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06/06/2013 | CEDH | N°001-121207

CEDH | CEDH, AFFAIRE SABANCHIYEVA ET AUTRES c. RUSSIE [Extraits], 2013, 001-121207


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE SABANCHIYEVA ET AUTRES c. RUSSIE

(Requête no 38450/05)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

6 juin 2013

DÉFINITIF

06/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention.




En l’affaire Sabanchiyeva et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,

Elisabeth Steiner,

Khanlar Hajiyev,

Lino

s-Alexandre Sicilianos,

Erik Møse,

Ksenija Turković,

Dmitry Dedov, juges,

et de André Wampach, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du ...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE SABANCHIYEVA ET AUTRES c. RUSSIE

(Requête no 38450/05)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

6 juin 2013

DÉFINITIF

06/09/2013

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention.

En l’affaire Sabanchiyeva et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,

Elisabeth Steiner,

Khanlar Hajiyev,

Linos-Alexandre Sicilianos,

Erik Møse,

Ksenija Turković,

Dmitry Dedov, juges,

et de André Wampach, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mai 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38450/05) dirigée contre la Fédération de Russie et dont cinquante ressortissants de cet État (...) ont saisi la Cour les 26 octobre et 15 novembre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés devant la Cour par Me D. I. Straisteanu, Me N. Maltseva, Me E. Yezhova et Me A. Nikolayev, avocats employés par Stichting Russian Justice Initiative (Moscou), et Me L. Dorogova, avocate exerçant à Naltchik. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté d’abord par M. P. Laptev et Mme V. Milinchuk, anciens représentants de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par son représentant, M. G. Matyushkin.

3. Les requérants alléguaient en particulier que l’identification de leurs proches défunts avait eu lieu dans des circonstances inhumaines et dégradantes, que la décision de ne pas restituer les corps aux familles avait constitué une mesure illégale et disproportionnée, et qu’il y avait eu dès lors violation des articles 3, 8 et 9, pris isolément et combinés avec les articles 13 et 14 de la Convention.

4. Par une décision du 6 novembre 2008, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.

5. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement) sur le fond. La chambre ayant décidé, après consultation des parties, qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 3 in fine), les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l’autre.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. L’attaque du 13 octobre 2005

6. Au petit matin du 13 octobre 2005, les services responsables du maintien de l’ordre de la ville de Naltchik, en République de Kabardino-Balkarie, furent attaqués par un certain nombre de personnes lourdement armées, apparemment des insurgés locaux. Les entités concernées sont la Division du ministère de l’Intérieur pour la République, le Centre T. de la Division principale du ministère de l’Intérieur, plusieurs divisions de district du ministère de l’Intérieur, l’Unité de police spéciale du ministère de l’Intérieur pour la République, plusieurs postes de contrôle de la police routière, la Division du Service fédéral de sécurité pour la République, la Division du Service fédéral de l’exécution des peines pour la République, l’Office des gardes-frontière du Service fédéral de sécurité, ainsi que quelques magasins d’armes privés. Selon le Gouvernement, plus de deux cent cinquante personnes ont participé à cette attaque.

7. Le combat qui s’ensuivit entre les forces gouvernementales et les insurgés dura au moins jusqu’au 14 octobre 2005.

B. Les liens de parenté entre les requérants et les défunts

8. Les requérants disent être les proches de personnes ayant pris part à l’attaque et trouvé la mort le 13 ou le 14 octobre 2005, ou peu après (voir, en annexe, la liste indiquant les liens de parenté entre les requérants et les défunts [voir la version intégrale de l’arrêt, disponible en anglais sur Hudoc]).

9. Le Gouvernement ne conteste pas ce point, sauf en ce qui concerne la dix-neuvième requérante, Mme Zhanna Fyodorovna Ifraimova, qui selon lui n’avait aucun lien de parenté avec feu Ruslan Borisovich Tamazov.

10. La dix-neuvième requérante a d’abord déclaré que ce dernier était son mari. Puis elle a modifié sa version, indiquant que tous deux n’étaient pas officiellement mariés mais avaient vécu ensemble à partir de février 2005. À l’époque des événements, en octobre 2005, elle était enceinte de huit mois. Elle a soumis une copie d’un acte de naissance délivré le 9 juillet 2008 et établi au nom de S.T., née le 8 décembre 2005. Ce document désigne M. Ruslan Borisovich Tamazov comme étant le père de la fillette et la dix-neuvième requérante comme étant sa mère.

11. Dans les premières informations qu’il a fournies, le Gouvernement a déclaré que, les 13 et 14 octobre 2005, les forces gouvernementales étaient parvenues à repousser l’attaque et avaient tué quatre-vingt-sept insurgés locaux. Il ne précisait pas les noms des personnes tuées.

12. Il a également indiqué que le 14 octobre 2005 on avait arrêté M. Aslan Yuriyevich Bagov (l’un des deux neveux du cinquantième requérant), qui avait des blessures par balles à la tête et à la poitrine. Celui-ci est décédé en prison le 23 octobre 2005.

13. Le 18 octobre 2005, M. Kazbulat Betalovich Kerefov (l’un des fils du dix-septième requérant et l’un des participants à l’attaque des 13 et 14 octobre 2005) tira sur des policiers présents sur un poste de contrôle local et fut tué lorsque les policiers ripostèrent.

14. Dans ses observations sur la recevabilité de la requête, le Gouvernement a indiqué que les autorités avaient tué au total quatre-vingt-quinze insurgés lors des opérations antiterroristes lancées en réponse à l’attaque des 13 et 14 octobre 2005.

15. En substance, le Gouvernement reconnaît que tous les défunts mentionnés par les requérants figurent parmi les personnes tuées par les autorités.

C. Le dossier pénal no 25/78-05

1. La décision d’entamer une procédure en date du 13 octobre 2005

16. Il apparaît que le 13 octobre 2005 les autorités déclenchèrent la procédure pénale no 25/78-05 relativement à l’attaque de Naltchik.

17. Au cours de l’instruction, il fut établi qu’entre 1999 et février 2005 un groupe d’individus comprenant A. Maskhadov, S. Basayev, I. Gorchkhanov, A. Astemirov, Abu-Valid Khattab et Abu‑Dzeit avait constitué un groupe terroriste. C’était ce groupe qui avait organisé l’attaque. Trente-cinq représentants de l’ordre et quinze civils avaient été tués, et cent trente et un représentants de l’ordre et quatre-vingt-douze civils avaient été blessés. Il y avait eu des dégâts matériels considérables.

18. Les requérants n’eurent aucun statut particulier dans la procédure pénale no 25/78-05.

2. Les lettres adressées par les requérants aux autorités au début de l’instruction

19. Immédiatement après l’attaque, les 13, 20, 21 et 25 octobre 2005, un certain nombre (non précisé) de personnes – dont certains des requérants – signèrent des pétitions collectives demandant auprès de diverses autorités, notamment des procureurs, la restitution des corps en vue de leur inhumation.

20. De fin octobre 2005 jusqu’à avril 2006 au moins, les requérants reçurent du parquet et d’autres autorités des réponses les informant qu’ils connaîtraient la décision définitive à l’issue de l’instruction.

21. Les démarches entreprises par certains des requérants en vue de contester ces réponses devant les juridictions nationales échouèrent car elles furent jugées prématurées, tant en première instance qu’en appel.

3. Les décisions de ne pas poursuivre les insurgés tués pendant l’attaque, en date des 13 et 14 avril 2006

22. Les 13 et 14 avril 2006, l’organe d’instruction décida de clore la procédure pénale pour ce qui concernait les quatre-vingt-quinze insurgés tués, au motif qu’ils étaient décédés. Chacun d’eux fit l’objet d’une décision individuelle indiquant le degré et la nature de son implication personnelle et concluant qu’il avait pris part à l’attaque et avait trouvé la mort lors du combat consécutif. Les défunts mentionnés par les requérants figuraient semble-t-il parmi les personnes décédées visées par ces décisions.

23. Le 14 avril 2006, le parquet général adressa aux requérants notification des décisions susmentionnées, sans toutefois y joindre copie de la décision pertinente.

24. Certains des requérants se plaignirent auprès des juridictions nationales que les autorités ne leur avaient pas fourni copie des décisions des 13 et 14 avril 2006. À la suite de ces démarches, la plupart d’entre eux se virent délivrer une copie de la décision pertinente. Cependant, on ne leur reconnut pas la qualité pour intervenir en tant que représentants officiels des défunts dans les poursuites contre ces derniers et on refusa de leur remettre les effets personnels de ceux-ci.

25. Pendant la procédure menée à Strasbourg, le Gouvernement a fourni copie des décisions des 13 et 14 avril 2006 concernant chacun des proches des requérants.

4. Décision du 15 mai 2006 de ne pas restituer aux familles les corps des défunts

26. D’après le Gouvernement, les cadavres des quatre-vingt-quinze terroristes présumés furent incinérés le 22 juin 2006. Dans leurs observations, les requérants ont dit ne l’avoir appris qu’au travers des observations soumises en l’espèce par le Gouvernement.

27. Selon le Gouvernement, les incinérations eurent lieu en application d’une décision du 15 mai 2006 de ne pas restituer aux familles les corps des défunts. Contrairement aux décisions individuelles des 13 et 14 avril 2006, celle du 15 mai 2006 mentionne les défunts de manière collective. Elle indique notamment :

« (...) [A]yant examiné les pièces du dossier no 25/78-05, le chef de l’organe d’instruction (...) [S.] a établi : (...) [que] lors de l’opération antiterroriste spéciale ayant visé à repousser l’attaque, quatre-vingt-quinze terroristes avaient été éliminés, à savoir :

[La décision nomme parmi les défunts toutes les personnes mentionnées par les requérants – voir la liste en annexe, disponible sur Hudoc]

À présent, toutes les expertises médicolégales – y compris les examens de génétique moléculaire – sur (...) les corps des terroristes décédés sont achevées et les identités ont pu être établies suivant une procédure adéquate.

Par des décisions des 13 et 14 avril 2006, les poursuites contre ces quatre-vingt-quinze personnes, qui avaient (...) attaqué plusieurs sites et responsables du maintien de l’ordre de la ville de Naltchik (...), ont été closes en raison de leur décès, en application des articles 27 § 1.2 et 24 § 1.2 du code de procédure pénale.

L’article 14 § 1 de la loi fédérale sur l’inhumation et les pompes funèbres (loi no 8‑FZ) énonce : « la personne dont les activités terroristes ont fait l’objet d’une enquête pénale qui a été clôturée en raison de son décès consécutif à l’interruption d’un acte terroriste est inhumée suivant les modalités définies par le gouvernement de la Fédération de Russie. La dépouille n’est pas restituée en vue de l’inhumation et le lieu de l’inhumation est tenu secret. »

En vertu de l’article 3 du décret no 164, « sur l’inhumation d’une personne décédée consécutivement à l’interruption d’un acte terroriste commis par elle », approuvé par le gouvernement de la Fédération de Russie le 20 mars 2003, « l’inhumation de [cette] personne se déroule dans le secteur où le décès est survenu et est effectuée par les services de pompes funèbres établis par des organes de l’autorité exécutive des sujets de la Fédération de Russie ou par des organes des collectivités locales (...) »

[Compte tenu de ce qui précède, S. a décidé :]

1. de faire inhumer les corps des quatre-vingt-quinze terroristes (...) ;

2. de transmettre cette décision au président de la République de Kabardino-Balkarie pour exécution ;

3. d’informer [ses supérieurs] de cette décision. »

28. Le Gouvernement affirme que les autorités ont notifié la décision du 15 mai 2006 aux requérants mais reconnaît qu’on ne leur en a pas fourni copie.

