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21/07/2016 | CEDH | N°001-164969

CEDH | CEDH, AFFAIRE MAMATAS ET AUTRES c. GRÈCE, 2016, 001-164969


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE MAMATAS ET AUTRES c. GRÈCE

(Requêtes nos 63066/14, 64297/14 et 66106/14)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2016

DÉFINITIF

30/01/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mamatas et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Ledi Bianku,
Kristina Pardalos

,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Robert Spano,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en ...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE MAMATAS ET AUTRES c. GRÈCE

(Requêtes nos 63066/14, 64297/14 et 66106/14)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2016

DÉFINITIF

30/01/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mamatas et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Ledi Bianku,
Kristina Pardalos,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Robert Spano,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 juin 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 63066/14, 64297/14 et 66106/14) dirigées contre la République hellénique et dont 6 320 ressortissants de cet État (« les requérants »), ont saisi la Cour respectivement le 17 septembre, le 19 septembre et le 1er octobre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Mes I. Ktenidis, K. Chrysogonos, P. Stagos, M.-K. Tombra et H. Tagaras, avocats à Athènes et à Thessalonique. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, M. K. Georghiadis, conseiller au Service juridique de l’État, Mme S. Papaïoannou et Mme E. Zisi, assesseures au Conseil juridique de l’État, et Mme S. Lekkou, auditrice au Conseil juridique de l’État.

3. Les requérants se plaignent en particulier d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.

4. Le 13 janvier 2015, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement. Gouvernement et requérants ont déposé des observations.

5. Dans ses observations, le Gouvernement a invité la Cour à appliquer l’article 44D de son règlement et à ne pas prendre en considération les observations des requérants dans la requête no 66106/14, dans leur totalité ou du moins en ce qui concerne le chapitre A de celles-ci. Il souligne que les allégations de ces requérants selon lesquelles les observations du Gouvernement ne reflètent pas sa véritable position sur la question mais lui ont été imposées par ses créanciers internationaux (la troïka, soit les États membres de la zone euro, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque centrale européenne (BCE) outrepassent de manière insultante les limites de l’exagération, de la déontologie et de la bonne foi.

6. La Cour estime que l’argument susmentionné des requérants n’atteint pas un degré de frivolité, de vexation ou d’abus tel qu’il puisse justifier le refus d’admettre les observations des intéressés. Elle rejette donc la demande d’application de l’article 44D du règlement présentée par le Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7. La requête no 63066/14 a été introduite par 6 311 requérants, la requête no 64297/14 par 7 requérants et la requête no 66106/14 par 2 requérants.

A. La genèse de l’affaire

8. Les requérants sont des personnes physiques ayant souscrit des obligations de l’État grec. Leurs avoirs en titres obligataires variaient entre 10 000 euros (EUR) et 1 510 000 EUR. En tant que porteurs d’obligations et en application de l’article 8 de la loi no 2198/1994, ils auraient eu droit, à l’échéance de celles-ci, de recevoir de l’État un montant équivalent à la valeur nominale des obligations litigieuses tandis que, dans l’intervalle, ils recevaient des coupons (τοκομερίδια).

9. De 2009 à 2011, la Grèce dut faire face à l’une des plus grandes crises économiques de son histoire. Devant l’impossibilité d’emprunter sur les marchés financiers, elle fut obligée d’avoir recours au mécanisme de stabilité financière auquel participent les États membres de la zone euro et le FMI. Aux sommets européens des 11 et 25 mars 2011, ainsi qu’à ceux des 21 juillet et 26 octobre 2011, la zone euro invita les investisseurs privés à participer eux aussi à la résolution du problème de la viabilité de la dette grecque et à accepter une diminution de la valeur de leurs créances.

10. Plus particulièrement, en mai 2010, les États parties de la zone euro conclurent une convention de prêt avec l’État grec et la Banque de Grèce d’un montant de 80 milliards d’EUR. De son côté, le FMI prêta à l’État 30 milliards d’EUR. En dépit de cette assistance, la Grèce ne parvint pas à faire face à ses obligations financières, de sorte que, en juillet 2011, le Sommet des États de la zone euro consentit à accorder une aide financière supplémentaire. Ce projet prévoyait la participation du secteur public (Official Sector Involvement, « OSI ») par le biais d’un nouveau prêt d’un montant de 109 milliards d’EUR, consenti par les États parties de la zone euro et le FMI ; à cela devaient s’ajouter 12 milliards d’EUR issus de l’achat des obligations de l’État grec. Enfin, 37 milliards d’EUR devaient provenir de la participation volontaire du secteur privé (Private Sector Involvement, « PSI »). La durée des obligations, dont l’échéance était fixée à 2020, fut allongée de quinze à trente ans.

11. À la suite de l’annonce de la décision de soutenir financièrement la Grèce, les agences de notation Fitch et Moody’s, considérant que le pays se trouvait dans un état de « faillite contrôlée », dégradèrent la note de la Grèce. À la fin du mois d’août 2011, il fut annoncé que les finances publiques de la Grèce étaient hors contrôle au motif qu’il y avait une augmentation des dépenses publiques et un retard de la rentrée des recettes. Le 11 octobre 2011, la Commission européenne, la BCE et le FMI soulignèrent, dans une déclaration commune, que la récession était supérieure à celle initialement prévue en juin 2010 et que le succès du programme dépendait de la participation d’un capital suffisant de la part du secteur privé. Compte tenu de cette évolution, le Sommet des États de la zone euro du 26 octobre 2011 décida de prêter à la Grèce 130 milliards d’EUR supplémentaires et invita « la Grèce, les investisseurs privés et toutes les parties intéressées à mettre en place un échange volontaire d’obligations comportant une réduction nominale de 50 % sur la dette théorique grecque détenue par les investisseurs privés » (PSI plus). Le Sommet en question se félicita des négociations menées entre la Grèce et les investisseurs privés et souligna le rôle crucial de la participation du secteur privé (PSI) à la viabilité de la dette grecque. Dans ce contexte, il fut aussi décidé de recapitaliser les banques grecques avec un montant de 30 milliards d’EUR.

12. Pendant toute la période – de juin 2011 jusqu’à la réalisation du PSI – les investisseurs institutionnels, notamment internationaux, c’est-à-dire les banques et autres organismes de crédit qui détenaient la plus grande partie de la dette grecque, négocièrent tant en ce qui concerne l’ampleur de la décote (« haircut », c’est-à-dire la baisse de la valeur nominale de leurs titres et le mode de remboursement du restant) qu’en ce qui concerne les compensations qu’ils obtiendraient en contrepartie de leur préjudice économique et de leur participation volontaire à la réduction de la dette publique de la Grèce. Les négociations furent menées avec des cadres du Institute of International Finance qui représentaient les investisseurs institutionnels (banques grecques et étrangères, organismes de crédit, hedge funds). En revanche, les personnes physiques, qui ne formaient qu’une minorité de porteurs d’obligations de l’État grec, ne furent jamais appelées à participer aux négociations ni informées de l’évolution de celles-ci. Pendant toute la durée des négociations, tant les autorités grecques que les autorités européennes affirmèrent que la procédure concernait seulement les investisseurs institutionnels et que les personnes physiques ne seraient pas concernées par l’accord qui serait conclu. Les obligations possédées par des personnes physiques, dont les requérants, correspondaient à 1 % environ de la dette publique globale de la Grèce.

