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01/12/2015 | CEDH | N°001-159223

CEDH | CEDH, AFFAIRE KÁROLY NAGY c. HONGRIE, 2015, 001-159223


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KÁROLY NAGY c. HONGRIE

(Requête no 56665/09)

ARRÊT

STRASBOURG

1er décembre 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 14/09/2017

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Károly Nagy c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egid

ijus Kūris,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 2 décembre 2014 ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KÁROLY NAGY c. HONGRIE

(Requête no 56665/09)

ARRÊT

STRASBOURG

1er décembre 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 14/09/2017

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Károly Nagy c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 2 décembre 2014 et 20 octobre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 56665/09) dirigée contre la Hongrie et dont un ressortissant de cet État, M. Károly Nagy (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 octobre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me M. Nagy, avocate à Gödöllő. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de la Justice.

3. Le requérant alléguait en particulier que le refus des juridictions nationales de statuer sur sa demande pécuniaire découlant de son service ecclésial emportait violation de l’article 6 § 1 seul et combiné avec l’article 14 de la Convention.

4. Le 20 janvier 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Le 25 mars 2014, Alliance Defending Freedom, une organisation non gouvernementale dont le siège est à Vienne, a reçu l’autorisation, en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention et de l’article 44 § 3 du règlement de la Cour, d’intervenir dans la procédure.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1951 et réside à Gödöllő.

7. En novembre 1991, il prit un poste de pasteur au sein de l’Église réformée de Hongrie (Magyar Református Egyház). À compter de décembre 2003, il exerça sa charge dans la paroisse de Gödöllő. Ses droits et obligations, ainsi que sa rémunération, étaient définis dans une lettre de nomination (lelkészi díjlevél) émise par le conseil presbytéral de la paroisse.

8. Le 22 juin 2005, il fut informé qu’une procédure disciplinaire avait été engagée contre lui parce qu’il avait déclaré dans un journal local que des subventions publiques avaient été illégalement versées à un internat calviniste. Entretemps, le 21 juin 2005, le tribunal ecclésiastique de première instance l’avait suspendu de ses fonctions avec effet immédiat jusqu’au prononcé d’une décision sur le fond, pour une durée maximale de soixante jours. Il reçut un courrier indiquant qu’il avait droit, en vertu de l’article 82(1) de la Loi no I de 2000 de l’Église calviniste hongroise, à 50 % de son allocation de service pendant la durée de sa suspension.

9. Le 27 septembre 2005, le tribunal ecclésiastique de première instance congédia le requérant à titre disciplinaire. À une date non précisée, le tribunal ecclésiastique de deuxième instance confirma cette décision et licencia définitivement le requérant à effet du 1er mai 2006.

10. Le 26 juin 2006, le requérant porta l’affaire devant le tribunal du travail du comté de Pest, sollicitant le paiement de 50 % de son allocation de service et d’autres prestations auxquelles il estimait avait droit pendant sa suspension. Soutenant que sa suspension avait atteint sa durée légale maximale le 21 octobre 2005, il demandait en outre le paiement de l’intégralité de son allocation de service de cette date à son licenciement, soit le 30 avril 2006. Il soutenait en substance que son service ecclésial était analogue à un emploi en invoquant les règles fiscales à cet effet (paragraphe 20 ci-dessous).

11. Le 22 décembre 2006, le tribunal du travail mit fin (megszüntette) à la procédure, jugeant qu’il n’était pas compétent pour statuer sur la demande du requérant. Il considéra qu’en vertu de l’article 2(3) de la Loi no I de l’Église calviniste hongroise, le service des pasteurs au sein de l’Église obéissait à des règles ecclésiastiques, tandis que l’emploi des laïcs au sein de l’Église était régi par le code du travail étatique. En conséquence, puisque le litige qui lui était soumis concernait le service ecclésial du requérant, les dispositions du code du travail n’étaient pas applicables en l’espèce et il n’existait aucune procédure devant les juridictions étatiques permettant de statuer sur ses demandes.

Le tribunal régional du comté de Pest confirma la décision en appel le 27 avril 2007. Le requérant ne forma pas de pourvoi devant la Cour suprême.

12. Le 10 septembre 2007, il introduisit une action fondée sur le droit civil contre l’Église calviniste hongroise. Sa demande se fondait en premier lieu sur les articles 277(1) et 478(1) de l’[ancien] code civil et sur le contrat de mandat qu’il estimait avoir conclu avec l’Église. Il soutenait que pour la période du 21 octobre 2005 (date à laquelle il affirmait que la suspension était devenue illégale) au 30 avril 2006 (date de son licenciement définitif), il avait droit à une rémunération pour ses services, qui correspondait à l’allocation de service prévue dans sa lettre de nomination. Il sollicitait par conséquent l’exécution du contrat. À titre subsidiaire, il fondait sa demande sur les articles 318(1) et 339(1) de l’[ancien] code civil et sur l’inexécution par l’Église de ses obligations contractuelles en vertu du contrat de mandat. Il affirmait qu’en ne lui payant pas l’allocation due pour la période comprise entre le 21 octobre 2005 et le 30 avril 2006, l’Église avait failli à ses obligations contractuelles. Par conséquent, il demandait des dommages et intérêts correspondant à la perte des allocations de service auxquelles il aurait eu droit en vertu du contrat pendant la période susmentionnée.

13. Le tribunal central de district de Pest débouta le requérant au motif qu’aucune relation contractuelle n’avait été établie en droit civil entre les parties. Jugeant que l’action n’avait aucun fondement en droit civil, il n’examina pas les demandes subsidiaires du requérant, telles que la responsabilité contractuelle ou la reconnaissance de dette.

14. Le tribunal régional de Budapest confirma la décision de première instance en appel, jugeant que l’Église calviniste hongroise n’avait pas qualité dans la procédure puisque le requérant avait été nommé par la paroisse de Gödöllő, une entité juridique distincte.

15. Le requérant forma un pourvoi devant la Cour suprême. Dans son arrêt du 28 mai 2009, celle-ci annula la décision finale et mit fin (megszüntette) à la procédure. Elle déclara ce qui suit :

« (...) Il est nécessaire, pour déterminer les règles applicables à l’accord (megállapodás) en question et au respect des droits et obligations qui en découlent, de tenir compte de l’objet même de l’accord qui sous-tend la demande effective du plaignant ainsi que de ses éléments définissant les droits et les obligations des parties. Le tribunal de première instance a déclaré à bon droit que l’accord sur lequel le requérant fondait sa demande n’était pas un contrat de mandat de droit civil ni un contrat conclu par des parties jouissant d’une autonomie personnelle en matière de commercialisation de [biens et services]. Le plaignant avait été nommé pasteur par une procédure ecclésiastique et les obligations de la défenderesse étaient définies dans une lettre de nomination émise par le conseil presbytéral. Les parties avaient établi entre elles une relation de service pastoral, régie par le droit ecclésiastique.

En vertu de l’article 15(1) de la Loi no IV de 1990 sur la liberté de conscience et de religion et sur les Églises, l’Église est séparée de l’État. Aux termes du paragraphe (2), aucune coercition étatique ne peut être employée pour faire appliquer les lois et règlements internes des Églises.

Compte tenu de ces dispositions, le requérant peut présenter une demande en vertu du droit ecclésiastique devant les organes compétents de l’Église calviniste. Le fait que l’accord conclu en vertu du droit ecclésiastique ressemble à un contrat régi par le code civil n’implique pas que l’État soit compétent ni qu’il soit possible aux juridictions judiciaires de statuer sur cet accord au sens de l’article 7 du code civil. (En l’espèce, les caractéristiques essentielles d’un contrat de mandat et la conclusion d’un pareil contrat n’ont pu être établies elles non plus).

Le tribunal du travail a tiré la même conclusion dans le cadre de la procédure précédente lorsqu’il a examiné la demande sous l’angle du droit du travail étatique, déclarant qu’elle ne pouvait être soumise aux juridictions judiciaires.

Le tribunal de première instance a souligné à bon droit que puisque l’accord litigieux n’avait pas de base légale en droit civil, il ne pouvait examiner la demande subsidiaire du requérant (indemnité pour inexécution de contrat). Compte tenu du raisonnement ci-dessus, il n’y avait aucun motif pour statuer sur le fond de la demande.

En conséquence, la Cour suprême annule l’arrêt définitif, en ce compris le jugement de première instance, et clôt la procédure en vertu des articles 130(1) (a) et 157 (a) du code de procédure civile (...) »

Cet arrêt fut notifié au requérant après le 9 juillet 2009.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

16. Le code de procédure civile, en vigueur à l’époque des faits, dispose ce qui suit :

Article 130

« 1) Le tribunal rejette une requête sans citation [c’est-à-dire sans examen sur le fond] (...) s’il peut être établi (...) :

a) que la compétence des juridictions hongroises est exclue du fait de la Loi en vigueur ou d’une convention internationale ;

b) que la requête du plaignant relève de la compétence d’un autre tribunal ou d’une autre autorité ou qu’elle est du ressort d’un autre tribunal mais que l’article 129 [sur le renvoi des affaires] ne peut être appliqué faute des informations nécessaires ;

c) que l’affaire doit être précédée d’autres procédures ;

d) que la même action portant sur les mêmes demandes et le même objet est déjà en cours ou a déjà été tranchée par le tribunal précédent ou par un autre tribunal ;

e) que l’une des parties n’a pas la capacité d’ester en justice ;

f) que la requête est prématurée ou qu’elle ne peut être tranchée dans le cadre d’une procédure judiciaire ;

g) que la requête a été introduite par une personne qui n’a pas d’autorité légale ou que, lorsque la loi prescrit que l’action doit être introduite contre une certaine personne, le plaignant, bien qu’il en ait été averti, n’introduit pas de procédure contre le défendeur ;

h) que les délais sont dépassés et que le plaignant n’a pas demandé de réinscription au rôle ou que les tribunaux ont rejeté sa demande ;

i) que les motifs énumérés à l’article 124(4) sont présents ;

j) que le plaignant n’a pas représenté, dans les délais requis, une requête incomplète précédemment rejetée ou qu’il a représenté une requête incomplète et que l’affaire n’est pas en état d’être jugée. »

