La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

23/04/2013 | CEDH | N°001-118642

CEDH | CEDH, AFFAIRE SÜZER c. TURQUIE, 2013, 001-118642


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SÜZER c. TURQUIE

(Requête no 13885/05)

ARRÊT

STRASBOURG

23 avril 2013

DÉFINITIF

23/07/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Süzer c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Nebo

jša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 avril 2013,

Re...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SÜZER c. TURQUIE

(Requête no 13885/05)

ARRÊT

STRASBOURG

23 avril 2013

DÉFINITIF

23/07/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Süzer c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 avril 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 13885/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mehmet Uğur Süzer (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 avril 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par M. G. Süzer, son père. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant allègue en particulier qu’il a été soumis, lors de sa garde à vue, à des mauvais traitements et que les deux procédures pénales qui se sont soldées par sa condamnation étaient entachées d’inéquité.

4. Le 18 mai 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant, M. Mehmet Uğur Süzer (« M.U.S. »), est un ressortissant turc né le 4 octobre 1987 et actuellement détenu à la prison de Gaziantep. A l’époque des faits, il était lycéen.

6. A l’origine de l’affaire se trouve l’inculpation du requérant, mineur à l’époque des faits et ayant un casier judiciaire vierge, pour deux vols aggravés (gasp) prétendument commis les 6 et 9 novembre 2003. Selon le requérant, l’instruction ouverte à son sujet ainsi que les deux procédures qui s’en sont suivi étaient entachées de graves irrégularités. En particulier, il se plaint d’avoir été inculpé et condamné injustement pour deux vols aggravés, soutenant s’être trouvé simplement mêlé à une dispute survenue le 9 novembre 2003 entre ses amis et un autre jeune homme. Il allègue également que ses parents n’ont pas été informés de son arrestation et n’ont par conséquent pas pu lui porter assistance ni désigner un avocat dans la phase de l’instruction préliminaire.

A. Quant au vol aggravé commis le 9 novembre 2003

1. L’arrestation du requérant et l’instruction préliminaire ouverte au sujet d’un vol aggravé commis le 9 novembre 2003

7. Selon un procès-verbal daté du 9 novembre 2003, les policiers, ayant surpris quatre individus en flagrant délit de vol du portable d’un étudiant, S.B., au centre de la ville de Gaziantep, aux environs de 21 h 45, avaient appréhendé trois d’entre eux, à savoir A.C.C. (né en 1983), S.S.O. (né en 1987) et M.U.S. (le requérant). Ce procès-verbal comportait les signatures de trois policiers et des personnes appréhendées.

8. Selon un deuxième procès-verbal, daté lui aussi du 9 novembre 2003, à 22 h 30, les policiers avaient arrêté un quatrième suspect, V.G.A. (né en 1986). Le procès-verbal précisait que V.G.A. était en outre soupçonné d’avoir commis un vol le 6 novembre 2003 avec deux autres personnes arrêtées, à savoir E.O. (né en 1986) et M.D. (né en 1983).

9. Selon un troisième procès-verbal, daté du même jour, à 23 h 45, le portable volé avait été retrouvé sur les suspects arrêtés. Un autre procès-verbal encore, dressé le même jour à la même heure, précisait qu’un couteau d’une longueur de 21 cm, qui ne rentrait pas dans la catégorie des armes et couteaux interdits par la loi no 6136, avait été retrouvé sur A.C.C.

10. Il ressort cependant du dossier que la victime du vol présumé, S.B., ne se trouvait pas sur les lieux de l’incident à l’arrivée de la police, mais que son adresse avait pu être établie grâce à son téléphone portable retrouvé sur les lieux. S.B. fut convoqué au poste de police et le même jour, à 22 h 58, sa déposition fut recueillie.

11. Dans sa déposition, S.B. déclarait que, le soir du 9 novembre, alors qu’il se rendait à son domicile, quatre personnes s’étaient approchées de lui. L’une d’elles aurait exigé sous la menace d’un couteau qu’il lui remît son téléphone portable. Il aurait refusé et se serait vu assener un coup de tête. Ensuite, la personne au couteau se serait emparée de son portable. Les policiers, qui se seraient trouvés non loin des lieux de l’incident, seraient intervenus et auraient arrêté trois des agresseurs. S.B. déclarait également que les suspects arrêtés le soir du 9 novembre étaient bien les personnes qui avaient volé son téléphone.

12. Le 9 novembre 2003, à partir de 22 h 40, les dépositions du requérant ainsi que celles d’A.C.C., de V.G.A., d’E.O. et de M.D. furent enregistrées par les policiers dans les locaux de la direction de la sûreté en présence d’un avocat commis d’office. Tous les suspects reconnurent les faits reprochés.

13. Toujours à la même date, à 23 h 30, les policiers organisèrent une confrontation au poste de police de Gaziantep. Il ressort du procès-verbal de confrontation, signé par deux policiers, S.B. et sept autres personnes dont les accusés, que S.B. avait identifié quatre agresseurs, à savoir A.C.C., S.S.O, V.G.A. et le requérant. Lors de la confrontation, ce dernier n’était pas assisté par un avocat.

14. Peu avant, au terme de sa déposition, le requérant avait été examiné par un médecin. Le rapport médical établi à 23 h 12 concluait ainsi :

« L’intéressé présente des éraflures légères sur les deux genoux. Il n’y a aucun obstacle de nature à empêcher l’intéressé de travailler. Il n’y a pas non plus de risque pour sa vie. »

15. Le lendemain, le 10 novembre 2003, un autre rapport médical fut établi par un médecin de l’hôpital civil, selon lequel le requérant ne présentait aucune trace de lésion.

16. Le même jour, le procureur de la République prit la déposition du requérant en présence d’un avocat commis d’office. L’intéressé reconnut les faits reprochés et confirma ses dépositions recueillies par la police.

17. Toujours le même jour, le requérant fut entendu par un juge, toujours en présence d’un avocat commis d’office. Il reconnut à nouveau les faits reprochés et fut placé en détention provisoire.