29. Il apparaît qu’à plusieurs reprises le parquet général a informé les requérants, en substance, du refus de restitution des corps ; il ne semble pas toutefois que les requérants aient reçu copie de la décision du 15 mai 2006.

30. Ces derniers soutiennent qu’ils ont pour la première fois obtenu copie de la décision litigieuse en mai 2007, en même temps qu’ils ont reçu les observations du Gouvernement sur la recevabilité de l’affaire. Ils disent par ailleurs avoir appris en septembre 2007 que les cadavres de leurs proches avaient été incinérés (paragraphe 26 ci-dessus).

5. Les démarches entreprises par les requérants pour contester en justice ces deux décisions

31. Les premières démarches entreprises par les requérants pour obtenir un contrôle juridictionnel des décisions des 13 et 14 avril 2006 et du 15 mai 2006 échouèrent car les tribunaux refusèrent d’examiner leurs arguments.

a) La procédure devant la Cour constitutionnelle

32. Certains des requérants contestèrent devant la Cour constitutionnelle la législation régissant l’inhumation des terroristes. Leurs plaintes initiales furent rejetées au motif qu’elles étaient prématurées. En fin de compte, les plaintes des treizième et vingt-quatrième requérants furent retenues pour examen.

33. Le 28 juin 2007, la Cour constitutionnelle rendit un arrêt (no 8‑P) dans lequel elle rejetait en substance leurs griefs selon lesquels l’article 14 § 1 de la loi sur l’inhumation et les pompes funèbres et le décret no 164 du gouvernement de la Fédération de Russie du 20 mars 2003 étaient inconstitutionnels. L’arrêt déclarait en particulier que les dispositions litigieuses étaient, vu les circonstances, nécessaires et justifiées. La Cour constitutionnelle formula les conclusions suivantes quant aux buts légitimes et à la nécessité de la législation en question :

« (...) En même temps, l’intérêt à lutter contre le terrorisme, prévenir celui-ci de façon générale et spécifique, et offrir une réparation pour les conséquences des actes terroristes, combiné avec le risque de troubles de masse, de conflits entre différents groupes ethniques et d’agression par un proche d’une personne impliquée dans un acte terroriste contre l’ensemble de la population et les représentants de l’ordre, et enfin la menace pour la vie et l’intégrité physique des personnes, peuvent, dans un contexte historique donné, justifier l’instauration d’un régime légal particulier tel que celui prévu par l’article 14 § 1 de la loi fédérale, régissant l’inhumation des personnes qui échappent à des poursuites pour activité terroriste en raison de leur décès consécutif à l’interruption d’un acte terroriste (...) Ces dispositions sont en toute logique liées au paragraphe 4 de la Recommandation 1687 (2004) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe du 23 novembre 2005, « Combattre le terrorisme par la culture », qui souligne que l’interprétation extrémiste de certains éléments d’une culture ou d’une religion particulière, tels le martyre héroïque, le sacrifice, l’apocalypse ou la guerre sainte, ainsi que les idéologies laïques (nationalistes et révolutionnaires) peuvent aussi être invoquées pour justifier des actes terroristes.

3.2. L’action visant à limiter autant que possible l’impact informationnel et psychologique de l’acte terroriste sur la population, notamment en affaiblissant son effet de propagande, est l’un des moyens nécessaires à la protection de la sûreté publique et de la morale, de la santé, des droits et des intérêts légitimes des citoyens. Dès lors, elle poursuit précisément les buts pour lesquels la Constitution de la Fédération de Russie et les instruments juridiques internationaux permettent de restreindre les droits et libertés concernés.

Le fait d’inhumer des personnes ayant participé à un acte terroriste, à proximité immédiate des tombes de leurs victimes, d’observer les rites liés à l’inhumation et au souvenir, mais aussi de rendre hommage, acte symbolique, sert de moyen de propagande pour les idées terroristes et de plus offense les proches des victimes des actes en question, favorisant ainsi l’aggravation des tensions interethniques et religieuses.

Dans la situation qu’a engendrée en Fédération de Russie la commission d’une vague d’actes terroristes qui a fait de nombreuses victimes humaines, suscité une réaction négative massive de la société et eu un impact majeur sur la conscience collective, la restitution des corps aux proches (...) peut représenter une menace pour l’ordre et la paix publics ainsi que pour les droits et intérêts légitimes et la sécurité d’autrui, notamment par l’incitation à la haine et au vandalisme, à la violence, aux troubles de masse et aux conflits qui peuvent faire de nouvelles victimes. En parallèle, les sites d’inhumation de personnes ayant participé à des actes terroristes risquent de devenir des hauts lieux pour certains extrémistes et d’être utilisés par eux comme un outil de propagande de l’idéologie du terrorisme et de l’engagement dans les activités terroristes.

Dans ce contexte, le législateur fédéral peut adopter des modalités spéciales concernant l’inhumation des individus dont le décès a résulté de l’interruption d’un acte terroriste auquel ils ont participé (...) »

34. L’arrêt faisait observer par ailleurs que l’application des mesures prévues par la législation pouvait passer pour justifiée si des garanties procédurales adéquates, telles qu’un contrôle juridictionnel effectif, étaient là pour protéger les individus contre l’arbitraire. La haute juridiction notait que les articles 123 à 127 du code de procédure pénale prévoyaient pareil contrôle (...)

35. En résumé, la Cour constitutionnelle conclut que les dispositions incriminées étaient conformes à la Constitution mais en même temps les interpréta comme exigeant des autorités qu’elles s’abstiennent d’inhumer des corps tant qu’un tribunal n’a pas confirmé la décision de l’autorité compétente. Elle raisonna ainsi :

« (...) Au sens de la Constitution et de la loi, les normes existantes présupposent la possibilité d’engager une procédure judiciaire en vue de contester une décision de clore, en raison du décès des suspects, un dossier pénal ou des poursuites contre des individus ayant participé à un acte terroriste. En conséquence, elles supposent aussi une obligation pour le tribunal d’examiner la substance du grief, c’est-à-dire de vérifier la légalité et le bien-fondé de la décision et des conclusions qu’elle contient quant à la participation des individus concernés à un acte terroriste, et d’établir l’absence de motifs de réhabilitation [des suspects] et de clore le dossier pénal. Elles impliquent donc que l’on se penche sur la légalité de l’application des mesures restrictives en question. Les restes des défunts ne peuvent être inhumés tant que la décision de justice n’a pas pris effet ; les organes et agents de l’État compétents doivent prendre toutes les mesures qui s’imposent pour que les corps soient traités suivant les coutumes et les traditions, en particulier par la mise en terre des restes (...) ou par [leur incinération], individuellement si possible, et au stade antérieur pour que soient respectées les règles relatives à l’établissement de l’identité des défunts (...) ainsi que de la date, du lieu et de la cause de la mort (...) »

36. Le juge G.A. Gadzhiyev exprima une opinion séparée dans laquelle il disait convenir que les dispositions litigieuses étaient conformes à la Constitution mais formulait un avis différent sur la manière dont il fallait les interpréter. Il déclara dans son opinion :

« (...) [L]orsque les organes répressifs compétents considèrent à l’issue d’une instruction préliminaire qu’un acte terroriste a été commis et qu’un individu donné est impliqué, mais que la procédure pénale contre cet individu (...) est close en raison de son décès consécutif à l’interruption de l’acte terroriste, et que ces organes concluent alors que la restitution du corps à la famille en vue de l’inhumation risque de menacer l’ordre et la paix publics ainsi que la santé, la morale, les droits, les intérêts légitimes et la sécurité d’autrui, ils ont la possibilité de rendre une décision refusant la restitution du corps et imposant des modalités spéciales pour l’inhumation.

En même temps, en cas de refus de restituer le corps d’un individu dont le décès a résulté de l’interruption d’un acte terroriste commis par lui, les autorités compétentes pour prendre une décision concernant l’inhumation doivent veiller au respect de toutes les exigences relatives à l’établissement de l’identité du défunt, de la date et du lieu du décès, de la cause du décès et du lieu de l’inhumation, et aux informations nécessaires à la bonne identification de la tombe (emplacement et numéro précis). L’inhumation doit se dérouler en présence des proches, suivant les coutumes et les traditions et avec le respect empreint d’humanité qui est dû au défunt. Les autorités administratives d’un État régi par l’état de droit doivent respecter les valeurs culturelles d’une société multiethnique qui se transmettent de génération en génération (...) »

37. Le juge A.L. Kononov émit une opinion dissidente dans laquelle il qualifiait la législation en question d’incompatible avec la Constitution. Il observa notamment :

« (...) À nos yeux, les normes litigieuses qui prohibent la restitution des corps des défunts aux familles et prévoient une inhumation anonyme sont totalement immorales et s’inspirent des idées les plus éloignées de la civilisation, les plus barbares et les plus viles des générations passées (...)

Le droit de toute personne à être inhumée dignement et suivant les traditions et les coutumes de sa famille n’appelle guère de justification spéciale ni même de garantie écrite dans la loi. Ce droit qui est une évidence découle de la nature humaine comme peut-être nul autre droit naturel. Tout aussi naturel et incontesté est le droit de toute personne de procéder à l’inhumation d’un être proche et cher, de pouvoir accomplir son devoir moral et manifester ses qualités humaines, de dire adieu, d’être peiné, de pleurer le défunt et de saluer la mémoire de celui-ci, quelle que soit la manière dont il peut être considéré par la société et l’État, de disposer d’une tombe, élément qui dans toute civilisation a une valeur sacrée et symbolise la mémoire (...) »

b) Les procédures ultérieures

38. Après le prononcé de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 28 juin 2007, les juridictions nationales modifièrent apparemment leur approche et acceptèrent de se pencher sur la légalité formelle des décisions des 13 et 14 avril 2006 et du 15 mai 2006.

39. Trois des requérants (nos 12, 21 et 33) obtinrent copie des décisions des 13 et 14 avril 2006 concernant leurs proches défunts, mais n’engagèrent aucune procédure à ce sujet ou quant à la décision du 15 mai 2006.

40. Quinze des requérants (nos 1, 2, 4, 8, 18, 25, 26, 32, 34, 35, 37, 39, 42, 43 et 44) ne réclamèrent ni ne reçurent copie des décisions des 13 et 14 avril 2006, et ne contestèrent en justice aucune des décisions rendues en l’espèce.

41. Les autres requérants, à l’exception de trois d’entre eux (nos 39, 42 et 43), se virent délivrer copie des décisions des 13 et 14 avril 2006 concernant leurs proches et les contestèrent par la voie judiciaire.

42. Sept des requérants (nos 3, 15, 17, 30, 38, 41 et 49 (...)) obtinrent à l’issue de quelques procédures des arrêts favorables, rendus en dernière instance par la Cour suprême de la République de Kabardino-Balkarie. Celle-ci annula les décisions des 13 et 14 avril 2006 et la décision du 15 mai 2006 pour illégalité. Concernant les décisions des 13 et 14 avril 2006, elle observa que celles-ci ne tenaient pas compte des récents amendements à l’article 205 du code pénal (paragraphe 76 ci-dessous) et renvoya l’affaire à l’organe d’instruction pour un nouvel examen. La décision du 15 mai 2006 fut annulée aux motifs qu’elle s’appuyait sur les décisions des 13 et 14 avril 2006 et n’avait pas été adoptée par une autorité compétente. Selon les requérants, ces arrêts n’ont pas été exécutés.

