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02/04/2019 | CEDH | N°001-192065

CEDH | CEDH, AFFAIRE DIMOPULOS c. TURQUIE, 2019, 001-192065


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DIMOPULOS c. TURQUIE

(Requête no 37766/05)

ARRÊT

STRASBOURG

2 avril 2019

DÉFINITIF

02/07/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Dimopulos c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-VikstrÃ

¶m,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 mars 2019,

Rend...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DIMOPULOS c. TURQUIE

(Requête no 37766/05)

ARRÊT

STRASBOURG

2 avril 2019

DÉFINITIF

02/07/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dimopulos c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 mars 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37766/05) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Agathi Teodora Dimopulos (« la requérante »), a saisi la Cour le 12 octobre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Mes E. Pekçe, avocat à Istanbul, P. Asanakis, avocat au Pirée, et Yannis Ktistakis, avocat à Athènes. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Devant la Cour, la requérante se plaignait en particulier d’une violation de ses droits à un procès équitable et au respect de ses biens.

4. Le 14 septembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1976 et réside à Thessalonique, en Grèce.

6. Elle indique que Mme Maria Maniya dont elle a hérité était une résidente permanente de l’île turque de Gökçeada (Imroz) et qu’elle-même avait hérité d’un bien immobilier sis sur cette île, classé « terrain à bâtir » (arsa), inventorié comme « parcelle 85, îlot 335 » et situé à Yeni Mahelle Kuzulimanı. Ce bien était également classé « site naturel de catégorie 3 ».

7. Le 3 janvier 1997, à la suite de travaux cadastraux, ce bien immobilier fut inscrit au registre foncier au nom du Trésor public. Lors de ces travaux, la requérante avait revendiqué la propriété du bien, arguant que celui-ci était dans la succession de Mme Maria Maniya, dont il a hérité et qui l’aurait elle-même hérité de son père, M. Persefoni Yani Vruço. Les prétentions de la requérante avaient été écartées par la commission cadastrale au motif que l’intéressée n’avait pu apporter d’éléments suffisants prouvant soit qu’il existait un titre de propriété soit que les conditions de la prescription acquisitive (usucapion) étaient réunies.

8. Le 18 juin 2003, se référant aux dispositions pertinentes du code civil (article 713, alinéa 1er, voir paragraphe 18 ci-dessous), la requérante engagea une procédure visant à l’annulation du titre de propriété du Trésor public et à l’attribution en sa faveur du terrain litigieux. À l’appui de sa demande, elle présenta, entre autres, plusieurs documents concernant des impôts dont elle ou ses prédécesseurs s’étaient acquittés. Parmi ces documents figurent un relevé relatif à l’impôt immobilier que M. Persefoni Yani Vruço avait versé au titre du terrain litigieux en 1936 et trois relevés relatifs à une taxe foncière locale acquittée le 16 juin 1990 et le 18 avril 1994 par Mme Maria Maniya, puis le 19 décembre 2002 par la requérante au titre du même terrain.

9. Le 27 juillet 2004, l’article 11 de la loi no 2863 relative à la protection du patrimoine culturel et naturel fut modifié. Alors que, jusqu’à l’adoption de cette modification, les biens immobiliers situés dans des zones classées « sites naturels » étaient susceptibles d’être acquis par la voie de la prescription acquisitive, la nouvelle disposition précisa que les terrains classés « sites naturels », comme ceux classés « éléments du patrimoine culturel et naturel dont la protection est nécessaire ainsi que leur périmètre de protection », ne pouvaient s’acquérir par le jeu de la prescription acquisitive (paragraphes 19-20 ci-dessous).

10. Le 17 septembre 2004, le tribunal procéda à une visite sur les lieux en compagnie d’un expert agricole ainsi qu’à l’audition d’un expert local. Ce dernier confirma que le terrain litigieux avait été en la possession de Persefoni Yani Vruço puis de Maria Maniya.

