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03/09/2013 | CEDH | N°001-126136

CEDH | CEDH, AFFAIRE DURDU c. TURQUIE, 2013, 001-126136


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DURDU c. TURQUIE

(Requête no 30677/10)

ARRÊT

STRASBOURG

3 septembre 2013

DÉFINITIF

01/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Durdu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša

Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 juillet 2013,

Rend l’arrêt que ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DURDU c. TURQUIE

(Requête no 30677/10)

ARRÊT

STRASBOURG

3 septembre 2013

DÉFINITIF

01/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Durdu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 juillet 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30677/10) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet Etat, MM. Halil et Şeref Durdu ainsi que Mme Emine Durdu, ont saisi la Cour le 30 mars 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me T. Öner, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 19 janvier 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les requérants sont nés respectivement en 1954, 1980 et 1986 et résident à Istanbul.

5. MM. Halil et Şeref Durdu et Mme Emine Durdu sont respectivement le père, le frère et la sœur de Hasan Durdu (ci-après, « Hasan »), né le 12 février 1982 et décédé le 16 octobre 2008 alors qu’il suivait une formation militaire.

6. Hasan était militaire de carrière. Il avait le grade de sergent-chef dans les forces spéciales de l’armée.

7. Le 8 septembre 2008, il commença une formation sur la guerre non conventionnelle (gayri nizami harp) à Ankara Gölbaşı.

8. Le 16 octobre 2008 vers 15h45, il fut retrouvé mort dans le vestiaire réservé aux élèves de la formation.

9. Immédiatement, les lieux furent sécurisés.

10. Un procureur militaire se rendit sur place et ouvrit une instruction pénale.

11. Une équipe de police scientifique de la gendarmerie nationale fut dépêchée pour recueillir les premiers éléments matériels.

12. Le corps fut transféré à l’hôpital pour examen.

A. Les rapports d’expertise

13. Le corps fut examiné dès son admission à l’hôpital par le docteur T.T.

14. Il fut ensuite examiné par trois experts (H.T., S.Ö., et H.B.) en compagnie d’un procureur.

15. Ces derniers procédèrent à un examen externe, à des mesures ainsi qu’à un enregistrement vidéo du corps.

16. Ils effectuèrent également une radio de la tête du défunt qui leur permit de constater la présence d’une balle.

17. Ils procédèrent en outre à une série de prélèvements.

18. L’ensemble des éléments fut consigné dans un procès-verbal.

19. Une autopsie classique fut pratiquée par les médecins de l’Académie de médecine militaire de Gülhane.

20. Elle permit de constater que Hasan était décédé des suites de blessures cérébrales causées par une arme à feu.

21. L’orifice d’entrée de la balle se situait au niveau du nez. Il n’y avait pas d’orifice de sortie, le projectile étant resté à l’intérieur du corps.

22. Eu égard à l’absence de brûlures cutanées ou sous-cutanées, à l’absence de résidu de tir ainsi qu’à l’absence de brûlures au niveau des vibrisses, il s’agissait d’un tir distant.

23. Les analyses effectuées sur les organes, le sang et les urines du défunt montrèrent l’absence de traces d’alcool ou de produits stupéfiants.

24. L’expertise balistique du 6 novembre 2008 confirma que la balle ayant tué Hasan Durdu provenait de l’arme semi-automatique trouvée près de son corps et que le sang sur l’arme était le sien.

25. Les examens pratiqués sur les vêtements du défunt ainsi que sur les relevés effectués sur ses mains révélèrent la présence de résidus de tir sur la partie extérieure de la main droite ainsi que sur la chaussure droite.

26. Aucun résidu de tir ne fut trouvé sur les tissus prélevés sur les manches de deux des vêtements qu’il portait au moment de l’incident.