43. Par la suite, les juridictions nationales semblent avoir changé de position quant à la nécessité de tenir compte des amendements à l’article 205 du code pénal, et avoir entrepris d’annuler les décisions par la voie de la procédure de révision (paragraphe 45 ci-dessous).

44. Dix-neuf des requérants (nos 5, 6, 9, 10, 11, 13, 14, 16, 19, 20, 22, 24, 27, 28, 31, 40, 45, 46 et 50 (...)) obtinrent à l’issue de plusieurs procédures des arrêts favorables, rendus en dernière instance par la Cour suprême de la République de Kabardino-Balkarie. Ces arrêts portaient uniquement sur les décisions des 13 et 14 avril 2006, qu’ils annulaient pour illégalité. La haute juridiction observa que ces décisions ne tenaient pas compte des récents amendements à l’article 205 du code pénal et renvoya l’affaire à l’organe d’instruction pour un nouvel examen. Les requérants concernés n’ont semble-t-il pas engagé de procédure distincte quant à la décision du 15 mai 2006. Selon leurs dires, ces arrêts n’ont pas été exécutés.

45. D’après les informations soumises par le Gouvernement au sujet de l’action intentée par la treizième requérante, le réexamen de l’affaire par les juridictions inférieures a abouti à une décision définitive du 3 novembre 2007, ayant confirmé intégralement la décision pertinente des 13-14 avril 2006.

46. Dans le cadre des procédures internes, trois des requérants (nos 7, 23 et 47 (...)) se virent expressément refuser copie des décisions des 13 et 14 avril 2006 concernant leurs proches défunts, en conséquence de quoi les tribunaux compétents ne purent se pencher sur la légalité de ces décisions et de celle du 15 mai 2006. La Cour suprême de la République de Kabardino-Balkarie déclara expressément dans ses arrêts pertinents que l’organe d’instruction avait refusé en toute illégalité de fournir aux requérants et aux juridictions copie des décisions des 13 et 14 avril 2006 et d’autoriser l’accès aux pièces pertinentes du dossier concernant les proches défunts de ces requérants. Dans ses observations, le gouvernement défendeur soutient que les éléments rassemblés lors de l’instruction sur les défunts en question ont aussi été utilisés dans les poursuites contre les assaillants ayant survécu, et que le refus litigieux était motivé par la nécessité de préserver l’intégrité desdites poursuites.

47. Deux des requérants (nos 29 et 36 (...)) obtinrent copie des décisions des 13 et 14 avril 2006 concernant leurs proches défunts et les contestèrent en vain devant la justice. La Cour suprême de la République de Kabardino-Balkarie rejeta leurs recours et confirma la légalité des décisions en cause. Par la suite, ces requérants obtinrent de la même juridiction un jugement favorable déclarant la décision du 15 mai 2006 illégale au motif qu’elle n’avait pas été adoptée par une autorité compétente.

48. La quarante-huitième requérante, Mme Oksana Nikolayevna Daova, reçut copie des décisions des 13 et 14 avril 2006 concernant son frère, M. Valeriy Nikolayevich Tleuzhev, et son mari, M. Zurab Nazranovich Daov, décisions qu’elle contesta en vain devant le tribunal. Par des arrêts définitifs en date du 6 février 2007 et du 8 juillet 2008, la Cour suprême de la République de Kabardino-Balkarie rejeta ses recours relatifs à son frère et à son époux respectivement. La requérante ne semble pas avoir engagé d’action judiciaire quant à la décision du 15 mai 2006.

49. Le Gouvernement soutient que les requérants auraient pu à tout moment obtenir copie des décisions des 13 et 14 avril 2006 et des pièces pertinentes du dossier.

50. Selon la quarante-huitième requérante, seuls certains des requérants ont bénéficié d’un tel accès.

D. Les conditions de conservation et d’identification des corps des défunts après l’attaque du 13 octobre 2005

1. Le récit initial des requérants

51. Selon les requérants qui ont pris part à l’identification des corps, après les événements des 13 et 14 octobre 2005 les cadavres furent entreposés pendant plusieurs jours à la morgue de la ville et dans d’autres lieux, dans des conditions totalement insatisfaisantes. Singulièrement, les corps auraient dégagé une très forte odeur en raison de l’absence de réfrigération adéquate et auraient été entassés les uns sur les autres de façon désordonnée.

52. À une date non précisée, Mme G.G. Kushkhova, apparemment une proche de la trentième requérante, se serait plainte par écrit de ce que les corps avaient été entassés et conservés à la température de l’extérieur, affirmant que certains se décomposaient et exhalaient une forte odeur de putréfaction. À une date non précisée, Mme F.N. Arkhagova, la quarante-deuxième requérante, déclara qu’elle avait vu les corps le neuvième jour consécutif aux événements en cause et que certains d’entre eux se décomposaient et contenaient des vers. M. Kereshev, époux de la seizième requérante, affirma que lorsqu’il avait pris part à la procédure d’identification le 15 octobre 2005, les corps étaient nus et entassés les uns sur les autres. Des observations écrites similaires furent déposées par M. Alakayev, le mari de la cinquième requérante, et Mme Sabanchiyeva, la première requérante.

53. Pour appuyer leurs dires, les requérants ont soumis un enregistrement vidéo montrant des images apparemment filmées dans des wagons réfrigérés et confirmant que les cadavres étaient nus et, pour certains, entassés les uns sur les autres.

2. La réponse du Gouvernement en date du 6 décembre 2005

54. En réponse à une question posée par la Cour le 4 novembre 2005, le Gouvernement a soutenu que les corps des personnes qui avaient attaqué la ville avaient été entreposés dans des « locaux spécialement conçus pour la conservation à long terme des cadavres, dotés de tout l’équipement nécessaire ».

3. La lettre du procureur général en date du 14 avril 2006

55. En réponse à une lettre des requérants demandant des explications au sujet des effroyables conditions de conservation des corps, le parquet général déclara dans une lettre en date du 14 avril 2006 qu’en attendant l’adoption d’une décision d’ordre procédural concernant les corps, ceux-ci avaient été maintenus dans des pièces spécialement équipées, dans des chambres réfrigérées où la température avait été réglée à un niveau adéquat. Les autorités n’ont pas révélé le nom de la localité où les corps avaient été entreposés.

4. Les observations du Gouvernement sur la conservation des corps

56. Dans ses observations sur la recevabilité en date du 22 mai 2007, le Gouvernement a déclaré qu’à la suite des événements les corps avaient tout d’abord été transportés à la morgue de Naltchik, qu’ils avaient ensuite été dénudés, après quoi les vêtements avaient été envoyés ailleurs en vue d’une expertise médicolégale, puis que tous les corps avaient été placés dans deux wagons réfrigérés, dotés de tout le système nécessaire à la conservation, et avaient été transférés à Rostov-sur-le-Don en vue d’une expertise génétique. Le Gouvernement a également reconnu qu’immédiatement après l’attaque aucune structure n’avait été disponible pour l’entreposage des corps et que c’était probablement à cela que correspondaient les images de l’enregistrement soumis par les requérants.

5. Les observations des requérants sur l’identification des corps

57. Les observations des requérants ne contiennent pas d’informations susceptibles de confirmer la participation de quatre d’entre eux (les requérants nos 2, 8, 26 et 32) à la procédure d’identification.

58. Treize des requérants (nos 4, 5, 6, 11, 14, 16, 30, 33, 36, 41, 44, 46 et 50) n’auraient pas participé eux-mêmes à la procédure, les cadavres de leurs proches ayant été identifiés par d’autres personnes.

59. Les trente-trois autres requérants (nos 1, 3, 7, 9, 10, 12, 13, 15, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 27, 28, 29, 31, 34, 35, 37, 38, 39, 40, 42, 43, 45, 47, 48 et 49) ont soumis des dépositions manuscrites confirmant leur participation personnelle à la procédure d’identification (...)

60. Les requérants disent avoir eu accès aux cadavres aussi bien à la morgue de Naltchik que dans deux wagons réfrigérés, arrêtés sur un terrain du ministère de l’Intérieur. Selon eux, la possibilité de voir les corps fut aléatoire et tous ceux qui voulaient participer à l’identification ne furent pas admis. Dans certains cas, il n’y aurait pas de traces écrites suffisantes concernant l’accès aux cadavres.

61. L’accès ayant été limité, les lieux en question auraient généralement été entourés d’une foule constituée par les proches des défunts.

6. Les observations complémentaires du Gouvernement sur l’identification des corps

62. Le Gouvernement conteste en partie les observations des requérants. Il renvoie aux protocoles d’identification, confirmant que les quatre requérants indiqués au paragraphe 57 ci-dessus et la quarante-quatrième requérante, Mme Lyubov Mikhaylovna Gonibova, ont pris part à l’identification. Il dément la participation personnelle à la procédure d’identification de la neuvième requérante (Mme Anzhelika Yuryevna Arkhestova), des dix-septième, dix-huitième, dix-neuvième et vingtième requérants (M. Betal Muradinovich Kerefov, M. Magomed Khassimovich Attoyev, Mme Zhanna Fyodorovna Ifraimova et Mme Aysha Ismailovna Chagiran), ainsi que du trente-neuvième requérant (M. Karalbi Masadovich Amshokov). Il atteste la participation des autres requérants énumérés au paragraphe 59 ci-dessus.

63. Tous les corps auraient d’abord été entreposés à la morgue de Naltchik. Du 14 au 18 octobre 2005, les requérants auraient examiné les cadavres et les vêtements. À partir du 19 octobre 2005, les corps auraient été placés dans deux wagons réfrigérés. Le 1er novembre 2005, ces wagons auraient été transférés à Rostov-sur-le-Don pour des examens de génétique moléculaire et, le 22 juin 2006, tous les corps auraient été incinérés. Du 13 au 22 octobre 2006, le responsable de la procédure d’identification aurait été l’agent d’instruction P., chef de l’organe d’instruction. À partir du 22 octobre 2005, il aurait été remplacé par l’agent d’instruction S.

64. Les événements du 13 octobre 2005 auraient causé la mort au total de douze civils, trente-cinq policiers et représentants de l’ordre, et quatre-vingt-sept participants à l’attaque.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions pertinentes de la loi sur l’inhumation et les pompes funèbres

65. La loi sur l’inhumation et les pompes funèbres (loi no 8-FZ du 12 janvier 1996) contient les dispositions suivantes :

Article 3 : l’inhumation

« Au sens de la présente loi fédérale, l’inhumation s’entend des actes rituels qui consistent à traiter le corps (ou les restes) d’un défunt suivant des coutumes et des traditions non contraires aux règles sanitaires et autres. L’inhumation peut consister à mettre le corps (ou les restes) dans la terre (inhumation dans une tombe ou un caveau), dans le feu (incinération, puis enterrement de l’urne contenant les cendres), dans l’eau (funérailles en mer) (...) »

Article 4 : les lieux d’inhumation

« 1. Les lieux d’inhumation sont des sites spécialement désignés [conformément aux règles applicables] comportant (...) un cimetière pour l’inhumation des corps (restes) des défunts, un mur pour le dépôt des urnes contenant les cendres des défunts (...), un crématorium (...) et d’autres bâtiments (...) conçus pour l’inhumation des défunts (...) »

Article 5 : les dernières volontés d’une personne
quant au traitement digne de son corps après sa mort

« 1. Les dernières volontés d’une personne quant au traitement digne de son corps après sa mort (la volonté du défunt) sont des souhaits exprimés oralement devant témoin ou par écrit :

– sur son consentement ou non-consentement à la réalisation d’une autopsie ;

– sur son consentement ou non-consentement au prélèvement de parties ou de tissus de son corps ;

– sur sa volonté d’être inhumée en un lieu donné, suivant un ensemble spécifique de coutumes et de traditions, auprès de certaines personnes déjà décédées ;

– sur sa volonté d’être incinérée ;

– confiant la réalisation de ces souhaits à une personne donnée.

