La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

15/11/2012 | CEDH | N°001-114466

CEDH | CEDH, AFFAIRE BARGAO ET DOMINGOS CORREIA c. PORTUGAL, 2012, 001-114466


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRES BARGÃO ET DOMINGOS CORREIA c. PORTUGAL

(Requêtes nos 53579/09 et 53582/09)

ARRÊT

STRASBOURG

15 novembre 2012

DÉFINITIF

15/02/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En les affaires Bargão et Domingos Correia c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Dragoljub Popović,
Isabell

e Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de sectio...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRES BARGÃO ET DOMINGOS CORREIA c. PORTUGAL

(Requêtes nos 53579/09 et 53582/09)

ARRÊT

STRASBOURG

15 novembre 2012

DÉFINITIF

15/02/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En les affaires Bargão et Domingos Correia c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 octobre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 53579/09 et 53582/09) dirigées contre la République portugaise et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. José Moreira Bargão et Jacinto Domingos Correia (« les requérants »), ont saisi la Cour le 2 octobre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me J.P. Sousa, avocat à Castelo Branco (Portugal). Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme M.F. Carvalho, procureur général adjoint.

3. Les requérants alléguaient que leurs droits à la liberté d’expression et à la liberté de pensée avaient été méconnus dans le cadre de la procédure en diffamation dirigée contre eux.

4. Le 18 janvier 2011, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

5. Le Gouvernement a déposé des observations écrites sur l’affaire. Les requérants ont présenté tardivement leurs observations et leurs demandes de satisfaction équitable. Vu l’absence d’explications de la part du conseil des requérants sur l’inobservation du délai imparti, le 21 juillet 2011, la présidente de la chambre a décidé, en application des articles 38 § 1 et 60 du règlement de la Cour, de ne pas les verser au dossier.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Les requérants sont nés respectivement en 1940 et 1941 et résident à Idanha-a-Nova (Portugal).

A. La procédure pénale (affaire interne no 46/05.2TAIDN)

7. Le 27 juillet 2004, les requérants adressèrent une lettre au ministère de la Santé pour se plaindre de A., assistant administratif travaillant au centre de santé public de Salvaterra do Extremo (Portugal). Dans ce courrier, invoquant leur qualités de citoyens de Salvaterra do Extremo, les requérants alléguaient que A. ne respectait pas ses horaires de travail et tirait profit de la vulnérabilité des usagers du centre de santé, à des fins personnelles. En l’occurrence, les paragraphes 3 et 5 de cette lettre indiquaient :

« (...) la partie administrative [du centre de santé] est assurée par le fonctionnaire A. qui exerce son activité professionnelle (...) exclusivement pendant ces trois matinées, soit un jour et demi par semaine, alors qu’il perçoit un salaire mensuel entier.

(...)

En outre, on constate que, viciés par les habitudes et les pratiques installées, traduits dans la culture de faveur et de dépendance des personnes simples et peu informées, ce fonctionnaire utilise des pratiques incompatibles avec l’éthique professionnelle, dans ses relations avec les usagers et fait usage de méthodes d’influence dont il tire partie comme il lui convient le plus.

(...) »

8. Une partie de cette lettre fut, à une date non précisée, publiée dans un journal local.

9. Suite, notamment, à la lettre des requérants, le 23 septembre 2005, le ministère de la Santé requit l’ouverture d’une procédure disciplinaire à l’encontre de A. (voir ci-après).

10. Ayant pris connaissance du courrier, A. assigna les requérants en diffamation devant le parquet près le tribunal d’Idanha-a-Nova pour les faits portant sur les accusations d’abus de pouvoir à son égard.

11. Le 1er février 2006, le parquet inculpa les requérants du crime de diffamation aggravée. Le 27 février 2006, les requérants firent appel de cette ordonnance en demandant l’ouverture de l’instruction.

12. Le 1er mars 2006, A. demanda à intervenir en qualité d’assistente (auxiliaire du ministère public) dans le cadre de la procédure pénale.

