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16/09/2014 | CEDH | N°001-146381

CEDH | CEDH, AFFAIRE MANSUR YALÇIN ET AUTRES c. TURQUIE, 2014, 001-146381


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MANSUR YALÇIN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 21163/11)

ARRÊT

STRASBOURG

16 septembre 2014

DÉFINITIF

16/02/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mansur Yalçın et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant

en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Neboj

ša Vučinić,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du c...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MANSUR YALÇIN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 21163/11)

ARRÊT

STRASBOURG

16 septembre 2014

DÉFINITIF

16/02/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mansur Yalçın et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant

en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 juillet 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 21163/11) dirigée contre la République de Turquie et dont quatorze ressortissants de cet État, MM. Mansur Yalçın, Namık Sofuoğlu, Mme Serap Topçu, MM. Ali Yüce et Ali Kaplan, Mme Eylem Onat Karataş, M. Hüseyin Kaya, Mme Sevinç Ilgın, MM. İsmail Ilgın, Cafer Aktan, Hakkı Saygı, Kemal Kuzucu, Yüksel Polat et Hasan Kılıç (« les requérants »), ont saisi la Cour le 2 février 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Mes N. Sofuoğlu et S. Topçu, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants soutenaient en particulier que la manière dont le cours obligatoire de culture religieuse et de connaissances morales était donné dans les écoles primaires et les établissements secondaires portait atteinte aux droits tirés par eux de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention. Ils se plaignaient en outre d’une violation des articles 9 et 14 de la Convention.

4. Le 26 octobre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants résident à Istanbul. Ils sont de confession alévie. MM. Mansur Yalçın, Yüksel Polat et Hasan Kılıç ont des enfants d’âge scolaire. Plus précisément, E. Polat (fille de Yüksel Polat), qui a terminé ses études secondaires en 2007, G. Kılıç (fils de Hasan Kılıç), qui a terminé ses études secondaires en 2010, et T. Yalçın (fille de Mansur Yalçın), qui a terminé ses études secondaires en 2010, étaient à l’époque des faits scolarisés au sein d’un établissement d’enseignement secondaire.

M. Sofuoğlu a indiqué que, à la date de l’ouverture de la procédure interne, son fils et sa fille avaient terminé le second cycle de l’enseignement secondaire et qu’ils faisaient des études supérieures.

Quant à Mmes Serap Topçu et Eylem Onat Karataş, elles ont indiqué que, au cours de leur scolarité, elles avaient suivi le « cours obligatoire de culture religieuse et de connaissances morales » (« le CRCM ») et que leurs jeunes enfants – dont elles ne précisent pas l’âge – seront eux aussi obligés de suivre ce cours lorsqu’ils seront scolarisés.

6. En Turquie, l’instruction est obligatoire pour tous les enfants âgés de 6 ans à 13 ans révolus. Les quatre premières années sont suivies dans les écoles primaires (de la 1re à la 4e) et les quatre suivantes dans les établissements d’enseignement du premier cycle du second degré (de la 5e à la 8e). Ensuite, les élèves poursuivent leur scolarité pendant trois ou quatre années supplémentaires, en fonction des différentes filières, au sein d’établissements du second cycle du second degré (lise – lycées).

A. Procédure interne

1. Demande déposée par les requérants auprès de l’administration

7. Le 22 juin 2005, les requérants demandèrent au ministère de l’Éducation nationale (« le MEN ») la mise en place d’une consultation avec des dignitaires de la confession alévie en vue d’un remaniement du programme des cours de CRCM et d’une intégration dans cet enseignement de la culture et de la philosophie alévies.

Ils demandaient en outre la mise en place pour les enseignants chargés de ces cours d’une formation obligatoire et la création d’un mécanisme de contrôle et de suivi. Ils citaient à cet égard des extraits de rapports de suivi établis par la Commission européenne, dans lesquels apparaissaient des critiques relatives au contenu et au caractère obligatoire du cours de CRCM.

8. Dans sa réponse du 15 juillet 2005, la direction de l’enseignement religieux auprès du MEN (« la direction ») indiquait que, dans les manuels du cours de CRCM utilisés dans le cycle primaire, la priorité était donnée à l’enseignement relatif aux valeurs morales et religieuses communes à l’ensemble de la société. En ce qui concernait la matière dispensée dans les cycles du second degré, elle précisait que, tout en respectant les mêmes principes, le programme adoptait une approche supra-confessionnelle (mezhepler üstü) et que les manuels du cours de CRCM présentaient également les autres conceptions de l’islam. Elle ajoutait que le programme d’enseignement de l’année scolaire 2005-2006 avait été élaboré selon une approche supra-confessionnelle qui, selon elle, était axée sur le Coran, ne privilégiait aucune branche de l’islam en particulier et respectait le principe de laïcité. Par ailleurs, elle mentionnait que le programme de la classe de 9e (soit la première année de lycée) incluait la présentation des personnalités ayant marqué la conception de l’islam pour les Turcs, que celui de la classe de 11e expliquait les différentes interprétations de l’islam et que celui de la classe de 12e réunissait de nombreuses informations sur la culture alévie bektachie (bektaşi). Toujours dans la même lettre, la direction précisait qu’une formation destinée aux enseignants avait été mise en place avant la date d’entrée en vigueur du nouveau programme. Enfin, elle signalait que les matières relatives à la confession alévie avaient été incluses dans le programme d’enseignement du second degré du cours de CRCM de l’année scolaire 2005-2006.

2. Procédure engagée par les requérants devant le tribunal administratif

9. Après réception de la lettre de rejet de leur proposition par la direction, les requérants et 1905 autres personnes contestèrent la décision de celle-ci devant le tribunal administratif d’Ankara. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour en la matière, ils soutenaient que l’enseignement dispensé dans le cadre du cours de CRCM ne pouvait être considéré comme répondant à des critères d’objectivité et de pluralisme. Pour étayer leur thèse, ils présentaient six rapports établis par différents experts ayant procédé à l’examen des manuels scolaires du cours de CRCM. Se référant aux conclusions de ces rapports, ils soutenaient que les manuels en question dispensaient un enseignement fondé sur une interprétation « sunnite » de l’islam et qu’ils étaient loin de pouvoir passer pour neutres envers les autres interprétations de l’islam. Ils invoquaient notamment les articles 9 et 14 de la Convention et l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

3. Rapport des experts établi à la demande du tribunal administratif

10. Le tribunal administratif d’Ankara nomma d’office une commission composée de trois experts auxquels elle confia l’établissement d’un rapport relatif à l’enseignement dispensé dans le cadre du cours de CRCM.

11. À une date non précisée, un rapport de neuf pages, élaboré par un professeur de Kalam (sciences religieuses de l’islam), un agrégé de la faculté de l’enseignement et un agrégé en sociologie religieuse, fut versé au dossier et communiqué aux requérants. Le rapport indiquait en substance ce qui suit.

. Pour mener leur étude, les experts s’étaient fondés sur un examen des manuels du cours de CRCM des classes de 4e, 5e, 6 e, 7 e, 8 e, 10 e et 11e, utilisés dans les écoles en vertu d’une autorisation émanant du MEN. Le programme du cours de CRCM de l’école primaire avait été adopté par une décision du 28 décembre 2006 du haut conseil de l’éducation du MEN et introduit à partir de l’année scolaire 2007-2008 en remplacement de l’ancien programme du 19 septembre 2000. Le nouveau programme du second degré était entré en vigueur par une décision du 31 mars 2005. Les manuels scolaires critiqués par les requérants étaient ainsi des ouvrages élaborés selon l’ancien programme.

. Les manuels étaient structurés autour de trois thèmes principaux : la culture religieuse, les connaissances morales et les valeurs nationales et spirituelles. Les sujets relatifs aux connaissances morales et aux valeurs nationales et spirituelles abordaient des thèmes communs à tous les citoyens. La partie relative à la culture religieuse avait été rédigée selon une approche supra-confessionnelle, qui était axée sur les notions fondamentales telles que le Coran et la sunna (Sünnet), et qui n’avantageait aucune des branches de l’islam.

. Le programme ne privilégiait aucune confession en particulier. Au contraire, les manuels traduisaient une approche supra-confessionnelle. Le programme respectait le principe d’objectivité et ne privilégiait aucune confession ni aucun groupe religieux. Manuels et programme avaient pour but de délivrer des informations relatives à la religion islamique par le biais de méthodes pédagogiques.

. Les manuels du cours de CRCM rédigés par les auteurs M. Şahinbaş et A. Kabakçı pour les classes de 4ème, 5ème, 6ème, 7ème et 8ème avaient été abandonnés à partir de l’année scolaire 2007-2008 à la suite des modifications apportées au programme. Ils avaient été remplacés par les nouveaux manuels conçus par des commissions créées au sein du MEN. Il en avait été de même pour les manuels du second degré, qui avaient été remplacés par les nouveaux à partir de l’année scolaire 2006-2007. Lors de l’élaboration du nouveau programme mis en place à partir de l’année scolaire 2006-2007, le MEN avait largement pris en compte les points évoqués par les requérants.

. À la différence de l’ancien programme, le nouveau programme traitait d’une part de sujets tels que les principes de la confession alévie, le culte, la philosophie mystique, la compréhension de la morale, les prières (niyaz) et la prière collective (cem) des adeptes de la confession alévie, et, d’autre part, des principes et des rites alévis tels que les douze services religieux (12 hizmet), le chemin du voyage vers Dieu, les jeûnes de Hizir et de Muharram (Hızır ve Muharrem orucu), les quatre portes (4 kapɪ) et quarante étapes (40 makam), les trois sunnas (3 sünnet) et les sept obligations (7 farz). Lors de l’élaboration des manuels scolaires et du choix des sujets relatifs à la croyance, au culte et à la morale des alévis, les ouvrages rédigés par d’éminentes personnalités alévies avaient été largement utilisés.

. Alors que l’enseignement de la religion en tant que telle prenait en compte les préceptes du Coran et la vie du prophète Mahomet, les autres interprétations de l’islam étaient traitées par le biais d’informations culturelles. Ainsi, les manuels dispensaient des informations sur l’alévisme, le jafarisme (caferilik), le hanéfisme (hanefilik), le chaféisme (şafilik), le chiisme (şiilik) et les courants soufis. Ils enseignaient également les fondements de l’islam, notamment les cinq prières, le pèlerinage, l’aumône et le sacrifice. Environ trente pages des manuels étaient consacrées à la confession alévie.

