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05/03/2019 | CEDH | N°001-191477

CEDH | CEDH, AFFAIRE YAVAŞ ET AUTRES c. TURQUIE, 2019, 001-191477


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YAVAŞ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 36366/06)

ARRÊT

STRASBOURG

5 mars 2019

DÉFINITIF

24/06/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Yavaş et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,

Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mou

rou-Vikström,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 févrie...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YAVAŞ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 36366/06)

ARRÊT

STRASBOURG

5 mars 2019

DÉFINITIF

24/06/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yavaş et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,

Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 février 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36366/06) dirigée contre la République de Turquie et dont douze ressortissants de cet État (« les requérants »), dont les noms et dates de naissance figurent en annexe, ont saisi la Cour le 1er septembre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes F. Ozan et B. Ozan, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants allèguent en particulier une violation de l’article 1 du Protocole no 1 en raison de la diminution du montant de leur pension par rapport au montant établi au moment de leur départ à la retraite.

4. Le 10 septembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. La genèse de l’affaire

5. Les requérants furent employés pendant de longues années par un organisme d’assurances, la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » (Ankara Anonim Türk Sigorta Şirketi).

Selon les informations disponibles sur son site internet (https://www.ankarasigorta.com.tr/Default.aspx?id=2), la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » fut fondée en 1936 par décision du Conseil des ministres ; ses actionnaires étaient principalement des banques et une société d’assurances, à savoir Türkiye İş Bankası, Etibank, Adapazarı Türk Ticaret Bankası et Anadolu Anonim Türk Sigorta Şirketi. Sur le fondement de l’article 20 provisoire de la loi no 506 à la sécurité sociale (« la loi no 506 »), les requérants étaient affiliés à un organisme de prévoyance, la Caisse de maladie et de retraite des fonctionnaires et employés de la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » (« la caisse ») (Ankara Anonim Türk Sigorta Şirketi Memur ve Hizmetlileri Sağlık ve Emekli Sandığı), organisme créé en 1963 dans le cadre de la loi no 506 et destiné à remplir la même fonction que les autres organismes principaux œuvrant en la matière, tels l’Établissement pour la sécurité sociale (Sosyal Sigortalar Kurumu – « la Sécurité sociale ») et la Caisse de retraite (Emekli Sandığı).

6. Pendant leurs années de service, les requérants versèrent des cotisations « deux fois supérieures aux plafonds indiqués à l’article 78 de la loi no 506 », en application de la section III de l’article 4 du règlement de leur caisse. C’est pourquoi, conformément à l’article 58 b) du règlement de leur caisse, ils acquirent le droit à un « complément de pension » de retraite – calculé sur la base de l’article 61 de la loi no 506 – en contrepartie de leur supplément de cotisation.

7. En 1990, la part d’Etibank dans les actions monta à 85 % et, le 14 avril 1993, par décision du Conseil des ministres, la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » fut rattachée à cette banque. Le 26 septembre 1997, dans le cadre de la privatisation, il fut décidé de céder les actions d’Etibank. Le 20 avril 2000, ces parts furent achetées par la Caisse de soins et de solidarité de la police (Polis Bakım ve Yardım Sandığı) et par l’Administration des privatisations (Özelleştirme İdaresi). Aujourd’hui, la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » emploie cent cinquante employés et compte sept directions régionales ainsi que mille agences.

8. Le 14 novembre 2001, l’assemblée générale de la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » constata que la caisse comprenait 105 affiliés actifs et 180 retraités et que le déficit technique s’élevait à 7 536 874 462 160 anciennes livres turques (TRL[1] - environ 5 753 340 euros (EUR) à l’époque des faits). Elle décida qu’à partir du 31 décembre 2001 les pensions et les prestations sociales seraient versées dans les limites prévues par la loi no 506.

9. Par une décision du Conseil des ministres en date du 20 décembre 2001, la caisse fut transférée à l’Établissement pour la sécurité sociale, en vertu de l’article additionnel 36 de la loi no 506.

10. L’Établissement pour la sécurité sociale diminua les pensions de retraite des requérants par « adaptation », à partir du 1er février 2002.

B. La procédure concernant le premier groupe de requérants

11. Le 3 juillet 2002, les requérants du premier groupe (Gökay Yavaş, Ayşe Kamuran, Yılmaz Anakoç, Ahsen Çalışkan, Ahmet Ay et Müjgan Dayıoğulları) introduisirent devant le tribunal du travail d’Istanbul des demandes visant à l’annulation de l’adaptation de leur pension de retraite et à la détermination de son mode de redéfinition. Leur action était dirigée contre quatre organismes : l’Établissement pour la sécurité sociale, la Société anonyme turque d’assurances « Ankara », l’Administration des privatisations et la Caisse de soins et de solidarité de la police. Ils demandèrent également à être indemnisés en raison de l’écart entre le nouveau montant versé et le niveau correspondant au mode de calcul initial, ainsi qu’au titre du préjudice subi. Pendant la procédure, ils limitèrent leur demande à la question de l’adaptation. L’affaire fut portée devant la 4ème chambre du tribunal du travail d’Istanbul (« la 4ème chambre du tribunal »).