13. Dans le cadre des négociations, et alors que les indices quant au pourcentage de participation à l’échange volontaire étaient positifs (le pourcentage des participants s’élevant à 70 %-80 % en décembre 2011), la pression en faveur d’une augmentation de la participation grandissait. Tous les communiqués de presse soulignaient l’importance qu’avait la participation du secteur privé pour la viabilité de la dette grecque. En décembre 2011, le FMI invita les autorités grecques à faire en sorte que la participation de la totalité des particuliers créanciers fût assurée.

14. Au début de 2012, le gouvernement grec publia un projet de loi concernant l’échange des titres de l’État contre de nouveaux titres. Dans son avis du 17 février 2012 relatif à ce projet de loi, la BCE précisait que « le but du projet [était] de faciliter la participation du secteur privé (...) en introduisant dans le droit grec une procédure visant à favoriser, au moyen de clauses d’action collective, la négociation avec les porteurs d’obligations et la conclusion d’un accord pour l’échange des titres de l’État grec ». Selon les requérants, le véritable but du projet de loi était de faire pression afin que le plus grand nombre d’investisseurs institutionnels fussent parties à l’accord et de réduire ainsi le montant de la dette.

15. Le 23 février 2012 fut votée la loi no 4050/2012 relative aux règles modifiant les titres d’émission ou de garantie de l’État avec l’accord des porteurs de ceux-ci.

16. Un acte du Conseil des Ministres (5/24.02.2012) du 24 février 2012 détermina les titres qui seraient inclus dans le programme d’échange, lança la procédure de modification de ces titres (à compter du 24 février 2012), dont ceux des requérants, et fixa les conditions de l’échange (paragraphes 49-51 ci-dessous). L’information des intéressés se fit de manière électronique, par le biais du site internet créé en vue de l’échange ([www.greekbonds.gr](http://www.greekbonds.gr)) et publiant tous les éléments nécessaires. En outre, les banques et les institutions financières s’engagèrent à informer sur une base plus personnelle leurs propres clients.

17. La procédure d’échange prévoyait que les titres sélectionnés seraient échangés contre d’autres titres émis par l’État qui seraient régis par le droit britannique. Plus précisément, la loi prévoyait que, pour chaque obligation d’une valeur nominale de 1 000 EUR, seraient donnés :

a) vingt nouvelles obligations arrivant à échéance entre 2023 et 2042 d’une valeur nominale de 315 EUR et portant un coupon augmentant progressivement (2 % entre 2012 et 2015, 3 % entre 2016 et 2020, 3,65 % en 2021 et 4,30 % à partir de 2021), régies par le droit britannique et soumises à l’accord de cofinancement (co-financing agreement) entre la Grèce, la Banque de Grèce et le Fonds européen de stabilité financière (European Financial Stability Facility) ;

b) deux obligations émises par le Fonds européen de stabilité financière, la première d’une durée d’un an, la deuxième de deux ans, et d’une valeur nominale totale de 150 EUR, et

c) un titre de garantie (security), dont le rendement était lié au produit intérieur brut (PIB).

De plus, par un bon du Trésor émis par le Fonds européen de stabilité financière et arrivant à échéance le 12 septembre 2012, furent versés les intérêts échus des anciennes obligations pour la période du 20 mars 2011 au 24 février 2012.

18. En outre, la loi prévoyait l’introduction et l’activation de « clauses d’action collective » (Collective Action Clauses – clauses permettant d’obliger à participer à l’opération tous ceux qui n’avaient pas souhaité y participer), tout en précisant que, si deux tiers des porteurs des créances non acquittées adhéraient à l’accord, la procédure s’appliquerait à tous les porteurs d’obligations, y compris les requérants, et ce malgré leur non-participation aux négociations précitées. En novembre 2010 déjà, les ministres des Finances de la zone euro avaient décidé de rendre obligatoire ce type de clauses dans la législation des États membres, comme moyen permettant d’assurer la stabilité financière dans cette zone. Cette décision fut entérinée par le Sommet européen des 24 et 25 mars 2011. Les clauses d’action collective étaient courantes dans la pratique des marchés internationaux de capitaux et elles furent incluses, en application de l’article 12 § 3 de la convention instituant le Mécanisme européen de stabilité, dans tous les titres d’une durée supérieure d’un an portant sur des dettes publiques des États membres de la zone euro.

19. Par la suite, l’Organisme de gestion de la dette publique (ODDIKH) publia l’invitation faite par l’État aux porteurs d’obligations de prendre part à la procédure et d’échanger leurs titres. Les requérants, refusant le « haircut » de leurs titres, ne donnèrent aucune suite à cette invitation. Ils indiquent qu’ils avaient ajouté foi aux assurances des agents gouvernementaux selon lesquels les personnes physiques seraient exclues de cette réglementation et qu’elles ne perdraient pas leur argent.

20. Dans un acte du 9 mars 2012, le gouverneur de la Banque de Grèce, qui avait été désignée comme l’administrateur de la procédure, affirmait :

– que les porteurs d’obligations avaient consenti aux modifications proposées, dès lors que le montant global des créances non acquittées se serait élevé à 177 218 697 615,45 EUR, et

– qu’un pourcentage de 91,05 % des créances non acquittées avait participé à la procédure, soit 161 350 946 065,54 EUR.

Le gouverneur ajoutait que, par conséquent, la majorité requise avait été atteinte à la suite de l’acceptation des modifications proposées par les porteurs d’obligations dont les créances non acquittées s’élevaient à 152 042 932 772,40 EUR (soit un pourcentage de 94,23 % des créances non acquittées qui avaient participé à la procédure).

21. Par un acte no 10/9.3.2012 (paragraphe 52 ci-dessous), le Conseil des Ministres entérina le résultat de la procédure, qui liait désormais la totalité du capital des titres sélectionnés, y compris la minorité (25 milliards d’EUR environ sur un total de 177 milliards). L’acte précisait aussi les modalités de l’échange (paragraphe 17 ci-dessus).

22. Cette phase de la procédure fut complétée par la décision no 2/20964/0023A/9.3.2012 du ministre de l’Économie, laquelle entérina l’échange des anciennes obligations contre de nouvelles dont la valeur nominale était inférieure de 53,5 % à celle des anciennes.

23. Avant la mise en œuvre de l’opération d’échange, le ministre de l’Économie avait proposé l’exemption des petits porteurs, au moins ceux qui avaient acheté les obligations à la date de leur émission. Toutefois, il était revenu sur cette proposition à la suite du refus que le président de l’Eurogroupe de l’époque avait opposé à cette exemption. Dans une interview du 7 mars 2012, le ministre avait déclaré qu’il y aurait un « mécanisme de compensation » pour les petits porteurs.

24. Dans un discours public prononcé le 22 avril 2012, le premier ministre grec déclarait que « les porteurs d’obligations qui [avaient] perdu à cause de la décote les économies de toute une vie [devaient] être indemnisés » et que cela se ferait par des « arrangements fiscaux », dont les modalités restaient cependant non précisées.

