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22/11/2018 | CEDH | N°001-187687

CEDH | CEDH, AFFAIRE JURASZ c. POLOGNE, 2018, 001-187687


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE JURASZ c. POLOGNE

(Requête no 48327/09)

ARRÊT

STRASBOURG

22 novembre 2018

DÉFINITIF

22/02/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Jurasz c. Pologne,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composé de :

Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Ksenija Turković,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Pauliine Ko

skelo,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 octobre 2018,
...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE JURASZ c. POLOGNE

(Requête no 48327/09)

ARRÊT

STRASBOURG

22 novembre 2018

DÉFINITIF

22/02/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Jurasz c. Pologne,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composé de :

Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Ksenija Turković,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 octobre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48327/09) dirigée contre la République de Pologne et dont un ressortissant de cet État, M. Jan Jurasz (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 août 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me M. Okrzesik, avocat à Żywiec. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme J. Chrzanowska, remplacée ultérieurement par M. J. Sobczak, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le 26 octobre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1960 et réside à Węgierska Górka.

A. L’arrestation du requérant et la conduite de ce dernier en cellule de dégrisement

5. Le 23 novembre 2008, vers 23 heures, la compagne du requérant alerta la police, celui-ci étant sous l’emprise de l’alcool et ayant un comportement violent. Environ une heure plus tard, le requérant fut arrêté à son domicile par deux agents de police municipale. Menotté, il fut conduit dans leur véhicule au poste de Bielsko-Biała, où il fut placé en cellule de dégrisement.

6. Le requérant affirme que, pendant le trajet vers la cellule de dégrisement, les policiers lui ont asséné des coups violents et l’ont forcé à ingurgiter de l’alcool.

7. À son arrivée à la cellule de dégrisement le lendemain, vers une heure du matin, le requérant fut examiné par un médecin de garde, qui constata un hématome au-dessus de l’une de ses paupières et des symptômes de psoriasis (łuszczyca). Le requérant fut libéré environ neuf heures plus tard.

8. Le 25 novembre 2008, le requérant fut examiné par un orthopédiste. Celui-ci constata une fracture de l’os zygomatique droit (złamanie kości jarzmowej prawej) et une fracture partielle du côté droit de la mâchoire (złamanie wyrostka stawowego żuchwy prawej), des hématomes autour des yeux et une douleur au niveau de l’omoplate droite, et il conclut à une incapacité de travail supérieure à sept jours. Il effectua une contention plâtrée des fractures et administra des médicaments antidouleur au requérant.

9. Le 27 novembre 2008, le requérant fut examiné par un chirurgien, qui confirma le diagnostic de l’orthopédiste.

10. Un certificat dressé le 17 décembre 2008 par un médecin légiste, chirurgien spécialisé en orthopédie, concluait à une incapacité de travail supérieure à sept jours. Selon le médecin, les lésions corporelles du requérant avaient pu être occasionnées dans les circonstances relatées par l’intéressé.

B. La procédure consécutive à la plainte du requérant contre les policiers municipaux

11. Le 25 novembre 2008, le requérant porta plainte contre les policiers municipaux pour abus d’autorité et coups et blessures.

12. Le 13 février 2009, le parquet d’Oświęcim ouvrit une enquête.

13. Le 25 mars 2009, le parquet prononça un non-lieu pour absence de preuves. Dans les motifs de sa décision, il relevait ce qui suit :

- l’arrestation du requérant et sa conduite en cellule de dégrisement avaient eu lieu en raison du comportement violent de l’intéressé, qui se trouvait sous l’emprise de l’alcool ;

- il ressortait des déclarations des agents impliqués que le requérant n’avait pas obtempéré à leurs ordres, qu’il les avait insultés et que, pendant le trajet vers la cellule de dégrisement, il avait continué à se comporter de manière violente ;

- il n’avait été constaté, à l’issue de l’examen médical du requérant réalisé à l’admission de ce dernier en cellule de dégrisement, aucune lésion corporelle susceptible d’avoir résulté de prétendus mauvais traitements infligés par les agents de police;

- un rapport d’expertise du 7 mars 2009 avait constaté que l’origine des contusions du requérant ne pouvait être précisément identifiée.

14. Le requérant introduisit un recours contre l’ordonnance du parquet, par lequel il réitérait ses allégations et demandait que deux personnes, M.K. et W.P., fussent entendues en tant que témoins de son arrestation.

