, 18 novembre 2014).

6. Le 22 avril 2009, dans le cadre de l’opération menée contre l’organisation Ergenekon, la police d’Istanbul arrêta le requérant et le plaça en garde à vue.

7. Le 24 avril 2009, après avoir été entendu par le procureur de la République d’Istanbul (« le procureur »), le requérant fut traduit devant le juge assesseur près la cour d’assises d’Istanbul (« le juge assesseur » et « la cour d’assises »). Celui-ci ordonna son placement en détention provisoire.

8. Par un acte d’accusation déposé le 13 janvier 2010 et déclaré recevable le 27 janvier 2010 par la 12ème chambre de la cour d’assises, le procureur accusa le requérant d’être un membre actif de l’organisation criminelle connue sous le nom d’Ergenekon et requit sa condamnation en vertu des articles 174 §§ 1 et 2, 311 § 1, 312 § 1 et 314 § 2 du code pénal, et de l’article 13 § 2 de la loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches.

9. Selon le parquet, le requérant était accusé d’avoir planifié des actes criminelles visant à créer un climat de chaos dans la société. Il occupait la position de chef de l’une des cellules d’action paramilitaire au sein de l’organisation Ergenekon, et aurait porté le titre de chef de cellule d’opération spéciale (Özel Operasyon Hücre Lideri). Les membres de cette cellule, y compris le requérant, auraient stocké, dans le domaine forestier de Beykoz (un quartier d’Istanbul) et dans le hameau de Keçilik du quartier Poyrazköy, des armes lourdes et des explosifs, et se seraient tenus à la disposition d’Ergenekon pour des actes terroristes. Le parquet reprocha aussi au requérant d’être l’un des auteurs du plan d’action Kafes (« la cage »).

10. À l’appui de ses accusations, le procureur présenta à la cour d’assises les éléments de preuve suivants : les documents saisis lors de la perquisition effectuée au domicile du requérant, parmi lesquels le texte du plan d’action Kafes et trois documents annexés à ce plan, intitulés « liste du matériel et des munitions », « répartition du travail » et « formulaire de campagne de l’opération psychologique », les deux derniers documents comportant la signature du requérant lui-même ; les armes et les munitions découvertes à Beykoz et Poyrazköy ; les dénonciations relatives aux activités en cause du requérant et de ses coïnculpés, corroborées par d’autres preuves ; enfin, les comptes rendus d’écoutes téléphoniques concernant l’intéressé et ses coaccusés.

11. Durant la procédure, le requérant forma maints recours devant la cour d’assises d’Istanbul en vue de bénéficier d’une mise en liberté. Il soutint notamment que les éléments de preuve présentés par le parquet n’étayaient aucunement les accusations dirigées contre lui. Selon lui, ces éléments de preuve étaient des fichiers manipulés et falsifiés par la police.

12. Chaque fois, quelques jours après la dernière comparution de l’intéressé devant les juges qui ont ordonné son maintien en détention, la cour d’assises, suivant en cela l’avis du parquet qui ne fut notifié ni au requérant ni à son représentant, rejeta les recours présentés par le requérant, en se fondant sur les motifs suivants : la nature des crimes reprochés au requérant, les forts soupçons pesant sur lui, le risque de fuite, l’état et le risque de détérioration des éléments de preuve, et le risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes pour assurer la participation de l’intéressé à la procédure pénale.

13. Le 27 janvier 2014, la cour d’assises, considérant la durée de la détention subie par le requérant, ordonna la mise en liberté de l’intéressé.

14. D’après les éléments contenus dans le dossier, l’affaire est toujours pendante devant la cour d’assises.

B. L’action en indemnisation engagée par le requérant

15. Le 31 août 2010, le requérant saisit le tribunal de grande instance d’Istanbul aux fins de voir les procureurs ayant déposé l’acte d’accusation à son encontre condamnés à lui payer une indemnité au titre du dommage subi. Il soutenait que l’acte d’accusation contenait les transcriptions de ses conversations téléphoniques privées et que cela portait atteinte à son droit à la vie privée.

