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02/02/2016 | CEDH | N°001-160257

CEDH | CEDH, AFFAIRE CAVİT TINARLIOĞLU c. TURQUIE, 2016, 001-160257


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CAVİT TINARLIOĞLU c. TURQUIE

(Requête no 3648/04)

ARRÊT

STRASBOURG

2 février 2016

DÉFINITIF

02/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Cavit Tınarlıoğlu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul L

emmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 décembre 2...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CAVİT TINARLIOĞLU c. TURQUIE

(Requête no 3648/04)

ARRÊT

STRASBOURG

2 février 2016

DÉFINITIF

02/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Cavit Tınarlıoğlu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 décembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 3648/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Cavit Tınarlıoğlu (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 décembre 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me Cemal Tınarlıoğlu, avocat à Kocaeli. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Invoquant les articles 1er, 2, 6 § 1 et 13 de la Convention, le requérant dénonce, en particulier, la situation de fait et de droit ayant entouré l’accident de mer dont il a été victime au cours de son séjour dans un village de vacances.

4. Le 2 juillet 2007, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. La genèse de l’affaire

5. Le 28 juillet 1998, le requérant arriva au Club M, un village de vacances sis au lieu-dit Değirmen Burnu (village de Gümbet, district de Bodrum, département de Muğla).

6. Le Club M était titulaire d’une habilitation à organiser des activités touristiques sportives, délivrée le 25 mai 1998 pour une durée d’un an par le conseil de tourisme sportif de Bodrum (Sportif turizm kurulu), où siégeaient entre autres le directeur consultatif du tourisme (Turizm danıșma müdürü) et le sous-préfet (paragraphe 37 ci-dessous).

D’après cette habilitation, le Club M était autorisé à disposer, entre autres, de deux bateaux à moteur rapides destinés à tracter des skis nautiques et autres bouées.

Toujours selon cette habilitation, ces activités devaient se pratiquer dans la zone située « sur le côté de l’hôtel Club M », étant par ailleurs entendu que, dans le décret sous-préfectoral no 651 du 31 juillet 1998, le site du Club M figurait sur la liste des « parcours ouverts aux activités touristiques sportives » (paragraphe 38 ci-dessous).

7. Le 4 août 1998, vers 19 heures, alors qu’il était en train de nager à une distance de 15 à 18 m du quai d’accostage, le requérant fut percuté par l’un des deux bateaux, d’une puissance de 115 chevaux, piloté par Y.Ç., auquel le Club M avait confié l’exploitation de son centre d’activités et de loisirs nautiques (« le centre de loisirs »). Y.Ç. et un vacancier, A.Ü., secoururent le requérant.

8. Vers 19 h 30, l’intéressé fut transporté aux urgences de l’hôpital privé de Bodrum ; son pronostic vital se trouvait engagé.

À l’examen, il présentait quatre lésions de 25 à 30 cm ayant déchiré le sphincter anal et, au niveau des membres inférieurs, de nombreuses coupures profondes ayant sectionné le tendon d’Achille ainsi que les muscles et les nerfs locaux, accompagnées de fractures ouvertes.

Le requérant fut opéré en urgence. Il subit une ablation du côlon et les lésions nerveuses et les fractures furent en partie réduites.

Alors que le requérant se trouvait en soins intensifs, les médecins programmèrent une opération de chirurgie reconstructive pour le 8 septembre 1998. Ils estimèrent que la convalescence nécessiterait huit à dix mois au minimum.

9. Le 6 août 1998, par un arrêté no 652, le directeur consultatif du tourisme de Bodrum retira son habilitation au Club M (paragraphe 6 ci‑dessus) en raison de l’accident en question et exhorta ce dernier à cesser toute activité nautique et à retirer du centre de loisirs tous les engins à moteur avec leur équipement.

Le même jour, vers 15 h 30, des policiers se rendirent sur les lieux ; ils placèrent le centre de loisirs sous scellés et confièrent au directeur du Club M l’ensemble des engins et du matériel appartenant à Y.Ç.

10. Par une lettre no 680 du 13 août 1998, le directeur consultatif informa son homologue près la préfecture de Muğla de l’arrêté qu’il avait pris. Sa lettre se lisait comme suit :

« Je vous informe que, par un arrêté no 652 du 6 août 1998 de l’autorité sous-préfectorale, l’habilitation à organiser des activités touristiques sportives délivrée au Club M, exerçant au lieu-dit Değirmen Burnu de notre district, en vertu du permis de notre ministère, lui a été retirée. »

11. Le 5 juin 2000, le requérant fut examiné à l’hôpital de recherches d’Haydarpaşa Numune aux fins de l’évaluation de son taux d’invalidité, qui fut fixé à 45 %. Contraint de porter en permanence et à vie une poche d’évacuation des selles, il souffrait de plus – notamment sur le plan orthopédique – d’une mauvaise consolidation de la fracture tibiale et, au niveau du pied gauche – dont le petit orteil avait été amputé –, d’une ankylose à la cheville, d’une ostéomyélite au quatrième métatarse et d’une paresthésie généralisée.

Jusqu’à cette date, tous les soins médicaux postopératoires et ultérieurs ainsi que les traitements de réadaptation et de rééducation avaient été prodigués à Istanbul, à l’International Hospital.

B. Les procédures diligentées en l’espèce

1. L’action en constatation de preuve

12. Le lendemain de l’accident, le représentant du requérant saisit le tribunal d’instance de Bodrum d’une demande en constatation de preuve.

Le 6 août 1998, vers 14 heures, l’expert désigné à cette fin se rendit au Club M, accompagné des avocats des parties et de certains témoins de l’incident. Dans son rapport daté du 10 août, l’expert concluait comme suit :

« (...) après avoir manœuvré pour virer devant le quai d’accostage, Y.Ç. a avancé en accélérant, mais, son cockpit étant à tribord, il n’a pas aperçu M. Tınarlıoğlu qui nageait du côté gauche du quai, vers la plage (...) et il l’a percuté, le blessant grièvement. Y.Ç. est fautif à proportion de 8/8 dans la survenance de l’accident, parce qu’il :

A – a omis de matérialiser un chenal d’entrée et de sortie des bateaux à moteur et des motomarines du centre de loisirs, ce qui était obligatoire dans tous les zones destinées aux sports nautiques ;

B – a enfreint les décrets préfectoraux interdisant l’accès des bateaux à moteur rapides dans les zones balisées par des bouées, dites « lignes de sécurité », (...) visant à assurer la protection des vies, et n’a [de surcroît] pas été en mesure de présenter un permis [de pilotage] pour les bateaux de plaisance ; et

C – a fait preuve de négligence et d’inattention au moment de l’incident.

Il ressort des dires des clients de l’hôtel et de la victime (...) que, à la date de l’accident, l’établissement disposait bien d’une ligne de sécurité délimitant la zone de baignade, mais pas d’un parcours d’entrée et de sortie des bateaux destinés aux sports nautiques.

Durant mes fonctions de capitaine du bateau de patrouille Muğla 1 de la direction de la sûreté de Bodrum, j’avais moi-même observé que, dans la baie en question (...), il n’existait aucun chenal d’entrée et de sortie ; lors du constat des lieux, il avait d’ailleurs été remarqué que toutes les cordes reliant les bouées du chenal visible in situ étaient en nylon et minces, ce qui démontrait que le parcours avait bien été balisé après l’incident. »

2. La procédure pénale

a) Les investigations préliminaires

13. Le 4 août 1998, entre 20 h 45 et 21 heures, la police entendit S.G. et A.Ü., clients du Club M. Ils racontèrent avoir été témoins des faits et avoir vu Y.Ç. se jeter à l’eau, s’être eux-mêmes précipités pour aider celui-ci à secourir le requérant, et avoir vu Y.Ç. et A.Ü. hisser le blessé sur le quai puis le conduire aux urgences.

14. Vers 20 h 50, Y.Ç. fut appréhendé à l’hôpital de Bodrum et, à 22 heures, il fut interrogé. Il protesta de son innocence. Après avoir relaté comment il avait piloté son bateau avant l’accident et comment il avait porté secours au requérant, il indiqua notamment que ce dernier nageait à une distance de 15 m du quai d’accostage et à environ 30 m de la plage, à savoir, selon lui, dans « le chenal d’entrée et de sortie des bateaux balisé par des bouées jusqu’à 200 mètres du rivage ». Il précisa que ce chenal était strictement réservé aux bateaux et aux motomarines et interdit d’accès au public. Il déclara par ailleurs que, si le requérant avait nagé normalement, il aurait été décapité. Or, d’après lui, le fait que l’intéressé avait été blessé au niveau des membres inférieurs démontrait qu’il était à ce moment-là en position de plongée, jambes hors de l’eau, corps submergé, et donc qu’il nageait en faisant des plongées, raison pour laquelle il n’aurait pu l’apercevoir depuis le bateau.

15. Le 5 août 1998, à 11 h 30 et à 12 heures respectivement, la police entendit S.U.K. puis N.Ç., deux autres vacanciers. Après avoir confirmé les dires de S.G. et de A.Ü. (paragraphe 13 ci-dessus), S.U.K. et N.Ç. ajoutèrent avoir toujours craint les engins à moteur circulant dans la zone de baignade et avoir été surpris en voyant sur la plage – juste avant de venir témoigner – un balisage de chenal qui ne s’y serait pas trouvé la veille.

16. Le même jour, vers midi, deux policiers dressèrent un croquis des lieux de l’incident ; dans ce croquis, le requérant était représenté nageant au centre d’un chenal balisé, de dix mètres de large, censé être réservé aux engins à moteur et interdit à la baignade. Cependant, lorsqu’ils inspectèrent de près le matériel de balisage, les policiers notèrent que les cordes et les bouées en liège qui le constituaient étaient toutes neuves et ne présentaient pas de formation d’algues, d’usure ou de corrosion saline (paragraphe 12 in fine ci-dessus).

17. Le 6 août 1998, à 13 h 10, le requérant déposa :

« Le 4 août 1998, aux environs de 19 heures, les clients de l’hôtel étaient allés dîner et la mer était déserte. Un bateau à moteur effectuait des manœuvres devant l’amarrage des engins de sports nautiques ; persuadé qu’il était en train de s’y amarrer, je suis entré dans l’eau. (...) Comme je nageais le crawl, je ne pouvais rien voir ; soudain, j’ai été percuté par quelque chose et, lorsque j’ai regardé, j’ai compris que c’était ce même bateau. (...) Il n’y avait aucun [chenal] quel qu’il fût pour les motomarines et les bateaux ; s’il y en a un maintenant, c’est qu’ils l’ont mis en place après [l’accident] (...) »

18. À 16 h 30, la police interrogea M.Ş., le directeur du Club M. Celui-ci indiqua qu’il avait confié l’exploitation du centre de loisirs de l’hôtel à Y.Ç., qui aurait été titulaire d’une habilitation pour assurer de tels services et à qui aurait appartenu tout le matériel nécessaire aux activités. M.Ş. se dit exempt de tout reproche, estimant que Y.Ç. était censé avoir pris toutes les mesures de sécurité inhérentes à son travail.

b) L’action publique

19. À la suite de la plainte déposée par le requérant contre Y.Ç. et M.Ş., un dossier d’instruction no 1998/2592 fut ouvert par le procureur de la République de Bodrum.

Le 6 août 1998, Y.Ç. fut traduit devant le juge du tribunal d’instance pénal de Bodrum, lequel le plaça en détention provisoire.

20. Le 14 août 1998, le procureur déféra Y.Ç. au parquet de Muğla et conclut à un non-lieu dans le chef de M.Ş.

21. Le 18 août 1998, le parquet de Muğla mit Y.Ç. en accusation devant la cour d’assises de Muğla pour mise en danger de la vie d’autrui par imprudence et inattention.

Le lendemain, les juges accédèrent à la demande de remise en liberté présentée par Y.Ç. et, le 5 octobre, ils déclinèrent leur compétence en faveur du tribunal correctionnel de Bodrum (« le tribunal »).

22. Le 5 mai 1999, les débats furent ouverts devant le tribunal.

Le 8 septembre suivant, le requérant se constitua partie intervenante dans la procédure.

À l’audience du 26 avril 2000, le tribunal décida de missionner un comité d’experts composé de spécialistes en matière de sécurité du travail.

23. Le rapport d’expertise du 2 septembre 2000 concluait ainsi :

« (...) En tant que personne avisée, le prévenu ne pouvait ignorer que, à cette époque de l’année, la nuit ne commencerait à tomber qu’à partir de 20 h 30 et que des clients pouvaient vouloir se baigner à des heures tardives, lorsqu’il fait plus frais (...) ; il aurait donc dû être particulièrement vigilant aux alentours du quai et effectuer ses entrées et sorties à partir de son point d’amarrage, et ce, à la vitesse minimum et avec les plus grandes précautions pour ne pas mettre les clients en danger. Or, dans cette zone – où l’hôtel n’avait auparavant aménagé aucun (...) chenal réservé aux bateaux et engins de sports nautiques –, le prévenu, qui a fait une sortie tant imprudente qu’à grande vitesse, est fautif et responsable du fait d’avoir percuté et blessé grièvement la victime qui, vers 19 heures, pratiquait le crawl à 18 m du quai.

Même à supposer, comme le prévenu l’a affirmé, que la victime faisait des plongées, il n’en demeure pas moins que, sans bouteille d’oxygène, il ne pouvait rester sous l’eau plus (...) d’une minute (...), et que les choses ne se seraient pas terminées aussi tragiquement si le prévenu avait fait sa sortie lentement, attentivement et suffisamment loin du quai (...).

Quant à la victime, puisqu’elle avait choisi de nager à l’heure du dîner (...) à laquelle la plage était généralement peu fréquentée, dans un lieu où la zone de baignade et la zone d’activités sportives nautiques n’étaient pas nettement séparées par des bouées, elle aurait dû rester dans les parties moins profondes, vers la côte (...), surveiller son environnement à chaque brasse, être à l’écoute des bruits de moteur des bateaux qui sont facilement détectables dans la mer et se tenir à l’écart des zones de manœuvre des engins motorisés (...). N’ayant pas agi de la sorte, la victime avait donc une responsabilité concurrente.

En conclusion, (...) la direction du Club M était fautive à raison de 3/8, le prévenu Y.Ç., de 3/8 (...) et le plaignant-victime de 2/8 (...). »

24. Par un jugement du 25 octobre 2000 – devenu définitif le 2 octobre 2001, faute de pourvoi –, le tribunal condamna Y.Ç. à une peine d’emprisonnement de six mois ainsi qu’à une amende pénale de 1 520 000 livres turques (TRL). Tenant compte des efforts sincères que Y.Ç. aurait déployés pour secourir la victime, le tribunal commua cette peine en une amende de 1 210 000 TRL.

Par ailleurs, les juges réservèrent les droits du requérant à réclamer séparément un dédommagement au civil en vertu des dispositions du code des obligations puis chargèrent le parquet de Bodrum de considérer la mesure qui pourrait s’imposer à l’endroit du Club M, dont la responsabilité se serait également trouvée établie. Toutefois, rien n’indique qu’une quelconque démarche ait été entreprise relativement à ce dernier point.

3. L’action administrative de pleine juridiction

25. Le 2 décembre 1998, le requérant adressa au cabinet du Premier ministre une demande préalable d’indemnisation, démarche nécessaire à l’ouverture d’une action de plein contentieux. Il réclama 200 milliards TRL, dénonçant la responsabilité de l’administration qui aurait manqué à son devoir de réglementer et de surveiller les activités nautiques pratiquées de manière sauvage sur le littoral.

Le 2 mars 1999, le secrétariat d’État chargé des Affaires maritimes (« le secrétariat d’État ») près le cabinet du Premier ministre repoussa cette demande pour les motifs suivants :

« (...) En vertu du pouvoir conféré par la loi no 618 sur les ports, la loi no 4922 sur la protection de la vie et des biens sur les mers et le décret-loi no 491 portant instauration de notre secrétariat d’État, nous avons, à différentes dates et de concert avec les instances et institutions concernées, publié plusieurs décrets et directives visant à la surveillance et au contrôle [efficace] des engins de sports nautiques, à la protection de la vie et des biens sur notre littoral et à la prévention des risques liés au trafic maritime.

Or les activités liées aux sports nautiques relèvent de l’autorité du ministère du Tourisme et sont régies par le règlement sur les activités touristiques sportives élaboré par ledit ministère et entré en vigueur avec sa publication au Journal officiel no 23020 du 15 juin 1997 [paragraphe 37 et suivants ci-dessous] ; c’est ce ministère qui délivre aux établissements les autorisations nécessaires à l’exploitation touristique d’activités sportives nautiques.

En dépit des objections que nous avons soulevées à l’endroit de ce règlement, qui a été préparé sans avoir égard aux missions et responsabilités de notre secrétariat d’État, et qui s’est révélé insuffisant par rapport aux standards de contrôle nationaux et internationaux, nous n’avons pu empêcher son entrée en vigueur.