Article 157

« Le tribunal clôt l’examen de l’affaire [sans procéder à un examen sur le fond] :

a) lorsque la requête aurait déjà dû être rejetée, sans citation, en vertu de l’article 130(1), lettres a) à h) (...) »

17. L’[ancien] code civil, dans sa version en vigueur à l’époque des faits, dispose ce qui suit :

Article 7

« Tous les organes de l’État ont le devoir de protéger les droits conférés par la loi. À moins que la loi n’en dispose autrement, les tribunaux sont compétents pour statuer sur toute contestation relative à ces droits. »

Article 277

« (1) Les contrats sont exécutés conformément à leurs stipulations, au lieu et à la date, et conformément à la quantité et à la qualité qu’ils prévoient... »

Article 318

« (1) Les dispositions de la responsabilité délictuelle s’appliquent à la responsabilité contractuelle... »

Article 339

« (1) Toute personne qui cause un préjudice à autrui en violation de la loi doit répondre de ce préjudice. Elle est exonérée de sa responsabilité si elle est en mesure de prouver qu’elle a agi conformément à ce qui est généralement attendu dans les circonstances. »

Article 478

« (1) Le mandant (megbízó) paie [au mandataire] une rémunération appropriée, à moins que les circonstances ou la relation entre les parties n’indiquent que le mandataire (megbízott) a accepté le mandat sans contrepartie. »

18. La loi de 1990 sur l’Église, dans sa version en vigueur à l’époque des faits, dispose ce qui suit :

Article 15

« (2) Aucune coercition étatique ne peut être exercée afin de faire appliquer les lois et règlements internes des Églises. »

19. La décision de la Cour constitutionnelle no 32/2003 (VI. 4) AB du 4 juin 2003 soumise par le Gouvernement, contient les passages suivants :

« (...) La Cour constitutionnelle a fait une interprétation exhaustive de l’article 60 (3) de la Constitution dans sa décision no 4/1993 (II.12) AB :

En conséquence :

(...) En vertu du principe de séparation de l’Église et de l’État, l’État n’est pas autorisé à s’immiscer dans les questions religieuses ou dans les affaires internes des Églises. Il appartient aux Églises ou à leurs organes autorisés de faire appliquer les règles des Églises gouvernant les relations ecclésiastiques internes entre les Églises et leurs membres dans le cadre de procédures édictées par elles.

Il ne peut être exclu, sur la base des loi étatiques et des règles ecclésiastiques – lesquelles opèrent séparément – que les deux systèmes de règles distincts puissent régir des relations juridiques similaires. Il peut exister, entre une Église et ses membres, des relations régies par les normes ecclésiastiques internes. Aucune autorité publique ne peut intervenir pour faire appliquer ces normes. Cependant, il peut également exister [entre les mêmes parties] des relations juridiques prévues par les lois étatiques et régies par celles-ci, y compris les voies de recours possibles. Le respect des droits et obligations découlant de relations juridiques fondées sur les lois étatiques peut être assuré par la coercition étatique.

(...) Le droit fondamental d’accès à un tribunal (...) n’emporte pas un droit illimité d’introduire une action en justice. Toutefois, un élément essentiel d’un droit fondamental ne peut être restreint par une loi du parlement et toute limitation éventuelle doit être indispensable et proportionnée aux objectifs visés. (...)

Conformément au droit fondamental d’accès à un tribunal, une personne au service d’une Église jouit [comme tout autre citoyen] d’un droit constitutionnel de se tourner vers une juridiction étatique si son emploi repose sur des lois étatiques, pour régler un différend relatif à son emploi.

Les organes étatiques (...) doivent déterminer en vertu des lois étatiques si dans une affaire donnée, il existe entre les parties une relation juridique régie par les lois étatiques, auquel cas, ils doivent déterminer la procédure qu’il convient de suivre. Toutefois, lorsqu’un tribunal ou une autorité étatique établit, sur le fondement des lois étatiques, qu’il n’est pas compétent, il ne doit pas ... interpréter ni appliquer les règles ecclésiastiques. L’administration de la justice par l’État ne doit pas porter atteinte à l’autonomie des Églises.

(...) Selon une interprétation conjointe de la doctrine de séparation de l’Église et de l’État et du droit d’accès à un tribunal, les litiges relatifs aux droits et obligations des personnes exerçant une charge religieuse qui sont régis par les lois étatiques doivent être jugés sur le fond par les juridictions étatiques. Ces dernières doivent toutefois respecter l’autonomie de l’Église dans leurs procédures.

(...) Il résulte de la doctrine de séparation de l’Église et de l’État que l’État ne peut être institutionnellement lié à aucune Église ; par conséquent, aucune coercition étatique ne peut être employée pour faire appliquer les règles internes des Églises. »

20. Le requérant soutient qu’en vertu de l’avis juridique no 1997/151, une circulaire émise conjointement par le ministère des Finances et l’administration fiscale, la rémunération mensuelle que les représentants ecclésiastiques reçoivent de leur paroisse (« salaire ecclésiastique ») doit être considérée comme un revenu tiré d’un emploi au sens des articles 24 à 27 de la Loi relative à l’impôt sur le revenu des personnes physiques.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

21. Le requérant se plaint que les juridictions hongroises ont refusé de connaître de sa demande sur le fond, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention, dont les passages pertinents se lisent ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

22. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

23. Le Gouvernement soulève quatre exceptions préliminaires. Il allègue en premier lieu que le grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention car l’atteinte aux droits protégés par la Convention dont le requérant se dit victime n’est pas imputable à l’État. Deuxièmement, il soutient que le requérant n’a pas respecté la règle des six mois énoncée à l’article 35 § 1. La troisième exception qu’il soulève concerne le non-respect de la règle d’épuisement des voies de recours internes. Quatrièmement, il prétend qu’en tout état de cause, le grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, car l’article 6 n’est pas applicable en l’espèce.

24. Le requérant demande à la Cour de rejeter les exceptions préliminaires du Gouvernement.

1. La règle des six mois et l’exigence d’épuisement des recours internes

25. Selon le Gouvernement, le requérant n’a pas épuisé les recours internes ouverts en droit hongrois comme l’exige l’article 35 § 1, car il n’a pas formé de pourvoi devant la Cour suprême contre la décision du tribunal régional du comté de Pest dans le cadre de la procédure devant les juridictions du travail.

26. Il soutient en outre que la requête n’a pas été présentée dans le délai de six mois car la procédure interne portant sur la demande du requérant relative à la rémunération non payée a été close le 27 avril 2007, date à laquelle le tribunal régional du comté de Pest a rejeté, dans un jugement définitif, sa demande fondée sur le droit du travail.

27. Le requérant répond que la procédure introduite devant les juridictions civiles constitue un recours qui aurait pu aboutir. Il a épuisé ce recours. Le délai de six mois a commencé à courir à partir de la date du prononcé de l’arrêt rendu par la Cour suprême dans cette procédure, et la requête a été déposée dans les délais.

28. La Cour constate que les exceptions ci-dessus sont étroitement liées et qu’elles doivent être examinées ensemble.

29. En vertu de l’article 35 § 1, la Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Cette règle repose sur le postulat – incorporé dans l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités – que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. C’est donc un rouage indispensable du fonctionnement du mécanisme de protection des droits humains instauré par la Convention, qui revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], no 17153/11 et 29 autres, § 69, 25 mars 2014, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], no 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 220, CEDH 2014 (extraits), et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 83, 9 juillet 2015). Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci (voir, parmi beaucoup d’autres, Vučković et autres, précité, § 70, Mocanu et autres, précité, § 221, Gherghina, décision précitée, § 84, ainsi que Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV).

30. L’obligation d’épuiser les recours internes impose donc aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Vučković et autres, précité, § 71, Mocanu et autres, précité, § 222, Gherghina, décision précitée, § 85, ainsi que Akdivar et autres, précité, § 66).

31. La Cour observe que le requérant a introduit une première demande pour impayé de rémunération devant les juridictions du travail. Cette procédure a été close par le tribunal de deuxième instance, qui a déclaré que le service pastoral du requérant ne constituait pas un « emploi » et que par suite, les juridictions étatiques ne pouvaient statuer sur les litiges portant sur la question du respect des droits en découlant.

32. La Cour relève que le requérant n’a pas formé de pourvoi devant la Cour suprême. Il n’a donc pas épuisé les recours internes en ce qui concerne la procédure devant les juridictions du travail. En conséquence, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement relativement à cette procédure doit être accueillie. Il s’ensuit que sur ce point, la requête doit être rejetée pour irrecevabilité en vertu de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

33. Toutefois, le requérant a introduit une seconde action, cette fois devant le tribunal central de district de Pest. Invoquant les articles 277(1) et 478(1) du code civil, il demandait à titre principal au tribunal d’ordonner à l’Église calviniste hongroise d’exécuter ses obligations en vertu de ce qu’il estimait être un contrat de mandat. À titre subsidiaire, il demandait des dommages et intérêts en vertu des articles 318(1) et 339(1) du code civil pour violation d’obligations contractuelles. Cette procédure a été poursuivie jusqu’à la Cour suprême. Elle a été close à ce niveau au motif que le requérant n’avait pas conclu de contrat de mandat régi par le droit civil et que de ce fait, son action n’avait aucune base en droit civil.

34. Ainsi, la question qui était au cœur de la seconde procédure était de savoir si le droit civil régissait les droits du requérant nés de son service au sein de l’Église calviniste hongroise et, du même coup, si les juridictions étatiques étaient ou non compétentes en la matière.