12. Le 7 mai 2003, la 4e chambre du tribunal fit droit à leur demande en ce qui concerne l’adaptation de leur pension de retraite par la Sécurité sociale. Elle déclara la demande irrecevable pour ce qui est des trois autres organismes et décida qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur le restant de l’action. Elle constata d’abord qu’il n’était pas contesté entre les parties que les requérants étaient affiliés à la caisse en question ; qu’ils avaient versé des cotisations deux fois supérieures au plafond indiqué à l’article 78 de la loi no 506 ; qu’ils avaient rempli toutes les conditions nécessaires et obtenu le droit à une pension de retraite deux fois supérieure au niveau fixé par cette loi ; qu’ensuite, la caisse avait été transférée à la Sécurité sociale, avec l’ensemble de son actif et de son passif, par décision du Conseil des ministres, et que finalement les pensions des requérants avaient été diminuées après l’« adaptation » opérée par la Sécurité sociale. La 4ème chambre du tribunal estima ensuite que l’acte de la Sécurité sociale était contraire au principe de l’intangibilité des droits acquis. Conformément aux dispositions en la matière, les membres de la caisse en question avaient versé des cotisations deux fois plus élevées et en contrepartie avaient touché une pension elle aussi deux fois plus élevée. Les demandeurs s’étant acquittés de leur engagement, il n’était pas possible de porter atteinte à la substance de leur droit à pension en raison du transfert intervenu ultérieurement ou d’autres mesures. Du reste, il ressortait des éléments du dossier que le transfert avait été réalisé avec l’ensemble de l’actif et du passif et que le déficit avait été comblé par le Trésor public, qui s’était ensuite retourné contre la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » pour obtenir le remboursement. La 4ème chambre du tribunal releva un élément supplémentaire : la législation sur la sécurité sociale n’empêchait pas les pensionnés des caisses transférées de conserver le même niveau de pension de retraite. La 4ème chambre du tribunal conclut que la diminution de la pension de retraite des requérants à la suite du transfert était contraire au principe du respect des droits acquis et qu’elle enfreignait le principe fondamental du droit de la sécurité sociale, qui commande de respecter l’équilibre entre les dépenses et les recettes.

13. Le 27 décembre 2004, la Cour de cassation cassa les jugements du tribunal du fond. Dans ses attendus, la Cour de cassation constata tout d’abord que la Société anonyme turque d’assurances « Ankara », l’une des parties défenderesses, avait fondé une caisse d’entraide pour l’ensemble de son personnel, à savoir la Caisse de maladie et de retraite des fonctionnaires et employés de la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » ; que selon les termes de l’article 36 du règlement modificatif de l’acte de fondation de la caisse, tel qu’amendé le 26 juillet 1983, une pension de retraite serait octroyée à ses membres conformément à l’article 60 de la loi no 506 ; que les articles 38 et 61 de la même loi définissaient le mode de calcul des pensions de retraite ; que les pensions de retraite des pensionnés de la caisse, calculées selon ces deux derniers articles, étaient d’un montant supérieur à celles des pensionnés en situation équivalente de l’Établissement pour la sécurité sociale.

Elle observa ensuite que du fait que les pensionnés de la caisse percevaient une pension de retraite plus élevée, l’article 15 du règlement modificatif de l’acte de fondation de la caisse, tel qu’amendé le 26 juillet 1995, prévoyait des mesures au cas où le budget de la caisse présenterait un déficit. Cet article prévoyait que dans un premier temps les cotisations seraient augmentées ; que si le problème de déficit budgétaire n’était pas résolu, le niveau des services assurés par la caisse aux affiliés actifs et retraités pourrait être abaissé, à condition de ne pas tomber en-deçà de celui des garanties prévues par les lois en matière de sécurité sociale ; que si malgré toutes ces mesures le problème n’était toujours pas résolu, l’assemblée administrative de la société d’assurances prendrait les décisions nécessaires.

La Cour de cassation nota en outre que selon l’article 36 du règlement modificatif de l’acte de fondation de la caisse, dans le cas où l’assemblée administrative de la société d’assurance prendrait une décision de dissolution et de liquidation, le restant du déficit serait partagé équitablement entre les affiliés actifs et les affiliés pensionnés, selon un rapport technique établi par un spécialiste en matière d’assurances, lequel prendrait en compte la situation particulière de chaque personne concernée.

Elle conclut enfin qu’en raison d’un déficit le conseil d’administration de la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » avait décidé que les pensions de ses adhérents seraient versées dans les limites prévues par la loi no 506 ; que le déficit technique s’élevait à 7 536 874 462 160 TRL (soit 5 753 340 EUR à l’époque des faits) ; que, selon l’alinéa 3 de l’article additionnel 36 de la loi no 506, l’adaptation des pensions des adhérents des caisses transférées était du ressort des ministères et organismes publics compétents. En l’occurrence, les pensions en question avaient été redéfinies d’après les dispositions pertinentes et il n’existait aucun droit acquis.

14. Par un jugement du 17 mai 2005, la 4ème chambre du tribunal persista dans sa décision antérieure. Elle se fonda sur les mêmes arguments et ajouta que la diminution de la pension de retraite serait également contraire au principe de la bonne foi énoncé à l’article 2 du code civil.