25. Selon les informations fournies par le Gouvernement, l’opération d’échange a contribué à diminuer la dette grecque de 107 milliards d’EUR environ. À la fin de 2012, un pourcentage de 85 % de la dette est passé des personnes privées aux États membres de la zone euro. En 2013, le coût du service de la dette a baissé considérablement : alors que les intérêts prévus initialement pour 2012 devaient s’élever à 17,5 milliards d’EUR, à la suite de l’échange, une somme de 12,2 milliards a dû être versée alors qu’en 2013 les intérêts n’ont pas dépassé 6 milliards.

B. La procédure concernant les requérants dans la requête no 63066/14

26. Le 18 avril 2012, certains des requérants auteurs de cette requête saisirent le Conseil d’État d’un recours en annulation des actes 5/24.02.2012 et 10/9.03.2012 du Conseil des Ministres, et de l’acte susmentionné du gouverneur de la Banque de Grèce du 9 mars 2012.

27. En raison de l’importance de l’affaire, l’audience eut lieu le 22 mars 2013 devant le Conseil d’État siégeant en formation plénière. Par son arrêt no 1507/2014 du 28 avril 2014, le Conseil d’État rejeta le recours. Certains autres requérants qui avaient saisi le Conseil d’État à des dates différentes virent leurs recours regroupés devant la quatrième chambre et une date d’audience fixée en juin 2014. Plusieurs requérants, qui étaient parties à la requête susmentionnée et qui avaient aussi saisi le Conseil d’État, préférèrent alors se désister de leurs recours, l’arrêt no 1570/2014 adopté par la formation plénière faisant jurisprudence. À l’égard de ces requérants, le Conseil d’État clôtura la procédure et rejeta leurs recours.

28. En premier lieu, le Conseil d’État rejeta le grief des requérants selon lequel, à la date de l’émission des titres qu’ils avaient acquis, d’une part, des clauses de modification n’auraient été prévues ni par voie législative ni par voie conventionnelle et, d’autre part, la modification de ces titres n’aurait pas été permise eu égard à l’article 5 § 1 de la Constitution et aux principes de l’État de droit, de la protection de la confiance du citoyen envers l’État, ainsi qu’à la sécurité juridique.

29. À cet égard, le Conseil d’État considéra que l’investissement dans des obligations et d’autres titres d’État n’était pas exempt du risque d’un préjudice patrimonial subi conformément à la loi, même si le droit régissant ces titres ne prévoyait pas la possibilité, avant leur échéance, de renégocier certaines modalités, telles la valeur nominale, le coupon couru et l’échéance. Il exposa que la raison en était que, à compter de l’émission du titre et jusqu’à son échéance, il s’écoulait un grand laps de temps pendant lequel des imprévus risquaient de limiter substantiellement, voire d’anéantir, les capacités financières de l’État, émetteur ou garant de ces titres. Selon le Conseil d’État, si de tels imprévus survenaient, l’État était en droit de tenter une renégociation sur le fondement de la clause rebus sic stantibus.

30. Se référant aux travaux préparatoires notamment de la loi no 4050/2012, le Conseil d’État souligna ensuite que les prévisions étaient de mauvais augure pour les recettes publiques, qui se réduisaient d’après lui de manière continue en raison de la récession prolongée, et que de nouveaux emprunts étaient prohibitifs en raison de la perte des capacités de remboursement. Au vu de la modification du climat économique qui aurait pris de court l’État grec et l’aurait mis dans l’impossibilité de régler à temps et dans leur intégralité ses obligations financières, c’est-à-dire au vu du risque de la cessation de paiement et de l’effondrement de l’économie nationale, la tentative, au moyen de l’article 1 de la loi no 4050/2012, de renégociation d’une partie de la dette publique (soit de la dette due au secteur privé) n’était, selon le Conseil d’État, contraire ni à la Constitution ni au droit européen ni à la Convention européenne des droits de l’homme.

31. Dans le recours en annulation, les requérants se plaignaient aussi d’une violation du principe d’égalité garanti par l’article 4 § 1 de la Constitution au motif que l’article 1 de la loi no 4050/2012 les avait contraints à participer à la procédure d’échange de titres (alors qu’ils auraient été des personnes physiques soumises à une durée de vie limitée et dépourvues des connaissances spécifiques nécessaires à l’évaluation des risques relatifs au placement de leurs économies), et ce, d’après eux, sans que soient prises des mesures législatives comparables à celles prévues pour garantir la suffisance en capitaux des établissements bancaires.

32. À l’égard de ce grief, le Conseil d’État jugea que le principe d’égalité n’imposait pas à l’État de réserver un traitement privilégié à certains de ses créanciers sur la base des données personnelles et d’éléments subjectifs, et notamment à des personnes physiques ayant des capacités financières limitées et exerçant leur activité économique dans un but d’épargne et non d’investissement. En revanche, il estima que le principe d’égalité, appliqué dans le cadre de relations de plusieurs créanciers et d’un seul débiteur, imposait le déroulement de cette relation sur un pied d’égalité (on equal footing), de sorte que, en cas d’impossibilité de satisfaire l’ensemble des créanciers, chaque créancier devait être remboursé au prorata du montant de sa créance. Pour atteindre ce but, selon le Conseil d’État, l’engagement des créanciers non consentants (binding effect) s’imposait.

33. Les requérants dénonçaient en outre une violation de l’article 17 de la Constitution (droit à la propriété) et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Ils soutenaient que leurs titres qui avaient été échangés constituaient un bien qui ne pouvait pas faire l’objet d’une ingérence, excepté pour un but légitime et sous réserve du respect des principes de légalité et de proportionnalité. Ils mettaient en doute la légalité de la réglementation qui avait entraîné la restriction de leur propriété, alléguant qu’il était « probable que le sauvetage des finances publiques du pays échoue » en raison de l’exclusion de la procédure d’échange d’une grande partie de la dette due au secteur public (BCE, États membres de la zone euro et banques centrales de ces États). Ils mettaient aussi en doute la nécessité de cette réglementation, alléguant que les autorités n’avaient pas recherché de mesures alternatives à la fois plus clémentes et plus efficaces. Enfin, ils contestaient la proportionnalité de la restriction faite à leur propriété, alléguant que celle-ci était disproportionnée au point qu’elle aboutissait, selon eux, à porter atteinte au noyau dur de leur droit.

34. À ces arguments, le Conseil d’État répondit que la restriction de la propriété des requérants résultait de l’application des dispositions de la loi no 4050/2012, une loi édictant selon lui des mesures générales en matière de politique économique et sociale au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il indiqua que l’allégation des requérants selon laquelle l’opération de sauvetage des finances publiques grecques risquait d’échouer échappait à son contrôle qui ne pouvait, selon lui, s’exercer sur la question de l’opportunité des choix du législateur. Il releva que l’État avait adopté plusieurs mesures législatives complexes pour faire face à la crise financière, notamment des mesures de restriction des dépenses publiques et des mesures tendant à faire augmenter les recettes fiscales. Par conséquent, à ses yeux, c’était à tort que les requérants contestaient la nécessité de la réglementation introduite par la loi no 4050/2012.