35. La Cour constate que la procédure introduite devant les juridictions civiles pouvait affecter la position du requérant en ce qui concerne sa réclamation pécuniaire et ne pouvait être considérée superflue ou futile. Dès lors, on ne saurait reprocher au requérant d’avoir cherché à obtenir réparation par la voie d’une procédure civile, en soutenant que sa demande se fondait sur un contrat régi par le code civil, après le rejet de sa demande devant les juridictions du travail pour absence de compétence. Autrement dit, on peut raisonnablement considérer que le requérant a poursuivi les différents aspects potentiels de son affaire dans deux procédures consécutives, dont aucune ne semble avoir été ab initio dénuée de perspectives de succès. Dans ces circonstances, la Cour considère qu’en introduisant sa deuxième action, le requérant a pris une mesure pour épuiser les recours internes qui pouvait être raisonnablement attendue dans une telle situation.

36. L’action au civil était une procédure distincte, sans lien procédural avec l’action devant les juridictions du travail. Il s’ensuit que, bien que le requérant n’ait pas épuisé les recours internes dans le cadre de la procédure devant les juridictions du travail, la question de l’épuisement des recours dans le cadre de la procédure civile doit être examinée sur ses mérites propres. Puisque, d’une part, cette dernière procédure n’était ni inadéquate ni inefficace, et que, d’autre part, le requérant l’a poursuivie jusqu’à la Cour suprême, les griefs relatifs à cette procédure ne sauraient être rejetés pour non-épuisement des recours internes.

37. Il s’ensuit que le délai de six mois relatif à la seconde procédure a commencé à courir à la date de l’arrêt de la Cour suprême. Même en retenant pour point de départ la date du prononcé de cet arrêt, force est à la Cour de conclure que la règle des six mois a été respectée.

38. Les deux exceptions préliminaires doivent donc être rejetées en ce qui concerne la procédure au civil.

2. Compatibilité ratione personae et ratione materiae

39. Le Gouvernement estime par ailleurs que le grief du requérant est irrecevable car incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention. Il soutient que les restrictions posées aux droits du requérant en vertu de l’article 6 § 1 de la Convention – à savoir que ses prétentions relatives à son service ecclésial ne pouvaient être examinées que par un tribunal ecclésiastique – se fondent exclusivement sur le droit ecclésiastique lui-même. Il ajoute que les lois adoptées par l’Église calviniste hongroise ne sauraient être imputées à l’État. Par conséquent, affirme-t-il, il n’y a eu aucune atteinte aux droits du requérant de la part des autorités publiques.

40. En outre, le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention. Selon lui, la relation qui est en jeu n’est pas un droit ou une obligation de caractère civil mais une relation juridique obéissant au droit ecclésiastique ; dès lors, la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

41. Bien que le requérant n’ait pas expressément répondu à la première exception, il conteste la seconde.

42. Pour la Cour, les deux exceptions d’incompatibilité soulevées par le Gouvernement concernent en dernier ressort la même question : le requérant avait-il, au regard de l’article 6 § 1, un grief engageant la responsabilité de l’État, tenu de lui garantir l’accès à une juridiction étatique ?

43. La Cour rappelle que pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait une « contestation » (« dispute » dans le texte anglais) sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012, et Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015).

44. L’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » (de caractère civil) aucun contenu matériel particulier dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1 un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, par exemple, Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre1994, § 65, série A no 294‑B, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 119, CEDH 2005‑X, et Boulois, précité, § 91). Il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes (Masson et Van Zon c. Pays-Bas, 28 septembre 1995, § 49, série A no 327 A). La Cour doit avoir des motifs très sérieux de prendre le contre-pied des juridictions nationales supérieures en jugeant, contrairement à elles, que la personne concernée pouvait prétendre de manière défendable qu’elle possédait un droit reconnu par la législation interne (Roche, précité, § 120, Markovic et autres c. Italie [GC], no 1398/03, § 95, CEDH 2006 XIV, et Boulois, précité, § 91).

45. Il faut souligner toutefois que c’est le droit tel que l’invoque le requérant dans la procédure interne qui doit être pris en compte pour apprécier si l’article 6 § 1 est applicable (voir, par exemple, Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (déc.), no 65542/12, § 120, CEDH 2013 (extraits)). En présence d’une contestation réelle et sérieuse sur l’existence du droit invoqué par le requérant en droit interne, la décision des juridictions nationales selon laquelle ce droit n’existe pas n’ôte pas, rétrospectivement, au grief du requérant son caractère défendable (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 89, CEDH 2001-V).

46. En l’espèce, le requérant avait introduit une action contre l’Église calviniste hongroise afin qu’elle honore ce qu’il considérait comme des obligations contractuelles, à savoir le paiement des sommes dues au titre d’un service en vertu des articles 277 et 478 de l’[ancien] code civil. Il avait également demandé des dommages et intérêts sur le fondement d’une violation alléguée de ces obligations, une forme de responsabilité régie par les articles 318 et 339 de l’[ancien] code civil. Ces demandes ont été contestées par l’Église calviniste hongroise. La Cour relève ainsi qu’il existait une « contestation » concernant l’existence effective des droits découlant d’un contrat que le requérant invoquait.

47. La Cour abordera d’abord la question de savoir si l’on peut raisonnablement prétendre que le droit interne reconnaît un droit, au sens autonome de l’article 6 § 1 de la Convention (voir mutatis mutandis, König c. Allemagne, 28 juin 1978, § 88, série A no 27), à l’exécution d’obligations contractuelles ou à une réparation du préjudice résultant de l’inexécution d’un contrat. Pour apprécier si tel était le cas, il suffit à la Cour de déterminer si la thèse du requérant sur ce point présente un degré suffisant de sérieux et non si elle se justifiait au regard de la législation hongroise applicable (Le Calvez c. France, 29 juillet 1998, § 56, Recueil 1998-V, Athanassoglou et autres c. Suisse [GC], no 27644/95, § 48, CEDH 2000-IV, et Yanakiev c. Bulgarie, no 40476/98, § 58, 10 août 2006).

48. La Cour relève que les actions civiles visant à obtenir l’exécution d’obligations contractuelles ou la réparation d’un préjudice résultant de l’inexécution d’un contrat sont omniprésentes dans de nombreux systèmes de droit civil. La formulation de l’[ancien] code civil traduit l’existence de ces concepts en droit hongrois. En l’espèce, la contestation concerne l’applicabilité des dispositions invoquées par le requérant à sa relation avec l’Église calviniste.

49. Pour démontrer que les dispositions relatives à la responsabilité contractuelle étaient effectivement applicables dans son affaire, le requérant s’appuie, entre autres, sur l’avis juridique du ministère des Finances et de l’administration fiscale, selon lequel la rémunération mensuelle reçue par les représentants ecclésiastiques de leur paroisse (« salaire ecclésiastique ») doit être considérée comme un revenu tiré d’un emploi (paragraphe 20 ci‑dessus). Dans la procédure devant la Cour, le Gouvernement défendeur cite, à l’appui de son argument selon lequel il n’y a pas de droit « défendable », une décision de la Cour constitutionnelle concernant le renvoi illégal allégué d’un pasteur et la non-applicabilité des dispositions du droit du travail à cette affaire (paragraphe 19 ci-dessus).

50. Bien que ces deux considérations puissent revêtir une certaine pertinence en l’espèce, la Cour estime que ni l’avis de l’administration fiscale ni la décision de la Cour constitutionnelle ne concernent des situations suffisamment similaires à celle du requérant. Aucune des parties n’a cité de précédent jurisprudentiel indiquant si les dispositions relatives aux obligations et à la responsabilité contractuelles étaient ou non applicables au service ecclésial d’un pasteur. Dès lors, la Cour estime qu’il ne semble pas y avoir de jurisprudence claire en la matière. Dans l’affaire du requérant, les juridictions nationales ont été appelées à dire si son contrat de service avec l’Église calviniste entrait dans les catégories de contrats existantes et si un préjudice prétendument causé par le non-paiement de son allocation de service pouvait mettre en jeu une quelconque responsabilité contractuelle, c’est-à-dire, si sa situation entrait dans le champ d’application des articles 277 et 318 de l’[ancien] code civil.

51. Par conséquent, la Cour considère qu’au début de la procédure, le requérant aurait pu prétendre avoir droit à l’exécution des obligations contractuelles ou à une réparation du préjudice subi du fait de l’inexécution du contrat en droit civil. L’affirmation du Gouvernement défendeur selon lequel il n’existait pas de droit défendable aux fins de l’article 6 § 1 du fait de la décision de la Cour suprême (aux termes de laquelle un contrat conclu en vertu du droit ecclésiastique n’est pas susceptible de contrôle juridictionnel) ne peut être pertinente que pour les allégations futures d’autres requérants. L’arrêt de la Cour suprême n’a pas rendu rétrospectivement le grief du requérant indéfendable (paragraphe 15 ci‑dessus). La Cour estime par conséquent que le requérant avait, au moins de manière défendable, un grief en droit interne, et qu’il existait une contestation réelle et sérieuse sur l’existence des droits qu’il invoquait.

52. Il n’est pas contesté que la procédure au civil était déterminante pour l’obtention d’une décision relative aux droits invoqués par le requérant.

53. Enfin, la Cour relève que les droits se fondaient sur les dispositions de l’[ancien] code civil relatives à l’exécution des contrats et à la responsabilité contractuelle (voir, pour une situation comparable, Stichting Mothers of Srebrenica et autres, décision précitée, § 120). En outre, la demande du requérant était d’ordre pécuniaire. Dès lors, les droits qui faisaient l’objet de la contestation doivent être considérés comme des droits de caractère « civil » (voir, pour d’autres droits de caractère pécuniaire, Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, § 61, Recueil 1998-IV, et Sierpiński c. Pologne, no 38016/07, §§ 87 et 90, 3 novembre 2009).

54. Il s’ensuit que l’article 6 § 1 est applicable à la procédure engagée par le requérant devant les juridictions civiles hongroises. En conséquence, la Cour rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement défendeur sur ce point.

55. La Cour relève que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle observe par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Dès lors, elle doit être déclarée recevable.