15. Le 21 septembre 2005, les chambres réunies de la Cour de cassation infirmèrent ce jugement en reprenant les arguments de l’arrêt de la chambre qui avait rendu l’arrêt du 27 décembre 2004.

16. Par un jugement du 21 décembre 2005, la 4ème chambre du tribunal débouta les requérants de leur demande.

17. Le 7 mars 2006, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par les requérants.

C. La procédure concernant le second groupe de requérants

18. Le 11 décembre 2002 (Tahsin Yağmur, Dursun Yağmur, Salih Tuzculu, Erol Arık et Güler Canikoğlu) et le 16 janvier 2003 (Ahmet Ballıoğlu), les requérants du second groupe introduisirent devant le tribunal du travail d’Istanbul des demandes visant à l’annulation de l’adaptation de leur pension de retraite et à la détermination de son mode de redéfinition. Leur action était dirigée contre quatre organismes : l’Établissement pour la sécurité sociale, la Société anonyme turque d’assurances « Ankara », l’Administration des privatisations et la Caisse de soins et de solidarité de la police. Ils demandèrent également à être indemnisés en raison de l’écart entre le nouveau montant versé et le niveau correspondant au mode de calcul initial, ainsi qu’au titre du préjudice subi. Pendant la procédure, ils limitèrent leur demande à la question de l’adaptation. Les actions introduites le 11 décembre 2002 furent portées devant la 8ème chambre du tribunal du travail d’Istanbul (« la 8ème chambre du tribunal ») et celle introduite le 16 janvier 2003 devant la 2ème chambre (« la 2ème chambre du tribunal »).

19. À des dates qui n’ont pas été précisées, les 8ème et 2ème chambres du tribunal décidèrent d’attendre le dénouement de l’une des affaires pendantes devant la 4ème chambre du tribunal, concernant le requérant Gökay Yavaş.

20. Le 30 novembre 2005 (Tahsin Yağmur, Dursun Yağmur et Salih Tuzculu) et le 16 février 2006 (Erol Arık et Güler Canikoğlu), la 8ème chambre du tribunal débouta les requérants du second groupe, en reprenant les arguments de l’arrêt de la Cour de cassation du 27 décembre 2004.

21. Le 21 décembre 2005, la 2ème chambre du tribunal rejeta la demande d’Ahmet Ballıoğlu, en reprenant les arguments de l’arrêt des chambres réunies de la Cour de cassation du 21 septembre 2005.

22. Le 7 mars 2006, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par les requérants.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

23. L’article provisoire 20 de la loi no 506 du 17 juillet 1964 relative à la sécurité sociale réglemente le statut des caisses œuvrant en la matière fondées par certains organismes tels que les banques, les compagnies d’assurances, les chambres de commerce et d’industrie et les bourses. Dans sa partie pertinente, il se lit comme suit :

« Les personnes affiliées aux entités et aux caisses ne seront pas considérés comme assurées dans le cadre du droit du travail au sens de la présente loi si la protection sociale assurée par ces organismes, constitués en tant que groupements ou associations jusqu’à la date de publication de la présente loi pour aider le personnel des banques, des compagnies d’assurance et de réassurance, des chambres de commerce, des chambres d’industrie, des bourses ou des unions formées par ces organismes en matière d’invalidité, de vieillesse et de mort

a) couvre tout le personnel de la banque, de la compagnie d’assurance, de la compagnie de réassurance, des chambres de commerce, de la chambre d’industrie, de la bourse ou de leurs associations auxquelles ils se rapportent;

b) si ces organismes veillent à ce que ce personnel bénéficie au minimum des aides mentionnées dans la présente loi en cas d’accident du travail, de maladie professionnelle, de maladie, de maternité, d’invalidité, de vieillesse et de décès, de maternité des conjoints, de maladie des conjoints et des enfants ;

c) si ces organismes garantissent le transfert des droits acquis du personnel affilié, en cas de départ du personnel d’une caisse de l’une des banques, compagnies d’assurances, compagnies de réassurance, chambres de commerce, chambres d’industrie, bourses ou de leurs associations auxquelles ils se rapportent vers une autre caisse de ces entités ou vers un autre organisme que le personnel aura créé ;

si ces organismes déposent auprès du ministère de Travail, dans les six mois au plus tard à compter de la date de publication de la présente loi, leurs statuts prouvant qu’ils se sont transformés en un tel établissement.

Les statuts et les changements de statut de ces caisses sont soumis à l’approbation du ministère du Travail. Leur situation financière est également contrôlée et supervisée conjointement par les ministères du Travail, des Finances et du commerce. À la fin du contrôle et de l’audit de leur situation financière, les caisses et les entités affiliées sont tenues de prendre des mesures recommandées conjointement par les ministères susmentionnés. »

24. L’article additionnel 36 de la loi règlemente le transfert avec l’ensemble de l’actif et du passif des caisses à l’Établissement pour la sécurité sociale.