18. Selon le dossier, les parents du requérant n’ont pas pu rencontrer leur fils au cours de l’instruction préliminaire. Selon un document établi le 9 novembre 2003, à 22 heures, le requérant avait signé un procès-verbal de déposition standard qui faisait référence aux droits des personnes arrêtées (être assisté par un avocat, informer les proches de son arrestation). Ce document ne contenait aucune information sur les droits des mineurs énumérés dans le règlement du 1er octobre 1998 relatif à l’arrestation, la garde à vue et l’interrogatoire, qui instaurait un régime spécial pour les mineurs (paragraphe 55 ci-dessous). Par ailleurs, il ressort du dossier que le procureur de la République avait été informé de l’arrestation du requérant le 10 novembre 2003.

2. L’action no 1 (2003/347) entamée pour un vol aggravé commis le 9 novembre 2003

19. Le 12 novembre 2003, une action publique fut diligentée contre le requérant et contre trois autres personnes, à savoir A.C.C., V.G.A. et S.S.O., du chef de vol aggravé.

20. Au cours du procès, le requérant fut représenté par une avocate désignée par ses parents.

21. A l’audience du 23 décembre 2003 devant la cour d’assises de Gaziantep, le requérant, les autres accusés et S.B., le propriétaire du portable en question, furent entendus. L’accusé A.C.C. rejeta les accusations portées contre lui. Il déclara que, le jour de l’incident, il avait vu une personne tomber au sol. Il affirma qu’il avait trouvé un téléphone portable au sol et qu’il l’avait ramassé. Les policiers en civil seraient arrivés et l’auraient appréhendé. A.C.C. revint sur les dépositions qu’il avait faites devant la police, alléguant qu’elles avaient été obtenues sous la contrainte. Par ailleurs, il déclara ne pas avoir vu d’avocat au moment de sa déposition au poste de police.

L’accusé V.G.A. déclara que, le jour de l’incident, il se promenait en compagnie de ses amis. Ils auraient été démoralisés à cause de leurs résultats scolaires. A un moment donné, quelqu’un l’aurait heurté et l’incident aurait dégénéré. Il aurait cependant essayé de calmer les choses. Ayant vu arriver la police, il aurait pris la fuite, mais les policiers l’auraient appréhendé. V.G.A. déclara rejeter ses dépositions recueillies lors de l’instruction préliminaire, assurant avoir déposé sous la contrainte. Par ailleurs, il indiqua que, lors de sa déposition devant le procureur et le juge, les policiers étaient présents.

L’accusé S.S.O. déclara que, le jour de l’incident, il se promenait avec ses amis. M.U.S. et lui auraient marché ensemble, suivis par V.G.A. et A.C.C. Il aurait vu qu’une échauffourée était survenue derrière eux et que V.G.A. et A.C.C. avaient pris la fuite. Il se serait alors également enfui mais aurait été rattrapé, appréhendé et conduit au poste de police où il aurait signé des documents sous la contrainte. Il ajouta que les policiers l’avaient menacé de le ramener au poste s’il ne réitérait pas ses déclarations devant le parquet et le juge.

M.U.S., le requérant, revint lui aussi sur ses dépositions recueillies lors de l’instruction préliminaire, prétendant qu’il avait déposé sous la contrainte. Il déclara que, le jour de l’incident, il se promenait avec ses amis. Il aurait marché en tête avec S.S.O. Derrière eux, V.G.A. et A.C.C. se seraient disputés avec une autre personne. Il aurait vu V.G.A. tenter de calmer la situation. Puis, voyant A.C.C. et V.G.A. prendre la fuite, il se serait lui aussi enfui.

22. Le propriétaire du téléphone portable, S.B., fut également entendu lors de l’audience du 23 décembre 2003. Il déclara que, le jour de l’incident, il rentrait chez lui à pied. Il aurait involontairement heurté une personne avec son sac à dos, ce qui aurait déclenché une dispute. A l’arrivée de deux autres personnes, il aurait eu peur et aurait pris la fuite. Lors de cet incident, son portable serait tombé de sa poche. Il se serait rendu au poste de police à la suite d’un appel téléphonique des policiers. Au poste, les policiers auraient consigné l’événement de manière erronée. Par conséquent, il rejeta sa déposition telle qu’elle avait été rédigée.

23. La nouvelle avocate du requérant, désignée par les parents de celui-ci, déclara attirer l’attention de la cour sur l’existence de divergences entre les dépositions des accusés et du plaignant recueillies au stade de l’instruction et leurs déclarations faites devant les juges. Par ailleurs, elle contesta la manière dont la confrontation avait été organisée. Elle ajouta que tout un groupe d’élèves, venus pour soutenir leurs camarades, étaient présents dans la salle d’audience.

24. A l’audience du 27 janvier 2004, H.G.A., un des policiers ayant appréhendé les accusés, fut entendu. Il confirma la teneur des procès-verbaux dressés au poste de police. Deux autres policiers, R.C. et H.H., firent de même, tout en déclarant ne pas se souvenir de l’incident.

25. Dans son mémoire en défense déposé le 23 février 2004, le représentant du requérant dénonçait des irrégularités qui auraient été commises au stade de l’instruction et soutenait que les preuves obtenues de manière irrégulière à ce stade ne pouvaient être admises. Il indiquait que l’instruction préliminaire d’une affaire impliquant un mineur devait être menée par le procureur de la République et non par les policiers, que, au cours d’une telle instruction, le mineur en question ne pouvait être interrogé que par le procureur de la République en personne, que, selon l’article 18 de la circulaire relative à l’arrestation, l’arrestation d’un mineur devait être signalée à ses parents et que ceux-ci pouvaient assister à la déposition de leur enfant. Il soutenait que son client n’avait pu bénéficier d’aucun de ces droits.

26. Le 24 février 2004, la cour d’assises de Gaziantep reconnut A.C.C., V.G.A., S.S.O. et M.U.S. coupables de vol aggravé. Elle condamna chacun des accusés à onze ans, un mois et dix jours d’emprisonnement. Pour ce faire, elle se fonda sur les éléments de preuve recueillis au stade de l’instruction, dont les dépositions des suspects eux-mêmes. Par ailleurs, elle se référa à l’arrêt rendu par la cour d’assises le 6 février 2004 dans une autre procédure, par lequel les accusés avaient été jugés coupables de vol aggravé (paragraphe 39 ci-dessous).