15. Le 13 juillet 2009, le tribunal de district d’Oświęcim rejeta son recours au motif, notamment, que les témoins proposés n’avaient fourni aucun élément susceptible d’étayer les allégations de l’intéressé.

16. À une date non précisée, le tribunal de district d’Oświęcim transmit au parquet un rapport d’expertise daté du 12 juillet 2010 que lui-même s’était vu remettre dans le cadre d’une autre procédure pendante devant lui (paragraphe 26 ci-dessous). Sur la base dudit rapport, en novembre 2010, l’enquête relative à la plainte du requérant contre les policiers municipaux fut reprise.

17. Le 25 février 2011, le parquet établit un acte d’accusation à l’encontre des policiers impliqués, qui avaient été inculpés d’abus d’autorité et de coups et blessures, infractions punies par les dispositions de l’article 231 du code pénal (CP) combiné avec son article 158 § 1 (paragraphes 31-32 ci‑dessous), et qui se voyaient renvoyés en jugement.

18. Par un jugement du 25 février 2013, le tribunal de district d’Oświęcim relaxa les policiers, au motif d’une absence d’éléments montrant que les infractions reprochées avaient été commises. Le tribunal fonda sa conclusion, entre autres, sur un rapport d’expertise du 27 novembre 2012 dont il ressortait que l’origine exacte des contusions du requérant ne pouvait être identifiée.

19. Le 17 janvier 2014, le tribunal régional de Cracovie rejeta l’appel que le requérant avait interjeté de ce jugement.

20. Le requérant se pourvu en cassation devant la Cour suprême.

21. Par un arrêt du 21 novembre 2014, la Cour suprême cassa le jugement attaqué et renvoya l’affaire au tribunal régional de Cracovie pour réexamen, au motif que le jugement en cause avait été rendu en violation manifeste des règles procédurales, laquelle violation avait influencé l’issue de l’affaire. La Cour suprême relevait ce qui suit :

- au total trois rapports d’expertise (celui du 7 mars 2009, celui du 12 juillet 2010 et celui du 27 novembre 2012) sur les contusions du requérant avaient été établis dans les procédures conduites en rapport avec l’incident du 23 novembre 2008 ;

- les jugements rendus par le tribunal de district et le tribunal régional respectivement le 25 février 2013 et le 17 janvier 2014 étaient fondés sur le seul rapport du 27 novembre 2012 et ne tenaient pas compte des constats du rapport du 12 juillet 2010, qui était pourtant la principale preuve à l’appui de l’acte d’accusation ; le défaut des juridictions inférieures d’élucider les divergences entre les rapports susmentionnés constituait une violation manifeste des règles procédurales ;

- en réexaminant l’affaire, les juridictions de renvoi devraient entendre les experts auteurs desdits rapports, voire solliciter un complément d’expertise.

22. Par un jugement du 25 février 2015, le tribunal régional de Cracovie, statuant en application de l’arrêt de la Cour suprême, annula le jugement du tribunal de district du 25 février 2013 et renvoya l’affaire à cette dernière juridiction pour réexamen.

23. Par un jugement du 10 septembre 2015, le tribunal de district d’Oświęcim déclara les policiers impliqués coupables des faits qui leur étaient reprochés, et il les condamna chacun à une peine d’un an d’emprisonnement assortie de sursis avec mise à l’épreuve pendant une période de trois ans et à une amende de 1 500 zlotys polonais (PLN). En outre, le tribunal accueillit la demande du parquet, que l’avocat du requérant avait appuyée, l’invitant à obliger chacun des agents impliqués à indemniser l’intéressé à hauteur de 1 000 PLN et il enjoignit à ces derniers de rembourser au requérant les frais d’assistance juridictionnelle, qui s’élevaient à 1350,54 PLN. Dans les motifs de sa décision, le tribunal de district d’Oświęcim observait ce qui suit :

