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28/10/2014 | CEDH | N°001-147620

CEDH | CEDH, AFFAIRE İBRAHİM DEMİRTAŞ c. TURQUIE, 2014, 001-147620


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE İBRAHİM DEMİRTAŞ c. TURQUIE

(Requête no 25018/10)

ARRÊT

STRASBOURG

28 octobre 2014

DÉFINITIF

28/01/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire İbrahim Demirtaş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul L

emmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 septem...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE İBRAHİM DEMİRTAŞ c. TURQUIE

(Requête no 25018/10)

ARRÊT

STRASBOURG

28 octobre 2014

DÉFINITIF

28/01/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire İbrahim Demirtaş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 septembre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 25018/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. İbrahim Demirtaş (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me Ü. Şenol, avocat à Isparta. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 5 juillet 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

4. Le requérant est né en 1947 et réside à Isparta.

5. Le 5 février 2002, le requérant, muhtar (élu du village), se rendit avec les responsables de la direction régionale des forêts dans le domaine forestier situé près du village pour y repérer, en vue d’un reboisement, des zones qui y avaient été cultivées.

6. Il fut agressé par deux villageois, R.A. et I.A., qui occupaient illégalement le domaine forestier.

7. Selon les rapports médicaux établis par la clinique dentaire de l’université Süleyman Demirel, l’intéressé a été opéré par ostéosynthèse pour une fracture oblique au niveau de la mâchoire inférieure droite.

8. Toujours le 5 février 2002, le requérant porta plainte auprès du procureur de la République d’Eğirdir. Il se plaignait d’avoir été frappé et injurié par R.A. et I.A.

9. Par un acte d’accusation du 22 mars 2002, le procureur de la République d’Eğirdir inculpa R.A. et I.A. pour coups et blessures et injures envers un fonctionnaire en service.

10. Le 1er avril 2002, le requérant se constitua partie intervenante au procès.

11. Le tribunal correctionnel d’Eğirdir (« le tribunal ») ordonna une expertise médicale.

12. Le 11 décembre 2002, l’institut médicolégal rendit son rapport. Il conclut que l’intéressé souffrait d’une fracture de la mâchoire causée par un traumatisme et qu’il convenait de lui prescrire un arrêt de travail de vingt-cinq jours.

13. Le tribunal entendit plusieurs témoins oculaires qui confirmèrent le récit du requérant.

14. Par un jugement du 14 mars 2003, le tribunal acquitta R.A. du chef de coups et blessures mais le condamna à une amende de 1 098 306 000 anciennes livres turques (TRL) (soit environ 645 euros (EUR) à l’époque des faits) pour injures à un fonctionnaire en service. Quant à I.A., le tribunal le déclara coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à une peine d’emprisonnement de deux ans, deux mois et vingt jours et à une amende de 1 090 506 000 TRL (soit environ 640 EUR à l’époque des faits).

15. Par un arrêt du 27 juin 2005, la Cour de cassation cassa le jugement de première instance afin de permettre un réexamen de l’affaire à la lumière des nouvelles dispositions du nouveau code pénal entré en vigueur le 1er juin 2005.

16. Le 21 juin 2006, le tribunal, se conformant à l’arrêt de la Cour de cassation, réexamina l’affaire sur la base du nouveau code pénal. Il déclara à nouveau les deux accusés coupables des mêmes chefs d’accusation que ceux retenus dans son jugement antérieur. Il condamna R.A. à une amende de 966 nouvelles livres turques (TRY)[1] (soit environ 485 EUR à l’époque des faits) pour injures à un fonctionnaire en service et I.A. à une peine d’emprisonnement de deux ans, cinq mois et trente jours pour coups et blessures volontaires et injures à un fonctionnaire en service.

17. Le 21 octobre 2009, la Cour de cassation déclara la procédure diligentée contre les accusés éteinte par prescription.

18. Le 2 décembre 2009, l’arrêt fut mis à disposition au greffe du tribunal. Le requérant en fut informé le 30 décembre 2009 par l’intermédiaire de son avocat.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

19. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint du manque de célérité des autorités internes dans la conduite de la procédure pénale dirigée contre les auteurs d’actes de violences perpétrés à son encontre.

20. La Cour estime qu’il convient d’examiner le grief, tel que l’a formulé le requérant, sous l’angle du volet procédural de l’article 3 de la Convention, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). Cette disposition est ainsi libellée :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

21. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

22. Constatant que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

23. Le requérant dénonce le fait que les lenteurs ayant affectés la procédure aient finalement permis aux accusés de bénéficier de la prescription de l’action publique et d’échapper à toute sanction.