13. Par une décision du 15 février 2007, le juge d’instruction confirma l’ordonnance d’inculpation du parquet.

14. L’affaire fut renvoyée devant le tribunal d’Idanha-a-Nova. A une date non précisée, se portant partie civile, A. réclama une indemnisation de 2 500 euros (EUR) pour les préjudices moraux qu’il avait subis.

15. Par un jugement du tribunal d’Idanha-a-Nova du 3 avril 2008, les requérants furent déclarés coupables du chef de diffamation aggravée envers A. Le tribunal considéra qu’ils avaient porté atteinte à l’honneur et à la réputation de ce dernier, en considérant :

« (...)

En l’espèce, même s’il est établi que les accusés cherchaient à défendre les intérêts de la population de Salvaterra do Extremo, ce qui peut constituer un intérêt légitime, ces derniers n’ont pas prouvé que l’affirmation figurant au § 5 de la lettre était vraie, ni qu’il existait des fondements sérieux pour le croire.

(...) »

16. Quant à l’existence d’une enquête disciplinaire ouverte consécutivement au courrier des requérants, le tribunal releva qu’elle était toujours pendante, portait sur un sujet distinct et n’était pas déterminante pour l’analyse de l’affaire. Le tribunal releva l’existence de différends politiques entre les requérants et A., ce dernier ayant en l’occurrence exercé les fonctions de maire (presidente de junta de Freguesia) de 1993 à 2001. Les requérants furent ainsi respectivement condamnés à une amende de 960 EUR (premier requérant) et 1 800 EUR (deuxième requérant) et, conjointement, au versement de 1 600 EUR à A. pour les préjudices moraux qu’il avait subis en raison des accusations qui avaient été portées contre lui.

17. Les requérants interjetèrent appel du jugement devant la cour d’appel de Coimbra. Entre autres, ils se plaignaient que le tribunal n’ait pas pris en considération les procédures d’inspection interne et disciplinaire qui avaient été ordonnées par le ministère de la Santé consécutivement à leur lettre. Ils alléguaient également ne pas être responsables de la publication des informations divulguées dans les journaux. Enfin, ils réitéraient qu’en écrivant leur courrier, leur objectif était uniquement de défendre les intérêts de la population locale.

18. Par un arrêt du 1er avril 2009, porté à leur connaissance le 6 avril 2009, la cour d’appel confirma le jugement du tribunal d’Idanha-a-Nova, considérant notamment :

« (...) la lettre rédigée par les accusés (arguidos) qui est (également) à l’origine de la présente procédure a été considérée comme une réclamation sur l’horaire de travail de l’assistente. C’est sur cette question que portent les procédures d’inspection interne et disciplinaires, lesquelles visent aussi à déterminer la non-perception par l’assistente des tickets modérateurs vis-à-vis des patients non-exonérés.

Or, s’agissant de cette lettre, l’objet de la présente affaire concerne son paragraphe 5 [allégations portant sur les abus de pouvoir] ce qui a été considéré établi en l’espèce.

Aussi, même si les procès-verbaux de la procédure d’inspection interne no 38/2004 et la procédure disciplinaire no 6/06D ont été joints au procès-verbal de la présente procédure, les questions sur lesquelles elles portent ne doivent pas être transposées en l’espèce car elles sont distinctes, même si les témoins ont fait référence à celles-ci et à leurs objets.

(...) Bien qu’en écrivant cette lettre, les accusés avaient eu pour intention de poursuivre des intérêts légitimes, comme par exemple la défense des intérêts de la population de cette localité, ils n’ont pas prouvé que leurs affirmations étaient vraies, ou qu’ils avaient des raisons solides, en toute bonne foi, pour faire croire qu’elles l’étaient (...) ».

B. La procédure disciplinaire à l’encontre de A.

19. Par une ordonnance du 12 mars 2007, l’inspection générale de la santé constata que A. n’avait pas perçu, entre les années 2004 et 2005, les tickets modérateurs d’un certain nombre de patients du centre de santé en cause et qu’il n’avait pas respecté son horaire de travail, violant ainsi les devoirs d’intégrité, de zèle et de loyauté inhérents à ses fonctions.