Dans ses attendus, la cour d’assises précisait également que, devant le tribunal, S.B., la victime du vol, était revenu sur les dépositions qu’il avait faites au stade de l’instruction et que ses nouvelles déclarations avaient pour but de blanchir les accusés. Toutefois, elle estimait qu’un tel revirement n’était pas crédible et qu’il s’expliquait par la compassion éprouvée par la victime et son observation de conseils qui lui auraient été prodigués.

27. Le 13 octobre 2004, l’avocate du requérant se pourvut en cassation. Dans son mémoire, elle contestait l’ensemble des éléments de preuve obtenus au stade de l’instruction. Elle indiquait notamment que, en tant que mineur, son client aurait dû voir sa déposition enregistrée par le procureur de la République lui-même. Par ailleurs, elle soutenait que des aveux obtenus au stade de l’instruction en l’absence de toute garantie reconnue en droit interne ne pouvaient constituer le fondement d’une condamnation. A cet égard, elle dénonçait la non-information des parents de son client mineur au sujet de l’arrestation de leur fils et l’absence d’un avocat ou d’un procureur à la confrontation qui avait été organisée. Elle se référait également aux textes internationaux portant sur les droits de l’enfant.

28. Le 3 novembre 2004, après avoir tenu une audience, la Cour de cassation confirma l’arrêt de première instance.

B. Quant au vol aggravé commis le 6 novembre 2003

1. L’instruction préliminaire

29. Auparavant, le 6 novembre 2003, M.S.U. avait porté plainte au poste de police de Gaziantep pour le vol de son téléphone portable qui aurait été commis le même jour, à 23 h 30.

30. Le 7 novembre 2003, les déclarations de M.S.U. et de M.K., ami de M.S.U. et témoin oculaire, furent consignées. M.S.U donna une description des auteurs du vol et M.K. affirma pouvoir les identifier.

31. Le 9 novembre 2003, les suspects A.C.C., V.G.A., M.U.S., E.O. et M.D., qui avaient été arrêtés dans le cadre de l’affaire de vol aggravé du 9 novembre, furent également interrogés par la police au sujet du vol du téléphone portable du 6 novembre. Leurs dépositions furent enregistrées par les policiers dans les locaux de la direction de la sûreté en présence d’un avocat commis d’office. Ils avouèrent tous les cinq avoir commis un vol de portable le 6 novembre 2003.

32. Par ailleurs, une confrontation fut organisée le 9 novembre, à 23 h 50, en présence de M.S.U., victime du vol du 6 novembre, de M.K., témoin oculaire, de deux policiers et des cinq personnes plus une sixième arrêtées ce soir-là. M.S.U. et M.K. identifièrent M.U.S. – le requérant –, A.C.C., M.D., E.O. et V.G.A. comme étant les auteurs du vol. Ni le requérant ni les autres suspects n’étaient assistés par un avocat.

33. Le 10 novembre 2003, le procureur de la République recueillit les dépositions des suspects, dont le requérant. Les suspects confirmèrent les termes de leurs dépositions faites devant la police.

34. Le 10 novembre 2003, le juge entendit A.C.C., V.G.A., M.D., M.D., E.O. et le requérant en présence d’un avocat commis d’office. Tous les suspects avouèrent avoir participé à un vol aggravé le 6 novembre 2003, à 23 heures. Le juge de paix ordonna leur placement en détention.

2. L’action no 2 (2003/308)

35. Le 13 novembre 2003, une deuxième action publique fut engagée contre six personnes, dont le requérant, du chef de vol aggravé commis le 6 novembre 2003.

36. A l’audience du 30 décembre 2003 devant la cour d’assises de Gaziantep étaient présents M.D., A.C.C., V.G.A. et le requérant. Celui-ci revint sur ses dépositions consignées dans le cadre de l’instruction préliminaire. Après la lecture de ses déclarations recueillies à la direction de la sûreté, au parquet et auprès du juge de paix, il déclara notamment :

« A la direction de la sûreté, on m’a fait signer ma déposition sans m’avoir permis de la lire. J’ai fait ces déclarations car les policiers m’avaient dit que, si je ne réitérais pas mes déclarations devant le parquet et le juge, ils me ramèneraient au poste de police pour me battre. Ils avaient également menacé de me mettre en prison. »

Les autres accusés revinrent eux aussi sur leurs dépositions recueillies lors de l’instruction préliminaire, déclarant les avoir signées sans les avoir lues. Ils affirmèrent avoir réitéré leurs déclarations devant le parquet et le juge par crainte des policiers.

37. Au cours de la même audience, M.S.U., la victime du vol du 6 novembre 2003, fut entendu. Il déclara avoir été attaqué par cinq ou six personnes le jour de l’incident et s’être fait voler son portable. Il ne put identifier les accusés présents dans la salle d’audience, déclarant à ce propos qu’il faisait sombre la nuit du vol et qu’il pensait avoir eu affaire à des personnes plus âgées que les accusés. Quant à la confrontation réalisée le 9 novembre 2003, il affirma avoir signé le procès-verbal après qu’on lui eût précisé que les accusés avaient avoué les faits.

38. Toujours à l’audience du 30 décembre 2003, M.K., témoin oculaire, fut entendu. Il déclara qu’il était avec M.S.U. au moment du vol du 6 novembre et que les accusés présents dans la salle d’audience n’étaient pas les personnes ayant attaqué M.S.U. S’agissant du procès-verbal de confrontation du 9 novembre 2003, il affirma avoir signé plusieurs documents à la direction de la sûreté sans s’être rendu compte que l’un d’eux était un procès-verbal de confrontation.

39. Le 6 février 2004, la cour d’assises de Gaziantep jugea établi que M.D. et A.C.C. avaient volé le téléphone portable de M.S.U. en le menaçant avec un couteau. Quant aux accusés V.K.A., E.O. et M.U.S. (le requérant), la cour d’assises conclut qu’ils étaient les complices de M.D. et d’A.C.C. dans la mesure où, bien que présents sur les lieux, ils n’avaient pas empêché la commission de l’infraction. Par conséquent, elle condamna M.D. et A.C.C. à une peine d’emprisonnement de seize ans et huit mois pour vol aggravé. Elle condamna V.K.A., E.O. et M.U.S. à cinq ans, six mois et vingt jours d’emprisonnement pour complicité.

