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26/04/2016 | CEDH | N°001-162649

CEDH | CEDH, AFFAIRE CUMHURİYET HALK PARTİSİ c. TURQUIE [Extraits], 2016, 001-162649


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CUMHURIYET HALK PARTISI c. TURQUIE

(Requête no 19920/13)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

26 avril 2016

DÉFINITIF

26/07/2016

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Cumhuriyet Halk Partisi c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija

Turković,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 mars 2016,

Rend l’arrêt q...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CUMHURIYET HALK PARTISI c. TURQUIE

(Requête no 19920/13)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

26 avril 2016

DÉFINITIF

26/07/2016

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Cumhuriyet Halk Partisi c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 mars 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19920/13) dirigée contre la République de Turquie et dont un parti politique turc, Cumhuriyet Halk Partisi (Parti républicain du peuple, ci-dessous « le parti requérant ») a saisi la Cour le 16 mars 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le parti requérant a été représenté par Me Tezcan, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 15 septembre 2014, les griefs formulés par le parti requérant sur le terrain des articles 6 § 1 et 11 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le reste, conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le parti requérant est un parti politique turc basé à Ankara.

A. Informations liminaires

5. En Turquie, l’article 69 de la Constitution confie à la Cour constitutionnelle turque (« la Cour constitutionnelle ») le contrôle des finances des partis politiques. Tout parti politique est ainsi tenu de communiquer chaque année ses comptes définitifs consolidés à la Cour constitutionnelle, qui examine la conformité des recettes et dépenses des partis politiques aux principes énoncés à l’article 69 de la Constitution et aux articles 70 à 77 de la loi no 2820 sur les partis politiques (« la loi sur les partis politiques »). Le non-respect des règles pertinentes est passible des sanctions prévues dans cette même loi. Les décisions rendues en la matière par la Cour constitutionnelle sont définitives.

B. Le contrôle des comptes définitifs du parti requérant pour les années 2007-2009

6. De manière à se conformer à son obligation découlant des articles 69 de la Constitution et 74 et 75 de la loi sur les partis politiques, le parti requérant communiqua à la Cour constitutionnelle, pour contrôle, les comptes définitifs et consolidés de son siège et de ses sections locales pour les années 2007, 2008 et 2009. Si les dates exactes sont inconnues, il apparaît que les comptes ont été produits six mois au plus tard à compter de la fin de chaque année fiscale respective (c’est-à-dire avant le 30 juin, conformément à l’article 74(2) de la loi sur les partis politiques.

7. La Cour constitutionnelle opéra un contrôle préliminaire le 1er juillet 2010 pour les comptes de 2007 et le 6 avril 2011 pour les comptes de 2008 et 2009. À l’issue de chaque contrôle préliminaire, elle jugea que les informations produites par le parti requérant étaient complètes et décida de procéder à un contrôle de fond.

8. Le 7 octobre 2011, le 29 novembre 2011 et le 15 février 2012, la Cour constitutionnelle adressa au parti requérant des « questionnaires » concernant ses comptes pour les années 2007, 2008 et 2009, respectivement, dans lesquels elle lui demandait de fournir des renseignements et documents complémentaires sur certaines des dépenses qu’elle jugeait problématiques. Elle le pria également de produire les factures originales ou autres justificatifs, comme l’exigeait la loi no 213 sur la procédure fiscale (« la loi sur la procédure fiscale ») pour tous les chefs de dépenses non indiqués auparavant.

9. Il apparaît que le parti requérant a répondu aux demandes de la Cour constitutionnelle 15 à 30 jours après leur réception (...) Il ne fut toutefois pas en mesure de produire les factures originales ou autres justificatifs sollicités de tous les chefs de dépenses.

10. La Cour constitutionnelle rendit sa décision sur les comptes définitifs du parti requérant pour l’année 2007 le 7 mars 2012, puis ses deux décisions concernant les comptes pour les années 2008 et 2009 le 11 juillet 2012. La décision concernant les comptes pour 2007 fut publiée au Journal officiel du 5 avril 2012 et les décisions pour les comptes de 2008 et 2009 au Journal officiel du 20 septembre 2012.

11. Dans chacune de ses trois décisions, la Cour constitutionnelle constata d’emblée que les recettes et dépenses présentées dans les comptes définitifs étaient financièrement exactes. Elle ajouta que les recettes perçues pendant la période considérée étaient pour la plupart conformes aux règles de financement énoncées dans la loi sur les partis politiques. Pour ce qui est des dépenses, elle fit les observations liminaires suivantes pour expliciter le fondement de son analyse :

« L’un des principes essentiels de la comptabilité est celui de la « documentation ». L’article 229 de la loi sur la procédure fiscale l’explique ainsi : « une facture est un certificat commercial remis à un consommateur par un vendeur ou un marchand de manière à indiquer le montant dû par le consommateur en contrepartie des marchandises vendues ou du service accompli ». L’article 232, intitulé « obligation de facturation », précise dans quelles circonstances et par qui une facture doit être reçue et remise. À cet égard, il est obligatoire d’attester les achats de biens et de services à l’aide de factures et de se servir de celles-ci dans la comptabilité à titre de justificatifs.

L’article 236 de cette même loi, intitulé « obligation de quittance », dispose que « les travailleurs indépendants sont tenus d’émettre une quittance en double exemplaire pour tout paiement reçu dans le cadre de leurs activités professionnelles et d’en remettre un exemplaire au consommateur, et celui-ci est tenu de demander et de recevoir cette quittance ». Le contenu d’une quittance est précisé à l’article 237.

L’article 234 de cette même loi, intitulé « note de frais », dispose que (...) les [commerçants exonérés d’impôts] qui n’ont pas l’obligation de fournir une facture sont tenus d’émettre des notes de frais.

L’article 70(3) de la loi no 2820 [sur les partis politiques] dispose que les dépenses inférieures à cinq mille lires[1] n’ont pas à être attestées par des justificatifs tels qu’une quittance ou une facture, et que toute dépense supérieure à ce montant doit être fondée sur un justificatif adéquat.

Aux termes de l’article 70 de la loi sur les partis politiques, « [t]outes les dépenses d’un parti politique doivent être occasionnées pour le compte du parti politique en sa qualité de personne morale » et, conformément à l’article 75 de la même loi, « [à] l’issue de son contrôle, la Cour constitutionnelle se prononce sur l’exactitude et la légalité des recettes et dépenses du parti politique et ordonne l’inscription de toute recette ou dépense irrégulière en tant que revenu auprès du Trésor public ».

La loi no 6111 (...), publiée au Journal officiel du 25 février 2011 [et qui a apporté plusieurs modifications à l’article 74 de la loi sur les partis politiques], entrée en vigueur à la date de sa publication, ne prévoit pas (...) l’application [rétroactive] des dispositions modifiées (...) ; dès lors, les dispositions non modifiées s’appliquent aux contrôles et procédures antérieurs aux modifications. »

12. Sur la base des principes énoncés ci-dessus, la Cour constitutionnelle jugea contraires à la loi sur les partis politiques certaines dépenses occasionnées pendant les périodes considérées. Ces violations se scindaient en deux catégories. La première regroupait les dépenses considérées comme n’ayant pas été faites « conformément aux objectifs du parti politique » et « pour le compte du parti politique en sa qualité de personne morale » sur la base d’une décision de l’organe compétent du parti, comme l’imposait l’article 70 de la loi sur les partis politiques. La seconde catégorie regroupait les dépenses non attestées par les justificatifs nécessaires, comme l’imposait l’article 76, qu’elles eussent été légales ou non. Aussi la Cour constitutionnelle ordonna-t-elle, sur la base des articles 75 et 76 de cette même loi, la « confiscation des actifs du parti »[2] à hauteur des montants correspondants à ces dépenses irrégulières pour chaque année considérée.

13. Le tableau ci-dessous fait la synthèse détaillée des décisions de la Cour constitutionnelle (les montants sont indiqués en lires turques) :

Année

|

Total des recettes

|

Total des dépenses

|

Montants confisqués par l’État pour infraction à la loi sur les partis politiques

---|---|---|---

Fonds publics

|

Autres sources

|

Dépenses dépourvues de justificatifs

|

Autres dépenses irrégulières (non occasionnées conformément aux objectifs du parti et/ou pour le compte du parti)

2007

|

79 859 379

|

53 675 876

|

127 470 011

|

691 636

|

2 679 610

2008

|

20 471 032

|

50 088 000

|

49 227 118,86

|

82 952,66

|

1 349 304,64

2009

|

49 860 840

|

78 385 330

|

125 443 105

|

314 000

|

943 030,83

| | | | |

14. Dans l’annexe ci-après figurent d’autres détails concernant les dépenses individuelles jugées irrégulières par la Cour constitutionnelle.

1. Dépenses dépourvues de justificatifs

15. Se référant aux strictes conditions de justification posées dans la loi sur la procédure fiscale (paragraphe 11 ci-dessus), la Cour constitutionnelle jugea que toutes les dépenses qui n’étaient pas attestées par des factures originales, des quittances ou des notes de frais étaient « dépourvues de justificatifs ». Le parti requérant l’avisa que, compte tenu de l’énorme masse de documents circulant en son sein, les originaux de certaines factures avaient été perdus et il produisit d’autres documents comme preuves de paiement. Cependant, lorsque la dépense concernait une transaction facturable, la Cour constitutionnelle n’accepta pas comme preuves de paiement les reçus, récépissés, ordres de paiement ni même les duplicatas ou copies authentifiées de factures, et elle ordonna la confiscation des actifs du parti requérant à hauteur des montants correspondants aux dépenses non attestées par des justificatifs.

2. Autres dépenses illégales

16. Les dépenses considérées comme n’ayant pas été engagées « conformément aux objectifs du parti politique » et « pour le compte du parti politique en sa qualité de personne morale » à la suite d’une décision de l’organe compétent du parti et celles considérées comme « ne relevant pas des activités politiques du parti » représentaient un large ensemble d’activités financières.