20. Par une décision du 30 décembre 2008, l’inspection générale de la santé lui appliqua une amende de 500 EUR avec sursis. Dans son ordonnance, l’inspection ordonna qu’une copie de celle-ci soit envoyée au tribunal d’Idanha-a-Nova afin d’être jointe au procès-verbal de la procédure no 46/05.2TAIDN.

21. L’intéressé interjeta un recours hiérarchique de la décision. Le 13 février 2009, l’inspection générale de la santé classa l’affaire sans suite en estimant que celui-ci n’avait pas agi à des fins personnelles mais par égard aux conditions socio-économiques de certains patients du centre de santé. L’inspection générale de la santé ordonna toutefois le remboursement de 546,50 EUR au titre des tickets modérateurs non perçus.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

22. L’article 180 §1, 2 et 4 du code pénal, concernant la diffamation, dispose notamment :

« 1. Celui qui, s’adressant à des tiers, accuse une autre personne d’un fait, même sous forme de soupçon, ou qui formule, à l’égard de cette personne, une opinion portant atteinte à son honneur et à sa considération, ou qui reproduit une telle accusation ou opinion, sera puni d’une peine d’emprisonnement jusqu’à six mois ou d’une peine jusqu’à 240 jours-amende.

2. La conduite n’est pas punissable :

a) lorsque l’accusation est formulée en vue d’un intérêt légitime ; et

b) si l’auteur prouve la véracité d’une telle accusation ou s’il a des raisons sérieuses de la croire vraie de bonne foi.

(...)

4. La bonne foi mentionnée à l’alinéa b) du paragraphe 2 est exclue lorsque l’auteur n’a pas respecté son obligation imposée par les circonstances de l’espèce de s’informer sur la véracité de l’accusation. »

23. L’article 184 du code pénal augmente les peines en cause de moitié si la victime est un fonctionnaire de l’Etat.

24. S’agissant de l’abus de pouvoir, l’article 382 du code pénal dispose :

« Tout fonctionnaire (...) abusant de ses pouvoirs ou violant les devoirs inhérents à ses fonctions, avec l’intention d’obtenir (...) un bénéfice illégitime ou de porter préjudice à autrui est puni d’une peine de prison jusqu’à trois ans ou d’une amende (...). »

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

25. Dans la mesure où les affaires concernent les mêmes faits, la Cour estime nécessaire de les joindre et décide de les examiner conjointement dans un seul arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

26. Les requérants allèguent que leur condamnation pour le chef de diffamation aggravée envers A. a porté atteinte à leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, lequel dans ses parties pertinentes est libellé ainsi :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique (...) à la protection de la réputation ou des droits d’autrui (...). »

A. Sur la recevabilité

27. La Cour constate que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

28. Les requérants se plaignent de la violation de leur droit à la liberté d’expression en ce qu’ils furent condamnés pour avoir dénoncé le comportement de A., en sa qualité d’assistant administratif dans un centre de santé.

29. Le Gouvernement admet que la condamnation pénale et civile des requérants a constitué une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression. Il soutient toutefois que cette ingérence était prévue par la loi, qu’elle poursuivait un but légitime et qu’elle était « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En effet, pour le Gouvernement, bien que motivée par l’intérêt légitime visant à protéger les intérêts de la population de Salvaterra do Extremo, l’attitude des requérants était fondée sur des rumeurs et des rivalités politiques. Il fait valoir que les sanctions appliquées ont eu pour objectif de protéger l’honneur et la réputation d’autrui. Il considère finalement que les peines appliquées étaient proportionnées aux buts légitimes poursuivis. Il conclut à la non-violation de l’article 10 de la Convention.