B. Sur le fond

1. Les observations des parties

a) Le requérant

56. Le requérant affirme qu’il avait un droit « de caractère civil » au sens de l’article 6 § 1. Selon lui, le service ecclésial implique une relation juridique complexe qui doit être interprétée à la fois selon le droit ecclésiastique et selon le droit étatique. Il soutient que la législation étatique s’appliquait à la relation ecclésiastique, notamment, parce que sa rémunération était assujettie à l’impôt sur le revenu (paragraphe 20 ci‑dessus) et aux cotisations de sécurité sociale et que le fonds de pension de l’État paiera sa pension. Il maintient qu’il n’y a aucune raison pour en juger autrement dans d’autres questions d’ordre pécuniaire découlant du service ecclésial. Selon lui, une question d’ordre purement économique entre dans le champ d’application de la législation étatique et doit être tranchée par les juridictions étatiques. Enfin, il ajoute que l’autonomie de l’Église ne doit prévaloir que pour les questions relatives aux doctrines religieuses et à l’exercice de la religion.

b) Le Gouvernement

57. Contestant l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention, le Gouvernement cite la décision de la Cour dans l’affaire Dudová et Duda c. République tchèque ((déc.), no 40224/98, 30 janvier 2001). Il s’appuie sur l’arrêt de la Cour suprême, aux termes duquel le service ecclésial du requérant ne relève pas des dispositions du code civil. À son avis, le grief du requérant est dépourvu de base légale en droit interne puisqu’il découle exclusivement du droit ecclésiastique.

Dans l’hypothèse où la Cour conclurait autrement, il soutient que la marge d’appréciation dont jouissent les États pour limiter l’accès d’un individu à un tribunal n’a pas été outrepassée.

58. Il maintient en particulier que le droit d’accès à un tribunal n’est pas un droit absolu. À son avis, la nature même du droit invoqué par le requérant exige que l’État fasse preuve de retenue pour ne pas porter atteinte à l’autonomie de l’Église ni apprécier la légitimité du droit ecclésiastique. Il indique que pour statuer sur le grief de renvoi injustifié du service ecclésial, les juridictions étatiques auraient dû interpréter et appliquer le droit ecclésiastique, ce qui aurait dépassé leur compétence.

59. Il ajoute que la restriction du droit du requérant d’accéder à un tribunal est inhérente au système hongrois de séparation de l’Église et de l’État. Il maintient qu’il y a une absence manifeste de consensus sur la relation entre l’Église et l’État en Europe et que chaque État jouit d’une ample marge d’appréciation lorsqu’il s’agit d’assurer un juste équilibre entre les droits opposés en question, à savoir le droit d’accès à un tribunal et la liberté de religion.

60. Il considère en outre que l’immunité des Églises par rapport à la compétence de l’État en matière ecclésiastique est nécessaire au fonctionnement efficace et sans obstacle des différentes Églises, à la protection de leur droit à la liberté de religion et à leur autonomie institutionnelle.

61. À titre subsidiaire, il soutient que le requérant, lorsqu’il a pris ses fonctions ecclésiastiques, devait connaître les lois internes de l’Église calviniste hongroise et savoir que les contestations relatives à son service relèveraient de la compétence des juridictions ecclésiastiques. Il conclut dès lors qu’il y a lieu de considérer que le requérant a renoncé à son droit d’accès à un tribunal étatique.

c) Le tiers intervenant

62. Alliance Defending Freedom souligne l’importance du principe de l’autonomie institutionnelle des groupes confessionnels, conformément au devoir de neutralité et d’impartialité qui incombe à l’État.

63. L’organisation évoque la notion d’obligation de loyauté renforcée, reconnue par le droit de l’Union européenne en vertu de l’article 4(2) de la directive du Conseil 2000/78/CE du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. Se référant également aux Lignes directrices visant l’examen des lois affectant la religion et les convictions religieuses adoptées en 2004 par le BIDDH de l’OSCE et la Commission de Venise, elle souligne que les Églises et les organisations religieuses devraient bénéficier d’une protection renforcée contre « l’intervention dans les affaires religieuses internes sous forme (...) d’un contrôle ou de restrictions bureaucratiques des nominations à des postes ecclésiastiques. » De l’avis de l’organisation, le règlement par la Cour d’une contestation au sein d’une communauté religieuse supposerait de placer les droits du requérant en vertu de la Convention au-dessus du droit de l’Église à la liberté de religion.

2. L’appréciation de la Cour.

a) Principes généraux

64. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18). Ce « droit à un tribunal », dont le droit d’accès est un aspect, peut être invoqué par toute personne qui considère de manière défendable qu’une ingérence dans l’exercice de ses droits de caractère civil est illégale et se plaint de n’avoir eu aucune possibilité de soumettre cette contestation à un tribunal répondant aux exigences de l’article 6 § 1 (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 44, série A no 43, Roche, précité, § 117, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 229, CEDH 2012).

65. Le droit à un tribunal comprend aussi le droit à l’examen par un tribunal des questions en litige, tant sur les points de fait que sur les questions de droit (Le Compte, Van Leuven et De Meyere, précité, § 51, et Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 29, série A no 58). Lorsqu’il y a, au sujet de la légalité d’une telle ingérence, une contestation réelle et sérieuse, qu’elle soit relative à l’existence même ou à la portée du droit de caractère civil invoqué, l’individu a droit, en vertu de l’article 6 § 1, à ce qu’un tribunal tranche cette question de droit interne (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 81, série A no 52, Z et autres, précité, § 92, et Markovic et autres, précité, § 98). L’individu doit jouir d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A no 333‑B).

66. Toutefois, le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises car il commande de par sa nature même une réglementation par l’État. Si les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Celle-ci doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareilles limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93, Z et autres, précité, § 93, Markovic et autres, précité, § 99, Sabeh El Leil c. France [GC], no 34869/05, § 47, 29 juin 2011, et Stanev, précité, § 230).

b) Application de ces principes en l’espèce

67. Le requérant soutient que la décision de la Cour suprême déclarant que les juridictions étatiques n’étaient pas compétentes l’a privé de l’accès à un tribunal. Il maintient que le devoir qui incombe à l’Église calviniste d’honorer ses obligations, à savoir, de payer l’allocation de service impayée, découle de l’[ancien] code civil. Tout en concédant que les autorités étatiques ne pouvaient faire respecter les règles ecclésiastiques internes, il affirme qu’elles auraient dû appliquer et faire respecter la loi étatique.

68. La Cour relève d’emblée que le requérant n’a pas été empêché de porter son grief devant les juridictions nationales. De fait, l’affaire a été débattue jusque devant la Cour suprême, laquelle a examiné si le grief du requérant avait une base dans l’[ancien] code civil. Son appréciation s’est ainsi principalement concentrée sur la question juridique de savoir si l’Église calviniste devait au requérant une quelconque obligation contractuelle en vertu des dispositions pertinentes de l’[ancien] code civil relatives aux contrats de mandat. Afin de déterminer les règles applicables, elle a examiné les caractéristiques juridiques des contrats de droit civil ainsi que l’objet de l’accord conclu entre le requérant et l’Église calviniste défenderesse et ses éléments constitutifs. Elle a conclu que le contrat entre le requérant et l’Église calviniste n’était pas un contrat de droit civil et que la « relation » pastorale était régie par le droit ecclésiastique.

69. La décision de la Cour suprême s’est donc fondée sur une interprétation du droit interne et sur son application aux faits de l’espèce. À cet égard, la Cour rappelle qu’il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 110, 3 octobre 2014, et Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 127, CEDH 2015). La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes. Il lui incombe en revanche, hormis de vérifier si les effets de l’interprétation du droit interne par les juridictions internes sont compatibles avec la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Markovic et autres, précité, § 108, et Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015), de s’assurer que les décisions de ces juridictions ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007-I).

70. En l’espèce, le raisonnement de la Cour suprême concernant la nature juridique de la relation entre le requérant et l’Église calviniste montre qu’elle a examiné les moyens soulevés par le requérant sur le fond avant de conclure que son grief n’avait aucune base en droit civil. La Cour ne peut conclure que la décision de la Cour suprême quant à l’absence de relation contractuelle était entachée d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste. Il ne lui appartient pas de conclure que les dispositions de l’[ancien] code civil relatives aux contrats de mandat auraient dû être étendues à l’engagement du requérant par l’Église calviniste, car cela reviendrait pour elle à substituer à l’appréciation des juridictions nationales ses propres vues sur l’interprétation et le contenu à donner au droit interne (voir mutatis mutandis, Z et autres, précité, § 101).

71. Dès lors, la Cour estime que l’impossibilité pour le requérant d’obtenir une décision judiciaire dans son action contre l’Église calviniste ne découlait pas de l’immunité, de fait ou concrète, de l’Église, ni d’un autre obstacle procédural, mais des principes gouvernant le droit matériel applicables à l’exécution des obligations contractuelles et à la réparation pour faute contractuelle, telles que les définissent les règles du droit interne en la matière (voir, mutatis mutandis, Z et autres, précité, § 100, et Müller c. Allemagne (déc.), no 12986/04, 6 décembre 2011).

72. Il est vrai que la Cour suprême a rendu une décision, et non un arrêt, et que celle-ci a officiellement mis un terme à l’examen de l’affaire. En outre, la Cour suprême a déclaré que cette décision était fondée sur l’absence de compétence des juridictions hongroises (voir la référence, dans la décision de la Cour suprême, aux articles 130(1) et 157(a) du code de procédure civile, paragraphe 15 ci-dessus). Néanmoins, la Cour ne saurait faire abstraction du fait que la question juridique qui était décisive pour que l’action du requérant aboutisse a en fait été dûment examinée par la Cour suprême, qui a jugé qu’elle était dénuée de fondement en droit étatique. En substance, la Cour suprême a donc parfaitement répondu au moyen soulevé par le requérant. Pour le respect des exigences de l’article 6 § 1, la forme de la décision de la Cour suprême (classement de l’affaire sans jugement définitif sur le fond) n’est pas si importante (Balakin c. Russie, no 21788/06, § 52, 4 juillet 2013).