Comme il l’a fait lors des travaux préparatoires du règlement [en question], notre secrétariat d’État est resté vigilant après l’entrée en vigueur de ce texte et, en considération des défaillances qu’il présentait, nous avons organisé avec les instances et les institutions concernées une série de réunions visant à la recherche de solutions.

Afin d’empêcher que les engins de sports nautiques ne nuisent à l’environnement et à la santé humaine, afin d’assurer la sécurité pour la vie et les biens et de réglementer ce type d’activités, un nouveau projet de ‘Règlement relatif aux sports nautiques’ [paragraphe 42 ci-dessous] avait été proposé par nos soins, en collaboration avec les parties prenantes, mais cela n’a pas abouti en raison de l’attitude négative du ministère.

Dans le contexte de la situation actuelle et en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par la législation, (...) notre secrétariat d’État a [néanmoins] préparé une directive relative à la sécurité et à l’exploitation des activités sportives nautiques (Su üstü deniz sporları güvenlik ve işletme talimatnamesi) [paragraphe 41 ci-dessous], laquelle a été diffusée aux institutions et établissements concernés par une lettre no 04386 du 4 septembre 1998 (...).

Au vu de ce qui précède, force est de constater que la situation litigieuse relève du règlement (...) et que c’est le ministère qui devrait en répondre, aucune faute ni responsabilité ne pouvant être imputée à notre secrétariat d’État dans la survenance de l’accident (...). »

26. Entre-temps, le 1er mars 1999, le requérant introduisit contre le cabinet du Premier ministre une action de pleine juridiction devant le Conseil d’État, réclamant 200 milliards de TRL pour son préjudice tant moral que matériel.

Il soutint avoir été victime d’un accident survenu à cause d’une lacune législative, estimant que l’État avait failli à son devoir de réglementer les modalités d’exploitation touristique du littoral, et ce, d’après lui, en violation de l’article 43 §§ 1 et 3 de la Constitution. Cette disposition se lit comme suit :

« Les côtes relèvent de la juridiction et du pouvoir de l’État. (...) Selon le but poursuivi par leur affectation, l’étendue des bandes côtières et littorales ainsi que les modalités et les conditions d’utilisation de ces zones par des personnes sont régies par la loi. »

27. Dans le cadre ainsi défini, le requérant se référa à l’ensemble des normes pertinentes à l’époque des faits (paragraphes 37 à 45 ci-dessous) et tira argument, notamment, des deux éléments suivants :

– en l’espèce, selon lui, l’État avait omis de mettre en place une réglementation adéquate concernant l’exploitation privée du littoral, et il avait manqué à assurer le respect et le suivi du règlement et des directives existants, aussi défaillants fussent-ils ;

– toujours selon l’intéressé, les autorités concernées par les activités pratiquées dans les stations balnéaires étaient unanimement de l’avis que les engins motorisés amarrés près des quais devaient accéder au large via des chenaux sécurisés par des balises (délimitant les zones de baignade) et circuler à plus 200 m du rivage ; or, comme l’aurait constaté le rapport d’expertise du 10 août 1998 (paragraphe 12 ci-dessus), l’accident aurait eu lieu près d’un quai d’accostage, où il n’y aurait eu aucun chenal.

28. Par des décisions avant dire droit du 25 mars et du 26 octobre 1999 respectivement, le Conseil d’État déclina sa compétence ratione personae en faveur du tribunal administratif d’Ankara puis transmit – pour action – copie du mémoire introductif d’instance au ministère du Tourisme (« le ministère ») qui rejoignit ainsi la partie défenderesse.

29. Le cabinet du Premier ministre déposa un mémoire en réponse le 3 juillet 1999. Il excipa d’emblée de l’absence d’un quelconque acte administratif qui eût pu justifier l’introduction d’une telle action à l’encontre de l’État et encore moins à l’encontre du Premier ministre. Quant au fond, il indiqua que, à la date de l’incident, le Règlement sur les activités touristiques sportives du 15 juin 1997 était le seul texte régissant le domaine d’activité en cause et qu’en vertu de celui-ci tout établissement touristique devait impérativement disposer d’un permis d’exploitation pour pouvoir offrir à ses clients des activités sportives. Or aucun permis de la sorte n’aurait été délivré au Club M.

Le cabinet du Premier ministre ajoutait que le pilote du bateau avait été reconnu comme seul responsable de l’accident et, au demeurant, condamné au pénal, et que, dès lors, le requérant était malvenu de rechercher un autre responsable en la personne du Premier ministre.

30. De son côté, le ministère du Tourisme déposa son mémoire en réplique le 30 décembre 1999. Il tirait également argument de ce que le Club M n’était pas titulaire d’un permis d’exploitation, au sens de l’article 8 du règlement (paragraphe 37 ci-dessous) pour affirmer qu’il lui était dès lors interdit de proposer les activités en question. Il ajoutait qu’aucun lien de causalité ne pouvait être établi entre un acte ministériel quel qu’il fût et l’accident. Il précisait en outre que, en tout état de cause, il ne lui appartenait nullement de gérer les services de surveillance de la zone côtière ou les travaux de recherche et de sauvetage des personnes s’y trouvant en danger et, encore moins, l’organisation du trafic maritime de façon à faciliter pareils travaux.

31. Dans une réplique du 9 février 2000, le requérant exposait que les activités de tous les établissements touristiques relevaient de l’autorité du ministère, fort selon lui d’un pouvoir de contrôle et de surveillance par le biais de ses antennes locales. Il ajoutait que, partant, affirmer que le Club M avait pu fonctionner en tant que village de vacances sans détenir de permis d’exploitation et sans jamais être inquiété par les agents chargés des contrôles revenait à admettre l’incapacité totale de l’État à faire appliquer la loi sur son propre littoral, et ce sachant que – dans la région de Bodrum – aucun fonctionnaire ne pouvait ignorer que cet hôtel proposait tout un volet d’activités et de loisirs nautiques.

Le requérant concluait qu’il paraissait invraisemblable que le ministère, qui aurait fait hisser devant le Club M un pavillon bleu[1], pût prétendre que cet établissement fonctionnait sans permis d’exploitation.

32. Le ministère du Tourisme répondit le 2 mai 2000. Rappelant que les missions de surveillance et de contrôle des établissements touristiques relevaient des conseils de tourisme sportif (paragraphes 6 ci-dessus et 37 ci‑dessous), il répéta que, faute d’un permis d’exploitation délivré au Club M, il ne pouvait être tenu pour responsable à aucun titre.

33. Le requérant rétorqua qu’en vertu de la jurisprudence du Conseil d’État (10e chambre, arrêt no E.92/3372-K.93/3777 du 13 octobre 1993), la responsabilité de l’administration se trouvait engagée dès lors que celle-ci n’aurait pas été en mesure de s’acquitter de l’obligation qui serait la sienne et qui consisterait à réglementer et à prévenir la matérialisation d’un « risque social ».

34. Après avoir tenu une audience de clôture le 24 octobre 2000, le tribunal administratif d’Ankara, s’alignant sur l’établissement des faits et responsabilités du rapport d’expertise du 10 août 1998 (paragraphe 12 in fine ci-dessus), rendit son jugement le 31 octobre suivant. Ses attendus se lisaient comme suit :

« Au vu de la législation en vigueur, des documents du dossier et des circonstances de la cause, et considérant :

– qu’aucun permis d’exploitation de tourisme sportif n’avait été délivré par le ministère du Tourisme au village de vacances dénommé Club M en vertu du [règlement],

– qu’il était donc impossible d’imputer aux instances défenderesses la responsabilité juridique d’un incident survenu dans le site non autorisé du Club M (...) et résultant totalement de la faute personnelle d’un individu,

– qu’il n’existait aucun lien de causalité entre l’événement et les instances défenderesses, ni une quelconque action susceptible d’engager la responsabilité de celles-ci en raison de l’incident survenu et de ses conséquences,

il y a donc lieu de débouter le requérant de ses demandes de dédommagement au titre du préjudice matériel et moral. »

35. Le requérant se pourvut devant le Conseil d’État le 12 mars 2001. Il tirait derechef moyen d’une lacune réglementaire qui aurait entraîné une absence totale de contrôle sur les exploitations touristiques, au mépris non seulement de l’obligation faite à l’État par l’article 43 §§ 1 et 3 de la Constitution (paragraphe 26 ci-dessus), mais aussi des avertissements lancés par nombre d’autorités administratives au sujet des nombreux problèmes d’insécurité qui auraient affecté le littoral turc (paragraphes 42, 44 et 45 ci‑dessous). Il soutenait que, en vertu des principes de l’État de droit et de risque social, l’administration était purement et simplement responsable de l’accident dont il avait été victime dans des circonstances qu’elle ne pouvait, selon lui, ignorer, et ce au sein du Club M qui aurait été de son ressort.

36. Par un arrêt du 12 mai 2003, le Conseil d’État confirma le jugement attaqué pour « absence de l’un ou de l’autre des motifs de cassation » prévus par la loi. Ainsi qu’il ressort d’une mention (« T.T. 07.08.2003 ») apposée sur l’enveloppe de notification dudit arrêt, dont une copie a été versée au dossier, de même que de l’original du talon de ladite enveloppe conservé au greffe du tribunal administratif d’Ankara ainsi que d’un écrit de ce tribunal attestant ce fait – produits ultérieurement –, l’avocat du requérant a accusé réception de l’arrêt le 7 août 2003.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les textes légaux et réglementaires

37. À l’époque des faits, la pratique des activités sportives et de loisirs nautiques et aquatiques (« les activités nautiques ») au sein des établissements touristiques sis sur le littoral était régie par le Règlement sur les activités touristiques sportives (Turizm amaçlı sportif faaliyet yönetmeliği – « le règlement »), publié au Journal officiel du 15 juin 1997 et entré en vigueur à cette même date ; ce texte est resté en vigueur jusqu’au 23 février 2011 (paragraphe 39 ci-dessous).

D’après son article premier, le règlement définissait son but, à savoir imposer aux établissements des mesures de sécurité relativement auxdites activités et contrôler l’exploitation qui en était faite à des fins touristiques. À cet égard, le devoir de contrôle au niveau de l’ensemble du pays incombait au ministère. Quant aux niveaux préfectoraux et sous‑préfectoraux, il appartenait notamment aux conseils de tourisme sportif (Sportif turizm kurulları) – où siégeaient les sous-préfets (ou préfets) et les directeurs consultatifs du tourisme (Turizm danıșma müdürleri) – de veiller au respect du règlement et de contrôler les activités nautiques des établissements de leur ressort (article 15 du règlement).

Aux termes de l’article 8 du règlement, les établissements désireux de proposer des activités nautiques aux estivants devaient, pour chaque année d’exercice, obtenir du ministère un permis d’exploitation de tourisme sportif (« le permis d’exploitation »).

Selon l’article 10 du règlement, les conseils de tourisme sportif susmentionnés avaient également compétence pour délivrer les habilitations à organiser des activités touristiques sportives (« l’habilitation »), sans laquelle un permis d’exploitation ne pouvait être obtenu (article 11 § 1 du règlement).

Pour bénéficier d’une telle habilitation, les établissements devaient entre autres fournir la liste du matériel qui serait utilisé aux fins des activités souhaitées et du personnel qui serait employé avec, en particulier, une copie des permis de conduire des pilotes des engins nautiques (article 11 § 4 d) du règlement).

38. Selon l’article 13 du règlement, il était « interdit » de proposer des activités ; 1) sans être titulaire d’un permis d’exploitation, 2) en dehors de la branche d’activité ou de la zone d’activité autorisée par le ministère, 3) par le biais d’un personnel et d’un équipement non couverts par l’habilitation délivrée.

Selon l’article 14 du règlement, en cas de non-respect des deuxième et troisième cas prohibés, le permis d’exploitation et l’habilitation de l’établissement concerné devaient être annulés respectivement par le ministère et par le conseil de tourisme sportif émetteur. En revanche, les sanctions encourues en cas de contravention au premier cas d’interdiction n’étaient pas mentionnées.

39. Il importe de rappeler que le texte du 23 février 2011 actuellement en vigueur, qui a remplacé le règlement, opte généralement pour un régime similaire à celui de son prédécesseur, sauf pour ce qui est des points ci‑dessous.

En premier lieu, l’article 8 b) du nouveau règlement charge les préfectures de « réglementer » :

« (...) la délimitation des chenaux de sécurité, qui doivent être séparés des zones de baignade et balisés par des bouées, afin d’assurer des entrées et des sorties sécurisées des bateaux entre leur zone d’amarrage sur la côte et la zone maritime sûre réservée aux sports nautiques. »

Quant aux établissements qui proposeraient des activités nautiques sans disposer du permis d’exploitation et de l’habilitation correspondants, l’article 14 § 2 du nouveau règlement prévoit qu’ils se verront immédiatement interdire l’exercice de leur activité et qu’ils encourront une amende de 100 livres turques (TRY)[2] pour désobéissance aux ordres visant la sûreté publique, au sens de l’article 32 de la loi no 5326 du 30 mars 2005 sur les contraventions.

40. D’après l’article 2 c) du décret-loi no 491 portant instauration du secrétariat d’État (paragraphe 25 ci-dessus), celui-ci était tenu « de prendre les mesures propres à assurer la sécurité des vies et des biens sur les mers ». Cela dit, au niveau des stations balnéaires, c’est le règlement qui prévalait en sa qualité de lex specialis.

Le règlement prévoyait notamment la délimitation géographique des zones maritimes, dites « parcours », qui seraient réservées aux activités en question et que le ministère préciserait chaque année (article 7 du règlement).

Le règlement ne contenait pas de norme précise concernant, par exemple, le balisage des zones de baignade et des plages ou la mise en place des chenaux d’entrée et de sortie pour les voiliers ou les bateaux à moteur destinés à la pratique des activités nautiques. Son article 6 énonçait néanmoins que « la discipline sportive faisant l’objet de l’activité touristique » serait « pratiquée en conformité avec les règles fixées par les fédérations ou les institutions nationales constituées aux fins de ladite discipline et, à défaut, par les institutions internationales » ; par ailleurs, article 18 du règlement se lisait ainsi :

« Pour ce qui est de la pratique des disciplines sportives dans le cadre d’activités touristiques, telles que le rafting, le parapente, le deltaplane, les sports sous-marins et nautiques (avec ou sans bateau), l’équitation, l’escalade, l’autocross, le motocross, la spéléologie et les disciplines similaires, ainsi que d’autres disciplines qui pourraient se développer dans le cadre de la diversification de l’offre touristique, ce règlement s’applique en combinaison avec la législation en vigueur relativement aux règles sportives et aux spécifications du matériel destiné à l’activité en question. »

B. Mise en œuvre du cadre législatif et réglementaire

41. Selon la directive no 04386 du 4 septembre 1998 du secrétariat d’État relative à la sécurité et à l’exploitation des activités sportives nautiques (Su üstü deniz sporları güvenlik ve işletme talimatnamesi), dans les zones placées sous la responsabilité des directions des ports, les établissements proposant des activités nautiques devaient mettre en place, pour leurs bateaux, un chenal de 200 m de long et de 25 m de large, balisé par des bouées. Les bateaux utilisés pour la pratique de sports nautiques ne pouvaient opérer à moins de 200 m de la côte, devaient circuler dans le chenal à une vitesse maximum de 3 nœuds et garder entre eux une distance de sécurité de 100 m. Les établissements devaient faire surveiller les personnes pratiquant des sports nautiques à l’aide de jumelles et, en cas d’accident, leur porter secours par bateau à moteur rapide.

42. Dans le cadre des travaux du secrétariat d’État a été élaboré un projet de « Règlement relatif aux sports aquatiques » (paragraphe 25 in fine ci‑dessus). Bien que ce projet n’ait jamais abouti, le commandement de la sécurité côtière près le ministère de l’Intérieur a néanmoins publié, le 21 novembre 1997, une circulaire no 1997/01 dans le but de fixer un certain nombre de règles transitoires dans l’attente de la finalisation du projet. Les passages pertinents en l’espèce de cette circulaire se lisent ainsi :

« 1. Au cours des dernières années, notamment pendant les saisons estivales, l’on a observé dans les lieux de baignade tels que les stations balnéaires et les plages des cas de blessures et d’accidents mortels survenus en raison de l’absence de critères et de règles relatifs aux activités de sports nautiques, lesquelles sont pratiquées de façon incontrôlée, et de l’absence d’un système de contrôle et de surveillance efficace [d’application de la réglementation].

2. En vue de prévenir de tels incidents, un règlement a été élaboré et publié le 15 juin 1997 (paragraphe 37 ci-dessus). Cependant, ce texte s’est révélé ne répondre que partiellement aux exigences de contrôle et de surveillance et ne pas correspondre aux standards internationaux de contrôle ; partant, des travaux préparatoires ont été coordonnés par le secrétariat d’État en vue de l’élaboration d’un « Règlement relatif aux sports nautiques » qui s’alignerait sur les normes internationales.