Pour condamner le requérant, la cour d’assises tint compte principalement des déclarations qu’il avait faites au stade de l’instruction. Elle précisa que, même si le requérant était revenu sur ces déclarations au cours du procès, ses déclarations ultérieures n’avaient pas été jugées crédibles, et ce d’autant moins que la déposition qu’il avait faite au stade de l’instruction coïncidait avec d’autres éléments de preuve.

40. Le 29 septembre 2004, l’avocate du requérant se pourvut en cassation. Dans son mémoire, elle contestait l’ensemble des preuves obtenues au stade de l’instruction. Elle indiquait notamment que, en tant que mineur, son client aurait dû voir sa déposition enregistrée par le procureur de la République lui-même. Par ailleurs, elle soutenait que des aveux obtenus au stade de l’instruction en l’absence de toute garantie reconnue en droit interne ne pouvaient constituer le fondement d’une condamnation. A cet égard, elle dénonçait la non-information des parents de son client mineur au sujet de l’arrestation de celui-ci et l’absence d’un avocat ou d’un procureur à la confrontation qui avait été organisée. Elle se référait également aux textes internationaux portant sur les droits de l’enfant.

41. Le 13 octobre 2004, après avoir tenu une audience, la Cour de cassation confirma l’arrêt de première instance.

C. La plainte engagée par le requérant contre les policiers pour mauvais traitements et l’action engagée devant la juridiction administrative

42. Entre-temps, le 28 janvier 2004, le requérant avait porté plainte devant le parquet de Gaziantep contre les policiers responsables de son arrestation et de son interrogatoire pour abus de pouvoir et mauvais traitements.

43. Le 20 février 2004, Me A.K., l’avocate commise d’office lors de la garde à vue du requérant, fut entendue par l’inspecteur M.U., directeur de police. Elle précisa qu’aucune méthode d’interrogatoire interdite n’avait été appliquée lors du recueil des dépositions du suspect mineur dans les locaux de la direction de la sûreté par des policiers attachés au bureau des mineurs.

44. Le 12 mars 2004, l’enquêteur demanda au préfet de Gaziantep l’autorisation de classer sans suite la plainte en question. Le 15 mars 2004, le préfet donna son accord. Le 17 mars 2004, la préfecture notifia cette décision à la mère du requérant.

45. Le 17 mars 2004, la mère du requérant fut entendue par le parquet en qualité de plaignante. Elle déclara ne pas avoir été informée par la police de l’arrestation de son fils et avoir retrouvé celui-ci après avoir mené ses propres recherches.

46. Le 1er avril 2004, la mère du requérant fit opposition à la décision de classement sans suite adoptée par la préfecture de Gaziantep.

47. Le 3 mai 2005, le parquet ordonna un non-lieu. Le 10 mai 2005, la mère du requérant reçut notification de l’ordonnance de non-lieu. Aucune opposition à celle-ci ne fut faite devant la cour d’assises compétente.

48. De même, la mère du requérant demanda à la direction de la sûreté de Gaziantep d’ouvrir une enquête administrative contre les policiers responsables de la garde à vue de son fils. Elle se plaignait d’irrégularités qui auraient été commises lors de l’instruction préliminaire, telles que le non-respect de la règle relative à l’information des parents quant à l’arrestation et au placement en garde à vue de leur enfant mineur, et l’impossibilité pour le requérant de recevoir une visite durant sa garde à vue. Le 17 mars 2004, la direction de la sûreté rejeta la demande d’enquête, notamment au motif que les irrégularités dénoncées n’étaient pas suffisamment étayées.

49. Le 26 mai 2004, la mère du requérant intenta une action visant à l’annulation de cette décision et à l’obtention d’une indemnité totale de 10 000 livres turques (environ 4 500 euros) pour préjudices moral et matériel.

50. Par un jugement du 14 février 2007, le tribunal administratif de Gaziantep rejeta l’action en question tout en constatant qu’il n’existait aucune mention dans les fichiers de la police démontrant que les parents de l’intéressé avaient été informés immédiatement de l’arrestation de leur enfant.

51. Il ne ressort pas des pièces du dossier que la mère du requérant eût saisi le Conseil d’Etat contre le jugement rendu.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Création des tribunaux pour enfants

52. A l’époque des faits, le jugement des mineurs était notamment régi par la loi no 2253 instituant des tribunaux pour enfants, adoptée le 7 novembre 1979. Cette loi a d’abord fait l’objet d’une révision importante par la loi no 4963 du 30 juillet 2003 ; elle a ensuite été abolie par la loi no 5395 sur la protection de l’enfance (Çocuk Koruma Kanunu), entrée en vigueur le 3 juillet 2005. La loi no 5395 prévoit la création de deux types de tribunaux en matière de criminalité infantile, à savoir les tribunaux pour enfants et les cours d’assises pour enfants. Les premiers sont chargés de juger notamment les contraventions et délits commis par des mineurs, et les secondes sont chargées de juger des délits graves commis par des mineurs.

53. D’après l’article 41 de la loi no 2253, le terme « mineur » désignait toute personne âgée de moins de quinze ans au moment de la commission de l’infraction.

L’article 19 disposait que l’instruction préliminaire relative à des infractions reprochées à des mineurs était menée par le procureur de la République en personne, à qui il revenait donc de recueillir leurs dépositions.

Par l’adoption, le 30 juillet 2003, de la loi no 4963, entrée en vigueur le 7 août 2003, qui portait modification des différentes lois et visait à l’harmonisation du droit turc avec le droit européen dans le cadre du processus d’adhésion du pays à l’Union européenne, les termes « quinze ans » prévus à l’article 41 de la loi no 2253 ont été remplacés par les termes « dix-huit ans ».

Il s’ensuit que, avant le 7 août 2003, les tribunaux pour enfants avaient compétence pour juger les infractions commises par des mineurs de moins de quinze ans. A partir du 7 août 2003, ces tribunaux sont devenus compétents pour juger les infractions commises par des mineurs âgés de moins de dix-huit ans.

Cependant, l’article 1 provisoire de la loi no 4963 prévoyait une période transitoire de dix ans pour la création des tribunaux pour enfants. Selon l’article 2 provisoire, dans les circonscriptions où aucune juridiction pour mineurs n’avait été instaurée, les procédures relatives aux mineurs étaient menées devant les juridictions ordinaires.