B. La déposition de l’épouse du défunt

27. Dans sa déposition du 4 novembre 2008, l’épouse du défunt déclara aux enquêteurs que son mari avait commencé à changer de comportement peu après le début de la formation. Il mangeait peu et dormait peu. Il se plaignait d’avoir constamment la nausée. Il rentrait tard le soir. Il parlait de ses cours pendant son sommeil. Il lisait et préparait des résumés parfois jusqu’au matin. Il apparaissait tourmenté mais parlait rarement de la cause de ses tourments. Il lui avait confié un jour qu’il avait du mal à effectuer tous les travaux qui lui étaient demandés et qu’il craignait de ne pouvoir réussir la formation. Il avait fait part de ses problèmes aux responsables de la formation. Ces derniers avaient décidé de lui alléger la tâche en lui adjoignant d’autres élèves pour effectuer ses travaux de chef de groupe. Il avait un jour évoqué l’éventualité d’une visite d’inspection à leur domicile. Il avait dit que rien dans l’appartement ne devait laisser penser qu’il était militaire. Cela faisait partie de la formation. Un jour avant l’incident, deux militaires, un capitaine et un sergent-chef, étaient venus chez eux vers 1 h 30 du matin. Ils étaient restés environ un quart d’heure. Son époux avait fait part de ses difficultés aux visiteurs. L’un deux lui avait répondu : « Hasan, ne sois pas si tendu, nous ne renvoyons personne de cette formation, tu réussiras d’une manière ou d’une autre à en venir à bout ». A plusieurs reprises, son mari lui avait fait part de son souhait de quitter les forces spéciales. Il ne l’avait néanmoins pas fait, de peur de tomber en disgrâce et d’être limogé. Le jour de l’incident, il l’avait serrée dans ses bras plus fort que d’habitude en quittant l’appartement. Il lui avait dit qu’il annoncerait certainement aux commandants qu’il abandonnait la formation. Ce jour-là, contrairement à son habitude, il avait pris son arme avec lui sous un prétexte qui lui avait paru fallacieux. Peu après son départ, elle avait utilisé le téléphone de son époux pour appeler Turan, un des collègues de ce dernier, et lui faire part de ses inquiétudes. Toutefois, c’est son époux qui avait répondu. Il lui avait dit de ne pas s’inquiéter. Après 9 heures, plusieurs membres de son équipe avaient cherché à joindre Hasan sur son portable. Elle leur avait dit que ce dernier s’était rendu à la caserne pour mettre un terme à sa formation. Par la suite, elle avait à nouveau cherché à contacter Turan, mais en vain. Vers 11 heures, le capitaine Oktay avait à son tour appelé sur le portable de Hasan. Elle lui avait fait part de ses craintes. Par la suite, deux militaires proches de Hasan étaient arrivés accompagnés de leurs épouses. Elle n’avait appris la triste nouvelle que tard dans la soirée. Elle déclara également aux enquêteurs qu’elle était enceinte et que son époux achetait régulièrement des jouets pour leur enfant à naître. Elle ajouta aussi que Hasan avait utilisé un antidépresseur (du chlorhydrate de sertraline) à cause d’un problème d’éjaculation précoce, mais qu’il l’avait arrêté en raison de ses effets indésirables.

C. Les autres dépositions

28. Les membres de la famille du défunt furent interrogés. Ils déclarèrent que si Hasan s’était suicidé, c’était parce que son épouse et la famille de celle-ci le stressaient énormément. Ils déclarèrent n’avoir connaissance d’aucun autre problème particulier.

29. Les collègues du défunt confirmèrent les difficultés éprouvées par ce dernier pour accomplir les travaux écrits demandés dans le cadre de la formation. Certains d’entre eux indiquèrent par ailleurs que le défunt avait été pris de vomissements pendant un cours quelques jours auparavant. Il s’était ensuite entretenu avec le responsable de la formation, qui lui avait dit que tout irait bien et qu’il n’attendait pas de lui qu’il soit parfait. En réponse aux questions du procureur, toutes ces personnes affirmèrent n’avoir connaissance d’aucun événement ou animosité de la part d’un tiers qui eût pu pousser Hasan au suicide.

30. Les supérieurs de Hasan affirmèrent quant à eux que l’intéressé était un bon soldat, motivé, qui avait toujours le souci de mieux faire. C’était un perfectionniste. Il avait de bons résultats mais cela ne l’empêchait pas d’être inquiet à l’idée de ne pas réussir la formation.

31. Le psychologue militaire chargé du suivi de Hasan rappela que l’ensemble des élèves suivant la formation était soumis à des tests psychologiques. Chez Hasan, les premiers tests avaient révélé un comportement harmonieux et un niveau d’enthousiasme et d’agressivité légèrement inférieur à la moyenne. Toutefois ces données n’avaient pas été confirmées par les deux tests ultérieurs. Aucun problème particulier n’avait été relevé.

D. Le rapport de l’Institut de médecine légale

32. Le 31 décembre 2008, le parquet saisit la première chambre spécialisée de l’Institut de médecine légale pour lui demander de déterminer la distance du tir. Ce faisant, le parquet souhaitait savoir s’il était possible, au vu de l’ensemble des pièces du dossier d’instruction, que l’intéressé se soit lui-même tiré dessus – soit volontairement en vue de se suicider, soit de façon accidentelle.