24. Déclarant se référer à la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement reconnaît que la durée de la procédure dénoncée a pu avoir un effet sur l’efficacité de l’enquête pénale. Il s’en remet à la sagesse de la Cour pour apprécier le bien-fondé du grief tiré de l’article 3 de la Convention.

25. La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil 1998‑VI, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 149, CEDH 2003‑XII, Ay c. Turquie, no 30951/96, § 55, 22 mars 2005).

26. L’obligation positive de protéger l’intégrité physique de l’individu s’étend aux questions concernant l’effectivité d’une enquête pénale, ce qui ne saurait être limité aux seuls cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’État (M.C. c. Bulgarie, précité, § 151).

27. Cet aspect de l’obligation positive ne requiert pas nécessairement une condamnation mais l’application effective des lois, notamment pénales, pour assurer la protection des droits garantis par l’article 3 de la Convention (Beganović c. Croatie, no [46423/06](http://hudoc.echr.coe.int/sites/fra/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2246423/06%22%5D%7D), §§ 69 et suivants, CEDH 2009 (extraits), et Ebcin c. Turquie, no 19506/05, § 39, 1er février 2011 et les références qui y figurent).

28. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans l’obligation d’enquêter (voir, mutatis mutandis, McKerr c. Royaume‑Uni, no 28883/95, §§ 113-114, Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, §§ 223-224, CEDH 2004‑III).

29. Les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui leur sont soumises (voir, mutatis mutandis, G.N. et autres c. Italie, no 43134/05, §§ 96-102, 1er décembre 2009, et Opuz c. Turquie, no 33401/02, §§ 150-151, CEDH 2009).

30. En effet, l’obligation de l’État au regard de l’article 3 de la Convention ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retard inutile.

31. En l’espèce, la Cour relève d’emblée que les rapports médicaux établis par la clinique dentaire de l’université Süleyman Demirel font état d’une opération de l’intéressé par ostéosynthèse pour une fracture oblique au niveau de la mâchoire inférieure droite. Aux yeux de la Cour, les lésions encourues par le requérant dépassent sans aucun doute le seuil de gravité exigé pour que le traitement qui lui a été infligé tombe sous le coup de l’article 3 de la Convention.

32. Elle observe que, plus de sept ans et dix mois après le dépôt de la plainte du requérant, la Cour de cassation a déclaré la procédure diligentée à l’encontre des accusés éteinte par prescription.

33. La Cour ne saurait admettre qu’une procédure pénale engagée aux fins de faire la lumière sur de telles accusations, qui ne présentaient pas une grande complexité, dure aussi longtemps.

34. La Cour estime que les juridictions nationales ont agi au mépris de leur obligation d’assurer que les accusés, inculpés d’injures et de coups et blessures volontaires, fussent jugés rapidement et ne pussent dès lors bénéficier de la prescription.

35. Dans les circonstances de la cause, les autorités turques ne peuvent passer pour avoir agi avec une promptitude suffisante et avec une diligence raisonnable. Le résultat de cette défaillance est que les auteurs des actes de violence dénoncés ont joui d’une totale impunité (voir, parmi d’autres, Beganović, précité, §§ 85 à 87, Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, §§ 85 à 86, 26 mars 2013, et en ce qui concerne l’article 2, Alikaj et autres c. Italie, no 47357/08, §§ 107 et 108, 29 mars 2011, et Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, §§ 98 à 101, CEDH 2013).

36. Or la Cour tient une nouvelle fois à rappeler que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (voir, mutatis mutandis, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 72, CEDH 2002‑II).

37. Elle réaffirme qu’il appartient à l’État d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention, notamment celles consacrées par les obligations découlant de l’article 3 de la Convention.

38. Dans la présente affaire, la Cour estime, eu égard aux éléments qui précèdent, que les autorités nationales n’ont pas traité la cause du requérant avec le niveau de diligence requis par l’article 3 de la Convention.

39. En conséquence, elle conclut à la violation de cette disposition sous son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

40. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

41. Le requérant n’ayant présenté aucune demande de satisfaction équitable dans le délai qui lui était imparti, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 octobre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Abel CamposGuido Raimondi
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Sajó et Keller.

G.R.A.
A.C.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES SAJÓ ET KELLER

(Traduction)

I. Introduction

1. En l’espèce, deux particuliers se rendirent coupables de coups et blessures au cours d’une altercation avec un muhtar local, qui perdit une dent à la suite de l’incident. La majorité a estimé que les faits de la cause s’analysaient en un traitement inhumain ou dégradant. L’État a été jugé responsable d’une violation de l’article 3 car les auteurs de l’infraction, bien qu’ayant été condamnés par le tribunal de première instance et étant demeurés sous le coup de cette condamnation pendant plus de six ans, ne furent finalement pas sanctionnés car, sept ans après l’incident, il fut estimé que l’infraction en question avait été prescrite.