. En conclusion, le rapport recommandait l’ajout de certains aspects de la confession alévie, par exemple les fêtes, et précisait que le cemevi était un lieu d’échange culturel pour les alévis et non pas un lieu de culte.

4. Rapports préparés à l’initiative des requérants et soumis au tribunal

12. Le 14 septembre 2009, les requérants contestèrent le rapport d’expertise et déposèrent un mémoire additionnel. Ils soutenaient que l’enseignement dispensé était axé sur l’interprétation sunnite de l’islam et que la présentation de la confession alévie était sommaire. Donnant des exemples, ils arguaient qu’un grand nombre des éléments présentés étaient entachés d’erreurs. En particulier, ils indiquaient que les symboles liés à leur croyance avaient été ignorés et que la mosquée était présentée comme étant le lieu de culte des musulmans. Ils affirmaient que certains rituels des musulmans sunnites, à savoir la prière ou salât (namaz) et l’ablution (abdest), étaient imposés et qu’ils étaient présentés selon l’interprétation sunnite de l’islam. En outre, ils reprochaient aux experts d’avoir nié que le cemevi fût le lieu de culte des alévis. Ils critiquaient le manuel de la classe de 5e, dans lequel les principaux rituels de l’islam auraient été présentés comme étant la salât, le jeûne, le pèlerinage et l’aumône, soutenant que les informations dispensées se limitaient à l’interprétation sunnite de l’islam, alors même que, selon eux, une discussion théologique à propos de la manière dont la salât devait être effectuée était en cours. Enfin, ils reprochaient aux manuels en question d’aborder la confession alévie comme une tradition ou une culture et non comme une croyance à part entière.

5. Le jugement du tribunal administratif

13. Par un jugement du 1er octobre 2009, le tribunal administratif d’Ankara débouta les requérants au motif que le refus opposé par l’administration défenderesse à leur demande était conforme à la législation pertinente. Il se référait aux conclusions du rapport relatif à l’enseignement dispensé dans les cours de CRCM (paragraphe 11 ci-dessus), considérant que les sujets religieux étaient traités d’une manière supra-confessionnelle tant dans les manuels scolaires conçus d’après l’ancien programme que dans ceux conçus sur la base du nouveau programme. Il estimait que le principe de neutralité de l’État était ainsi respecté et que les nouveaux sujets avaient été choisis en tenant compte des besoins du pays en matière d’enseignement.

6. Pourvoi en cassation

14. Les requérants formèrent un pourvoi contre le jugement de première instance.

15. Par un arrêt du 13 juillet 2010, notifié le 2 août 2010, le Conseil d’État rejeta ce pourvoi et confirma le jugement de première instance, qu’il considérait comme étant conforme à la procédure et aux lois.

B. Renseignements fournis par les parties

1. Le Gouvernement

16. Le Gouvernement a souhaité apporter les précisions suivantes.

Entre juin 2009 et mars 2011, de nombreuses tables rondes (çalıştay) réunissant des dignitaires de la confession alévie bektachie et d’autres confessions ont été organisées en Turquie, avec pour objet un examen des questions relatives à la communauté alévie. Parmi les sujets abordés au cours de ces tables rondes a également été débattue la question de l’enseignement de la culture religieuse et morale dispensé au sein des établissements d’enseignement primaire et secondaire. À l’issue de ces réunions, il a été décidé que le MEN procéderait à une révision du programme existant en la matière. À cet égard, une réunion spéciale a été organisée sous la présidence du secrétaire d’État, avec la participation des dirigeants de différents groupes confessionnels du pays et d’experts du MEN, au cours de laquelle il a été décidé que les travaux visant à la révision du programme en question seraient organisés par la direction de l’enseignement religieux auprès du MEN.

17. Une série de réunions ayant pour but l’échange des différents points de vue et l’identification des demandes émanant des différentes confessions ont été organisées au sein de la direction de l’enseignement religieux avec la participation de dignitaires alévis bektachis, jafaris et alaouites (nusayri). Lors de ces réunions, tant le programme d’enseignement en vigueur que les manuels scolaires ont été examinés. Par ailleurs, sur la base des conclusions d’un rapport établi par les représentants alévis bektachis, jafaris et alaouites, le programme et les manuels scolaires ont été modifiés de manière à répondre, largement d’après le Gouvernement, aux demandes exprimées par les dignitaires de ces communautés. Les nouveaux manuels du cours de CRCM ont été utilisés à partir de l’année scolaire 2011-2012. Après avoir ainsi procédé au remaniement du programme, les autorités nationales ont organisé à travers tout le pays des séminaires de formation destinés aux enseignants chargés de ce cours.

18. En Turquie, les élèves juifs et chrétiens sont dispensés du cours de CRCM en vertu de la décision no 1 du 9 juillet 1990 émanant du haut conseil de l’éducation. À cet égard, le haut conseil de l’éducation a décidé, le 25 juin 2012 et le 14 août 2012, de préparer un programme de cours d’instruction religieuse spécifique destiné aux élèves chrétiens et juifs des écoles primaires et des établissements d’enseignement du second degré. Dans ce but, une réunion a été organisée à Istanbul les 10 et 11 septembre 2012 avec des chefs spirituels chrétiens. De même, les autorités nationales ont désigné un coordinateur issu de l’université, qui a été chargé de veiller à l’élaboration du programme. Lors des réunions relatives à la préparation de ce programme, il a été précisé que les chefs spirituels desdites confessions pouvaient préparer leur programme d’instruction religieuse selon leurs convictions, modes de vie et traditions. Les représentants chrétiens ont ainsi envoyé un projet de programme au MEN et les représentants juifs ont fait savoir qu’ils étaient en train de finaliser le leur. Les projets de programme seront débattus lors d’une réunion qui sera organisée avec la participation des représentants des confessions en cause en vue de parvenir à l’adoption d’une version définitive.

19. Le Gouvernement a présenté à la Cour un document rédigé par la direction de l’enseignement de la religion auprès du MEN. Ce document précise que les auteurs du programme l’ont élaboré en prenant garde de ne pas privilégier une confession déterminée mais, au contraire, de respecter une approche supra-confessionnelle. Il indique par ailleurs que les vœux des différents groupes religieux ont été pris en compte et que les enfants des citoyens alévis ne sont pas forcés de suivre un enseignement religieux ou une pratique déterminés. Il précise en outre que le nouveau programme a été adopté le 30 décembre 2010 et qu’il a été introduit à partir de l’année scolaire 2011-2012.

Ce document est accompagné d’une synthèse du nouveau contenu des cours et d’extraits des manuels scolaires consacrés aux différentes interprétations de l’islam. Il explique notamment que des sujets portant sur les alévis bektachis, jafaris et alaouites ont été intégrés dans le programme et les manuels en question. Ces sujets sont repris ci-dessous.

Les manuels des classes de 4ème et 5ème proposent des activités liées à des propos de Ali (gendre du prophète Mahomet). Ils comportent également des passages traitant de l’importance accordée par Haci Bektaş Veli (grand soufi fondateur de la confrérie bektachie au XIVe siècle) à la propreté. Sous le titre « Différents exemples de prières de notre culture », ils abordent diverses interprétations de certaines sourates et certaines prières de la confession alévie bektachie. Ils évoquent également la place importante qu’occupent certaines journées et nuits dans cette confession.

Le manuel de la classe de 6ème traite le sujet des cinq prières obligatoires (namaz) ou de l’appel à la prière (ezan) en tenant compte également de la pratique jafarie. De même, il évoque le rôle et l’importance de Ali dans l’islam. Enfin, il présente les grandes personnalités, tels Ali er-Riza, Ahmet Yesevi et Haci Bektaş Veli, qui ont contribué à l’adoption de l’islam par les Turcs.

Dans le manuel de la classe de 7ème, le chapitre consacré au jeûne a été augmenté d’un sujet relatif au jeûne de Muharram. De même, la bataille de Kerbela y est expliquée. Le chapitre intitulé « Différentes interprétations dans l’islam » aborde la question alévie bektachie. Cette dernière partie traite les sujets suivants : les différents types de cem, les douze services, le semah[1], la fraternité religieuse (musahiplik), les prières et le jeûne de Hizir. Ces mêmes sujets sont également abordés dans le manuel de la classe de 12ème.

Enfin, les manuels des classes de 9ème, 10ème et 11ème présentent des personnages importants dans la confession alévie bektachie et soulignent, dans différents passages, le rôle et l’importance de Ali dans l’islam.

2. Les requérants

20. Les requérants ont notamment soumis à la Cour trois documents. Le premier document est un rapport sur une recherche menée pour le compte de l’« Initiative pour la réforme éducative » (Eğitim Reformu Girişimi) par Mme M. Yıldırım, experte en matière de liberté religieuse et directrice de l’« Initiative pour la liberté de religion et de croyance en Turquie ». Ce rapport est intitulé « Une évaluation du programme des cours de culture religieuse et de connaissances morales mis en application pendant l’année scolaire 2011-2012 » (2011-2012 Öğretim Yılında Uygulanan Din Kültürü ve Ahlak Bilgisi Dersi Programına İlişkin bir Değerlendirme).

Après s’être livrée à une analyse du programme des cours de CRCM dispensés pendant l’année scolaire 2011-2012, l’experte s’est exprimée en ces termes :

« Le programme de la classe de 1ère à la classe de 8ème

Si l’on compare le nouveau programme du cours de culture religieuse et de connaissances morales avec le programme antérieur, on constate que les modifications apportées ne constituent pas un remaniement profond au regard de principes tels que l’impartialité et l’objectivité. Ces modifications ont consisté principalement à ajouter quelques nouvelles informations et à déplacer un petit nombre de chapitres. Parmi les ajouts, il faut noter qu’un grand chapitre a été consacré à différentes interprétations de l’islam et à certaines traditions au sein de l’islam (principalement alévies bektachies et jafaries), y compris les terminologies, pratiques et références.

S’agissant du contenu général concernant le but de l’enseignement et les domaines abordés, les valeurs et notions exposées dans le programme restent proches de celles de l’ancien programme et n’ont fait l’objet d’aucun changement important. Des textes de lecture ont été ajoutés à la fin des chapitres pour renforcer les acquis. En outre, il convient de souligner que certains principes sont précisés, par exemple « les élèves ne seront pas contraints de suivre des pratiques religieuses » et « les élèves ne seront pas obligés d’apprendre par cœur des versets ou des hadiths ou de recopier des prières et des sourates autres que celles figurant dans les manuels » (...)