3. Par conséquent, jusqu’à l’entrée en vigueur de ce règlement, on veillera à ce que les activités de sports nautiques soient pratiquées conformément aux normes ci‑dessous :

a. Sur le littoral, les sports aquatiques seront pratiqués :

(1) dans les zones où le trafic maritime n’est pas dense et où la paix et la sérénité des résidents avoisinants ne risquent pas d’être perturbées ;

(2) sans qu’ils entraînent de pollution de la mer ou de pollution de l’air ;

(3) sans qu’ils entravent l’usage de la bande côtière dans l’intérêt public.

Dans les lieux ouverts à l’usage du public, aux abords des plages et des zones habitées, aucune activité ne sera autorisée si elle ne s’accompagne pas – en sus de ce qui précède – de la création soit d’un chenal d’accès à la zone maritime sûre qui mesurera 10 m de large et 200 m de long et sera balisé par des bouées de couleur, soit de plateformes arrimées à 200 m au large auxquelles les engins nautiques pourront s’amarrer.

b. Les établissements, personnes et bateaux qui assurent la pratique des sports nautiques seront contrôlés et :

(1) tout bateau anonyme ou non enregistré au port,

(2) tout conducteur/pilote sans permis,

(3) quiconque s’approchant à moins de 200 m du rivage dans les zones habitées et à moins de 50 m en dehors de celles-ci ;

(4) quiconque naviguant à une vitesse de plus de 3 nœuds à moins de 200 m des plages et/ou dans les sites de mouillage des yachts,

sera interdit d’activités et déféré au procureur de la République pour la prise de mesures judiciaires à son encontre.

c. Les mineurs de moins de 18 ans et les personnes ayant consommé de l’alcool ne seront pas autorisés à utiliser des engins de sports nautiques tels que les motomarines, les bateaux à moteur rapides, etc.

(...)

e. (...) Ce sont les autorités administratives et les forces de l’ordre/unités de surveillance en poste dans le ressort [de la commune] qui contrôlent la mise en œuvre des mesures de sécurité et leur conformité avec les normes et réglementations. En cas de constat de manquement ou d’omission, le formulaire ci-joint sera rempli et envoyé aux procureurs de la République afin qu’il soit mis un terme aux activités concernées. »

43. D’après une directive diffusée le 3 avril 1991 par la préfecture de Muğla, les sous-préfets (dont celui de Bodrum) étaient notamment tenus, à partir du 8 avril 1991 :

– de veiller à ce qu’aucune activité commerciale impliquant l’utilisation de bateaux à moteur puissants, de skis nautiques, de motomarines, de parachutes aquatiques et d’autres équipements similaires ne soit exercée en dehors des plages et des bandes littorales désignées par les sous‑préfectures ;

– de délimiter des zones spécifiques à 200 m au minimum du tracé du littoral et au-delà des bouées flottantes formant le balisage, de manière à ce que les activités nautiques soient pratiquées loin des secteurs à forte densité de trafic maritime et des plages à forte affluence ;

– d’imposer aux établissements l’obligation de délimiter à l’aide de bouées les zones d’activités nautiques qui leur ont été attribuées, de manière à exclure le passage de bateaux à moteur des zones de baignade ;

– d’interdire à tout engin à moteur d’accéder aux zones se trouvant à moins de 200 m des rivages ou plages à forte affluence ;

– de veiller à ce que les conducteurs de tels engins soient titulaires des documents techniques et des permis nécessaires, et qu’ils respectent toutes les règles de prudence et de sécurité relevant de la réglementation régissant les métiers et gens de mer ;

– de s’assurer que les forces de sécurité locales surveillent en permanence les activités des établissements ;

– de prendre les mesures judiciaires nécessaires contre les établissements qui ne respectent pas les règles, qui agissent de manière à mettre en danger la vie et les biens des personnes venues sur les plages pour se détendre ou se baigner, et qui provoquent des nuisances sonores ou polluent l’environnement ;

– de retirer à de tels établissements les permis d’exploitation ou les habilitations qui leur ont été accordés.

Aux termes de cette directive, les directeurs des ports ainsi que les directeurs consultatifs de tourisme étaient, eux aussi, tenus de surveiller les activités en question et de signaler aux instances préfectorales toute infraction observée.

44. Dans une autre directive no 2008114 du 11 septembre 1995, le ministre de l’Intérieur exhortait les préfectures (dont celle de Muğla) à agir :

« Il ressort des informations faisant état d’incidents tragiques, publiées par les différents médias, que les conducteurs d’engins à moteur – adeptes de vitesse – causent des blessures et des accidents mortels dans les stations balnéaires et près des plages où la population jouit de la mer.

Aussi s’impose-t-il de prohiber, aux abords des plages publiques du littoral ainsi que des hôtels et des villages de vacances situés sur les rivages, toute pratique de vitesse et de ski nautique à l’aide de bateaux à moteur à moins de 200 m des côtes et d’interdire, dans cette bande de 200 m, toute navigation à une vitesse supérieure à 3 nœuds ».

45. Enfin, il y a lieu de rapporter la réaction, à l’époque des faits, du ministère des Transports face aux demandes d’information formulées par les parties prenantes quant aux modalités d’usage des engins de sports aquatiques. À ce sujet, dans une circulaire no 13686 du 14 juillet 1998, adressée aux instances relevant de son autorité, ledit ministère avait déclaré :

« À l’issue de la réunion qui s’est tenue le 23 avril 1998 au sein de notre ministère à la suite des demandes pressantes que nous avons reçues à ce sujet, il a été unanimement reconnu que, aux abords des ports et des plages, la pratique des sports nautiques dénoncée est susceptible de mettre en danger la vie et les biens.

Dans ces conditions, [il échet de prendre des mesures] pour surveiller et contrôler les engins de sports nautiques, pour assurer la sécurité des vies et des biens dans les ports, sur les côtes et les plages et pour ne pas mettre en péril le trafic maritime. »

C. La pratique interne

46. À titre de comparaison, il convient de rappeler l’affaire G. introduite contre le cabinet du Premier ministre, qui a fait l’objet d’un arrêt du 25 mars 2003 du Conseil d’État (10e chambre, arrêt no E.2002/4177 - K.2003/1089), auquel le requérant fait référence (paragraphe 52 in fine ci-dessous). Cette affaire concernait un accident survenu en mer le 7 septembre 1997, non pas dans un village de vacances, mais dans la zone de baignade et d’amarrage de l’île Saint-Nicolas, dans la baie de Gemile, à Fethiye (district de Muğla).

Dans cette affaire, un bateau à moteur non enregistré et dépourvu d’autorisation de naviguer, circulant à une vitesse de plus de 30 nœuds – au lieu des 3 nœuds autorisés – avait percuté deux nageurs, membres de la famille G., tuant l’un et blessant grièvement l’autre.

Le 30 juillet 1998, la famille, s’appuyant sur des expertises et des rapports médicolégaux accablants, avait intenté une action de pleine juridiction contre le cabinet du Premier ministre, reprochant au secrétariat d’État d’avoir manqué à son devoir consistant à assurer la protection efficace de la vie au moyen de la loi et de mesures concrètes.

47. Le 11 décembre 2001, le tribunal administratif de Muğla avait donné gain de cause à la famille et lui avait alloué 20 milliards de TRL pour préjudice moral. Dans ses attendus, le tribunal s’était exprimé ainsi :

« – en vertu de l’article 2 c) du décret-loi no 491 portant instauration du secrétariat d’État, celui-ci a pour tâche de prendre les mesures propres à assurer la sécurité des vies et des biens sur les mers (paragraphe 38 in limine ci-dessus) ;

– selon la jurisprudence constante du Conseil d’État, l’administration est tenue, aux fins de la mise en œuvre des services publics, de mettre préalablement en place un organe, de s’assurer que celui-ci dispose de personnel, de moyens et d’un financement suffisants, et de garantir son bon fonctionnement et son contrôle ;

– si une personne est lésée du fait d’un manquement à ces obligations, l’administration est tenue de la dédommager ;

– en l’espèce, que le bateau à l’origine de l’accident ait pu circuler depuis si longtemps, alors qu’il n’était ni enregistré ni autorisé à naviguer, constitue une faute lourde de service dans le chef de l’administration qui a manqué à son devoir de contrôle et de surveillance ;

– à la différence de ce qui a été allégué par l’administration défenderesse, en l’espèce, l’obligation de dédommager ne relève pas d’« une responsabilité pour actes illicites » au sens du droit privé, mais d’« une faute lourde de service » au sens du droit administratif ;

– par ailleurs, l’administration défenderesse est également malvenue d’arguer de l’impossibilité pour elle de surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre des dizaines de milliers d’engins nautiques de toutes tailles, car la mise en œuvre des services publics par l’administration ne saurait être tributaire de telle ou de telle condition. »

48. Par un arrêt du 25 mars 2003, le Conseil d’État a confirmé le dispositif en tant qu’il portait sur la réparation du dommage moral, mais l’a infirmé dans la mesure où la somme allouée n’était pas assortie d’intérêts.

Le 23 novembre 2004, le tribunal administratif de Muğla s’est corrigé et a assorti l’indemnité d’intérêts moratoires à compter du 30 juillet 1998, date de l’action.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

A. L’objet du litige

49. Le requérant allègue, en premier lieu, qu’il y a eu violation de son droit à la protection de sa vie tel que consacré par la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »

50. À cet égard, il soutient que l’État, qui aurait omis de prendre les mesures propres à assurer la sécurité des individus sur le littoral et le contrôle efficace des activités nautiques qui y sont pratiquées, est responsable de son accident, survenu dans des circonstances qui, selon lui, présentaient un danger réel pour les individus et qui, au demeurant, auraient été bien connues des autorités.

Il précise que, au mépris de ce qui serait son devoir constitutionnel de réglementer efficacement l’exploitation des bandes côtières et faisant fi de moult avertissements qui auraient été formulés par plusieurs instances nationales au sujet des accidents causés par la pratique sauvage des activités nautiques, l’État avait refusé de combler le vide juridique en la matière et de prendre les mesures susceptibles de prévenir l’incident qui l’aurait handicapé et aurait ruiné sa vie.

51. Il ajoute qu’il suffit d’observer que l’accident a eu lieu dans un village de vacances, qui, en dépit du pavillon bleu dont il aurait été doté, aurait, d’après les autorités nationales, proposé des activités nautiques en l’absence de tout contrôle de sécurité et de tout permis d’exploitation, et ce impunément.

Le requérant indique que le Club M était bel et bien titulaire d’une habilitation à organiser des activités touristiques sportives. Même à supposer que la direction du port de Bodrum lui avait délivré un permis no 1960 d’exploitation de bateaux destinés aux activités nautiques, le site de l’hôtel n’aurait en tout cas pas disposé d’un chenal d’entrée et de sortie réservé aux engins à moteur utilisés pour ce type d’activités.

Le requérant conclut que seules une indifférence totale et une tolérance aveugle des autorités avaient pu rendre possible pareille situation.

52. Il se plaint en outre que la voie de contentieux administratif qu’il a exercée se soit révélée ineffective pour faire entendre sa cause, et ce en violation de l’article 13 de la Convention, combiné avec l’article 2. À cet égard le requérant reproche aux juridictions administratives d’avoir cherché à étouffer l’affaire sous la pression des autorités de l’État craignant qu’un jugement favorable constituât un précédent pour d’autres victimes d’accidents comparables. Ainsi, les juges administratifs auraient cantonné leur examen à la seule question de savoir si tel ou tel agent de l’État était directement impliqué dans l’accident litigieuse, abstraction faite de toute responsabilité éventuelle du fait d’avoir omis de réglementer et de contrôler les activités en cause en l’espèce, avant la survenance dudit accident.

À ce sujet, il attire l’attention sur le jugement du 11 décembre 2001, où le tribunal administratif de Muğla avait conclu que l’État devait dédommager les victimes d’un accident de mer, percutés – comme lui-même – par un bateau à moteur naviguant au mépris des règles en vigueur (paragraphes 46 à 48 ci-dessus).

53. Le requérant dénonce également la durée de la procédure administrative en question, au regard de l’article 6 § 1 de la Convention.

54. Le Gouvernement combat ces thèses.

55. Compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour analysera les second et troisième griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention (paragraphes 52 et 53 ci-dessus) sous l’angle de l’article 2 § 1 précité, pris sous son volet procédural (voir, par exemple, Trofin c. Roumanie (déc.), no 4348/02, 21 février 2012, et Demir c. Turquie (déc.), no 34885/06, §§ 61 et 62, 13 novembre 2012).

B. Sur la recevabilité

1. Arguments des parties

a) Le Gouvernement

56. Le Gouvernement excipe d’emblée de l’inapplicabilité de l’article 2 de la Convention à la présente espèce, dès lors que l’accident litigieux ‑ aussi tragique fût-il – n’aurait pas été fatal et n’aurait, à aucun stade des événements, mis la vie du requérant en péril. Il en veut pour preuve que, deux jours seulement après l’incident, l’intéressé se serait entretenu avec la police et aurait disposé de toutes ses capacités.

Le Gouvernement expose qu’il n’ignore point la jurisprudence qui a, selon lui, élargi le champ d’application de l’article 2 aux situations où un requérant a survécu après que sa vie avait été mise en danger du fait des agissements d’agents de l’État (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, CEDH 2004‑XI). Il précise que, dans la présente affaire, Y.Ç., l’auteur de l’accident, était un simple particulier, et il soutient que, en matière de protection des individus contre les faits d’autrui, un examen sur le terrain de l’article 2 dépend de la survenance d’un décès (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Kılıç c. Turquie, no 22492/93, CEDH 2000‑III, et Vo c. France [GC], no 53924/00, CEDH 2004‑VIII). Or, poursuit le Gouvernement, le requérant a survécu à l’incident litigieux.

57. En outre, le Gouvernement reproche au requérant d’avoir omis d’épuiser les voies de recours internes qui lui auraient été ouvertes en droit turc.

Premièrement, il indique que l’intéressé ne s’est pas pourvu devant la Cour de cassation contre le jugement du tribunal correctionnel de Bodrum (paragraphe 24 ci-dessus), alors qu’il aurait été à même de le faire en sa qualité de partie intervenante.

Deuxièmement, le requérant aurait également pu emprunter les voies de réparation prévues par les articles 46 et 47 du code des obligations, voies qui lui auraient été rappelées par le juge du tribunal correctionnel susmentionné. Il expose que, en vertu de ces dispositions, le requérant aurait pu se faire indemniser par Y.Ç., ajoutant que, selon son analyse de la jurisprudence de la Cour, la totale participation du requérant à ce procès ne le dispensait pas en soi de la nécessité d’exercer les voies de recours internes susceptibles d’apaiser ses griefs (le Gouvernement renvoie à cet égard à l’arrêt Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 160, Recueil 1997‑VI).

58. Enfin, le Gouvernement excipe du non-respect de la règle des six mois, indiquant que la requête a été introduite le 12 décembre 2003, soit plus de six mois après l’arrêt que le Conseil d’État aurait rendu le 12 mai 2003 (paragraphe 36 ci-dessus).

b) Le requérant

59. Le requérant rétorque que l’être humain forme « un tout avec les différents aspects de son existence et de l’intégralité de sa personne » et que, par conséquent, son affaire relève de l’article 2 de la Convention. Il ajoute que les atteintes physiques qu’il aurait subies, notamment au niveau de ses organes et de sa motricité, et les lésions psychiques dont il souffrirait tombent sans conteste à ses yeux sous le coup de cette disposition.

S’agissant des voies de recours, le requérant expose qu’un pourvoi en cassation contre la condamnation au pénal de Y.Ç. n’aurait présenté aucun intérêt ni produit aucun autre résultat, parce que Y.Ç. se serait déjà vu infliger la peine maximale prévue pour son crime. De plus, il estime qu’il n’avait pas non plus à assigner Y.Ç. par une action civile au motif que ses doléances ne visaient que l’État, dont la responsabilité dans la survenance de l’accident litigieux serait allée bien au-delà de celle de Y.Ç., laquelle ne serait que pécuniaire.

S’agissant de la règle des six mois, le requérant soutient que sa requête ne peut être réputée tardive, dès lors que son avocat aurait reçu la lettre accompagnant l’arrêt du Conseil d’État le 7 août 2003 (paragraphe 36 ci‑dessus).

2. Appréciation de la Cour

a) Applicabilité de l’article 2 de la Convention

60. Quant à l’applicabilité au cas présent de l’article 2 de la Convention, que le Gouvernement conteste (paragraphe 56 ci-dessus), la Cour rappelle avant tout que, dans sa manière d’aborder l’interprétation de cette disposition, elle est guidée par l’idée que l’objet et le but de la Convention, en tant qu’instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et à appliquer ses dispositions d’une manière qui rende ses exigences concrètes et effectives (voir, par exemple, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 64, Recueil 1998-VI, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 69, CEDH 2004‑XII, Ciechońska c. Pologne, no 19776/04, § 59, 14 juin 2011, et Banel c. Lituanie, no 14326/11, § 62, 18 juin 2013).