35. En outre, selon le Conseil d’État, le rendement de nouveaux titres en cas de vente de ceux-ci aurait dû être examiné sur la base de la date d’arrivée à maturité de chacun des titres échangés, au motif que, avant cette date, les requérants ne pouvaient pas prétendre percevoir leur capital. En tout état de cause, le Conseil d’État constata l’absence d’éléments permettant d’estimer la valeur marchande future des nouveaux titres. Il constata aussi qu’il ressortait des informations fournies par l’État grec et par le groupe financier Bloomberg que la valeur marchande moyenne des nouveaux titres s’élevait à 23,085 % de la valeur nominale des anciens au 12 mars 2012 et à 29,246 % au 8 février 2013.

36. Le Conseil d’État conclut que la valeur marchande des nouveaux titres des requérants, même si elle était inférieure à leur valeur nominale, tendait à la hausse, et que si les requérants, malgré cette tendance, décidaient de monnayer les nouveaux titres au 8 février 2013, ils recueilleraient 29,246 % de la valeur nominale des titres échangés. En effet, indiqua le Conseil d’État, l’échange des titres des requérants par de nouveaux titres avait entraîné une perte en capital de l’ordre de 53,5 %, voire plus en raison de la modification de la date d’échéance. Selon le Conseil d’État, cette perte patrimoniale, si elle était particulièrement importante, n’était pas déraisonnable, non nécessaire ou disproportionnée au point de pouvoir être jugée contraire à l’article 17 de la Constitution et à l’article 1 du Protocole no 1. Le Conseil d’État ajouta que, compte tenu des circonstances exceptionnelles telles qu’elles auraient été évaluées par le parlement, par le Conseil des ministres et la grande majorité du secteur privé, la limitation des droits de ce dernier sur la dette publique ne constituait pas une mesure disproportionnée par rapport au but consistant à sauver l’économie de la Grèce du risque de cessation de paiement et d’effondrement, situation de nature à avoir des conséquences économiques et sociales imprévisibles.

C. La procédure concernant les requérants dans la requête no 64297/14

37. Le 23 avril 2012, les requérants saisirent le Conseil d’État. Ils dénonçaient notamment une violation de l’article 17 de la Constitution et de l’article 1 du Protocole no 1, arguant que les dispositions de la loi no 4050/2012 avaient permis l’annulation des titres et la privation de tous les droits des obligations des investisseurs résultant de la propriété sur les titres, et ce sans indemnité, du moins sans une indemnité raisonnable. D’une part, ils exposaient que l’octroi de nouveaux titres n’équivalait pas à une indemnité de nature à permettre, aux termes de la Constitution, l’expropriation de la propriété, au motif que ces titres étaient non pas des espèces, mais une contrepartie donnée de manière forcée. D’autre part, ils indiquaient que, à supposer même que l’octroi de nouveaux titres eût constitué une indemnité légale pour une privation de propriété au sens de l’article 1 du Protocole no 1, cette indemnité ne pouvait être considérée comme raisonnable : en effet, selon les requérants, en tant que personnes physiques jouissant d’une espérance de vie limitée, ils avaient reçu des titres dont l’échéance était fixée à 2042 ; dès lors, si les porteurs voulaient en bénéficier de leur vivant, une vente éventuelle des titres avant cette date leur rapporterait 21,3 % de la valeur nominale du titre ; or, selon les requérants, ce pourcentage ne respectait pas le principe de proportionnalité.

38. Par un arrêt no 1116/2014 du 21 mars 2014, le Conseil d’État, siégeant en formation plénière, débouta les requérants par les mêmes motifs que ceux exposés sous la requête no 63066/14. En particulier, il précisa que le paragraphe 2 de l’article 17 de la Constitution ne concernait que des droits réels et non des obligations. Se référant à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et à la jurisprudence de la Cour (notamment Olczak c. Pologne (déc.), no 30417/96, CEDH 2002-X, et Grainger et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 33940/10, 10 juillet 2012), il indiqua que, pour une cause d’utilité publique et dans des cas exceptionnels imposant l’adoption des mesures de politique économique et sociale, il était possible d’apporter des restrictions au droit de propriété.

39. Par ailleurs, le Conseil d’État affirma que le principe constitutionnel de l’égalité n’imposait pas à l’État de réserver un traitement favorable à certains de ses créanciers, personnes physiques, en fonction de leur situation personnelle (espérance de vie et situation économique), qui percevaient leur propre comportement comme étant celui d’un épargnant et non celui d’un investisseur. En revanche, il estima que ce principe imposait une action « sur une base égalitaire » (on an equal footing), de sorte que, en cas d’impossibilité de satisfaire l’ensemble des créanciers, chaque créancier puisse être satisfait au prorata du montant de sa créance. Il ajouta que soumettre les requérants et les autres personnes physiques aux dispositions de l’article 1 de la loi no 4050/2012, n’était pas contraire à l’article 4 § 1 de la Constitution, car, selon lui, en cas d’évolution défavorable de la situation, les personnes physiques n’avaient pas droit à un traitement privilégié par rapport aux autres créanciers de l’État, même si la valeur nominale de leurs titres, en termes de volume et de pourcentage du capital total, était faible. Il ajouta que la restriction des créances à l’encontre de l’État, établie par la loi no 4050/2012, avait porté atteinte aux droits des investisseurs, personnes physiques ou morales, nationaux grecs et étrangers, mais dont la jouissance n’était pas exempte des risques. D’après le Conseil d’État, cette restriction à un pourcentage déterminé et au prorata, en fonction du montant de la dette publique envers le secteur privé, s’inscrivait dans le cadre de l’adoption d’une loi, aux conséquences certes lourdes pour les requérants, mais visant à faire face à une conjoncture particulièrement défavorable, de sorte qu’il n’aurait pas été possible de la considérer comme contraire à l’article 4 § 1 de la Constitution.

40. Enfin, aux yeux du Conseil d’État, l’existence de pourparlers entre l’État et l’Institute of International Finance et le Private Creditor Investor Committee avant l’adoption des dispositions législatives litigieuses n’avait exercé aucune influence sur l’affaire sous examen, ces pourparlers n’ayant créé, selon lui, aucune obligation juridique à l’égard des investisseurs.

D. La procédure concernant les requérants dans la requête no 66106/14

41. Le 18 avril 2012, les requérants saisirent le Conseil d’État. Ils alléguaient eux aussi qu’il y avait eu violation de l’article 17 de la Constitution et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi qu’une violation du principe de l’égalité de traitement garanti par l’article 4 § 1 de la Constitution. À cet égard, ils estimaient que, en tant que personnes physiques n’ayant aucune activité professionnelle dans le domaine de l’investissement, ils devaient à ce titre être distingués d’autres catégories d’intéressés tels que les personnes morales et les investisseurs professionnels opérant sur le marché secondaire des titres et tirant profit de la fluctuation des valeurs. En outre, ils soutenaient qu’eux-mêmes, qui avaient acquis des titres obligataires, avaient subi une discrimination par rapport à ceux qui avaient placé leurs économies dans des établissements bancaires sous la garantie de l’État.