11. Le 25 octobre 2004, un expert technique commis par le tribunal remit un rapport indiquant que le bien désigné dans le document fiscal de 1936 correspondait bien au terrain litigieux et que ce dernier était un site naturel de catégorie 3.

12. Par un jugement du 26 octobre 2004, le tribunal de grande instance de Gökçeada rejeta la demande de la requérante sur le fondement de l’article 11 modifié de la loi no 2863. Pour ce faire, il estima qu’il n’était pas nécessaire de procéder à l’examen des conditions de la prescription acquisitive au motif que l’acquisition d’un site naturel ou culturel ne pouvait plus se faire par voie d’usucapion depuis le 27 juillet 2004. Il constata notamment que, étant une règle d’ordre public, la modification législative en question était applicable aux affaires pendantes qui n’avaient pas encore fait l’objet d’une décision définitive.

13. Le 13 novembre 2004, la requérante forma un pourvoi contre le jugement du 26 octobre 2004 et contesta le refus qui avait été opposé à sa demande à la suite d’une modification législative intervenue après l’introduction de son action civile. Elle soutint notamment que la quasi-intégralité de l’île de Gökçeada avait été classée « site naturel » avant l’achèvement des travaux relatifs à l’établissement des registres fonciers. Or, selon la requérante, ces travaux permettaient de déterminer le propriétaire des terrains par le jeu de la prescription acquisitive. Par ailleurs, la requérante exposa que le terrain en question avait déjà été classé « terrain à bâtir ». Enfin, elle contesta la compatibilité de la modification du 27 juillet 2004 avec le Traité de Lausanne garantissant le droit de propriété des personnes qui appartenaient à des minorités.

14. Le 10 janvier 2005, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante sans se prononcer sur aucun des moyens soulevés dans le mémoire en cassation.

15. Le 17 février 2005, la requérante demanda au service des archives de la direction générale du cadastre et du registre foncier (« l’administration ») s’il existait des registres datant de l’époque ottomane et relatifs aux terrains situés sur l’île d’Imroz, et, dans l’affirmative, de lui indiquer si ces registres avaient été retranscrits en turc.

16. Le 14 mars 2005, l’administration informa la requérante qu’elle détenait des documents ottomans relatifs aux titres de propriété de terrains situés sur l’île de Gökçeada, mais que ces documents n’avaient jamais été retranscrits en turc. Elle l’informa également que ces registres ottomans pouvaient être consultés par les personnes en mesure de fournir la date (mois et année) et le numéro d’enregistrement du bien et de produire la preuve d’un lien avec la personne enregistrée comme propriétaire.

17. Par un arrêt du 29 mars 2005, signifié à la requérante le 15 avril 2005, la Cour de cassation rejeta la demande de rectification d’arrêt formée par la requérante.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Les conditions générales de la prescription acquisitive

18. Aux termes de l’article 713, alinéa 1er, du code civil :

« Toute personne qui a exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire (malik sıfatıyla) pendant vingt années sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figure au registre foncier peut introduire une action en vue d’obtenir que ce bien soit inscrit dans ledit registre comme étant sa propriété. »

Le dernier alinéa de l’article indique cependant que le mécanisme ainsi décrit s’applique sous réserve d’éventuelles dispositions spéciales (özel kanun hükümlerı saklıdır).

B. Terrains susceptibles d’être acquis par voie d’usucapion

19. Avant sa modification adoptée le 14 juillet 2004 et publiée le 27 juillet 2004, l’article 11 de la loi no 2863 du 21 juillet 1983 relative à la protection du patrimoine culturel et naturel était ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« (...) les éléments du patrimoine culturel et naturel dont la protection est nécessaire ainsi que leur périmètre de protection ne peuvent pas faire l’objet d’une acquisition par voie d’usucapion. (...) »

20. La modification de l’article 11 de la loi relative à la protection du patrimoine culturel et naturel, adoptée le 14 juillet 2004, a étendu sa portée aux sites naturels et aux sites archéologiques de catégorie 3. Après modification, cette disposition se lisait comme suit :

« (...) les éléments du patrimoine culturel et naturel dont la protection est nécessaire, leur périmètre de protection [ainsi que] les sites naturels ne peuvent pas faire l’objet d’une acquisition par voie d’usucapion. (...) »

Le 22 mai 2007, cette disposition a été à nouveau modifiée de manière à exclure de son champ d’application les sites naturels et les sites archéologiques de catégorie 3. Depuis cette date, les terrains classés « sites naturels » ainsi que ceux classés « sites archéologiques de catégorie 3 » peuvent faire l’objet d’une prescription acquisitive.