73. Enfin, la Cour relève que la Cour suprême a jugé que le requérant pouvait introduire une action fondée sur le droit ecclésiastique devant les organes compétents de l’Église calviniste et qu’une telle action ne relèverait pas de la compétence des juridictions étatiques. Étant donné que l’action du requérant devant les juridictions nationales n’était pas fondée sur le droit ecclésiastique, cette remarque de la Cour suprême a été faite en passant (obiter dictum). La Cour souligne néanmoins qu’exclure les actions fondées sur le droit ecclésiastique de la compétence des juridictions étatiques n’est pas contraire à l’article 6 § 1 de la Convention. En effet, ces actions ne suscitent pas de contestation sur des droits reconnus par le droit interne, de sorte que l’article 6 § 1 n’est pas applicable (Dudová et Duda, précité, Baudler c. Allemagne (déc.), no 38254/04, 6 décembre 2011, Roland Reuter c. Allemagne (déc.), no 39775/04, 6 décembre 2011, et Dietrich Reuter c. Allemagne (déc.), no 32741/06 et 19568/09, 17 janvier 2012). N.C. c. Italie, précité, § 44, Sejdovic, précité, § 41, et Lebedev c. Russie, no 32741/06, §§ 1956809, 17 janvier 2012).

74. En conclusion, bien que la Cour suprême ait jugé que les juridictions étatiques n’étaient pas compétentes pour examiner la demande du requérant, elle a en réalité examiné cette demande, sous l’angle de la question de l’existence d’un contrat de mandat, à la lumière des principes juridiques internes pertinents du droit des contrats. Elle a jugé qu’il n’y avait pas de relation contractuelle entre le requérant et l’Église calviniste. Cette décision ne saurait être considérée comme entachée d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste. Dans ces circonstances, le requérant ne peut soutenir qu’il a été privé du droit d’obtenir une décision sur le bien-fondé de ses allégations (Markovic et autres, précité, § 115).

75. Dès lors, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

76. Le requérant se plaint en outre sur le fondement de l’article 14 combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention qu’il a été privé de l’accès à un tribunal en raison de ses fonctions de pasteur calviniste.

L’article 14 est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

77. Le Gouvernement soutient pour sa part qu’en admettant que les pasteurs et les autres groupes de citoyens titulaires d’un contrat de travail régulier soient dans des situations comparables, toute distinction entre eux quant à l’exercice du droit d’accès à un tribunal pourrait être justifiée par les différences entre leurs conditions d’emploi et, plus précisément, par l’autonomie laissée à l’Église pour organiser ses affaires internes.

78. La Cour considère d’emblée que le constat de non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention par la décision contestée de la Cour suprême (paragraphe 75 ci-dessus) n’exclut pas un constat de violation de son article 14.

79. Si la garantie énoncée par cet article n’a pas, il est vrai, d’existence indépendante en ce sens qu’elle vise uniquement, aux termes de cette disposition, les « droits et libertés reconnus dans la (...) Convention », une mesure conforme en elle-même aux exigences de l’article consacrant le droit ou la liberté en question peut cependant enfreindre cet article combiné avec l’article 14, au motif qu’elle revêt un caractère discriminatoire (voir Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, pp. 33-34, § 9, série A no 6, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 67, CEDH 1999 III, et Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, § 159, CEDH 2008).

80. Les considérations qui sous-tendent la conclusion de la Cour selon laquelle le droit du requérant à un tribunal a été respecté ont déjà pris en compte la situation spéciale dans laquelle il se trouvait en tant que pasteur poursuivant une violation alléguée de l’accord gouvernant son service ecclésial. Ces considérations sont tout autant valables dans le contexte de l’article 14 et, même en supposant qu’un pasteur soit dans une situation comparable à celle d’autres employés ou mandataires, elles justifient la différence de traitement dont il est fait grief (voir, mutatis mutandis, Rekvényi, précité, § 68).

81. Dès lors, cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) et doit être rejetée en vertu de l’article 35 § 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, le grief de violation de l’article 6 § 1 de la Convention recevable dans la mesure où il concerne la procédure devant les tribunaux du travail ayant abouti à la décision du tribunal régional du comté de Pest du 27 avril 2007 ;

2. Déclare, à la majorité, le grief de violation de l’article 6 § 1 de la Convention recevable dans la mesure où il concerne la procédure civile ayant abouti à la décision de la Cour suprême du 28 mai 2009 ;

3. Déclare, à la majorité, le grief de violation de l’article 14 combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention irrecevable ;

4. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er décembre 2015 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

a) opinion partiellement concordante et partiellement dissidente commune aux juges Raimondi, Keller et Kjølbro ;

b) opinion dissidente commune aux juges Sajó, Vučinić et Kūris.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE
ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES RAIMONDI, KELLER ET KJØLBRO

1. Comme nos collègues, nous avons voté en faveur d’une déclaration d’irrecevabilité du grief du requérant relatif à la première procédure (devant les tribunaux du travail) en raison du non-épuisement des recours internes (paragraphes 31-32 de l’arrêt). En outre, s’agissant de cette procédure, le requérant n’a pas non plus respecté la règle des six mois prévue à l’article 35 de la Convention.

2. Cependant, contrairement à nos collègues qui jugent recevable le grief relatif à la seconde procédure (la procédure civile) (3 d’entre eux concluant à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et 1 à l’absence de violation de l’article 6 § 1 de la Convention), nous avons voté en faveur d’une déclaration d’irrecevabilité de la seconde procédure pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention.

3. Puisque nous concluons que l’article 6 § 1 est inapplicable à la seconde procédure, nous avons voté (comme le juge Lemmens) en faveur du constat de non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention, mais nous ne souscrivons pas aux vues exprimées dans l’arrêt de la Cour selon lesquelles il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphes 67-75 de l’arrêt). En outre, il va sans dire que nous sommes également en désaccord avec le raisonnement de la Cour exposé aux paragraphes 39-55 (sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention).

4. Dans son arrêt, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 6 de la Convention, car le requérant a eu accès à un tribunal qui a examiné le bien-fondé de son action civile (paragraphe 74 de l’arrêt). À notre sens, l’appréciation de la Cour n’a pas tenu suffisamment compte du grief que le requérant lui soumet ni du grief qu’il a soumis aux juridictions nationales.

5. Il nous semble en effet que le requérant ne se plaint pas de ne pas avoir eu accès à un tribunal afin qu’il soit décidé si son action contre son ancien employeur, l’Église calviniste hongroise, devait être tranchée sur le fondement du droit ecclésiastique (relevant ainsi de la compétence des tribunaux ecclésiastiques) ou sur celui du droit civil (relevant ainsi de la compétence des juridictions nationales), mais qu’il se plaint en réalité que les juridictions nationales n’ont pas statué au fond sur son action fondée sur le droit civil contre l’Église calviniste hongroise (paragraphes 3, 21 et 56 de l’arrêt). Autrement dit, le requérant, prétendait avoir un grief contre l’Église calviniste hongroise au regard du droit civil, qu’il a vainement cherché à faire apprécier sur le fond par les juridictions internes.

6. Il n’est pas contesté que la demande de paiement d’une somme d’argent soumise par le requérant était de caractère civil ; dès lors, la question se pose de savoir si celui-ci, dans les circonstances particulières de l’espèce, avait un droit dont on pouvait dire, au moins de manière défendable, qu’il était reconnu en droit interne. À notre avis et comme nous l’expliquons ci-après, il faut répondre par la négative à cette question.

7. Lorsqu’on cherche à répondre à cette question, il est important de rappeler la jurisprudence de la Cour selon laquelle l’article 6 § 1 n’assure aux « droits » (de caractère civil) aucun contenu matériel particulier dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné. Ses garanties ne valent que pour les droits que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne (Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 117, CEDH 2005-X). En outre, pour apprécier s’il existe un « droit » de caractère civil, il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes (Roche, précité, § 120). En particulier, la Cour doit avoir des motifs très sérieux pour prendre le contre-pied de ces juridictions en leur substituant ses propres vues sur une question d’interprétation du droit interne et en jugeant, contrairement à elles, que la personne concernée pouvait prétendre de manière défendable qu’elle possédait un droit reconnu par la législation interne (Roche, précité, § 120).

8. Le requérant avait exercé des fonctions de pasteur au sein de l’Église calviniste hongroise, mais il avait été suspendu, puis congédié. Il estimait qu’il pouvait invoquer un droit contre l’Église calviniste hongroise à la suite de son renvoi. Dès lors, la question se pose de savoir si le droit invoqué par le requérant devant les juridictions nationales était, au moins de manière défendable, reconnu en droit hongrois.

9. Lorsque le requérant prit ses fonctions de pasteur au sein de l’Église calviniste hongroise, ses droits et obligations ainsi que sa rémunération furent fixés dans la lettre de nomination émise par le conseil presbytéral de la paroisse (paragraphe 7 de l’arrêt). De plus, la suspension du requérant et son renvoi ainsi que son droit à une allocation de service furent décidés par les tribunaux ecclésiastiques (paragraphes 8-9 de l’arrêt).

10. Mécontent de l’issue de la procédure ecclésiastique et de la réparation qui lui avait été accordée, le requérant intenta une action devant les juridictions du travail (paragraphe 10-11 de l’arrêt). Cependant, le tribunal du travail clôtura la procédure car il n’était pas compétent pour statuer sur la demande du requérant. De l’avis du tribunal du travail, la charge de pasteur du requérant était régie par les règles ecclésiastiques, et non par le droit du travail. Dès lors, les juridictions étatiques n’étaient pas compétentes pour statuer sur sa demande. Cette décision fut confirmée en appel.

11. Mécontent de la décision des juridictions du travail, le requérant introduisit une autre action, fondant cette fois sa demande sur le droit civil (paragraphes 12-15 de l’arrêt). Il invoqua à l’appui de sa demande pécuniaire les dispositions relatives à l’exécution forcée des contrats et à la violation des obligations contractuelles (respectivement articles 277(1) et 478(1) du code civil). Toutefois, la Cour suprême mit un terme à la procédure civile, jugeant que la relation de service pastoral n’était pas régie par le droit civil mais par le droit ecclésiastique. Puisque la relation de service pastoral du requérant était dépourvue de base en droit civil, la cour ne pouvait examiner sa demande découlant de son licenciement et statuer sur le fond de celle-ci. En revanche, comme l’indiquait la Cour suprême, le requérant pouvait présenter une demande fondée sur le droit ecclésiastique aux organes compétents de l’Église calviniste.