- le 23 novembre 2008, vers 22 heures, le requérant était rentré chez lui après avoir consommé deux bières dans un bar du quartier ; à l’époque des faits, lui-même et sa compagne étaient en train de se séparer ; le requérant avait tenté d’entrer dans leur appartement mais n’y était pas parvenu, étant donné que la portée d’entrée était fermée ; convaincu que sa compagne avait l’intention de l’empêcher de pénétrer à l’intérieur, le requérant s’était mis à crier et à taper contre la porte, puis, après que celle-ci eut été ouverte, il s’était précipité vers sa compagne pour lui infliger un coup de poing et un coup de tête au visage ; la police municipale, alertée par la compagne du requérant, avait dépêché deux de ses agents sur place ; après avoir recueilli les déclarations de cette dernière selon lesquelles celle-ci craignait pour sa vie et sa santé et souhaitait que son compagnon fût évincé du domicile conjugal, les agents avaient décidé d’emmener le requérant en cellule de dégrisement ; à la suite de son refus d’obtempérer à leurs ordres, le requérant avait été conduit dans la cage d’escalier de l’immeuble, plaqué au sol, menotté, puis placé dans le véhicule de police ; pendant le trajet vers la cellule de dégrisement, un agent l’avait insulté à plusieurs occasions et lui avait posé des questions vulgaires à connotation sexuelle, puis il avait enfilé une paire de mitaines et lui avait asséné plusieurs coups au visage ; environ à mi-chemin de leur destination, le véhicule de police s’était arrêté au bord d’une petite voie, et les agents avaient alors infligé au requérant plusieurs coups au visage, dont deux, particulièrement intenses, avaient provoqué une fracture de l’os zygomatique droit et d’une partie du côté droit de la mâchoire ; l’un d’entre eux avait dit que le requérant « sentait trop peu l’alcool », à la suite de quoi l’autre agent avait sorti un récipient rempli de liquide et avait forcé le requérant à en ingurgiter ; le requérant avait tenté de se défendre et avait expliqué aux agents qu’il était âgé, qu’il avait des problèmes cardiaques et que « cela pourrait le tuer », ce à quoi l’un des agents avait répondu que « s’il ne buvait pas, ils le tueraient quand même » ; le requérant avait ensuite perdu connaissance ; il avait retrouvé ses esprits seulement à l’arrivée à la cellule de dégrisement ; là-bas, il avait subi un éthylotest et un examen médical à l’issue duquel il avait été constaté la présence d’un hématome autour de son œil gauche ; le requérant avait été libéré le lendemain ; à sa sortie de la cellule de dégrisement, il avait subi un autre examen médical et s’était entretenu avec une thérapeute ; dans une note écrite issue de cet entretien, cette dernière avait indiqué que le requérant avait des hématomes autour des yeux si importants qu’elle lui avait demandé « s’il venait de rentrer d’Irak » ;

- les experts psychiatres avaient exclu que, au moment des faits, le requérant se trouvait sous une emprise trop importante de l’alcool ;

- l’ensemble des preuves réunies montraient que les agents impliqués avaient bel et bien commis les faits reprochés ; les contusions occasionnées au requérant étaient telles qu’il était évident que la force utilisée à son encontre avait été excessive ; le comportement des agents pendant le trajet vers la cellule de dégrisement avait été particulièrement indigne : le requérant avait été victime de brutalités policières gratuites et illégales à un point tel que sa vie et sa santé avaient été en danger.

24. En fixant les peines, le tribunal retint comme circonstance atténuante le casier judiciaire vierge des agents et comme circonstances aggravantes le fait que les agissements reprochés à ces derniers avaient été commis dans l’exercice de leurs fonctions, que leur degré de dangerosité sociale était élevé, que le requérant avait subi un préjudice important, qu’il était vulnérable et qu’il avait été forcé à ingurgiter de l’alcool uniquement pour que son admission en cellule de dégrisement fût assurée. En déterminant le montant de l’amende et de celui de la réparation à accorder au requérant, le tribunal tint compte de la situation financière des agents et de la gravité du préjudice occasionné à l’intéressé.

25. Le 25 février 2016, le tribunal régional de Cracovie rejeta les appels que les agents concernés avaient interjetés de leurs condamnations respectives.