2. Les actes liés au traitement digne du corps d’un défunt doivent être effectués suivant les souhaits de l’intéressé, sauf circonstances empêchant la réalisation desdits souhaits ou dispositions contraires contenues dans la législation [nationale].

3. En l’absence de dernières volontés exprimées, les actes visés au paragraphe 1 du présent article peuvent être autorisés par le conjoint, des membres de la proche famille (enfants, parents, enfants adoptés et parents adoptifs, frères et sœurs, petits-enfants et grands-parents), d’autres membres de la famille, le représentant légal du défunt ou, à défaut, d’autres personnes qui assument la responsabilité de l’inhumation du défunt. »

Article 6 : les exécuteurs des souhaits d’un défunt

« Les exécuteurs des dernières volontés d’un défunt sont les personnes désignées dans ces dernières volontés, dès lors qu’elles acceptent d’agir en conséquence. En l’absence d’indication spécifique concernant les exécuteurs des dernières volontés, ou si les personnes désignées refusent d’agir en conséquence, les consignes données dans les dernières volontés sont exécutées par le conjoint survivant, des membres de la famille proche, d’autres membres de la famille ou des représentants légaux du défunt. En cas de refus motivé des personnes désignées d’exécuter les consignes données dans les dernières volontés du défunt, l’inhumation peut être effectuée par une autre personne qui accepte d’assumer cette obligation ou un service de pompes funèbres. »

Article 7 : l’exécution des souhaits d’un défunt concernant l’inhumation

« 1. Sur le territoire de la Fédération de Russie, il est garanti à tout être humain qu’après son décès son inhumation sera effectuée dans le respect de ses souhaits et que sera fourni gratuitement un emplacement destiné à l’inhumation de son corps (de ses restes) ou de ses cendres conformément à la présente loi fédérale (...) »

Article 8 : les garanties relatives à l’inhumation d’un défunt

« Le conjoint, les membres de la famille proche, les autres membres de la famille, le représentant légal du défunt ou toute autre personne assumant l’obligation d’inhumer le défunt bénéficie(nt) des garanties suivantes :

1. La délivrance des documents nécessaires à l’inhumation du défunt dans le délai d’un jour à compter de la date à laquelle la cause du décès a été établie ; si le corps a dû être placé dans une morgue en vue d’une autopsie, sa restitution à la demande du conjoint, des membres de la famille proche, d’autres membres de la famille, du représentant légal ou d’une autre personne assumant l’obligation d’inhumer le défunt ne peut être retardée de plus de deux jours à compter de la date à laquelle la cause du décès a été établie (...) »

B. Définitions légales de l’activité terroriste et du terrorisme

66. L’article 3 de la loi no 130-FZ de la Fédération de Russie (loi sur l’élimination du terrorisme) définit ainsi le terrorisme :

« (...) la violence ou la menace du recours à la violence contre des personnes physiques ou des organisations, ainsi que la destruction (ou détérioration) ou la menace de destruction (ou de détérioration) de biens et d’autres objets matériels qui met en danger la vie des personnes, cause des pertes matérielles importantes ou entraîne d’autres conséquences socialement dangereuses, dans le but de porter atteinte à la sûreté publique, d’intimider la population ou de pousser les organes de l’État à prendre des décisions favorables aux terroristes ou à satisfaire leurs intérêts illégaux, d’ordre patrimonial ou autre ; l’attentat à la vie d’une figure publique ou de l’État, commis dans le but de faire cesser ses activités publiques ou politiques, ou en représailles à de telles activités ; ou l’attaque contre un représentant d’un État étranger ou un agent d’une organisation internationale placé sous protection internationale, ou contre les locaux ou moyens de transport officiels de personnes placées sous protection internationale, si pareil acte est commis dans le but de déclencher une guerre ou de créer une tension dans les relations internationales. »

67. L’activité terroriste, au sens de la loi, englobe :

« 1. l’organisation, la planification, la préparation et la commission d’un acte terroriste ;

2. l’incitation à commettre un acte terroriste ou un acte de violence contre des personnes physiques ou des organisations, ou à détruire des objets matériels à des fins terroristes ;

3. la constitution d’une formation armée illégale, d’une association criminelle (organisation criminelle) ou d’un groupe organisé en vue de la commission d’un acte terroriste, ou la participation à un tel acte ;

4. le recrutement, la dotation en armes, la formation et le déploiement de terroristes ;

5. le fait de financer intentionnellement une organisation ou un groupe terroriste ou de lui fournir un autre type d’assistance. »

68. L’article 3 définit ainsi l’acte terroriste :

« (...) la commission directe d’un crime à caractère terroriste au moyen d’une explosion, d’un incendie volontaire, du recours ou de la menace de recours à des dispositifs explosifs nucléaires ou à des substances radioactives, chimiques, biologiques, explosives, toxiques ou hautement toxiques ; la destruction, la détérioration ou l’appropriation de moyens de transport ou d’autres objets ; l’attentat à la vie de figures publiques ou de l’État, ou de représentants de groupes nationaux, ethniques, religieux ou autres de la population ; la prise d’otages ou l’enlèvement de personnes ; la mise en danger de la vie, de la santé ou des biens d’un nombre indéfini de personnes par la création des conditions propices à la survenue d’accidents ou de catastrophes de caractère technologique, ou la menace réelle de provoquer un tel danger ; la diffusion de menaces, de quelque forme et par quelque moyen que ce soit ; d’autres actes qui mettent en danger la vie des personnes, causent des pertes matérielles importantes ou entraînent d’autres conséquences socialement dangereuses. »

69. Dans le même article, le terroriste est ainsi défini :

« (...) personne qui prend part à la réalisation d’une activité terroriste, de quelque forme que ce soit. »

C. La législation régissant l’inhumation des terroristes

70. Le 26 octobre 2002, une attaque terroriste se produisit au théâtre de « Nord-Ost », à Moscou. Celle-ci donna lieu à une prise d’otages qui fit de nombreuses victimes, causant notamment le décès de plusieurs douzaines d’otages (Finogenov et autres c. Russie, nos 18299/03 et 27311/03, §§ 8-14, CEDH 2011).

71. Peu après l’attaque, le 11 décembre 2002, la Russie adopta des amendements à la loi sur l’élimination du terrorisme en y ajoutant l’article 16 § 1, ainsi libellé :

« [L’]inhumation d’un terroriste décédé consécutivement à l’interruption d’un acte terroriste se déroule suivant les modalités définies par le gouvernement de la Fédération de Russie. La dépouille n’est pas restituée en vue de l’inhumation et le lieu de l’inhumation est tenu secret. »

72. À la même date, la Russie adopta également des amendements (no 170- FZ) à la loi sur l’inhumation et les pompes funèbres, en y ajoutant l’article 14 § 1, lequel énonce :

« La personne dont les activités terroristes ont fait l’objet d’une enquête pénale qui a été clôturée en raison de son décès consécutif à l’interruption d’un acte terroriste est inhumée suivant les modalités définies par le gouvernement de la Fédération de Russie. La dépouille n’est pas restituée en vue de l’inhumation et le lieu de l’inhumation est tenu secret. »

73. Le décret no 164 du gouvernement de la Fédération de Russie en date du 20 mars 2003, adopté en application de l’article 16 § 1 de la loi sur l’élimination du terrorisme, définit comme suit la procédure d’inhumation d’une personne décédée consécutivement à l’interruption d’un acte terroriste commis par elle :

« (...)

3. L’inhumation de [cette] personne se déroule dans le secteur où le décès est survenu et est effectuée par les services de pompes funèbres établis par des organes de l’autorité exécutive des sujets de la Fédération de Russie ou par des organes des collectivités locales (...)

4. Les prestations assurées par le service des pompes funèbres pour l’inhumation de [cette] personne comprennent le traitement des documents nécessaires à l’inhumation, l’habillage du corps, la mise à disposition d’une tombe, le transfert du corps (des restes) vers le lieu de l’inhumation (ou de l’incinération) et l’inhumation.

Le transfert du corps (des restes) vers le lieu de l’inhumation (ou de l’incinération) par voie ferroviaire ou aérienne est effectué en vertu d’une autorisation de transfert délivrée dans le cadre d’une procédure établie.

Le lieu de l’inhumation est déterminé en fonction des restrictions définies par la loi sur l’inhumation et les pompes funèbres.

5. Aux fins de l’inhumation, la personne chargée de l’instruction préliminaire envoie les documents nécessaires au service des pompes funèbres, notamment copie de la décision de clore le dossier pénal et l’enquête pénale concernant [cette] personne ; par ailleurs, il envoie une attestation de décès au service d’état civil correspondant au dernier lieu de résidence du défunt.

6. La personne chargée de l’instruction préliminaire indique aux proches de l’individu [concerné] auprès de quel service d’état civil ils peuvent obtenir un certificat de décès.

7. Si la personne chargée de l’instruction préliminaire le juge opportun, les proches de [cette] personne peuvent obtenir copie des pièces médicales relatives au décès, établies par une entité médicale, ainsi que du rapport d’autopsie (s’il y a eu autopsie). Les effets personnels du défunt sont également restitués s’ils ne font pas l’objet d’une mesure de confiscation.

8. Le service des pompes funèbres établit un rapport sur l’exécution de l’inhumation, qui est envoyé à la personne chargée de l’instruction préliminaire. Ce document est versé au dossier pénal. »

D. L’arrêt no 16-P de la Cour constitutionnelle en date du 14 juillet 2011

74. Le 14 juillet 2011, la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie examina un recours formé par deux personnes qui remettaient en question la constitutionnalité de l’article 24 § 1.4 (motifs d’une décision de ne pas engager ou de clore une procédure pénale) et de l’article 254 § 1 (clôture d’une procédure pénale lors d’une audience) du code de procédure pénale. Elle conclut que ces dispositions légales étaient inconstitutionnelles en ce qu’elles prévoyaient la possibilité de classer une affaire pénale pour cause de décès d’un suspect (ou d’un accusé) sans le consentement de ses proches. La haute juridiction observa notamment :

« (...) le respect des garanties procédurales fondamentales associées aux droits individuels, notamment le droit à la présomption d’innocence, doit aussi être assuré par la résolution de la question de la clôture d’une procédure pénale sans circonstances justifiant la réhabilitation. En décidant de ne pas engager de procédure pénale ou de clore une procédure pénale lors de la phase antérieure au procès, les organes compétents doivent prendre pour point de départ le fait que des personnes au sujet desquelles une procédure pénale a été clôturée [qui n’ont pas été déclarées coupables d’une infraction] ne peuvent être tenues pour coupables. Au regard de la Constitution, ces personnes peuvent uniquement être considérées comme ayant fait l’objet d’une procédure pénale audit stade, en raison des soupçons ou accusations en question (...)