61. Dans ce contexte, la Cour ne souscrit pas aux déductions que le Gouvernement a tirées de l’absence d’une responsabilité « directe » de l’État dans la mort ou la mise en danger de la vie du requérant, dès lors que pareille circonstances n’exclut pas l’application de l’article 2 de la Convention, la jurisprudence de la Cour contenant de nombreux arrêts par lesquels elle a sanctionné des manquements avérés en matière de protection des individus contre les agissements d’autrui (voir, parmi beaucoup d’autres, Osman, précité, §§ 115-122, Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 128, CEDH 2009, et Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, § 64, 14 septembre 2010) ou contre leurs propres agissements (par exemple, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 88-89, CEDH 2001-III, et Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, § 55, 17 juin 2008).

62. Il y va de l’obligation positive que cette disposition implique dans la première phrase de son premier paragraphe, à savoir l’obligation pour les États de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction (voir, parmi beaucoup d’autres, Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, § 128, CEDH 2008, et Anna Todorova c. Bulgarie, no 23302/03, § 72, 24 mai 2011, voir aussi les décisions Bône c. France (déc.), no 69869/01, 1er mars 2005, Furdik c. Slovaquie (déc.), no 42994/05, 2 décembre 2008, Molie c. Roumanie (déc.), no 13754/02, § 39, 1er septembre 2009, et Vrábel c. Slovaquie (déc.), no 77928/01, 19 janvier 2010), y compris celles nécessaires, plus généralement, à la sauvegarde de la sûreté des individus dans les zones publiques (Gökdemir c. Turquie (déc.), no 66309/09, § 14, 19 mai 2015, Ciechońska, précité, § 67).

S’agissant de l’appréciation des griefs tels que celui en cause en l’espèce (paragraphe 50 in fine ci-dessus) l’obligation susmentionnée est interprétée comme valant dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie, a fortiori pour les activités à caractère potentiellement dangereux par nature (voir, par exemple, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 54, CEDH 2002-II, Öneryıldız, précité, § 71, Iliya Petrov c. Bulgarie, no 19202/03, § 54, 24 avril 2012, et Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11, 62110/11, 62129/11, 62312/11 et 62338/11, §§ 79 et 80, 24 juillet 2014).

63. Ainsi, la Cour rappelle avoir déjà conclu à l’applicabilité de l’article 2 relativement aux activités à caractère industriel qui se sont trouvées à l’origine par exemple d’une accumulation de méthane sur un site de stockage de déchets (Öneryıldız, précité).

Elle a fait de même en ce qui concerne des situations dans lesquelles la santé ou la vie des individus se trouvaient menacées en raison des risques liés à leur domaine d’activité professionnelle – souvent dans le secteur industriel – et/ou de leurs conditions matérielles de travail.

À cet égard, l’on pourrait citer des cas relatifs aux expositions prolongées à des rayonnements radioactifs lors d’essais nucléaires (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, Recueil 1998‑III) ou à l’amiante dans un chantier de réparation de navires (voir, par exemple, Brincat et autres, précité), aux problèmes de décompression liés aux opérations de forage sous-marin (Vilnes et autres c. Norvège, nos 52806/09 et 22703/10, 5 décembre 2013), aux risques inhérents à certaines missions confiées aux membres de la police (Masneva c. Ukraine, no 5952/07, § 61, 20 décembre 2011) ou de l’armée (Stoyanovi c. Bulgarie, no 42980/04, § 61, 9 novembre 2010, et Trofin, précitée), aux accidents survenus pendant l’inspection d’engins ferroviaires (Binişan c. Roumanie, no 39438/05, 20 mai 2014) ou le processus de nettoyage d’un four industriel (Dranganschi c. Roumanie (déc.), no 40890/04, § 3, 18 mai 2010), ou pendant l’accomplissement de tâches par des appelés (Yürekli c. Turquie, no 48913/99, 17 juillet 2008), aux accidents de chantier (Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, 9 mai 2006) ou bien aux défaillances de contrôles de sécurité concernant les navires et leurs équipages (Leray et autres c. France (déc.), no 44617/98, 16 janvier 2001).

La Cour a également examiné sous l’angle de l’article 2 les menaces prévisibles qui avaient pesé sur l’intégrité physique et la vie des individus par rapport à des catastrophes naturelles ayant frappé une zone rurale (Boudaïeva et autres, précité, et Kolyadenko et autres c. Russie, nos 17423/05, 20534/05, 20678/05, 23263/05, 24283/05 et 35673/05, 28 février 2012) ou un terrain de camping (Murillo Saldias et autres c. Espagne (déc.), no [76973/01](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2276973/01%22%5D%7D), 28 novembre 2006) ou par rapport à des « situations de danger » pour la vie de personnes malades ou vulnérables confiées aux soins de l’État, telles que des enfants et jeunes adultes placés dans un foyer (Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 119, 18 juin 2013) ou des personnes âgées pensionnaires d’une maison de retraite (Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 79, 17 janvier 2008).

On trouve aussi des exemples relatifs à des incidents où une conduite a priori imprudente d’une personne a pu mettre sa propre vie en danger, en l’absence de mesures adéquates, dans des domaines tels que les secours d’urgence en montagne (Furdik, décision précitée), la protection des individus lors des activités récréatives ou sportives organisées (Prilutskiy c. Ukraine, no 40429/08, § 35, 26 février 2015, et Vrábel, décision précitée) ou individuelles (Gökdemir, décision précitée, § 3), la protection des élèves dans le cadre des transports scolaires (İlbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu c. Turquie, no 19986/06, 10 avril 2012), la sécurité routière (Rajkowska c. Pologne (déc.), no 37393/02, 27 novembre 2007, Zavoloka c. Lettonie, no 58447/00, §§ 36 et 39, 7 juillet 2009, Railean c. Moldavie, no 23401/04, § 28, 5 janvier 2010, et Anna Todorova, précité, §§ 73-74), la sécurité des transports ferroviaires (Bône, décision précitée, et Kalender c. Turquie, no 4314/02, 15 décembre 2009), la sûreté des bâtiments techniques (Iliya Petrov, précité), des containers de déchets (Demir, décision précitée, §§ 61 et 62) ou des fontaines illuminées (Güvenç et autres c. Turquie (déc.), no 43036/08, §§ 3 et 4, 21 mai 2013) situés dans des zones publiques, la sécurité dans les terrains de jeu (Koceski c. L’ex-République yougoslave de Macédoine (déc.), no 41107/07, § 25, 22 octobre 2013) ou de sport (Molie, décision précitée, § 4), la sécurité des réseaux de distribution de l’électricité (Fedina c. Ukraine, no 17185/02, § 54, 2 septembre 2010), ou encore le traitement des munitions non explosées lors des exercices militaires (Oruk c. Turquie, no 33647/04, § 59, 4 février 2014).

Il faut encore citer certaines affaires considérées comme relevant de l’article 2 de la Convention du fait de circonstances plus singulières telles que, par exemple, la chute d’un balcon ayant entraîné la mort d’un enfant et la blessure de deux autres enfants (Banel, précité), ou la chute d’un arbre ayant causé la mort d’un patient dans un sanatorium (Ciechońska, précité).

64. Ce catalogue de situations susceptibles de tomber sous le coup de l’article 2 n’est nullement exhaustif (voir les arrêts précités Ciechońska, § 63, İlbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu, § 35, Nencheva et autres, § 106, et Banel, § 65), car, comme la Cour vient de le rappeler, l’obligation positive dont il s’agit vaut dans le contexte de toute activité susceptible de mettre en jeu le droit à la vie (paragraphe 62 in fine ci-dessus).

65. À ce sujet, et à la différence de ce que le Gouvernement semble suggérer, le degré de nocivité des phénomènes propres à telle ou telle activité, la contingence du risque auquel un requérant est exposé à raison des circonstances dangereuses pour la vie, le statut des personnes impliquées dans l’enchaînement de ces circonstances et le caractère délibéré ou non des actes ou omissions imputables à ces personnes ne sont que des éléments parmi d’autres à prendre en compte dans l’examen au fond d’une affaire donnée en vue de déterminer la responsabilité pouvant incomber à l’État en vertu de l’article 2 de la Convention (L.C.B. précité, §§ 37-41, et Öneryıldız, précité, § 73).

66. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que rien ne permet de soustraire au champ d’application de cette disposition les circonstances ayant entouré l’accident litigieux, lequel est survenu dans un village de vacances, à proximité d’une zone de baignade ouverte au public, à cause d’un bateau à moteur utilisé aux fins d’activités nautiques : il s’agit bien là d’une activité qui, en l’absence d’une règlementation adéquate, serait potentiellement dangereuse pour la vie humaine, au sens précédemment décrit (paragraphes 62 et 63 ci-dessus).

67. Enfin, pour répondre à l’argument que le Gouvernement tire de l’élément de mort ou de survie d’une victime de telles activités, la Cour réaffirme que l’article 2 peut trouver à s’appliquer également dans des situations où la personne a survécu à un grave accident ayant mis en danger sa vie (Iliya Petrov, précité, §§ 54 et 70, et Vilnes et autres, précité, § 201) et/ou son intégrité physique (Boudaïeva et autres, précité, § 146). Tout dépend, notamment, de la gravité des blessures et des séquelles physiques (Yaşa, précité, § 100 in fine, Murillo Saldias et autres, décision précitée, Binişan, précité, § 52, et Brincat et autres, précité, §§ 83 et 84), et de l’imminence du risque qui pesait pour la vie (Kolyadenko et autres, précité, § 155, et Brincat et autres, précité, § 82), étant entendu que des facteurs objectifs tels que l’âge, le sexe (Kolyadenko et autres, précité, §§ 153 et 154), l’état de santé et les conditions de vie (Nencheva et autres, précité, §§ 120 et 124) ainsi que le comportement des victimes (Kalender, précité § 49, ainsi que les décisions précitées, Molie, § 44, Trofin, § 39, et Gökdemir, § 17) entrent également en jeu.

68. À cet égard, il suffit d’observer que, en l’espèce, le requérant, percuté par un bateau d’une puissance de 115 chevaux, a subi des fractures et des blessures graves, que son pronostic vital se trouvait engagé à son arrivée à l’hôpital (paragraphe 8 ci-dessus) et que ces blessures ont entraîné des séquelles tant permanentes qu’invalidantes, notamment au niveau du système digestif et des membres inférieurs (paragraphe 11 ci-dessus).

69. La gravité de ce tableau ne prêtant guère à controverse, la Cour juge que le grief du requérant – nonobstant le fait que celui-ci a survécu à ses blessures – relève de la première phrase de l’article 2 de la Convention, lequel est donc applicable dans la présente affaire.

b) Épuisement des voies de recours internes

70. La Cour rappelle que seules les voies de recours effectives et propres à redresser la violation alléguée doivent être épuisées ; plus précisément, les dispositions de l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 75, CEDH 2011, voir aussi, Larie et autres c. Roumanie, no 54153/08, § 84, 25 mars 2014).

71. Dans la présente affaire, la Cour note que la violation alléguée porte sur des manquements présumés des autorités administratives quant à la réglementation des activités nautiques sur le littoral – que la Cour a qualifiées de potentiellement dangereuses (paragraphe 66 ci-dessus). Par conséquent, le requérant n’était tenu d’exercer que les voies de recours s’inscrivant dans le contexte particulier de la détermination de la responsabilité de l’État pour les dommages causés dans le cadre de telles activités. En la matière, la Cour a déjà jugé que l’engagement d’une procédure administrative était pertinent et pouvait se révéler suffisant (voir également, mutatis mutandis, les décisions précitées Molie, § 33, et Murillo Saldias et autres, et Boudaïeva et autres, précité, § 112).

72. En l’espèce, abstraction faite de la procédure pénale diligentée contre Y.Ç. dans laquelle le requérant s’est constitué partie intervenante (paragraphe 22 ci-dessus), celui-ci a intenté contre deux instances ministérielles une action de pleine juridiction (paragraphe 25 ci-dessus), à savoir un recours de contentieux administratif qui était susceptible non seulement de lui permettre d’obtenir une réparation, mais aussi de faire établir l’éventuelle responsabilité des instances mises en cause dans l’accident litigieux.

Aussi le requérant doit-il passer pour avoir emprunté une voie a priori effective, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, et assurément en adéquation avec son grief principal, tel que présenté au niveau interne (paragraphes 25 à 27, 33 et 35 ci-dessus) puis porté devant la Cour (paragraphes 49 à 52 ci-dessus). En effet, le requérant reproche pour l’essentiel aux autorités nationales de ne pas avoir instauré un mécanisme réglementaire efficace et de nature à protéger sa vie de tout risque d’accident de mer dans la zone de baignade du village de vacances Club M, qui relevait, selon lui, de leur pouvoir d’autorisation et de contrôle (paragraphes 6 et 7 ci-dessus).

73. Par conséquent, le requérant n’était pas tenu – dans le contexte spécifique de l’article 35 § 1 – d’exercer contre Y.Ç. l’action en dommages-intérêts prévue par les articles 46 et 47 de l’ancien code des obligations (paragraphe 57 ci-dessus), sous réserve de toute autre conclusion que la Cour peut tirer de cette situation sur le terrain de l’obligation faite à l’État défendeur par l’article 2 de mettre en place un système judiciaire adéquat permettant d’éclaircir les circonstances litigieuses et de sanctionner les responsables (paragraphe 86 ci-dessous).

La Cour reviendra sur ce point (voir paragraphes 114 et 125 ci-dessous).

c) Règle des six mois

74. Selon le Gouvernement, le délai de six mois inscrit à l’article 35 § 1 de la Convention a commencé à courir le 12 mai 2003, date du prononcé de l’arrêt du Conseil d’État. Partant, la présente requête, introduite le 12 décembre 2003, serait tardive (paragraphes 36 et 58 ci-dessus).

75. À ce sujet, la Cour rappelle avoir maintes fois confirmé l’approche initialement adoptée dans l’affaire Worm c. Autriche ((déc.), no 22714/93, 27 novembre 1995) : lorsque, en vertu du droit interne, la décision définitive doit être communiquée par écrit, le délai de six mois se calcule à partir de la date de la signification de la décision en question (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 53, 29 juin 2012).

76. Dans ce contexte, il convient de rappeler que, en l’espèce, le requérant a produit copie de l’enveloppe officielle qui avait été expédiée par le greffe compétent aux fins de la notification de l’arrêt en question (paragraphe 36 ci-dessus). Il ressort d’une mention apposée sur cette enveloppe que l’avocat du requérant en a accusé réception le 7 août 2003.

Par la suite, le requérant a confirmé cette date par l’envoi d’une copie du talon de cette même enveloppe qui est conservé au greffe émetteur, ainsi que par la production d’une lettre d’attestation émanant du tribunal administratif de Ankara.

Les 13 août et 8 octobre 2014, ces deux dernières pièces du dossier ont été portées à la connaissance du Gouvernement, mais celui-ci n’a pas réagi à cette information et n’a pas non plus cherché à démontrer que le requérant aurait pu ou aurait dû prendre connaissance de cet arrêt par une autre voie avant le 7 août 2003.

77. Partant, force est de considérer que la décision définitive du Conseil d’État a été signifiée à l’avocat du requérant le 7 août 2003 et que le délai fixé par l’article 35 § 1 a commencé à courir le lendemain, le 8 août 2003, et a expiré le 7 février 2004, à minuit.

Aussi la requête, qui a été introduite le 12 décembre 2003, ne saurait-elle passer pour tardive.

d) Conclusion

78. Eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue (paragraphes 69, 73 et 77 ci-dessus), la Cour rejette les exceptions du Gouvernement. Constatant que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’elle ne se heurte à un autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.

C. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Le requérant

79. Le requérant indique que, à l’époque des faits, le Club M était titulaire d’une habilitation, délivrée le 25 mai 1998 pour une durée d’un an (paragraphe 6 ci-dessus), et qu’il est par conséquent artificieux de prétendre que le Club M est le seul à blâmer pour avoir exercé ses activités sans permis d’exploitation. Il estime que, même à supposer que pareilles autorisations aient fait défaut, il aurait fallu contrôler cet établissement et l’empêcher de continuer à utiliser illégalement des bateaux à moteur dans son centre de loisirs. Il ajoute que pareil contrôle n’a jamais été effectué et que, dès lors, les juges administratifs auraient simplement dû conclure à la responsabilité de l’administration à ce titre et condamner celle-ci à réparer tout dommage qui aurait découlé de cette carence, au sens de l’article 125 § 7 de la Constitution.

80. Or, poursuit le requérant, les juges ont cédé à une pression des instances ministérielles et n’ont pas conclu – et ce, d’après lui, au mépris des principes constitutionnels et des principes énoncés dans l’arrêt de chambre Öneryıldız (précité, §§ 63, 64 et 87)[3] – que l’État avait omis d’instaurer un cadre légal de nature à protéger la vie de ses citoyens contre les risques générés par la pratique sauvage des activités nautiques sur le littoral ; toujours d’après l’intéressé, les juges n’ont pas compris non plus que, refusant de ce faire, l’État s’était lui-même privé de toute possibilité de surveiller et, le cas échéant, d’interdire ces activités.

b) Le Gouvernement

81. Le Gouvernement soutient que le droit turc repose sur un système de protection légale et réglementaire qui permettrait notamment de protéger efficacement les individus contre les menaces pesant sur leur droit à la vie.