17. Parmi ces dépenses figuraient les frais de bouche, de pharmacie et de logement, dont ceux des membres du parti ainsi que ceux des employés du siège de celui-ci ou de ses sections de jeunesse. Bien que le parti requérant eût soutenu que les dépenses en question avaient été engagées par les individus en question dans le cadre de leurs fonctions officielles, la Cour constitutionnelle n’y vit pas des dépenses régulières puisque les factures avaient été libellées au nom des membres ou employés du parti et non de celui-ci. De plus, le parti requérant n’avait produit aucun autre élément concret permettant de prouver le caractère professionnel de ces dépenses. À cet égard, la Cour constitutionnelle refusa de reconnaître que les frais de bouche du chauffeur du chef du parti requérant et d’autres chauffeurs travaillant pour le parti fussent attribuables à celui-ci, alors qu’il avait expliqué que les dépenses en question avaient été occasionnées par les chauffeurs dans l’exercice de leurs fonctions.

18. Parmi les frais de bouche jugés illégaux figuraient les dépenses du chef de la section de jeunesse du parti requérant, F.P., qui apparaissait avoir organisé six dîners en 2008 en rapport avec des préparatifs électoraux. La Cour constitutionnelle reconnut que deux de ces dîners étaient des dépenses régulières en rapport avec les travaux du parti mais le refusa pour les quatre autres sans explication.

19. La Cour constitutionnelle jugea que le remboursement des frais de bouche et des frais de déplacement des personnes travaillant pour le parti requérant mais ne relevant pas de la convention collective entre celui-ci et ses salariés, par exemple les travailleurs indépendants, n’était pas considéré comme conforme aux « objectifs du parti ». Elle ajouta que les repas offerts aux personnes ayant fait bénéficier le parti de différents services mais étant au regard de la loi des employés d’autres personnes morales de droit privé ou public, par exemple des policiers, des employés municipaux, des journalistes ou des jardiniers, ne pouvaient être qualifiés de dépenses légitimes en vertu de la loi sur les partis politiques parce que les frais de bouche devaient être acquittés par l’employeur de la personne en question et non par le parti requérant. Elle dit que certains dîners organisés pour des occasions spéciales par des invités, des bénévoles ou des employés du parti étaient également considérés comme des dépenses personnelles sans lien avec le parti en sa qualité de personne morale, tandis que certains autres dîners étaient reconnus comme rattachés aux activités du parti. À cet égard, elle précisa que les dépenses occasionnées par les repas organisés pour la Fédération Alevi-Bektaşi et l’association Pir Sultan Abdal, ainsi que par les repas organisés pour des employés du parti à l’occasion du Baïram[3] et à la suite du décès du père de l’un d’eux, n’auraient pas dû être réglées à l’aide du budget du parti, tandis qu’elle estima légitimes des dépenses occasionnées par le don de victuailles à des employés de Tekel[4] pendant leur grève.

20. La Cour constitutionnelle refusa par ailleurs de reconnaître la régularité d’un grand nombre de frais de déplacement, parce que les billets d’autobus et d’avion en question avaient été émis au nom des voyageurs et non pour le compte du parti, et que les décisions officielles des organes compétents du parti autorisant les voyages n’avaient pas été produites. En outre, elle ne considéra pas le remboursement des frais de passeport de différents employés comme étant en rapport avec les objectifs du parti – alors même que les passeports avaient été obtenus aux fins des voyages liés aux activités de ce dernier –, parce qu’un passeport pouvait également servir aux voyages personnels. Elle jugea également illégale l’impression de cartes de visite aux employés du parti, y voyant des dépenses personnelles.

21. Les sommes versées aux employés autrement qu’au titre de droits expressément visés dans la convention collective, y compris les primes de nouvelle année (environ 35 euros (EUR) par personne en 2008) et les primes de surcroît de travail en période d’élections législatives, furent également considérées comme ne relevant pas des dépenses régulières prévues par la loi sur les partis politiques. De plus, les chocolats distribués au personnel pour l’Aïd-el-Fitr (Ramazan Bayramı) en 2009 furent considérés comme des dépenses irrégulières, mais pas ceux distribués à l’occasion d’une autre fête religieuse, l’Aïd-al-Adha (Kurban Bayramı). Les couvertures, parapluies et imperméables de fonction achetés au siège du parti furent également considérés comme des dépenses personnelles, mais pas les vêtements et lave-vaisselle achetés pour les besoins du personnel.

22. En outre, les sommes versées au personnel de sécurité et de nettoyage dépassant les montants expressément indiqués dans les contrats de service, dès lors que ces dépassements – aussi faibles fussent-ils – ne pouvaient pas être expliqués par des hausses des cotisations sociales ou des impôts, étaient regardées comme non justifiées et donc comme irrégulières.

23. La Cour constitutionnelle conclut également que les indemnités de départ offertes aux employés dont les contrats avaient pris fin, y compris la prime de départ minimale, les jours de congés non pris et les avantages correspondant à ceux-ci, n’étaient pas conformes à la loi sur le travail et étaient donc irrégulières, les avantages correspondant aux jours de congés non pris n’ayant pas à être pris en compte dans les indemnités de départ.

24. Le contrôle des comptes pour les années 2007 à 2009 révéla également que le parti requérant avait versé des frais de justice dans le cadre de divers procès faisant intervenir des membres de l’appareil dirigeant et/ou des députés du parti, y compris son chef pendant la période considérée. Le parti requérant avait dit que les procès en question concernaient ses activités politiques et non des litiges personnels, mais la Cour constitutionnelle n’en jugea pas moins que ces frais de justice devaient être acquittés par les personnes en question, quels que soient leur rôle ou leur situation au sein du parti requérant, qui n’était partie à aucun de ces procès. Dans la décision du 11 juillet 2012 concernant le contrôle des comptes pour 2009 (paragraphe 17 ci-dessus), l’un des juges se dissocia du raisonnement de la majorité en la matière et dit qu’exiger que chaque membre du parti politique s’acquitte personnellement de ces frais, quelles que soient les conséquences du litige sur le parti, réduirait indûment le champ des activités politiques du parti, en violation de la Constitution.

25. La Cour constitutionnelle jugea également irrégulier le versement d’une somme à Halk TV, une chaîne de télévision nationale, pour diffuser en direct des rassemblements et activités politiques auxquels le chef du parti requérant avait participé, et pour relater des réunions du groupe parlementaire, des conférences de presse et des déclarations importantes de membres de l’appareil dirigeant du parti, ainsi que pour distribuer ces matériaux à d’autres médias. Elle estima que, légalement, si le parti requérant pouvait payer pour la diffusion en direct des événements en question, des dépenses supplémentaires pour le règlement des coûts de production et pour l’attribution d’une bande passante de diffusion étaient inacceptables, de tels frais devant être acquittés par Halk TV elle-même. De plus, les sommes versées en 2009 pour la location de véhicules aux fins de la diffusion de rassemblements organisés par le parti dans différentes provinces n’étaient considérées comme régulières que si elles étaient accompagnées des contrats de location en question et d’informations détaillées sur la nature exacte des services sollicités. La Cour constitutionnelle ajouta qu’un accord avait déjà été conclu avec Halk TV pour couvrir les rassemblements politiques et d’autres événements du parti requérant.

26. Les frais de carburant et autres (par exemple l’installation de systèmes de son, de haut-parleurs et de microphones) pour les véhicules détenus ou loués par le parti et ses sections locales ne furent considérées comme ayant été engagés pour le compte du parti et conformément à ses objectifs que si les certificats d’immatriculation ou les contrats de location des véhicules avaient été communiqués à la Cour constitutionnelle, avec les factures. Les frais de carburant et autres dépenses pour les véhicules mis à la disposition du parti par des bénévoles au cours des campagnes électorales furent quant à eux considérés comme totalement illégaux si n’était pas produit un contrat de mise à disposition par les bénévoles aux fins de l’usage de ces véhicules.

27. La Cour constitutionnelle jugea que les dons de pièces d’or comme cadeaux de mariage au cours des cérémonies nuptiales auxquelles avait participé le chef du parti requérant pour le compte de celui-ci ne pouvaient être considérés comme ayant été faits pour le compte du parti ou conformément à ses objectifs. De même, les coûts représentés par l’envoi de fleurs par le trésorier du parti requérant à certaines occasions spéciales ne pouvaient être qualifiés de dépenses régulières dès lors que la facture avait été libellée au nom non pas du parti mais du trésorier.

28. La Cour constitutionnelle ajouta que les amendes pour les infractions routières commises par les chauffeurs du parti, ainsi que les amendes ou intérêts versés pour retard d’exécution de différentes obligations pécuniaires, par exemple le versement de cotisations sociales, d’indemnités judiciaires, de loyers ou de taxes sur les véhicules du parti, ne pouvaient régulièrement relever du budget du parti et devait être acquittées par les individus responsables de ces défauts de paiement.

29. De plus, la Cour constitutionnelle estima que les avances sur salaire versées à 52 employés en 2009 n’avaient été que partiellement remboursées. L’article 72 de la loi sur les partis politiques interdisant à ceux-ci le prêt, les avances en question étaient irrégulières et les montants furent donc confisqués en totalité (y compris ceux remboursés par les employés en question).

3. Avertissement

30. La Cour constitutionnelle émit également un certain nombre d’avertissements concernant certaines dépenses en 2008 et 2009.

31. L’un de ces avertissements concernait le versement des salaires des employés. Le parti requérant avait certes produit les ordres de paiement en question, mais pas les relevés bancaires indiquant que les montants en question avaient réellement été versés. La Cour constitutionnelle le somma de joindre ses relevés à ses comptes consolidés de manière à attester que les sommes en question avaient bien été versées.

32. Un autre avertissement fut donné concernant une somme versée à une société privée pour l’installation d’un système de son dans un autocar électoral. La Cour constitutionnelle pria le parti requérant de produire un document technique indiquant quand le travail avait été achevé ainsi qu’un récépissé indiquant que l’autocar avait été dûment livré. Le parti requérant répondit qu’il n’y avait aucune obligation légale de faire établir de tels documents. La Cour constitutionnelle dit que, sans ces éléments, elle ne pouvait pas savoir si la prestation avait été effectuée dans les délais et, dans la négative, si le prestataire avait payé la pénalité prévue dans le contrat de service pour manquement à ses obligations.