33. Dans son rapport du 25 mars 2009, l’Institut rappela que les distances de tir étaient classées en quatre catégories : le tir à bout touchant, le tir à bout portant (pour lequel la distance entre la bouche de l’arme et le point d’impact est inférieure à 2 cm), le tir à distance intermédiaire (pour lequel cette distance est comprise entre 2 et 45 cm) et le tir distant. La distance d’un tir pouvait être déterminée notamment grâce aux traces laissées autour du point d’impact du projectile ou sous la peau.

34. En l’espèce, les médecins de l’Académie de médecine militaire de Gülhane ayant procédé à l’autopsie avaient conclu à un tir distant en se fondant sur l’absence de résidus cutanés et sous-cutanés ainsi que sur l’absence de brûlures des vibrisses (poils à l’intérieur des narines).

35. En ce qui concerne les résidus cutanés, le docteur T.T., qui était l’un des premiers médecins à avoir examiné le corps, avait déclaré qu’il avait nettoyé la zone couverte de sang autour de l’orifice d’entrée avec une compresse afin de pouvoir mieux l’examiner et qu’il avait consigné ce point dans le procès-verbal. Ce nettoyage expliquait l’absence de résidus sur la peau. Quant aux autres éléments, ils permettaient uniquement d’affirmer qu’il ne s’agissait pas d’un tir à bout touchant ou portant mais non de conclure nécessairement à un tir distant.

36. Les traces de sang présentes sur l’arme étaient le résultat d’une éclaboussure à haute vitesse d’impact et non d’un ruissellement de sang. Ce point avait d’ailleurs pu être observé par les experts dans les enregistrements vidéo présents dans le dossier. Il ne pouvait dès lors s’agir d’un tir distant.

37. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, il y avait lieu de conclure à un tir à distance intermédiaire (entre 2 et 45 cm).

38. Compte tenu de la longueur du bras du défunt (53 cm), il était physiquement possible qu’il soit l’auteur du tir.

E. La lettre anonyme

39. En juin 2009, le père du défunt reçut une lettre anonyme supposée avoir été envoyée par d’anciens collègues de son fils. Ces derniers y affirmaient que la mort de l’intéressé n’était pas un suicide. Ils alléguaient en outre que les rapports d’expertise concernant la distance de tir avaient été « bidouillés ». Selon eux, la hiérarchie essayait d’étouffer cette affaire afin d’éviter de porter préjudice à l’avancement du général se trouvant à la tête de l’unité dispensant la formation à la guerre non conventionnelle. Une copie de cette lettre fut remise au parquet militaire.

F. L’ordonnance de non-lieu

40. A l’issue de l’instruction pénale, le 27 août 2009, le procureur militaire rendit une ordonnance de non-lieu. Il considéra que Hasan s’était lui-même donné la mort, soit volontairement, soit de façon accidentelle. Aucun élément ne permettait d’établir la participation ou la responsabilité pénale d’un tiers dans ce décès et aucune négligence n’était attribuable aux autorités militaires.

41. Pour prendre cette décision, le procureur se fonda notamment sur le rapport d’investigation sur les lieux de l’incident, le croquis et les clichés de l’état des lieux, les rapports médicaux, le rapport d’autopsie, le rapport d’expertise balistique et les dépositions des témoins.

42. Le 2 octobre 2009, l’opposition formée par le frère et la sœur du défunt contre cette ordonnance fut rejetée par le tribunal militaire du commandement de l’armée de l’air d’Ankara, qui considéra que l’instruction pénale avait été effectuée de manière complète et minutieuse.

43. Le 15 décembre 2009, le même tribunal rejeta également l’opposition du père du défunt pour les mêmes raisons.

G. L’enquête administrative interne

44. Parallèlement à l’instruction pénale, les autorités militaires menèrent une enquête administrative interne.

45. Après avoir notamment interrogé le frère du défunt et vingt-sept militaires, les enquêteurs conclurent au suicide de Hasan en raison de ses problèmes personnels et familiaux.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

46. Les requérants invoquent une violation des articles 2, 3, 5 et 6 de la Convention.

47. Le Gouvernement conteste les thèses des requérants.

48. A titre liminaire, la Cour estime qu’il convient d’examiner les griefs, tels que formulés par les requérants, sous l’angle des volets matériel et procédural de l’article 2 de la Convention, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I et Ömer Aydın c. Turquie, no 34813/02, §§ 35-36, 25 novembre 2008). Dans sa partie pertinente en l’espèce, cette disposition se lit ainsi :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

A. Sur la recevabilité

49. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

50. La Cour constate que les griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

51. Les requérants déplorent le décès de leur proche et allèguent que les autorités n’ont pas sérieusement envisagé l’hypothèse d’un homicide.