Selon le premier alinéa de cet article, le Conseil des ministres est compétent pour décider du transfert d’une caisse vers l’Établissement pour la sécurité sociale, avec l’ensemble de son actif et de son passif dans le cas où, de sa situation financière, elle ne peut plus verser les prestations de sécurité sociale à ces pensionnés. L’alinéa 3 de cet article se lit comme suit :

« À condition que les cotisations et primes correspondant aux années de service du personnel aient été payées ou aillent être payées, et conformément à la loi no 506 du 17 juillet 1964 relative à la sécurité sociale, la procédure concernant le transfert, y compris l’adaptation [de la pension de retraite des adhérents] en harmonie avec les cas similaires, est déterminée conjointement par le ministère des Finances, le ministère de l’Industrie et du commerce, le sous-secrétariat du Trésor et du commerce extérieur, ministère du Travail et de la Sécurité sociale. »

25. Les articles provisoires 34 et 35 de la loi no 506 réglementent l’augmentation des pensions de retraite, ainsi que leur adaptation par rapport au plafond.

Selon l’article provisoire 34, en cas d’accident et de maladies, le montant d’allocations ne peut pas être inférieur à celui déterminé sur la base du salaire minimal, conformément au code du travail.

L’article provisoire 35 prévoit, entre autre, un plafond pour les pensions de retraite.

26. Selon l’article provisoire 36 de la même loi, les articles provisoires 34 et 35 s’appliquent en cas de transfert des fonds de certaines caisses de retraite à l’Établissement pour la sécurité sociale.

27. L’article additionnel 38 et l’article 61 de cette loi définissent le mode de calcul des pensions de retraite.

28. L’article 96 de la même loi réglemente le niveau minimal des pensions de retraite.

Selon cet article, les pensions à allouer conformément à la présente loi ne peuvent être inférieures à 35% du montant mensuel du montant minimal de rémunération journalière de base déterminée conformément à l’article 78 de cette loi.

29. D’après l’article 36 du règlement modificatif de l’acte de fondation de la caisse la Société anonyme turque d’assurances « Ankara », tel qu’amendé le 26 juillet 1983, et résumé dans l’arrêt de la Cour de cassation et non contesté par les requérants, dans le cas où l’assemblée administrative de la société d’assurance prendrait une décision de dissolution et de liquidation, le restant du déficit serait partagé équitablement entre les affiliés actifs et les affiliés pensionnés, selon un rapport technique établi par un spécialiste en matière d’assurances, lequel prendrait en compte la situation particulière de chaque personne concernée.

30. Selon l’article 15 du règlement modificatif de l’acte de fondation de la caisse la Société anonyme turque d’assurances « Ankara », tel qu’amendé le 26 juillet 1995, et résumé dans l’arrêt de la Cour de cassation ainsi que dans les observations de la partie défenderesse en droit interne et non contesté par les requérants, prévoit des mesures au cas où le budget de la caisse présenterait un déficit. Cet article prévoit que dans un premier temps les cotisations seraient augmentées ; que si le problème de déficit budgétaire n’est pas résolu, le niveau des services assurés par la caisse aux affiliés actifs et retraités pourrait être abaissé, à condition de ne pas tomber en-deçà de celui des garanties prévues par les lois en matière de sécurité sociale pour les bénéficiaires actifs et pensionnés ; que si malgré toutes ces mesures le problème n’est toujours pas résolu, l’assemblée administrative de la société d’assurances prendrait les décisions nécessaires.

31. Le 31 mai 2006, la nouvelle loi no 5510 relative à la sécurité sociale, qui contient un certain nombre de dispositions concernant un transfert général des caisses d’assurance à l’Établissement pour la sécurité sociale, entra en vigueur.

Selon l’article 20 provisoire, ajouté à la loi no 5510, les pensionnées des caisses œuvrant en la matière fondées par certains organismes tels que les banques, les compagnies d’assurances, les chambres de commerce et d’industrie et les bourses dont le statut était réglementé par l’article 20 provisoire de la loi no 506 seront transférés à l’Établissement pour la sécurité sociale et leur statut sera régi par la nouvelle loi.

Saisie par le Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi), principal parti de l’opposition de l’époque des faits, entre autres pour la question de savoir si le transfert de caisses était conforme aux dispositions de la Constitution, la Cour constitutionnelle répondit affirmativement dans sa décision du 30 mars 2011. Elle constata que l’article provisoire 20 qui réglementait le transfert n’était pas contraire à la constitution car il ne supprime pas les droits de sécurité sociale des personnes visées par ledit transfert.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

32. Les requérants soutiennent que la diminution du montant de leur pension par rapport au montant établi au moment de leur départ à la retraite, à la suite de l’intégration de leur caisse au régime général des pensions, a porté atteinte à leur droit au respect des biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

33. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

34. En ce qui concerne le statut de la caisse, le contrôle effectué et l’impact du transfert sur leur situation financière, les requérants présentent des arguments qui peuvent se résumer comme suit :

– la caisse aurait été fondée pour remplir la même fonction que les autres organismes principaux œuvrant en matière de sécurité sociale ; elle posséderait donc le statut d’institution publique ;

– les trois ministères, à savoir les ministères du Travail, des Finances et du Commerce, auraient manqué à leur devoir de contrôle ; aux yeux des requérants, s’ils avaient effectué des contrôles réguliers, la caisse n’aurait pas atteint un tel déficit ; en tout état de cause, selon les requérants, la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » a remboursé au Trésor public le déficit technique qui s’élevait à 7 536 874 462 160 TRL (soit 5 753 340 EUR à l’époque des faits) ;

– les requérants auraient perdu près de la moitié de leur pension de retraite à cause de la vente des parts publiques de la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » et du transfert de leur caisse à l’Établissement pour la sécurité sociale ;

– en raison des faits susmentionnés, leur situation financière se serait détériorée ; de plus, ils auraient été contraints d’engager des frais et dépens devant les juridictions internes.