33. Il y eut encore un autre avertissement, concernant des incohérences entre les dépenses du parti et son inventaire, un certain nombre d’objets supposément acquis pour les besoins du parti (trois téléviseurs et un ordinateur) n’ayant pas été inscrits dans l’inventaire.

34. La Cour constitutionnelle émit également, au sujet des avances sur salaire versées à certains employés en 2009, un avertissement qui s’ajoutait à la confiscation d’actifs du parti requérant à hauteur du montant total des avances en question (paragraphe 29 ci-dessus).

C. Sommes versées par le parti requérant au Trésor public

1. Sommes versées concernant les comptes définitifs pour 2007

35. Le 11 mai 2012, le parti requérant reçut une lettre de la préfecture d’Ankara le sommant de verser les montants indiqués dans la décision de la Cour constitutionnelle concernant le contrôle de ses comptes définitifs pour 2007, d’un montant total de 3 372 446 lires turques (TRY ; soit environ 1 435 000 EUR au 7 mars 2012, date du prononcé de la décision), dans les 30 jours à compter de la réception de la lettre.

36. Par une lettre du 23 mai 2012, le parti requérant demanda à la préfecture d’Ankara le report du paiement jusqu’en janvier 2013, compte tenu des difficultés financières auxquelles il ferait face pour le reste de l’année 2012 s’il venait à verser immédiatement les sommes en question.

37. Le 12 mars 2013, le ministère des Finances avisa le parti requérant que les sommes dues pour les comptes définitifs de 2007 avaient été déduites des fonds publics qui lui avaient été alloués le 10 janvier 2013 pour cette année, majorées de 176 211 TRY d’intérêts, à compter de la date à laquelle les sommes étaient exigibles (c’est-à-dire le 12 juin 2012). Le montant déduit s’élevait donc à environ 3 549 000 TRY (soit environ 1 527 000 EUR au 10 janvier 2013).

2. Sommes versées concernant les comptes définitifs pour 2008 et 2009

38. Le 31 octobre 2012, le parti requérant reçut une lettre de la préfecture d’Ankara le sommant de verser les montants indiqués dans les décisions de la Cour constitutionnelle concernant le contrôle de ses comptes définitifs pour 2008 et 2009, plus les intérêts, soit un montant total d’environ 3 738 700 TRY (soit environ 1 604 000 EUR au 31 octobre 2012), dans les dix jours à compter de la réception de la lettre.

39. Par une lettre du 6 novembre 2012, le parti requérant demanda là encore à la préfecture d’Ankara une lettre le report jusqu’en janvier 2013 du paiement des sommes dues concernant ses comptes pour 2008 et 2009.

40. Le 15 janvier 2013, le parti requérant paya 1 432 257,30 TRY (soit environ 602 212 EUR courants) au Trésor public pour ses dépenses irrégulières, conformément à la décision de contrôle de la Cour constitutionnelle concernant l’année 2008, ainsi que 1 257 030,83 TRY (soit environ 531 168 EUR courants) pour la décision concernant ses comptes de l’année 2009. Il refusa de payer les intérêts, qu’il contesta devant les autorités compétentes.

41. Le 7 juin 2013, le parti requérant versa au Trésor public la somme de 45 920 TRY (soit environ 18 460 EUR) à titre d’intérêts moratoires sur les sommes confisquées concernant ses comptes pour 2008 et 2009.

D. Développements ultérieurs

42. Le 30 mars 2014 furent tenues des élections locales en Turquie.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

43. L’article 69 de la Constitution turque, consacré aux principes que doivent respecter les partis politiques, est ainsi libellé :

« Les recettes et dépenses d’un parti politique doivent être conformes à ses objectifs. L’application de cette règle est régie par la loi. Le contrôle des recettes, dépenses et acquisitions des partis politiques, ainsi que la vérification de la légalité de leurs recettes et dépenses, les méthodes de contrôle et les sanctions applicables en cas de non-conformité sont eux aussi régis par la loi. La Cour constitutionnelle est assistée dans sa fonction de contrôle par la Cour des comptes. Les arrêts rendus par la Cour constitutionnelle à l’issue de son contrôle sont définitifs. »

44. Voici les dispositions pertinentes, pendant la période considérée, de la loi sur les partis politiques, entrée en vigueur le 24 avril 1983 :

Article 70

« Les dépenses d’un parti politique ne peuvent être incompatibles avec ses objectifs.

Toutes les dépenses d’un parti politique doivent être occasionnées pour le compte du parti politique en sa qualité de personne morale.

Une dépense d’un montant inférieur à cinq millions de lires [montant révisé chaque année] n’a pas à être attestée à l’aide d’un justificatif tel qu’une quittance ou une facture. Toutefois, toutes les dépenses doivent être fondées sur une décision de l’organe compétent [du parti]. Aucune décision n’est requise pour ce qui est des dépenses ne dépassant pas cinq millions de lires [montant révisé chaque année] et des frais basés sur les taux généraux, pourvu que ces dépenses soient prévues dans le budget autorisé par l’organe compétent [du parti] ».

Article 72

« Un parti politique ne peut consentir de prêt à l’un de ses membres ni à aucune autre personne physique ou morale ».

Article 74

« Le contrôle [des comptes] des partis politiques est confié à la Cour constitutionnelle. La Cour constitutionnelle vérifie la conformité à la loi des acquisitions, recettes et dépenses des partis politiques.

(...) »

Article 75

« (...)

À l’issue de son contrôle, la Cour constitutionnelle se prononce sur l’exactitude et la légalité des recettes et dépenses du parti politique et ordonne l’inscription de toute recette ou dépense irrégulière en tant que revenu auprès du Trésor public.

(...) »

Article 76

« (...)

Les actifs d’un parti à hauteur de [ses] dépenses non justifiées sont inscrits en tant que revenus auprès du Trésor public. »

Article 104

« Le procureur général saisit d’office la Cour constitutionnelle s’il constate qu’un parti politique enfreint les dispositions obligatoires de la présente loi, à l’exception de son article 101, ou d’autres lois relatives aux partis politiques.

Si elle constate une violation des dispositions pertinentes, la Cour constitutionnelle adresse au parti politique en question un avertissement afin de la rectifier.

(...) »

Article 1 additionnel

« (...) L’aide [financière] [de l’État] ne peut servir qu’aux besoins ou aux travaux du parti ».

45. Le 13 février 2011, les paragraphes suivants ont été insérés dans l’article 74 de la loi sur les partis politiques :

« (...) Toutefois, le contrôle de légalité ne peut être conduit d’une manière qui restreindrait les activités jugées nécessaires à l’accomplissement des objectifs du parti politique ou qui se prononcerait sur leur opportunité. Il est axé sur la nature de la dépense. Un vice de forme ou de procédure n’entraîne pas le refus de la dépense.

(...)

Un parti politique peut engager toute dépense relevant de ses activités politiques qu’il juge nécessaire à l’accomplissement de ses objectifs.

(...)

Les partis politiques doivent attester leurs dépenses à l’aide de factures, [de] justificatifs tenant lieu de factures [ou,] s’il n’est pas possible de produire de telles pièces, à l’aide d’autres documents dont le contenu permet de vérifier l’exactitude de [leurs] dépenses. Toutefois, si [les] originaux ne peuvent être produits pour cause de force majeure (...), des copies certifiées conformes produites par l’émetteur peuvent être communiquées à la place des factures originales ou des [autres] documents tenant lieu de factures.

Un parti politique peut inscrire comme dépenses les prestations d’assurance-maladie et d’assistance sociale qu’il offre en nature ou en numéraire aux personnes qu’il emploie à titre temporaire ou permanent, en contrepartie de leur versement, [ainsi que] les frais de logement, de transport et les autres dépenses nécessaires occasionnées par le déplacement sur le territoire national ou à l’étranger des personnes chargées d’accomplir les objectifs [du parti] ».

46. Voici les dispositions pertinentes de la loi no 2949 relative à la création et aux règles de procédure de la Cour constitutionnelle, désormais abrogée :

Article 18

« Les devoirs et attributions de la Cour constitutionnelle sont :

...

5. Le contrôle de la légalité de l’acquisition de biens par les partis politiques ainsi que de leurs recettes et dépenses ».

Article 30

« La Cour constitutionnelle examine les affaires sur la base d’une procédure écrite, sauf lorsqu’elle siège en qualité de Cour pénale suprême (Yüce Divan) ; elle peut faire entendre toute personne dont elle jugerait l’audition nécessaire (...) »

47. Les articles 16 et 17 du règlement de la Cour constitutionnelle (Anayasa Mahkemesi İçtüzüğü), tels qu’en vigueur à l’époque des faits, précisaient ainsi les modalités du contrôle opéré par la Cour constitutionnelle sur les comptes des partis politiques :

Article 16 : Examen préliminaire

« Les copies certifiées conformes des comptes définitifs consolidés [d’un parti politique] communiquées à la Cour constitutionnelle sont examinées par les rapporteurs que désigne la présidence [de la Cour constitutionnelle].

Les rapporteurs recherchent si les comptes définitifs qui leur sont communiqués ont été établis conformément aux articles 73 et 74 de la loi sur les partis politiques et s’ils comportent des erreurs ou incohérences factuelles [notables]. Si nécessaire, ils peuvent demander directement aux responsables compétents [du parti] des informations sur ces questions.

(...)

Les rapporteurs présentent leur rapport à la présidence dans les deux mois au plus tard ; le cas échéant, ils signalent toute lacune, erreur ou incohérence et indiquent de quelle manière y remédier.

(...)

Le parti dispose d’un délai raisonnable, d’une durée ne dépassant pas trois mois, pour remédier à toute lacune, erreur ou incohérence.

Dès lors qu’il n’y a plus aucune lacune, erreur ou incohérence, ou qu’il y est dûment remédié, l’examen au fond est décidé.

Le parti en question est informé de cette décision ».

Article 17 : Examen au fond

« L’examen au fond est conduit [aux fins d’établir] l’exactitude et la légalité des recettes et dépenses des partis politiques.

L’examen d’exactitude consiste à vérifier les livres et pièces sur la base desquels les comptes définitifs sont établis.