52. En tout état de cause, à supposer que leur proche se soit réellement donné la mort, ils soutiennent que les autorités militaires ont failli à leur obligation positive de protéger le droit à la vie de leur proche. A cet égard, ils considèrent que la capacité de l’intéressé à suivre la formation dans laquelle il avait été enrôlé aurait dû être préalablement examinée. En outre, des mesures de nature préventive auraient dû être prises face aux difficultés qu’il éprouvait et qui constituaient bien des signes avant-coureurs d’un suicide. Ils soutiennent par ailleurs que la pression psychologique à laquelle leur proche aurait été soumis constitue un traitement inhumain et dégradant.

53. En outre, ils allèguent que l’enquête menée en l’espèce n’a pas été suffisamment approfondie. Ils reprochent aux autorités, notamment, de n’avoir pas cherché à établir l’emploi du temps précis du défunt le jour de l’incident ainsi que de n’avoir pas recouru aux enregistrements vidéo du bâtiment où l’incident a eu lieu.

54. Enfin, ils se plaignent de la présence, dans la formation de jugement ayant statué en dernier ressort sur leurs allégations, d’un officier ne présentant pas les garanties d’indépendance et d’impartialité requises.

55. Le Gouvernement combat la thèse des requérants et nie toute responsabilité des autorités dans le décès de Hasan. Celui-ci était un militaire de carrière qui exerçait sa profession avec succès. Il entretenait de bonnes relations avec ses collègues et ses supérieurs. Les médecins évaluaient périodiquement son état de santé tant physique que psychologique. Il n’avait aucun comportement laissant percevoir un risque réel et immédiat qu’il mette fin à sa vie. Le fait qu’il rencontrait certaines difficultés lors de la formation qu’il suivait ne pouvait être considéré comme un signe avant-coureur de suicide.

56. Le Gouvernement évoque aussi l’enquête pénale, minutieuse selon lui, menée par le procureur et le tribunal militaire, et soutient que l’indépendance et l’effectivité de celle-ci ne prête le flanc à aucune critique.

57. Les requérants combattent la thèse du Gouvernement et réitèrent leurs allégations.

2. Appréciation de la Cour

a) Aspect matériel

i. Obligation de protéger la vie de Hasan contre les agissements d’autrui

58. La Cour rappelle que l’article 2 de la Convention met à la charge de l’Etat l’obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman c. Royaume-Uni [GC], 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998-VIII).

59. Dans la présente affaire, eu égard aux circonstances du décès, aux éléments recueillis et à l’ensemble des circonstances ayant entouré l’incident, la Cour estime que rien ne permet de supposer que la vie de Hasan se trouvait menacée par les agissements d’autrui.

60. Toute affirmation selon laquelle le proche des requérants aurait été victime d’un homicide relève donc de la spéculation.

61. Aussi la Cour ne voit-elle aucune raison de remettre en cause la thèse retenue par les autorités nationales.

ii. Obligation de protéger la vie de Hasan contre lui-même

62. La Cour rappelle que lorsqu’une personne est à la charge des autorités, l’article 2 de la Convention met également à la charge de l’Etat l’obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger l’individu dont la vie est menacée par ses propres agissements (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89-93, CEDH 2001‑III).

63. En l’espèce, rien n’indique que le proche des requérants, militaire de profession, avant de rejoindre la formation sur la guerre non conventionnelle, souffrait de troubles psychiques qui auraient pu laisser supposer une prédisposition au suicide.

64. D’ailleurs, l’aptitude psychique de Hasan à continuer à exercer son métier n’a jamais été mise en cause par les requérants.

65. Il n’est pas non plus contesté que Hasan n’avait fait l’objet d’aucun traitement avilissant de la part d’autres soldats ou de ses supérieurs hiérarchiques.

66. Il est vrai que Hasan était angoissé à l’idée de ne pas pouvoir réussir la formation qu’il suivait et que les autorités étaient informées de ses difficultés. Cependant, dans les circonstances de la cause, les soucis de Hasan ne pouvaient passer pour des signes avant-coureurs d’un risque imminent de suicide que sa hiérarchie aurait pu percevoir.

67. Aussi, reprocher aux autorités militaires de n’avoir pas fait davantage pour prévenir cet événement reviendrait à leur imposer un fardeau excessif au regard de leurs obligations découlant de l’article 2 de la Convention.

68. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 2 sous son aspect matériel.

b) Aspect procédural

i. Principes généraux

69. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention requiert qu’une forme d’enquête effective soit menée lorsqu’un individu perd la vie dans des circonstances suspectes (Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 157, 9 avril 2009). Il importe peu à cet égard que des agents de l’Etat aient ou non été impliqués au travers d’actes ou d’omissions dans les évènements ayant abouti au décès (Stern c. France (déc.), no 70820/01, 11 octobre 2005).

70. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables.

71. Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).

72. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Elles s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Velcea et Mazǎre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009).

73. Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes qui sont chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV).

74. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 167, CEDH 2011).

ii. Application de ces principes à la présente espèce

75. S’agissant de l’enquête pénale, la Cour observe qu’elle a été ouverte d’office le jour même du décès de Hasan et qu’elle a été complétée par une enquête administrative. Au regard des éléments du dossier, la Cour estime que rien ne permet de mettre en doute la volonté des organes d’enquête d’élucider les faits. Les enquêtes diligentées à la suite du décès du proche des requérants ont permis de conclure qu’aucun lien de causalité ne pouvait être établi entre le décès de Hasan et une quelconque action ou négligence de l’administration militaire. On ne saurait sérieusement leur reprocher d’avoir été insuffisantes ou d’avoir mené à des résultats contradictoires. Compte tenu notamment des éléments de preuve figurant au dossier d’instruction pénale (paragraphe 41 ci-dessus), la Cour considère qu’il n’y a pas eu de manquement susceptible d’avoir une incidence sur le caractère sérieux et approfondi de l’enquête menée sur le décès de l’intéressé. Aussi ne voit-elle aucune raison de remettre en cause l’établissement des faits auquel les autorités nationales ont procédé et la conclusion à laquelle elles sont parvenues.

76. S’agissant du contrôle opéré par le tribunal militaire, la Cour observe que l’ordonnance de non-lieu rendue à l’issue des investigations a été soumise au contrôle du tribunal militaire du commandement de l’armée de l’air d’Ankara par la voie du recours en opposition formé par les requérants. A cet égard, la Cour rappelle d’emblée qu’elle a conclu dans l’arrêt Gürkan c. Turquie (no 10987/10, §§ 13 à 19, 3 juillet 2012) à la violation de l’article 6 en raison du fait que, tel qu’il était composé à l’époque des faits, le tribunal militaire ayant condamné le requérant ne pouvait être considéré comme indépendant et impartial. Pour ce faire, la Cour s’est attachée à la circonstance que l’un des trois juges siégeant au sein du tribunal militaire était un officier nommé par sa hiérarchie et soumis à la discipline militaire et qu’il ne jouissait pas des mêmes garanties constitutionnelles que les deux autres juges, seuls à être des magistrats professionnels.

77. Ces considérations valent également dans le cas d’espèce, dès lors que la juridiction intervenue comme organe de contrôle dans la procédure d’enquête était composée de la même manière. Il s’ensuit que ladite procédure ne pouvait répondre à l’exigence d’indépendance qu’implique le volet procédural de l’article 2 de la Convention.

78. Dès lors, nonobstant ses constats sur la promptitude, l’adéquation et le caractère complet des mesures d’enquête, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 2, dans son volet procédural, faute pour le tribunal militaire de jouir de l’indépendance requise, en sa qualité d’organe en charge du contrôle ultime de l’instruction.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

79. Les requérants réclament 75 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’ils auraient subi.

80. En ce qui concerne le préjudice moral, ils sollicitent 40 000 EUR chacun.

81. Les intéressés demandent également 9 500 EUR pour les frais et dépens. A titre de justificatif, ils présentent notamment une note d’honoraires d’avocat, des factures de frais de traduction et de frais postaux et des récépissés d’ordres de virement au titre d’honoraires d’avocat.

82. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

83. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants 10 000 EUR.

84. Pour ce qui est des frais et dépens, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR tous frais confondus et l’accorde conjointement aux requérants.

85. Par ailleurs, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel ;

3. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural ;

4. Dit, par quatre voix contre trois,

a) que l’Etat défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i) 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 septembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion partiellement dissidente des juges Raimondi, Jočienė et Lorenzen.

G.R.A.

S.H.N.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES RAIMONDI, JOČIENĖ ET LORENZEN

Nous réitérons notre opinion exprimée dans l’affaire Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie (no 24014/05, 25 juin 2013).


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-126136
Date de la décision : 03/09/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Vie) (Volet matériel);Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : DURDU
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ONER T.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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