C. Cumul des durées de possession

21. En vertu de l’article 996 du code civil, le possesseur prétendant au bénéfice de la prescription acquisitive peut ajouter à la durée de sa propre prescription celle de son prédécesseur, si ce dernier jouissait des mêmes droits que lui.

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

22. La requérante dénonce une violation des articles 6, 13 et 14 de la Convention, ce dernier combiné avec l’article 6 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 lu isolément.

23. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Selon lui, la requérante disposait de deux voies : celle d’une opposition aux constats du procès-verbal avant la fin des travaux cadastraux et celle d’un recours contentieux à former dans un délai de trente jours après l’affichage des conclusions desdits travaux. Aux dires du Gouvernement, la requérante n’a fait usage d’aucune de ces voies et, par conséquent, ses griefs sont irrecevables.

24. La requérante conteste cette thèse.

25. La Cour rappelle d’emblée avoir déjà, dans des circonstances similaires à celles de l’espèce, rejeté une exception identique à celle soulevée par le Gouvernement (İpseftel c. Turquie, no 18638/05, §§ 40-42, 26 mai 2015). Dans la présente affaire, elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence. En effet, comme il est noté dans l’arrêt précité, le Gouvernement avait omis de préciser que le droit interne, en l’occurrence l’article 12 de la loi sur le cadastre, offrait la possibilité d’exercer un recours dans un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le procès-verbal des travaux de cadastre était devenu définitif. Or la requérante avait intenté, dans le délai en question, une action visant à l’annulation du titre de propriété du Trésor public et à l’attribution en sa faveur du terrain litigieux. Cette action avait été rejetée non parce que la requérante avait omis de contester les résultats des travaux de cadastre, mais parce qu’une nouvelle législation avait été adoptée. En l’espèce, il suffit donc à la Cour de relever que l’action engagée par la requérante était susceptible de porter remède à la situation dont elle entend se plaindre aujourd’hui.

26. Au demeurant, la Cour note que l’exercice des recours mentionnés par le Gouvernement dans les délais impartis impliquait que la requérante ait eu connaissance des conclusions adoptées à l’issue des travaux de cadastre. Or rien ne démontre que lesdites conclusions ont été notifiées à l’intéressée (idem, § 41).

27. Il s’ensuit que l’exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée pour défaut de fondement.

28. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

29. La requérante se plaint d’un défaut d’équité de la procédure qui s’est déroulée devant les juridictions nationales. Elle allègue en particulier que l’application rétroactive d’une modification législative à son affaire constitue une atteinte à son droit à un procès équitable, tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention. Les passages pertinents en l’espèce de cette disposition se lisent comme suit :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

30. La requérante expose que, en 2004, alors que son action était pendante devant les juridictions civiles, l’article 11 de la loi no 2863 a été modifié de telle façon que l’acquisition du bien en question par voie d’usucapion aurait été rendue impossible. Elle considère que cette modification, qui aurait été appliquée rétroactivement, a indiscutablement eu pour effet de changer l’issue de la procédure qui l’opposait au Trésor public et donc à l’État. En effet, cette modification serait intervenue le 27 juillet 2004, soit un an après l’introduction de son action civile, le 18 juin 2003, et trois mois avant le jugement du tribunal compétent, le 26 octobre 2004. La requérante estime que la modification en cause non seulement a influé sur l’issue judiciaire du litige, mais aussi qu’elle a été déterminante pour le dénouement judiciaire de la procédure en cours concernant son droit de propriété. L’État serait intervenu de manière décisive pour orienter en sa faveur l’issue – imminente – de l’instance à laquelle il était partie. Aux yeux de la requérante, le déroulement de la procédure démontrait clairement qu’elle remplissait alors bel et bien les conditions de l’acquisition par voie d’usucapion et qu’elle pouvait obtenir le titre de propriété du bien en question.