L’examen de légalité consiste à vérifier si les recettes sont tirées des sources indiquées aux articles 61 à 69 de la loi sur les partis politiques et si les dépenses ont été engagées conformément aux articles 70 à 72 [de la même loi].

Les rapporteurs désignés examinent tout d’abord les budgets annuels, les livres, les relevés des recettes et dépenses et toute autre pièce pertinente au siège du parti, avant de les comparer aux comptes définitifs. Si nécessaire, ils peuvent demander aux sections locales les pièces permettant de vérifier les informations dans les comptes définitifs, ainsi qu’une explication. Lorsqu’ils estiment nécessaire de conduire un examen sur les lieux, ils en font la demande par écrit auprès de la présidence, à la suite de quoi la Cour constitutionnelle décide des mesures à prendre à la lumière de l’article 75 de la loi sur les partis politiques.

Les rapporteurs présentent les conclusions de leur examen au fond à la présidence, ainsi que leurs avis, et assistent aux délibérations au fond tout en apportant les explications nécessaires.

(...)

Les décisions en matière de contrôle des comptes sont publiées au Journal officiel. »

III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNATIONAL ET DE DROIT COMPARÉ

A. Le droit et la pratique des États membres du Conseil de l’Europe

48. La Cour a étudié la législation de 30 États membres du Conseil de l’Europe[5] afin de recueillir des données comparatives sur l’encadrement juridique du contrôle des finances et dépenses des partis politiques.

49. Il apparaît que, si la quasi-totalité des États membres étudiés (les exceptions étant Malte et la Suisse) soumettent les finances des partis politiques à un contrôle confié à un organe de surveillance spécial désigné par la loi, les types d’organes eux-mêmes varient considérablement, ainsi que les modalités de contrôle. Le contrôle des comptes des partis politiques dans la plupart des pays est opéré tous les trimestres, tous les ans ou tous les deux ans, et n’est pas réservé aux campagnes électorales.

50. Les États membres étudiés divergent s’agissant de la délimitation précise de l’étendue des pouvoirs de contrôle. Si certains d’eux prévoient des pouvoirs de contrôle adaptés et relativement délimités, d’autres accordent aux organes de contrôle des pouvoirs plus larges ou moins précisément définis.

51. La majorité des États membres étudiés imposent certaines formes de restrictions aux dépenses des partis politiques, applicables exclusivement pendant les campagnes électorales ou aussi hors de ces périodes. Si l’obligation de justifier les dépenses existe également dans la plupart des États étudiés, les exigences sont toutefois plus ou moins strictes.

52. La plupart des États membres prévoient diverses formes de sanctions en cas d’entorse aux règles en matière de dépenses, allant de l’avertissement ou de l’amende administrative à la perte ou à la suspension du financement du parti, à la dissolution de celui-ci voire aux sanctions pénales.

53. La Cour note globalement que le contrôle des finances des partis politiques apparaît faire l’objet d’un consensus ; toutefois, les moyens par lesquels chaque État membre le réalise varient considérablement.

B. Autres sources internationales

54. Les lignes directrices sur la réglementation des partis politiques établies (CDL-AD(2010)024) par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE (« le BIDDH ») et la Commission européenne pour la démocratie par le droit (« la Commission de Venise »), adoptées par la Commission de Venise les 15-16 octobre 2010, prévoient ceci :

« Introduction

(...)

6. Les partis politiques sont des associations privées qui jouent un rôle essentiel en tant qu’acteurs politiques dans la sphère publique. Pour assurer un juste équilibre entre la réglementation par l’État des partis en tant qu’acteurs publics et le respect des droits fondamentaux des membres des partis en tant que citoyens, y compris leur droit d’association, il convient d’élaborer une législation bien pensée et soigneusement adaptée. Cette législation ne doit pas s’ingérer dans la liberté d’association.

(...)

Droits fondamentaux conférés aux partis politiques

11. La liberté d’association est le droit essentiel régissant le fonctionnement des partis politiques. Un ensemble de traités universels, européens et d’autres textes régionaux reconnus consacre le droit d’exercer pleinement la liberté d’association, y compris en vue de former des associations politiques, à tous les individus (...) C’est à ce titre que les groupes de personnes ayant choisi de s’associer dans un parti politique doivent également jouir de la protection complète des droits connexes. Les droits à la liberté d’association, d’expression et de réunion ne peuvent être limités que dans la mesure où une telle restriction s’avère nécessaire dans une société démocratique.

(...)

Principes

(...)

Principe 3. Légalité

16. Toutes limitations imposées à l’exercice du droit à la liberté d’association et d’expression devraient se fonder formellement sur la Constitution ou la législation de l’État concerné (...) La loi doit être claire et précise et indiquer à l’ensemble des partis politiques à la fois les activités considérées comme illégales et les sanctions applicables en cas de violation (...)

Principe 4. Proportionnalité

17. Toute limitation imposée aux droits des partis politiques doit revêtir un caractère proportionné et capable de remplir l’objectif spécifique qui lui est assigné. Concernant plus particulièrement les partis politiques, compte tenu du rôle fondamental que ces entités jouent dans le processus démocratique, la proportionnalité devrait être soigneusement pesée et les mesures d’interdiction appliquées de manière restrictive. Comme indiqué plus haut, seules les restrictions nécessaires dans une société démocratique et prévues par la loi devraient pouvoir être imposées. À supposer que des restrictions ne remplissent pas ces critères, elles ne sauraient être légitimement considérées comme proportionnées à l’infraction (...)

Principe 8. Bonne administration de la législation relative aux partis politiques

21. (...) La compétence et l’autorité des organismes de contrôle devraient être explicitement fixées par la loi (...) Les décisions qui affectent les droits des partis politiques doivent être prises rapidement (...)

Principe 10. Transparence

23. Les partis politiques peuvent obtenir certains privilèges légaux, qui ne sont pas disponibles aux autres associations, en raison du fait qu’ils sont agréés en tant que parti politique (...) La contrepartie de ces avantages que n’ont pas les autres associations, est de soumettre les partis politiques au respect de certaines obligations en raison de leur statut légal acquis. Cela peut prendre la forme de l’exigence de rapports imposés ou de la transparence des arrangements financiers. La législation devrait fournir des détails précis sur les droits et responsabilités pertinentes qui accompagnent l’obtention du statut légal de parti politique. »

55. Les notes interprétatives des lignes directrices précisent ceci :

« Principes généraux

(...)

Légalité

49. Toute restriction à la liberté d’association doit se fonder sur une disposition constitutionnelle ou législative et non pas sur un règlement d’application et doit être également conforme aux instruments internationaux pertinents. Les restrictions de ce type doivent être claires, faciles à comprendre et se prêter à une application uniforme afin que tous les individus et les partis soient en mesure de comprendre les conséquences attachées à leurs violations. Les restrictions doivent être nécessaires dans une société démocratique (...) De manière à éviter que les restrictions ne soient appliquées de manière abusive, la législation doit être soigneusement élaborée afin de n’être ni trop détaillée ni trop vague.

Proportionnalité

50. (...)

La proportionnalité devrait être évaluée sur la base de plusieurs facteurs dont :

. la nature du droit en question ;

. le but de la restriction envisagée ;

. la nature et l’étendue de la restriction envisagée ;

. la relation (de pertinence) entre la nature de la restriction et le but qu’elle poursuit ;

. la présence éventuelle de moyens moins restrictifs permettant d’atteindre le but déclaré dans les circonstances de l’espèce.

(...)

Réglementation du financement des partis et des campagnes

(...)

Exigences en matière d’information financière relative aux partis

201. L’article 7, paragraphe 3, de la Convention des Nations Unies contre la corruption (CNUCC) oblige les États signataires à déployer des efforts de bonne foi afin d’accroître la transparence du financement des candidatures à un mandat public et des partis politiques. La communication d’informations financières sur le parti constitue le principal instrument permettant de mettre cette politique de transparence en œuvre.

(...)

202. Les partis politiques devraient être tenus de soumettre leurs rapports de divulgation à l’organe de contrôle compétent au moins une fois par an, même les années où aucune campagne n’a lieu. Ces rapports devraient indiquer à la fois les contributions reçues et les dépenses engagées.

(...)

Contrôle des partis politiques – Établissement d’organes de contrôle

(...)

Compétences et mandat des organes de contrôle

219. Il conviendrait d’identifier clairement les organes responsables du contrôle des partis politiques et d’énoncer des lignes directrices précises définissant leurs fonctions et les limites de leur pouvoir.

(...)

221. La législation devrait clairement définir le processus de prise de décision des organes de contrôle. Les organes chargés de la surveillance des partis politiques devraient s’abstenir d’exercer un contrôle excessif sur les activités des intéressés. La majorité de ces fonctions relève en effet des affaires internes des partis et ne devrait être portée à l’attention des autorités que dans des circonstances exceptionnelles et uniquement pour garantir le respect de la loi.

(...)

Sanctions contre les partis politiques pour non-respect de la loi

224. Les sanctions devraient être applicables aux partis politiques reconnus coupables d’une violation de la réglementation pertinente. Ces sanctions devraient toujours être objectives, applicables, efficaces et proportionnées par rapport à l’objectif spécifique poursuivi.

(...)