C. La procédure menée contre le requérant pour violences conjugales et pour outrage et injure à agent de police en fonction

26. À la suite de l’incident du 23 novembre 2008, le requérant fut poursuivi pour violences conjugales et pour outrage et injure à agent de police en fonction. Dans le cadre de la procédure y afférente, le 12 juillet 2010, un rapport d’expertise fut remis au tribunal de district d’Oświęcim. S’agissant de l’origine des contusions présentées par le requérant, ce rapport indiquait que soit ce dernier avait fait l’objet de coups intentionnels « overhand » (uderzenie kończące « overhand »), soit, alors qu’il était inerte, il avait eu la tête cognée avec force contre le bord contondant d’un objet, tel que, par exemple, une pièce d’équipement ou une porte de véhicule. Le rapport susmentionné constatait en outre que l’examen médical réalisé à l’admission du requérant en cellule de dégrisement avait été superficiel et que, compte tenu de son âge et de son état de santé, l’intéressé n’aurait pas lui-même pu se causer des lésions aussi importantes.

27. Par un jugement du 3 septembre 2010, le tribunal de district d’Oświęcim déclara le requérant coupable des faits reprochés, le condamna à une peine d’amende de 700 PLN et l’obligea à payer 100 PLN au profit d’un orphelinat.

28. Le 14 décembre 2010, le tribunal régional de Cracovie annula la condamnation du requérant du chef d’outrage à agent de police en fonction et, à cet égard, renvoya l’affaire au tribunal de district pour réexamen.

29. Par un jugement du 31 mai 2011, le tribunal de district d’Oświęcim, statuant en tant que juridiction de renvoi, déclara le requérant coupable des faits reprochés et l’obligea à payer 50 PLN au profit d’un orphelinat.

30. Envisageant d’interjeter appel de ce jugement, le requérant demanda au tribunal de lui faire parvenir les motifs de sa décision. Le 21 juin 2011, sa demande fut rejetée comme étant tardive. Le 11 janvier 2012, le tribunal de district d’Oświęcim déclara l’appel du requérant irrecevable.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

31. Selon l’article 72 § 2 du CP, le tribunal peut prononcer une mesure pécuniaire indiquée à l’article 39 alinéa 7 ou bien il peut enjoindre à la personne condamnée de réparer le préjudice occasionné [à la victime] par l’infraction dans sa totalité ou en partie, sauf s’il a retenu une mesure compensatoire.

32. Selon les articles 156 § 1, 157 § 1 et 158 § 1 du CP, une atteinte à la vie ou à l’intégrité physique d’autrui consécutive à des coups et blessures est passible, en fonction de la gravité du préjudice occasionné à la victime, d’une peine d’emprisonnement allant de trois mois à dix ans.

33. Selon l’article 231 § 1 du CP, un agent de la fonction publique qui abuse de ses fonctions ou se rend coupable d’une négligence et qui, par là même, porte atteinte à l’intérêt public ou privé est puni d’une peine d’emprisonnement d’une durée pouvant aller jusqu’à trois ans.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION SOUS SON VOLET MATÉRIEL

34. Le requérant se plaint des violences qu’il dit avoir subies de la part des policiers municipaux. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

35. Le Gouvernement soutient qu’à la suite de l’adoption des jugements du 10 septembre 2015 et du 25 février 2016, la requérant ne peut plus se prétendre victime de la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel et que par conséquent, cette partie de la requête est irrecevable en application de l’article 35 de la Convention.

36. À cet égard, il indique que les agents impliqués ont été déclarés coupables d’abus d’autorité et de coups et blessures et punis par des peines d’emprisonnement et d’amende. En outre, le tribunal a obligé chacun d’entre eux à indemniser le requérant en application de l’article 72 § 2 du CP (paragraphe 31 ci-dessus). Si ce dernier estime que l’indemnité accordée par les juridictions nationales est insuffisante, il peut en demander un complément au moyen d’une action indemnitaire engagée contre le Trésor public en application des articles 23 et 24 du code civil combinés avec son article 448. Le Gouvernement indique aussi que, en cas d’exercice d’une telle action par le requérant, le tribunal saisi sera lié par le constat des juridictions pénales quant à la culpabilité des agents impliqués et que l’intéressé obtiendra très probablement gain de cause.

37. Le requérant soutient ne pas avoir perdu sa qualité de victime d’une violation de l’article 3 de la Convention. Il estime qu’il ne peut se voir imposer d’engager, en plus de l’action pénale – qui serait la plus appropriée en l’espèce –, une autre procédure sur le plan civil.