30. La condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le ou lesdits buts.

31. La Cour constate que la condamnation des requérants pour diffamation aggravée était prévue par les articles 180 § 1 et 184 du code pénal. Elle relève en outre que cette ingérence poursuivait le but légitime de protéger la réputation et les droits de A. pour lui permettre d’exercer ses fonctions d’assistant administratif d’un centre de santé sans être perturbé.

32. La question qui se pose en l’espèce est donc de savoir si l’ingérence était nécessaire. La Cour rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, §§ 30 et 33, CEDH 1999‑I ; Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 44, CEDH 2002-II), l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique l’existence d’un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

33. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence critiquée à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des remarques reprochées au requérant et le contexte dans lequel elles ont été formulées. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si l’ingérence en question était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier sont « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

34. Les limites de la critique admissible peuvent dans certains cas être plus larges pour les fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs pouvoirs que pour les simples particuliers. Cependant, on ne saurait dire que des fonctionnaires s’exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme c’est le cas des hommes politiques et qu’ils devraient dès lors être traités sur un pied d’égalité avec ces derniers lorsqu’il s’agit de critiques de leur comportement. Les fonctionnaires doivent, pour s’acquitter de leurs fonctions, bénéficier de la confiance du public sans être indûment perturbés et il peut dès lors s’avérer nécessaire de les protéger contre des attaques verbales offensantes lorsqu’ils sont en service (Janowski c. Pologne, précité, § 33, CEDH 1999-I ; Mamère c. France, no 12697/03, § 27, CEDH 2006‑XIII ; Busuioc c. Moldavie, no 61513/00, § 64, 21 décembre 2004).

35. Par ailleurs, la Cour a considéré que les agents de la fonction publique, qu’ils soient contractuels ou statutaires, peuvent être amenés, dans l’exercice de leur mission, à prendre connaissance d’informations internes, éventuellement de nature secrète, que les citoyens ont un grand intérêt à voir divulguer ou publier. Elle a estimé dans ces conditions que la dénonciation par de tels agents de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail doit être protégée dans certaines circonstances. Pareille protection peut s’imposer lorsque l’agent concerné est seul à savoir – ou fait partie d’un petit groupe dont les membres sont seuls à savoir – ce qui se passe sur son lieu de travail et est donc le mieux placé pour agir dans l’intérêt général en avertissant son employeur ou l’opinion publique (voir Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 72, CEDH 2008 ; Heinisch c. Allemagne, no 28274/08, § 63, CEDH 2011 (extraits)). De telles considérations peuvent s’appliquer au cas d’usagers de services publics dans la mesure où ils ont connaissance ou utilisent les opérations internes du service en cause.

36. Si le droit de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général est protégé par la Convention, celui-ci ne vaut que s’il est exercé de bonne foi, sur la base de faits exacts, et en apportant des informations « fiables et précises » (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999 ; Sgarbi c. Italie (déc), no 37115/06, 21 octobre 2008).

37. Pour finir, la Cour rappelle qu’afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de faire la distinction entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude ; l’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. La qualification d’une déclaration en fait ou en jugement de valeur relève cependant en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes. Par ailleurs, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (voir, par exemple, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 76, CEDH 2004‑XI).

38. En l’espèce, la Cour observe, avant tout, que les accusations litigieuses ont été faites dans le cadre d’une correspondance écrite adressée au ministère de la Santé, structure chargée de la supervision des centres de santé dans le pays. S’agissant de la publication d’une partie de la lettre dans un journal local, rien ne ressort, de façon précise, du dossier quant à son étendue ou son impact dans la population locale.

39. En l’occurrence, les requérants avaient dénoncé le comportement de A. en sa qualité d’assistant administratif au centre de santé de Salvaterra do Extremo en l’accusant de ne pas respecter ses horaires de travail et d’abuser de sa position à des fins personnelles.