2. À notre grand regret, nous ne pouvons souscrire à l’avis de la majorité pour les raisons exposées ci-après. La Cour a interprété l’article 3 comme s’étendant à un ensemble large et évolutif de circonstances, même lorsque l’on compare cette disposition à d’autres instruments internationaux relatifs à l’interdiction de la torture.[2] Néanmoins, l’intégrité de l’article 3 requiert que la Cour s’emploie à maintenir une définition cohérente du traitement inhumain ou dégradant. En l’absence de principes clairs guidant son application, l’article 3 risque de perdre toute signification. Les premiers arrêts de la Cour sur l’article 3 établissent des distinctions cruciales, qui se sont diluées au cours du temps. Cette perte de clarté compromet l’objectif fondamental de l’article 3, ébranlant ainsi notre respect pour la gravité du traitement inhumain ou dégradant. Ainsi, comme le montre l’arrêt rendu dans la présente affaire, les garanties essentielles des droits fondamentaux consacrées par l’article 3 peuvent à présent s’appliquer, par le biais des obligations positives s’imposant à l’État, à des litiges purement privés entre des parties d’égal pouvoir.

3. La tendance au glissement des normes, qui entraîne une dilution de la notion même de traitement inhumain ou dégradant, se poursuit dans le présent arrêt.[3] La Cour ne cite aucune jurisprudence pour illustrer son constat sur la question du seuil (paragraphe 31 de l’arrêt). La jurisprudence citée par la majorité en l’espèce, qui concerne principalement la question des obligations procédurales, ne vient pas à l’appui d’un constat de violation de l’article 3. Il est essentiel de relever que sur les quinze affaires citées dans l’avis de la majorité, sept concernent l’article 2 et non l’article 3. En d’autres termes, dans la moitié à peu près de ces affaires, une personne a été tuée. En outre, au moins cinq de ces affaires portent sur des violences commises par des agents de l’État.

4. Afin de démontrer que la Cour se dirige vers une notion trop large du traitement inhumain ou dégradant, particulièrement dans le contexte de litiges entre personnes privées, nous nous proposons de présenter tout d’abord les normes dégagées dans la jurisprudence concernant le seuil ou la gravité des mauvais traitements. Deuxièmement, nous estimons que l’État n’a pas failli à remplir les obligations qui lui incombent au titre du volet procédural de l’article 3, la prescription ne pouvant, à nos yeux, équivaloir à une enquête inadéquate.

II. Seuil de déclenchement des obligations procédurales au titre de l’article 3

5. Alors que l’affaire porte sur une violation alléguée de l’article 3, il nous faut commencer avec l’article 2, étant donné que l’arrêt se fonde partiellement sur les normes développées dans le contexte de cette dernière disposition. Nous sommes conscients du fait que, dans le cadre de l’article 2, des violations ont été constatées lorsque la procédure pénale s’était indûment prolongée (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 151, CEDH 2009, une affaire dans laquelle la procédure pénale en cause durait depuis plus de six ans et était toujours pendante au moment où la Cour a rendu son arrêt) ou s’était éteinte par la prescription, permettant ainsi aux auteurs présumés de l’infraction d’échapper à toute responsabilité (voir, mutatis mutandis, Teren Aksakal c. Turquie, no 51967/99, § 88, 11 septembre 2007). Nous estimons que, dans les affaires susmentionnées, les retards ayant abouti à la prescription ont permis une impunité dans des contextes impliquant un certain degré de complicité de la part d’agents de l’État. Tel est le cas, dans une certaine mesure, dans l’affaire Beganović c. Croatie (no 46423/06, 25 juin 2009), affaire qui a donné lieu à l’arrêt de principe pour les affaires mettant en jeu l’article 3 et concernant des mauvais traitements commis par des particuliers, et dans laquelle l’inaction particulière des autorités d’enquête a été pointée du doigt (sur les différences entre l’espèce et l’affaire Beganović, paragraphes 14 et 20 et suiv. ci-dessous).