Il ajoute que c’est ce même système qui a permis la poursuite et la condamnation de l’auteur de l’accident, assuré la participation effective du requérant au procès y afférent et offert à celui-ci des recours civils qu’il pouvait d’après lui exercer pour obtenir réparation de son préjudice.

82. Le Gouvernement soutient également que, avant la survenance de l’accident, les autorités avaient pris toutes les mesures nécessaires et appropriées à la protection de la vie du requérant.

De plus, en sus des normes relevant des blocs constitutionnel, conventionnel et législatif, le ministère de l’Intérieur aurait édicté, par la voie de décrets et de directives, des règles en vue de prévenir les accidents de mer et de favoriser une prise de conscience publique de cette question.

Concernant particulièrement les normes régissant le mouvement des bateaux à moteur rapides près du littoral, le Gouvernement renvoie aux articles 8, 10 et 13 du règlement du 15 juin 1997 (paragraphe 37 et suivants ci-dessus). Il considère que les conditions qui y auraient été énoncées relativement à l’obtention des permis d’exploitation et des habilitations constituaient un cadre administratif et légal particulièrement solide et adéquat, à même d’assurer la sûreté des individus.

83. Le Gouvernement estime cependant que dans la présente affaire, comme les juges administratifs l’auraient relevé, le Club M et Y.Ç., en proposant à leurs clients des activités nautiques, ont agi en violation dudit règlement, car ni l’un ni l’autre n’aurait été titulaire d’un permis d’exploitation pour ce faire ni n’aurait obtenu du ministère du Tourisme l’autorisation exigée pour l’utilisation de bateaux à moteur. De surcroît, le Club M aurait sciemment méconnu la directive no 430 du 4 juin 1998, émise par le conseil de tourisme sportif et le sous-préfet de Bodrum puis signée par le délégué de l’association des directeurs des établissements touristiques locaux, dont son directeur aurait été membre ; en effet, aux dires du Gouvernement, d’après cette directive, « la baie de Bardakçı », où l’accident tragique a eu lieu d’après lui, était interdite aux engins à moteur destinés aux sports nautiques (paragraphe 6 in fine ci-dessus).

84. Le Gouvernement soutient que ces deux protagonistes ont dès lors agi en toute illégalité et que, par conséquent, aucun lien de causalité ne peut être établi entre la survenance de cet accident fâcheux et un fait imputable à l’administration. Il déclare enfin que conclure à la responsabilité des autorités nationales au motif qu’elles n’ont pas empêché le Club M et Y.Ç. de commettre ces méfaits reviendrait à imposer à ces autorités l’impossible ou, à tout le moins, un fardeau disproportionné qui contreviendrait à la jurisprudence de la Cour (Osman, précité, § 116).

2. Appréciation de la Cour

a) Quant aux mesures positives visant la protection de la vie au sens de l’article 2 de la Convention

i. Principes généraux

85. Ayant déjà jugé que cette partie de la requête devait être examinée sur le terrain de l’article 2 de la Convention, à la lumière de la jurisprudence relative aux activités potentiellement dangereuses (paragraphes 66 et 69 ci‑dessus), la Cour s’en tiendra en l’espèce aux principes généraux posés notamment par l’arrêt Öneryıldız puis élaborés dans l’arrêt Boudaïeva et autres (précités) ; en leurs parties pertinentes en l’espèce, ces principes se trouvent résumés comme suit (paragraphes 86 et 91 ci-dessous) dans l’arrêt précité Vilnes et autres (§ 220 et les références qui y figurent ; voir aussi les arrêts précités Kolyadenko et autres, §§ 157-161, et Iliya Petrov, § 55).

86. L’obligation positive de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie au sens de l’article 2 (paragraphe 62 ci-dessus) implique avant tout pour les États le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie.

87. Cette obligation s’applique sans conteste dans le domaine spécifique des activités dangereuses, où il faut réserver une place singulière à une réglementation adaptée aux particularités de l’activité concernée notamment au niveau du risque qui pourrait en résulter pour la vie humaine. Pareille réglementation doit régir l’autorisation, la mise en place, l’exploitation, la sécurité et le contrôle afférents à l’activité, et imposer à toute personne concernée par celle-ci l’adoption de mesures d’ordre pratique propres à assurer la protection effective des citoyens dont la vie risque d’être exposée aux dangers inhérents au domaine en cause.

Parmi ces mesures préventives, il convient de souligner l’importance du droit du public à l’information, tel que consacré par la jurisprudence de la Convention.

88. Les réglementations doivent par ailleurs prévoir des procédures adéquates tenant compte des aspects techniques de l’activité en question et permettant de déceler ses défaillances ainsi que les fautes qui pourraient être commises à cet égard par les responsables à différents échelons.

89. Pour ce qui est du choix de mesures concrètes particulières, la Cour a dit à maintes reprises que, dans les cas où l’État est tenu de prendre des mesures positives, le choix de celles-ci relève en principe de la marge d’appréciation de ce dernier. Elle rappelle que, eu égard à la diversité des moyens propres à garantir les droits protégés par la Convention, la non‑mise en œuvre par l’État concerné d’une mesure déterminée prévue par le droit interne n’empêche pas celui-ci de remplir son obligation positive d’une autre manière.

90. Pour apprécier si l’État défendeur a satisfait à cette obligation positive, la Cour doit tenir compte des circonstances de l’espèce telles que la légalité interne des actes ou des omissions des autorités, le processus décisionnel national qui comprend la réalisation d’enquêtes et d’études appropriées et la complexité de la question, surtout lorsque sont en jeu des intérêts concurrents protégés par la Convention.

L’étendue des obligations positives imputables à l’État dans une situation particulière dépend de l’origine de la menace et de la possibilité d’atténuation de tel ou tel risque.

91. Pour qu’il y ait pareilles obligations, il doit avant tout être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir au moment des faits que la vie d’un individu donné était menacée de manière réelle et immédiate, et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures dont on pouvait raisonnablement attendre qu’elles pallient ce risque (voir, pour le principe, Osman, précité, § 116).

92. Ceci étant, eu égard notamment à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources, cette obligation ne saurait être interprétée comme imposant aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, ni comme garantissant à toute personne un niveau absolu de sécurité dans toutes les activités de la vie comportant un risque d’atteinte à l’intégrité physique, notamment, lorsque la conduite imprudente de la victime ou l’enchaînement incontrôlable d’événements malheureux constituent l’élément décisif dans la matérialisation d’un tel risque (voir Kalender et autres, précité, § 49, Fedina, précité, § 65, İlbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu, précité, § 36, Nencheva et autres, précité, § 108, et les références qui y figurent, et Binişan, précité, § 72 ; voir aussi les décisions précitées Molie, § 44, et Bône).

ii. Application de ces principes dans la présente affaire

93. La Cour rappelle la substance du grief soumis à son examen (paragraphe 50 ci-dessus) : le requérant ne dénonce pas per se une absence de réglementation dans le domaine en cause, mais une inefficacité de celle-ci en ce qui concerne la protection de la vie des individus, faute, selon lui, de règles de sécurité et de contrôle propres à encadrer les activités nautiques comprenant l’usage d’engins à moteur sur le littoral. C’est dans ce contexte normatif lacunaire qu’il tire aussi argument de l’absence d’une surveillance efficace de ces activités par les autorités locales.

94. À cet égard, le Gouvernement, mettant l’accent notamment sur le caractère à ses yeux rigoureux du système turc concernant les autorisations requises pour l’exploitation des activités nautiques, renvoie aux « normes relevant des blocs constitutionnel, conventionnel et législatif », aux règles édictées par le ministère de l’Intérieur en vue de la prévention des accidents de mer et, plus particulièrement, aux dispositions du règlement du 15 juin 1997 régissant le mouvement des bateaux à moteur rapides le long du littoral (paragraphes 37 et suivants, et 81 à 83 ci-dessus).

95. La lecture dudit règlement permet d’observer qu’il présente, sous la forme d’un règlement-cadre, les caractéristiques d’une lex specialis qui définit les tâches dont le ministère et les administrations locales doivent s’acquitter relativement au respect des conditions d’octroi des permis et habilitations spécifiques aux établissements désireux de proposer des activités nautiques, au balisage des « parcours » maritimes destinés à celles-ci et au contrôle des pratiques y afférentes.

96. Pour ce qui est d’abord des mesures de sûreté dans les sites balnéaires, la Cour observe, comme le secrétariat d’État l’a laissé entendre (paragraphe 25 ci-dessus), que le règlement ne contient effectivement pas de dispositions précises quant aux normes de sécurité à respecter dans les « parcours » maritimes susmentionnés ou à proximité de ceux-ci ; en particulier, ce texte ne régit pas expressément le mouvement des bateaux à moteur rapides le long du littoral ni le balisage de sécurité des zones de baignade ou des chenaux d’entrée et de sortie réservés aux bateaux à moteur.

97. À ce sujet, la Cour n’a pas à rechercher si « la législation en vigueur relativement aux règles sportives et aux spécifications du matériel destiné à l’activité en question » et/ou les « règles fixées par les fédérations ou les institutions » concernant la pratique de telle ou telle discipline sportive, auxquelles les articles 6 et 18 du règlement faisaient référence, étaient susceptibles de combler les lacunes susmentionnées.

98. En effet, il lui suffit d’observer que d’autres normes venaient assurément compléter le règlement sur ces points, à savoir les directives émises à l’époque des faits par les préfectures – dont celle de Muğla – à la demande du ministère de l’Intérieur (paragraphes 43 et 44 ci-dessus). Elle note que ces directives étaient bien applicables à Bodrum, district où le Club M était implanté, et qu’elles interdisaient toute pratique de sports nautiques avec des bateaux à moteur puissants à moins de 200 m des rivages, ainsi que toute navigation, dans cette bande de sécurité ainsi délimitée, à une vitesse supérieure à 3 nœuds.

À cet égard, encore faut-il rappeler la circulaire no 1997/01 du 21 novembre 1997 (paragraphe 42 ci-dessus), publiée dans l’attente de l’aboutissement du « Règlement relatif aux sports aquatiques », et dont l’existence n’a pas été mise en cause par les parties. Parmi les règles transitoires très détaillées qui y sont stipulées, il y a entre-autres celle qui prévoit expressément la création, aux abords des plages, des chenaux balisés d’accès à la zone maritime pour les bateaux qui assurent la pratique des sports nautiques.

99. Pour la Cour, on ne saurait conclure in abstracto que ces normes, prises dans leur ensemble, étaient d’un niveau insuffisant pour protéger la vie de tout vacancier se trouvant dans la même situation que le requérant.

Reste cependant à examiner le rôle que les autorités administratives locales ont joué quant à l’application effective de ces normes, sachant que l’inexistence – au moment de l’accident litigieux – d’un chenal de sécurité sur le site de cet établissement ne prête pas à controverse.

100. Selon le Club M, il disposait pour lui-même et pour son sous-traitant Y.Ç. l’habilitation requise pour pouvoir proposer des activités nautiques en vertu de l’article 10 du règlement (paragraphes 18 et 37 ci-dessus) ; le site du Club M figurait d’ailleurs parmi les « parcours », ouverts aux activités touristiques sportives, énumérés dans le décret no 651 du 31 juillet 1998 émis par la sous-préfecture de Bodrum (paragraphe 6 ci‑dessus). C’est grâce à cette habilitation que le sous-traitant Y.Ç. exploitait apparemment le centre de loisirs ainsi que les bateaux à moteur.

La Cour note que, certes, selon l’expert qui s’était rendu au Club M le lendemain de l’accident, Y.Ç. n’avait pas été en mesure de présenter un permis de pilotage pour les engins en question (paragraphe 12 ci-dessus), ce qui a priori emportait méconnaissance de la condition explicite qui était posée par l’article 11 § 4 d) du règlement (paragraphe 37 in fine ci-dessus) ; cela dit, il n’est pas exclu que Y.Ç. ait bien disposé d’un tel permis, mais qu’il n’ait pas pu le présenter au moment précis où il lui était demandé, car rien dans le dossier du procès pénal le concernant (paragraphes 23 et 24 ci‑dessus) ne suggère qu’il ait été mis en cause à ce titre – que ce soit par le procureur de la République ou par le requérant qui s’était constitué partie intervenante dans ce procès (paragraphe 22 ci-dessus).

101. En l’espèce toutefois, eu égard aux normes susmentionnées (paragraphe 98 ci-dessus), une incertitude persiste quant à l’habilitation délivrée au Club M le 25 mai 1998 par le conseil de tourisme sportif de Bodrum (« le conseil de Bodrum ») (paragraphe 6 ci-dessus). En effet, celui-ci avait autorisé le Club M à disposer de deux bateaux à moteur pour des activités nautiques qui, d’après le même document, devaient être pratiquées dans la zone située « sur le côté de l’hôtel » ; or, à cette époque, il semble que le Club M ne respectait pas les règles imposées par les directives édictées – avant la date susmentionnée – relativement au balisage de la zone de sécurité de 200 m (paragraphes 12, 15, 16, 23 et 98 ci-dessus).

À supposer que le conseil de Bodrum ait été, d’une manière ou d’une autre, induit en erreur lors de la délivrance de l’habilitation, une autre question se pose : comment le Club M a-t-il pu continuer, pendant plusieurs mois, à proposer des activités nautiques sans avoir jamais été inquiété par le conseil de Bodrum, auquel l’article 15 du règlement commandait de surveiller les activités nautiques des établissements de son ressort, dont le Club M ?

102. Force est d’observer que, dans la présente affaire, le conseil de Bodrum n’a vraisemblablement pas été en mesure de constater les irrégularités dans la conduite des activités susmentionnées et d’agir en conséquence. Cependant, pour les raisons qui suivent, la Cour n’est pas disposée à tirer de cette observation des conclusions décisives quant à l’inadéquation du cadre réglementaire sous examen.

103. Premièrement, l’octroi – fût-il inconsidéré – par le conseil de Bodrum d’une habilitation au Club M ne conférait pas à ce dernier le droit de proposer des activités nautiques ; cette habilitation n’était qu’un préalable à l’obtention auprès du ministère d’un permis d’exploitation de tourisme sportif, au sens des articles 8 et 11 § 1 du règlement (paragraphe 37 ci-dessus), qui seul avait le pouvoir d’autoriser la pratique de pareilles activités. Or, comme le Gouvernement l’a souligné (paragraphe 83 ci‑dessus), le Club M a agi sans disposer d’un tel permis d’exploitation, échappant ainsi au contrôle que le ministère du Tourisme aurait pu exercer au regard des normes existantes (paragraphes 42 et 98 ci‑dessus).

C’est la conduite du Club M qui, aux yeux de la Cour, a donc été déterminante dans l’enchaînement des événements.

104. Deuxièmement, le requérant critique vivement l’absence d’un régime plus strict du contrôle incombant aux conseils de tourisme sportif. La Cour reconnaît que le règlement ne définissait pas dans le détail les modalités de pareil contrôle, en ce qu’il ne précisait pas dans quelles conditions et à quelle fréquence il devait être mis en œuvre aux fins de la prévention des infractions ou de leur répression en cas de contravention de la part des établissements touristiques. Cela étant, elle répète qu’il s’agit là d’un choix qui relève de la marge d’appréciation dont les États jouissent pour s’acquitter de leurs obligations positives sur le terrain de l’article 2 de la Convention (paragraphe 89 ci-dessus) (voir, par exemple, Ciechońska, précité, § 65) ; en la matière, ce qui importe est de savoir si les circonstances de fait imposaient aux autorités nationales d’adopter des mesures particulières dans le domaine des activités en cause en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Prilutskiy c. Ukraine, no 40429/08, § 35, 26 février 2015).

105. À ce sujet, la Cour est prête à admettre que les autorités disposaient de certains renseignements sur les problèmes de sécurisation des stations balnéaires en Turquie ainsi que sur l’augmentation du nombre d’accidents survenus dans le cadre des activités de loisirs nautiques (paragraphes 12 in fine, 42, 44 et 45 ci-dessus). Toutefois, rien n’indique que ces informations mettaient en évidence l’existence d’un risque susceptible de menacer inévitablement la vie de plus d’un individu. On ne saurait donc tenir pour établi que les risques présents dans ces stations étaient bien plus alarmants que ceux inhérents, par exemple, au trafic routier (voir, pour une comparaison similaire, Prilutskiy, précité, § 37). Partant, on ne saurait non plus admettre que ces risques nécessitaient, au niveau national, une réglementation plus sévère prévoyant des mesures particulières allant au-delà de celle déjà en place.