Ils soutiennent qu’ils ont rempli toutes les conditions nécessaires pour avoir droit à une pension de retraite deux fois supérieure au niveau fixé par la loi no 506 ; mais qu’en raison du transfert de leur caisse, leurs pensions ont été diminuées après l’« adaptation » opérée par la Sécurité sociale ; que le transfert avait été réalisé avec l’ensemble de l’actif et du passif et que le déficit avait été comblé par le Trésor public, lequel s’était ensuite retourné contre la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » pour obtenir le remboursement.

35. Pour les requérants, la diminution de leur pension de retraite à la suite du transfert en question est contraire au principe du respect des droits acquis et constitue une atteinte illégale et disproportionnée à leur droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1.

b) Le Gouvernement

36. Au sujet du statut de la caisse, de sa situation avant le transfert, des contrôles effectués et des mesures prises, les arguments du Gouvernement sont formulés dans les termes suivants :

– en ce qui concerne le statut de la caisse, il s’agirait d’une caisse privée, créée dans le cadre de l’article provisoire de la loi no 506 relative à l’Établissement pour la sécurité sociale ;

– pour qu’une caisse comme celle-ci soit à même de verser les pensions aux retraités, il faut que le nombre des assurés actifs payant les cotisations soit supérieur au nombre des retraités ; en l’occurrence, lors de son transfert à l’Établissement pour la sécurité sociale, la caisse aurait compris 105 membres actifs et 180 retraités ; de plus, elle n’aurait disposé d’aucun autre revenu ; assurer le paiement des pensions de retraite serait donc devenu impossible pour la caisse avant le transfert ;

– l’article additionnel 36 de la loi no 506, relatif aux mesures à prendre face à des caisses qui du fait de leur situation financière ne peuvent plus verser les prestations de sécurité sociale, spécifierait que suivant une décision prise par les organes compétents desdites caisses, le Conseil des ministres est compétent pour décider du transfert d’une caisse vers l’Établissement pour la sécurité sociale, avec l’ensemble de son actif et de son passif ;

– l’article 15 du règlement modificatif de l’acte de fondation de la caisse prévoit les mesures à prendre en cas de déficit ; l’article 36 du même règlement, relatif à une décision de dissolution et de transfert, prévoirait que les pensions de retraite sont payées après une adaptation tenant compte de cas similaires parmi les assurés de l’Établissement pour la sécurité sociale, dans les limites prévues par la loi no 506 ;

– la caisse en question aurait été soumise au contrôle des inspecteurs du ministère du Travail et de la Sécurité sociale, du ministère des Finances et du ministère de l’Industrie en vertu de l’article provisoire 20 de la loi no 506 ; à la suite de ces contrôles, il aurait été relevé qu’en 1999 la caisse présentait par rapport à 1998 une situation défavorable eu égard à son ratio actif-passif ; en 2000, la proportion de couverture de la dépense se serait élevée à 20 % ; ainsi, entre 1998 et 2000, la caisse aurait perdu son capital principal et tout redressement aurait été impossible ; les inspecteurs auraient conclu que la caisse était dans l’incapacité d’honorer ses obligations et que son transfert à l’Établissement pour la sécurité sociale s’imposait donc pour protéger les droits de ses affiliés.

37. Pour le Gouvernement, la diminution de la pension de retraite des requérants est la conséquence de la situation déficitaire de la caisse à laquelle ils étaient affiliés. Celle-ci aurait été dans l’incapacité d’honorer ses engagements. Le transfert de la caisse à l’Établissement pour la sécurité sociale aurait eu pour objectif de limiter autant que possible l’éventuelle perte des requérants et des autres affiliés de la caisse. Le Gouvernement estime que si la caisse n’avait pas été reprise par l’Établissement pour la sécurité sociale, les requérants auraient peut-être été privés d’allocations de retraite et de différents avantages sociaux.

L’intervention de la sécurité sociale n’aurait donc pas constitué une atteinte au droit des requérants au respect de leurs biens ; elle aurait évité aux intéressés la perte totale de leurs biens, au sens de l’article l du Protocole no 1. Elle aurait été une garantie contre des pertes totales ou substantielles au niveau de la pension de retraite des requérants.

Autrement dit, selon le Gouvernement, l’affiliation à une compagnie d’assurances privée (Ankara Anonim Türk Sigorta Şirketi Memur ve Hizmetlileri Sağlık ve Emekli Sandığı) n’aurait pas conféré aux requérants le droit à une pension de retraite intégrale exigible de 1’État. En conséquence, le fait que la caisse ait demandé l’intervention de la sécurité sociale et que celle-ci ait accepté d’intervenir constituerait non pas une ingérence mais une mesure sociale nouvelle destinée à garantir les retraites privées qui étaient immédiatement menacées.