6. Nous estimons que la définition, fondée sur les circonstances de la cause, d’un traitement inhumain ou dégradant dans la jurisprudence de la Cour revêt la plus haute importance et est éminemment raisonnable : « pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime » (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006 IX).[4]

7. Même dans le contexte de mauvais traitements infligés par la police, une blessure en soi n’est pas suffisante pour conclure que le seuil de gravité requis pour une qualification de traitement inhumain ou dégradant a automatiquement été atteint. Pareille blessure suffit seulement à faire entrer l’article 3 en jeu, mais d’autres éléments interpersonnels entraînant, par exemple, un sentiment d’humiliation, sont nécessaires pour que la Cour parvienne à un constat de violation.[5]

8. Afin d’apprécier un grief fondé sur l’article 3, la Cour doit tout d’abord examiner si le mauvais traitement a été commis par l’État (et peut donc lui être imputé). Nous relevons à cet égard que la compréhension au niveau régional des notions de torture et de traitement inhumain ou dégradant diffère de celle qui ressort de la Convention des Nations unies contre la torture, et que le libellé ouvert de l’article 3 est interprété comme s’étendant à toutes les formes de traitement inhumain ou dégradant, quelle que soit la capacité publique ou privée de l’auteur du traitement. Toutefois, lorsqu’on applique la variation régionale de la définition universelle de la torture et des traitements inhumains ou dégradants, on ne peut simplement oublier que la définition universelle est dirigée contre les abus de l’État.

9. Renvoyant à l’article 1 de la Convention, la Cour a admis que, dans le contexte de l’article 3, les États doivent « prendre des mesures propres à empêcher que les personnes [relevant de leur juridiction] ne soient soumises à des tortures ou à des traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers » (voir, parmi d’autres, Šečić c. Croatie, no 40116/02, § 52, 31 mai 2007). Il s’agit donc d’une norme de prévention (sur la dissuasion, paragraphes 25 et suiv. ci-dessous), et certainement pas d’une obligation de résultat. À notre sens, cette obligation de prévention dans les relations privées s’applique à des situations où le traitement en question atteint une gravité suffisante pour donner lieu au moins à un grief défendable de mauvais traitements, particulièrement lorsque l’action (ou l’inaction) de l’État, concernant par exemple l’enquête relative à un grief défendable de mauvais traitements commis par des particuliers, est telle qu’elle entraîne un traitement inhumain ou dégradant en rapport avec les mauvais traitements d’origine infligés par un particulier.

10. En revanche, pour juger un traitement « inhumain ou dégradant », la Cour a dit, en ce qui concerne le préjudice causé par l’État, que le traitement en question devait avoir atteint un minimum de gravité. Quant à la détermination du seuil, la jurisprudence établie de la Cour souligne que « [l]’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (...) Pour qu’une peine ou le traitement dont elle s’accompagne puissent être qualifiés d’« inhumains » ou de « dégradants », la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitimes (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 134-135, CEDH 2008-II, citant Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 24, CEDH 2001-VII, Mouisel c. France, no 67263/01, § 37, CEDH 2002-IX, Jalloh c. Allemagne, précité, § 67, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV).

11. Dans sa jurisprudence, la Cour constate l’existence d’un traitement inhumain ou dégradant lorsque « le requérant a dû éprouver des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité, ce qui permet à la Cour de qualifier l’incident en question de traitement dégradant » (Saba c. Italie, no 36629/10, §§ 70 et 74, 1er juillet 2014 (non définitif)).

12. Le degré de gravité requis pour que des mauvais traitements relèvent de la portée de l’article 3 est différent et moins élevé lorsque l’agresseur est un agent de l’État et non un particulier. Il existe un déséquilibre intrinsèque entre les parties lorsque l’une d’elles endosse le manteau d’une autorité de l’État, ce qui entraîne en conséquence des sentiments de crainte et/ou d’humiliation.[6] De plus, ces sentiments se renforcent encore lorsque la victime est agressée par les personnes mêmes qui sont censées lui assurer une protection.[7]

13. Par ailleurs, la Cour doit examiner si la victime de violences appartient à un groupe particulièrement vulnérable. En particulier, il lui faut déterminer dans quelle mesure les autorités publiques contribuent à cette vulnérabilité, ou du moins éludent leur responsabilité spéciale en matière de protection découlant de la situation de vulnérabilité. La victime peut être vulnérable non seulement vis-à-vis de son agresseur mais également vis-à-vis de l’État. Les jeunes enfants, les victimes de viol, les victimes de violences domestiques, les membres des minorités ethniques et les personnes souffrant de graves handicaps requièrent une forme différente de protection au titre de l’article 3,[8] pour deux raisons : premièrement, même les petits actes de violence contre de tels groupes peuvent atteindre le seuil de traitements inhumains ou dégradants, et deuxièmement, il y a moins de chances que les agents de l’État mènent une enquête adéquate et donnent suite à leurs griefs contre des membres mieux placés de la société.