Classe de 7ème

(...) Le chapitre consacré aux différentes interprétations de l’islam qui figurait à l’ancien programme de la classe de 8e (...) figure dorénavant au programme de la classe de 7e. Quant au contenu, il a été augmenté des thèmes « Les interprétations soufies de l’islam (...) » et « Les notions fondamentales dans la tradition alévie bektachie (...) ». Dans le même chapitre, la notion de « branche » (mezhep) a été remplacée par la notion d’« interprétation religieuse ». S’agissant de la tradition alévie bektachie, il est précisé que ne seront développées que les notions suivantes : « cem, cemevi, rizalik, kul hakki, douze services, semah, fraternité religieuse, gülbenk et jeûne de Hizir », et que « le cemevi sera considéré comme l’endroit où on fait le cem » – l’on a ainsi évité de dire que le cemevi est un lieu de culte.

(...)

Le programme de la classe de 9ème à la classe de 12ème

Si l’on compare le nouveau programme du cours de culture religieuse et de connaissances morales avec le programme antérieur, on constate que, comme pour les autres classes, les modifications apportées ne constituent pas un remaniement profond au regard de principes tels que l’impartialité et l’objectivité. Elles se résument à un certain nombre d’ajouts et au déplacement d’un petit nombre de chapitres.

(...)

Classe de 12ème

(...)

L’on peut constater que, dans le domaine de la connaissance par la révélation (vahiy) et par la raison, le contenu du chapitre intitulé « Les interprétations soufies dans la pensée islamique » a été enrichi. [Il aborde] des [sujets] tels que « Le rôle et l’importance de la morale dans la pensée soufie (...) », « Différents modes et types de cem », « Des notions telles que le semah, la fraternité religieuse et le gülbenk », « L’importance du mois de Muharram et de l’achoura dans notre culture », « Les nusayri » (...) Parmi les activités, il est par exemple prévu une activité intitulée « Apprendre les interprétations soufies » et il est expliqué que les élèves seront appelés à mener une recherche sur l’un des sujets suivants : le yesevilik, le mevlevilik et la confession alévie bektachie (...). [En outre,] il est précisé que les sujets tels que « Le rôle de Haci Bektaş Veli dans la conception bektachie et dans le développement de la confession alévie » seront abordés et que, « pour ce qui est de ses bases fondamentales, la confession nusayri est structurée sur le Coran (...) »

(...)

(...) Peut-on considérer que le programme du cours obligatoire de culture religieuse et de connaissances morales est conforme aux principes de Tolède ?

Lorsqu’on analyse le contenu du cours en question, l’on constate qu’il s’agit de la synthèse d’un « cours sur l’enseignement d’une religion donnée dans l’optique de cette religion », d’un « cours qui dispense des informations limitées, mais relativement objectives sur les autres religions », d’un « cours de morale qui trouve ses racines dans une religion déterminée » et d’un « cours sur la civilisation islamo-turque » plutôt que d’un cours sur les religions. À cet égard, le programme ne dit pas que ce cours est un cours sur les religions ; au contraire, il est dit qu’il s’agit d’un « enseignement de la religion ». Or, dans l’article 24 de la Constitution, les termes employés sont « l’enseignement de la culture religieuse », soit une connaissance de la culture religieuse puisée à différentes sources et non « un enseignement de la religion » (Conseil d’État, arrêts E.2006/6 – K.2007/481, 28 décembre 2007, et E.2007/679 – K.2008/1461, 29 février 2008). Par ailleurs, le même article prévoit une autre disposition consacrée spécifiquement à « l’enseignement de la religion ». Dans le programme, le terme « religion » est couramment utilisé pour désigner l’islam mais il est employé parfois au sens général, ce qui prête à confusion.

Les modifications les plus importantes du nouveau programme par rapport à l’ancien résident dans l’ajout aux terminologies, pratiques et références, de celles relatives à d’autres interprétations ou traditions existant au sein de l’islam. Sans être un expert en matière de théologie, on peut conclure que l’approche, la structure et les priorités sont demeurées les mêmes, la diversité existant au sein de l’islam n’ayant été reflétée que par quelques ajouts au programme antérieur.

Une brève analyse à la lumière des principes de Tolède

Selon les principes de Tolède, l’enseignement en matière de religion doit être sensible, équilibré, inclusif, non doctrinal, impartial et fondé sur les principes des droits de l’homme relatifs à la liberté de religion ou de conviction. (...)

Non doctrinal

Les changements apportés au programme et aux manuels ne sont pas de nature à modifier le caractère doctrinal de ces cours. Les termes « notre religion », « notre livre divin », « notre prophète » sont fréquemment employés et sont enseignés comme étant un dogme religieux.

Impartial

Le devoir d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation par l’État de la légitimité des convictions religieuses. Or le fait de préciser que le cemevi est un lieu où l’on pratique le cem est l’expression d’une appréciation. Le rejet de l’idée communément admise par les alévis selon laquelle le cemevi est un lieu de culte n’est pas compatible avec le devoir d’impartialité de l’État (...)

(...)

Évaluation du contenu par rapport aux obligations juridiques – État, parents, enfants

(...) Le fait que, dans les niveaux tant primaires que secondaires, les cours de CRCM sont dispensés de manière obligatoire et qu’ils incluent les dogmes et les pratiques de la croyance islamique, avec pour présupposé que les enfants adhèrent à cette croyance, est susceptible de créer des situations de conflit au regard des convictions religieuses et philosophiques des parents (...). De même, l’emploi d’expressions telles que « notre religion », « ma religion », « notre livre sacré le Coran » et « notre Prophète » et l’apprentissage des sourates du Coran et des pratiques de la salât (namaz) ont pour conséquence que les parents qui ne sont pas des adeptes de la croyance islamique peuvent voir leur enfant recevoir un enseignement autre que celui qu’ils désirent leur transmettre. En outre, le fait que l’apprentissage des sourates du Coran et de la pratique de la salât est considéré comme [une connaissance] à acquérir risque d’entraîner chez les enfants un conflit d’allégeance avec les croyances qui leur sont transmises par leurs parents. Cela constitue une violation du droit de ne pas être forcé à agir à l’encontre de ses propres convictions.

(...)

Pour conclure, les modifications apportées au programme du cours de CRCM ne sont pas suffisantes pour mettre fin à la violation du droit des parents d’assurer [à leur enfant] un enseignement conforme à leurs convictions religieuses et philosophiques (...).

Conclusion

Si l’on tient compte des modifications mises en œuvre en 2011-2012, l’on peut constater un progrès dans la direction souhaitée, qui est de voir dispensé un enseignement religieux pluraliste, dans la mesure où le cours obligatoire de CRCM reflète la diversité qui existe dans l’islam en Turquie. Par ailleurs, ce cours préserve sa particularité qui est de dispenser tant « l’enseignement de la religion islamique » que « l’enseignement des autres religions » (...) »

21. Le deuxième document fourni par les requérants est une étude intitulée « Les problèmes relatifs au cours de religion » (Din Dersi Sorunu) et rédigée le 23 janvier 2013 par M.K. Kılıç, enseignant chargé du cours de CRCM et secrétaire d’enseignement du syndicat des enseignants Eğitim-İş. Les parties pertinentes en l’espèce de cette étude se lisent ainsi :

« (...) De la classe de 4ème du cycle primaire jusqu’à la fin du lycée, le programme du cours de culture religieuse et de connaissances morales a été élaboré d’après les conceptions de la branche sunnite-matrudi-hanéfite de l’islam. Soit aucun enseignement concernant les autres branches de l’islam n’est dispensé soit celles-ci sont considérées comme dissidentes (aykırı görüş). Le sunnisme se trouve toujours au centre. Ainsi, le programme n’a pas été préparé selon une approche supra-confessionnelle, mais selon une approche intégralement confessionnelle (mezhepçi).

(...)

Dans les manuels, la confession alévie n’est pas considérée comme une branche de l’islam (mezhep). Le programme la réduit à des aspects culturels et folkloriques.

Dans le manuel utilisé en classe de 7ème, dans le chapitre intitulé « Les interprétations dans la pensée islamique », la confession alévie n’est considérée ni comme une interprétation de la foi (itikadi mezhep) ni comme une interprétation théologique (fikhi yorum). Elle est décrite comme une interprétation soufie, de sorte qu’elle n’est pas vue comme une branche mère, telles celles du sunnisme et du chiisme. Dans le programme des classes de 7ème et de 12ème, la confession alévie est placée dans la même catégorie que celle des confréries sunnites (Sünni tarikatlar), c’est-à-dire qu’elle est placée dans une sous-catégorie par rapport aux branches mères et qu’elle est ainsi dépréciée.

Or, tant sur le plan de la foi que sur le plan théologique, la confession alévie est une branche indépendante de l’islam. [Il est vrai que], (...) dans la confession alévie, l’interprétation mystique et soufie est prédominante. Pour autant, le fait de présenter cette confession uniquement comme une entité soufie ne correspond pas à la réalité (...).

En résumé, dans le programme et les manuels du cours de culture religieuse et de connaissances morales :

1. La confession alévie n’est pas considérée comme une branche à part entière de l’islam, à la différence du sunnisme et du chiisme.

2. Il est enseigné de manière directe ou indirecte que la confession alévie est un courant soufi et que ses rituels ne sont que des activités culturelles et folkloriques et non des rituels fondamentaux de l’islam.

3. La confession alévie n’est pas admise comme étant une branche (mezhep) de l’islam ; [en effet,] les fondements de sa foi et de sa croyance sont ignorés.

4. De même, les réalités suivantes ne sont pas admises : le cem, qui est la prière fondamentale de la confession alévie, équivaut à la salât (namaz) des sunnites et des chiites. Le jeûne de Muharram chez les alévis équivaut au jeûne du ramadan. Le cemevi, qui est le lieu de culte des alévis, équivaut à la mosquée des sunnites et des chiites. Le semah ne constitue pas une activité culturelle ou folklorique ou bien une cérémonie de zikr (ou « dhikr » : prière rituelle ou litanie pratiquée par les soufis) des confréries, mais est une forme de prière.

5. Le saz ou bağlama est un instrument sacré pour les alévis. La confession alévie est inséparable de [cet instrument]. (...)