B. Règles spécifiques portant sur les infractions reprochées à des mineurs

Règlement du 1er octobre 1998 relatif à l’arrestation, la garde à vue et l’interrogatoire

54. Le règlement du 1er octobre 1998 relatif à l’arrestation, la garde à vue et l’interrogatoire prévoit un régime spécial pour les mineurs.

55. Les parties pertinentes de l’article 18 de ce règlement sont ainsi libellées :

« (...)

b) Toute personne qui a atteint l’âge de onze ans mais qui n’a pas atteint l’âge de dix-huit ans et qui est soupçonnée de la commission d’une infraction peut être appréhendée. Après que ses parents et l’avocat ont été informés, le mineur est traduit immédiatement devant le procureur de la République. L’instruction préliminaire est menée en personne (bizzat) par le chef du parquet ou par un procureur de la République désigné par celui-ci selon les dispositions suivantes :

1) Les règles de loi no 3005 sur les infractions en flagrant délit ne s’appliquent pas.

2) Les parents ou le tuteur du mineur sont informés de l’arrestation.

3) Même si le mineur ne le demande pas, il reçoit l’assistance d’un avocat. Les parents ou le tuteur peuvent désigner un avocat.

4) La déposition du mineur est recueillie en présence de l’avocat.

5) S’il n’a pas été établi que la présence des parents ou du tuteur est préjudiciable pour le mineur ou s’il n’existe pas d’obstacle légal, les parents ou le tuteur peuvent être présents lors de la déposition.

6) Le mineur est séparé des personnes majeures.

7) Les documents d’instruction concernant des mineurs sont séparés de ceux des personnes majeures (...) L’instruction relative aux infractions commises par des mineurs est menée séparément de celle [menée sur des infractions commises par] des adultes.

8) L’identité et les actes des mineurs ne peuvent en aucun cas être divulgués.

(...)

10) Les actes concernant des mineurs sont faits, autant que possible, par des agents en tenue civile. Les mineurs ne peuvent pas être menottés.

(...) »

III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

56. La Convention des Nations unies de 1989 relative aux droits de l’enfant (« la Convention des Nations unies »), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989, est contraignante en droit international pour les Etats qui y sont parties – ce qui est le cas de tous les Etats membres du Conseil de l’Europe.

L’article premier de cette convention est ainsi libellé :

« Au sens de la présente Convention, un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable. »

L’article 3 § 1 se lit ainsi :

« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. »

L’article 40 prévoit ceci :

1. Les Etats parties reconnaissent à tout enfant suspecté, accusé ou convaincu d’infraction à la loi pénale le droit à un traitement qui soit de nature à favoriser son sens de la dignité et de la valeur personnelle, qui renforce son respect pour les droits de l’homme et les libertés fondamentales d’autrui, et qui tienne compte de son âge ainsi que de la nécessité de faciliter sa réintégration dans la société et de lui faire assumer un rôle constructif au sein de celle-ci.

2. A cette fin, et compte tenu des dispositions pertinentes des instruments internationaux, les Etats parties veillent en particulier :

a) A ce qu’aucun enfant ne soit suspecté, accusé ou convaincu d’infraction à la loi pénale en raison d’actions ou d’omissions qui n’étaient pas interdites par le droit national ou international au moment où elles ont été commises ;

b) A ce que tout enfant suspecté ou accusé d’infraction à la loi pénale ait au moins le droit aux garanties suivantes :

(...)

ii) Etre informé dans le plus court délai et directement des accusations portées contre lui, ou, le cas échéant, par l’intermédiaire de ses parents ou représentants légaux, et bénéficier d’une assistance juridique ou de toute autre assistance appropriée pour la préparation et la présentation de sa défense ;

iii) Que sa cause soit entendue sans retard par une autorité ou une instance judiciaire compétentes, indépendantes et impartiales, selon une procédure équitable aux termes de la loi, en présence de son conseil juridique ou autre et, à moins que cela ne soit jugé contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant en raison notamment de son âge ou de sa situation, en présence de ses parents ou représentants légaux ;

iv) Ne pas être contraint de témoigner ou de s’avouer coupable ; interroger ou faire interroger les témoins à charge, et obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans des conditions d’égalité ;

(...) »

57. En ce qui concerne les textes du Conseil de l’Europe concernant la procédure dans les affaires mettant en cause des mineurs voir Salduz c. Turquie [GC] (no 36391/02, §§ 32-36, CEDH 2008). En outre, dans son 9e rapport général d’activités, le CPT a souligné la vulnérabilité des mineurs privés de liberté et l’importance des garanties accordées aux personnes privées de liberté par la police (CPT/Inf (99) 12), § 23).

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

A. Objet du litige

58. La Cour observe que, sans invoquer aucune disposition de la Convention, le requérant allègue en premier lieu avoir subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue. La Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief sur le terrain de l’article 3 de la Convention.

59. Le requérant se plaint également d’un manque d’équité des deux procédures pénales engagées contre lui, dénonçant notamment des irrégularités qu’il dit avoir été commises pendant l’instruction préliminaire. A cet égard, il soutient avoir été privé, en méconnaissance selon lui du droit interne, des droits accordés aux mineurs soupçonnés d’avoir commis une infraction. Il allègue ainsi qu’il aurait dû être informé de ses droits, à savoir son droit de garder le silence, celui d’entrer en contact avec sa famille, celui de bénéficier de l’assistance d’un avocat désigné par ses parents, celui d’être entendu uniquement par le procureur de la République et non par des policiers, et ce dès le début de sa garde à vue. Or il n’aurait pas été informé de ses droits et n’aurait bénéficié d’aucun d’entre eux. Il ajoute que ses parents n’ont pas été informés de son arrestation et de son placement en garde à vue. Il reproche également aux autorités de ne pas l’avoir interrogé dans les locaux du bureau pour les mineurs de la direction de la sûreté. Il soutient que, en raison de l’environnement coercitif dans lequel son interrogatoire aurait eu lieu, il a cédé aux policiers et a accepté d’endosser, lors de sa garde à vue, la responsabilité d’un autre vol aggravé et qu’il a été contraint de signer plusieurs documents contre son gré, lesquels auraient constitué ensuite le fondement de ses deux condamnations.