14. Dans le contexte du litige privé en cause dans l’affaire Beganović, qui semble avoir inspiré la majorité, l’inégalité de pouvoir entre les protagonistes est évidente.[9] Quant à l’agression, la Cour « a tout spécialement [eu] égard aux circonstances spécifiques qui ont entouré l’agression du requérant. Elle [a] attach[é] une importance particulière au fait que le requérant a été agressé physiquement par sept individus, le soir et dans un lieu isolé où tout appel à l’aide aurait, semble-t-il, été vain (...) Pareil comportement doit avoir provoqué chez le requérant de forts sentiments d’anxiété et de crainte, et visait manifestement à l’intimider et le blesser » (Beganović c. Croatie, § 67, soulignement ajouté).[10] Aucun facteur de la sorte ne ressort de la présente affaire, dans laquelle le requérant a été frappé à une seule reprise par un seul individu, sans parler du fait que l’intéressé, de par ses fonctions officielles, était en position de pouvoir par rapport à son agresseur.

15. Pour nous, lorsque, comme en l’espèce, un particulier donne un unique coup à un autre particulier (sans mettre la vie de celui-ci en danger) qui est son égal en termes de pouvoir, le seuil de l’article 3 n’est en principe pas atteint.

III. Respect des obligations procédurales au titre de l’article 3

16. Même si, à l’instar de la majorité, on estime que le seuil de déclenchement des obligations procédurales a été atteint en l’espèce, rien dans la présente affaire ne donne à croire que les autorités n’ont pas satisfait auxdites obligations.

17. Les premières affaires concernant des violations procédurales des articles 2 et 3 portaient sur des violences cautionnées par l’État ou sur une indifférence systémique des pouvoirs publics à l’égard de violences graves exercées par des particuliers contre les groupes les plus vulnérables. La Cour a eu recours aux aspects procéduraux des articles 2 et 3 pour garantir qu’une attention adéquate soit accordée à ces victimes en exigeant, par exemple, que les accusations de viol et de violences domestiques fassent l’objet d’enquêtes. Aucune des affaires citées par la majorité n’implique des incidents isolés entre particuliers dans lesquels aucune des parties en présence n’était en position de force par rapport à l’autre. De plus, ces affaires ont toutes trait à des violences graves ou répétées (ou les deux).

18. Pas une seule des affaires mentionnées ne concerne une situation où les protagonistes d’un incident spontané impliquant des coups et blessures ont été condamnés par le tribunal de première instance, mais où la sanction n’a pas été mise en œuvre simplement en raison de la prescription de l’action, entre autres parce que l’affaire a dû faire l’objet d’une nouvelle instance après l’entrée en vigueur d’un nouveau code pénal et que l’affaire était pendante devant la Cour de Cassation depuis trois ans lorsqu’elle fut examinée pour la deuxième fois en appel. Nous observons que la victime des coups et blessures dispose toujours de recours civils. Il n’y a tout simplement aucun précédent dans lequel une violation procédurale de l’article 3 aurait été constatée dans une affaire similaire à celle-ci.

19. Même dans l’affaire Beganović c. Croatia, où la Cour a appliqué le volet procédural de l’article 3 à une affaire impliquant des violences entre particuliers, les faits diffèrent de manière significative de ceux de l’espèce.[11]

20. L’affaire Beganović peut être distinguée de la présente affaire pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le requérant dans cette affaire fut agressé par un groupe d’assaillants et gravement blessé. Deuxièmement, il appartenait à une minorité raciale ayant déjà eu à subir des persécutions violentes par le passé. De plus, au paragraphe 85 de l’arrêt Beganović, la Cour a estimé que les faits de la cause n’avaient jamais été établis par une juridiction compétente, ce qui, selon elle, empêchait d’atteindre le but essentiel de l’imposition de sanctions pénales, à savoir réfréner et dissuader les délinquants de causer d’autres préjudices. En l’espèce, les faits ont été établis, les auteurs ont été pendant longtemps (trop longtemps) sous le coup d’une peine ayant un effet dissuasif, et, eu égard au caractère impulsif de l’infraction, rien n’indique qu’ils causeraient d’autres dommages. La prescription de l’action n’est qu’un élément parmi d’autres donnant lieu au constat selon lequel l’État a failli à remplir ses obligations positives.

21. Ainsi, les violations procédurales dans l’affaire Beganović découlaient des dysfonctionnements de l’enquête.

22. De plus, la jurisprudence postérieure à l’affaire Beganović ne vient pas davantage à l’appui d’un constat de violation en l’espèce.[12] Dans chaque affaire où un particulier s’était livré à un acte de violence, la Cour a souligné que le défaut d’enquête constituait un élément déterminant du constat de violation de la Convention.

23. En l’espèce, le Gouvernement n’a pas fait preuve de partialité ou de discrimination envers le requérant. Rien n’indique que l’enquête ou les poursuites engagées contre les défendeurs ait présenté un quelconque dysfonctionnement. Le seul grief tient au fait que, en conséquence d’un changement législatif et d’un retard de procédure devant la Cour de Cassation, l’affaire s’est heurtée à la prescription.