12. En outre, il résulte clairement de la décision de la Cour constitutionnelle de 2003 (paragraphe 19 de l’arrêt) adoptée avant le litige entre le requérant et l’Église calviniste hongroise, qu’une personne au service d’une Église ne peut soumettre un différend à une juridiction étatique que si l’emploi est basé sur le droit étatique. Si la relation n’est pas régie par le droit étatique, mais par le droit ecclésiastique, les juridictions étatiques ne sont pas compétentes.

13. Par conséquent, compte tenu de la nature du grief du requérant (accès à un tribunal afin qu’il soit statué sur le bien-fondé de sa demande), de la base de son service pastoral (une lettre de nomination émise par le conseil presbytéral paroissial) et de l’interprétation faite par les juridictions nationales du droit interne tant avant la contestation du requérant (la décision de la Cour constitutionnelle de 2003) qu’au cours des procédures introduites par celui-ci (devant les juridictions du travail et au civil), le différend qui l’opposait à l’Église calviniste hongroise ne concernait pas un droit dont on pouvait dire, au moins de manière défendable, qu’il était reconnu par le droit interne. Dès lors, et comme l’article 6 ne peut être interprété comme créant des droits de caractère civil qui ne sont pas reconnus en droit interne, le grief est incompatible ratione materiae avec la Convention et aurait dû être rejeté en vertu de l’article 35 § 4 de la Convention.

14. Pareil rejet aurait été, à notre avis, parfaitement conforme à la jurisprudence de la Cour concernant l’article 6, plus précisément dans les affaires concernant des litiges du travail entre des prêtres et des Églises régis par les lois ecclésiastiques (Dudová et Duda c. République tchèque (déc.), no 40224/98, 30 janvier 2001, Ahtinen c. Finlande, no 48907/99, §§ 39-43, 23 septembre 2008, Baudler c. Allemagne (déc.), no 38254/04, 6 décembre 2011, Roland Reuter c. Allemagne (déc.), no 39775/04, 6 décembre 2011, et Dietrich Reuter c. Allemagne (déc.), no 32741/06 et 19568/09, 17 janvier 2012).

15. Nous avons voté en faveur du constat d’irrecevabilité du grief du requérant tiré de l’article 14 de la Convention. Toutefois, contrairement à nos collègues, nous ne pensons pas que son grief est manifestement mal fondé, mais plutôt qu’il est incompatible ratione materiae avec la Convention. Puisque nous sommes d’avis que l’article 6 de la Convention ne s’applique pas, l’article 14 de la Convention ne peut être invoqué lui non plus (Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, Haas c. Pays-Bas, no 36983/97, § 45, CEDH 2004-I, et Baka c. Hongrie, no 20261/12, § 117, 27 mai 2014).

OPINION DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES SAJÓ, VUČINIĆ ET KŪRIS

1. Nous ne souscrivons pas au constat de non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention en l’espèce. Nous abordons successivement ci-après i) les faits de l’espèce, ii) les principes généraux qu’il fallait appliquer en l’espèce, iii) un raisonnement différent de celui qui est proposé en l’espèce, iv) les ramifications plus larges de l’arrêt et v) son caractère contradictoire et paradoxal.

I

2. Le requérant est un ancien pasteur de l’Église calviniste hongroise. Sa rémunération avait été fixée dans une lettre de nomination émise par le conseil presbytéral paroissial. Il fut congédié, à titre disciplinaire, par le tribunal ecclésiastique de première instance. (Le fait que le requérant ait été congédié, selon lui, pour avoir notamment déclaré aux médias que des subventions publiques avaient été payées illégalement à un établissement religieux, pourrait mériter un examen séparé, mais le requérant n’a soulevé la question ni devant les juridictions nationales, ni devant la Cour). Cette suspension fut confirmée par le tribunal ecclésiastique de deuxième instance, qui licencia le requérant plus de dix mois après l’ouverture de la procédure disciplinaire à son encontre. Même avant son licenciement, le requérant avait été suspendu de ses fonctions dans l’attente d’une décision sur le fond, pour un maximum de soixante jours, et il avait été informé qu’il avait droit à seulement la moitié de son allocation de service pendant sa suspension.

3. Le requérant porta l’affaire devant le tribunal du travail, demandant le paiement du solde de son allocation de service et d’autres prestations auxquelles, il estimait avoir droit pendant sa suspension ; il demandait aussi le paiement de l’intégralité de l’allocation de service de la date du terme de la suspension de soixante jours à la date de son licenciement définitif. Il fondait ses demandes sur une analogie, sinon sur une équivalence, du service ecclésial avec un emploi. À l’appui de son argument, il produisit l’avis juridique du ministère des Finances et de l’administration fiscale, qui considérait le « salaire ecclésiastique » comme un revenu tiré d’un emploi au sens de la Loi relative à l’impôt sur le revenu des personnes physiques. Cependant, le tribunal du travail ne fut pas convaincu par cet avis et jugea que le droit du travail n’était pas applicable dans le litige opposant l’ancien pasteur à l’Église. Cette décision fut confirmée en appel.

4. Au lieu de former un pourvoi devant la Cour suprême, le requérant introduisit au civil une action en dommages et intérêts contre l’Église calviniste. Il soutint que ses services pour l’Église s’analysaient en un contrat de mandat, tel que le prévoit le droit civil, et qu’il avait droit à une rémunération au titre des services correspondants. Ainsi, dans le cadre de cette action, il demandait en substance l’exécution du contrat que l’Église avait violé en n’exécutant pas ses obligations contractuelles. Il fondait ainsi sa demande sur le droit civil et non plus sur le droit du travail. Encore une fois, la demande fut rejetée par le tribunal de première instance au motif que, de l’avis du tribunal, aucune relation contractuelle de droit civil n’avait été établie entre les parties. La cour d’appel confirma ce rejet, ajoutant que l’Église calviniste n’avait pas qualité dans la procédure puisque le requérant avait été nommé par la paroisse locale. La Cour suprême cassa toutefois cet arrêt et mit un terme à la procédure au motif que le requérant ne pouvait porter ses griefs devant les juridictions étatiques, mais qu’il pouvait le faire devant les juridictions ecclésiastiques.

5. Alors qu’en ne formant pas de pourvoi devant la Cour suprême contre l’arrêt de la cour d’appel dans sa procédure devant les juridictions du travail, le requérant n’avait pas épuisé les voies de recours internes dans cette procédure, il avait aussi un grief de droit civil défendable, qui fut rejeté par la plus haute juridiction de l’État, de la compétence de laquelle relèvent les actions civiles. Le grief du requérant fut rejeté sur le postulat fondamental que ses droits relatifs à sa rémunération ne relevaient pas de la compétence de la juridiction étatique, précisément parce qu’ils étaient nés de son service pastoral.

6. La majorité de la Chambre, en concluant à l’absence de violation de l’article 6 § 1 en l’espèce, a confirmé sans ambiguïté la position de la Cour suprême et des autres juridictions nationales. Son raisonnement se fonde sur le même postulat fondamental : lorsqu’un État transfère sa compétence à une juridiction ecclésiastique, il ne peut, en principe, outrepasser sa marge d’appréciation, et le rejet d’une demande par les juridictions étatiques au seul motif qu’elle trouve son origine dans le droit ecclésiastique peut être justifié non seulement en vertu du droit interne, mais aussi en vertu de la Convention.

7. Ce raisonnement nous paraît pour le moins très troublant. Il apparaît ainsi qu’en Hongrie, un (ancien) membre du clergé ne peut trouver aucune voie judiciaire pour poursuivre ses demandes pécuniaires contre une autorité ecclésiastique – qui ne se réduit pas sans doute à celle de l’Église calviniste. Les juridictions étatiques admettent qu’elles ne sont simplement pas compétentes dans ces affaires, considérées comme des questions internes à l’Église. Ni le droit du travail, ni le droit civil ne sont applicables dans ces affaires. L’interprétation de la Cour constitutionnelle, selon laquelle « il peut ... exister des relations juridiques prévues par les lois étatiques et gouvernées par celles-ci, y compris les voies de recours possibles » et « [l]e respect des droits et obligations découlant de relations juridiques fondées sur les lois étatiques peut être assuré par la coercition étatique » (paragraphe 19 de l’arrêt) semble lettre morte.

8. S’il est vrai que la Cour ne peut se substituer aux juridictions nationales dans l’interprétation et l’application du droit interne, la divergence entre la disposition doctrinale du droit constitutionnel hongrois (et l’avis juridique du ministère des Finances et de l’administration fiscale, cité au paragraphe 3 ci-dessus) et la pratique des juridictions étatiques est néanmoins très frappante. La pratique en question conduit à se demander si le précepte ubi ius, ibi remedium a été privé de son élément remedium.

II.

9. Les principes généraux appliqués en l’espèce sont énoncés de manière extrêmement laconique aux paragraphes 64-66 de l’arrêt. En bref, ces principes se bornent à répéter un certain nombre de truismes, à savoir qu’en vertu de l’article 6 § 1 : i) toute personne ayant un grief défendable relatif à ses droits et obligations de caractère civil a le droit de porter celui-ci devant une cour ou un tribunal ; ii) l’individu doit avoir une opportunité claire et concrète de contester un acte qui constitue une atteinte à ses droits ; iii) le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu mais peut au contraire faire l’objet de restrictions – dans ce domaine, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation ; toutefois ces restrictions doivent poursuivre un but légitime et être proportionnées à ce but, et en particulier, elles ne doivent pas restreindre ou réduire l’accès à un tribunal d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. Point.