42. Par un arrêt no 1506/2014 du 28 avril 2014, le Conseil d’État, siégeant en formation plénière, rejeta les griefs des requérants relatifs à l’atteinte à leur droit de propriété par des motifs similaires à ceux exposés dans les deux arrêts susmentionnés.

43. Quant au grief relatif à l’article 4 § 1 de la Constitution, le Conseil d’État indiqua que le principe d’égalité n’imposait pas à l’État de réserver un traitement favorable à certains de ses créanciers sur la base de données personnelles et de critères subjectifs. Pour le Conseil d’État, l’assujettissement des requérants aux dispositions de l’article 1 de la loi no 4050/2012 ne méconnaissait pas l’article 4 § 1 de la Constitution au motif que les personnes physiques n’avaient pas droit à un traitement préférentiel par rapport aux autres créanciers de l’État, même si la valeur nominale de leurs titres était faible et que ces titres formaient une petite partie seulement du capital non acquitté. À ses yeux, les allégations des requérants selon lesquelles ils avaient fait confiance à la solvabilité de la République hellénique à l’époque de l’émission des titres et avaient reçu des promesses de la part des hommes politiques ne suffisaient pas pour étayer leur argument selon lequel ils auraient fait l’objet d’un traitement discriminatoire au sens de la Constitution.

44. Selon le Conseil d’État, l’achat de titres de l’État et le dépôt des liquidités dans des établissements bancaires créaient deux catégories de rapports juridiques différents, et relevaient du choix des intéressés et non d’un événement fortuit, ce qui, toujours d’après le Conseil d’État, ne rendait pas nécessaire l’adoption d’une réglementation identique pour ces deux catégories. La qualité des différents créanciers de l’État ne pouvait pas constituer un critère de différenciation du point de vue de l’incapacité de ce dernier à faire face à ses obligations de débiteur : les établissements bancaires, les sociétés offrant à des tiers des services liés à l’investissement, les négociateurs spéciaux œuvrant sur les marchés financiers ou les professionnels disposant de l’expérience et de connaissances spécialisées en matière d’investissements seraient régis par des règles de droit prévoyant des conditions à l’exercice de leur activité mais ne définissant pas le rang de leurs créances vis-à-vis de leur débiteur.

45. Le Conseil d’État affirma encore que des exonérations fiscales au profit des personnes morales ayant pour but de limiter leur préjudice résulté de l’échange ne contrevenaient pas au principe d’égalité, car elles auraient été établies pour préserver la viabilité et la crédibilité des établissements financiers dont la fragilité aurait constitué une menace grave pour l’économie nationale. Selon le Conseil d’État, il était bien établi que, à l’époque critique, les conditions de fonctionnement du système financier exigeaient la prise par l’État de mesures complexes afin de soutenir le système (dont l’emprunt d’un montant important auprès du Fonds européen de stabilité monétaire pour la recapitalisation des banques – paragraphe 11 in fine ci-dessus).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution

46. Les articles pertinents en l’espèce de la Constitution disposent :

Article 4

« 1. Les Grecs sont égaux devant la loi.

(...)

5. Les citoyens hellènes contribuent sans distinction aux charges publiques en proportion de leurs moyens. »

Article 17

« 1. La propriété est placée sous la protection de l’État. Les droits qui en dérivent ne peuvent toutefois s’exercer au détriment de l’intérêt général.

2. Nul ne peut être privé de sa propriété si ce n’est pour cause d’utilité publique, dûment prouvée, dans les cas et suivant la procédure prévus par la loi, et toujours moyennant une indemnité préalable et complète, qui doit correspondre à la valeur du bien exproprié au moment de l’audience sur la fixation provisoire de l’indemnité par le tribunal saisi de l’affaire. Dans le cas d’une demande visant à la fixation immédiate de l’indemnité définitive, est prise en considération la valeur du bien à la date de l’audience du tribunal sur cette demande. Si l’audience visant à la fixation de l’indemnité définitive a lieu plus d’un an après l’audience visant à la fixation de l’indemnité provisoire, c’est la valeur à la date de l’audience visant à la fixation de l’indemnité définitive qui est prise en compte. Le jugement garantit la disponibilité des fonds permettant le règlement de l’indemnité. (...) »

Article 25

« 1. Les droits de l’homme, en tant qu’individu et en tant que membre du corps social, et le principe de l’État-providence constitutionnel sont garantis par l’État. Tous les organes de l’État sont tenus d’en assurer l’exercice libre et effectif. Ces principes s’appliquent également aux relations privées et à tout ce qui s’y rapporte. Les restrictions de tous ordres qui, conformément à la Constitution, peuvent être apportées à ces droits doivent être prévues soit directement par la Constitution soit par la loi sans préjudice de celle-ci et dans le respect du principe de proportionnalité.

2. La reconnaissance et la protection par la République des droits fondamentaux et imprescriptibles de l’homme visent à la réalisation du progrès social dans la liberté et la justice.

3. L’exercice abusif d’un droit n’est pas permis.

4. L’État a le droit d’exiger de la part de tous les citoyens l’accomplissement de leur devoir de solidarité sociale et nationale. »

B. La loi no 2198/1994 portant, entre autres, sur les titres immatériels de l’État

47. L’article 8 (créances des investisseurs) de la loi no 2198/1994 prévoit :

« 1. Les établissements qui se chargent pour le compte de leurs clients d’investir des capitaux dans des titres de l’État sont tenus d’investir immédiatement ces capitaux dans des titres du choix de leurs clients.

2. La créance de l’investisseur résultant de son titre est exigible de l’établissement auprès duquel l’investisseur dispose d’un compte. Si l’État ne respecte pas ses obligations en application du paragraphe 6 du présent article, l’investisseur peut exiger sa créance seulement à l’encontre de l’État.

(...)

6. Le versement des intérêts échus et des capitaux par l’État à la Banque de Grèce entraîne l’extinction des obligations de l’État.

La Banque de Grèce rend à chaque établissement les intérêts et le capital des titres dus au moment de l’échéance du prêt. Ce versement entraîne l’extinction des obligations de la Banque de Grèce.

(...) »

C. La loi no 4050/2012 relative aux règles modifiant les titres d’émission ou de garantie de l’État avec l’accord des porteurs

48. Les dispositions pertinentes de l’article 1 de la loi no 4050/2012 sont ainsi libellées :

« (...)

2. Le Conseil des Ministres, suite à la proposition du ministère de l’Économie, décide d’engager la procédure de modification des titres éligibles par les porteurs, détermine les titres éligibles qui seront échangés, et fixe le capital ou la valeur nominale, le taux d’intérêt ou le rendement, la durée, le droit (anglais ou autre) qui régira les nouveaux titres qui seront émis par l’État et donne pouvoir à l’ODDIKH de publier une ou plusieurs invitations de la part de l’État.

Par cette invitation, les porteurs des titres éligibles qui y sont mentionnés sont appelés à déclarer, dans un délai déterminé, s’ils acceptent la modification des titres éligibles, comme le propose l’État et conformément à la procédure prévue par le présent article.

(...)