24. En fait, la prescription ne peut donner lieu en soi à une présomption d’abus : elle protège les droits de l’accusé contre des retards indus pour obtenir une décision sur son affaire. Le droit de faire décider d’une affaire dans un délai raisonnable est également un droit important garanti par la Convention (McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, 10 septembre 2010). En l’espèce, avec l’entrée en vigueur d’un nouveau code pénal, le retard était en partie inévitable en raison du principe de la lex mitior.

25. Lorsqu’il y a une application mécanique de principes généraux qui ont été développés dans des situations factuelles extrêmement différentes, nous risquons de perdre de vue ce pourquoi nous imposons des obligations procédurales positives au titre de l’article 3. L’une des raisons cruciales justifiant d’exiger des investigations et des sanctions pénales effectives tient au fait que pareilles garanties ont un effet dissuasif important contre les actes de violence futurs. Dans l’affaire Fedorchenko et Lozenko c. Ukraine, la Cour a rappelé que « l’article 2 de la Convention impose à l’État le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre de droit pénal effectif propre à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, supprimer et sanctionner les violations » (no 387/03, § 41, arrêt du 20 septembre 2012).

26. Si la dissuasion (ou plutôt l’absence de dissuasion) a été considérée comme décisive dans l’affaire Beganović pour parvenir à un constat de violation procédurale, la fonction dissuasive de l’article 3 n’est pas servie en l’espèce. Aucun agresseur potentiel n’est influencé par la possibilité qu’un changement des dispositions juridiques sur la prescription puisse lui permettre « de se tirer d’affaire ». Dès lors, un constat de violation de l’article 3 en l’espèce non seulement affaiblit les garanties pour l’accusé mais n’aura aucun effet dissuasif supplémentaire quant aux infractions futures.

27. Nous devons rappeler qu’il n’y a pas de droit à la vengeance privée. Ainsi que la Grande Chambre l’a rappelé dans l’affaire Perez c. France [GC], « la Convention ne garantit ni le droit à la « vengeance privée », ni l’actio popularis. Ainsi, le droit de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers ne saurait être admis en soi » (no 47287/99, § 70, CEDH 2004-I). Sans parler du fait que, même dans les affaires impliquant un décès, la Cour a estimé que les recours civils étaient suffisants. Dans l’affaire Alhan c. Turquie, la Cour a déclaré que « [l]es obligations positives énoncées à l’article 2 peuvent être remplies si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles » ((déc.), no 8163/07, 14 septembre 2010, voir également Pak c. Turquie (déc.), no 39855/02, 22 janvier 2008). Même dans le contexte de l’article 2, il n’y a pas d’obligation au titre de la Convention de mener une enquête pénale, et encore moins de prononcer une condamnation pénale, dans les affaires où la mort a été causée par négligence, même si pareille négligence peut être sanctionnée pénalement. Dans l’affaire Calvelli et Ciglio c. Italie ([GC], no 32967/96, § 54, CEDH 2002-I), le médecin négligent n’a pas été sanctionné parce que les poursuites contre lui se sont soldées par une prescription « découlant des défaillances procédurales ayant retardé notamment la phase d’enquête et d’instruction de l’affaire. Cependant, les requérants [à l’instar du requérant en l’espèce] disposaient aussi de la possibilité de saisir un tribunal civil », et cela a suffi à la Cour pour parvenir à un constat de non-violation. Nous ne voyons aucune raison d’appliquer des règles plus strictes dans une affaire de coups et blessures entre particuliers relevant de l’article 3 que les normes qui ont été jugées suffisantes dans le contexte de l’article 2.

Conclusion

28. À notre sens, la Cour ne devrait pas imposer des obligations positives aux États membres dans des affaires portant sur des litiges privés occasionnels entre particuliers qui, en soi, n’atteignent pas le seuil d’un traitement inhumain ou dégradant, à moins que la victime n’appelle une protection spéciale par les autorités du fait de sa vulnérabilité ou d’un préjudice officiel à son égard. En l’absence de complicité, il n’existe dans ce cas aucun lien suffisant entre le préjudice subi et les actions de l’État, particulièrement en ce qui concerne les sanctions pénales (Đurđević c. Croatie, no 52442/09, CEDH 2011 (extraits)). L’application de l’article 3 à des affaires telles que l’espèce ne fait donc qu’affaiblir le sens profond de cette disposition.

* * *

[1]1. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.