10. C’est clairement insuffisant – et aussi unilatéral. Cependant, même ces maigres dispositions doctrinales soulèvent la question de savoir si l’absence de voie judiciaire offerte par l’État à un (ancien) membre du clergé qui souhaite poursuivre une demande pécuniaire contre une autorité ecclésiastique lorsque cette demande trouve son origine dans un service pastoral (c’est-à-dire découle d’un document émis par une autorité ecclésiastique) ne restreint pas ou ne réduit pas l’accès à un tribunal d’une manière ou à un point tels que le droit de cette personne à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. On peut légitimement demander si ladite absence de recours judiciaire étatique ne rend pas fictif ou illusoire le droit à un tribunal protégé par la Convention. Néanmoins, en l’espèce, le constat de non-violation de l’article 6 § 1 repose sur l’acceptation par la majorité d’une telle absence de recours judiciaire comme une situation normale.

11. Pourtant, la jurisprudence de la Cour concernant les impératifs de l’article 6 § 1 est considérablement plus riche. Elle aurait pu et aurait dû être bien plus largement reflétée dans la sous-partie de l’arrêt consacrée aux « principes généraux ». S’il en avait été ainsi, elle aurait conduit au constat opposé à celui de la majorité.

12. En premier lieu, le paragraphe 66 de l’arrêt souligne à bon droit que le droit à un tribunal peut faire l’objet de restrictions légitimes. En application de ce principe général, l’évolution de la jurisprudence de la Cour a conduit à deux types de résultats. La Cour ne constate aucune violation de l’article 6 si la restriction poursuivait un but légitime et s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 93, CEDH 2001-V). Ainsi, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 6 dans des affaires où l’impossibilité pour les requérants de poursuivre une action civile découlait des principes régissant le droit d’action matériel en droit interne (Markovic et autres c. Italie [GC], no 1398/03, § 95, CEDH 2006-XIV, et Z et autres, précité). En outre, la Cour a déclaré à maintes reprises que lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, il lui faut effectuer une mise en balance des intérêts en jeu (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 123, CEDH 2014 (extraits), et Schüth c. Allemagne, no 1620/03, § 53, CEDH 2010).

13. En l’espèce, cet exercice de mise en balance concerne d’une part, le droit du requérant d’accéder à un tribunal et, d’autre part, le droit des organisations religieuses à l’autonomie. L’État se doit de garantir ces deux droits et si la protection de l’un conduit à une atteinte à l’autre, de choisir les moyens adéquats pour rendre cette atteinte proportionnée au but poursuivi. Bien que l’État jouisse d’une ample marge d’appréciation en la matière, un degré de protection suffisant doit être accordé au requérant (voir, mutatis mutandis, Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 160, CEDH 2013 (extraits), et Siebenhaar c. Allemagne, no 18136/02, § 40, 3 février 2011).

14. Comme l’a déclaré la Cour dans le contexte de demandes en matière d’emploi soumises par des fonctionnaires, « rien en principe ne justifie de soustraire aux garanties de l’article 6 les conflits ordinaires du travail – tels ceux portant sur un salaire, une indemnité ou d’autres droits de ce type – à raison du caractère spécial de la relation entre le fonctionnaire concerné et l’État en question En effet, il y aura présomption que l’article 6 trouve à s’appliquer, et il appartiendra à l’État défendeur de démontrer, premièrement, que d’après le droit national un requérant fonctionnaire n’a pas le droit d’accéder à un tribunal, et, deuxièmement, que l’exclusion des droits garantis à l’article 6 est fondée s’agissant de ce fonctionnaire (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007-II).

15. S’agissant de l’autonomie des groupes confessionnels, les communautés religieuses existent traditionnellement sous la forme de structures organisées. Le respect de leur autonomie exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, §§ 62 et 78, CEDH 2000-XI), d’obliger une communauté religieuse à admettre ou exclure un individu ou à confier à une personne un devoir religieux particulier (Sviato-Mykhaïlivska Parafiya c. Ukraine, no 77703/01, § 146, 14 juin 2007), ou de s’ériger en arbitre entre des communautés religieuses (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 165). Pour autant, il ne suffit pas à une organisation religieuse d’alléguer l’existence d’une atteinte réelle ou potentielle à son autonomie pour rendre conforme à la Convention une ingérence dans les droits de ses membres. Il lui faut aussi démontrer, à la lumière des circonstances du cas d’espèce, que le risque invoqué est réel et sérieux, que l’ingérence litigieuse ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour écarter ce risque et qu’elle ne sert pas non plus un but étranger à l’exercice de l’autonomie de l’organisation religieuse. Il appartient aux juridictions nationales de s’en assurer en procédant à un examen approfondi des circonstances de l’affaire et à une mise en balance circonstanciée des intérêts divergents en jeu (voir, mutatis mutandis, Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 159). Par conséquent, si une communauté ou organisation religieuse ne démontre pas de manière convaincante que l’ingérence de l’État exerce une réelle menace sur son autonomie, elle ne peut exiger que l’État s’abstienne de réguler, par le droit interne, les activités en question de la communauté. À cet égard, les communautés religieuses ne peuvent se soustraire à la compétence de l’État.

III.

16. Le requérant soutient que la décision de la Cour suprême l’a empêché d’obtenir une décision sur le bien-fondé de ses demandes en raison de ce que le Gouvernement défendeur considère comme une non-ingérence dans les affaires internes de l’Église calviniste.

17. La présente requête est à distinguer des affaires Z et autres, Marcovic et autres (toutes deux précitées) et Müller c. Allemagne, no 12986/04, 6 décembre 2011), dans lesquelles les requérants avaient eu accès à un tribunal mais cet accès était de portée limitée car il n’avait pas permis d’obtenir des décisions sur le fond. Dans les deux premières affaires, les griefs des requérants ont été examinés équitablement à la lumière des principes régissant le droit d’action matériel (Z et autres, précité, et Markovic et autres, précité, §§ 114-116). Dans la troisième affaire, la Cour a jugé qu’elle pouvait connaître de la demande du requérant dans la mesure où elle concernait la validité de la mesure contestée, mais non sa légalité (Müller, précité). Les décisions des juridictions nationales dans ces affaires étaient donc simplement indicatives de l’ampleur de leur pouvoir de contrôle.

18. En l’espèce en revanche, les décisions des juridictions nationales d’empêcher le requérant de poursuivre une action contre l’Église calviniste n’étaient pas fondées sur une interprétation du droit de la responsabilité contractuelle mais seulement sur la considération que, schématiquement, les litiges découlant de l’emploi du requérant relevaient exclusivement du droit ecclésiastique. Aucun contrôle sur le fond de ces demandes n’a été effectué.

19. Il était donc nécessaire de déterminer s’il était ou non possible de considérer que ces procédures recouvraient le nécessaire exercice de mise en balance des intérêts opposés du requérant en vertu de l’article 6 et de ceux de l’Église calviniste en vertu de l’article 9 de la Convention.

20. Le Gouvernement soutient qu’en prenant des fonctions ecclésiastiques, le requérant a « renoncé à » son droit à un tribunal en ce qui concerne les litiges découlant de cette relation. Il ne fait aucun doute qu’en acceptant ces fonctions, le requérant a accepté d’être loyal à l’Église calviniste. Toutefois, on ne saurait interpréter sa signature sur sa lettre de nomination comme un engagement personnel et univoque de n’introduire en aucune circonstance une action civile contre l’Église.

21. Il ne faut pas perdre de vue le caractère sommaire du raisonnement suivi par les juridictions nationales pour se déclarer incompétentes dans l’affaire du requérant. L’appréciation des arguments du requérant par la Cour suprême s’est confinée en substance à déclarer qu’il devait chercher justice auprès des juridictions ecclésiastiques. Dès lors, on ne saurait considérer qu’une mise en balance substantielle du droit du requérant d’accéder à un tribunal avec les intérêts de l’Église a été effectuée. En outre, et en particulier, la question de savoir si – et dans quelle mesure – la demande du requérant était susceptible de menacer l’autonomie de l’Église et si l’ingérence dans les droits du requérant en vertu de l’article 6 était nécessaire pour éliminer un tel risque n’a pas été envisagée.

22. L’objet de l’action civile du requérant n’était ni sa nomination ni son licenciement. C’était une demande de caractère purement pécuniaire relative au non-paiement de sa rémunération pendant sa suspension et après celle-ci. L’action du requérant devant les juridictions civiles se fondait, en substance, sur le fait qu’il voyait une proximité entre son service pour l’Église et un contrat régi par le code civil et que dès lors, les conséquences juridiques d’un manquement aux obligations contractuelles devraient s’appliquer de manière analogue. Les juridictions nationales ont mis fin à la procédure au motif que le droit qu’il invoquait ne découlait pas d’une relation juridique régie par le code civil mais d’une nomination à un poste de pasteur par les autorités de l’Église en vertu du droit ecclésiastique. Ce raisonnement était sans rapport avec l’argument du requérant car il ne répondait en aucune façon (si ce n’est en pointant la nomination ecclésiastique sous-tendant la question) à son argument d’une analogie entre un contrat de droit civil et son service pastoral.

23. Dans une situation comme celle du requérant, dont la demande ne recouvre rien de plus que la valeur du travail accompli ou du service rendu, le seul critère retenu par les juridictions nationales, à savoir l’origine, dans le droit ecclésiastique, de la relation juridique entre les parties, est insuffisant pour répondre aux exigences de l’article 6. Une demande de paiement des sommes dues pendant une période de suspension n’a pas grand-chose à voir avec l’indépendance de l’Église, en particulier puisqu’elle ne présentait pas, au vu des circonstances de l’espèce, de risque probable ou substantiel pour l’autonomie de la communauté religieuse (Fernández Martínez, précité, § 132). Il y a donc lieu de distinguer entre l’affaire du requérant et celles où étaient en cause des décisions dans lesquelles le principe général d’exclusion repose sur l’accord de la Cour avec le constat des juridictions nationales selon lequel le règlement judiciaire de questions telles que le maintien de l’emploi d’un prêtre ou d’un pasteur au sein de l’Église serait contraire aux principes d’autonomie et d’indépendance des Églises (voir, par exemple, Dudová et Duda c. République tchèque ((déc.), no 40224/98, 30 janvier 2001) et Ahtinen c. Finlande (no 48907/99, §§ 42-43, 23 septembre 2008).