225. Les sanctions pour non-respect des dispositions légales devraient être variées. Comme indiqué ci-dessus, les sanctions doivent être en lien avec la violation et le respect du principe de proportionnalité. Ces sanctions devraient inclure :

. des amendes administratives dont le montant devrait tenir compte de la nature de la violation, y compris si cette dernière est une récidive ;

. La perte partielle ou totale du financement public et d’autres formes de soutien public, qui pourraient être imposées comme une mesure temporaire pour une période de temps définie ;

. Suspension du soutien de l’État pour l’avenir ou pendant un laps de temps déterminé ;

. La perte totale ou partielle du remboursement des dépenses de campagnes ;

. Confiscation par la Trésorerie de l’État de l’appui financier déjà transféré ou accepté par un parti ;

. Suspension pour la présentation de candidats aux élections pour une période de temps définie ;

. Les sanctions pénales en cas de violations importantes, imposées à l’encontre des membres du parti qui sont responsables de la violation ;

. Annulation de l’élection d’un candidat au pouvoir, mais uniquement par un tribunal légalement constitué dans le respect des droits de la défense et seulement si la violation est susceptible d’avoir influencé le résultat électoral ;

. Perte du statut légal. »

56. Les Lignes directrices sur la législation relative aux partis politiques : questions spécifiques (CDL-AD(2004)007rev), adoptées par la Commission de Venise les 12‑13 mars 2004, indiquent, au paragraphe 11 de leur rapport explicatif :

« L’autonomie des partis politiques est la pierre angulaire des libertés de réunion et d’association et de la liberté d’expression protégées par la Convention européenne des Droits de l’Homme. Comme la Cour européenne des Droits de l’Homme l’a déclaré, la Convention exige que [l’ingérence dans] l’exercice de ces droits soit évaluée au regard de ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ».

EN DROIT

(...)

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

62. Le parti requérant soutient que les confiscations ordonnées par la Cour constitutionnelle à raison d’irrégularités alléguées dans ses dépenses pour les années 2008 et 2009 ont lourdement grevé ses activités politiques, violant ainsi son droit à la liberté d’association garanti par l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

63. La Cour relève d’emblée que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable.

64. La Cour a confirmé à plusieurs reprises le rôle primordial que jouent dans un régime démocratique les partis politiques bénéficiant des libertés et droits reconnus par l’article 11 de la Convention. Les partis politiques représentent une forme d’association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie. Eu égard au rôle qui est le leur, toute mesure prise contre eux affecte à la fois la liberté d’association et, partant, l’état de la démocratie dans le pays dont il s’agit (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 87, CEDH 2003‑II, et Parti républicain de Russie c. Russie, no 12976/07, § 78, 12 avril 2011). La Cour va donc rechercher si les sanctions imposées en l’espèce au parti requérant par la Cour constitutionnelle s’analysent en une ingérence dans le droit de ce dernier à la liberté d’association et, dans l’affirmative, si cette ingérence était justifiée.

A. Sur l’existence d’une ingérence

1. Thèses des parties

a. Le Gouvernement

65. Le Gouvernement soutient que, éléments indispensables à la vie politique d’une démocratie, les partis politiques sont tenus de soumettre à un contrôle public leurs activités, y compris financières, à des fins de « clarté », ce qui ne peut se réaliser qu’en surveillant leurs finances. Il dit que c’est à ce titre que la Cour constitutionnelle, chargée par la Constitution de cette mission de surveillance, a contrôlé les comptes du parti requérant pour les années 2007, 2008 et 2009, et a constaté que certaines de ses dépenses étaient contraires à la loi sur les partis politiques, ce qui l’a conduit à inscrire des actifs du parti en tant que revenus auprès du Trésor public à hauteur du montant des dépenses irrégulières. Il précise que les montants en question étaient toutefois assez faibles au regard des recettes du parti requérant pendant les années en question et que la plupart de celles-ci étaient tirées du financement public. Au vu de ces éléments, il ne voit donc dans les décisions contestées de la Cour constitutionnelle aucune ingérence dans le droit à la liberté d’association du parti requérant.

b. Le parti requérant

66. Le parti requérant soutient qu’un parti politique privé d’une partie de ses fonds est exposé à des difficultés financières qui, inévitablement, nuisent à sa capacité à participer aux joutes politiques, ce qui s’est effectivement produit en l’espèce. Il affirme que, grevé par les décisions litigieuses de la Cour constitutionnelle, il a été contraint de réduire certaines de ses dépenses prévues pour 2013. À cet égard, il dit que les fonds attribués à ses sections locales ont été nettement réduits (pour un montant total de 2 434 000 TRY, soit environ 1 030 860 EUR, au 1er janvier 2013), ce qui a entraîné la fermeture de certaines d’elles. De même, les fonds attribués aux sections féminines et aux sections de jeunesse ainsi qu’aux programmes de formation auraient été considérablement diminués. Le siège aurait lui aussi eu du mal à s’acquitter de ses frais de fonctionnement, les sommes saisies ayant emporté environ 43 % des crédits affectés à ce chef de dépense, soit en gros 158 jours de frais de fonctionnement.

2. Appréciation de la Cour

67. La Cour note que, à la suite du contrôle des comptes définitifs du parti requérant pour les années 2008 et 2009, la Cour constitutionnelle a déclaré certaines ses dépenses contraires à la loi sur les partis politiques et ordonné la confiscation de ses actifs à hauteur des dépenses jugées irrégulières. Le montant en question, qui s’élève au total à environ 2 735 208 TRY (soit environ 1 154 840 EUR), intérêts inclus, a été versé au Trésor public en 2013.

68. Le parti requérant dit que les sanctions financières infligées par la Cour constitutionnelle l’ont privé des moyens lui permettant d’accomplir certaines de ses activités politiques et s’analysent donc en une ingérence dans sa liberté d’association. Il soutient que, tous les montants qu’il avait été condamné à verser pour ses comptes de 2007, 2008 et 2009 ayant été réglés en 2013, il a été contraint de réduire certaines de ses dépenses prévues pour cette année-là, ce qui aurait conduit à l’ajournement ou à la cessation de certaines de ses activités politiques et l’aurait placé dans une situation désavantageuse par rapport à ses adversaires.

69. La Cour reconnaît la nécessité de surveiller les activités financières des partis politiques à des fins de responsabilité et de transparence, ce qui contribue à assurer la confiance qu’a la population en le processus politique. Compte tenu du rôle fondamental joué par eux aux fins du bon fonctionnement d’une démocratie, on peut considérer que le public a intérêt à ce qu’ils fassent l’objet d’un contrôle et de sanctions pour toute dépense irrégulière, en particulier lorsqu’ils reçoivent un financement public, comme le parti requérant. La Cour partage donc l’opinion du Gouvernement selon laquelle le contrôle des finances des partis politiques ne pose pas en lui-même problème sur le terrain de l’article 11.

70. La Cour constate en outre qu’il n’existe pas de pratique uniforme parmi les États membres du Conseil de l’Europe pour ce qui est de la surveillance des comptes des partis politiques (paragraphe 53 ci-dessus). Les États membres jouissent d’une marge d’appréciation relativement étendue quant aux modalités de contrôle des finances des partis politiques et aux sanctions imposables en cas de transactions financières irrégulières.

71. Cela dit, cette marge d’appréciation n’est pas illimitée et un contrôle des finances d’un parti politique qui aurait pour effet d’entraver ses activités peut s’analyser en une ingérence dans son droit à la liberté d’association.

72. S’agissant des faits de l’espèce, la Cour prend note des allégations du requérant, non contestées par le Gouvernement, sur les répercussions que les sanctions financières infligées par la Cour constitutionnelle ont eues sur ses activités politiques, en particulier sur ses sections locales, sur les sections féminines et sur les sections de jeunesse, ainsi que sur les programmes de formation. Les sanctions en question apparaissent avoir eu une incidence considérable sur les activités du parti requérant mais la Cour souligne que toutes leurs répercussions ne peuvent pas être prises en considération au vu du constat d’irrecevabilité concernant les sanctions relatives aux comptes pour 2007 (...) Elle n’en relève pas moins que les sanctions relatives aux comptes pour les seules années 2008 et 2009 représentent un montant total de 2 735 208 TRY (soit environ 1 154 840 EUR). Ce montant explique dans une large mesure les coupes budgétaires subies par les sections locales en 2013, qui étaient d’autant plus importantes dans l’optique des élections locales de mars 2014. Contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la Cour estime que ce montant n’est pas négligeable. Elle en conclut que les sanctions en question s’analysent en une ingérence dans les activités politiques du parti requérant et donc dans sa liberté d’association garantie par l’article 11 de la Convention. Qu’une partie des recettes annuelles du parti requérant soit tirée de fonds publics (voir le tableau au paragraphe 13 ci-dessus) ne change rien à la conclusion de la Cour sur ce point, l’octroi par l’État de tels fonds aux partis politiques ne lui donnant pas carte blanche pour s’immiscer dans leurs affaires politiques et/ou financières. La Cour constate en tout état de cause que, contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, le financement public pour les années 2008 et 2009 ne constituait qu’environ un tiers des recettes totales du parti requérant.

B. Sur la justification de l’ingérence

73. Pareille ingérence enfreint l’article 11 sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 51).

1. Thèse des parties

a. L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

i) Le Gouvernement

74. Le Gouvernement soutient que l’article 61 de la loi sur les partis politiques énumérait les moyens de financements légaux des partis politiques, mais n’en faisait pas de même pour ce qui est des dépenses permises au regard des objectifs du parti politique. Il dit que c’était à la Cour constitutionnelle de statuer sur ce dernier point. Il précise que bon nombre des dépenses jugées irrégulières par la Cour constitutionnelle en l’espèce, par exemple les frais de déplacement et autres dépenses individuelles non accompagnées d’une décision de l’organe compétent du parti, l’achat de médicaments pour des employés, le versement d’intérêts moratoires et d’indemnités de retard pour défaut de paiement, ainsi que le paiement de contraventions et autres amendes, avaient elles aussi été condamnées par la Cour constitutionnelle dans le passé. À cet égard, il se réfère à un certain nombre de décisions rendues par la haute juridiction en décembre 2010 contre d’autres partis politiques. Selon lui, la Cour constitutionnelle avait ainsi dégagé une jurisprudence constante en la matière, qui permettait de guider les partis politiques dans la gestion de leurs recettes et dépenses, étant donné en particulier que toutes les décisions de la haute juridiction sont publiées au Journal officiel.

75. Le Gouvernement reconnaît que, à la suite de modifications apportées à l’article 74 de la loi sur les partis politiques, la portée de la notion de dépense d’un parti politique a été élargie et que les partis peuvent désormais déterminer eux-mêmes les activités politiques qu’ils jugent nécessaires à leurs fins. Il précise que les modifications en question ne s’appliquaient toutefois pas au contrôle des comptes du parti requérant en l’espèce, antérieur à leur entrée en vigueur.