16. D’après les éléments contenus dans le dossier, cette procédure est en cours devant les juridictions internes.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle

17. À la suite des amendements constitutionnels entrés en vigueur le 23 septembre 2012, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque a été introduit dans le système juridique turc.

18. Le texte des dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 6216 instaurant le recours individuel devant la Cour constitutionnelle ainsi que les parties pertinentes en l’espèce du règlement de la Cour constitutionnelle figurent dans la décision de la Cour dans l’affaire Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, §§ 25-27, 30 avril 2013).

B. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle en matière de durée de la détention provisoire

19. Les arrêts et décisions rendus par la Cour constitutionnelle dans le cadre d’affaires portant sur le droit à la liberté sont présentés dans la décision de la Cour dans l’affaire Koçintar c. Turquie ((déc.), no 77429/12, §§ 15-26, 1er juillet 2014).

C. Les dispositions du code pénal

20. Aux termes de l’article 174 du code pénal, celui qui produit, transfert, vend ou achète des produits explosifs sans obtenir l’autorisation des autorités compétentes sera condamné à une peine d’emprisonnement allant de trois à huit ans. La disposition prévoit dans son deuxième paragraphe une augmentation de moitié des peines prévues pour les personnes qui commettent cette infraction au nom d’une organisation criminelle.

21. L’article 311 § 1 du code pénal se lit ainsi :

« Quiconque tente de renverser la Grande Assemblée nationale de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »

22. L’article 312 § 1 du code pénal est ainsi libellé :

« Quiconque tente de renverser le gouvernement de la République de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »

23. L’article 314 §§ 1 et 2 du code pénal, qui concerne le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :

« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions prévues aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.

2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. »

D. La loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches

24. L’article 13 §§ 1 et 2 de la loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches dispose :

« Quiconque achète, détient ou porte des armes à feu et des balles en contrevenant aux dispositions de la présente loi est condamné à une peine d’un an à trois ans d’emprisonnement et à une amende (...)

Lorsque les armes à feu figurent parmi celles mentionnées au quatrième paragraphe de l’article 12 de cette loi ou lorsque les armes ou les balles sont importantes en quantité et en qualité, la peine est de cinq ans à huit ans d’emprisonnement et une amende (...) »

E. Les dispositions du code de procédure pénale

25. L’article 91 § 2 du code de procédure pénale stipule :

« Le placement en garde à vue dépend de la nécessité de cette mesure pour l’enquête et des indices permettant de croire que l’intéressé a commis une infraction ».

26. La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du code de procédure pénale (CPP). D’après l’article 100, une personne peut être placée en détention provisoire lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et que son placement en détention est justifié par l’un des motifs énumérés dans cette disposition, à savoir : la fuite ou le risque de fuite du suspect, et le risque que le suspect dissimule ou altère des preuves ou influence des témoins. Pour certains crimes, notamment les crimes contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel, l’existence de forts soupçons pesant sur la personne suffit à justifier le placement en détention provisoire.

27. L’article 101 du CPP dispose que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par un juge unique à la demande du procureur de la République et au stade du jugement par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les ordonnances de placement et de maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.

EN DROIT

I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A. Sur l’exception préliminaire tirée de la longueur du formulaire de requête

28. Le Gouvernement soutient que la Cour n’a pas été régulièrement saisie au regard de l’article 47 de son règlement et du paragraphe 11 de l’instruction pratique concernant l’introduction de l’instance, en ce que les faits et les griefs du requérant auraient été décrits dans le formulaire de requête sur vingt et une pages sans être accompagnés d’un résumé. Il soutient à cet égard que, le formulaire de requête ayant été complété par les avocats du requérant, celui-ci n’avait aucune raison de ne pas satisfaire aux exigences de l’article 47 du règlement. Il invite donc la Cour à rejeter la requête.

29. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.

30. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 47 de son règlement, tel qu’il était en vigueur lors de l’introduction de la présente affaire, un formulaire de requête doit notamment comporter un exposé des faits ainsi qu’un exposé de la ou des violations alléguées de la Convention et des arguments pertinents.