31. Le Gouvernement n’a présenté aucune observation sur cette partie de la requête.

32. La Cour réaffirme que, si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 49, série A no 301‑B, et Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999‑VII). La Cour rappelle en outre que l’exigence de l’égalité des armes implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à la partie adverse (voir, notamment, les arrêts Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, 27 octobre 1993, § 33, série A no 274, et Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis, précité, § 46).

33. En l’espèce, la Cour relève que la demande de la requérante tendant à faire annuler le titre de propriété du Trésor public et à faire enregistrer le terrain litigieux à son nom était de nature patrimoniale et qu’elle s’appuyait sur l’article 713, alinéa 1er, du code civil. Cet article régit la prescription acquisitive, qui constitue un moyen d’acquérir juridiquement un droit réel que l’on exerce sans en posséder de titre. La contestation portait donc sur l’existence même d’un droit que l’on pouvait prétendre, de manière défendable, reconnu en droit interne. En outre, elle était réelle et sérieuse : la requérante pouvait de manière défendable prétendre avoir le droit, en vertu de la législation interne, d’obtenir la propriété du bien litigieux. Le droit réclamé étant de nature civile, l’issue du litige était donc directement déterminante pour le droit de l’intéressée d’acquérir la propriété en question. L’article 6 § 1 trouve donc à s’appliquer en l’espèce (s’agissant des principes applicables, voir Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, §§ 99-100, 19 septembre 2017 (extraits)).

34. La Cour note ensuite que, jusqu’au 27 juillet 2004, la requérante avait le droit, clairement reconnu par la législation interne, d’acquérir la propriété du bien en question si les conditions de la prescription acquisitive étaient réunies. Il importe aussi de souligner que le tribunal interne a procédé à une visite sur les lieux en compagnie d’un expert agricole ainsi qu’à l’audition d’un expert local, lequel a affirmé que le terrain litigieux avait été en la possession de Mme Maria Maniya dont la requérante a hérité (paragraphes 6-7 ci-dessus). Par ailleurs, selon le rapport préparé par l’expert technique, le bien désigné dans le document fiscal de 1936 et appartenant à Mme Maria Maniya correspondait au terrain litigieux (paragraphes 10-11 ci-dessus).

35. Or, le 26 octobre 2004, le tribunal de grande instance de Gökçeada a rejeté la demande de la requérante sur le fondement de l’article 11 de la loi no 2863, tel que modifié le 27 juillet 2004 – soit à une date postérieure à l’introduction de l’instance (paragraphes 19-20 ci-dessus) –, et ce sans se prononcer sur la question de savoir si les conditions de la prescription acquisitive étaient réunies. Force est de constater que la modification en cause réglait le fond du litige soumis aux juridictions de l’ordre judiciaire et qu’elle a eu pour effet de priver la requérante de toute chance de l’emporter dans l’action visant à faire annuler le titre de propriété du Trésor public et à se voir attribuer le terrain litigieux.

36. Reste à vérifier si la rétroactivité de la loi reposait sur d’impérieux motifs d’intérêt général (Azienda Agricola Silverfunghi S.a.s. et autres c. Italie, nos 48357/07 et 3 autres, § 88, 24 juin 2014). La Cour note d’emblée que le Gouvernement n’a pas présenté d’observations sur ce point.

37. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 6 § 1 ne saurait s’interpréter comme empêchant toute ingérence des pouvoirs publics dans une procédure judiciaire pendante à laquelle ils sont parties (National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 112, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII). À noter que, en l’espèce, rien ne donne à penser que la modification législative en question visait spécialement le présent litige. Par ailleurs, la Cour note que, dans son jugement du 26 octobre 2004, le tribunal de grande instance de Gökçeada a constaté notamment que la modification législative en question était une règle d’ordre public et qu’elle s’appliquait par conséquent aux affaires pendantes qui n’avaient pas encore fait l’objet d’une décision définitive.