Si le programme et les manuels de ce cours font l’objet d’une révision qui tienne compte de ces éléments, le problème [relatif à ce cours] en ce qui concerne les alévis pourra être considéré comme en grande partie résolu. »

22. Le troisième document est une analyse intitulée « Le cours obligatoire de culture religieuse et de connaissances morales : entre « supra-confessionnalité » pluraliste et confessionnalisme majoritaire ». Il a été rédigé en janvier 2013 par A. Yaman, professeur agrégé à l’université d’Abant İzzet Baysal et président de la chaire d’histoire politique, également dignitaire alévi, plus précisément dede (chef religieux et spirituel des alévis). Les parties pertinentes en l’espèce de cette analyse peuvent se lire comme suit :

« (...) Le programme du cours obligatoire est le sujet le plus contrariant pour les alévis, car le contenu de ce cours et la formation du corps enseignant chargé de le donner ne sont pas compatibles avec l’approche des alévis. En effet, ce cours est donné par un corps enseignant issu de la croyance et de la culture sunnites et diplômé des écoles imam-hatip (imam et prêcheur) ou des facultés de théologie, suivant un programme [conforme à la croyance et à la culture sunnites]. Une telle structure peut être considérée comme étant adaptée aux besoins des citoyens sunnites (...). Mais comment accepter que le même programme soit destiné aux alévis ? Il ressort des récents développements que la thèse selon laquelle le contenu de ce cours est « supra-confessionnel » est erronée. À cet égard, pourquoi les manuels supposés être en 2005 « supra-confessionnels » ont-ils été modifiés en 2008 et en 2011 avec, à la suite des réunions, l’ajout de passages sur les alévis ? Dans ce cours, une conception religieuse – certes tout à fait respectable – prédomine, et la confession alévie n’est pas correctement exposée. Les enfants des alévis sont pris en étau entre les informations qu’ils reçoivent à l’école et celles que leur transmettent leurs familles. En outre, des problèmes surgissent avec certains professeurs (...).

(...)

En tenant compte des propositions formulées par la commission [chargée de réviser le contenu du programme] – j’ai moi-même participé à certaines de ses réunions –, créée à la suite des tables rondes consacrées aux alévis (Alevi Çalıştayları), un recueil rassemblant les propositions de modification des manuels a été remis au ministre d’État. [À la suite de cela] (...), certaines modifications ont été apportées aux manuels des classes de 4ème, 5ème, 6ème, 7ème, 8ème et 13ème publiés en 2011. Toutefois, si l’on compare les propositions et les changements effectivement réalisés, on constate que ceux-ci sont quantitativement très insuffisants et qu’une stratégie limitative et/ou tendant à exclure certains éléments (dışlayıcı) a été suivie. On ne peut qu’être contrarié par ce constat. [Je ne pense pas me tromper en disant que] le fait que le culte fondamental des alévis, à savoir le cem, soit présenté dans les manuels des classes de 7ème et 12ème dans la partie consacrée aux interprétations religieuses et non dans le chapitre consacré au culte démontre bien que [le programme] n’a pas été élaboré selon une approche supra-confessionnelle et que les manuels ont été conçus selon une orientation particulière.

(...)

(...) La proposition de la commission de reconnaître « le cemevi [comme] un lieu de culte » a été ignorée (...) Par ailleurs, il est intéressant de noter que, alors que la salât est expliquée de manière détaillée par des dessins [dans le manuel de la classe de 5e], et que, sous le titre « Connaître la mosquée », [les différentes parties de la mosquée] sont illustrées par des dessins et des poésies, en revanche aucune institution ou règle des alévis n’est décrite. Dans ce cours obligatoire, les élèves alévis ne peuvent apprendre les cultes principaux que selon la conception sunnite de l’islam (...). Alors que la commission a formulé des propositions quant à l’insertion de sujets relatifs au cem et aux autres cultes des alévis [dans le chapitre consacré aux cultes du manuel de la classe de 6ème], c’est l’approche selon laquelle « le culte se résume à la salât » qui a été retenue (...). La confession alévie est présentée dans le contexte des confréries religieuses et du soufisme, y compris les confréries naksilik, kadirilik, etc., au lieu de figurer dans le chapitre consacré à la croyance et au culte. [C’est ainsi] que le cemevi est présenté comme un simple lieu de confrérie (...) »

23. Le Gouvernement exprime ses doutes quant à l’objectivité et à l’impartialité des rapports d’expertise présentés par la partie requérante. Il soutient notamment que les textes intitulés « Une évaluation du programme des cours de culture religieuse et de connaissances morales mis en application pendant l’année scolaire 2011-2012 » et « Les problèmes relatifs au cours de religion » présentés par les requérants n’ont aucun caractère académique.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution

24. L’article 2 de la Constitution est ainsi libellé :

« La République de Turquie est un État de droit démocratique, laïque et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et reposant sur les principes fondamentaux énoncés dans le préambule. »

25. L’article 24 de la Constitution, en ses passages pertinents en l’espèce, est ainsi libellé :

« Chacun a droit à la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse.

Les prières et les rites et cérémonies religieux sont libres sous réserve qu’ils ne violent pas les dispositions de l’article 14.

Nul ne peut être contraint de participer à des prières ou à des cérémonies et rites religieux ni de divulguer ses croyances et convictions religieuses ; nul ne peut être blâmé ni inculpé en raison de ses croyances ou convictions religieuses.

L’éducation et l’enseignement religieux et éthiques sont dispensés sous la surveillance et le contrôle de l’État. L’enseignement de la culture religieuse et morale figure parmi les cours obligatoires dispensés dans les écoles primaires et les établissements du second degré. En dehors de ces cas, l’éducation et l’enseignement religieux sont laissés au libre choix de chacun et, en ce qui concerne les mineurs, de celui de leurs représentants légaux.

(...) »

B. La loi fondamentale no 1739 sur l’éducation nationale

26. L’article 12 de la loi fondamentale no 1739 sur l’Éducation nationale dispose :

« La laïcité est le fondement de l’Éducation nationale turque. La culture religieuse et l’éducation morale font partie des matières obligatoires enseignées dans les écoles primaires et les lycées et établissements de même niveau. »

C. La décision no 1 du 9 juillet 1990 relative à la dispense

27. Le 9 juillet 1990, le haut conseil de l’éducation du MEN a adopté une décision relative au cours de culture religieuse et de connaissances morales et aux dispenses accordées relativement à ce cours. La décision se lit comme suit :

« À la suite de la proposition du ministère de l’Éducation, les élèves de nationalité turque et de religion chrétienne ou juive qui fréquentent les écoles primaires et les établissements de second degré, à l’exception des écoles appartenant aux minorités, peuvent être dispensés du cours de culture religieuse et de connaissances morales à condition d’attester leur appartenance à ces religions. En revanche, si ces élèves souhaitent suivre ce cours, ils doivent présenter une demande écrite signée par leur représentant légal. »

D. L’enseignement de la religion en Turquie

28. En Turquie, jusqu’à l’entrée en vigueur de la Constitution de 1982, les cours de religion étaient une matière facultative, laissée au libre choix des parents. En son article 24, la Constitution de 1982 a rendu le cours de CRCM obligatoire dans tout l’enseignement public, de la classe de 4ème de l’école primaire jusqu’à la dernière année de lycée.

29. En 2012, deux cours facultatifs à vocation religieuse, intitulés « La vie de Mahomet » et « Le Coran », ont été créés dans les écoles primaires et les établissements du second degré par la loi no 6287 adoptée le 30 mars 2012. Par la suite s’est ajouté un troisième cours, également facultatif, intitulé « Connaissances religieuses de base, Islam 1-2 ».

30. En guise d’enseignement confessionnel s’organisent un peu partout en Turquie des cours de catéchèse islamique (Kuran Kursu). Ils ne dépendent pas du ministère de l’Éducation nationale mais de la Présidence des affaires religieuses, organisme suprême de tutelle en matière de gestion du culte islamique en Turquie.

III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

31. Pour une présentation des principaux textes internationaux pertinents et d’une étude de droit comparé, voir l’arrêt Hasan et Eylem Zengin c. Turquie (no 1448/04, §§ 25-34, 9 octobre 2007).

Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)

32. La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance s’est déjà exprimée sur l’enseignement du fait religieux dans le cadre scolaire dans sa Recommandation de politique générale no 5 sur « la lutte contre l’intolérance et les discriminations envers les musulmans » (CRI(2000) 21, 27 avril 2000). Après avoir rappelé le principe du respect de l’égalité et de la non-discrimination entre les religions et reconnu la grande diversité qui caractérise la pratique de l’islam, elle a recommandé aux gouvernements des États membres « de veiller à ce que l’enseignement des religions à l’école respecte le pluralisme culturel et d’assurer la formation des enseignants à cet effet ».

33. Par ailleurs, l’ECRI a déclaré, notamment, dans son quatrième rapport sur la Turquie (CRI (2011) 5, adopté le 10 décembre 2010), ce qui suit :

« Éducation religieuse obligatoire

72. Examinant la question de l’éducation religieuse obligatoire dans les écoles, l’ECRI a observé dans son troisième rapport sur la Turquie que la situation n’était pas claire : elle a noté que, bien que le programme du cours soit officiellement décrit comme portant sur toutes les religions et visant principalement à donner aux élèves un aperçu de l’ensemble des religions existantes, plusieurs sources ont expliqué que ces cours consistaient essentiellement en un enseignement des principes de la foi musulmane ; l’ECRI a également souligné que les enfants appartenant aux minorités non musulmanes reconnues pouvaient être exemptés. Elle a fait observer que, s’agissant bien d’un cours sur les différentes cultures religieuses, il n’y avait pas lieu de limiter son caractère obligatoire aux enfants musulmans ; par contre, s’il visait essentiellement à enseigner la religion musulmane, il ne devait pas être rendu obligatoire afin de préserver la liberté religieuse des enfants et de leurs parents. Par conséquent, elle a recommandé vivement aux autorités turques de reconsidérer leur approche et de prendre des mesures soit pour rendre ces cours facultatifs pour tous, soit pour réadapter leur contenu afin de s’assurer qu’ils englobent véritablement l’ensemble des cultures religieuses et ne soient plus perçus comme des cours d’instruction de la religion musulmane.