38. Se référant à la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement allègue que la mesure d’adaptation des pensions de retraite, c’est-à-dire l’intervention litigieuse en l’espèce, reposait sur l’article additionnel 36 de la loi no 506. Selon le Gouvernement, cette intervention était légale, elle visait à protéger le droit des requérants au respect de leurs biens et elle était proportionnée, en ce qu’elle a évité aux requérants la perte totale de leurs revenus et d’avantages sociaux.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

39. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004‑IX). La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des créances suffisamment établies pour être considérées comme des « valeurs patrimoniales » (ibidem). Lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence constante des tribunaux internes, c’est-à-dire lorsque la créance est suffisamment établie pour être exigible (Kopecký, précité, §§ 49 et 52, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301‑B, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 142, 20 mars 2018 ).

40. L’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas un droit à acquérir des biens (Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, § 48, série A no 70, Slivenko et autres c. Lettonie (déc.) [GC], no 48321/99, § 121, CEDH 2002‑II (extraits), Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35 b), CEDH 2004-IX, et Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A. c. Italie, no 46154/11, § 37, 23 septembre 2014). Par ailleurs, il ne saurait s’interpréter comme ouvrant aux personnes qui ont cotisé à un régime de sécurité sociale le droit à une pension d’un montant déterminé (voir, par exemple, Domalewski c. Pologne (déc.), no 34610/97, CEDH 1999-V, Janković c. Croatie (déc.), no 43440/98, CEDH 2000-X, et Kjartan Ásmundsson c. Islande, no 60669/00, § 39, CEDH 2004-IX), bien qu’une réduction du montant d’une allocation ou la suppression de celle-ci puisse constituer une atteinte à un bien qu’il y a lieu de justifier (Valkov et autres c. Bulgarie, nos 2033/04, 19125/04, 19475/04, 19490/04, 19495/04, 19497/04, 24729/04, 171/05 et 2041/05, § 84, 25 octobre 2011, et Grudić c. Serbie, no 31925/08, § 72, 17 avril 2012). Cependant, une créance concernant une pension peut constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’elle a une base suffisante en droit national, par exemple lorsqu’elle est confirmée par un jugement définitif (Pravednaya c. Russie, no 69529/01, §§ 37-39, 18 novembre 2004, Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09, 52851/08, 53727/08, 54486/08 et 56001/08, § 55, 31 mai 2011, et Varesi et autres c. Italie (déc.), no 49407/08, § 35, 12 mars 2013).

41. L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. De plus, une telle ingérence n’est justifiée que si elle poursuit un intérêt public (ou général) légitime. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention (Wieczorek c. Pologne, no 18176/05, § 59, 8 décembre 2009).

42. L’article 1 du Protocole no 1 exige en outre qu’une telle ingérence soit raisonnablement proportionnée au but qu’elle poursuit (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, §§ 81-94, CEDH 2005-VI). Le juste équilibre à préserver sera détruit si l’individu concerné supporte une charge spéciale et exorbitante (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 69-74, série A no 52, Kjartan Ásmundsson, précité, § 45, Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 241, CEDH 2015, Maggio et autres, précité, § 63, et Stefanetti et autres c. Italie, nos 21838/10 et 7 autres, § 66, 15 avril 2014). À cet égard, il faut souligner que l’incertitude – qu’elle soit législative, administrative, ou qu’elle tienne aux pratiques des autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’État. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 151, CEDH 2004‑V).

43. Pour apprécier la situation au regard de cette disposition, il importe de se demander si le droit du requérant à obtenir des prestations du régime de sécurité sociale en question a été enfreint d’une manière qui entraîne une atteinte à la substance des droits à pension (Domalewski, décision précitée, et Kjartan Ásmundsson, précité, § 39). Lorsque le montant d’une prestation sociale est réduit ou annulé, il peut y avoir une ingérence dans le droit au respect des biens qui nécessite d’être justifiée (Kjartan Ásmundsson, précité, § 40, Rasmussen c. Pologne, no 38886/05, § 71, 28 avril 2009, Maggio et autres, précité, § 58, et Varesi et autres, décision précitée, § 38).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

44. En ce qui concerne le statut de la caisse, les avis des parties divergent. Le Gouvernement soutient qu’il s’agit d’une caisse privée tandis que les requérants sont d’avis qu’il s’agit d’une institution publique.

La Cour note que la Caisse de maladie et de retraite des fonctionnaires et employés de la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » a été créée sur le fondement de l’article 20 provisoire de la loi no 506 afin de remplir la même fonction que les autres organismes principaux œuvrant en la matière, tels l’Établissement pour la sécurité sociale et la Caisse de retraite. Au vu des considérations ci-après, la Cour n’estime pas nécessaire de rechercher plus avant si la caisse avait ou non un statut public en ce qui concerne les suppléments de pension qu’elle versait à ses pensionnés.

45. La Cour constate qu’en l’espèce il n’est pas contesté que les requérants, qui ont droit à une pension de retraite, étaient titulaires d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Toutefois, selon le Gouvernement, l’intervention de la sécurité sociale n’a pas constitué une atteinte au droit des requérants au respect de leurs biens.