En même temps, lorsqu’elle classe une affaire pénale pour cause de décès du suspect (ou de l’accusé), [l’autorité] stoppe le processus permettant de prouver la culpabilité de l’intéressé. Ce faisant, elle ne lève pas pour autant l’accusation ou les soupçons. Bien au contraire : elle formule en fait une conclusion relativement à la commission de l’acte incriminé par (...) une personne donnée et à l’impossibilité de mener des poursuites pénales en raison de son décès. Suivant cette logique, l’intéressé est déclaré coupable sans qu’aucun verdict ait été adopté ou ait pris effet, ce qui constitue un manquement de l’État à son obligation de défendre judiciairement l’honneur, la dignité et la réputation de cet individu, qui sont protégés par [diverses dispositions de] (...) la Constitution. Quant aux personnes dont les intérêts peuvent être affectés par une telle décision, elles subissent une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal (...)

(...) [En d’autres termes,] la clôture d’une procédure pénale sans circonstances justifiant la réhabilitation en général n’est possible que si les droits des parties à la procédure pénale sont respectés, ce qui signifie notamment qu’il faut s’assurer du consentement du suspect (ou de l’accusé) à [une telle décision] (...)

(...) Si l’intéressé s’oppose à [une telle décision], il doit avoir droit à un examen par le juge du fond des accusations portées contre lui (...)

[Ayant analysé les dispositions internes applicables, la Cour constitutionnelle conclut que] le code de procédure pénale ne confère pas [aux proches du défunt au sujet duquel l’affaire est classée] de droits leur permettant de protéger ceux de leur proche défunt qui s’est trouvé accusé. Les personnes intéressées – au premier chef les proches parents du défunt – n’étant pas autorisées à prendre part à la procédure, les décisions procédurales [pertinentes] (...) sont prises par un agent d’instruction ou une juridiction, sans participation de la défense (...)

Pareilles restrictions sont dépourvues de justification objective ou raisonnable et représentent une atteinte aux [droits constitutionnels des personnes concernées] (...)

[La Cour constitutionnelle considère en outre que] la protection des droits et des intérêts légitimes des proches du défunt (...) visant à la réhabilitation de celui-ci doit passer par l’octroi à ces personnes du statut juridique nécessaire et des droits légitimes qui en découlent dans le cadre de la procédure pénale (...)

[La Cour constitutionnelle conclut que les droits prévus à l’article 125 du code de procédure pénale étaient insuffisants pour garantir une protection judiciaire adéquate aux personnes concernées] (...)

[Ainsi, lorsque] les proches s’opposent à la clôture de la procédure pour cause de décès d’une personne soupçonnée ou accusée, l’organe d’instruction ou le tribunal compétent doit procéder à l’examen de l’affaire. En même temps, les personnes concernées doivent jouir de droits identiques à ceux dont le défunt [lui-même] aurait joui (...) »

E. Les dispositions pertinentes du code pénal

75. L’article 105 du code pénal (intitulé « Le meurtre » et déjà en vigueur à l’époque des faits) dispose :

« 1. Le meurtre, c’est-à-dire l’infliction intentionnelle de la mort à autrui, est passible d’une peine privative de liberté d’une durée comprise entre six ans et quinze ans. »

76. L’article 205 (« Le terrorisme ») du code pénal, tel que libellé avant l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2007, de la loi fédérale no 153-FZ du 27 juillet 2006, énonçait :

« 1. Le terrorisme, c’est-à-dire le fait de commettre une explosion, un incendie volontaire ou un autre acte, mettant en danger la vie des personnes, causant des dommages matériels considérables ou entraînant d’autres conséquences socialement dangereuses, si ces actes ont pour but de porter atteinte à la sûreté publique, de menacer la population ou d’influer sur les décisions des autorités, ou la menace de commettre de tels actes avec les mêmes buts, sont passibles d’une peine privative de liberté d’une durée comprise entre huit ans et douze ans (...) »

77. La loi fédérale du 27 juillet 2006 a modifié le titre et le contenu de l’article 205 du code pénal, à présent intitulé « L’acte terroriste » et ainsi libellé :

« 1. Le fait de commettre une explosion, un incendie volontaire ou un autre acte, créant un climat de peur et un danger pour la vie des personnes, entraînant des dommages matériels considérables ou d’autres conséquences graves, dans le but de peser sur les décisions des autorités ou des organisations internationales, ou la menace de commettre de tels actes avec les mêmes buts, sont passibles d’une peine privative de liberté d’une durée comprise entre huit ans et douze ans. »

(...)

III. AUTRES SOURCES PERTINENTES

91. Les requérants soutiennent qu’aucun autre pays européen ne possède dans sa législation de disposition semblable à l’article 14 § 1 de la loi sur l’inhumation et les pompes funèbres.

92. Ils ajoutent qu’une pratique similaire a existé de facto en Israël, où elle a été utilisée au niveau administratif sans jamais avoir été codifiée. Ils renvoient à l’arrêt rendu dans l’affaire Barakeh et autres c. ministre de la Défense et autres (14 avril 2002, no HCJ 3114/02), où la Haute Cour de justice israélienne a condamné cet usage. En 2004, les autorités israéliennes auraient annoncé qu’elles mettaient fin à la pratique consistant à refuser de restituer les corps des Palestiniens, « sauf circonstances exceptionnelles ».

93. Les requérants mentionnent également sept avis rendus par le Comité des droits de l’homme des Nations unies en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dans des affaires dirigées contre le Bélarus, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, où les autorités avaient refusé de communiquer la date de l’exécution aux proches d’un détenu visé par une sentence capitale, de restituer le corps en vue de son inhumation ou de révéler le lieu de l’inhumation (Bondarenko c. Bélarus, no 886/1999, 3 avril 2003, § 10.2 ; Lyashkevich c. Bélarus, no 887/1999, 3 avril 2003, § 9.2 ; Sultanova c. Ouzbékistan, no 915/2000, 30 mars 2006, § 7.10 ; Bazarova c. Ouzbékistan, no 959/2000, 14 juillet 2006, § 8.5 ; Khalilova c. Tadjikistan, no 973/2001, 30 mars 2005, § 7.7 ; Aliboeva c. Tadjikistan, no 985/2001, 18 octobre 2005, § 6.7 ; Shukurova c. Tadjikistan, no 1044/2002, 17 mars 2006, § 8.7). Dans l’affaire Aliboeva c. Tadjikistan en particulier, le Comité des droits de l’homme s’est prononcé comme suit :

« 6.7 Le Comité a pris note du grief de l’auteur qui se plaint de ce que les autorités ne l’ont pas informée de l’exécution de son mari, et qu’elles ont continué de prendre acte de ses démarches en sa faveur après l’exécution. Le Comité note que la loi en vigueur à l’époque ne permettait pas à la famille d’un condamné à mort d’être informée de la date de son exécution ni de l’emplacement de sa tombe. Le Comité comprend l’angoisse et la pression psychologique dont l’auteur, femme d’un prisonnier condamné à mort, a souffert et souffre encore parce qu’elle ne sait toujours pas dans quelles circonstances a été exécuté son mari ni où il est enterré. Il rappelle que le secret total entourant la date de l’exécution et le lieu de l’ensevelissement ainsi que le refus de remettre le corps pour qu’il soit inhumé ont pour effet d’intimider ou de punir les familles en les laissant délibérément dans un état d’incertitude et de souffrance morale. Le Comité considère que le fait que les autorités ne l’aient pas immédiatement avisé de l’exécution de son mari et ne lui aient pas indiqué le lieu où celui-ci a été inhumé constitue à l’égard de l’auteur un traitement inhumain contraire à l’article 7 du Pacte. »

94. Les requérants s’appuient également sur l’arrêt rendu par la Cour interaméricaine des droits de l’homme le 15 juin 2005 dans l’affaire Village de Moiwana c. Suriname (CIADH, série C no 145, 2005). Dans cette affaire, des agents de l’État avaient attaqué le village de Moiwana en 1986, tuant trente-neuf membres du clan ndyuka (paragraphe 86 (15)). Les autorités avaient également empêché les survivants de récupérer les corps. On avait de plus rapporté que certains des cadavres avaient été incinérés. La Cour interaméricaine a livré un compte rendu détaillé des rites funèbres propres aux Ndyukas, observant ce qui suit :

« 86.7 Les Ndyukas possèdent des rites particuliers qui doivent être scrupuleusement observés lorsqu’un membre de la communauté décède. Doivent être célébrées une série de cérémonies religieuses, dont l’accomplissement requiert de six mois à un an ; ces rites exigent la participation d’un plus grand nombre de membres de la communauté et l’emploi de plus de ressources que toute autre cérémonie dans la société ndyuka.

86.8 Il est extrêmement important de disposer des restes physiques du défunt, car le corps doit être traité de manière spécifique pendant les rites funèbres et être placé dans le sol à l’endroit où sont inhumés les membres du groupe correspondant. Seules les personnes qui ont été jugées mauvaises sont privées d’une inhumation honorable. De plus, dans toutes les sociétés marronnes, l’idée de l’incinération est très choquante.

86.9 Que les divers rites funèbres ne soient pas accomplis suivant la tradition ndyuka est considéré comme une transgression morale, qui non seulement va mettre en colère l’esprit du défunt mais risque aussi d’offenser les aïeux de la communauté. Il en résulte un certain nombre de « maladies causées par l’esprit » qui se manifestent comme de véritables maladies physiques et peuvent toucher toute une lignée naturelle. Les Ndyukas pensent que de telles maladies ne guérissent pas d’elles-mêmes mais doivent être enrayées par des moyens d’ordre culturel et cérémoniel, et que dans le cas contraire elles persisteront au fil des générations. »

95. La Cour interaméricaine a conclu au paragraphe 100 de son arrêt que les requérants avaient subi un traitement inhumain, en violation de l’article 5 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme. Elle s’est exprimée ainsi :

« (...) [l’]une des plus grandes causes de souffrance des membres de la communauté de Moiwana est le fait qu’ils ignorent ce que sont devenus les restes des êtres aimés, et qu’ils ne peuvent en conséquence les honorer et les inhumer suivant les règles essentielles de la culture ndyuka. Pour la Cour, il est compréhensible, dès lors, que les membres de la communauté aient été bouleversés par les informations selon lesquelles certains des corps avaient été brûlés (...) »

96. Dans le cadre de l’octroi d’une juste réparation (paragraphe 208 de l’arrêt), il a été demandé au gouvernement surinamais :

« (...) de récupérer rapidement les restes des membres de la communauté de Moiwana tués lors de l’attaque de 1986. Si l’État retrouve ces restes, il devra les remettre dès que possible aux membres survivants de la communauté, de manière à ce que les défunts puissent être honorés suivant les rites de la culture ndyuka ».

EN DROIT

(...)

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

101. Les requérants se plaignent des conditions dans lesquelles les cadavres de leurs proches défunts ont été conservés pendant la procédure d’identification. Ils sont également mécontents des circonstances ayant entouré leur participation personnelle à cette procédure. À leurs yeux, le traitement infligé par les autorités leur a causé une si grande souffrance morale qu’il s’analyse en une violation de l’article 3 de la Convention, lequel dispose :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Les thèses des parties

102. Les requérants maintiennent leurs griefs. Ils estiment incomplète la liste des personnes ayant participé à la procédure d’identification établie par le Gouvernement.