31. En l’espèce, la Cour note que la partie requérante a, dans le formulaire de requête, décrit explicitement les faits et indiqué clairement les violations de la Convention dont elle se plaint. Par conséquent, la Cour estime que les griefs du requérant ont été soulevés conformément à l’article 47 § 1 du règlement. S’agissant de la disposition de l’instruction pratique invoquée par le Gouvernement, la Cour souligne qu’elle ne constitue aucunement un critère de recevabilité au titre de l’article 35 de la Convention. Dès lors, le Gouvernement n’a nullement fondé sa demande de rejet de la présente requête au seul motif qu’il en juge la rédaction trop longue. Il convient donc de ne pas tenir compte des arguments du Gouvernement sur ces points (voir, dans le même sens, Yüksel c. Turquie (déc.) no 49756/09, 1er octobre 2013).

B. Sur l’abus allégué du droit de recours

32. Le Gouvernement estime par ailleurs que certaines allégations formulées par la partie requérante, en particulier celles qui portent sur la façon dont s’est déroulée sa garde à vue ainsi que celles concernant la crédibilité de certains éléments de preuve présentés par le parquet dans le procès Ergenekon, constituent un abus du droit de recours individuel. À cet égard, le Gouvernement souligne que le requérant prétend que les éléments de preuve avaient été falsifiés par la police. Aux dires du Gouvernement, cette allégation est totalement mensongère et n’a aucune base factuelle. Dès lors, il invite la Cour à rejeter la requête comme étant abusive.

33. Le requérant combat cette thèse.

34. La Cour rappelle qu’une requête peut être rejetée comme étant abusive, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention, si elle a été fondée sciemment sur des faits controuvés (Kérétchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, CEDH 2006 V). Une information incomplète et donc trompeuse peut également être qualifiée d’abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le noyau de l’affaire et que le requérant n’étaie pas de façon suffisante son manquement à divulguer les informations pertinentes (Poznanski et autres c. Allemagne (déc.), no 25101/05, 3 juillet 2007). Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, §§ 62-65, 15 septembre 2009).

35. Dans la présente affaire, la Cour estime que l’exception du Gouvernement ne peut être accueillie que s’il apparaît clairement que la requête se fonde sur des faits controuvés, ce qui, à ce stade de la procédure, n’est pas le cas : les arguments avancés par le Gouvernement relèvent plutôt de la contestation de la version des faits proposée par le requérant. En outre, le Gouvernement ne met aucunement en évidence une quelconque intention du requérant d’induire la Cour en erreur.

36. Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette cette exception du Gouvernement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

37. Le requérant allègue que la durée de sa détention provisoire a enfreint l’article 5 § 3 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

38. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes et qu’il aurait pu introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle.

39. Le requérant combat la thèse du Gouvernement.

40. La Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant la Cour. Cependant, comme elle l’a indiqué à maintes reprises, cette règle ne va pas sans exceptions, lesquelles peuvent être justifiées par les circonstances particulières de chaque cas d’espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). La Cour rappelle qu’elle s’est en particulier écartée du principe général ci-dessus dans des affaires dirigées contre certains États membres à propos de recours ayant pour objet la durée excessive de procédures (Fakhretdinov et autres c. Russie (déc.), nos 26716/09, 67576/09 et 7698/10, 23 septembre 2010, et Taron c. Allemagne (déc.), no 53126/07, 29 mai 2012). Elle a fait de même dans certaines affaires dirigées contre la Turquie qui soulevaient des questions liées au droit de propriété (İçyer c. Turquie (déc.), no 18888/02, §§ 73-87, CEDH 2006-I, Altunay c. Turquie (déc.), no42936/07, 17 avril 2012, et Arıoğlu et autres c. Turquie (déc.), no 11166/05, 6 novembre 2012).