46. La Cour note qu’en l’espèce les pensions de retraite des requérants ont été diminuées, dans certains cas de près de 50 %. En conséquence, la Cour partira de l’hypothèse que la mesure imposée constituait une ingérence dans le droit au respect des biens des requérants en vertu de l’article 1 du Protocole no 1. Elle ne remet pas en cause que la mesure était « prévue par la loi » ou qu’elle poursuivait un « but légitime ». Ainsi, elle estime que la question qui peut se poser sur le terrain de la Convention est de vérifier si les requérants n’ont pas été amenés à supporter une charge excessive et disproportionnée qui, même si l’on tient compte de la grande marge d’appréciation à reconnaître à l’État en matière de législation sociale, ne saurait se justifier par les intérêts légitimes de la collectivité (voir, mutatis mutandis, Kjartan Ásmundsson, précité, §§ 40 et 45).

47. La Cour relève que dans cette affaire, en 2001, le conseil d’administration de la Société anonyme turque d’assurances « Ankara » constata que la caisse comprenait 105 affiliés actifs et 180 retraités, que le déficit technique s’élevait à 7 536 874 462 160 TRL (soit 5 753 340 EUR à l’époque des faits) et décida que les pensions et les prestations sociales des affiliés seraient versées dans les limites prévues par la loi no 506. Ensuite, par une décision du Conseil des ministres du 20 décembre 2001, les fonds de la caisse furent transférés à l’Établissement pour la sécurité sociale, en vertu de l’article additionnel 36 de la loi no 506, qui prévoit que « l’adaptation » est opérée en considération de la durée de cotisation et par analogie avec la situation des pensionnaires affiliés au régime général de la sécurité sociale. La Cour note que les mesures prises par le Conseil des ministres avaient pour objectif de limiter autant que possible l’éventuelle perte de la caisse des requérants et d’intégrer ceux-ci dans le système général afin qu’ils puissent continuer à bénéficier d’allocations de retraite et de différents avantages sociaux.

48. À cet égard, la Cour relève que la diminution des pensions des requérants – de moitié dans certains cas – avait pour objectif d’intégrer ces pensions au régime général prévu par la loi no 506, et estime que la méthode d’adaptation en question ne saurait passer pour déraisonnable ou disproportionnée. S’il est vrai qu’à la suite de ce transfert et de l’adaptation des pensions des requérants, ces derniers ont perdu une partie du montant alloué, il est vrai aussi qu’ils continuent à bénéficier du régime général sans aucunement subir de discrimination ou être désavantagés par rapport à ceux qui perçoivent leur pension selon ce système.

49. La Cour tient compte également du fait que l’adaptation n’a pas eu d’effet rétroactif et que la durée du service à la compagnie d’assurances a été assimilée aux périodes de cotisation au sens de la loi. Dès lors, les requérants n’ont pas perdu la pension (voir, a contrario, Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, §§ 125 et 126, CEDH 2016) qui leur était due au titre des versements effectués pendant leurs années de service, mais uniquement une partie de celle-ci (le complément) – qui était prise en charge par la caisse qui a ensuite été liquidée en raison d’un déficit excessif –, qui représentait un avantage dont ils avaient précédemment bénéficié (voir, mutatis mutandis, Frimu et autres c. Roumanie (déc.), nos 45312/11, 45581/11, 45583/11, 45587/11 et 45588/11, 7 février 2012).

50. Au vu de ces éléments, la Cour considère que les mesures critiquées par les requérants ne leur ont pas fait supporter une charge disproportionnée et excessive incompatible avec leur droit au respect de leurs biens.

51. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

52. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent de la durée de la procédure. Ils soutiennent qu’ils ont attendu près de quatre ans le dénouement de la procédure et que pendant ce laps de temps ils se sont trouvés en situation de vulnérabilité, avec une pension de retraite diminuée de moitié.

53. La Cour note qu’il s’agit de plusieurs procédures, dont les durées ont varié entre environ trois ans et deux mois (du 16 janvier 2003 au 7 mars 2006) et trois ans et huit mois, pour deux degrés de juridiction. Eu égard aux critères dégagés par la jurisprudence de la Cour en la matière (voir, parmi bien d’autres, Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 19, CEDH 2000-IV, et Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII), elle estime que ces laps de temps ne peuvent être considérés comme méconnaissant le principe du délai raisonnable.

54. Invoquant le même article, les requérants se plaignent de n’avoir pas bénéficié d’un procès équitable.

55. En ce qui concerne le problème de l’indépendance des juges du fait qu’ils sont nommés par le Haut Conseil de la magistrature, présidé par le ministre de la Justice et dépendant du pouvoir politique, la Cour a déjà eu l’occasion de se prononcer sur un grief semblable dans l’affaire Çelebi c. Turquie ((déc.), no 54182/00, 28 septembre 2004) dans les termes suivants :

« La Cour rappelle la jurisprudence selon laquelle, pour déterminer si un organe peut passer pour indépendant, il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (voir, parmi beaucoup d’autres, Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997‑I, p. 281, § 73).

La Cour note d’abord que les magistrats jouissent pendant leurs fonctions de garanties constitutionnelles. Ils sont inamovibles et à l’abri d’une révocation anticipée. La Constitution postule leur indépendance et interdit à tout pouvoir public de leur donner des instructions relatives à leurs activités juridictionnelles ou de les influencer dans l’exercice de leurs tâches.