24. Admettre le contraire aboutirait à une situation dans laquelle le seul fait que l’emploi d’un (ancien) membre du clergé trouve son origine dans le droit ecclésiastique suffirait pour placer cette personne dans un no-man’s land juridique entre le droit étatique et le droit ecclésiastique – même si la demande en question revêt un caractère exclusivement pécuniaire et entre dans le champ d’application des garanties de droit civil dues à chaque citoyen, telles que consacrées à l’article 6.

2516. En résumé, il est plus que douteux qu’il serait possible de montrer que le règlement, par une juridiction étatique, d’un litige pécuniaire entre le requérant et l’Église calviniste pouvait présenter un risque « réel » et « substantiel » pour l’autonomie de cette Église (voir paragraphe 11 ci‑dessus) et comment. Le fait même que les juridictions nationales n’aient pas suffisamment expliqué les raisons pour lesquelles les intérêts de l’Église prévalaient sur ceux du requérant révèle qu’elles n’ont pas mis en balance les droits du requérant et ceux de l’Église qui l’employait d’une manière compatible avec la Convention.

Cela suffit à justifier le constat d’une violation de l’article 6 § 1.

IV.

26. Le présent arrêt ne se borne pas à la situation du requérant ; il a des ramifications plus larges, au moins en théorie. Il en résulte en effet que la Convention approuve une situation dans laquelle une catégorie de personnes, à savoir d’(anciens) membres du clergé, peuvent être privées du droit à un tribunal même lorsque leurs griefs contre l’Église sont d’ordre purement pécuniaire. D’un revers de la main, la Cour a balayé la maxime « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 22:21), car aujourd’hui, même les litiges d’ordre pécuniaire n’ont plus trait à ce qui est « à César ».

2717. Alors qu’elle refusait jusqu’ici de laisser des trous noirs dans le droit à un tribunal protégé par la Convention (voir, mutatis mutandis, Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, §§ 54-75, CEDH 2010), la Cour a, par cet arrêt, créé elle-même un trou noir – un vide dans le système de protection des individus en vertu de la Convention. C’est extrêmement décevant.

28. La dimension « géographique » de ces ramifications est elle aussi importante, car la privation potentielle ne concerne pas seulement la Hongrie mais tout État membre qui dénie sa compétence en faveur d’une compétence ecclésiastique et opère ainsi une discrimination contre certains membres de la société.

29. Deux d’entre nous, les juges Sajó et Vučinić, ont considéré que puisque la majorité jugeait qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 6 § 1, il était inutile de considérer l’affaire sous l’angle de l’article 14 de la Convention (qui interdit toute « distinction ..., fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation »). Cependant, l’un de nous, le juge Kūris, a voté contre le point 3 du dispositif de l’arrêt parce qu’il a estimé que cet aspect était un élément fondamental d’inégalité de traitement (voir, mutatis mutandis, Chassagnou et autres c. France [GC], no 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 89, CEDH 1999-III, et Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 67, série A no 45).

30. Indépendamment de cette divergence d’opinions sur la question de savoir s’il fallait expressément considérer la violation de l’article 14 dans cette affaire, nous sommes préoccupés par les discriminations à l’encontre d’(anciens) membres du clergé qui pourraient être opérées sous couvert d’autonomie de l’Église. Le constat en l’espèce soulève naturellement et légitimement des questions relatives aux autres droits d’(anciens) membres du clergé définis dans des documents ecclésiastiques qui pourraient être sacrifiés à l’autonomie absolutiste de l’Église, telle que perçue par la majorité. Ces droits couvriraient-ils les droits à pension ? D’autres droits de sécurité sociale ? Les droits à l’assurance maladie ? Le droit au respect de la vie privée en vertu de l’article 8 de la Convention ? Quid des droits de propriété en vertu de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention : pourraient-ils être soustraits à la compétence civile des juridictions nationales ? Qu’adviendrait-il de l’interdiction en vertu de l’article 4 de la Convention : la demande d’un (ancien) membre du clergé, espérons-le seulement hypothétique, relative à une violation alléguée de cette interdiction échapperait-elle à la compétence des juridictions du travail hongroises ?

Ces questions paraissent provocantes, mais elles ont elles-mêmes été provoquées par la position doctrinale qui sous-tend l’arrêt rendu dans cette affaire. Comme nous l’avons dit plus haut, cette position doctrinale qualifie d’ecclésiastique un litige purement pécuniaire et accorde un pouvoir unilatéral aux autorités ecclésiastiques en matière juridictionnelle. Elle permet ainsi la création d’un système juridique double dans lequel la souveraineté élémentaire de l’État est déniée en ce qui concerne certains litiges juridiques et qui prive, par conséquent, certaines personnes de la protection de leurs droits par l’État. En outre, il est possible que certaines Églises (contrairement à l’Église calviniste hongroise) n’aient même pas de système de cours et de tribunaux ecclésiastiques. Que resterait-il alors de l’obligation de l’État en vertu de l’article 6, dont la notion de « tribunal » semble désormais recouvrir tout un ensemble d’organes de résolution des différends ecclésiastiques ?

V

31. L’une des contradictions frappantes de cet arrêt est la suivante : selon cet arrêt, la Cour suprême a décidé à bon droit que les juridictions étatiques n’étaient pas compétentes pour connaître de la demande civile du requérant. Parallèlement, l’arrêt salue le fait que la Cour suprême ait « en fait » examiné cette demande (voir paragraphe 74), alors même qu’elle a expressément « mis fin » à l’examen de l’affaire en raison de l’origine ecclésiastique de la relation juridique. Cependant, le résultat de cet « examen » est que de facto la Cour suprême n’est pas compétente pour examiner cette demande. Quel genre d’« examen » est-ce là qui se conclut par le constat qu’un examen est juridiquement impossible ?! La majorité n’a pas distingué entre un examen de la possibilité d’examiner la demande du requérant (c’est-à-dire l’examen des limites de la compétence de la Cour suprême) et l’examen par la Cour suprême de la demande elle-même.

32. Une autre contradiction de l’arrêt doit être également soulignée. La Cour a jugé – à l’unanimité ! – que le requérant, en ne formant pas de pourvoi de la décision de la cour d’appel devant la Cour suprême, est resté en défaut d’exercer le dernier recours étatique qui lui était accessible dans le litige du travail qui l’opposait à l’Église (voir paragraphe 32 de l’arrêt). Pourtant, il est évident qu’il aurait été inutile pour le requérant de s’adresser à la Cour suprême, puisque dans son action civile celle-ci a jugé (à bon droit selon la logique de la majorité) que les demandes ayant pour origine une « relation de service pastoral, régie par le droit ecclésiastique » doivent être tranchées par les juridictions ecclésiastiques. En outre, la Cour suprême s’est expressément appuyée sur la « conclusion » à laquelle était parvenu le tribunal du travail dans l’action du requérant devant les juridictions du travail (voir paragraphe 15 de l’arrêt).

33. Même en supposant (comme nous l’avons fait à contrecœur) que le requérant soit resté en défaut d’exercer la dernière voie de recours possible (au moins en théorie) dans son action devant les juridictions du travail, ce qui est une condition sine qua non pour soumettre cette demande précise à la Cour, nous peinons à comprendre une position qui, d’une part, approuve l’auto-exclusion de la Cour suprême des affaires trouvant leur origine dans le service pastoral et, d’autre part, dit au requérant que cette voie est encore disponible. Nous ne voyons pas comment cette suggestion peut être compatible avec les exigences, rappelées au fil des ans dans des milliers d’arrêts et de décisions rendus par la Cour, selon lesquelles les recours internes qui doivent être exercés aux fins de la règle d’épuisement consacrée par l’article 35 § 1 de la Convention doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir, parmi beaucoup d’autres, Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27, série A no 198, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, §§ 51-52, Recueil 1996-VI, et Akdivar et autres c. Turquie (article 50), 1er avril 1998, § 66, Recueil 1998-II) et que par recours censé être exercé on entend un « recours (...) effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire (...) accessible, (...) susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et [présentant] des perspectives raisonnables de succès (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres, précité, § 68, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II, et Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 71, 17 septembre 2009).

34. De manière assez paradoxale, la majorité de quatre contre trois qui a conclu à l’absence de violation de l’article 6 § 1 en l’espèce est totalement différente de la majorité de quatre contre trois qui a conclu à la recevabilité partielle du grief « de caractère civil » (voir aussi l’autre opinion séparée des trois juges). Un arrêt aussi non pluraliste (dans lequel le constat de non-violation de la Convention est en fait un constat de un contre six, le « un » constituant la « majorité » décisive) ne peut avoir l’autorité requise.

35. Étant donné la distribution des votes et surtout les opinions individuelles des juges qui les sous-tendent, il serait souhaitable de renvoyer l’affaire devant la Grande Chambre.

36. En vertu de l’article 30 de la Convention, pour être examinée par la Grande Chambre, l’affaire doit satisfaire à l’un des deux critères suivants : i) « l’affaire pendante devant une chambre soulève une question grave relative à l’interprétation de la Convention ou de ses protocoles », ou ii) « la solution d’une question peut conduire à une contradiction avec un arrêt rendu antérieurement par la Cour » (article 30 de la Convention). Cette affaire satisfait aux deux critères. S’agissant du premier, le problème grave qui sous-tend le litige en l’espèce est la relation entre le droit étatique et le droit ecclésiastique, le déni de compétence de l’État en faveur de la compétence ecclésiastique et l’exclusion d’une catégorie d’individus de la protection de l’article 6. S’agissant du second, la discordance du présent arrêt non seulement avec « un » arrêt de la Cour mais avec son raisonnement d’ensemble et avec aussi bien la lettre que l’esprit de la Convention a déjà été amplement commentée dans la présente opinion.

37. Nous gardons espoir que la situation sera corrigée.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-159223
Date de la décision : 01/12/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Accès à un tribunal)

Parties
Demandeurs : KÁROLY NAGY
Défendeurs : HONGRIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : NAGY M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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