38. La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable à la partie requérante ne suffit pas en principe à priver celle-ci de sa qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation de la Convention (voir, entre autres, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no 51, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI, Siliadin c. France, no 73316/01, § 62, CEDH 2005‑VII, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 180, CEDH 2006‑V).

39. En l’espèce, la Cour observe que dans son jugement du 10 septembre 2015, ultérieurement confirmé par le tribunal régional de Cracovie, le tribunal de district d’Oświęcim a établi que le requérant « avait été victime de brutalités policières gratuites et illégales » et que « la force utilisée à son encontre par les agents avait été excessive ». Le tribunal de district a qualifié de « particulièrement indignes » les agissements dont les agents impliqués s’étaient rendus coupables envers le requérant à l’occasion de la conduite de ce dernier en cellule de dégrisement (paragraphe 23 ci-dessus). En fixant les peines, ce tribunal a insisté sur le fait que les agissements reprochés, commis par les agents mis en cause dans l’exercice de leurs fonctions officielles, étaient caractérisés par un degré de dangerosité sociale élevé (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour observe en outre que le tribunal de district d’Oświęcim a accueilli - dans sa totalité - la demande du parquet appuyée par l’avocat du requérant l’invitant à obliger chacun des agents impliqués à indemniser l’intéressé à hauteur de 1 000 PLN (paragraphe 23 ci-dessus)

40. La Cour note que le requérant n’a pas demandé aux juridictions nationales une indemnisation plus élevée, quand bien même il en avait la possibilité, et qu’il n’a pas non plus interjeté d’appel contre le jugement susvisé du tribunal de district d’Oświęcim. La Cour relève que, devant elle‑même, le requérant n’allègue pas que la sanction infligée aux agents impliquées n’était pas proportionnée à la gravité des mauvais traitements dont lui-même a été victime ou que le montant de l’indemnisation accordée par les juridictions nationales n’était pas suffisant (voir, a contrario, Selami et autres c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 78241/13, § 98, 1er mars 2018).

41. Dans ces circonstances et eu égard aux constats effectués par les juridictions nationales de première et de seconde instance dans leurs jugements respectifs du 10 septembre 2015 et du 25 février 2016 (paragraphes 23-25 ci-dessus), la Cour ne peut que considérer que celles-ci ont reconnu en substance, puis réparé la violation alléguée de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

42. En conclusion, la Cour estime que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel.

43. Partant, elle considère que cette partie de la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit en conséquence être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION SOUS SON VOLET PROCÉDURAL

44. Le requérant se plaint de l’absence de caractère diligent de la procédure menée sur ses allégations de mauvais traitements et de la durée de celle-ci. Il invoque l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

A. Sur la recevabilité

45. La Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B. Sur le fond

46. Le requérant soutient que la procédure menée par les autorités nationales sur ses allégations de mauvais traitements n’a été ni rapide ni diligente. L’enquête du parquet aurait été hâtivement clôturée sur la base des seules déclarations des agents impliqués ; puis, sans aucune raison valable, les juridictions de deux degrés auraient omis de prendre en considération l’expertise favorable à sa version et, de son côté, le parquet n’aurait rien fait pour rectifier cette erreur. Enfin, plus de sept ans se seraient écoulés entre le dépôt de sa plainte et la date de clôture de la procédure y relative.

47. Le Gouvernement soutient que la procédure diligentée sur les allégations de mauvais traitements du requérant a été adéquate, approfondie et effective et que sa durée s’explique par un grand nombre d’instances dédiées à son instruction. Les juridictions nationales de première et de seconde instance auraient tenu leurs audiences à des intervalles réguliers et leurs erreurs auraient été rectifiées en application de l’arrêt de la Cour suprême. Enfin, la procédure aurait abouti à la fois à la condamnation des agents impliqués et à l’indemnisation du requérant.

48. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention impose aux autorités nationales, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à cette disposition, le devoir de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et, le cas échéant, la punition des responsables. Lorsque, comme en l’espèce, les investigations préliminaires effectuées ont entraîné l’ouverture de poursuites pénales devant les juridictions nationales, les exigences procédurales de l’article 3 précité s’étendent à l’ensemble de la procédure, y compris à la phase de jugement (N.A. c. République de Moldova, no 13424/06, § 65, 24 septembre 2013).