73. Aucun changement significatif dans la pratique n’a été signalé depuis le troisième rapport de l’ECRI ; de nombreuses sources considèrent que l’éducation religieuse obligatoire dispensée dans les écoles publiques conformément à l’article 24 de la Constitution et à l’article 12 de la loi no 1739 sur l’éducation nationale est encore axée sur l’enseignement des principes de la foi musulmane sunnite. Les autorités ont souligné que le programme scolaire en matière de culture religieuse et morale visait à fournir une vision générale de toutes les religions tout en mettant davantage l’accent sur les principes religieux (...) et qu’il était légitime de se focaliser davantage sur la religion pratiquée dans une région spécifique (...).

74. L’ECRI (...) souligne la nécessité de veiller à ce que les convictions des membres de tous les groupes religieux minoritaires soient respectées dans le système éducatif, y compris celles des personnes qui ne souhaitent pas que leurs enfants suivent une instruction religieuse à l’école. »

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

34. Les requérants se plaignent d’une violation de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention et des articles 9 et 14 de la Convention.

A. Sur l’article 47 du règlement de la Cour

35. Le Gouvernement soutient que la Cour n’a pas été régulièrement saisie au regard de l’article 47 du règlement de la Cour et du paragraphe 11 de l’instruction pratique concernant l’introduction de l’instance, alléguant que les requérants ont présenté les faits et les griefs en vingt pages dans le formulaire de requête et qu’ils n’ont ainsi pas respecté les exigences de clarté et de brièveté. De surcroît, il affirme que tous les requérants ont indiqué une seule et même adresse dans le formulaire de requête. Il invite donc la Cour à rejeter la requête.

36. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 47 de son règlement, tel qu’il était en vigueur lors de l’introduction de la présente affaire, un formulaire de requête doit notamment comporter un exposé des faits ainsi qu’un exposé de la ou des violations alléguées de la Convention et des arguments pertinents.

37. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont, dans leur formulaire de requête, décrit explicitement les faits et indiqué clairement les violations de la Convention dont ils se plaignent. Par conséquent, elle estime que les griefs des requérants ont été soulevés conformément à l’article 47 § 1 du règlement. S’agissant de la disposition de l’instruction pratique invoquée par le Gouvernement, la Cour souligne qu’elle ne constitue aucunement un critère de recevabilité au titre de l’article 35 de la Convention. Dès lors, le Gouvernement n’est nullement fondé à demander le rejet de la présente requête au seul motif qu’il en juge la rédaction trop longue. Quant au fait que tous les requérants ont indiqué une seule et même adresse dans le formulaire, elle prend acte de leur déclaration selon laquelle ils avaient précisé qu’ils communiqueraient au greffe une adresse unique dans le but d’une meilleure administration de la correspondance. Il convient donc de ne pas tenir compte des arguments du Gouvernement sur ces points (voir, dans le même sens, Ömer Yüksel c. Turquie (déc.) no 49756/09, 1er octobre 2013).

B. Sur la qualité de victime des requérants

1. Thèses des parties

38. Le Gouvernement soutient à titre principal que les requérants ne peuvent se dire « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention. Il précise en particulier que la requête introduite ne comportait aucun renseignement démontrant que les enfants des intéressés aient été d’âge scolaire à la date à laquelle ceux-ci ont soumis leur demande auprès du ministère de l’Éducation nationale. Quant à l’éventualité d’une reconnaissance aux intéressés de la qualité de « victime potentielle » au sens de la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement met en garde contre une application extensive de ce concept.

39. Les requérants marquent leur désaccord avec la thèse du Gouvernement. Ils affirment que certains d’entre eux avaient à l’époque des faits des enfants scolarisés et directement affectés par la situation dénoncée, et que d’autres avaient des enfants trop jeunes pour être scolarisés à l’époque en question mais amenés à le devenir, ce qui, à leurs yeux, leur confère la qualité de victime dans le futur. Ils indiquent que d’autres encore avaient des enfants qui avaient déjà terminé leur scolarité et qui, à leurs dires, avaient donc été affectés par la même situation dans le passé. Ils précisent que, en tout état de cause, il serait contraire au but et à l’esprit de la Convention d’adopter une approche très formaliste de la notion de « victime » en l’espèce. Ils considèrent qu’un enseignement religieux répondant aux critères d’objectivité et de pluralisme constitue un droit fondamental.

2. Appréciation de la Cour

40. La Cour rappelle que, pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention, un requérant doit remplir deux conditions : il doit entrer dans l’une des catégories de demandeurs mentionnées dans cette disposition et pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention. Elle réaffirme que la notion de « victime » doit, selon sa jurisprudence constante, être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir (Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 35, CEDH 2004‑III). En effet, par « victime », l’article 34 de la Convention désigne la ou les victimes directes ou indirectes de la violation alléguée (SARL du Parc d’Activités de Blotzheim c. France, no 72377/01, § 20, 11 juillet 2006). Ainsi, l’article 34 vise non seulement la ou les victimes directes de la violation alléguée, mais encore toute victime indirecte à qui cette violation causerait un préjudice ou qui aurait un intérêt personnel valable à obtenir qu’il y soit mis fin (voir, mutatis mutandis, Tourkiki Enosi Xanthis et autres c. Grèce, no 26698/05, § 38, 27 mars 2008 ; voir aussi Defalque c. Belgique, no 37330/02, § 46, 20 avril 2006). En tout état de cause, que la victime soit directe, indirecte ou potentielle, il doit exister un lien entre le requérant et le préjudice qu’il estime avoir subi du fait de la violation alléguée. En effet, la Convention n’envisage pas la possibilité d’engager une actio popularis aux fins de l’interprétation des droits qui y sont reconnus ; elle n’autorise pas non plus des particuliers à se plaindre d’une disposition de droit interne simplement parce qu’il leur semble, sans qu’ils en aient directement subi les effets, qu’elle enfreint la Convention (Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 28, 22 décembre 2009).

41. En l’espèce, la Cour observe en premier lieu que les allégations des requérants portent essentiellement sur le droit des parents de voir l’État respecter leurs convictions religieuses et philosophiques dans l’exercice des fonctions qu’il assume dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement de leurs enfants. À cet égard, elle ne doute pas que les requérants Mansur Yalçın, Yüksel Polat et Hasan Kılıç, dont les enfants étaient scolarisés dans l’enseignement secondaire à l’époque des faits, peuvent se prétendre directement « victime » d’une violation de leur droit tiré de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention et des articles 9 et 14 de la Convention.

42. Quant aux autres requérants – Namık Sofuoğlu, Serap Topçu, Ali Yüce, Ali Kaplan, Eylem Onat Karataş, Hüseyin Kaya, Sevinç Ilgın, İsmail Ilgın, Cafer Aktan, Hakkı Saygı et Kemal Kuzucu –, la Cour note qu’ils allèguent essentiellement, en invoquant l’article 2 du Protocole no 1 et les articles 9 et 14 de la Convention, que le programme du cours obligatoire de culture religieuse et de connaissances morales heurte leurs convictions religieuses. Elle relève qu’ils ne soutiennent pas que l’enseignement religieux dispensé aurait déployé un quelconque effet concret à leur égard, mais qu’ils se bornent à se plaindre in abstracto des effets du programme sur leur conviction religieuse sans toutefois expliquer en quoi ils auraient été personnellement affectés.

43. Certes, Mmes Serap Topçu et Eylem Onat Karataş disent qu’elles ont suivi pendant leur scolarité le cours obligatoire de culture religieuse et de connaissances morales, et que leurs jeunes enfants – dont elles ne précisent pas l’âge – seront eux aussi obligés de suivre ce cours lorsqu’ils seront scolarisés. Toutefois, la Cour rappelle que, d’une part, la requête se heurte à la règle des six mois pour autant que les requérantes se plaignaient d’avoir elles-mêmes suivi ce cours pendant leur scolarité. D’autre part, elle estime que la simple éventualité que leurs enfants en bas âge aient à suivre le cours en question dans un avenir plus ou moins lointain n’est pas suffisante (voir, mutatis mutandis, Caron et autres c. France (déc.), no [48629/08](http://hudoc.echr.coe.int/sites/fra/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2248629/08%22%5D%7D), 29 juin 2010). À cet égard, elle observe que ces cours sont donnés à partir de la classe de 4ème dans les écoles primaires et estime ne pouvoir spéculer sur le contenu potentiel de ce cours lors de la future scolarité de ces enfants. Elle estime en outre que les requérantes auront toujours la faculté d’introduire une nouvelle requête si elles devaient estimer que le programme de ce cours et la manière dont celui-ci est dispensé emportent violation des droits dont elle se prévalent à ce jour devant la Cour. À cet égard, elle est d’avis que la présente affaire se distingue des affaires Burden c. Royaume-Uni ([GC], no 13378/05, § 35, CEDH 2008) et Sejdić et Finci (précité, § 28). Dans la première, en effet, il était évident que la législation en cause serait appliquée aux requérantes dans un avenir qui n’était guère lointain, au vu de leur âge (Burden, précité, § 34), sauf dans l’hypothèse, peu vraisemblable, d’un décès simultané des intéressées. Dans la seconde, la Cour a reconnu aux requérants la qualité de victime, considérant qu’ils participaient activement à la vie publique et qu’il semblait tout à fait naturel qu’ils envisagent de se porter candidats à des élections si cette possibilité leur était donnée (Sejdić et Finci, précité, § 29).

44. La Cour considère que Mmes Serap Topçu et Eylem Onat Karataş, qui n’ont d’autre but que de contester la teneur du programme en question et la manière dont le cours en découlant est dispensé en Turquie, n’ont pas invoqué de circonstances tout à fait exceptionnelles susceptibles de leur conférer la qualité de victime. Il en va de même pour M. Sofuoğlu, qui déclarait, sans autre précision, que, lorsque la procédure interne avait débuté, son fils et sa fille avaient terminé leurs études du second degré. Par conséquent, les griefs de ces requérants s’apparentent à une actio popularis au travers de laquelle ils cherchent à faire contrôler in abstracto, au regard de la Convention, le cours litigieux (voir, mutatis mutandis, Hafid Ouardiri c. Suisse (déc.), no [65840/09](http://hudoc.echr.coe.int/sites/fra/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2265840/09%22%5D%7D), 28 juin 2011, et Očić c. Croatie (déc.), no [46306/99](http://hudoc.echr.coe.int/sites/fra/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2246306/99%22%5D%7D), 25 novembre 1999, CEDH 1999-VIII).

45. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la présente requête, pour autant qu’elle est introduite par Namık Sofuoğlu, Serap Topçu, Ali Yüce, Ali Kaplan, Eylem Onat Karataş, Hüseyin Kaya, Sevinç Ilgın, İsmail Ilgın, Cafer Aktan, Hakkı Saygı et Kemal Kuzucu, est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention. Partant, elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Savez crkava « Riječ života » et autres c. Croatie, no 7798/08, § 125, 9 décembre 2010, et Ingrid Jordebo et autres c. Suède, no 13975/88, décision de la Commission du 2 décembre 1992).

46. Dès lors, seuls les requérants Mansur Yalçın, Yüksel Polat et Hasan Kılıç peuvent se prétendre victimes d’une violation des dispositions en question. La Cour rejette donc l’exception du Gouvernement tirée de l’absence alléguée de qualité de victime à l’égard de ces trois requérants.

C. Conclusion

47. Constatant que la requête, pour autant qu’elle est introduite par MM. Mansur Yalçın, Yüksel Polat et Hasan Kılıç n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE LA SECONDE PHRASE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

48. Les requérants Mansur Yalçın, Yüksel Polat et Hasan Kılıç soutiennent que la manière dont le cours obligatoire de CRCM est donné dans les écoles primaires et les établissements du second degré porte atteinte aux droits qu’ils tirent de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1, qui est ainsi libellée :

« L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »

49. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Thèses des parties

1. Les requérants

50. Les requérants soutiennent que le cours de CRCM n’est pas assuré de manière objective, critique et pluraliste et qu’il ne satisfait donc pas aux critères dégagés selon eux par la Cour dans le cadre de l’interprétation qu’elle a donnée de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

51. Se référant aux analyses qu’ils ont versées au dossier (paragraphes 20-22 ci-dessus), les requérants soutiennent que les experts sont unanimes à conclure que l’enseignement dispensé dans la matière intitulée « culture religieuse et connaissances morales » ne peut être considéré comme répondant aux critères d’objectivité et de pluralisme et comme respectant les convictions religieuses et philosophiques des parents alévis. S’agissant des modifications apportées au programme de ce cours en 2011-2012, ils déclarent qu’elles ne constituent pas un changement radical allant dans le sens du respect de certains principes tels que l’impartialité et l’objectivité et qu’elles ne sont pas suffisantes pour mettre fin à la violation du droit des parents d’assurer à leur enfant un enseignement conforme à leurs convictions religieuses et philosophiques. En outre, ils récusent la thèse selon laquelle le programme du cours de CRCM a été élaboré selon une approche supra-confessionnelle, considérant que ce programme est intégralement le reflet d’une certaine optique religieuse et qu’il fait l’apologie de la croyance et de la tradition de l’islam dans sa conception sunnite. Ils se plaignent que la confession alévie dont ils sont des adeptes ait été traitée – et ainsi dépréciée – dans une sous-catégorie et non parmi les branches mères de l’islam, alors que, selon eux, tant sur le plan de la foi que sur le plan théologique, leur confession est une branche à part entière de l’islam, eu égard à l’existence de ses rites propres – par exemple le cem, le semah, le jeûne de Muharram – et de son lieu de culte propre – le cemevi. Ils déclarent notamment que les enfants des alévis sont pris en étau entre les informations dispensées à l’école et celles transmises par leurs familles. Ils ajoutent que les modifications qui ont été apportées aux manuels sont manifestement insuffisantes par rapport aux propositions faites par la commission chargée de réviser le contenu du programme du cours de CRCM.

52. De surcroît, toujours selon les requérants, pour ce qui concerne la confession alévie, des informations insuffisantes et sans rapport avec la réalité sont communiquées dans le cadre de ce cours. Enfin, dans plusieurs écoles, des pratiques religieuses, telles que la salât ou l’apprentissage par cœur de prières en arabe, auraient été imposées aux élèves alévis.

2. Le Gouvernement

53. Selon l’analyse que le Gouvernement fait de l’arrêt Campbell et Cosans c. Royaume-Uni (25 février 1982, série A no 48), la Cour a considéré dans cette affaire que des cours d’enseignement religieux obligatoires qui étaient dispensés dans les écoles publiques et dont le contenu était élaboré d’une manière objective, critique et pluraliste ne risquaient pas d’inculquer une croyance en particulier. En l’espèce, selon le Gouvernement, aussi bien dans l’ancien programme de la matière en question que dans le nouveau, les manuels traitent trois thèmes : la culture religieuse, les connaissances morales et les valeurs nationales et spirituelles. Les sujets relatifs aux connaissances morales et aux valeurs spirituelles constitueraient des sujets communs à tous les citoyens. Quant aux sujets de culture religieuse, ils seraient abordés dans une approche supra‑confessionnelle et d’une manière objective, et ils donneraient la priorité à la religion islamique dans son interprétation acceptée par tous, sans privilégier aucune des branches de l’islam.

54. Le Gouvernement précise que le programme du cours en question n’est pas de nature à privilégier une méthode d’enseignement sectaire ou confessionnelle et que les manuels scolaires ont été conçus selon une démarche supra-confessionnelle. Il estime donc que le programme en cause a été élaboré en conformité avec le principe de neutralité sans qu’une priorité ait été donnée à l’idéologie d’un groupe religieux ou d’une confession en particulier, et d’une manière objective, critique et pluraliste.

55. Le Gouvernement indique ensuite que, pendant la procédure engagée par les requérants devant le tribunal administratif, des sujets relatifs à la confession alévie bektachie prenant selon lui en compte le niveau de maturité des élèves ont été intégrés au programme des écoles primaires et des établissements du second degré. À cet égard, il précise que le nouveau programme des cours de culture religieuse et morale comporte des sujets tels que, d’une part, les principes de la confession alévie, le culte, la philosophie mystique, la compréhension de la morale et les prières, et, d’autre part, les rites alévis comme les douze services religieux, le chemin du voyage vers Dieu, les jeûnes de Hizir et de Muharram, les quatre portes et quarante étapes, trois sunnas et sept fardh. Lors de l’élaboration des manuels scolaires en question et lors du choix des sujets relatifs à la croyance, au culte et à la morale des alévis ainsi que de leur contenu, il a été, selon le Gouvernement, tenu compte d’ouvrages rédigés par des adeptes de la confession alévie. De plus, depuis les modifications apportées au programme, celui-ci inclurait désormais des informations relatives aux différentes confessions telles que l’alévisme, le jafarisme, le hanéfisme, le chaféisme, le chiisme et d’autres courants mystiques.

56. Se référant à la décision Lena et Anna-Nina Angeleni c. Suède (no 10491/83, décision de la Commission du 3 décembre 1986, Décisions et rapports (DR) 51, p. 41), le Gouvernement soutient qu’un enseignement qui fournit, dans le cadre d’un cours d’instruction religieuse, des informations relatives à une seule religion donnée (islam, christianisme ou judaïsme) ne saurait être considéré comme un endoctrinement systématique. Par conséquent, selon le Gouvernement, un programme de cours de culture religieuse et morale qui contient des informations sur l’islam doit être considéré comme visant à donner non pas une éducation religieuse, mais seulement un enseignement religieux.

57. En outre, le Gouvernement affirme que le programme du cours en question n’a pas pour but de dispenser une formation islamique, car, selon lui, il a été élaboré d’une manière pluraliste et objective, et conformément aux principes énoncés dans la décision précitée et que, dès lors, il ne fait pas obstacle au droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs propres convictions philosophiques et religieuses. En outre, le Gouvernement précise que, selon les consignes rédigées à l’intention des enseignants relativement à la mise en application du programme, le principe de laïcité doit être respecté et les enfants ne peuvent être contraints à des pratiques religieuses, ni être obligés de recopier ou mémoriser des versets et hadiths autres que ceux figurant dans les manuels. Les diverses pratiques de l’islam en matière de prière (namaz), d’ablution (abdest), d’ablution de tout le corps (gusul) et d’ablution en cas de manque d’eau (teyemmum) et d’autres seraient expliquées en cas de besoin.

58. Le Gouvernement soutient en outre qu’il n’est pas possible d’enseigner un système de croyance dans ses moindres détails dans le cadre des cours donnés dans des établissements d’enseignement primaire et secondaire. Il indique qu’une telle approche risquerait de transformer la nature du cours, le faisant passer d’un enseignement à une forme d’éducation. Il ajoute que différentes personnes adeptes d’une même religion peuvent avoir différents points de vue quant à l’interprétation et à la pratique de celle-ci et que les États sont dès lors obligés de mettre en place un système d’enseignement religieux se bornant à fournir des informations à caractère général.

59. Par ailleurs, le Gouvernement souligne que le programme a été élaboré par le ministère de l’Éducation nationale, garant à ses yeux d’une approche scientifique et pédagogique. Il indique que, pour établir ce programme, les autorités du MEN se sont fondées sur des données scientifiques relatives à la religion islamique et aux autres religions ou confessions. Il soutient que, s’agissant des informations données relativement à la religion islamique, le MEN s’est gardé de toute approche fondée sur la pensée d’un ordre ou groupement religieux et qu’il a, au contraire, lors de l’élaboration du programme, pris en considération les points de vue des différents groupes religieux existant en Turquie.

60. Le Gouvernement précise de surcroît que, en réponse aux demandes et attentes des citoyens alévis, un certain nombre d’informations relatives à la confession alévie ont été insérées dans le programme des cours de religion facultatifs (connaissances religieuses de base, Islam 1-2), et que, pour répondre aux exigences des citoyens alévis bektachis et proposer une vision globale des questions religieuses, des sujets tels que le jeûne de Muharram peuvent être inclus dans les manuels de ces cours facultatifs.

61. Le Gouvernement rappelle également que les élèves juifs et chrétiens sont dispensés du cours obligatoire de CRCM et informe la Cour que le haut conseil de l’éducation a décidé de préparer un programme de cours de religion spécifique aux confessions chrétienne et juive, destiné aux élèves des écoles primaires et des établissements de second degré.

62. Enfin, le Gouvernement estime que le système éducatif turc s’est doté des moyens appropriés pour assurer le respect des convictions des requérants et que l’enseignement proposé comporte plusieurs éléments visant à satisfaire leurs exigences. Dès lors, il estime que leurs griefs ne sont pas fondés et qu’il n’y a pas eu violation des dispositions de la Convention invoquées par les intéressés.