11. Les dispositions du présent article tendent à la protection de l’intérêt général suprême, constituent des règles obligatoires d’application immédiate, l’emportent sur toute disposition législative ou réglementaire contraire, qu’elle soit de caractère général ou particulier, (...) et leur application ne fait naître et n’active aucun droit, contractuel ou découlant de la loi, au bénéfice du porteur ou de l’investisseur, et aucune obligation au détriment de l’émetteur ou du garant des titres (...) »

D. L’acte du Conseil des Ministres du 24 février 2012 fixant le début de la procédure de modification des titres sélectionnés et les conditions de l’échange

49. L’acte du Conseil des Ministres du 24 février 2012 a fixé le début de la procédure au 24 février 2012. Il indiquait en annexe les titres sélectionnés par l’acte. Il précisait que la modification de ces titres aurait lieu au moyen de leur échange contre de nouveaux titres édités par l’État, mais aussi par le Fond européen de stabilité financière. Les nouveaux titres édités par l’État seraient constitués cumulativement par de nouvelles obligations de l’État et par des titres dont le rendement serait lié au PIB.

50. Les nouvelles obligations de l’État auraient un taux annuel de 2 % pour le paiement des coupons de 2013 à 2015 ; de 3% pour celui des coupons de 2016 à 2020 ; de 3,65 % pour celui des coupons 2021 ; de 4,3 % pour celui des coupons de 2022 à 2042. Elles seraient régies par le droit britannique.

51. Les titres dont le rendement serait lié au PIB arriveraient à maturité en 2042, seraient régis par le droit britannique et auraient un rendement calculé selon le capital nominal des obligations qui serait dégressif de 2024 à 2042.

E. L’acte du Conseil des Ministres du 9 mars 2012 entérinant la décision des porteurs d’obligations concernant la modification des titres sélectionnés, telle qu’attestée par la Banque de Grèce agissant comme administrateur de la procédure

52. L’acte du Conseil des Ministres du 9 mars 2012 a entériné une décision du gouverneur de la Banque de Grèce, datée elle aussi du 9 mars 2012, qui attestait que les porteurs d’obligations avaient consenti aux modifications suggérées des titres sélectionnés. Le gouverneur déclarait avoir tenu compte, entre autres, de la loi no 4050/2012, de l’acte du Comité des Ministres du 24 février 2012, de l’invitation faite aux porteurs d’obligations d’approuver ou de rejeter la modification des titres sélectionnés, du montant des créances non acquittées de ces titres qui s’élevait à 177 218 697 615,45 EUR, du quorum obtenu quant à la participation des porteurs d’obligations et dont le montant non acquitté s’élevait à 161 350 946 065,54 EUR (soit un pourcentage de 91,05 % des créances non acquittées) et du fait que les créances non acquittées détenues par l’État n’avaient pas été prises en considération pour le calcul du montant des créances non acquittées ni pour celui du quorum.

F. La décision no 2/20964/0023A du ministre adjoint de l’Économie du 9 mars 2012 relative à la mise en œuvre de la modification des titres sélectionnés et à l’édition de nouvelles obligations et de nouveaux titres liés au PIB

53. Par sa décision no 2/20964/0023A, le ministre adjoint de l’Économie a lancé la mise en œuvre des modifications décidées au moyen de l’échange des titres sélectionnés contre de nouveaux titres édités par l’État et le Fonds européen de stabilité financière (au sujet des modalités de cet échange, voir le paragraphe 17 ci-dessus).

III. LA JURISPRUDENCE DU TRIBUNAL DE L’UNION EUROPÉENNE

54. Par un arrêt du 7 octobre 2015, dans l’affaire Alessandro Accorinti c. Banque centrale européenne (T-79/13) qui avait pour objet un recours visant à obtenir la réparation du préjudice subi à la suite, notamment, de l’adoption par la BCE, le 5 mars 2012, de la décision 2012/153/UE relative à l’éligibilité des titres de créance négociables émis ou totalement garantis par la République hellénique dans le cadre de l’offre d’échange d’obligations par celle-ci, ainsi qu’à d’autres mesures de la BCE liées à la restructuration de la dette publique grecque, le Tribunal de l’Union européenne s’est prononcé ainsi :

« 82 (...) l’achat par un investisseur de titres de créance d’État constitue, par définition, une transaction comportant un certain risque financier, parce que soumis aux aléas de l’évolution des marchés des capitaux, et que certains des requérants ont même acquis des titres de créance grecs durant la période au cours de laquelle la crise financière de la République hellénique était à son comble. Or, au regard de la situation économique de la République hellénique et des incertitudes la concernant à l’époque, les investisseurs concernés ne sauraient prétendre avoir agi en tant qu’opérateurs économiques prudents et avisés, au sens de la jurisprudence visée au point 76 ci-dessus, pouvant se prévaloir de l’existence d’attentes légitimes. Au contraire, eu égard aux déclarations publiques invoquées par les requérants à l’appui de leurs griefs (voir point 78 ci-dessus), lesdits investisseurs étaient censés connaître la situation économique hautement instable déterminant la fluctuation de la valeur des titres de créance grecs acquis par eux ainsi que le risque non négligeable d’un défaut ne fût-ce que sélectif de la République hellénique. Par ailleurs, ainsi que l’avance à juste titre la BCE, un opérateur économique prudent et avisé ayant eu connaissance de ces déclarations publiques n’aurait pas pu exclure le risque d’une restructuration de la dette publique grecque, compte tenu des divergences de vue régnant à cet égard au sein des États membres de la zone euro et des autres organes impliqués, tels la Commission, le FMI et la BCE.

(...)

91 Par conséquent, force est de constater que les requérants, en tant qu’investisseurs ou épargnants ayant agi pour leur propre compte et dans leur intérêt exclusivement privé à obtenir un rendement maximal de leurs investissements, se trouvaient dans une situation distincte de celle des banques centrales de l’Eurosystème. Alors même que, en vertu du droit privé applicable, lesdites banques centrales ont acquis, lors de l’achat de titres de créance étatiques, à l’instar des investisseurs privés, le statut de créancier de l’État émetteur et débiteur, ce seul point commun ne saurait justifier de les considérer comme se trouvant dans une situation semblable, voire identique, à celle desdits investisseurs. En effet, une telle approche adoptée du point de vue du seul droit privé ne tiendrait compte ni de l’encadrement juridique de l’opération d’achat desdits titres par les banques centrales ni des objectifs d’intérêt public que celles-ci étaient appelées à poursuivre dans ce contexte en vertu des règles de droit primaire applicables, dont les principes et les objectifs doivent être pris en considération pour apprécier la comparabilité des situations en cause au regard du principe général d’égalité de traitement (voir la jurisprudence citée au point 87 ci-dessus).

92 Il convient donc de conclure que les requérants, en tant qu’investisseurs privés ayant acheté des titres de créance grecs dans leur seul intérêt patrimonial privé, quel que soit le motif précis de leurs décisions d’investissement, se trouvaient dans une situation différente de celle des banques centrales de l’Eurosystème dont la décision d’investissement était exclusivement guidée par des objectifs d’intérêt public, tels que visés à l’article 127, paragraphes 1 et 2, TFUE, lu conjointement avec l’article 282, paragraphe 1, TFUE, ainsi que l’article 18, paragraphe 1, premier tiret, des statuts.