60. Le requérant se plaint en outre d’avoir été jugé et condamné par une cour d’assises ordinaire et non par une juridiction pour mineurs. De plus, selon lui, l’audience devant la Cour de cassation a été trop courte.

61. La Cour examinera ces griefs sur le terrain de l’article 6 de la Convention.

B. Sur le grief tiré de l’article 3 de la Convention

62. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique que, à la suite de la plainte déposée par le requérant le 28 janvier 2004 auprès du parquet de Gaziantep, le parquet a rendu, le 3 mai 2005, à l’issue de son enquête préliminaire, une ordonnance de non-lieu et que cette décision a été notifiée à la mère du requérant le 10 mai 2005. Il ajoute qu’aucune opposition n’a été faite contre ce non-lieu. Or, selon le Gouvernement, l’exercice de cette voie aurait suffi à assurer le contrôle judiciaire de l’enquête effectuée en l’espèce et permis l’éventuel déclenchement de poursuites pénales.

63. Le requérant n’a pas présenté d’observations en réponse.

64. La Cour rappelle avoir déjà énoncé que la voie d’opposition contre un non-lieu, telle que la connaît le système judiciaire turc, ne peut passer pour dépourvue de toute chance d’aboutir et qu’elle est donc à épuiser. A ce sujet, il suffit de rappeler que, dans nombre d’affaires comparables dont elle a eu à connaître, la Cour a pu observer que l’exercice de cette voie avait permis le déclenchement de poursuites pénales contre des agents de l’Etat en poste (voir, parmi d’autres, Kanlıbaş c. Turquie (déc.), no 32444/96, 28 avril 2005).

65. Pour la Cour, le requérant disposait donc en l’espèce d’un recours de droit pénal susceptible de lui offrir le redressement des griefs dont il est question et présentant des perspectives raisonnables de succès. Il était donc tenu d’en user, à moins que ce recours ne fût inaccessible en pratique. Or il ressort du dossier que le requérant n’a pas fait l’usage de ce moyen et qu’il n’a présenté aucun argument susceptible de remettre en cause son accessibilité. Dès lors, cette partie de la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

C. Sur l’équité des procédures engagées contre le requérant (article 6 de la Convention)

66. Le requérant prétend avoir subi à maints égards, pendant les poursuites pénales engagées contre lui, un déni de procès équitable et des atteintes aux droits de la défense.

Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

67. Le requérant prétend avoir subi à maints égards, pendant les poursuites pénales engagées contre lui, un déni de procès équitable et des atteintes aux droits de la défense. En particulier, il dénonce des irrégularités qui auraient été commises lors de l’instruction préliminaire et déclare avoir été contraint de signer contre son gré plusieurs documents – par exemple les procès-verbaux de confrontation – sans avoir pu bénéficier d’une réelle assistance, telle celle qu’aurait pu, selon lui, lui fournir un défenseur de son choix.

La Cour estime qu’au cœur de l’affaire se trouve le grief du requérant selon lequel les principaux actes d’investigation ont été réalisés dans un environnement coercitif sans que l’intéressé ait bénéficié de l’assistance de ses parents et de conseils juridiques. Par conséquent, elle examinera l’affaire sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, qui se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ; »

68. Le Gouvernement combat cette thèse.

69. Le requérant n’a pas présenté d’observations en réponse.

A. Sur l’équité de la procédure

1. Thèses des parties

70. Dans son formulaire de requête, se fondant notamment sur le fait qu’il était mineur à la date de la commission des infractions reprochées, le requérant se plaint d’une violation de son droit à un procès équitable. Il dénonce en particulier des irrégularités qui auraient été commises pendant l’instruction préliminaire et il soutient que sa garde à vue ne s’est pas déroulée dans le respect des règles du droit interne. Il allègue ainsi qu’il aurait dû être informé de ses droits, à savoir son droit de garder le silence, celui d’entrer en contact avec sa famille, celui de bénéficier de l’assistance d’un avocat désigné par ses parents, celui d’être entendu uniquement par le procureur de la République et non par des policiers, et ce dès le début de sa garde à vue. Or il n’aurait pas été informé de ses droits et n’aurait bénéficié d’aucun d’entre eux.

71. Il allègue ensuite avoir été contraint de signer contre son gré plusieurs documents, tels que les procès-verbaux de confrontation, sans avoir pu bénéficier d’une réelle assistance, telle celle qu’aurait pu, selon lui, lui fournir un défenseur de son choix. Il se plaint en outre que ses dépositions aient été recueillies par la police, en présence d’un avocat commis d’office, alors que, selon lui, le droit interne commandait que l’instruction fût menée par le procureur de la République en personne, et que ses parents aient été privés de la possibilité de désigner un avocat de leur choix. Il reproche également aux autorités de ne pas l’avoir interrogé dans les locaux du bureau des mineurs de la direction de la sûreté. Il soutient enfin que les éléments de preuve qui ont constitué le fondement de ses deux condamnations ont été recueillis de manière coercitive.

72. Le Gouvernement combat les thèses du requérant. Il indique que le requérant a déposé devant la police en présence d’un avocat commis d’office et qu’ensuite l’intéressé, assisté par un avocat, a été traduit dans les vingt-quatre heures devant le procureur et le juge, devant lesquels il aurait réitéré ses déclarations antérieures. Ces dépositions auraient été confirmées par les témoins et les victimes au cours des procédures devant la cour d’assises. A cet égard, le Gouvernement soutient que la condamnation du requérant a été fondée sur toutes les preuves recueillies devant la cour d’assises, en particulier sur les procès-verbaux de confrontation.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes pertinents

73. La Cour rappelle que si l’article 6 de la Convention a pour finalité principale, au pénal, d’assurer un procès équitable devant un « tribunal » compétent pour décider du « bien-fondé de l’accusation », il n’en résulte pas qu’il se désintéresse des phases qui se déroulent avant la procédure de jugement. En particulier, l’article 6 – spécialement son paragraphe 3 – peut jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si, et dans la mesure où, son inobservation initiale risque de compromettre gravement l’équité du procès (Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 36, série A no 275). Ainsi qu’il est établi dans la jurisprudence de la Cour, le droit énoncé au paragraphe 3 c) de l’article 6 constitue un élément parmi d’autres de la notion de procès équitable en matière pénale contenue au paragraphe 1 (idem, § 37).