106. De surcroît, la Cour note l’absence de tout élément informatif permettant de penser que les problèmes généralement observés sur le plan national étaient plus cruciaux sur le site du Club M ou que celui-ci avait été par le passé la scène d’accidents similaires. Du reste, il ne ressort pas du dossier que les autorités locales aient reçu de la part, par exemple, des résidents du Club M des plaintes concernant l’exploitation de son centre de loisirs et/ou l’absence de balisage sur son « parcours ».

Rien ne permet donc d’avancer que le conseil de Bodrum ou les autres autorités locales savaient ou auraient dû savoir que, au moment des faits, les activités nautiques proposées par le Club M présentaient un risque réel et immédiat (paragraphe 91 ci-dessus) pour la vie du requérant ou d’autres vacanciers. Aussi l’administration ne saurait-elle passer pour avoir omis de prendre des mesures plus rigoureuses à l’endroit du Club M, un établissement parmi les nombreux autres implantés dans la région de Bodrum (dans le même sens, voir, par exemple, Fedina, précité, §§ 53 et 54).

107. La Cour est certes consciente de la dimension tragique que revêtent les circonstances de l’affaire qui lui est soumise. Cependant, eu égard à ce qui précède, elle n’est pas convaincue que la réglementation litigieuse était à ce point inadéquate et défaillante que l’État a manqué à ses obligations positives de protéger la vie au regard de l’article 2 de la Convention. En effet, l’absence d’un balisage de sécurité à l’endroit même où l’accident s’est produit et toute critique que d’aucuns pourraient avoir à l’endroit du conseil de Bodrum quant à la surveillance des activités du Club M ne sont guère suffisants pour entraîner la responsabilité de l’État en ce qui concerne l’obligation d’adopter des mesures préventives au niveau national ; dans le contexte des activités telles que celles en question, penser différemment reviendrait à imposer aux autorités nationales un fardeau disproportionné (voir, mutatis mutandis, Furdik, décision précitée, Koseva c. Bulgarie (déc.), no 6414/02, 22 juin 2010, et Gökdemir, décision précitée, § 17), et à faire abstraction des agissements du Club M et de Y.Ç. ainsi que du comportement du requérant (paragraphe 92 ci-dessus).

108. Sur ce dernier point, il ressort des éléments de l’enquête (paragraphes 17 et 23 ci-dessus) qu’avant d’entrer dans l’eau, le requérant savait qu’il faisait tard, qu’il n’y avait pas d’autre nageur que lui et qu’un bateau à moteur effectuait des manœuvres devant la zone d’amarrage du centre de loisirs. Il aurait néanmoins choisi de s’éloigner de la côte, sans surveiller son environnement.

Il est vrai que – comme cela a été rappelé précédemment (paragraphe 92 ci‑dessus) – l’article 2 ne saurait être interprété comme garantissant à toute personne un niveau absolu de sécurité dans toutes les activités de la vie comportant un risque d’atteinte à l’intégrité physique, et ce, en particulier, lorsque la victime a une certaine part de responsabilité dans la survenance de l’accident, du fait de s’être mise inutilement en danger (Bône, décision précitée, Kalender, précité, § 49, Molie, décision précitée, § 44, Fedina, précité, § 65, et Gökdemir, décision précitée, § 17).

Cependant, la Cour n’est pas convaincue qu’en l’espèce le comportement du requérant fut hardi à l’excès, au point d’avoir été un facteur déterminant dans le déroulement des faits, dès lors qu’une telle collision dans une zone publique de baignade ne saurait faire partie des risques que les vacanciers pourraient raisonnablement évaluer.

En d’autres termes, plus que telle ou telle carence réglementaire ou administrative et/ou le comportement du requérant, ce sont plutôt les agissements concurrents du Club M et de Y.Ç. qui ont généré un lien de cause à effet avec l’accident et les blessures déplorées en l’occurrence, bien que ces agissements ne puissent conduire au constat d’un manquement de l’État à ses obligations positives.

109. Partant, la Cour conclut que les circonstances examinées ci avant n’ont pas emporté violation de l’article 2 de la Convention.

b) Quant à la réaction judiciaire requise au regard de l’article 2 de la Convention

i. Principes généraux

110. Selon la jurisprudence constante de la Cour, en cas de perte de vie humaine dans des circonstances de nature à engager la responsabilité de l’État, l’article 2 de la Convention impose à celui-ci de garantir, par tous les moyens dont il dispose, une réponse appropriée – judiciaire ou autre – pour que le cadre législatif et administratif instauré aux fins de la protection de la vie soit effectivement mis en œuvre et pour que, le cas échéant, les violations du droit en jeu soient réprimées et sanctionnées (voir, parmi beaucoup d’autres, Öneryıldız, précité, § 91, Dodov, précité, § 83, Boudaïeva et autres, précité, § 138, Kalender et autres, précité, § 51, et Banel, précité, § 66) ainsi qu’un redressement adéquat pour la victime soit assuré (voir, par exemple, Ciechońska, précité, § 67, et İlbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu, précité, § 39). Ceci dit, pareille obligation ne s’impose ‑ et il faut le rappeler – que lorsqu’une personne allègue, de manière « défendable », une violation de l’article 2, sous son volet matériel (mutatis mutandis, Vrábel, décision précitée).

111. S’agissant du contexte particulier des activités potentiellement dangereuses, la Cour a estimé que les principes applicables devaient être trouvés dans ceux qu’elle a déjà eu à développer en matière de recours à la force meurtrière ; elle a ainsi jugé que ces principes se prêtaient à une application aux accidents dus à de telles activités, notamment lorsque celles-ci ont entraîné mort d’homme à la suite d’événements survenus sous la responsabilité des pouvoirs publics, lesquels sont souvent les seuls à disposer des connaissances suffisantes et nécessaires pour identifier et établir les phénomènes complexes susceptibles d’être à l’origine de tels incidents (Öneryıldız, précité, § 93 in limine).

112. Ainsi, dans les cas où il est établi que la faute imputable, de ce chef, aux agents ou organes de l’État va au-delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence (ibidem) – en ce sens qu’ils n’ont pas pris, en toute connaissance de cause et conformément aux pouvoirs qui leur étaient conférés, les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier les risques inhérents à une activité dangereuse –, l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables peut entraîner une violation de l’article 2 de la Convention, abstraction faite de toute autre forme de recours que les justiciables pourraient exercer de leur propre initiative (Boudaïeva et autres, précité, § 140, Iliya Petrov, précité, § 72, et Nencheva et autres, précité, § 113).

113. Dans pareils cas, il faut que le système judiciaire comporte un mécanisme d’enquête officielle, indépendant et impartial, répondant à certains critères d’effectivité et de nature à assurer la répression pénale, si et dans la mesure où les résultats des investigations la justifient, étant entendu qu’en l’occurrence, lorsque ceux-ci ont entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales, c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de l’obligation positive de protéger la vie par la loi (paragraphe 86 ci-dessus) (Boudaïeva et autres, précité, §§ 142 et 143) : les juridictions nationales ne doivent en aucun cas tendre à laisser impunies des atteintes à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (voir, mutatis mutandis, Öneryıldız, précité, §§ 94 à 96).

114. Cela dit, même lorsqu’il s’agit d’une atteinte à la vie du fait d’une activité potentiellement dangereuse, la mise en œuvre des voies de droit pénal n’est pas exigée sans distinction aucune. À ce sujet, il y a lieu de se laisser guider par les principes plus généraux en matière d’atteintes non-intentionnelles au droit à la vie ou à l’intégrité physique.

En effet, la Cour a déjà dit que, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas intentionnelle, l’obligation positive de mettre en place un « système judiciaire efficace » n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale et qu’il peut y être satisfait par l’offre de recours de nature civile, administrative ou même disciplinaire (voir, par exemple, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002-I, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, §§ 90 et 94-95, CEDH 2002-VIII, et Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004‑VIII ; voir également Anna Todorova, précité, § 73, et Koceski, décision précitée, § 22).

Il en va notamment ainsi lorsque les actes ou omissions imputables aux autorités nationales s’inscrivent dans le contexte d’erreurs de jugement ou d’imprudences (comparer avec paragraphe 112 ci-dessus), d’autant plus si les circonstances à l’origine de l’incident litigieux ne peuvent être qualifiées de suspectes (voir, par exemple, Al Fayed c. France (déc.), no 38501/02, §§ 73-78, 27 septembre 2007, et Anna Todorova, précité, § 74) et/ou si elles ne révèlent pas une inaction injustifiée des autorités face à un risque réel menaçant la vie des individus et que ces dernières ne pouvaient ignorer (voir par exemple, Kolyadenko et autres, précité, §§ 190 et 202).

115. Dans ce contexte également une exigence de promptitude et de diligence raisonnable est implicite (voir, parmi beaucoup d’autres, Yuriy Slyusar c. Ukraine, no 39797/05, § 82, 17 janvier 2013, et Dâmbean c. Roumanie, no 42009/04, § 42, 23 juillet 2013). L’obligation de l’État au regard de l’article 2 ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Ciechońska, précité, § 66, et Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009).

116. Dès lors que les mêmes standards de protection trouvent à s’appliquer dans les cas d’accident impliquant un danger imminent pour la vie de la personne lorsque – comme en l’espèce – celle-ci a finalement survécu (voir, entre autres, Iliya Petrov, précité, § 70, et Binişan, précité, § 74), il reste à examiner quelle a été en l’espèce la réponse judiciaire aux doléances du requérant.

ii. Application de ces principes dans la présente affaire

117. Revenant aux faits de la cause, la Cour rappelle que l’accident grave dont le requérant a été victime a résulté d’un acte non intentionnel et imprévisible de la part d’un particulier, à savoir Y.Ç. Ce dernier a été identifié, rapidement déféré puis jugé et, sur la base des faits établis, et il a été condamné (paragraphes 13 à 24 ci-dessus) – selon le requérant à la peine maximale (paragraphe 59 ci-dessus) –, et ce à l’issue d’une procédure contradictoire à laquelle le requérant a eu pleinement accès, notamment par l’intermédiaire de son avocat, et dans laquelle il s’est constitué partie intervenante (paragraphe 22 ci-dessus).

Ni l’acte de Y.Ç. ni la conduite du Club M (paragraphes 7 et 18 ci‑dessus) ne ressortissaient à l’exercice d’une quelconque autorité étatique.

118. En vue de définir la nature de la réaction judiciaire exigée dans de telles circonstances, la Cour relève que l’instruction qui a été menée a cerné les causes principales de l’accident et permis d’en connaître les circonstances de manière suffisamment précise, de sorte que l’accident litigieux ne peut être considéré comme étant survenu dans des conditions « suspectes » (Al Fayed, décision précitée, §§ 73-78, Railean, précité, §§ 31-35, Anna Todorova, précité, § 74, et Asiye Genç c. Turquie, no 24109/07, § 69, 27 janvier 2015) ; comme la Cour l’a déjà souligné, cet accident ne saurait pas non plus passer pour avoir découlé de l’inaction des autorités nationales face à un risque réel et immédiat pour la vie des individus dont elles ne pouvaient ignorer l’existence (paragraphe 105 in fine ci‑dessus) (voir, par exemple, Kolyadenko et autres, précité, §§ 190 et 202, et Öneryıldız, précité, §§ 93 et 117).

Il s’ensuit que la présente affaire ne s’inscrit pas dans le cadre de celles où la Cour a conclu que les obligations positives en jeu impliquaient impérativement une réaction d’office de droit pénal (Anna Todorova, précité, §§ 73 et 74, Demir, décision précitée, §§ 69 et 72, Koceski, décision précitée, §§ 22 et 25, et Gökdemir, décision précitée, § 15) – en l’espèce contre les fonctionnaires des autorités ministérielles mises en cause par le requérant – et où une faillite des procédures pénales pouvait, à elle seule, emporter violation de l’article 2 (paragraphes 111 à 113 ci-dessus – comparer avec, par exemple, les arrêts précités Öneryıldız, § 111, et Nencheva et autres, § 125).

119. L’inexistence d’une responsabilité pénale desdits fonctionnaires dans l’incident en cause ne tire donc pas à conséquence au regard de l’article 2. Il en va de même de la circonstance que la nature fautive du comportement des administrateurs du Club M, comme l’a relevé le tribunal correctionnel de Bodrum, n’a pas reçu une qualification pénale de la part du parquet de Bodrum chargé d’examiner la question (paragraphe 24 in fine ci‑dessus).

En effet, au-delà du fait que l’article 2 n’implique pas le droit de faire poursuivre ou condamner un tiers au pénal (voir, par exemple, Draganschi c. Roumanie (déc.), no 40890/04, § 25, 18 mai 2010), il suffit de rappeler que – s’agissant de faits qui, comme en l’espèce, découlent d’omissions ou de négligences (paragraphe 114 ci-dessus) – l’État se devait, en vertu de ses obligations positives, de fournir au requérant un recours susceptible de lui permettre de voir examiner la responsabilité civile et/ou administrative des autorités ministérielles, du Club M et de Y.Ç., et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile et/ou administrative appropriée, tel le versement de dommages-intérêts (voir, par exemple, Furdik, décision précitée, Draganschi, décision précitée, § 29, et Trofin, précité, § 58).

Il convient donc de se pencher d’abord sur la voie administrative d’indemnisation qui a précédemment été examinée sous l’angle de l’article 35 § 1 de la Convention (paragraphes 71 et 72 ci-dessus) et qui doit assurément entrer en ligne de compte aux fins de l’article 2 sous son volet procédural (paragraphe 114 ci-dessus).

120. En la matière, la Cour tient à rappeler qu’en principe, quand des procédures internes ont été menées, il ne lui appartient pas de substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il convient d’établir les faits sur la base des preuves dont elles disposent (voir, par exemple, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269, et Camekan c. Turquie, no 54241/08, § 45, 28 janvier 2014), et qui sont les mieux placées pour interpréter et appliquer le droit national (voir, entre autres, Sevim Güngör c. Turquie (déc.), no 75173/01, 14 avril 2009).

121. Sa tâche étant de vérifier si la procédure en question cadrait, dans son ensemble, avec les exigences susmentionnées (paragraphes 110, 114 et 115 ci‑dessus) (voir, parmi beaucoup d’autres, Fedina, précité, § 63), la Cour observe d’emblée qu’aucun élément du dossier n’est susceptible de l’amener à critiquer les constatations des juges administratifs, qui ont conclu à l’absence d’un lien de causalité entre l’accident et les agissements des instances défenderesses, ainsi qu’à l’absence d’un quelconque acte susceptible d’engager la responsabilité de ces dernières en raison de cet incident (paragraphe 34 ci-dessus), et ce d’autant moins qu’elle est, elle-même, parvenue à une conclusion similaire sous l’angle matériel de l’article 2 (paragraphe 109 ci-dessus).

122. Tout en comprenant les raisons pour lesquelles le requérant peut être insatisfait de l’issue de son action, la Cour estime que ce qui importe davantage est que, dûment assisté par un avocat, il a eu la possibilité tout au long de la procédure d’user des moyens procéduraux disponibles pour combattre les thèses adverses et de faire valoir tous les arguments principaux qu’il présente à ce jour devant la Cour. S’il est vrai que les attendus du jugement et de l’arrêt rendus en l’espèce (paragraphes 34 et 36 ci‑dessus) ne contiennent pas de réponses aux nombreuses questions soulevées par le requérant quant à la mise en œuvre du cadre réglementaire en place (paragraphes 26, 27, 33 et 35 ci-dessus), cette lacune ne tire pas à conséquence, eu égard au défaut d’apparence d’arbitraire dans l’appréciation des faits à l’origine de l’accident, qui incriminaient le Club M et Y.Ç.

123. En bref, considérée dans son ensemble, cette procédure ne dénote aucune partialité ni aucun préjugé face aux allégations du requérant, et la Cour n’aperçoit aucun élément susceptible d’étayer la thèse selon laquelle les juridictions administratives ont cherché à éviter aux autorités défenderesses une condamnation (paragraphe 52 ci-dessus).

Que, dans une autre affaire d’accident survenu en mer, celles-ci aient abouti à une appréciation différente et condamné l’administration (paragraphes 47, 48 et 52 in fine ci-dessus) n’est pas déterminant à cet égard, dès lors qu’il s’agissait d’un litige tombant sous le coup d’une autre réglementation applicable au restant de la zone maritime nationale qui relevait de l’autorité du secrétariat d’État (paragraphe 40 ci-dessus), chargé de veiller sur la sécurité des vies et des biens sur les mers, en vertu du décret-loi no 491 portant son instauration.

124. Enfin, la Cour constate que la procédure administrative susmentionnée a débuté le 2 décembre 1998 (paragraphe 25 ci-dessus) et qu’elle s’est terminée le 12 mai 2003, soit environ quatre ans, cinq mois et onze jours plus tard. En l’espèce, l’on ne saurait reprocher au requérant ‑ qui semble avoir fait un usage raisonnable des moyens de droit à sa disposition – d’avoir contribué à la durée globale de la procédure. Il est également indéniable que le tribunal administratif d’Ankara, qui a eu à se pencher sur de nombreux mémoires échangés entre les parties – dont ceux particulièrement volumineux du requérant – avant de se prononcer le 31 octobre 2000 (paragraphe 34 ci-dessus), doit passer pour avoir agi avec la diligence voulue.