Par ailleurs, il n’est pas allégué ni constaté que le ministre de la Justice, membre du Conseil supérieur de la magistrature, peut adresser aux juges des instructions dans l’accomplissement de leurs fonctions judiciaires, ni qu’il existe un état de subordination de fonctions et de services (voir İmrek c. Turquie (déc.), no 57175/00, 28 janvier 2003). »

Eu égard à la similitude des situations en cause, elle ne saurait en l’espèce s’écarter de l’approche adoptée dans la décision susmentionnée.

56. Quant à l’autre grief, relatif à l’interprétation et à l’application des dispositions internes par la Cour de cassation, la Cour renvoie aux principes issus de sa jurisprudence, résumés dans ses arrêts Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie ([GC], no 13279/05, §§ 49‑58, 20 octobre 2011), et Albu et autres c. Roumanie (no 34796/09 et soixante-trois autres requêtes, § 34, 10 mai 2012).

57. La Cour rappelle que le pouvoir qu’elle a de contrôler le respect du droit interne est limité. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter et d’appliquer le droit interne, même dans les domaines où la Convention s’en « approprie » les normes : par la force des choses, lesdites autorités sont spécialement qualifiées pour trancher les questions surgissant à cet égard (Zagrebačka banka d.d. c. Croatie, no 39544/05, § 263, 12 décembre 2013). C’est d’autant plus vrai lorsque sont en cause, comme en l’espèce, de difficiles questions d’interprétation du droit national (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007 I). Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (ibidem, §§ 83 et 86). C’est pour cette raison que la Cour a jugé que, en principe, un requérant ne peut passer pour jouir d’une créance suffisamment certaine s’analysant en une « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que la question du respect par lui des prescriptions légales appelle une décision de justice (voir, par exemple, Kopecký, précité, §§ 50 et 58, et Milašinović c. Croatie (déc.), no 26659/08, 1er juillet 2010, Radomilja et autres, précité, § 149, 20 mars 2018, S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 148, 22 octobre 2018, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018).

58. L’éventualité de divergences de jurisprudence est naturellement inhérente à tout système judiciaire reposant sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial. De telles divergences peuvent également apparaître au sein d’une même juridiction. Cela en soi ne saurait être jugé contraire à la Convention (Santos Pinto c. Portugal, no 39005/04, § 41, 20 mai 2008).

59. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief des requérants tiré de l’article 1 du Protocole no 1 et irrecevable pour le reste ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 mars 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

ANNEXE

Le premier groupe de requérants

Noms des requérants

|

Date de naissances

|

Pensions avant l’adaptation en livres turques (et en euros à l’époque des faits)

|

Pensions après l’adaptation en livres turques (et en euros à l’époque des faits)

---|---|---|---

Gökay Yavaş

|

01/03/1950

|

652 538 424 (500)

|

323 443 155 (245)

Ayşe Kamuran

|

05/06/1956

|

354 175 411 (270)

|

235 351 318 (180)

Yılmaz Anakoç

|

05/01/1945

|

464 832 722 (355)

|

282 769 185 (216)

Ahsen Çalışkan

|

11/04/1952

|

314 822 510 (240)

|

257 177 395 (196)

Ahmet Ay

|

01/12/1951

|

560 360 009 (428)

|

354 643 156 (271)

Müjgan Dayıoğulları

|

12/09/1958

|

507 070 158 (387)

|

293 337 628 (224)

Le deuxième groupe de requérants

Noms des requérants

|

Date de naissances

|

Pensions avant l’adaptation en livres turques (et en euros à l’époque des faits)

|

Pensions après l’adaptation en livres turques (et en euros à l’époque des faits)

|

Date de l’introduction de la demande

|

Date du jugement du tribunal du travail

|

Date de l’arrêt de la Cour de cassation

---|---|---|---|---|---|---

Tahsin Yağmur

|

01/06/1961

|

602 500 000 (460)

|

301 251 740 (230)

|

11/12/02

|

30/11/05

|

07/03/06

Dursun Yağmur

|

02/01/1951

|

604 000 000 (461)

|

337 000 000 (257)

|

11/12/02

|

30/11/05

|

07/03/06

Salih Tuzculu

|

01/01/1941

|

584 000 000 (446)

|

314 000 000 (240)

|

11/12/02

|

30/11/05

|

07/03/06

Erol Arık

|

01/11/1952

|

1 410 000 000 (1 077)

|

509 313 067 (390)

|

11/12/02

|

16/02/06

|

01/05/06

Güler Canikoğlu

|

07/05/1941

|

810 000 000 (618)

|

408 645 682 (312)

|

11/12/02

|

16/02/06

|

01/05/06

Ahmet Ballıoğlu

|

02/01/1952

|

623 112 240 (475)

|

325 210 560 (248)

|

16/01/03

|

21/12/05

|

07/03/06

* * *

[1]1. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-191477
Date de la décision : 05/03/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable (Art. 35) Conditions de recevabilité;(Art. 35-3-a) Manifestement mal fondé;Non-violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : YAVAŞ ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : OZAN F. ; OZAN B.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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