74. La Cour souligne également l’importance du stade de l’enquête pour la préparation du procès, dans la mesure où les preuves obtenues durant cette phase déterminent le cadre dans lequel l’infraction imputée sera examinée au procès (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 54, CEDH 2008). Parallèlement, un accusé se trouve souvent dans une situation particulièrement vulnérable à ce stade de la procédure, effet qui se trouve amplifié par le fait que la législation en matière de procédure pénale tend à devenir de plus en plus complexe, notamment en ce qui concerne les règles régissant la collecte et l’utilisation des preuves. Dans la plupart des cas, cette vulnérabilité particulière ne peut être compensée de manière adéquate que par l’assistance d’un avocat, dont la tâche consiste notamment à faire en sorte que soit respecté le droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même.

75. S’agissant particulièrement du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et du droit de garder le silence, la Cour a réaffirmé que ce sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable. Ces normes tendent à mettre le prévenu à l’abri d’une coercition abusive de la part des autorités, donc à éviter des erreurs judiciaires et à garantir le résultat voulu par l’article 6 (Allan c. Royaume-Uni, no 48539/99, § 44, CEDH 2002‑IX). Le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination concerne en premier lieu le respect de la détermination d’un accusé à garder le silence et présuppose que l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions, au mépris de la volonté de l’accusé (Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, §§ 68-69, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI). Pour rechercher si une procédure a anéanti la substance même du droit à ne pas contribuer à sa propre incrimination, la Cour doit examiner la nature et le degré de la coercition, l’existence de garanties appropriées dans la procédure et l’utilisation qui a été faite des éléments ainsi obtenus (voir, par exemple, Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, §§ 54-55, CEDH 2000‑XII).

76. La Cour rappelle également que l’imputation d’une responsabilité pénale à un mineur ou le procès d’un mineur sous le coup d’une accusation en matière pénale n’emporte pas en soi violation de la Convention, dès lors que le mineur est à même de participer réellement au procès (T. c. Royaume-Uni [GC], no 24724/94, §§ 72 et 84, 16 décembre 1999, et V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, CEDH 1999-IX). Il est essentiel de traiter un mineur soupçonné ou accusé d’une manière qui tienne pleinement compte de son âge, de sa maturité et de ses capacités sur le plan intellectuel et émotionnel, et de prendre des mesures de nature à favoriser sa compréhension de la procédure et sa participation à celle-ci, notamment en conduisant le procès de façon à réduire autant que possible l’intimidation et l’inhibition de l’intéressé (T. c. Royaume-Uni, précité, §§ 84-85).

b) Application de ces principes à la présente espèce

77. La Cour observe que le requérant a fait l’objet de deux procédures pénales, lesquelles se sont soldées par sa condamnation à deux peines d’emprisonnement. Alors même que ces deux procédures étaient distinctes, les instructions préliminaires des deux infractions ont été menées ensemble, et ce dans un laps de temps très court, à savoir entre le 9 novembre 2003 au soir et le 10 novembre 2003 au matin. En effet, à la suite de l’arrestation du requérant le 9 novembre, aux environs de 21 heures, sans le moindre contrôle du parquet – qui a été informé de l’arrestation le lendemain (paragraphe 18 ci-dessus) –, les dépositions de l’intéressé ont été recueillies par la police, à deux reprises, pour les vols aggravés qui avaient eu lieu le 6 et le 9 novembre 2003. Ensuite, deux confrontations ont été organisées le même jour. Il ressort du dossier que, lors de ses dépositions, le requérant était assisté uniquement par un avocat commis d’office. Par la suite, au cours des confrontations, il n’a bénéficié de l’assistance ni d’un avocat ni d’un membre de sa famille.

78. La Cour observe d’emblée que, comme l’a constaté le tribunal administratif de Gaziantep dans son jugement du 14 février 2007 (paragraphe 50 ci-dessus), il peut passer pour établi que les parents de l’intéressé n’ont pas été informés immédiatement de l’arrestation de leur enfant. Par ailleurs, le requérant, mineur à l’époque des faits, n’a pu bénéficier quasiment d’aucune des garanties accordées aux mineurs par le droit interne dans la conduite d’une instruction. A cet égard, il ressort des dispositions du droit interne (paragraphes 53 et 54 ci-dessus), en particulier de l’article 18 du règlement relatif l’arrestation, la garde à vue et l’interrogatoire, que les parents du requérant auraient dû être informés de l’arrestation de leur fils, qu’ils auraient dû avoir la possibilité de désigner un avocat de leur choix et qu’ils auraient dû pouvoir être présents pendant la déposition de leur enfant. De même, alors que l’instruction préliminaire aurait dû être menée en personne par le chef du parquet ou par un procureur de la République désigné par celui-ci, la police a procédé à de nombreux actes d’investigation sans aucun contrôle du parquet (paragraphe 18 ci-dessus).

Par conséquent, la Cour conclut que, pendant sa garde à vue des 9 et 10 novembre 2003, le requérant a été privé des garanties que lui reconnaissait le droit interne pendant le déroulement de l’instruction préliminaire et que, compte tenu de son jeune âge, il s’est trouvé dans une position particulièrement vulnérable.

79. La Cour estime d’emblée que, pour que la procédure en cause fût considérée comme équitable, l’intéressé aurait dû bénéficier de l’ensemble de ces garanties dès les premiers stades de l’instruction, et ce pour faire contrepoids à l’atmosphère intimidante destinée à vaincre la volonté du mineur et à le faire passer aux aveux (voir, mutatis mutandis, Magee c. Royaume-Uni, no 28135/95, § 43, CEDH 2000‑VI). Or la privation de ces droits ne pouvait qu’avoir des effets néfastes sur les droits de la défense que l’article 6 reconnaît à l’intéressé, et ce d’autant plus que les déclarations par lesquelles il s’est incriminé et les procès-verbaux de confrontation sont devenus ensuite des éléments clés de l’acte d’accusation et du réquisitoire.