Si au cours de la procédure, le 25 mars 1999, l’affaire a été renvoyée par le Conseil d’État au tribunal administratif d’Ankara pour défaut de compétence ratione personae (paragraphes 26 et 28 ci-dessus), c’est parce qu’une telle mesure avait été rendue nécessaire par le choix initial du requérant d’introduire son action contre le secrétariat d’État et non pas contre le ministère du Tourisme, dont relevait le contrôle du littoral. Le motif de ce renvoi n’est donc pas imputable aux autorités nationales. Quant à la procédure d’appel, qui a duré un peu plus de deux ans, la Cour n’aperçoit dans son déroulement rien qui soit susceptible de constituer un atermoiement injustifié et imputable au Conseil d’État.

En l’absence d’autres arguments plus solides de la part du requérant, qui n’a, selon toute vraisemblance, jamais attiré l’attention des autorités sur la durée de la procédure, la Cour ne saurait conclure que celle-ci a été excessive au regard des exigences procédurales inhérentes à l’article 2 de la Convention.

125. En bref, la Cour observe que la procédure juridictionnelle administrative diligentée par le requérant était non seulement adéquate dans le contexte de la présente affaire (paragraphes 71 et 72 ci-dessus), mais elle doit aussi passer pour avoir rempli les conditions exigées par la jurisprudence de la Cour au regard des obligations procédurales de l’État en la matière (paragraphes 114 et 115 ci-dessus). Par conséquent, le requérant ne saurait reprocher à l’État défendeur de ne pas avoir mis en place un système judiciaire adéquat et efficace, au mépris de ses obligations positives y afférentes.

Pareille conclusion dispense la Cour d’examiner le fait que le requérant n’ait pas intenté des actions civiles (voir, par exemple, Draganschi, décision précitée, § 31) contre Y.Ç. et/ou le Club M, à raison de leurs responsabilités respectives établies par les juges répressifs (paragraphes 23 et 24 ci-dessus).

126. Partant, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 2 de la Convention, à ce titre.

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

127. Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant soutient en outre que l’accident litigieux a eu des conséquences tragiques, constitutives d’une atteinte injustifiée à sa vie privée et familiale.

128. Le Gouvernement repousse cette thèse, qu’il considère comme dénuée de fondement.

129. La Cour relève que ce grief est lié à ceux qu’elle a examinés ci‑dessus sur le terrain de l’article 2 de la Convention et qu’il doit donc aussi être déclaré recevable.

130. Cela dit, compte tenu des circonstances de l’espèce ainsi que du raisonnement qui l’a conduite à conclure à l’absence de violation matérielle ou procédurale de l’article 2 (paragraphes 109 et 126 ci-dessus), la Cour ne voit aucune raison pour parvenir à une autre conclusion sous l’angle de l’article 8 de la Convention, concernant ce grief qui porte sur les mêmes faits que ceux déjà considérés précédemment (voir, mutatis mutandis, Öneryıldız, précité, § 160).

Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge P. Lemmens ;

– opinion dissidente de la juge I. Karakaş.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS

1. J’ai voté avec la majorité pour conclure qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention. J’aurais toutefois préféré que la Cour ait abordé l’affaire d’une autre manière.

2. Ce sont les griefs invoqués par le requérant qui devraient guider la Cour dans son analyse.

Or, le requérant se plaint en premier lieu de la défaillance des autorités publiques dans la prévention de l’accident ; il invoque à cet égard une violation de l’article 2 de la Convention (paragraphes 50-51). Il se plaint en outre du fait que la procédure devant les juridictions administratives n’a pas constitué un recours effectif, au mépris de l’article 13 de la Convention, eu égard à la manière dont ces juridictions ont examiné sa demande (paragraphe 52). Enfin, il se plaint d’un dépassement du délai raisonnable dans ladite procédure, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 53).

3. En ce qui concerne le premier grief, je suis d’accord avec la majorité que c’est un grief à examiner du point de vue du volet matériel de l’article 2. Comme il est expliqué dans l’arrêt, l’obligation positive de l’État de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie peut impliquer l’obligation de mettre en place un cadre légal et réglementaire visant une prévention effective de risques à la vie (paragraphe 86) ainsi que l’obligation de prendre des mesures concrètes dans des situations où la vie des personnes est menacée de manière réelle et immédiate (paragraphes 89 et 91).

Quant à l’existence d’un cadre légal et réglementaire approprié, je suis d’accord avec la majorité que les normes édictées n’étaient pas d’un niveau insuffisant (paragraphe 99), pour les raisons qui sont données dans l’arrêt (paragraphes 94-98).

Le problème dans la présente affaire réside dans l’application de ces normes par les autorités de contrôle, en particulier le conseil de tourisme sportif. On sait que le Club M exploitait un centre d’activités nautiques sans être en règle avec les normes applicables (voir paragraphes 101 et 103). Peut-on pour autant conclure qu’il y avait une responsabilité de l’État pour des fautes ou négligences dans le contrôle ?

Le fait que le problème de la sécurisation des stations balnéaires et le nombre croissant d’accidents dans ces stations étaient connus des autorités (paragraphe 105), pourrait conduire à se poser la question si ces autorités ne devaient pas être plus attentives voire même proactives.

Toutefois, une éventuelle défaillance dans ce domaine ne permet pas encore de conclure à l’existence d’une violation du droit à la vie du requérant. La question pour la Cour est celle de savoir si la défaillance éventuelle dans le contrôle des stations balnéaires, et en particulier dans celui du Club M, avait contribué à la survenance de l’accident. Se pose ici la question classique du lien de causalité entre les négligences éventuelles des autorités publiques et le dommage. En l’espèce, cette question peut, me semble-t-il, être résolue sur base d’un (simple) examen des faits. Il ne me semble par contre pas nécessaire d’invoquer dans cette affaire les grands principes en matière de protection du droit à la vie.

En effet, à la question précitée, le tribunal administratif d’Ankara a répondu qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre l’accident et les défaillances éventuelles dans le comportement des autorités, et que l’accident avait été entièrement causé par des fautes de particuliers qui n’avaient pas respecté les normes (paragraphe 34). Je ne vois pas comment on pourrait qualifier cette appréciation des faits comme arbitraire ou manifestement déraisonnable. La situation serait différente s’il s’s’était agi d’une activité à caractère potentiellement dangereuse par nature (consulter paragraphes 62-63), et qui pour cette raison devait faire l’objet d’un suivi continu de la part des autorités. En l’espèce, par contre, il s’agissait d’une activité qui pouvait donner lieu à des accidents si elle était exercée d’une certaine manière et pas d’une autre; or, c’est pour éviter des incidents que les autorités compétentes ont fixé certaines normes. On peut raisonnablement estimer, comme l’ont fait les juridictions nationales, que dans ces circonstances l’absence de contrôle sur les activités (pour lesquelles un permis n’avait pas été demandé) n’avait pas contribué à la survenance de l’accident. De toute façon, je ne pense pas que sur ce point la Cour devrait substituer son opinion à celle ders juridictions nationales.

J’aurais donc préféré que l’arrêt se fonde davantage sur l’appréciation en fait qui a été faite par les juridictions internes, et qu’il ne développe pas tout un raisonnement en droit qui détracte l’attention de ce qui est, à mes yeux, l’élément décisif dans cette affaire.

4. En ce qui concerne les deux autres griefs, ils concernent tous les deux la procédure devant les juridictions administratives. Sous l’angle de l’article 13 de la Convention, le requérant se plaint de ce que les juridictions administratives se sont limitées à examiner s’il y avait une responsabilité directe d’agents d’État, et qu’elles n’ont pas examiné la responsabilité de l’État pour des fautes dans l’élaboration du cadre normatif et dans l’exercice du contrôle (voir paragraphe 52). Sous l’angle de l’article 6 § 1, il se plaint de la durée de la procédure (voir paragraphe 53).

La majorité requalifie ces deux griefs comme un seul grief, tiré de la violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural (paragraphe 55). Du coup, il est question dans l’arrêt des grands principes concernant la réaction judiciaire à des incidents mettant en cause la vie des personnes (paragraphes 110-116). A mon avis, les problèmes soulevés par la requête sont beaucoup moins complexes que l’impression qui est créée à cet égard par l’arrêt.

Tout d’abord, en ce qui concerne l’effectivité du recours devant les juridictions administratives, il suffit à mon avis de constater que ces juridictions n’étaient pas tenues d’examiner le moyen fondé sur l’existence de défaillances dans le cadre normatif et dans le contrôle, c’est-à-dire sur l’existence d’une faute, dès lors qu’elles avaient constaté qu’il n’y avait en tout cas pas de lien causal entre les défaillances éventuelles et l’accident. Il s’ensuit par ailleurs qu’il n’était pas nécessaire pour la Cour de parler de l’obligation générale, découlant de l’article 2, d’ouvrir une enquête pénale ou d’offrir un recours de nature civile, administrative ou disciplinaire (voir paragraphes 112-114). Je ne pense pas que l’examen du grief devrait amener la Cour à élever la discussion à ce niveau.

Enfin, en ce qui concerne la durée de la procédure, je dirais tout simplement, pour les raisons données dans l’arrêt (paragraphe 124), qu’il n’y a pas eu dépassement du délai raisonnable, sans en tirer des conclusions au sujet de l’effectivité de la réaction judiciaire du point de vue de l’article 2.

5. En conclusion, sans sous-estimer le malheur souffert par le requérant et la responsabilité politique de certaines autorités publiques, il me semble que les griefs soumis à la Cour étaient, juridiquement parlant, d’une portée limitée. La réponse à ces griefs aurait pu être donnée sur base d’un contrôle de l’appréciation en fait des juridictions nationales. La nature des griefs ne justifiait pas, à mon avis, l’examen étendu tel qu’il a été effectué dans le présent arrêt.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE KARAKAŞ

1. Pour les motifs qui suivent, je regrette de ne pouvoir souscrire à l’opinion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention, ni sous son volet matériel ni sous son volet procédural.

2. Afin d’asseoir son jugement, la majorité a adopté une argumentation bien sinueuse, d’abord pour se convaincre que la réglementation en cause en l’espèce, censée poser des règles de sécurité et de contrôle propres à encadrer les activités nautiques comprenant l’usage d’engins à moteur sur le littoral, n’était certes pas parfaite, mais qu’elle n’était pas non plus « inadéquate et défaillante » au point d’emporter violation de l’article 2 de la Convention (paragraphe 107 de l’arrêt).

3. Avant d’arriver à cette conclusion, la majorité reconnaît que le règlement du 15 juin 1997 n’imposait aucune norme de sécurité concernant le mouvement des bateaux à moteur rapides le long du littoral ni le balisage de sécurité des zones de baignade ou des chenaux d’entrée et de sortie réservés aux bateaux à moteur (paragraphe 96 de l’arrêt). Rien d’étonnant, car il s’agit là d’un règlement-cadre limité à la définition des tâches que le ministère du Tourisme et les administrations locales devaient accomplir relativement au respect des conditions d’octroi des permis et habilitations spécifiques aux établissements touristiques désireux de proposer des activités nautiques et au contrôle des pratiques y afférentes.

4. Toutefois, selon la majorité, ces lacunes anti-sécuritaires étaient comblées par d’autres normes (paragraphe 98 de l’arrêt).

5. À cet égard, j’entends préciser tout d’abord qu’il me paraît vain d’invoquer la circulaire no 1997/01 du 21 novembre 1997 (paragraphe 42 de l’arrêt). En fait, à l’époque pertinente, le secrétariat d’État chargé des affaires maritimes, mécontent de la tournure que prenait la règlementation des exploitations littorales, avait élaboré un projet de « règlement relatif aux sports aquatiques ». Dans l’attente de l’aboutissement de ce projet, le commandement de la sécurité côtière près le ministère de l’Intérieur avait rédigé la circulaire en question dans le but de fixer certaines règles transitoires. Or, le projet du secrétariat d’État n’a jamais vu le jour et nul ne sait ce qu’il en a été de cette circulaire, par définition transitoire. Le ministère du Tourisme a finalement coupé court à ce débat, en s’imposant comme l’autorité ayant compétence exclusive sur l’exploitation touristique du littoral.

6. Malgré cela, la majorité a estimé que cette circulaire devait entrer en ligne de compte, parce que son existence n’avait pas été « mise en cause par les parties » (paragraphe 98 de l’arrêt). Or, il aurait été plus prudent de relever qu’en l’espèce le Gouvernement n’avait même pas invoqué cette circulaire ni allégué son applicabilité. En bref, je crains que la majorité ne se soit fondée sur un texte resté lettre morte.

7. Pour ce qui est des directives préfectorales, il est question de textes qui étaient censés être appliqués, à compter du 8 avril 1991 et du 11 septembre 1995, par les organes de la sous-préfecture de Bodrum, dans laquelle le Club M était implanté. Comme la majorité l’a observé, ces directives commandaient généralement l’interdiction de toute pratique de sports nautiques avec des bateaux à moteur puissants à moins de 200 m des rivages, ainsi que toute navigation, dans cette bande de sécurité ainsi délimitée, à une vitesse supérieure à 3 nœuds.

8. Pourtant, rien dans le dossier ne permet de penser que ces directives aient eu un quelconque effet contraignant sur les administrations locales visées. En effet, l’habilitation dont le Club M était titulaire (à ne pas confondre avec « le permis d’exploitation » dont, paraît-il, l’établissement ne disposait pas) lui avait été délivrée par le conseil de tourisme sportif de Bodrum le 25 mai 1998, soit avant l’accident survenu le 4 août 1998 et bien après l’adoption des directives susmentionnées. Ce même conseil avait autorisé le Club M à disposer de deux bateaux à moteur pour les activités nautiques. Hormis la question de savoir comment ledit conseil a pu ignorer que Y.Ç. ne disposait pas d’un permis de pilotage pour les bateaux de plaisance (paragraphe 12 de l’arrêt), et ce en violation de l’article 11 § 4 d) du règlement du 15 juin 1997, la question cruciale qui se pose est celle de savoir comment pareille habilitation a pu être octroyée à un établissement qui ne disposait ni d’un chenal d’entrée et de sortie des bateaux ni d’une zone de sécurité de 200 mètres de large, censés être imposés par les normes que la majorité fait valoir.

9. À l’évidence, la protection prétendument visée par ces directives aurait dû être inscrite dans l’ordre juridique interne, dans un cadre bien plus précis et contraignant.

10. Reste un dernier point que je tiens à souligner, pour en finir avec mes commentaires sur cet aspect législatif. Comme je l’ai rappelé ci-dessus, selon la majorité, les normes existantes, à savoir le règlement du 15 juin 1997, les directives préfectorales et la circulaire no 1997/01 du 21 novembre 1997, prises dans leur ensemble, étaient d’un niveau suffisant (paragraphe 99 de l’arrêt).

11. À ce sujet, je propose simplement de réexaminer tous les éléments afférents à la procédure administrative diligentée en l’espèce, notamment les attendus des décisions des juges administratifs (paragraphes 25 à 36 de l’arrêt). On n’y verra aucune réponse aux critiques accablantes du secrétariat d’État ni aux questions précises soulevées par le requérant quant aux défaillances de la règlementation en place ; on n’y verra pas non plus la moindre référence à une norme ou un principe de droit quelconque applicable à cette affaire. Si la majorité a estimé pouvoir présumer que pareils normes et principes existaient, leur existence n’était apparemment pas aussi certaine pour les juridictions internes !

12. Reste la question suivante que la majorité s’est posée relativement à la nécessité de mesures législatives et/ou préventives concrètes, allant au-delà de ce qui était déjà prévu en droit turc. Il s’agissait de savoir si, dans le domaine des activités en cause, les circonstances particulières de l’espèce imposaient aux autorités nationales d’adopter des mesures générales au niveau national et, plus spécifiquement, vis-à-vis du Club M. La réponse de la majorité à cette question décisive repose sur deux conclusions (paragraphes 105 à 107 de l’arrêt) que je commenterai successivement ci‑après.

13. Première conclusion : D’après la majorité, les autorités locales ne disposaient d’aucune information sur des accidents similaires qui éventuellement auraient eu lieu par le passé sur le site du Club M, et n’avaient au demeurant reçu aucune plainte de la part des estivants concernant l’absence de balisage sur le centre de loisirs du Club M ; elles ne savaient donc pas, et ne pouvaient pas savoir que, au moment des faits, les activités nautiques proposées par cet établissement présentaient un risque réel et immédiat pour les vacanciers ; on ne pouvait alors blâmer les autorités d’avoir omis de prendre des mesures rigoureuses à l’endroit du Club M, car cela serait revenu à leur imposer une charge disproportionnée.