B. Appréciation de la Cour

63. En ce qui concerne l’interprétation générale de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, en particulier, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, §§ 50‑54, série A no 23, Campbell et Cosans, précité, §§ 36‑37, Valsamis c. Grèce, 18 décembre 1996, §§ 25‑28, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 84, 29 juin 2007, CEDH 2007-III, et Hasan et Eylem Zengin, précité, §§ 47-55).

64. En l’espèce, la Cour observe d’abord que, pour examiner le programme du cours de « culture religieuse et de connaissances morales » et les manuels y relatifs sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1, il faut, tout en évitant d’apprécier l’opportunité de ceux-ci, avoir égard à la situation concrète à laquelle ces outils ont cherché et cherchent encore à faire face. En effet, si, par le passé, les organes de la Convention ont jugé qu’un enseignement dispensant des informations sur les religions n’était pas contraire à la Convention, ils avaient au préalable minutieusement vérifié si les élèves étaient obligés de participer à une forme de culte ou s’ils étaient exposés à un quelconque endoctrinement religieux. Dans le même contexte, il y a lieu de prendre également en considération les modalités de dispense du cours de CRCM en cause en l’espèce (Hasan et Eylem Zengin précité, § 53).

65. La Cour note ensuite que, en vertu de la Constitution, les enfants des trois requérants, qui fréquentaient des écoles primaires et des établissements du second degré à l’époque des faits, ont suivi le cours obligatoire de CRCM de la classe de 4ème de l’école primaire jusqu’à la fin de leurs études secondaires, tout comme l’ensemble des élèves de leur âge scolarisés dans les établissements d’enseignement public ou privé. Seuls les élèves chrétiens et juifs étaient dispensés de ce cours. Aucune autre exception, qu’elle soit partielle ou totale, n’est prévue à ce jour dans le système éducatif turc.

66. La Cour observe qu’il n’est pas controversé entre les parties que la matière en question a subi des changements de contenu importants non seulement à la suite de l’arrêt Hasan et Eylem Zengin (précité, §§ 58-63), mais aussi depuis l’introduction de la présente requête. Au cours de la procédure devant la Cour, les parties ont présenté leurs observations en tenant compte des modifications apportées. Par conséquent, la Cour examinera la présente affaire non seulement à la lumière du programme du cours de CRCM dispensé à l’époque des faits, mais aussi, eu égard à la position des parties, à la lumière des changements intervenus depuis l’introduction de l’instance, dans la mesure où cet examen présente un intérêt certain dans l’appréciation du programme et des manuels du cours de CRCM dénoncés par les requérants (voir, mutatis mutandis, Yumak et Sadak c. Turquie [GC], no 10226/03, § 73, CEDH 2008).

67. La Cour relève que, pour le Gouvernement, la partie consacrée à la culture religieuse dans les manuels a été rédigée selon une approche supra-confessionnelle, qu’elle est axée sur des valeurs telles que le Coran et la sunna et qu’elle ne privilégie aucune des branches de l’islam. Par ailleurs, le Gouvernement explique que le contenu des manuels scolaires mis à la disposition des enseignants à partir de l’année 2011-2012 a été élaboré en prenant en considération les demandes exprimées par des dignitaires de la communauté alévie bektachie. En particulier, les sujets relatifs à la confession alévie bektachie contenus dans le programme de l’école primaire et des cycles du second degré prendraient en compte le niveau de maturité des élèves.

68. La Cour note que des modifications ont été apportées au programme du cours de CRCM. Elle observe d’emblée que ces changements ont été introduits principalement pour que des informations puissent être dispensées sur les diverses croyances existant en Turquie, dont la confession alévie, mais qu’ils n’a pas été procédé pour autant à un véritable remaniement des axes principaux de ce cours, qui accorde une part prédominante à la connaissance de l’islam tel qu’il est pratiqué et interprété par la majorité de la population en Turquie. À cet égard, elle constate que, même si les requérants admettent que les manuels en question contiennent désormais des informations sur leur confession, ils soutiennent toutefois que celle-ci y est présentée dans une optique « sunnite », comme étant un concept culturel et traditionnel et non comme une branche à part entière de l’islam, et ce tant dans l’ancien que dans le nouveau programme. Les intéressés ajoutent que, dans le cadre de ce cours, les élèves alévis se voient enseigner les cultes principaux uniquement selon l’interprétation sunnite de l’islam. En outre, ils soutiennent que le fait que l’apprentissage des sourates du Coran et de la pratique de la prière (salât) soit considéré comme un des acquis à obtenir est susceptible d’entraîner chez les enfants un conflit d’allégeance avec les croyances qui leur sont transmises par leurs parents. Ils expliquent à cet égard que les rites principaux des alévis (à savoir notamment le cem et le semah) sont présentés comme s’il s’agissait d’activités culturelles ou folkloriques et non comme des rites cultuels, et qu’il n’est pas reconnu au cemevi le caractère de lieu de culte que lui confère la confession alévie. De même, se référant à l’analyse faite par A. Yaman, membre de la commission chargée de réviser le contenu du programme de cette matière (paragraphe 22 ci-dessus), ils soutiennent que les modifications apportées aux manuels sont manifestement insuffisantes par rapport aux propositions qui auraient été faites par ladite commission.

69. La Cour observe ainsi que le point principal de litige entre les parties est le contenu de l’enseignement de la religion islamique dispensé dans le cadre du cours obligatoire. Selon le Gouvernement, en dépit de la prédominance du Coran et de la sunna, le programme de ce cours n’est pas de nature à privilégier un enseignement sectaire ou confessionnel et les manuels scolaires correspondants ont été élaborés selon une démarche supra-confessionnelle. Les requérants, quant à eux, récusent cette thèse, soutenant que c’est l’approche sunnite qui prédomine dans le cours en question et qu’il existe d’importantes disparités entre l’islam sunnite et leur confession, laquelle présenterait de nombreuses particularités. À leurs yeux, c’est à cause de cette prédominance que leurs enfants sont pris en étau entre les informations dispensées à l’école et celles transmises par leurs familles.

70. Pour autant que l’affaire a trait à un débat qui relève de la théologie islamique, il n’incombe pas à la Cour de prendre position ; cela serait manifestement en dehors de sa compétence. À propos de pareilles questions, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle, dans l’exercice de son pouvoir de réglementation en la matière et dans sa relation avec les divers religions, cultes et croyances, l’État, en tant qu’ultime garant du pluralisme dans une société démocratique, y compris du pluralisme religieux, se doit d’être neutre et impartial (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000‑XI). Elle réaffirme que le rôle des autorités ne consiste pas à prendre des mesures qui peuvent privilégier l’une des interprétations de la religion au détriment des autres ou qui visent à contraindre une communauté divisée ou une partie de celle-ci à se placer, contre son gré, sous une direction unique (Sinan Işık c. Turquie, no 21924/05, § 45, CEDH 2010, et Serif c. Grèce, no 38178/97, § 53, CEDH 1999‑IX). Le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation par l’État de la légitimité des croyances religieuses, et ce devoir impose à celui-ci de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre, fussent-ils issus d’un même groupe, se tolèrent (voir, mutatis mutandis, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil 1996‑IV). En effet, les convictions religieuses et philosophiques ont trait à l’attitude des individus envers le divin (Sinan Işık, précité, § 49), dans laquelle même les perceptions subjectives peuvent revêtir de l’importance, compte tenu du fait que les religions forment un ensemble dogmatique et moral très vaste qui a ou peut avoir des réponses à toute question d’ordre philosophique, cosmologique ou éthique (voir, mutatis mutandis, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 53).

71. Cela étant, la Cour observe qu’il ressort du dossier (paragraphe 11 ci-dessus) et des observations du Gouvernement (paragraphe 66 ci-dessus) que le programme du CRCM est axé sur les notions fondamentales de l’islam, telles que le Coran et la sunna. Certes, le fait que ce programme accorde une part plus large à l’islam tel qu’il est pratiqué et interprété par la majorité de la population en Turquie qu’aux diverses interprétations minoritaires de l’islam et des autres religions et philosophies ne peut passer en soi pour un manquement aux principes de pluralisme et d’objectivité susceptible de s’analyser en un endoctrinement (voir, mutatis mutandis, Folgerø et autres, précité, § 89). Toutefois, compte tenu des particularités de la confession alévie par rapport à la conception sunnite de l’islam (Hasan et Eylem Zengin, précité, § 66) et eu égard aux arguments des requérants, étayés par plusieurs études produites devant les juridictions nationales (paragraphe 11 ci-dessus) et devant elle (paragraphes 19-21 ci-dessus), la Cour estime que les intéressés pourraient légitimement considérer que les modalités d’enseignement de la matière en question sont susceptibles d’entraîner chez leurs enfants un conflit d’allégeance entre l’école et leurs propres valeurs, de sorte qu’une question peut se poser sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention (voir, mutatis mutandis, Folgerø précité, § 94).

72. À ce sujet, la Cour rappelle l’obligation positive des Parties contractantes découlant de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1, qui donne aux parents le droit d’exiger de l’État le respect de leurs convictions religieuses et philosophiques dans l’enseignement du fait religieux (Hasan et Eylem Zengin précité, § 71). Dès lors qu’un État contractant intègre l’enseignement du fait religieux dans les matières des programmes d’étude, il faut, autant que faire se peut, éviter que les élèves ne se retrouvent face à des conflits entre l’éducation religieuse donnée par l’école et les convictions religieuses ou philosophiques de leurs parents.

73. Se pose alors la question de savoir si le système éducatif turc a été doté des moyens appropriés aux fins d’assurer le respect des convictions des parents (Hasan et Eylem Zengin, précité, § 57).

74. À ce sujet, le Gouvernement souligne principalement que, à la suite de l’arrêt Hasan et Eylem Zengin (précité), alors que la procédure engagée par les requérants était en cours, les sujets relatifs à la confession alévie bektachie ont été intégrés au programme des niveaux d’enseignement primaire et secondaire en prenant en compte le niveau de maturité des élèves. En outre, il précise que, conformément aux demandes et attentes des alévis, certaines informations relatives à la confession alévie ont également été insérées dans le programme des cours de religion facultatifs (connaissances religieuses de base, Islam 1-2).