40. La Cour relève que les dénonciations formulées par les requérants n’ont pas été faites publiquement ou auprès d’un organe de police mais dans un simple courrier adressé au ministère de la Santé, soit l’organe chargé du contrôle des centres de santé publics au Portugal. La Cour estime que les questions exposées au ministère de la Santé étaient légitimes et relevaient de l’intérêt général, à savoir la qualité du fonctionnement d’un centre de santé public et la violation de la loi par un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions (voir, mutadis mutandis, Heinisch c. Allemagne, § 63 et Guja c. Moldova, § 72, précités). Par ailleurs, les requérants ont agi en qualité de citoyens de la localité où est situé ledit centre de santé public (voir § 7 ci‑dessus). Enfin, la Cour observe que l’abus de pouvoir attribué par les requérants à A. constitue en droit interne non seulement une infraction disciplinaire mais encore un crime grave.

41. La Cour note que, consécutivement à la lettre des requérants, une procédure disciplinaire a été ouverte par le ministère de la Santé en vue de déterminer la question du respect ou non de l’horaire de travail par A. mais aussi la non-perception par ce dernier de tickets modérateurs. La Cour constate que la procédure disciplinaire a été conclue par une décision de classement sans suite du ministère de la Santé du 13 février 2009. Elle relève néanmoins que le ministère a reconnu, dans sa décision, ce que l’intéressé n’a pas contesté, que celui-ci n’avait effectivement pas perçu les tickets modérateurs, décidant toutefois de classer l’affaire au motif que A. avait agi de la sorte en raison des conditions socio-économiques des patients du centre de santé, sans en tirer un profit personnel.

42. Les éléments de preuve au sujet de la non-perception des tickets modérateurs auraient pu être déterminants pour étayer les dénonciations d’abus de pouvoir faites par les requérants dans leur courrier au ministère de la Santé. Bien que ces éléments aient été mis à la disposition des juridictions internes (voir ci-dessus paragraphes 16, 18 et 21), celles-ci ont décidé de ne pas les prendre en compte. Ce constat suffit pour conclure qu’il existait en l’espèce une base factuelle suffisante, à savoir un fondement sérieux à l’origine des dénonciations, les requérants ayant agi de bonne foi. Dès lors, ces derniers n’ont pas dépassé la limite de la critique admissible envers A. Les motifs invoqués par les juridictions nationales n’étaient donc pas « pertinents et suffisants » aux fins du paragraphe 2 de l’article 10.

43. Dans la mesure où, d’une part, les accusations à l’encontre de A. dans une correspondance écrite concernaient la manière illicite, voire même illégale, dont celui-ci exerçait ses fonctions dans un centre de santé relevant du ministère de la Santé et, d’autre part, les juridictions internes ont omis de prendre en considération les preuves disponibles sur la conduite de celui-ci, la Cour estime que la condamnation des requérants à une amende et au versement de dommages et intérêts à A. pour diffamation aggravée s’analyse en une ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, pour protéger la réputation et les droits de A.

44. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

45. Les requérants estiment que leur condamnation a également porté atteinte à leur droit à la liberté de pensée, garanti par l’article 9 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

46. La Cour estime que ce grief est étroitement lié à celui examiné ci-dessus et doit être déclaré recevable. Eu égard à la conclusion qui précède au paragraphe 43, elle considère cependant que les requêtes ne posent aucune question distincte sur le terrain de l’article 9, méritant un examen séparé.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

47. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

48. Les requérants n’ont pas présenté leurs demandes de satisfaction équitable dans le délai qui leur avait été imparti bien que, dans la lettre qui leur a été adressée le 19 mai 2011, leur attention fût attirée sur l’article 60 du règlement de la Cour qui dispose que toute demande de satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention doit être exposée dans le délai imparti pour la présentation des observations écrites sur le fond conjointement ou dans un document séparé. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer de somme au titre de l’article 41 de la Convention (Willekens c. Belgique, no 50859/99, § 27, 24 avril 2003).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 9 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithIneta Ziemele
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-114466
Date de la décision : 15/11/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression);Satisfaction équitable rejetée (tardiveté)

Parties
Demandeurs : BARGAO ET DOMINGOS CORREIA
Défendeurs : PORTUGAL

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SOUSA J.P.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award