(...)

121 (...) indépendamment du principe général selon lequel tout créancier doit supporter le risque d’insolvabilité de son débiteur, y compris étatique, de telles transactions s’effectuent sur des marchés particulièrement volatils, souvent soumis à des aléas et à des risques non contrôlables s’agissant de la baisse ou de l’augmentation de la valeur de tels titres, ce qui peut inviter à la spéculation pour obtenir des rendements élevés dans un laps de temps très court. Dès lors, à supposer même que tous les requérants ne soient pas engagés dans des transactions de nature spéculative, ils devaient être conscients desdits aléas et risques quant à une éventuelle perte considérable de la valeur des titres acquis. C’est d’autant plus vrai que, même avant le début de sa crise financière en 2009, l’État grec émetteur faisait déjà face à un endettement et à un déficit élevés. Partant, le préjudice subi en raison du PSI ne peut être qualifié d’« anormal » au sens de la jurisprudence précitée. »

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

55. Les requêtes ayant un cadre factuel et juridique commun, la Cour juge approprié de les joindre, en application de l’article 42 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

56. Les requérants soutiennent que l’échange de leurs titres, imposé par la loi no 4050/2012, constitue une expropriation de fait ayant entraîné une privation de leur propriété ou, à titre subsidiaire, une ingérence dans le droit au respect de leurs biens.

57. Plus particulièrement, ils allèguent que la « cause d’utilité publique » faisait défaut en l’espèce au motif que la réduction de la dette publique de 53,5 % au cours d’une période comprise entre 2023 et 2042 a eu des conséquences économiques préjudiciables pour les personnes physiques porteurs d’obligations dont la participation, selon les intéressés, avait été initialement et officiellement exclue par des déclarations du ministre de l’Économie et d’autres responsables politiques. Ils allèguent aussi que l’échange de leurs obligations, sans leur consentement, ne peut être considéré comme le versement d’une indemnité « raisonnablement en rapport avec la valeur de leur bien ». Ils dénoncent dès lors une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, aux termes duquel :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur l’exception relative au non-épuisement des voies de recours internes

58. Le Gouvernement indique que, avec la publication au Journal officiel du 9 mars 2012 de la décision no 2/20964/0023A/9.3.2012 du ministre adjoint de l’Économie, le délai de six mois pour introduire un recours en annulation contre cette décision devant le Conseil d’État a commencé à courir pour tout intéressé à cette date.

59. Le Gouvernement estime que le dossier dans la requête no 63066/14 ne permet pas de savoir si les requérants sous les numéros 193 à 6 311 ont saisi le Conseil d’État. En outre, il indique que, dans la même requête, en dépit de l’affirmation des requérants sous les numéros 62, 63, 64, 74, 75, 76, 77, 90, 124, 125, 147 et 151 selon laquelle ils ont saisi le Conseil d’État, il ressort de l’arrêt no 1507/2014 qu’ils n’étaient pas parties à la procédure. Quant aux requérants sous les numéros 32, 48, 49, 53, 54, 55, 56, 58, 84, 87, 93, 132, 136, 153, 166, 176, 177, 178 et 182, en dépit de leur affirmation, il ne semble pas, aux yeux du Gouvernement, qu’ils aient introduit un recours en annulation.

60. Les requérants considèrent que, si l’arrêt no 1507/2014 du Conseil d’État a été rendu le 28 avril 2014, l’issue de la délibération était connue longtemps à l’avance, car, selon eux, elle avait fait l’objet d’une fuite dans la presse, comme cela se produirait souvent dans les affaires présentant un grand intérêt pour le public. Ils exposent que plusieurs requérants, parties à la requête no 63066/14, dont l’examen de leur recours aurait été fixé à des dates ultérieures, ont alors préféré se désister en raison de l’issue défavorable certaine de leur action et des coûts de la procédure. Enfin, ils affirment que les requérants sous les numéros 1 à 192, à l’exception de ceux portant les numéros 32, 48, 49, 53 54, 55, 84, 87, 93, 132, 147, 153, 166, 176, 177 et182, ont apporté la preuve qu’ils avaient saisi le Conseil d’État.

61. En outre, les requérants allèguent qu’ils auraient pu avoir comme possibilité alternative d’introduite des actions en dommages-intérêts contre l’État, en application de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, mais que cette voie de recours n’était pas non plus efficace au motif que, à la suite des arrêts pertinents du Conseil d’État dans les affaires concernant l’échange des obligations, les tribunaux administratifs allaient certainement rejeter ces actions.

62. La Cour rappelle que les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci. L’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Vučković et autres c. Serbie [GC], no 17153/11 et vingt-neuf autres requêtes, §§ 70-71 et 74, CEDH 2014). En outre, l’effectivité d’un recours ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant (Rodić et autres c. Bosnie-Herzégovine, no 22893/05, § 54, 27 mai 2008).

63. En l’espèce, la Cour estime que la circonstance que, de l’avis des avocats des requérants, les recours en annulation de certains de ceux-ci dans la requête no 63066/14 n’avaient pas de chance d’aboutir ne saurait suffire pour déroger à l’obligation de l’épuisement.

64. Compte tenu de sa jurisprudence susmentionnée, la Cour est d’avis que toutes les personnes qui souhaitaient se prévaloir d’une violation de leur droit au respect de leurs biens, découlant de l’échange de leurs titres de propriété, auraient dû saisir au préalable le Conseil d’État d’un recours en annulation avant de la saisir elle-même. En l’espèce, elle note que tous les requérants qui ont introduit ce recours devant le Conseil d’État l’ont fait approximativement à la même période, c’est-à-dire dans le délai de deux mois prévu par l’article 46 du décret no 18/19899 à compter de la publication au Journal officiel de la décision no 2/20964/0023A/9.3.2012 du ministre adjoint de l’Économie, et ce alors que le Conseil d’État ne s’était prononcé sur la question par aucun arrêt antérieur. À cette époque, ceux des requérants qui n’ont pas saisi le Conseil d’État ne pouvaient pas prévoir l’issue de la procédure devant lui, d’autant moins que le Conseil d’État a déféré l’examen de ce recours à sa formation plénière, ce qui démontre l’importance accordée à ce contentieux par la haute juridiction administrative.

65. La Cour constate aussi que, dans leur requête, les requérants eux-mêmes ont indiqué que seuls les requérants sous les numéros 1 à 192 avaient maintenu leur recours devant le Conseil. Toutefois, il convient d’enlever de cette liste les requérants sous les numéros 32, 48, 49, 53 54, 55, 84, 87, 93, 132, 147, 153, 166, 176, 177 et 182, qui n’ont pas réfuté les allégations du Gouvernement selon lesquelles ils n’avaient pas saisi le Conseil d’État.

66. Par conséquent, la Cour déclare la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes à l’égard des requérants sous les numéros 193 à 6 311 et des requérants sous les numéros 32, 48, 49, 53 54, 55, 84, 87, 93, 132, 147, 153, 166, 176, 177 et 182, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention. En revanche, elle déclare la requête recevable à l’égard des autres requérants.