76. Pour ce qui est de l’obligation de produire des justificatifs pour les dépenses dépassant un certain montant, le Gouvernement dit que le type de pièce requise n’était pas non plus précisé dans la loi pertinente elle-même, en conséquence de quoi la Cour constitutionnelle a opéré son contrôle en s’appuyant sur les dispositions pertinentes de la loi sur la procédure fiscale. Il ajoute toutefois que, depuis l’adoption des modifications de l’article 74 de la loi sur les partis politiques, les dépenses de ces derniers peuvent désormais être attestées par d’autres pièces s’il ne leur est pas possible de produire les factures originales pour cause de force majeure.

77. Quant aux sanctions prévues par la loi sur les partis politiques en cas d’infraction à celle-ci, le Gouvernement indique qu’il en existait plusieurs possibles, notamment la confiscation d’actifs du parti politique à hauteur des montants correspondants aux dépenses non justifiées. Des sanctions pénales, y compris l’emprisonnement, auraient également été possibles en cas d’entrave au contrôle de la Cour constitutionnelle pour défaut de communication dans les délais et/ou en intégralité des comptes définitifs consolidés ou de tout autre document sollicité. L’article 102 de cette même loi aurait également permis la retenue du financement public pour défaut de communication à la Cour constitutionnelle des comptes définitifs consolidés. L’article 104 aurait prévu en outre un système d’avertissement autorisant la Cour constitutionnelle à adresser un avertissement à tout parti politique qui aurait enfreint les dispositions obligatoires de la loi sur les partis politiques ou de tout autre texte pertinent. Dans ses décisions dénoncées dans la requête en l’espèce, la Cour constitutionnelle aurait jugé illégales certaines dépenses du parti requérant au motif qu’elles n’étaient pas conformes aux objectifs et/ou ne relevaient pas des activités politiques du parti, qu’elles n’avaient pas été engagées pour le compte du parti en sa qualité de personne morale ou qu’elles n’avaient pas été attestées par les originaux des factures. En conséquence, les actifs du parti à hauteur des montants correspondants aux chefs de dépenses illégaux auraient été inscrits comme revenus auprès du Trésor public. Le parti requérant aurait également reçu des avertissements concernant certaines de ses dépenses.

ii) Le parti requérant

78. Le parti requérant soutient que l’ingérence dans son droit à la liberté d’association n’était pas « prévue par la loi » au sens de l’article 11 de la Convention. Il relève que l’ingérence en question était principalement fondée sur l’article 69 § 3 de la Constitution, qui dispose que « [l]es recettes et dépenses d’un parti politique doivent être conformes à ses objectifs ». Toutefois, rien dans la loi ou dans d’autres sources n’aurait permis de préciser quelles dépenses pouvaient être légalement engagées dans le cadre des « objectifs d’un parti politique » ni ce qui constituait une « activité politique ». De plus, l’article 74(1) de la loi sur les partis politiques, qui aurait habilité la Cour constitutionnelle à contrôler la « légalité » des finances des partis politiques, aurait lui aussi été libellé de façon imprécise, permettant ainsi à cette juridiction de retenir une interprétation excessivement formaliste et restrictive des conditions imprécises fixées par la loi. Du fait de cette incertitude quant à la nature exacte des obligations en matière de dépenses, s’ajoutant à l’imprécision de la portée et du champ des attributions de la Cour constitutionnelle, il aurait été impossible de prévoir les conséquences éventuelles des dépenses engagées. Par exemple, il n’y aurait eu aucun moyen de savoir quels frais de déplacement, quels frais de justice ou dépens, quels cadeaux à un mariage (par exemple un bouquet de fleurs) ou quels dîners officiels rattachés aux activités politiques pouvaient légalement être rattachés aux dépenses d’un parti.

79. Le parti requérant souligne que, ayant toutes été rendues en 2010, les décisions de la Cour constitutionnelle invoquées par le Gouvernement à titre de précédents n’auraient pas pu lui être d’une quelconque aide dans la gestion de ses dépenses pendant la période considérée. Il estime en tout état de cause que, faute de critères juridiques solides encadrant les dépenses des partis politiques, garantir une cohérence dans les contrôles opérés par la Cour constitutionnelle n’était pas possible, et il y voit une violation du principe de la sécurité juridique.

80. Le parti requérant signale par ailleurs à la Cour les modifications apportées en 2011 à l’article 74 de la loi sur les partis politiques. Il dit que, s’il n’a pas pu tirer avantage de ces modifications, certaines d’entre elles correspondent aux griefs dont il a ultérieurement saisi la Cour. En particulier, les modifications au paragraphe 1 de l’article 74 (paragraphe 45 ci-dessus) prouveraient que, auparavant, le contrôle des finances des partis politiques par la Cour constitutionnelle était exercé d’une manière qui restreignait indûment leurs activités et empiétait sur leur opportunité. Ces modifications auraient donc apporté à la loi des précisions ô combien nécessaires sur le contrôle des dépenses des partis politiques.

81. S’agissant des sanctions prévues par la loi pertinente, le parti requérant estime qu’il était difficile de savoir à quel stade s’appliquait la sanction de « l’inscription en tant que revenu auprès du Trésor public », faute de critères précis permettant de savoir ce qui constituait une dépense relevant des objectifs ou du champ des activités politiques d’un parti politique. Quant aux avertissements, il soutient qu’aucun critère ne précisait non plus les circonstances dans lesquelles ils pouvaient être adressés et que la Cour constitutionnelle pouvait s’en servir discrétionnairement, comme elle le jugeait bon. Il note que, pour des circonstances similaires, c’était parfois la sanction plus grave de la confiscation des actifs qui était prise, mais parfois aussi l’avertissement ; il n’était dès lors pas possible selon lui de prévoir à quel stade un avertissement serait adressé.

82. À l’appui de ses arguments, le parti requérant s’appuie sur les lignes directrices adoptées par le BIDDH de l’OSCE et la Commission de Venise, qui indiquent en leur paragraphe 16 que toute loi restreignant le droit de chacun à la liberté d’association « doit être claire et précise et indiquer à l’ensemble des partis politiques à la fois les activités considérées comme illégales et les sanctions applicables en cas de violation » (paragraphe 54 ci-dessus).

b. L’ingérence poursuivait-t-elle un but légitime et était-elle « nécessaire dans une société démocratique » ?

i) Le Gouvernement

83. Le Gouvernement soutient que les sanctions en question poursuivaient certains buts légitimes, par exemple garantir la réalisation de la mission des partis politiques, protéger leur statut constitutionnel, assurer le respect du « principe de clarté » dans les sociétés démocratiques et informer le public, et qu’elles étaient également nécessaires, dans une société démocratique, à l’accomplissement de ces buts. Il ajoute que les montants confisqués au parti requérant étaient relativement peu élevés par rapport aux recettes de ce dernier pendant les années en question.

ii) Le parti requérant

84. Le parti requérant réplique qu’aucun des buts légitimes évoqués par le Gouvernement n’était mentionné par la Cour constitutionnelle dans ses décisions et que, dès lors, les arguments que celui-ci en tire ne sont pas fondés. Il ajoute que le Gouvernement n’a pas pu démontrer l’existence du moindre lien entre les sanctions infligées et les buts légitimes poursuivis.

85. Le parti requérant soutient également que dès lors que la confiscation des actifs d’un parti contraint celui-ci à réduire ses dépenses et à cesser ses activités en raison des difficultés financières qui en résultent, une telle mesure ne peut passer pour proportionnée à aucun des buts légitimes censés être poursuivis. Il souligne que, si le Gouvernement plaide que les montants confisqués étaient relativement peu élevés par rapport à ses recettes, cet élément n’a aucune pertinence sous l’angle du « critère de proportionnalité » retenu par la Cour. Les conséquences négatives des sanctions litigieuses, déjà évoquées ci-dessus au paragraphe 66, auraient pour origine non pas des abus, des faits de corruption ou d’autres délits financiers perpétrés par le parti requérant, mais l’interprétation subjective et restrictive par la Cour constitutionnelle des obligations légales en matière de dépenses et des formalités de communication des pièces justificatives. Compte tenu de la nature des irrégularités en question, notamment en matière de justificatifs, le parti requérant dit qu’il eût été davantage proportionné d’adresser des avertissements ou des avis préalables de rectification, mais que la loi pertinente ne le permettait pas. Dans ces conditions, il est inconcevable à ses yeux que les sanctions infligées aient été nécessaires dans une société démocratique.

2. Appréciation de la Cour

86. La Cour rappelle que les mots « prévues par la loi » veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 57).

87. La Cour constate que les parties s’accordent à dire que le contrôle des comptes du parti requérant, et les sanctions qui en ont résulté, étaient fondés sur l’article 69 § 3 de la Constitution et sur les articles 70 à 76 de la loi sur les partis politiques. Donc, formellement, l’ingérence en l’espèce avait une base en droit interne. La Cour constate également que l’accessibilité des dispositions en question ne prête pas à controverse. Le parti requérant soutient néanmoins que les dispositions en question ne satisfaisaient pas à la condition de « légalité » posée à l’article 11 § 2 de la Convention parce qu’il estime qu’elles ne permettaient pas aux partis politiques de prévoir les types de dépenses que la Cour constitutionnelle jugerait irréguliers parce qu’ils ne relèveraient pas de ses « objectifs » et que, deuxièmement, elles manquaient de clarté quant aux sanctions applicables en cas de constat d’irrégularité.