49. La Cour rappelle en outre que la célérité avec laquelle l’enquête est ouverte et celle avec laquelle elle est conduite sont des facteurs importants permettant de conclure à l’effectivité de ladite enquête et de vérifier si les autorités avaient la volonté d’identifier et de poursuivre les responsables (Mikheïev c. Russie, no 77617/01, § 109, 26 janvier 2006, et Dedovski et autres c. Russie, no 7178/03, § 89, 15 mai 2008).

50. En l’espèce, la Cour observe que l’enquête du parquet, ouverte trois mois après le dépôt de la plainte du requérant, a été abandonnée à peine un mois plus tard, au motif d’une absence d’éléments montrant que les infractions reprochées aux policiers mis en cause avaient été commises. Pour ce faire, le parquet s’est essentiellement fondé sur deux éléments, à savoir les déclarations des agents impliqués et le rapport d’expertise ayant conclu à l’impossibilité de déterminer précisément l’origine des contusions présentées par le requérant (paragraphe 13 ci‑dessus). Eu égard à ces éléments et à la rapidité avec laquelle l’instruction a été abandonnée, la Cour doute qu’à ce stade les autorités nationales aient été animées d’une volonté déterminée d’identifier et de poursuivre les responsables des traitements infligés à l’intéressé.

51. La Cour note que l’enquête en question a été reprise environ un an et quatre mois plus tard sur la base d’un rapport d’expertise remis dans le cadre d’une autre procédure et que, dans un délai assez bref, elle a donné lieu à l’inculpation des agents impliqués devant un tribunal. Par deux jugements consécutifs prononcés en l’espace de trois ans, ces derniers ont été innocentés ; puis les jugements rendus en leur faveur ont été invalidés par la Cour suprême au motif qu’ils avaient été rendus en violation manifeste des règles procédurales. Bien qu’il ne lui appartienne pas de se prononcer sur les éventuelles erreurs commises par les juridictions nationales, en l’espèce, la Cour ne peut que constater que les irrégularités identifiées par la Cour suprême dans son arrêt du 21 novembre 2014 ont contribué à allonger considérablement la procédure. Au total, plus de sept années se sont écoulées entre le dépôt de la plainte du requérant et l’identification et la punition par la justice des responsables des mauvais traitements subis par ce dernier.

52. Ce délai, combiné à l’absence de diligence requise des autorités lors de la phase initiale de l’instruction et aux erreurs commises par les juridictions de première et de seconde instance, amène la Cour à constater que la procédure menée en l’espèce n’a pas pleinement satisfait aux exigences procédurales de l’article 3 de la Convention (Zayev c. Russie, no 36552/05, § 115, 16 avril 2015).

53. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à la violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

54. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

55. Le requérant sollicite 50 000 zlotys polonais (PLN – soit environ 12 500 euros (EUR)) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi. Il demande en outre 2 250 PLN à titre d’indemnisation pour les frais occasionnés par ses déplacements au tribunal de district d’Oświęcim et à différents établissements de santé.

56. Le Gouvernement est d’avis que le montant réclamé pour le préjudice moral est excessif. Pour ce qui est des frais susmentionnés, il considère que leur réalité et leur taux ne sont pas prouvés.

57. La Cour observe que la somme réclamée en remboursement des frais occasionnés par les déplacements du requérant au tribunal de district d’Oświęcim et à différents établissements de santé n’a pas été prouvée. Dès lors, elle rejette cette partie de la demande. Prenant en compte les montants octroyés au niveau national, la Cour accorde au requérant la somme demandée au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

58. Le requérant demande 2 000 PLN (soit environ 500 EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Il ventile cette somme comme suit : 1 000 PLN pour les frais de traduction des documents envoyés à la Cour et 1 000 PLN à titre de remboursement des frais judiciaires.

59. Le Gouvernement estime que les prétentions du requérant ne sont pas étayées par des preuves justificatives, et il invite la Cour à les rejeter.

60. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour observe que la demande n’est pas accompagnée de justificatifs appropriés et la rejette.

C. Intérêts moratoires

61. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, la requête recevable dans la mesure concernant le grief tiré de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 12 500 EUR (douze mille cinq cents euros) pour dommage moral à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 Novembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposLinos-Alexandre Sicilianos
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-187687
Date de la décision : 22/11/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête effective) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : JURASZ
Défendeurs : POLOGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : OKRZESIK M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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