41. La Cour note en l’espèce que la détention provisoire du requérant a débuté le 22 avril 2009 et qu’elle a pris fin le 27 janvier 2014 avec sa remise en liberté. Elle rappelle que la compétence ratione temporis de la Cour constitutionnelle a débuté le 23 septembre 2012, date de prise d’effet du droit de recours individuel. Elle relève qu’en l’espèce le requérant se plaint d’une situation continue et une partie de sa détention est postérieure au 23 septembre 2012. À cet égard, la Cour observe qu’il ressort clairement des arrêts déjà rendus par la Cour constitutionnelle que celle-ci admet l’extension de sa compétence ratione temporis aux situations de violation continue qui ont débuté avant l’entrée en vigueur du droit de recours individuel et se poursuivent après cette date. Dès lors, dans la présente affaire, la période de détention subie par le requérant avant le 23 septembre 2012 relève bien de la compétence temporelle de la Cour constitutionnelle (Koçintar c. Turquie ((déc.), no 77429/12, § 39, 1er juillet 2014).

42. La Cour rappelle que dans l’affaire Koçintar c. Turquie (précitée, § 44), elle avait estimé qu’elle ne disposait d’aucun élément lui permettant de dire que le recours individuel devant la Cour constitutionnelle n’était pas susceptible d’apporter un redressement approprié au grief du requérant relatif à la durée de la détention provisoire ou bien qu’il n’offrait pas de perspectives raisonnables de succès.

43. Elle ne voit aucune raison en l’espèce de s’écarter de cette jurisprudence.

44. Les voies de recours internes n’ayant pas été épuisées, le grief du requérant tiré de l’article 5 § 3 de la Convention doit être déclaré irrecevable, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

45. Invoquant en outre l’article 5 § 4 de la Convention, le requérant dénonce l’absence d’un recours effectif qui lui aurait permis de contester son maintien en détention provisoire. Il reproche aux juridictions internes d’avoir rejeté ses demandes de mise en liberté, et ce sans avoir respecté l’égalité des armes ni tenu d’audience.

46. Le Gouvernement précise qu’il n’ignore pas la jurisprudence de la Cour en la matière et qu’il laisse l’appréciation des faits à la discrétion de la Cour.

A. Sur la recevabilité

47. Constatant que le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

48. La Cour relève que, dans le système juridique turc, la question du maintien en détention d’un détenu est examinée d’office à intervalles réguliers (tous les mois au stade de l’instruction et lors de chaque audience sur le fond ou plus souvent au stade du procès). Par ailleurs, un détenu peut former une demande de mise en liberté à tout moment de l’instruction ou du procès et réitérer sa demande sans être tenu d’attendre un certain laps de temps. De plus, toutes les décisions relatives à la détention provisoire – qu’elles aient été prises sur demande ou d’office – peuvent faire l’objet d’une opposition.

49. La Cour admet que, dans un tel système, l’exigence d’une audience lors de l’examen de chaque opposition pourrait entraîner une certaine paralysie de la procédure pénale (voir, en ce sens, Knebl c. République tchèque, no 20157/05, § 85, 28 octobre 2010). À la lumière de ces considérations et compte tenu du caractère spécifique de la procédure relevant de l’article 5 § 4 de la Convention, notamment de l’exigence de célérité, la Cour estime que la tenue d’une audience ne s’impose pas à chaque recours en opposition – sauf circonstances particulières. Aussi la Cour considère-t-elle que si le détenu a pu comparaître en première instance devant le juge appelé à se prononcer sur sa détention, le défaut de comparution en appel – comparution personnelle du détenu ou, au besoin, de son représentant – n’enfreint pas en soi l’article 5 § 4 de la Convention, à moins que cette circonstance ne porte atteinte au respect du principe de l’égalité des armes.

50. En l’espèce, la Cour relève que le requérant et son avocat étaient chaque fois présents lors des audiences sur le fond de l’affaire, au cours desquelles la cour d’assises, juridiction de premier degré, s’est prononcée sur les demandes de mise en liberté du requérant. Lors de l’adoption par cette juridiction de ses décisions relatives aux oppositions formées par l’intéressé, la dernière comparution de celui-ci devant des juges remontait à quelques jours seulement. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour considère que la tenue d’une audience ne s’imposait pas lors de l’examen ultérieur des oppositions successives. Il convient de préciser que la non-comparution litigieuse n’a pas porté atteinte au respect des principes de l’égalité des armes et du contradictoire dans la mesure où aucune des parties n’a participé oralement à la procédure d’opposition (Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 55, 29 novembre 2011).