88. Avant d’entamer son examen, la Cour tient à souligner que, si l’importance que revêt la finalité du contrôle des comptes des partis politique est incontestable, celui-ci ne devrait jamais être politiquement instrumentalisé afin d’exercer une mainmise sur eux, surtout sous le prétexte qu’ils reçoivent un financement public. De façon à éviter que le mécanisme de contrôle des comptes soit détourné à des fins politiques, des critères stricts de « prévisibilité » doivent être retenus à l’égard des lois régissant le contrôle des finances des partis politiques, pour ce qui est tant des exigences applicables que des sanctions en cas de manquement à ces exigences. L’importance que revêt l’autonomie des partis politiques dans une société démocratique et la nécessité d’une législation particulièrement affinée permettant d’éviter une réglementation trop poussée des partis par l’État ont également été soulignées dans les lignes directrices de le BIDDH de l’OSCE et la Commission de Venise (paragraphes 54-56 ci-dessus). La Cour va à présent rechercher si le critère de prévisibilité requis était satisfait par les lois turques pertinentes en vigueur à l’époque des faits.

a. La prévisibilité des « dépenses illégales »

89. La Cour constate à la lecture des règles de droit interne pertinentes (paragraphes 43 et 44 ci-dessus), ainsi que des décisions en cause de la Cour constitutionnelle, que l’illégalité d’une dépense d’un parti politique peut être constatée dans les cas suivants : i) lorsque la dépense n’a pas été engagée conformément aux « objectifs du parti politique » et « pour le compte du parti en sa qualité de personne morale » à la suite d’une décision de l’organe compétent du parti ; ou ii) lorsque la dépense n’a pas été attestée à l’aide des justificatifs nécessaires, qu’elle soit par ailleurs légale ou non. Elle relève d’emblée que les griefs formulés par le parti requérant sous ce chef relèvent du premier cas de figure et qu’il ne soutient donc nulle part que l’obligation de produire un justificatif n’était pas prévisible (paragraphes 78-81 ci-dessus). La Cour limitera donc son contrôle en conséquence.

90. La Cour constate que ni l’une ni l’autre des parties ne conteste que, antérieurement aux modifications apportées en 2011, la loi sur les partis politiques n’indiquait nulle part de quelle façon dont la notion d’« objectif d’un parti politique » devait être interprétée pour les besoins du contrôle opéré par la Cour constitutionnelle ni quelles activités ne relevaient pas de ces objectifs. Le Gouvernement confirme d’ailleurs que si les sources illégales de recettes sont énumérées à l’article 61 de la loi sur les partis politiques, il n’en est pas de même des dépenses illégales. De la même manière, la Cour note que, antérieurement aux modifications en question, aucune disposition de cette loi ni d’un quelconque autre texte ne précisait la nature et la portée du contrôle dont la Cour constitutionnelle était chargée. Elle en conclut à première vue que, formellement, le droit interne pertinent manquait de précisions sur ces points.

91. Cela étant dit, la Cour relève également à la lecture des observations du Gouvernement que les indications qui faisaient défaut dans le droit écrit avaient été fournies par la Cour constitutionnelle qui, dans ses décisions rendues au fil des ans, avait précisé quels types de dépenses relevaient de la poursuite des objectifs d’un parti politique. Ainsi, selon le Gouvernement, il existait dans la jurisprudence antérieure de la Cour constitutionnelle des précédents pour la plupart des dépenses que celle-ci a déclaré illégales dans les comptes du requérant pour les années 2008 et 2009.

92. La Cour reconnaît qu’il n’est ni possible ni souhaitable d’arriver à une exactitude ou une rigidité absolue dans la rédaction des lois et que beaucoup d’entre elles se servent, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes. Par conséquent, ce n’est pas simplement parce qu’une disposition légale peut être interprétée de plusieurs manières qu’il y a manquement à l’exigence de « prévisibilité » pour les besoins de la Convention (voir, parmi d’autres Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 57, et Zhechev c. Bulgarie, no 57045/00, § 40, 21 juin 2007).

93. La Cour souligne en outre que, selon sa jurisprudence constante, la notion de « loi » doit être entendue dans son acceptation « matérielle » et non « formelle ». Elle y inclut l’ensemble constitué par le droit écrit, y compris les décisions de justice interprétatives des textes législatifs (voir, mutatis mutandis, Kruslin c. France, 24 April 1990, § 29, série A no 176‑A). Elle doit donc rechercher si, comme le dit le Gouvernement, la Cour constitutionnelle avait effectivement dégagé à l’époque des faits une jurisprudence cohérente, claire et précise qui aurait permis au parti requérant de prévoir comment les exigences par ailleurs ambiguës de la Constitution et de la loi sur les partis politiques concernant les dépenses de ceux-ci seraient interprétées et appliquées en pratique et de régler sa conduite en conséquence (voir, mutatis mutandis, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 46, CEDH 2001‑VIII).

94. À cet égard, la Cour relève tout d’abord que les décisions de la Cour constitutionnelle invoquées par le Gouvernement à titre de précédents concernent effectivement certaines des dépenses dont il a été jugé qu’elles avaient été illégalement engagées par le parti requérant en 2008 et 2009. Or elle constate également que les décisions en question ont été rendues en décembre 2010, c’est-à-dire postérieurement à la communication par le parti requérant de ses comptes définitifs à la Cour constitutionnelle pour contrôle. Dès lors, elle ne peut y voir des précédents pour les besoins de la cause.

95. Dans ces conditions, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas produit la moindre jurisprudence constante indiquant que, compte tenu des modalités et de l’étendue du contrôle opéré par la Cour constitutionnelle et de l’interprétation par celle-ci des conditions de légalité pertinentes, un constat d’illégalité était à prévoir pour les chefs de dépenses en cause. Les griefs d’imprévisibilité formulés par le parti requérant demeurent donc non réfutés.

96. La Cour relève par ailleurs que, s’agissant des critères à retenir dans l’appréciation des conditions de légalité, les décisions en question de la Cour constitutionnelle renferment également certaines incohérences qui en aggravent l’imprévisibilité. Elle note par exemple que, pour la plupart des dépenses illégales en question, il est difficile de savoir si elles devaient être considérées comme entièrement incompatibles avec les objectifs du parti et hors de ses activités politiques, ou si certaines d’entre elles auraient été jugées légales si elles avaient été accompagnées d’une « décision de l’organe compétent du parti », comme l’imposait l’article 70 de la loi sur les partis politiques. Elle relève à titre d’illustration que, si pour certaines des dépenses la Cour constitutionnelle exigeait une autorisation expresse de l’organe compétent du parti, pour d’autres celle-ci a jugé suffisante une explication quant à la nature de la dépense, sans décision à l’appui. Ainsi, alors que certains frais de bouche payés à des ouvriers de Tekel pendant leur grève ont été jugé légaux sur la seule base de l’explication fournie, les repas organisés pour certaines fédérations ou associations ont été jugés illégaux (paragraphe 19 ci-dessus). De la même manière, l’explication offerte par le parti requérant selon laquelle les dîners organisés en 2008 par le directeur de sa section de jeunesse se rattachaient aux préparatifs électoraux a été acceptée pour deux de ces repas et rejetée pour le reste, sans la moindre justification (paragraphe 18 ci-dessus).

97. Aux yeux de la Cour, l’incertitude juridique née de l’imprévisibilité des exigences de légalité imposées par la Cour constitutionnelle était aggravée par les retards qu’ont connus les procédures de contrôle, pour lesquelles il n’y avait pas de délais légaux. Elle note à cet égard qu’il a fallu environ trois ans à la Cour constitutionnelle, qui a conduit toutes ces opérations sur la base d’une procédure écrite, pour achever son contrôle concernant les comptes pour l’année 2008 et deux ans concernant les comptes pour l’année 2009. Compte tenu des enjeux financiers notables pour le parti requérant, la Cour constitutionnelle aurait dû faire preuve d’une diligence particulière pour achever ses contrôles dans un délai raisonnable, ce qui aurait également permis au parti requérant de régler sa conduite de manière à ne pas être exposé à des sanctions pour des dépenses similaires les années suivantes (voir l’argument avancé par ce dernier, exposé au paragraphe 112 ci-dessous).

b. Prévisibilité des sanctions applicables

98. Le parti requérant dit que la Cour constitutionnelle lui a adressé des avertissements pour certaines de ses dépenses. Toutefois, selon lui, on voit mal pourquoi les dépenses en question ont donné lieu à un avertissement et non à la sanction plus grave que constitue la confiscation de ses actifs, en l’absence de toute indication dans la loi pertinente quant au stade à partir duquel un avertissement, par opposition à une confiscation, serait ordonné. Le parti requérant estime que la question était laissée à la discrétion entière de la Cour constitutionnelle, aggravant ainsi le problème d’imprévisibilité.

99. Le Gouvernement, pour sa part, ne conteste pas ce que dit le parti requérant sur ce point : il se contente en réplique de confirmer que l’article 104 de la loi sur les partis politiques prévoyait un système d’avertissement.

100. La Cour relève que la question des sanctions à appliquer en cas de dépenses illégales est régie par la loi sur les partis politiques. L’article 76 de ce texte, intitulé « Sanctions en cas de violation des dispositions financières », dispose que tout actif du parti politique à hauteur de ses dépenses non justifiées sera inscrit en tant que revenu auprès du Trésor public. L’article 104 dispose que la Cour constitutionnelle peut adresser au parti politique intéressé un avertissement pour toute violation des dispositions obligatoires de cette même loi, à la demande du procureur général près la Cour de cassation.

101. La Cour constate tout d’abord que l’article 76, consacré expressément aux sanctions en cas de violation des dispositions financières de la loi sur les partis politiques, ne prévoit de sanction qu’à l’égard des dépenses non attestées par des justificatifs et ne fait nulle part mention des dépenses déclarées illégales pour d’autres motifs, par exemple celles contraires aux objectifs du parti politique. Elle n’y voit toutefois qu’une erreur de plume car il ressort clairement du libellé de l’article 75, relatif à la mission de contrôle de la Cour constitutionnelle, ainsi que de la jurisprudence de la haute juridiction qui se dégage de ses décisions pertinentes en l’espèce, que l’« inscription en tant que revenus auprès du Trésor public » visée à l’article 76 est une sanction applicable à tous les types de dépenses illégales.

102. Le mécanisme d’avertissement prévu à l’article 104 de la loi sur les partis politiques apparaît cependant plus problématique. La Cour note que, bien que l’article 76 susmentionné ne prévoie pas l’« avertissement » comme sanction existante en cas de violation des dispositions financières, l’article 104 est rédigé en des termes suffisamment généraux pour viser les violations de toutes les dispositions obligatoires de la loi. Elle en conclut que, en théorie, toute dépense d’un parti politique qui serait contraire aux articles 70 à 76 de cette loi peut faire l’objet d’un avertissement, comme le confirment les observations du Gouvernement, ainsi que les décisions pertinentes de la Cour constitutionnelle. Elle estime toutefois que les avertissements adressés par la Cour constitutionnelle en l’espèce posent deux problèmes principaux.