103. Le Gouvernement conteste ce point. À la suite des événements en cause les corps auraient tout d’abord été transportés à la morgue de Naltchik, où ils auraient été dénudés, après quoi les vêtements auraient été envoyés ailleurs en vue d’une expertise médicolégale. Ensuite, tous les cadavres auraient été placés dans deux wagons réfrigérés possédant tout le système nécessaire à la conservation. Quelque temps plus tard, ils auraient été transférés à Rostov-sur-le-Don en vue d’une expertise génétique. Le Gouvernement reconnaît qu’immédiatement après l’attaque aucune structure n’était disponible pour la conservation des corps et que c’est probablement à cela que correspond l’enregistrement vidéo fourni par les requérants. Il plaide par ailleurs que la participation à la procédure d’identification n’était pas obligatoire.

B. L’appréciation de la Cour

1. Principes généraux

104. L’article 3, la Cour l’a dit à maintes reprises, consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles, et d’après l’article 15 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (voir, parmi d’autres, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 62, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI). Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge ou de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25).

105. Concernant les griefs relatifs à la souffrance morale formulés sur le terrain de l’article 3 de la Convention par des proches de victimes alléguées d’opérations de sécurité menées par les autorités, la Cour a adopté une approche restrictive, déclarant que si un proche de « disparu » pouvait se prétendre victime d’un traitement contraire à l’article 3 (Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 130-134, Recueil 1998‑III), le même principe ne s’appliquait pas d’ordinaire aux situations où une personne avait été privée de liberté et par la suite retrouvée morte (voir, par exemple, Tanlı c. Turquie, no 26129/95, § 159, CEDH 2001‑III, Yasin Ateş c. Turquie, no 30949/96, § 135, 31 mai 2005, et Bitieva et autres c. Russie, no 36156/04, § 106, 23 avril 2009). Dans de telles affaires, la Cour a généralement limité ses conclusions à l’article 2. En revanche, elle a constaté la violation de l’article 3 en raison d’une souffrance morale endurée par des requérants en conséquence d’actes commis par les forces de sécurité, qui avaient brûlé leurs maisons et leurs biens sous leurs yeux (Selçuk et Asker c. Turquie, 24 avril 1998, §§ 77-80, Recueil 1998‑II, Yöyler c. Turquie, no 26973/95, §§ 74-76, 24 juillet 2003, et Ayder et autres c. Turquie, no 23656/94, §§ 109-111, 8 janvier 2004).

106. Enfin, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les allégations de mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (voir, mutatis mutandis, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 30, série A no 269). Pour l’appréciation de ces éléments, elle se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 161).

2. L’application de ces principes

107. Les parties conviennent que, du 14 au 18 octobre 2005, les corps des personnes décédées lors des événements des 13 et 14 octobre 2005 ont été conservés à la morgue de Naltchik et que, du 19 au 31 octobre 2005, ils ont été gardés dans deux wagons réfrigérés en périphérie de Naltchik (paragraphes 51-53 et 63 ci-dessus). Il n’est pas contesté non plus que le nombre total de victimes de l’attaque dépassait largement les capacités des structures locales concernées et que, les quatre premiers jours, certains des corps ont dû être entreposés à l’extérieur.

108. Eu égard aux conditions de conservation des corps, la Cour ne doute guère que les requérants ont souffert moralement en tant que proches des défunts. Tel a été le cas a fortiori pour ceux qui se sont portés volontaires pour participer eux-mêmes à la procédure d’identification. D’après les informations dont dispose la Cour, au moins trente-huit des requérants (nos 1, 2, 3, 7, 8, 9, 10, 12, 13, 15, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 31, 32, 34, 35, 37, 38, 39, 40, 42, 43, 44, 45, 47, 48 et 49) y ont participé en personne (paragraphes 57‑59 et 62).

109. La tâche de la Cour est de vérifier si, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire, cette souffrance a été intense au point de pouvoir relever de l’article 3.

110. La Cour fait observer tout d’abord que l’espèce diffère des affaires portées devant la Cour par des proches de victimes de « disparitions » ou d’exécutions extrajudiciaires perpétrées par les forces de sécurité (voir, par exemple, Loulouïev et autres c. Russie, no 69480/01, §§ 116-118, CEDH 2006‑XIII). En l’espèce, le décès des proches des requérants n’est pas le résultat d’actions des autorités contraires à l’article 2 de la Convention (voir les circonstances ayant abouti au décès des proches des requérants, paragraphes 6 et 7 ci-dessus, et comparer, par exemple, avec Esmukhambetov et autres c. Russie, no 23445/03, §§ 138-151 et 190, 29 mars 2011). On ne saurait affirmer que les requérants ont enduré une incertitude prolongée quant au sort de leurs proches, car leur participation volontaire à la procédure d’identification mise en œuvre peu après l’attaque visait précisément à leur permettre de localiser les corps de leurs proches (paragraphe 63 ci-dessus et comparer Loulouïev et autres, précité, §§ 116‑118).

111. La Cour relève en outre que l’espèce se distingue aussi des affaires turques relatives à la destruction délibérée de biens à laquelle les requérants avaient dû assister. Singulièrement, dans l’affaire Selçuk et Asker, la Cour, compte tenu de la manière dont les maisons des requérants avaient été détruites – notamment du fait que cette intervention avait été préméditée et s’était déroulée dans le mépris et sans respect pour les sentiments des intéressés, dont les protestations avaient été ignorées (Selçuk et Asker, précité, § 77) –, a estimé que les actes des forces de sécurité s’analysaient en un « traitement inhumain » au sens de l’article 3 de la Convention. Un raisonnement similaire semble ressortir implicitement des affaires Yöyler et Ayder et autres (arrêts précités). Dans ces affaires, les forces de sécurité avaient brûlé les maisons et les biens des requérants pour leur infliger une souffrance morale, ce qui a conduit la Cour à constater la violation de l’article 3 de ce chef.

112. En l’espèce, cependant, la Cour ne dispose d’aucun élément qui lui permettrait d’aboutir à la même conclusion. Il est vrai que, comme l’a admis le Gouvernement, les équipements locaux prévus pour la réfrigération des corps ont peut-être été insuffisants, pendant les quatre premiers jours, pour contenir tous les cadavres (paragraphe 56 ci-dessus) et que même par la suite les corps ont dû être entassés les uns sur les autres pour être conservés dans des wagons réfrigérés (paragraphe 53 ci-dessus). Cependant, ces défaillances sont dues à des difficultés logistiques objectives liées à la nature des événements des 13 et 14 octobre 2005 et au nombre de victimes, et l’on ne peut guère affirmer qu’elles visaient à infliger un traitement inhumain aux requérants, en particulier à leur causer une souffrance psychologique.

113. En résumé, la Cour estime que les circonstances n’étaient pas de nature à conférer à la souffrance des requérants visés au paragraphe 108 ci-dessus, ou aux autres requérants ayant simplement eu connaissance des difficiles conditions de conservation des dépouilles de leurs proches, une intensité et un caractère qui la distingueraient de la détresse affective que l’on peut considérer comme inévitable pour tout proche d’une personne décédée dans une situation comparable. Dès lors, la Cour ne saurait conclure à la violation de l’article 3 de la Convention dans les circonstances de l’espèce.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

114. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants se plaignent également du refus des autorités de leur rendre les corps de leurs proches défunts. L’article 8 se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Les thèses des parties

1. Les requérants

115. Les requérants estiment que le refus des autorités de rendre les corps, annoncé le 15 mai 2006, était illégal et disproportionné. Premièrement, ils plaident que ce refus était illégal en ce que l’arrêt de la Cour constitutionnelle exigeait des autorités qu’elles attendent l’issue de l’instruction avant de se prononcer sur la restitution des cadavres, et qu’elles ont manifestement failli à cette obligation. Deuxièmement, la loi contiendrait des notions vagues telles que « action terroriste », « activité terroriste » et « acte terroriste », et manquerait de clarté sur la politique en matière d’incinération (les requérants seraient peinés que leurs proches eussent été incinérés et non inhumés), sur le point de savoir quelle est précisément l’autorité compétente pour décider, sur la possibilité d’engager une procédure d’appel, sur la politique relative à la divulgation de la date d’inhumation et sur la nécessité de respecter les rites lors de l’inhumation. Troisièmement, la mesure aurait été disproportionnée, pour les motifs suivants : aucun autre État européen ne posséderait de législation similaire ; les autorités d’Israël auraient certes eu une politique administrative semblable, mais celle-ci aurait entretemps été condamnée par les juridictions du pays ; enfin, le droit humanitaire international interdirait pareil traitement et les autorités disposeraient d’autres mesures, moins restrictives, pour s’attaquer aux problèmes liés au terrorisme.

2. Le Gouvernement

116. Le Gouvernement soutient que la décision de ne pas restituer les cadavres en question a été prise en application de la loi sur l’élimination du terrorisme, de la loi sur l’inhumation et les pompes funèbres et du décret sur la lutte contre le terrorisme, et qu’elle était justifiée par les motifs exposés dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 28 juin 2007 (paragraphes 33-35 ci-dessus). Tous les requérants auraient reçu une notification et des réponses officielles de la part des autorités, et il n’y aurait eu dans le cadre des décisions en cause aucune restriction à l’accès à un tribunal.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur le point de savoir si l’article 8 est applicable en l’espèce

117. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence relative à l’article 8 les notions de « vie privée » et de « vie familiale » sont des notions larges, non susceptibles d’une définition exhaustive (voir, par exemple, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III). Dans les affaires Pannullo et Forte c. France (no 37794/97, §§ 35-36, CEDH 2001‑X) et Girard c. France (no 22590/04, § 107, 30 juin 2011), la Cour a reconnu qu’un délai excessif dans la restitution d’un corps après autopsie ou de prélèvements après achèvement d’une procédure pénale pouvait constituer une ingérence dans le droit au respect de la « vie privée » et de la « vie familiale » des proches survivants. Dans l’affaire Elli Poluhas Dödsbo c. Suède (no 61564/00, § 24, CEDH 2006‑I), elle a constaté que le refus d’autoriser le transfert d’une urne contenant les cendres de l’époux de la requérante pouvait aussi être considéré comme tombant sous le coup de l’article 8. Enfin, dans l’affaire Hadri-Vionnet c. Suisse (no 55525/00, § 52, 14 février 2008), la Cour a estimé que la possibilité pour la requérante d’assister à l’enterrement de son enfant mort-né, de même que le transport du corps et les dispositions funéraires, pouvait aussi relever des notions de « vie privée » et de « vie familiale » au sens de l’article 8.

118. La Cour note tout d’abord que, sauf en ce qui concerne la dix-neuvième requérante, Mme Zhanna Fyodorovna Ifraimova (...), le Gouvernement ne conteste pas que la décision de non-restitution des corps en date du 15 mai 2006 a constitué une atteinte au droit des requérants au respect de la vie privée et familiale tel que protégé par l’article 8 de la Convention.

119. Concernant la dix-neuvième requérante, la Cour considère au vu des documents dont elle dispose que, même si la relation entre Mme Ifraimova et M. Tamazov – qui a consisté pour l’essentiel en un seul mois de vie commune et en des rencontres occasionnelles et secrètes pendant les huit mois suivants (paragraphe 10 ci-dessus) – n’a peut-être pas été assez stable et durable pour relever de la « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention, il ne fait guère de doute qu’il y a eu entre eux une « vie privée » au sens de cette disposition.