14. À ce sujet, je ne me permettrai pas de critiquer outre mesure la lecture quelque peu « inversée » que la majorité a pu faire de la jurisprudence pertinente relative aux obligations positives concernant la règlementation des activités potentiellement dangereuses pour la vie des individus (paragraphes 86 à 91 de l’arrêt). Cela dit, je ne saurais pas davantage accepter que l’on déforme l’ordre des choses au point que les autorités turques se trouvent exemptées de l’ensemble de leurs responsabilités en la matière. Pour m’expliquer, je me dois de souligner ce qui suit.

15. Tout d’abord, j’estime que la question est mal posée. Dans la présente affaire, la question n’était pas de savoir si le conseil de tourisme sportif de Bodrum était appelé à prendre des mesures plus rigoureuses à l’endroit du Club M. Comme il n’en a pris aucune, cette question me paraît futile. En effet, il s’agissait plutôt de déterminer si ledit conseil avait pris d’office ne serait-ce qu’une mesure quelconque de surveillance.

16. Si le conseil de tourisme sportif de Bodrum ignorait que la zone de baignade du Club M ne disposait d’aucun chenal, c’est parce qu’il avait sans doute délivré une habilitation sans dûment vérifier la situation matérielle sur ce site. À supposer que, à ce stade, il y ait eu erreur humaine, encore fallait-il expliquer comment le Club M a pu continuer, pendant des mois, à proposer des activités nautiques sans jamais être inquiété par ledit conseil qui, d’après le règlement, avait pour mission générale de contrôler le respect des normes en place et les activités des établissements de son ressort. Dès lors que le devoir primordial de mettre en place « un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie », est un devoir que la Turquie se devait de respecter ex officio, dans la présente affaire, le conseil de tourisme sportif de Bodrum était tout bonnement tenu de procéder d’office à de tels contrôles, sans attendre que plusieurs accidents surviennent, ou que tel ou tel résident du Club M porte plainte au sujet des défaillances sécuritaires, ou que le requérant soit percuté. Il a fallu que ce dernier frôle la mort pour que l’administration réagisse et retire au Club M l’habilitation qui lui avait été délivrée, deux jours après l’incident, (paragraphe 9 de l’arrêt).

17. Contrairement à la majorité, je ne vois en l’occurrence rien que l’on puisse tolérer en se retranchant derrière une phraséologie pour déclarer que le conseil de tourisme sportif de Bodrum n’avait vraisemblablement « pas été en mesure de constater les irrégularités dans la conduite des activités susmentionnées » (paragraphe 102 de l’arrêt). La majorité laisse-t-elle entendre qu’il y avait des circonstances particulières qui auraient fait obstacle à ce que cette autorité fasse son travail le plus fondamental ? Pour ma part, je n’aperçois aucune circonstance d’une telle nature et le Gouvernement n’a rien précisé à ce sujet.

18. À mon avis, le requérant n’a pas risqué sa vie à cause de l’absence de mesures concrètes et spécifiques visant le Club M ; il a failli mourir tout simplement parce que le devoir de contrôle imposé par la règlementation en place n’était pas défini de manière précise et contraignante, et parce qu’en conséquence le conseil de Bodrum n’a jamais surveillé les conditions dans lesquelles les activités nautiques étaient autorisées et menées au sein du Club M.

19. Dans cette affaire, le principal grief du requérant était justement tiré de l’absence d’un régime de contrôle plus strict incombant aux conseils de tourisme sportif. Le comble de l’histoire est que la majorité, comme elle l’avait déjà fait relativement à l’absence de normes sécuritaires, a encore une fois reconnu dans l’arrêt que le règlement ne définissait pas dans le détail les modalités de pareil contrôle, « en ce qu’il ne précisait pas dans quelles conditions et à quelle fréquence il devait être mis en œuvre aux fins de la prévention des infractions ou de leur répression en cas de contravention de la part des établissements touristiques » (paragraphe 104 de l’arrêt). Une telle conclusion, à la lumière du principe général y afférent rappelé au paragraphe 87 de l’arrêt, aurait dû – je pense – entraîner un constat de violation matérielle de l’article 2 de la Convention.

20. Cependant, sur ce point capital, la majorité a choisi de jouer la carte de la marge d’appréciation. À ce sujet, mis à part mes doutes sur la pertinence de la référence Ciechońska c. Pologne, je n’ignore pas qu’en l’espèce, selon notre jurisprudence, le choix des mesures positives à prendre relevait, en principe, de la marge d’appréciation de la Turquie et qu’on pouvait tolérer que celle-ci ne fût pas en mesure de mettre en œuvre « une mesure déterminée prévue par le droit interne ». Cela dit, encore fallait-il, selon la même jurisprudence (paragraphe 89 de l’arrêt), que la Turquie prouvât avoir rempli « son obligation positive d’une autre manière ». Or, je suis incapable de deviner, au vu du dossier, de quelle « autre manière » la Turquie aurait agi pour prévenir cet accident ou d’autres qui risquaient de survenir dans les stations balnéaires non-sécurisés. Rien ne justifie d’admettre la marge d’appréciation dans le cas d’espèce.

21. La première conclusion de la majorité pose en réalité un principe extrêmement inquiétant : exiger qu’une autorité nationale obéisse à son devoir légal de contrôle le plus élémentaire reviendrait à lui imposer un fardeau excessif, alors que, de plus, l’État dont cette autorité dépend jouit d’une marge d’appréciation qui le dispense de remédier à pareils manquements même lorsqu’ils relèvent d’un problème structurel.

22. J’en viens maintenant à la seconde conclusion de la majorité, laquelle touche d’ailleurs à ce que je viens de préciser. Selon la majorité, les informations disponibles sur l’insécurité dans les stations balnéaires en Turquie et sur l’augmentation du nombre d’accidents tel que celui en cause ne mettaient pas en évidence l’existence d’un risque susceptible de menacer inévitablement la vie de plusieurs individus ; la situation observée ne nécessitait donc pas, en soi, une réglementation plus rigoureuse prévoyant des mesures particulières « allant au-delà de celle déjà en place ».

23. En fait, cette interprétation est étroitement liée à la présomption que la majorité a retenue concernant la substance de cette affaire. Cette présomption, qui apparaît entre les lignes du paragraphe 104 de l’arrêt, puise dans l’hypothèse suivante : les risques que les activités de loisirs nautiques peuvent présenter en Turquie, nonobstant le nombre croissant d’accidents, s’apparentent aux risques inhérents au « trafic routier ». Si l’on s’en tenait à ce qui ressort forcément de la référence donnée à cet égard, à savoir l’arrêt Prilutskiy c. Ukraine, le requérant avait donc été, selon la majorité, victime d’un accident malencontreux, comparable à une collusion lors d’une « course de voiture ». En tout état de cause, je ne peux tout simplement pas adhérer à l’idée qu’en l’espèce le requérant et Y.Ç., le pilote du bateau qui l’a heurté, se soient retrouvés dans une situation qu’on puisse qualifier de « course ».

24. À supposer que la majorité ait réellement voulu procéder par comparaison avec des cas d’accidents de « trafic routier », je dois alors rappeler qu’il s’agit là d’un domaine, certes potentiellement dangereux pour les individus, mais qui est l’exemple par excellence des affaires où c’est normalement « l’imprévisibilité du comportement humain » qui joue le rôle déterminant, pas telle ou telle défaillance règlementaire. En effet, dans ce domaine, il n’est pas d’État qui n’ait pas mis en place une règlementation suffisamment adéquate, efficace, rigoureuse et dissuasive. Je ne connais d’ailleurs aucun exemple où la Cour a été conduite – ni même appelée – à constater une violation à ce titre.

25. Pour pouvoir s’aligner sur la ligne de raisonnement propre à ce domaine – comme j’ai précédemment souligné – la majorité, tout en prenant acte des défaillances de la règlementation en place, a refusé d’en tirer des conclusions quant à l’inadéquation de celle-ci au regard de l’article 2 (paragraphes 101 et 102 de l’arrêt). Ainsi, elle a dû conclure – à l’instar du Gouvernement – que le Club M était le seul responsable dans l’enchaînement des événements ayant conduit à l’accident litigieux (paragraphe 103 de l’arrêt). Une fois cette thèse excluant l’impact de problèmes structurels adoptée, le requérant n’était plus qu’un simple estivant qui s’était retrouvé au mauvais moment et au mauvais endroit, étant entendu que – ainsi que l’admet la majorité – aucune imprudence ne lui était imputable dans la survenance de l’accident (paragraphe 108 de l’arrêt).

26. De fait, aux yeux de la majorité, le Club M était le seul fautif, parce qu’il avait proposé des activités nautiques sans disposer d’un « permis d’exploitation » de tourisme sportif et avait ainsi « échappé » au contrôle que le ministère du Tourisme aurait pu exercer au regard des normes en vigueur. Or, c’est bien ce point précis qui aurait dû alarmer la majorité : comment le Club M avait pu se soustraire pendant aussi longtemps au pouvoir de contrôle des instances locales et à celui, à l’échelle nationale, du ministère du Tourisme ?

27. À ce sujet, j’aurais sincèrement souhaité que la majorité explique également comment, dans telles circonstances, ce ministère avait estimé pouvoir gratifier le Club M d’un pavillon bleu, à savoir un écolabel international accordé aux pourvoyeurs de services touristiques respectueux non seulement de l’environnement mais également de la sécurité de ses clients, alors qu’il n’est même pas certain que le Club M répondait ne serait-ce qu’à l’obligation d’afficher les consignes de sécurité relatives aux risques liés au trafic des bateaux de son centre de loisirs, en l’absence de chenal.

Je ne souscris donc pas à l’approche de la majorité, axée sur les agissements du Club M. Quelles que soient les fautes imputables à cet établissement, ce sont des défaillances règlementaires – à savoir un problème structurel au niveau national – qui, non seulement ont été à l’origine de l’accident qui a failli coûter la vie au requérant, mais qui menaçaient la vie de quiconque cherchant à profiter du littoral turc, cette région qui a déjà été la scène de centaines de tragédies similaires.

28. Autant de questions qui remettent en cause la position de la majorité, mais qui me permettent d’affirmer qu’en l’espèce, dans le domaine des activités potentiellement dangereuses en cause, les autorités turques ont manqué à leur obligation positive d’établir un cadre législatif et administratif propre à offrir une protection efficace du droit à la vie « par la loi » ; la réglementation en place pêchait notamment par manque d’un système d’autorisation et de contrôle cohérent et exigeant, de nature à inciter les administrations compétentes à adopter et/ou à imposer des mesures de sécurité propres à garantir la protection effective des usagers du littoral et à empêcher que les risques menacent des vies humaines.

29. Quant au volet procédural de l’article 2 de la Convention, j’estime comme la majorité que la présente affaire n’exigeait pas impérativement une réaction de droit pénal et qu’il convenait de se concentrer sur la procédure administrative d’indemnisation diligentée par le requérant (paragraphes 118 et 119 de l’arrêt). Toutefois, je suis en désaccord avec l’argumentation développée par la suite, à commencer par le rappel frileux du principe de subsidiarité (paragraphes 120 à 122, 124 et 125 de l’arrêt). Je ne crois pas devoir m’attarder sur chaque ligne de cette argumentation, car il me paraît davantage pertinent de m’arrêter sur le choix sélectif des principes généraux reproduits dans cette partie de l’arrêt. Il y manque quelques principes fondamentaux, que j’aimerais rappeler :

30. Lorsqu’il s’agit d’une atteinte à la vie du fait d’une activité dangereuse, la tâche de la Cour consiste en premier lieu à vérifier si les autorités compétentes ont fait preuve de diligence et ont procédé d’office à des investigations propres, d’une part, à déterminer les circonstances dans lesquelles une telle atteinte a eu lieu ainsi que les défaillances dans la mise en œuvre du cadre réglementaire, et, d’autre part, à identifier les agents ou les organes de l’État impliqués, de quelque façon que ce soit, dans l’enchaînement de ces circonstances. La question qui s’impose ensuite est celle de savoir si et dans quelle mesure les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas devant elles à l’examen scrupuleux que demande l’article 2, pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 94 et 96, CEDH 2004‑XII, Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, §§ 142 et 145, CEDH 2008, Kalender c. Turquie, no 4314/02, §§ 53 et 54, 15 décembre 2009, et Iliya Petrov c. Bulgarie, no 19202/03, § 73, 24 avril 2012).

31. La majorité, si elle avait privilégié ces principes, n’aurait eu d’autre solution que de constater une violation procédurale de l’article 2, pour les motifs suivants, que je vais énumérer de façon très succincte :

32. D’abord, même si la présente affaire ne s’inscrit pas dans le contexte des situations où une faillite des procédures d’enquête officielles peut, à elle seule, emporter violation de l’article 2 de la Convention, il convient néanmoins de rappeler que strictement rien n’a été fait au niveau des investigations officielles prévues en droit turc :

– à la suite de l’accident, les autorités d’enquête et les juges du tribunal correctionnel de Bodrum ont limité leurs instructions respectives à la cause immédiate des blessures subies par le requérant, à savoir le fait qu’il avait été heurté par un bateau à moteur piloté de manière imprudente dans la zone de baignade du Club M ; nul n’a manifesté le souci d’examiner la question du non-respect des normes de sécurité dans cette zone – quand bien même la réalité s’en trouvait déjà établie –, encore moins celui d’identifier les fonctionnaires ou organes de l’État pouvant être tenus pour responsables du fait que le site du Club M était resté non sécurisé pendant des mois, tout en continuant à proposer impunément des activités nautiques ;

– malgré l’injonction du tribunal correctionnel de Bodrum, le parquet n’a même pas estimé utile de rouvrir une enquête contre la direction du Club M, dont la responsabilité se trouvait également mise en cause, écartant ainsi toute chance de réexamen des circonstances ayant entouré l’accident litigieux.

33. Quant à la voie administrative d’indemnisation, il suffit de noter ce qui suit :

– nul ne peut contester que le requérant a dûment soulevé devant les juridictions administratives toutes les questions de fait et de droit relatives à ses doléances et mis en exergue les principaux problèmes que présentait, d’après lui, le cadre réglementaire incriminé ;

- or les juges n’ont même pas pris acte de l’un ou de l’autre des moyens formulés par le requérant et n’ont jamais envisagé de procéder à une appréciation aux fins d’établir d’éventuelles lacunes dans le système réglementaire en vigueur ou des fautes éventuellement commises lors de la mise en œuvre de ce système par les responsables à différents échelons ;

– ils ont tranché sans jamais user des pouvoirs dont ils étaient censés jouir pour établir les circonstances ayant concouru à la survenance de l’accident, étant entendu que rien dans le dossier n’indique qu’ils aient ne serait-ce que pensé à convoquer les responsables des instances préfectorales et sous-préfectorales impliquées dans l’affaire ou à commander une expertise juridique susceptible de permettre d’établir ou de réfuter la responsabilité de ces instances.

– les juges administratifs ont non seulement omis de vérifier les arguments et preuves présentés par le requérant, mais ils ont aussi totalement ignoré les éléments alarmants qui ressortaient du mémoire en défense du secrétariat d’État, des témoignages recueillis, des expertises techniques et constats des lieux disponibles, et des mises en garde susmentionnées provenant d’autres autorités et qui corroboraient les allégations du requérant.

34. Il convient de préciser en outre qu’au regard de l’article 2 de la Convention cette procédure – fût-elle effective en théorie – avait complètement méconnu le principe que j’ai évoqué plus haut, parce qu’elle n’a jamais visé à identifier les vraies circonstances à l’origine du dommage subi par le requérant, ni les éventuelles défaillances dans la mise en œuvre du cadre réglementaire, ni les agents ou les organes de l’État susceptibles d’avoir été impliqués, de quelque façon que ce soit, dans l’enchaînement de ces circonstances.

35. Comment a-t-on pu conclure que pareilles procédures pouvaient passer pour avoir permis d’offrir la réponse judiciaire requise dans les circonstances de la présente affaire, et qu’elles étaient propres à empêcher qu’à l’avenir de tels accidents mettent gratuitement d’autres vies en danger sur le littoral turc, qui fait plus de 8 000 km ?

* * *

[1]1. Créé en 1985 sous l’égide de la Fondation pour l'éducation à l'environnement en Europe, le « pavillon bleu » est un écolabel international qui, auprès des individus, est garant d'une haute qualité notamment environnementale. Devenu une référence dans le domaine du tourisme, le pavillon bleu a été introduit en Turquie par le ministère du Tourisme en 1993. Lorsqu’il est attribué, par exemple à une plage ou à un port de plaisance, il signifie que le site répond aux critères dits essentiels, dont l’affichage d'un plan du site et des consignes de sécurité, un niveau d'équipement satisfaisant, une réglementation de la circulation sur les lieux, et un équipement de secours et de sécurité adaptés à la taille du site.

[2]1. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.

[3]. Cette affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre qui a rendu son arrêt le 30 novembre 2004.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-160257
Date de la décision : 02/02/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives;Article 2-1 - Vie) (Volet procédural);Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie familiale;Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : CAVİT TINARLIOĞLU
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TINARLIOGLU C.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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