[2]1. Selmouni c. France [GC], no 25803/94, §§ 100-105, CEDH 1999‑V : « la Cour estime que certains actes autrefois qualifiés de « traitements inhumains et dégradants », et non de « torture », pourraient recevoir une qualification différente à l’avenir ».

[3]2. Voir la jurisprudence citée par la majorité, par ordre chronologique : Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I (violation de l’article 8 en raison du fait que l’État a failli à prévenir la population locale des risques posés par une entreprise privée, causant ainsi de nombreux décès) ; A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI (violation de l’article 3, le droit britannique n’érigeant pas en infraction pénale la violence physique envers les enfants, en vertu de la règle du « châtiment raisonnable ») ; McKerr c. Royaume-Uni, n° 28883/95, CEDH 2001-III (violation du volet procédural de l’article 2 à raison du caractère inadéquat de l’enquête menée sur la politique consistant à tirer pour tuer, en vigueur en Irlande du Nord ; Z et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 29392/95, CEDH 2001-V (l’État qui savait ou aurait dû savoir que des enfants étaient soumis à des traitement cruels et dégradants au sein de leur foyer a l’obligation positive de les protéger en vertu de l’article 3) ; Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, n° 46477/99, CEDH 2002-II (violation de l’article 2 à raison de la non-transmission d’informations par l’État sur la dangerosité de détenus et du caractère inadéquat de l’enquête menée sur une agression entre détenus après l’incident) ; M.C. c. Bulgarie, n° 39272/98, CEDH 2003-XII (obligation positive en vertu de l’article 3 d’ériger le viol en infraction et de mener des enquêtes effectives sur les cas de viols) ; Tahsin Acar c. Turquie [GC], n° 26307/95, CEDH 2004-III, (violation des obligations procédurales au titre de l’article 2 à raison du caractère inadéquat de l’enquête menée sur des disparitions), Ay c. Turquie, n° 30951/96, 22 mars 2005 (pas de violation, ni matérielle ni procédurale, de l’article 3 du fait d’investigations limitées sur des cas de torture), G.N. et autres c. Italie, n° 43134/05, 1er décembre 2009 (violation procédurale de l’article 2 à raison du défaut de protection contre des transfusions de sang contaminé), Opuz c. Turquie, n° 33401/02, CEDH 2009 (violation procédurale de l’article 2 du fait que l’État était informé des actes de violence (y compris des menaces de mort spécifiques) dirigés contre la requérante et sa famille par le mari de celle-ci mais n’a rien fait pour les protéger), Beganović c. Croatie, n° 46423/06, 25 juin 2009 (violation de l’article 3 à raison du caractère inadéquat de l’enquête menée sur une agression par un particulier), Ebcin c. Turquie, n° 19506/05, 1er février 2011 (violation de l’article 3, l’État n’ayant pas protégé de manière adéquate une enseignante victime de jets d’acide au visage), Alikaj et autres c. Italie, n° 47357/08, 29 mars 2011 (violation de l’article 2 en raison de l’absence d’un règlement de police clair concernant le recours à la force), Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, n° 13423/09, CEDH 2013 (violation de l’article 2 à raison de l’absence de toute sanction infligée à des médecins à l’issue d’un procès pour négligence ayant entraîné la mort), et Valiulienė c. Lituanie, n° 33234/07, 26 mars 2013 (violation de l’article 3 sous son volet procédural à raison du caractère inadéquat de la protection offerte par le droit pénal aux victimes de violences domestiques répétées).

La chronologie montre un glissement de la norme pertinente ainsi que le manque de précédents dans la jurisprudence de la Cour comparables à l’espèce.

[4]1. Aucune de ces considérations spéciales ne sont applicables en l’espèce. Eu égard au fait que les considérations pertinentes ont été développées dans le contexte de brutalités policières, l’élément spécifique et fondamental de l’appréciation, à savoir que les mauvais traitements doivent émaner des autorités publiques, n’est pas établi.

[5]1. Dans le cas de coups, notamment de gifles, infligés à un adolescent de 16 ans dans un commissariat (§§ 8 et 12), la Cour estime que « les graves sévices physiques infligés au requérant alors qu’il se trouvait aux mains de la police, tels que confirmés par les éléments médicaux produits devant la Cour, font certainement entrer l’article 3 en jeu. Eu égard aux considérations ci-dessus, la Cour conclut que ces sévices physiques ont été infligés au requérant par la police. Ces éléments, ainsi que les sentiments de crainte, d’angoisse et d’infériorité que le traitement litigieux a certainement inspirés à l’intéressé en raison de son jeune âge, doivent lui avoir causé des souffrances d’une gravité suffisante pour que les actes de la police soient qualifiés de traitements inhumains ou dégradants aux fins de l’article 3 (…) La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 » (Stefanou c. Grèce, no 2954/07, §§ 51-52, 22 avril 2010).