120. La Cour observe en outre que le 15 mai 2006, ayant achevé les mesures d’instruction relatives aux corps des défunts, l’agent d’instruction a décidé de ne pas rendre les dépouilles aux requérants et ordonné leur inhumation en un lieu non précisé (paragraphe 27 ci-dessus). Cette décision a été prise en application de l’article 3 du décret no 164 du 20 mars 2003 et de l’article 14 § 1 de la loi sur l’inhumation et les pompes funèbres, qui empêchaient les autorités compétentes de restituer les corps de terroristes décédés consécutivement à l’interruption d’un acte terroriste.

121. Ayant examiné la législation interne applicable, la Cour observe qu’en Russie les proches d’un défunt qui sont prêts à organiser l’inhumation de celui-ci jouissent en général d’une garantie légale qui leur permet, après établissement de la cause du décès, d’obtenir rapidement la restitution du corps en vue de l’inhumation. Ils bénéficient également d’un régime juridique en vertu duquel soit ils assurent l’exécution des dernières volontés du défunt quant à la procédure d’inhumation, soit ils peuvent décider du déroulement de celle-ci, dans un cas comme dans l’autre en étant soumis uniquement à l’obligation de respecter des règles générales sanitaires et de sécurité (voir les articles 3 à 8 de la loi sur l’inhumation et les pompes funèbres – paragraphe 65 ci-dessus).

122. Dans ce contexte, la Cour note que le refus des autorités de restituer les corps en question, fondé sur l’article 14 § 1 de la loi sur l’inhumation et les pompes funèbres et l’article 3 du décret no 164 du 20 mars 2003, a dérogé à cette règle générale et a clairement empêché les requérants non seulement d’organiser l’inhumation de leurs proches et d’y participer, mais aussi de connaître l’emplacement des tombes et de s’y rendre par la suite.

123. Eu égard à sa jurisprudence et aux circonstances susmentionnées de l’affaire, la Cour estime qu’excepté pour la dix-neuvième requérante la mesure en question a constitué une atteinte à la « vie privée » et à la « vie familiale » des requérants au sens de l’article 8 de la Convention. Concernant la dix-neuvième requérante, la décision du 15 mai 2006 a porté atteinte à sa « vie privée » au sens de cette disposition. Il reste à déterminer si ces atteintes étaient justifiées au regard du deuxième paragraphe de l’article 8.

2. Sur le point de savoir si l’ingérence était justifiée

a) « Prévue par la loi »

124. Selon la jurisprudence de la Cour, les mots « prévue par la loi » figurant à l’article 8 § 2 imposent non seulement que la ou les mesures incriminées aient une base en droit interne (voir, par exemple, Aleksandra Dmitriyeva c. Russie, no 9390/05, §§ 104-107, 3 novembre 2011), mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V). Pour satisfaire à la condition de prévisibilité, la loi doit énoncer avec suffisamment de précision les conditions dans lesquelles une mesure peut être appliquée, et ce pour permettre aux personnes concernées de régler leur conduite en s’entourant au besoin de conseils éclairés.

125. La Cour note que la mesure litigieuse a été prise en application des dispositions pertinentes de la loi sur l’élimination du terrorisme, de la loi sur l’inhumation et les pompes funèbres et du décret no 164 du 20 mars 2003, qui disposent que le corps d’un terroriste « décéd[é] consécutivement à l’interruption d’un acte terroriste commis par [lui] » n’est pas restitué en vue de l’inhumation et que le lieu de l’inhumation est tenu secret.

126. La Cour estime – et ce point n’est pas contesté par les requérants – que les décisions des 13 et 14 avril 2006 ont clairement démontré l’implication des proches défunts des requérants dans l’attaque du 13 octobre 2005. Au vu des éléments dont elle dispose (paragraphes 22, 25 et 26 ci-dessus), elle constate que le refus des autorités de restituer les corps des proches des requérants pour inhumation avait une base légale en droit russe.

127. De l’avis de la Cour, les autres questions touchant à la légalité de la mesure – comme la prévisibilité et la clarté des textes juridiques et, en particulier, le caractère automatique de la règle, le flou allégué de certaines des notions qu’elle renferme et l’absence de contrôle juridictionnel – sont étroitement liées à la proportionnalité et doivent être examinées comme un aspect de celle-ci, sous l’angle de l’article 8 § 2 (voir, mutatis mutandis, T.P. et K.M. c. Royaume-Uni [GC], no 28945/95, § 72, CEDH 2001‑V, et Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 92, CEDH 2001‑I).

b) But légitime

128. La Cour note que le Gouvernement a justifié la mesure en renvoyant à l’arrêt no 8-P, en date du 28 juin 2007, de la Cour constitutionnelle, laquelle a déclaré au sujet de l’article 14 § 1 de la loi sur l’inhumation et les pompes funèbres et du décret no 164 du 20 mars 2003 que l’adoption de la règle était justifiée par « l’intérêt à lutter contre le terrorisme, prévenir celui-ci de façon générale et spécifique, et offrir une réparation pour les conséquences des actes terroristes, combiné avec le risque de troubles de masse, de conflits entre différents groupes ethniques et d’agression par un proche d’une personne impliquée dans un acte terroriste contre l’ensemble de la population et les représentants de l’ordre, et enfin la menace pour la vie et l’intégrité physique des personnes ». L’arrêt mentionnait également la nécessité de « limiter autant que possible l’impact informationnel et psychologique de l’acte terroriste sur la population, notamment en affaiblissant son effet de propagande ». En outre, la Cour constitutionnelle a déclaré que le « fait d’inhumer des personnes ayant participé à un acte terroriste, à proximité immédiate des tombes de leurs victimes, d’observer les rites liés à l’inhumation et au souvenir, mais aussi de rendre hommage, acte symbolique, sert de moyen de propagande pour les idées terroristes et de plus offense les proches des victimes des actes en question, favorisant ainsi l’aggravation des tensions interethniques et religieuses ».

129. Compte tenu des explications ci-dessus, la Cour constate que la mesure incriminée peut passer pour avoir été prise dans l’intérêt de la sûreté publique, pour la défense de l’ordre et pour la protection des droits et libertés d’autrui.

130. Il reste à déterminer si la mesure adoptée était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre les buts mentionnés.

c) « Nécessaire dans une société démocratique »

i. Principes généraux

131. Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, par exemple, Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008).

132. L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme protégeant les individus de manière objective (Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 145, CEDH 2010), appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, notamment, l’arrêt Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Ainsi, aux fins du « respect » de la vie privée et familiale au sens de l’article 8, il faut prendre en compte les particularités de chaque cas pour éviter une application mécanique des dispositions du droit interne à une situation particulière (voir, parmi les arrêts récents, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, §§ 181-185, CEDH 2012).

133. La Cour a déjà jugé que, pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, la possibilité de recourir à une autre mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue (ibidem, § 183).

134. Il appartient à la Cour de trancher en dernier lieu la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention. Il faut à cet égard reconnaître une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales compétentes. L’étendue de cette marge est variable et dépend d’un certain nombre de facteurs, dont la nature et l’importance du droit en cause pour la personne concernée ainsi que le caractère et la finalité de l’ingérence (S. et Marper, précité, § 102). La Cour, comme elle l’a souligné maintes fois, est consciente des difficultés particulières que le terrorisme et la violence terroriste posent aux États (voir, mutatis mutandis, Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, § 61, série A no 145‑B, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, §§ 104, 192-196, CEDH 2005‑IV, Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, §§ 115-116, CEDH 2006‑IX, et Finogenov et autres c. Russie, nos 18299/03 et 27311/03, § 212, CEDH 2011). La marge susmentionnée est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective de droits fondamentaux ou d’ordre « intime » (Connors c. Royaume-Uni, no 66746/01, § 82, 27 mai 2004, avec d’autres références). Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I).

ii. Application de ces principes

135. Afin de répondre à la question de savoir si les mesures imposées aux requérants relativement aux corps de leurs proches défunts étaient proportionnées aux buts légitimes qu’elles étaient censées viser et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour les justifier apparaissent « pertinents et suffisants », la Cour doit examiner si les autorités russes ont suffisamment tenu compte de la nature particulière de l’affaire et si la mesure adoptée, dans le cadre de leur marge d’appréciation, était justifiée compte tenu des circonstances pertinentes de l’affaire.

136. Ce faisant, la Cour est prête à tenir compte des événements antérieurs à la décision du 15 mai 2006 et du fait que la menace de nouvelles attaques ou de nouveaux conflits entre divers groupes ethniques et religieux vivant à Naltchik était assez sérieuse. Cependant, le recours à la mesure litigieuse doit être expliqué et justifié de manière convaincante dans chaque cas (voir, mutatis mutandis, Nada, précité, § 186).

137. Concernant la critique des requérants relative à l’étendue selon eux excessive de certaines notions et à d’autres défauts allégués des dispositions législatives applicables, la Cour observe d’emblée que, dans des affaires issues d’une requête individuelle, elle n’a généralement point pour tâche de contrôler dans l’abstrait une législation ou une pratique donnée, mais doit autant que possible se limiter, sans oublier le contexte général, à traiter les questions soulevées par le cas concret dont elle se trouve saisie. En l’occurrence, il ne lui revient donc aucunement de se prononcer in abstracto sur la compatibilité avec la Convention de la règle susmentionnée, mais seulement d’apprécier, in concreto, l’incidence de l’ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale (voir, parmi les arrêts récents, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, §§ 68-70, 20 octobre 2011).

138. Pour en revenir aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que la décision du 15 mai 2006 a privé les requérants de la possibilité, normalement garantie aux proches parents de toute personne décédée en Russie, d’organiser l’inhumation du défunt, d’y assister, mais aussi de connaître l’emplacement de la tombe et de s’y rendre par la suite (paragraphe 65 ci-dessus). Pour la Cour, l’atteinte aux droits des requérants découlant de l’article 8 qui a résulté de la mesure litigieuse est particulièrement grave en ce qu’elle a totalement empêché toute participation des intéressés aux cérémonies funéraires et est allée de pair avec l’interdiction de révéler l’emplacement des tombes, rompant ainsi définitivement le lien entre les requérants et l’endroit où se trouvent les restes des défunts. À cet égard, la Cour renvoie également à la pratique de divers organes internationaux qui, dans des affaires relatives à l’application de mesures semblables, ont jugé particulièrement grave l’atteinte aux droits des requérants (paragraphes 91-96 ci-dessus).

139. La Cour observe en outre que l’instruction a permis d’établir que les défunts mentionnés par les requérants avaient participé à l’insurrection armée et lancé une attaque terroriste à Naltchik le 13 octobre 2005 (paragraphe 22 ci-dessus). Après examen des éléments du dossier, la Cour est disposée à s’appuyer sur ces conclusions factuelles pour la suite de son analyse.

140. Eu égard à la nature des activités qui furent celles des défunts, aux circonstances de leur décès et au contexte ethnique et religieux extrêmement sensible dans cette région de la Russie, la Cour n’exclut pas que les mesures ayant restreint les droits des requérants quant aux dispositions funéraires à prendre pour leurs proches défunts puissent passer pour justifiées, au regard de l’article 8, par la poursuite des buts invoqués par le Gouvernement.