75. La Cour voit mal comment, en l’absence d’un système de dispense approprié résultant du caractère obligatoire du cours de CRCM, l’on pourrait éviter que les élèves soient confrontés à un conflit entre l’instruction religieuse donnée par l’école et les convictions religieuses ou philosophiques de leurs parents. Comme le Gouvernement l’a précisé, même les personnes adeptes d’une même religion peuvent avoir des points de vue différents quant à l’interprétation et à la pratique de celle-ci. Certes, les parents peuvent toujours éclairer et conseiller leurs enfants, exercer à leur égard leur fonction naturelle d’éducateur et les orienter dans une direction conforme à leurs propres convictions religieuses ou philosophiques (Valsamis, précité, § 31 in fine). Néanmoins, pour la Cour, les écarts dénoncés par les requérants entre, d’une part, l’approche adoptée dans le programme et, d’autre part, les particularités de leur confession par rapport à la conception sunnite de l’islam sont tels qu’ils pouvaient difficilement être suffisamment atténués par les seules informations relatives aux convictions et à la pratique alévies qui ont été insérées dans les manuels. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel de plus amples informations peuvent être communiquées aux élèves dans le cadre des cours de religion optionnels, la Cour considère que pareille possibilité ne saurait dispenser l’État de son obligation de veiller à ce que l’enseignement de telles matières obligatoires réponde aux critères d’objectivité et de pluralisme en respectant les convictions religieuses ou philosophiques.

76. Par ailleurs, la Cour note que le système turc offre une possibilité de dispense du cours de CRCM uniquement à deux catégories d’élèves de nationalité turque, à savoir ceux dont les parents sont de religion chrétienne ou de religion juive. Comme elle l’a dit dans son arrêt Hasan et Eylem Zengin (précité, § 74), cela donne nécessairement à penser que l’enseignement dispensé en la matière est susceptible d’amener ces élèves à faire face à un conflit entre l’instruction religieuse dispensée par l’école et les convictions religieuses ou philosophiques de leurs parents. Dans cet arrêt, la Cour a estimé, à l’instar de l’ECRI, que pareille situation était critiquable, dans la mesure où, « s’il [s’agissait] bien d’un cours sur les différentes cultures religieuses, le fait de limiter le caractère obligatoire du cours aux enfants musulmans n’aurait pas [eu] lieu d’être. Par contre, si le cours vis[ait] essentiellement à enseigner la religion musulmane, en tant que cours sur une religion spécifique, il ne dev[ait] pas avoir de caractère obligatoire pour préserver la liberté religieuse des enfants et de leurs parents » (Hasan et Eylem Zengin, précité, § 74 ; voir également, au paragraphe 33 ci-dessus, les parties pertinentes en l’espèce du rapport de l’ECRI). Ces considérations valent mutatis mutandis pour la présente espèce. Au demeurant, elle rappelle avoir souligné dans l’affaire précitée que, en ce qui concerne l’enseignement religieux en Europe, malgré la diversité des modalités d’enseignement, la quasi-totalité des États membres offrent au moins un moyen permettant aux élèves de ne pas suivre un enseignement religieux, en prévoyant un mécanisme de dispense, en donnant la possibilité de suivre une matière de substitution, ou en laissant toute liberté de s’inscrire ou non à un cours de religion (ibidem, §§ 34 et 71). Or, la Cour constate que le système éducatif turc offre une possibilité de dispense très limité. Elle rappelle avoir également précisé que ce mécanisme est susceptible de soumettre les parents d’élève à une lourde charge et à la nécessité de dévoiler leur convictions religieuses ou philosophiques afin que leurs enfants soient dispensés de suivre les cours de religion (ibidem, §§ 75-76).

77. Par conséquent, nonobstant les changements importants intervenus en 2011-2012 dans le programme du cours de CRCM et dans les manuels y relatifs, il apparaît que le système éducatif de l’État défendeur n’est toujours pas doté des moyens appropriés aux fins d’assurer le respect des convictions des parents. En particulier, la Cour constate que, dans le système éducatif turc, aucune possibilité de choix appropriée n’a été envisagée pour les enfants des parents ayant une conviction religieuse ou philosophique autre que l’islam sunnite, et que le mécanisme de dispense très limité est susceptible de soumettre les parents d’élève à une lourde charge et à la nécessité de dévoiler leur convictions religieuses ou philosophiques afin que leurs enfants soient dispensés de suivre les cours de religion. Il y a donc eu en l’espèce violation de l’article 2 du Protocole no 1.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION, ET DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION ET L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

78. MM. Mansur Yalçın, Yüksel Polat et Hasan Kılıç critiquent le programme et le contenu du cours de CRCM et soutiennent que l’islam est enseigné exclusivement selon l’interprétation sunnite, ce qui, à leurs yeux, ne se concilie pas avec l’obligation de neutralité de l’État telle qu’elle se dégage selon eux de la jurisprudence de la Cour. À cet égard, ils invoquent l’article 9 de la Convention. Par ailleurs, ils allèguent avoir fait l’objet d’une discrimination fondée sur leur religion dans la jouissance de leurs droits découlant de l’article 9 et de l’article 2 du Protocole no 1.

79. Le Gouvernement conteste cette thèse.

80. Eu égard au constat relatif à l’article 2 du Protocole no 1 (paragraphe 78 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation des dispositions invoquées (voir, entre autres, Folgerø, précité, § 105, et Hasan et Eylem Zengin, précité, § 79).

IV. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION

81. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

82. Dans ses parties pertinentes, l’article 46 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution (...) »

83. Les requérants n’ont présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.

84. La Cour observe par ailleurs qu’elle a, en l’espèce, constaté une violation de la Convention en raison notamment du fait qu’en matière d’enseignement du fait religieux, le système éducatif de l’État défendeur n’est toujours pas doté des moyens appropriés aux fins d’assurer le respect des convictions des parents. Cette conclusion implique en soi que la violation du droit des requérants, tel que garanti par la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1, tire, comme dans l’affaire Hasan et Eylem Zengin (§ 84), son origine d’un problème structurel. En conséquence, la Cour insiste sur la nécessité d’instaurer, sans plus tarder, des moyens appropriés, conformément aux principes énoncés aux paragraphes 76 et 77 ci-dessus et sans que les parents d’élève soient obligés de dévoiler leur conviction religieuse ou philosophique pour bénéficier de ces possibilités (Folgerø, précité, § 98, Hasan et Eylem Zengin, précité, § 75).

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable pour autant qu’elle concerne les griefs tirés par MM. Mansur Yalçın, Yüksel Polat et Hasan Kılıç des articles 9 et 14 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention,

2. Déclare, à la majorité, la requête irrecevable pour le surplus ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 dans le chef des trois requérants susmentionnés ;

4. Dit, par 4 voix contre 3, qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu violation des griefs tirés de l’article 9 de la Convention, et de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9 de la Convention et l’article 2 du Protocole no1.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 septembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges A. Sajó, N. Vučinić et E. Kūris.

G.R.A.

S.H.N.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SAJÓ, VUČINIĆ ET KŪRIS

(Traduction)

1. La majorité a conclu qu’il n’y avait pas lieu de rechercher s’il y avait eu violation des articles 9 et 14 de la Convention, ce dernier article en combinaison avec l’article 9 de la Convention ainsi qu’avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention. Nous nous dissocions très respectueusement de cette conclusion. Ces violations alléguées auraient dû être examinées au vu des circonstances qui leur sont propres. Les arrêts Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, CEDH 2007‑III et Hassan et Eylem Zengin c. Turquie, no 1448/04, 9 octobre 2007 (affaire où d’ailleurs aucune violation de l’article 14 n’avait été alléguée par les requérants), brièvement évoqués au paragraphe 80 de l’arrêt, sont des décisions non pas de principe mais reposant sur des considérations de commodité tirées des circonstances et n’ont pas la force d’un précédent justifiant ce non-examen en l’espèce. Un arrêt antérieur ne peut tenir lieu de précédent contraignant pour les affaires futures que si les questions soulevées par les requérants ont été examinées et tranchées, pas lorsque la Cour a refusé d’en connaître.

2. Contrairement à la majorité, nous estimons que la discrimination dans les programmes soulève des questions supplémentaires, plus déterminantes. Le problème bien plus général de la discrimination dont les alévis se disent victimes au sein du système éducatif turc, que la Cour a été priée d’examiner et dont elle aurait dû connaître en l’espèce est, par essence, de même nature que celle dont la Cour avait été saisie mais qu’elle avait refusé d’examiner dans l’affaire Hassan et Eylem Zengin, précitée. La seule persistance de cette question atteste la nécessité d’en connaître et de ne pas fermer les yeux sur les violations alléguées des articles 9 et 14 de la Convention. La situation appelle bel et bien une analyse sur le terrain de ces articles parce que les requérants affirment de manière fondée que le système éducatif turc ne voit dans l’alévisme qu’une culture et que cette religion s’en trouve reléguée à un rang inférieur dans le programme d’instruction religieuse par rapport à la confession majoritaire. La confession alévie ne s’est pas vu accorder le statut de religion distincte, avec le droit y associé, dont jouissent les élèves chrétiens et juifs, à l’exemption de l’instruction religieuse obligatoire. Elle n’est pas non plus traitée avec le même respect que celui dont bénéficient d’autres branches de l’islam. L’analyse de la majorité sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, au lieu d’aborder la question sous-jacente de cette discrimination religieuse, se contente d’examiner la teneur du programme d’instruction religieuse en vigueur.

3. Au vu de ces éléments et, si l’instruction religieuse des alévis (ou des autres minorités religieuses ou des non-croyants) au sein des écoles turques demeure en l’état, il n’est pas improbable que ce nouveau refus d’examen des violations alléguées de la Convention susmentionnées ne fasse qu’engendrer de nouvelles requêtes devant la Cour soulevant la même question de la part de personnes susceptibles de se trouver dans des situations similaires à celle en l’espèce.

4. Les considérations ci-dessus valent tant pour tous les requérants en l’espèce énumérés au paragraphe 1 de l’arrêt que pour les trois requérants désignés au point 1 du dispositif.

* * *

[1] Les semah peuvent être décrits comme un ensemble de mouvements corporels, mystiques et esthétiques, exécutés en groupe, en harmonie rythmique. Ils constituent l’un des douze services.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-146381
Date de la décision : 16/09/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 2 du Protocole n° 1 - Droit à l'instruction-{général} (article 2 du Protocole n° 1 - Respect des convictions philosophiques des parents;Respect des convictions religieuses des parents)

Parties
Demandeurs : MANSUR YALÇIN ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SOFUOGLU N. ; TOPCU S.

Origine de la décision
Date de l'import : 05/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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