51. Partant, l’article 5 § 4 de la Convention n’a pas été enfreint sur ce point.

52. Quant à l’impossibilité pour le requérant ou son avocat d’obtenir notification de l’avis du procureur de la République, la Cour relève que, lors de l’examen des oppositions formées par le requérant contre les décisions de son maintien en détention, la cour d’assises a invité le procureur de la République à présenter son avis écrit. Le procureur a déposé devant cette juridiction ses conclusions écrites tendant au rejet de la demande de mise en liberté, conclusions qui n’ont pas été communiquées au requérant ou à son avocat. Ces derniers n’ont donc pas eu la possibilité de répondre à cet avis. La cour d’assises a statué dans le sens de l’avis du procureur.

53. La Cour rappelle avoir examiné maintes affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce et avoir conclu à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention (Altınok, précité, §§ 57-61).

54. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, elle considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. À la lumière de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce le recours prévu en droit interne n’a pas satisfait aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention, faute de n’avoir pas respecté l’égalité des armes entre les parties.

55. Partant, elle conclut à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention sur ce point.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

56. Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant se plaint que ses conversations téléphoniques, captées par le biais d’écoutes téléphoniques, aient été, en dépit selon lui de leur absence de lien avec la procédure pénale en cause et de leur nature privée, retranscrites dans l’acte d’accusation dirigé contre lui.

57. Le Gouvernement soutient que ce grief est irrecevable, faute pour le requérant d’avoir épuisé les voies de recours internes.

58. Le requérant soutient que l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes ne peut lui être opposée dans la mesure où ces voies n’auraient pas été effectives.

59. Dans son mémoire en duplique, le Gouvernement indique que, d’après le requérant, les voies de recours internes n’étaient pas effectives. Il considère qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour que, lorsqu’il n’existe pas de recours ou lorsque les recours disponibles ne sont pas effectifs, le délai de six mois mentionné à l’article 35 § 1 de la Convention prend naissance à la date des actes incriminés. Il indique que l’acte d’accusation a été déclaré recevable par la cour d’assises le 27 janvier 2010 et que la présente requête a été introduite par le requérant le 30 août 2010. Il soutient que, dès lors, cette partie de la requête est tardive et il invite la Cour à la déclarer irrecevable.

60. La Cour observe que le requérant a introduit une action en indemnisation à l’encontre des procureurs devant le tribunal de grande instance d’Istanbul et que cette procédure demeure pendante devant cette juridiction. Elle estime qu’aucun élément ne montre pour le moment que cette voie de recours ne serait pas adéquate ou effective quant au grief du requérant.

61. Il s’ensuit que, au stade actuel de la procédure devant les juridictions internes, le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes au sens de l’article 35 de la Convention. Il lui est toutefois loisible de saisir à nouveau la Cour à l’issue de la procédure civile qu’il a engagée, s’il s’estime toujours victime de la violation alléguée. Cette partie de la requête est donc prématurée.

62. Partant, il convient de rejeter également ce grief, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

63. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

64. Le requérant réclame 60 900 euros (EUR) pour préjudice matériel et 100 000 EUR pour préjudice moral.

65. Le Gouvernement conteste ces montants.

66. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. Quant au dommage moral, elle estime qu’il est suffisamment réparé par le constat de violation de la Convention auquel elle est parvenue (Ceviz c. Turquie, no 8140/08, § 64, 17 juillet 2012).

B. Frais et dépens

67. Le requérant demande également une somme, dont il laisse l’appréciation du montant à la sagesse de la Cour, pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour. Il ne fournit aucune pièce justificative.

68. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande.

69. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu de l’absence des documents justificatifs et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’absence d’un recours effectif pour contester le maintien en détention provisoire et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de l’absence d’audience dans le cadre de la procédure d’opposition ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de l’absence de communication de l’avis du procureur de la République lors de l’examen des oppositions formées par le requérant ;

4. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juin 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithAndrás Sajó
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-155214
Date de la décision : 16/06/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-4 - Garanties procédurales du contrôle);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-4 - Garanties procédurales du contrôle)

Parties
Demandeurs : LEVENT BEKTAŞ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ULGEN C. ; ERSOZ H.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award