38. La Cour rappelle encore que l’intervention d’une loi rétroactive en cours de procédure judiciaire risque de porter atteinte au caractère équitable d’une procédure et notamment à l’égalité des armes, en exerçant, en cours d’instance, une influence sur l’issue du litige (voir, entre plusieurs autres, SCM Scanner de l’Ouest Lyonnais et autres c. France, no [12106/03](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2212106/03%22%5D%7D), § 28, 21 juin 2007). Or, en l’espèce, le Gouvernement ne s’est pas soucié d’expliquer les motifs de l’application rétroactive d’une modification législative dans le cadre de la procédure judiciaire à laquelle le Trésor public était partie. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’une simple référence à l’ordre public dans le jugement du tribunal de première instance ne suffit pas à justifier pareille application rétroactive d’une loi.

39. Certes, la Cour est disposée à admettre que l’application rétroactive de ladite loi avait pour objectif de protéger l’environnement. Il s’agirait là sans nul doute d’un motif légitime, conforme à l’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Hamer c. Belgique, no 21861/03, § 79, CEDH 2007‑V (extraits)). Toutefois, pour que la Cour puisse dire que l’application rétroactive en question était conforme à la Convention, les décisions judiciaires auraient dû indiquer de manière suffisante les motifs de cette application, qui était susceptible de porter préjudice aux droits des justiciables. En effet, étaient en jeu le principe de la prééminence du droit, qui est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention, et le droit à un procès équitable consacré par l’article 6.

40. La Cour se doit enfin de noter que le 22 mai 2007, c’est-à-dire dans un délai de moins de trois ans, ladite loi a été à nouveau modifiée de manière à exclure tous les terrains classés « sites naturels » – catégorie dont relève le bien litigieux – de son champ d’application (voir, mutatis mutandis, Agrati et autres c. Italie, nos 43549/08 et 2 autres, § 63, 7 juin 2011). Désormais, de même qu’au moment de l’introduction de l’instance en l’espèce, les terrains se trouvant dans les sites naturels peuvent s’acquérir par voie d’usucapion (paragraphe 20 ci-dessus). Par conséquent, pour la Cour, compte tenu de l’absence de toute information de quelque nature que ce soit sur la portée de l’application rétroactive de la modification législative en question, il est difficile de conclure qu’il existait une corrélation pratique entre la rétroactivité de la loi en question, restée en vigueur moins de trois ans, et la protection de l’environnement en général.

41. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’intervention législative litigieuse, qui réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond du litige opposant la requérante à l’État devant les juridictions internes, n’était pas justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général.

Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

42. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, la requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de ses biens en raison d’une interférence législative. Elle estime qu’elle satisfaisait à toutes les conditions de l’usucapion au moment de l’adoption de la modification législative litigieuse et que, en l’absence de cette modification, les juridictions nationales auraient procédé à l’inscription du bien à son nom sur le registre foncier.

Par ailleurs, invoquant l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, elle soutient avoir été victime d’une discrimination dans la mesure où, selon elle, il n’a pas été tenu compte de la différence sensible existant entre la situation des membres de la communauté grecque de Turquie et celle des autres citoyens turcs. De même, aux yeux de la requérante, l’absence de prise en compte de son moyen de pourvoi résultant de son appartenance à une minorité religieuse reconnue constitue également une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6.

Invoquant l’article 13 de la Convention, elle se plaint enfin d’une atteinte à son droit à un recours effectif en raison de l’impossibilité dans laquelle elle se serait trouvée de faire valoir son droit de propriété, du refus des autorités judiciaires de tenir compte de ses arguments, de l’insuffisance des recherches entreprises à l’époque des travaux d’enregistrement au cadastre et des difficultés d’accès aux archives de l’administration cadastrale.