141. La Cour peut en principe admettre que, suivant le lieu précis où les cérémonies et inhumations devaient se dérouler, et compte tenu de la nature et des conséquences des activités qui furent celles des défunts, ainsi que d’autres facteurs contextuels pertinents, il était raisonnablement prévisible que les autorités interviendraient pour éviter d’éventuels troubles ou agissements illégaux de personnes favorables ou hostiles aux causes ou activités des défunts, pendant ou après les cérémonies en question, et pour s’attaquer à d’autres problèmes évoqués par le Gouvernement et susceptibles de surgir dans ce cadre.

142. La Cour convient également qu’en organisant l’intervention litigieuse les autorités étaient en droit d’agir dans l’optique de limiter autant que possible l’impact informationnel et psychologique des actes terroristes sur la population et de ménager la sensibilité des proches des victimes de ces actes. Cette intervention pouvait assurément restreindre la possibilité pour les requérants de choisir la date, le lieu et les modalités des funérailles de leurs proches, voire fixer directement cette procédure.

143. En revanche, la Cour peut difficilement admettre que l’un quelconque des buts déclarés soit propre à justifier l’ensemble des aspects de la mesure litigieuse. Singulièrement, elle ne discerne dans ces buts aucun élément solide légitimant le fait de priver les requérants de toute participation aux funérailles, ou de ne pas leur donner au moins quelque possibilité de rendre un dernier hommage aux défunts.

144. La Cour estime que les autorités n’ont pas procédé à une telle appréciation en l’espèce. En fait, l’agent concerné n’a pas pris sa décision en suivant une approche au cas par cas ni procédé à une analyse tenant compte de la situation propre à chacun des défunts et de ses proches (paragraphe 27 ci-dessus). Le droit applicable n’accordait en effet aucune importance à toutes ces questions, la décision du 15 mai 2006 ayant été une mesure purement automatique. Eu égard à ce qui était en jeu pour les requérants, la Cour considère que ce caractère « automatique » allait à l’encontre de l’obligation pour les autorités, au regard de l’article 8, de bien veiller à ce que toute atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale fût justifiée et proportionnée dans les circonstances particulières de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Płoski c. Pologne, no 26761/95, §§ 35-39, 12 novembre 2002, et Nada, précité, § 182).

145. La Cour rappelle que, pour agir en conformité avec les exigences de proportionnalité découlant de l’article 8, les autorités doivent d’abord exclure la possibilité de recourir à une autre mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but (Nada, précité, § 183, et Płoski, précité, § 37). En l’absence d’une approche individualisée de ce type, la mesure adoptée semble essentiellement avoir eu un effet punitif sur les requérants, faisant supporter les conséquences négatives des activités des défunts non pas à ces derniers mais à leurs proches ou aux membres de leur famille.

146. En résumé, eu égard au caractère automatique de la mesure et au fait que les autorités n’ont pas dûment tenu compte du principe de proportionnalité, la Cour estime que la mesure litigieuse n’a pas ménagé un juste équilibre entre le droit des requérants à la protection de leur vie privée et familiale, d’une part, et les buts légitimes que constituent la sûreté publique, la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui, d’autre part, et que l’État défendeur a de ce fait outrepassé toute marge d’appréciation acceptable.

147. Il s’ensuit que, sauf en ce qui concerne la dix-neuvième requérante, il y a eu violation du droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale, droit garanti par l’article 8 de la Convention, en raison de la décision du 15 mai 2006. La Cour parvient à la même conclusion relativement au droit au respect de la vie privée de la dix-neuvième requérante.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8

148. Invoquant l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8, les requérants se plaignent également de l’absence d’un recours effectif qui leur eût permis de se plaindre du refus des autorités de leur restituer les corps de leurs proches défunts. L’article 13 se lit ainsi :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Les thèses des parties

149. Les requérants maintiennent leurs griefs.

150. Le Gouvernement soutient que l’ensemble des requérants ont reçu une notification officielle ainsi que des réponses des autorités et qu’il n’y a eu aucune restriction à l’accès à un tribunal en ce qui concerne les décisions litigieuses.

B. L’appréciation de la Cour

1. Principes applicables

151. La Cour rappelle que l’article 13 garantit l’existence en droit interne de recours permettant de dénoncer les atteintes aux droits et libertés protégés par la Convention. Ainsi, même si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition, il faut qu’existe au niveau interne un recours dans le cadre duquel l’instance nationale compétente peut examiner les griefs fondés sur la Convention et ordonner le redressement approprié. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief tiré de la Convention, mais le recours doit en tout cas être « effectif » en pratique comme en droit, c’est-à-dire notamment que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État (Büyükdağ c. Turquie, no 28340/95, § 64, 21 décembre 2000, et renvois notamment à l’arrêt Aksoy, précité, § 95). Dans certaines conditions, les recours offerts par le droit interne considérés dans leur ensemble peuvent répondre aux exigences de l’article 13 (voir notamment l’arrêt Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 77, série A no 116).

152. Cela étant, l’article 13 exige seulement qu’existe un recours en droit interne à l’égard des griefs que l’on peut estimer « défendables » au regard de la Convention (voir, par exemple, Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 54, série A no 131). Il n’impose pas aux États de permettre aux individus de dénoncer devant une autorité interne la compatibilité avec la Convention des lois nationales (Costello-Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, § 40, série A no 247‑C), mais vise seulement à offrir à ceux qui expriment un grief défendable de violation d’un droit protégé par la Convention un recours effectif dans l’ordre juridique interne (ibidem, § 39).

2. Application de ces principes au cas d’espèce

153. La Cour considère que, compte tenu de son constat selon lequel la plainte tirée de l’article 8 est recevable (Sabanchiyeva et autres c. Russie (déc.), no 38450/05, 6 novembre 2008), le grief est défendable. Il reste dès lors à rechercher si les requérants ont disposé en droit russe d’un recours effectif leur permettant de dénoncer les atteintes à leurs droits protégés par la Convention.

154. Eu égard aux circonstances de l’affaire, la Cour prend acte de l’absence de contrôle juridictionnel effectif quant à la décision du 15 mai 2006. Certes, la situation des requérants s’est améliorée dans une certaine mesure grâce à l’adoption par la Cour constitutionnelle de ses arrêts nos 8-P (28 juin 2007) et 16-P (14 juillet 2011). Cependant, tout au long de la procédure interne ils se sont vu refuser copie de la décision du 15 mai 2006 et, même après les changements susmentionnés, la compétence des tribunaux a continué à porter uniquement sur le contrôle de la légalité formelle de la mesure et non sur la nécessité de la mesure en tant que telle (paragraphes 33-35 et 38-50 ci-dessus). À cet égard, la Cour estime que la législation pertinente n’a pas offert aux requérants de garanties procédurales suffisantes contre l’arbitraire (voir, mutatis mutandis, Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 123, 20 juin 2002).

155. Dans ces conditions, la Cour conclut que les requérants n’ont pas bénéficié d’une possibilité effective de faire appel de la décision du 15 mai 2006, et ce en raison d’un certain nombre de facteurs, notamment le refus des autorités de leur fournir copie de cette décision et la compétence limitée des tribunaux pour contrôler ces décisions. Compte tenu de ce qui précède, elle considère que les requérants n’ont disposé d’aucun recours pour se plaindre des violations de la Convention alléguées par eux.

156. En conséquence, la Cour dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention, combiné avec l’article 8.

(...)

VIII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

168. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

169. Les requérants affirment avoir subi un très grave préjudice moral, et chacun d’eux demande 20 000 euros (EUR) à titre de réparation. Par ailleurs, ils prient la Cour d’ordonner au gouvernement défendeur de rendre les restes de leurs proches aux familles ou de leur révéler les circonstances de leur inhumation, notamment l’emplacement des tombes, et d’abroger la législation interne litigieuse.

170. Le Gouvernement estime ces demandes dénuées de fondement et globalement excessives.

171. La Cour considère dans les circonstances de la présente espèce que le constat de violation de l’article 8 de la Convention, seul et combiné avec l’article 13, constitue une satisfaction équitable suffisante pour les requérants.

B. Frais et dépens

172. Les requérants réclament également 24 371 EUR pour les frais et dépens et les autres frais exposés pour la procédure à Strasbourg, ainsi que 4 862 EUR pour les frais et dépens engagés pour la procédure interne.

173. Le Gouvernement estime que les montants réclamés sont excessifs et injustifiés.

174. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant n’a droit au remboursement de ses frais et dépens qu’à condition que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des éléments dont elle dispose, la Cour décide d’accueillir la demande des requérants uniquement pour autant qu’elle concerne les frais et dépens et les autres frais exposés par eux pour la procédure à Strasbourg, et juge raisonnable de leur octroyer 15 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt. Le montant alloué devra être versé directement à Stichting Russian Justice Initiative, comme l’ont demandé les requérants.

C. Intérêts moratoires

175. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

(...)

2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les conditions dans lesquelles les corps des défunts ont été conservés et exposés pour identification ;

3. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à l’égard des cinquante requérants en raison de la décision du 15 mai 2006 ;

4. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 13, combiné avec l’article 8, en raison de l’absence d’un recours effectif qui eût permis aux requérants de se plaindre de la décision du 15 mai 2006 ;

(...)

8. Dit, à l’unanimité, que le constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral subi par les requérants ;

9. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants conjointement 15 000 EUR (quinze mille euros) au titre des frais et dépens, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt sur la somme susmentionnée, à verser en euros sur le compte en banque aux Pays-Bas indiqué par l’organisation qui représente les requérants ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai de trois mois et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

10. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 6 juin 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

André WampachIsabelle Berro-Lefèvre
Greffier adjointPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Hajiyev et Dedov.

I.B.L.
A.M.W.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES HAJIYEV ET DEDOV

Nous regrettons de ne pouvoir nous associer à l’avis de la majorité selon lequel il y a eu violation de l’article 8. L’idée générale de l’arrêt dans cette affaire est que, si l’État est autorisé à réglementer les funérailles, il ne doit pas outrepasser sa marge d’appréciation, afin de respecter le droit des membres de la famille à participer à de telles cérémonies, et ne doit pas restreindre ce droit de façon automatique, sans adopter une approche individualisée. Or, comme l’a déclaré la Cour constitutionnelle russe (paragraphe 33 de l’arrêt) et confirmé la Cour européenne au sujet du fondement du but légitime (paragraphes 128-129 de l’arrêt), il existe un risque de nouvelles violences. Une fois révélés le lieu et la date des funérailles, il est extrêmement difficile, voire impossible, à l’État d’éviter totalement ce risque, engendré par la tension et la haine. Dans une telle situation d’incertitude, l’État a du mal à déterminer si, et le cas échéant à quel moment, il a « outrepassé » sa marge d’appréciation.

Dès lors, la mesure proposée par la Cour ne serait proportionnelle que s’il fallait prouver (ce qui n’est pas le cas) que le droit en question découlant de l’article 8 est plus important que le droit d’autrui à vivre, et à vivre en paix. L’importance du droit en question est affaibli par le fait que les terroristes se sont soustraits à leur obligation sociale de préserver la paix et ont quitté leurs maisons pour faire la guerre – qui plus est à des civils – et qu’ils font généralement le sacrifice de leur propre corps dans leurs attaques ; les requérants doivent accepter cela dès le départ, et donc ajuster leurs attentes en tenant compte des conséquences dramatiques auxquelles l’ensemble de la société se trouve exposée.

(...)


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