[6]1. Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 33, série A n° 26 : « il s’agit de violences institutionnalisées, (…) prescrites par les organes judiciaires de l’État et infligées par sa police. Ainsi, quoique le requérant n’ait pas subi de lésions physiques graves ou durables, son châtiment, consistant à le traiter en objet aux mains de la puissance publique, a porté atteinte à ce dont la protection figure précisément parmi les buts principaux de l’article 3 : la dignité et l’intégrité physique de la personne. »

[7]2. L’État, par l’intermédiaire de ses agents, a le pouvoir de « créer chez ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir » (Gutsanovi c. Bulgarie, n° 34529/10, § 125, CEDH 2013 (extraits).

[8]3. « Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime » (Jalloh c. Allemagne, § 67, voir ci-dessus).

[9]1. Parmi les six affaires où la ligne de jurisprudence Beganović a été appliquée à des actes de particuliers (Denis Vasilyev c. Russie, n° 32704/04, 17 décembre 2009, Biser Kostov c. Bulgarie, n° 32662/06, 10 janvier 2012, Mityaginy c. Russie, n° 20325/06, 4 décembre 2012, Dimitar Shopov c. Bulgarie, n° 17253/07, 16 avril 2013 (affaire dans laquelle l’infraction en question a au départ été qualifiée de tentative de meurtre), Aleksandr Nikonenko c. Ukraine, n° 54755/08, 14 novembre 2013, et Ceachir c. République de Moldova, n° 50115/06, 10 décembre 2013, une seule (Ceachir) concernait un membre d’un groupe vulnérable, et dans l’affaire Denis Vasilyev les vices de procédure ont probablement favorisé l’impunité des policiers. Dans la plupart de ces affaires, les blessures étaient très graves. Dans l’affaire Dimitar Shopov la prescription a fondé le constat de violation de l’article 3 mais l’affaire n’est jamais allée au-delà des lacunes de l’enquête.

[10]2. L’affaire Beganović impliquait une série de bagarres entre le requérant et certains adolescents de son voisinage, dont un incident au cours duquel le requérant fut gravement blessé. Il importe de relever que le requérant est d’origine rom et que l’agression semble avoir été, au moins dans une certaine mesure, motivée par la haine raciale, même si la Cour a conclu que les éléments du dossier ne suffisaient pas à prouver de manière décisive que tel était le cas. La Cour a conclu à la violation de l’article 3 à raison du caractère inadéquat de l’enquête menée sur l’agression.

[11]1. Voir la note 1 ci-dessus.

[12]1. Denis Vasilyev c. Russie, n° 32704/04, 17 décembre 2009 (la Cour souligne que la police a en particulier failli à examiner la possibilité que des policiers ivres puissent avoir été impliqués), Biser Kostov c. Bulgarie, n° 32662/06, 10 janvier 2012 (la Cour a conclu à la violation de l'article 3 au motif que le procureur avait nui au contrôle juridictionnel en continuant à annuler l'affaire malgré les ordres du juge de continuer l'enquête), Mityaginy c. Russie, n° 20325/06, 4 décembre 2012 (la Cour a trouvé une violation à raison de l'ineffectivité de l'enquête, qui avait été annulée et rouverte au moins douze fois sur dix ans sans aucun résultat final car finalement l’action s’est éteinte par la prescription), et Dimitar Shopov c. Bulgarie, n° 17253/07, 16 avril 2013 (le requérant a été poignardé à l'estomac pendant une bagarre collective. L'enquêteur chargé de l'affaire a fait preuve d’inactivité : la Cour a souligné en particulier qu'aucune évaluation médicale n'avait été demandée avant un an après l'agression. La Cour a estimé que l'absence d'enquête effective a emporté violation de l'article 3) ; Aleksandr Nikonenko c. Ukraine, n° 54755/08, 14 novembre 2013 (en conséquence de l'inaction du procureur, l'affaire s'est heurtée à la forclusion. La Cour a trouvé une violation de l'article 3 car l'Ukraine a admis que l'enquête avait été ineffective) ; Ceachir c. République de Moldova, n° 50115/06, 10 décembre 2013 (la requérante, une femme âgée, fragile et malade, fut agressée par un vendeur de rue sur un marché public et fut blessée à la tête. L'affaire fut interrompue seize fois – y compris en raison de l'absence du procureur et du juge –, ce qui a finalement entraîné la prescription de l’action. La Cour a conclu à la violation de l'article 3).


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-147620
Date de la décision : 28/10/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Obligations positives) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : İBRAHİM DEMİRTAŞ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SENOL U.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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