43. Le Gouvernement conteste cette thèse.

44. En l’espèce, à titre préliminaire, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de spéculer sur l’existence d’un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Elle observe que la présente affaire se distingue des affaires Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı c. Turquie (nos 37639/03 et 3 autres, §§ 43-44, 3 mars 2009) et İpseftel (arrêt précité, § 55), dans la mesure où, dans ces affaires, les juridictions nationales, ne fût-ce qu’au niveau de la première instance, avaient établi que les conditions de la prescription acquisitive étaient réunies. Or, dans la présente affaire, à aucun moment dans la procédure les juridictions internes ne se sont penchées sur la question de savoir si la requérante bénéficiait ou non d’une possession paisible et ininterrompue à titre de propriétaire d’une durée supérieure à vingt ans sur le bien en cause, et ce certainement en raison de l’adoption d’une modification législative ayant un effet rétroactif. Cependant, la Cour ne saurait spéculer sur l’issue qu’aurait connue la demande si elle avait été examinée au fond.

45. La Cour constate également que, comme les autres griefs, la doléance tirée de l’article 1 du Protocole no 1 se confond largement avec le grief tiré de l’article 6. Eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire ainsi qu’au raisonnement qui l’a conduite à conclure à la violation de l’article 6, elle estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément les griefs présentés par la requérante sous l’angle des articles 13 et 14, en combinaison avec l’article 6 et l’article 1 du Protocole no 1, non plus que sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 lu isolément (voir, mutatis mutandis, Javaugue c. France, no 39730/06, § 46, 11 février 2010).

Par conséquent, eu égard à l’ensemble des conclusions auxquelles elle est parvenue sous l’angle de l’article 6 de la Convention, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres griefs séparément.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

46. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

47. À titre principal, la requérante souligne que la manière la plus adéquate pour le Gouvernement de réparer le préjudice causé serait de lui attribuer le terrain litigieux. Pour le cas où le Gouvernement ne pourrait pas lui restituer ce terrain, la requérante se dit prête à envisager la possibilité d’un dédommagement et réclame, le cas échéant, une somme équivalant à la valeur marchande du bien, qu’elle estime à 76 197 euros (EUR). À l’appui de sa demande, elle présente un rapport d’expertise. Elle réclame également 10 000 EUR pour préjudice moral.

48. Le Gouvernement s’élève contre ces prétentions, qu’il estime déraisonnables.

49. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour rappelle avoir conclu à la violation de l’article 6 en raison du fait que la demande de la requérante a été rejetée sans un examen au fond à la suite de l’adoption d’une modification législative, qui réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond du litige opposant l’intéressée à l’État devant les juridictions internes. Elle ne saurait cependant spéculer sur l’issue de la demande si celle-ci avait été examinée au fond (voir, mutatis mutandis, Kutlu et autres c. Turquie, no 51861/11, § 84, 13 décembre 2016, avec les références qui y sont citées). Elle estime, eu égard à la nature de la violation ainsi constatée, qu’en principe le moyen le plus approprié de redresser cette violation serait une réouverture de la procédure. À cet égard, elle note que, en vertu de l’article 375 § 1 i) du code de procédure civile, un arrêt de la Cour concluant à une violation d’une disposition de la Convention ou de ses Protocoles constitue un motif spécifique de réouverture d’une procédure. Partant, elle rejette les demandes de réparation du préjudice matériel relatives au bien en question.

50. Par ailleurs, la Cour considère que la requérante a subi un préjudice moral du fait de l’intervention de la loi litigieuse. Statuant en équité, elle alloue à la requérante 6 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

51. La requérante sollicite 15 000 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions nationales et les organes de la Convention. À l’appui de sa demande, elle présente deux notes d’honoraires.

52. Le Gouvernement considère que la demande de la requérante n’est pas justifiée.

53. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des éléments dont elle dispose, des critères susmentionnés et de la complexité de l’affaire, la Cour estime raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 3 000 EUR tous frais confondus.

C. Intérêts moratoires

54. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1, lu isolément, de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, non plus que de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur :

i. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral,

ii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 avril 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


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