80. Plus particulièrement, s’agissant des deux confrontations auxquelles il a été procédé le 9 novembre, à 23 h 30 et à 23 h 50, il ressort des procès-verbaux correspondants qu’elles ont été organisées par la police et que celle-ci ne s’est pas souciée de prendre les mesures adéquates visant à la protection des droits d’un mineur suspecté d’avoir commis une infraction. En effet, les confrontations se sont déroulées au poste de police en l’absence d’un avocat ou d’un parent du requérant et en l’absence de contrôle du parquet (paragraphes 13 et 32 ci-dessus). Par ailleurs, il n’est pas établi que le requérant eût été informé de ses droits et qu’il eût renoncé, ne fût-ce qu’implicitement, à en faire usage (voir, dans le même sens, Savaş c. Turquie no 9762/03, § 68, 8 décembre 2009, et Nechto c. Russie, no 24893/05, § 110, 24 janvier 2012).

81. En outre, de sérieux doutes persistent sur l’attitude adoptée par les policiers lorsqu’ils ont recueilli les deux dépositions du requérant le soir du 9 novembre 2003. Tout d’abord, en effet, non seulement le requérant, mais également les autres accusés de même que les victimes et le témoin des infractions en cause ont contesté, devant les juges du fond, la manière dont les preuves avaient été recueillies (paragraphes 21-22 et 36-38 ci-dessus).

82. Certes, le requérant a bénéficié de l’assistance d’une avocate commise d’office lors de la prise de ses dépositions. Gardant à l’esprit que la Convention vise à garantir des droits concrets et effectifs, la Cour doit évaluer l’efficacité de l’assistance de cette avocate. En d’autres termes, elle doit déterminer si l’assistance fournie par l’avocate commise d’office était de nature à assurer, dans les circonstances de l’espèce, le respect des garanties de l’article 6 de la Convention (Pavlenko c. Russie, no 42371/02, § 108, 1er avril 2010).

83. La Cour observe qu’il ressort des deux dépositions recueillies par la police en présence d’une avocate commise d’office que le requérant a avoué avoir commis deux vols aggravés. Or elle constate que l’avocate commise d’office ne s’est pas opposée au recueil par la police des dépositions du requérant, alors qu’une telle pratique méconnaissait les dispositions du droit interne, et qu’elle n’a même pas vérifié si les parents du requérant avaient été informés de l’arrestation de leur fils. Au vu de ces éléments, elle estime que l’assistance offerte au requérant était manifestement défaillante.

84. Ensuite, la Cour observe que, tout au long du procès, la défense a cherché en vain à contester l’admissibilité des dépositions recueillies et des procès-verbaux de confrontation établis lors de l’instruction. Il ressort des arrêts rendus le 6 et le 24 février 2004 que la cour d’assises de Gaziantep a fondé, pour l’essentiel, la condamnation du requérant sur ces éléments de preuve, obtenus au détriment des droits de défense du requérant. Au cours des deux procédures, seuls les policiers ayant mené l’instruction ont confirmé l’exactitude de ces preuves. Tous les accusés, les victimes et le témoin se sont rétractés devant la cour d’assises en remettant en cause les conditions dans lesquelles ces preuves avaient été obtenues.

85. Dans la mesure où les éléments de preuve recueillis pendant la garde à vue ont servi de fondement à sa sévère condamnation, la Cour considère que la cour d’assises aurait dû effectuer un contrôle scrupuleux pour déterminer si les droits de la défense du requérant avaient été respectés (voir, mutatis mutandis, Padalov c. Bulgarie, no 54784/00, § 54, 10 août 2006). Or la cour d’assises n’en a rien fait.

86. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le fait d’avoir privé le requérant des droits accordés en droit interne aux mineurs soupçonnés d’avoir commis une infraction a eu un effet global suffisamment restrictif sur les droits de la défense pour enfreindre le principe du procès équitable, énoncé à l’article 6 de la Convention. Les juges de fond n’ont pris aucune mesure tendant à remédier à ces manquements, même si, lors des deux procès menés contre lui, le requérant a eu la possibilité de contester les éléments de preuve à charge dans une procédure contradictoire avec le bénéfice des conseils juridiques de l’avocat de son choix.

Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention combiné avec son paragraphe 3 c).

B. Autres griefs tirés de l’article 6

87. Le requérant se plaint également de ne pas avoir été jugé devant une juridiction pour mineurs, mais d’avoir été jugé et condamné par une cour d’assises ordinaire. Il se plaint également de la durée de l’audience devant la Cour de cassation : il considère qu’elle a été trop courte et qu’elle n’a pas satisfait aux exigences d’un procès équitable.

88. Ayant déjà répondu par la négative à la question de savoir si les accusations portées contre le requérant ont été établies à l’issue d’un procès équitable, la Cour estime qu’il ne s’impose pas de statuer séparément sur ces griefs.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

89. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

90. Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

91. La Cour rappelle sa jurisprudence bien établie selon laquelle, en cas de violation de l’article 6 § 1 de la Convention, il faut placer le requérant, le plus possible, dans une situation équivalant à celle dans laquelle il se trouverait s’il n’y avait pas eu manquement aux exigences de cette disposition (Piersack c. Belgique (article 50), 26 octobre 1984, § 12, série A no 85). Elle estime que, lorsqu’elle conclut que la condamnation d’un requérant a été prononcée malgré une violation de ses droits garantis par l’article 6 de la Convention, tel que celui en l’espèce, le meilleur moyen d’atteindre l’objectif de réparation recherché consisterait à rouvrir la procédure et à permettre le tenue d’un nouveau procès dans le respect des exigences de l’article 6 de la Convention (Pavlenko, précité, § 127). Elle note à cet égard que l’article 311 du code de procédure pénale prévoit la possibilité d’une réouverture de la procédure pénale lorsque la Cour a constaté une violation de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 6 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention à raison du défaut d’équité des deux procédures engagées contre le requérant découlant de la restriction opérée à ses droits de la défense ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 avril 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-118642
Date de la décision : 23/04/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 6+6-3-c - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable;Article 6-3 - Droits de la défense) (Article 6-3-c - Se défendre avec l'assistance d'un défenseur;Article 6 - Droit à un procès équitable)

Parties
Demandeurs : SÜZER
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SUZER G.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award