103. Premièrement, la Cour constate que les avertissements litigieux n’ont pas été sollicités par le procureur général, comme l’exige l’article 104. Cette lacune, s’ajoutant à l’absence de référence expresse à l’article 104 par la Cour constitutionnelle dans ses décisions, fait naître une ambiguïté quant à la base légale réelle de ces avertissements.

104. Deuxièmement, on ne voit pas clairement, à la lecture de la loi sur les partis politiques ou des observations du Gouvernement, à quel stade un avertissement, par opposition à une confiscation, peut être ordonné concernant une dépense ne satisfaisant pas aux exigences de cette loi. On ne peut pas non plus tirer le moindre éclaircissement du texte des décisions rendues par la Cour constitutionnelle en l’espèce, ni de la nature des dépenses ayant fait l’objet d’un avertissement, qui n’apparaissent pas différentes en elles-mêmes des autres dépenses illégales ayant donné lieu à des confiscations. La Cour note par exemple que la Cour constitutionnelle a adressé un avertissement lorsque les ordres de paiement des salaires des employés n’étaient pas attestés par des relevés bancaires (paragraphe 31 ci-dessus), alors que la production des seuls ordres de paiement pour certains autres chefs de dépenses a donné lieu à des confiscations (paragraphe 15 ci-dessus). Elle ajoute que la Cour constitutionnelle a ordonné à la fois la confiscation et un avertissement pour l’un des chefs de dépenses illégaux concernant les comptes pour 2009, sans jamais motiver sa décision (paragraphe 34 ci-dessus).

105. La Cour rappelle que, pour être conforme au critère de « légalité » découlant de l’article 11 § 2 de la Convention, la loi doit être formulée avec assez de précision pour permettre au justiciable, de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé et de régler sa conduite en conséquence (voir, par exemple, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 81, 14 septembre 2010, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 57). Or, en l’espèce, le parti requérant n’a pas été en mesure de prévoir si et à quel stade ses dépenses illégales seraient sanctionnées par un avertissement ou par une confiscation. Au vu des graves conséquences qu’une décision de confiscation peut avoir pour un parti politique, le droit interne aurait dû énoncer plus précisément les circonstances dans lesquelles une telle sanction pouvait être appliquée, par opposition à la sanction moins lourde que constitue l’avertissement.

c. Conclusion

106. La Cour considère que, dans une société moderne, les activités conduites par les partis politiques dans la poursuite de leurs objectifs sont forcément étendues, allant des tâches purement politiques à des missions qui, si elles sont plus secondaires, n’en sont pas moins essentielles à l’existence du parti. Elle reconnaît en outre la difficulté qu’il y a à fixer des critères exhaustifs permettant de déterminer quelles activités peuvent être considérées comme conformes aux objectifs du parti politique et véritablement rattachées à ses travaux. Pour autant, vu l’importance du rôle joué par les partis politiques dans une société démocratique, toute règle légale qui aurait pour effet de heurter la liberté d’association des partis, par exemple dans le contrôle de leurs dépenses, doit être libellée en des termes indiquant de manière raisonnable comment elle sera interprétée et appliquée. En l’espèce, l’imprécision des dispositions légales pertinentes, s’ajoutant au manquement apparent de la Cour constitutionnelle à dégager à l’époque des faits une jurisprudence cohérente sur leurs modalités d’interprétation en pratique, a privé le parti requérant de la possibilité de gérer ses dépenses en conséquence. La Cour constate que les modifications apportées en 2011 à l’article 74 de la loi sur les partis politiques ont cherché à remédier à cette imprécision, pour ce qui est tant des activités à l’égard desquelles un parti politique peut engager des dépenses que de l’étendue des pouvoirs de la Cour constitutionnelle lorsqu’elle contrôle la légalité des dépenses relatives à ces activités. Bien qu’elle ne soit pas en mesure de se prononcer sur l’opportunité de ces modifications à l’aune de l’article 11 § 2 de la Convention, la Cour n’en estime pas moins qu’elles visaient à apporter aux droits et obligations des partis politiques concernant leurs dépenses des précisions qui, aux yeux du législateur, devaient faire défaut.

107. La Cour conclut de ce qui précède et des développements consacrés à l’ambiguïté des sanctions applicables en cas de dépenses illégales que la condition de prévisibilité découlant de l’article 11 § 2 n’a pas été satisfaite en l’espèce et que, dès lors, l’ingérence en question n’était pas prévue par la loi.

108. Dans ces conditions, point n’est besoin pour la Cour de rechercher si les autres conditions posées au second paragraphe de l’article 11 de la Convention ont été satisfaites en l’espèce – c’est-à-dire si l’ingérence poursuivait l’un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était nécessaire, dans une société démocratique, à la poursuite de ce ou ces buts (Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 101, et, mutatis mutandis, Hashman et Harrup c. Royaume-Uni [GC], no 25594/94, § 42, CEDH 1999‑VIII). Pour ce qui est en particulier des griefs tirés par le parti requérant de l’application de la sanction de « confiscation », par opposition à la sanction de l’« avertissement », disproportionnée selon lui au vu de la nature des irrégularités alléguées dans ses comptes, notamment l’absence de justificatifs, la Cour estime que cette question a été suffisamment examinée dans l’arrêt.

109. Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention.

(...)

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

122. L’article 41 de la Convention dispose :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

123. Pour dommage matériel, le parti requérant demande la restitution des montants confisqués par le Trésor public à la suite des décisions litigieuses de la Cour constitutionnelle. À ce titre, il réclame 3 548 657 TRY (soit environ 1 527 000 EUR à la date de la confiscation) à raison des comptes pour l’année 2007, 1 434 042,30 TRY (soit environ 605 966 EUR à la date de la confiscation) à raison des comptes pour l’année 2008 et 1 257 030,83 TRY (soit environ 531 168 EUR à la date de la confiscation) à raison des comptes pour l’année 2009. Il réclame également 45 920 TRY, au titre des intérêts moratoires sur les sommes confisquées pour les comptes de 2008 et de 2009. Il demande en outre qu’à ces sommes s’ajoutent les intérêts moratoires légaux calculés à compter des dates des confiscations jusqu’au prononcé de l’arrêt de la Cour. Il ne réclame aucune somme au titre d’un dommage moral.

124. Le Gouvernement estime qu’il n’y a aucun lien de causalité entre les violations alléguées et le dommage matériel allégué.

125. Au vu de sa conclusion d’irrecevabilité concernant les comptes du parti requérant pour l’année 2007, la Cour rejette la demande au titre d’un dommage matériel pour cette année-là. En revanche, au vu de son constat de violation de l’article 11 au paragraphe 109 ci-dessus concernant le contrôle des comptes pour les années 2008 et 2009, elle estime justifié l’octroi au parti requérant de la totalité des sommes confisquées pour ces années, auxquelles s’ajoutent 45 920 TRY d’intérêts. Elle note toutefois que le montant en question pour 2008 s’élève à 1 432 257,30 TRY et non à 1 434 042,30 TRY, comme l’affirme le parti requérant, la différence (1 785 TRY) ayant été confisquée en tant que recette illégale, ce qui sort de l’objet de la présente requête. Le montant confisqué pendant la période en question s’élève donc à 2 735 208,13 TRY.

126. La Cour rejette la demande du parti requérant tendant à l’octroi d’intérêts moratoires légaux sur la somme en question. Elle juge toutefois raisonnable rehausser ce montant à 3 457 525 TRY (soit environ 1 085 800 EUR), pour tenir compte de l’inflation[6].

B. Frais et dépens

127. Le parti requérant réclame également 31 250 TRY (soit environ 10 495 EUR) pour ses frais et dépens occasionnés devant la Cour.

128. Le Gouvernement s’oppose à cette demande, l’estimant non fondée en l’absence de toute preuve de paiement.

129. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’accorder la somme de 5 000 EUR, tous chefs de dépens confondus.

C. Intérêts moratoires

130. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevables les griefs formulés sur le terrain de l’article 11 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention pour autant qu’ils se rapportent aux comptes du parti requérant pour les années 2008 et 2009 ;

2. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité ou le fond le grief tiré, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, de la durée des procédures ;

3. Déclare la requête irrecevable pour le surplus ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le fond du grief formulé sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au parti requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement) :

i. 1 085 800 EUR (un million quatre-vingt-cinq mille huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le parti requérant sur cette somme, pour dommage matériel ;

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le parti requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette pour le surplus la demande du parti requérant au titre de la satisfaction équitable.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 26 avril 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithJulia Laffranque
GreffierPrésidente

* * *

[1]1 Ce montant, révisé chaque année, s’élève à 48,86 TRY pour 2007, à 52,37 TRY pour 2008 et à 58,65 TRY pour 2009.

[2] Aussi appelée « inscription de dépenses irrégulières comme revenus auprès du Trésor public » partout dans le texte du présent arrêt.

[3] Fête religieuse musulmane appelée aussi Aïd.

[4] Ancienne société publique, privatisée en 2008, qui produisait du tabac et des boissons alcoolisées.

[5] Allemagne, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Chypre, Croatie, Estonie, France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lituanie, Luxembourg, Malte, Moldova, Pologne, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Serbie, Slovaquie, Suède, Suisse et Ukraine.

[6] Ce montant a été fixé à l’aide de l’outil de calcul proposé sur le site Internet officiel de la Banque centrale turque, qui se fonde sur l’index des prix au détail publié par l’Institut des statistiques de Turquie (TUIK ;

([http://www3.tcmb.gov.tr/enflasyoncalc/enflasyon_anayeni.php](http://www3.tcmb.gov.tr/enflasyoncalc/enflasyon_anayeni.php)).


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-162649
Date de la décision : 26/04/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté d'association);Dommage matériel - réparation (Article 41 - Dommage matériel;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : CUMHURİYET HALK PARTİSİ
Défendeurs : TURQUIE [Extraits]

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TEZCAN B.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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