2. Sur l’exception relative au défaut de la qualité de « victime »

67. Le Gouvernement soutient qu’il ne connaît pas et qu’il ne peut pas connaître l’identité des porteurs des obligations que l’État a émises et les transactions (ventes, gages, etc.) que ces porteurs ont effectuées. Selon lui, seules les différentes institutions financières et bancaires qui mettent à disposition ces obligations peuvent connaître les porteurs finaux de celles-ci. Il appartiendrait donc aux requérants de prouver qu’ils possédaient jusqu’au 12 mars 2012 un tel « bien » en produisant des attestations des institutions dépositaires de ces titres, selon lesquelles les requérants possédaient bien des obligations qui ont été soumises à la procédure d’échange et qui ont effectivement été échangées.

68. Se prévalant de la jurisprudence constante des organes de la Convention remontant à l’ancienne Commission, les requérants indiquent qu’un requérant est considéré comme « victime » lorsqu’un lien suffisamment direct existe entre lui et le préjudice qu’il estime avoir subi du fait de la violation alléguée. En l’espèce, ils considèrent que ce lien est démontré par les obligations que chaque requérant avait en sa possession à la date de la décision du Conseil des Ministres du 24 février 2012 qui a lancé la procédure d’échange.

69. La Cour rappelle que, pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre « victime d’une violation (...) des droits reconnus dans la Convention (...) ». Pour pouvoir se prétendre victime d’une violation, un individu doit avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 33, CEDH 2008).

70. En l’espèce, la Cour note, en premier lieu, que tous les requérants (y compris les 6 311 requérants dans la requête no 63066/14) ont déposé, au moment de l’introduction de leur requête, des informations relatives au numéro officiel (ISIN) des obligations qu’ils détenaient et à la valeur nominale de chacune d’entre elles. En deuxième lieu, elle constate que, en examinant les recours de ceux des requérants qui l’avaient saisi, le Conseil d’État n’a pas contesté leur qualité pour agir.

71. Dans ces circonstances et pour les besoins de la présente affaire, il y a lieu de considérer les requérants comme « victimes » au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. La Cour rejette, en conséquence, l’exception du Gouvernement tirée du défaut de la qualité de victime.

3. Conclusion

72. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et que, sous réserve du paragraphe 66 ci-dessus, il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

73. Les requérants affirment qu’ils ont subi une privation de propriété, que certains d’entre eux qualifient d’expropriation de fait, non seulement en raison de la baisse de 53,5 % de la valeur nominale de leurs obligations, mais aussi en raison du fait que les 31,5 % qui devaient leur être remboursés en août 2014 ne le seront que par échelonnement entre 2023 et 2042, donc avec un retard moyen de vingt ans, et ce sous réserve qu’il n’y ait pas d’autre décote ou faillite du pays. Leur argument clé dans les trois requêtes consiste à dénoncer le caractère forcé et coercitif de l’échange qui a été opéré sans leur consentement – et non de manière volontaire comme le prétend selon eux le Gouvernement – ce qui constituerait une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à leur égard. Cet échange a été, selon les requérants, l’aboutissement d’une procédure administrative prévue dans l’article premier de la loi no 4050/2012 dont l’adoption aurait activé des clauses d’action collective qui concernaient des titres désignés comme éligibles par décision du Conseil des Ministres sans aucun critère précis. Subsidiairement, certains des requérants allèguent que l’État défendeur n’a pas pris des mesures positives qui auraient permis de sauvegarder leur propriété.

74. Les requérants soutiennent que l’application de la procédure des clauses d’action collective à leurs obligations manquait totalement de base légale et qu’elle pouvait être perçue soit comme une extension arbitraire à leur égard de la loi no 3156/2003 (qui prévoyait ces clauses pour les titres émis par les sociétés du secteur public) soit comme une application rétroactive du régime en vigueur à partir du 1er janvier 2013. Ils indiquent que la loi no 4050/2012 n’est pas conforme aux principes généraux régissant le système de la Convention ni aux principes généraux de protection de la confiance légitime et de la sécurité juridique. Selon eux, elle constitue un « fait du prince » visant à décharger l’État de manière rétroactive de ses obligations contractuelles vis-à-vis de ses créanciers afin que celui-ci n’ait pas à les rembourser, alors que, à leurs dires, à l’époque de l’émission des anciennes obligations, l’État les avait assurés qu’ils ne couraient aucun risque à placer leur argent dans celles-ci. Se prévalant de la décision de la Cour dans l’affaire Shestakov c. Russie (no 48757/99, 18 juin 2002), les requérants allèguent que la procédure prévue par la loi no 4050/2012 n’était pas équitable au motif que la décision d’échange des titres n’avait pas été prise par les porteurs de ceux-ci, mais par les établissements financiers dans les registres desquels auraient été consignés les titres désignés comme éligibles par la décision du Conseil des Ministres du 24 février 2012. Par ailleurs, invoquant l’arrêt Vistins et Perepjolkins c. Lettonie ([GC] no 71243/01 22 octobre 2012), ils soulèvent un problème de conformité de la législation pertinente avec les principes de l’État de droit.

75. De plus, les requérants soutiennent que leur inclusion forcée dans le processus d’échange ne servait nullement une cause d’utilité publique au sens de l’article 1 du Protocole no 1 : ils arguent que l’allègement qui en est résulté pour la dette publique, de l’ordre de 0,7 à 0,8 % de la dette globale du pays, était minime au regard des problèmes sociaux qui auraient frappé les petits épargnants comme eux. Ils ajoutent que, alors que le but déclaré de la participation du secteur privé à la décote de la dette publique aurait été d’en réduire le montant, de manière à ce qu’elle ne représentât plus en 2020 que 120,5 % du PIB, les éléments fournis par Eurostat et la Banque de Grèce mettent en évidence que cela ne sera pas faisable. Aux dires des requérants, le Gouvernement n’a démontré ni devant le Conseil d’État ni devant la Cour qu’il était nécessaire, pour assurer la viabilité de la dette publique, d’y inclure les porteurs personnes physiques, et, ce faisant, il a outrepassé les termes de l’accord qui aurait été conclu entre l’État et l’Institute of International Finance quant au caractère volontaire de la participation du secteur privé. Les requérants précisent encore que le Gouvernement n’a pas expliqué en quoi leur inclusion dans le processus d’échange servait l’intérêt public, dès lors que, selon eux, le nombre de leurs obligations n’aurait représenté qu’un petit pourcentage de la dette.

76. En ce qui concerne la proportionnalité de l’ingérence, les requérants soutiennent que l’État défendeur a choisi de « sacrifier » les petits épargnants, comme eux, détenteurs de moins de 1 % de la dette globale du pays, pour ne pas rater l’occasion de supprimer une très grande partie de la dette publique, qui était détenue par les grands créanciers privés (banques et fonds d’investissements), et pour ne pas retarder cette opération. À aucun moment, le gouvernement défendeur n’aurait demandé auprès de ses créanciers (Commission européenne, BCE et FMI) ou dans le cadre de ses discussions avec l’Institute of International Finance sur les modalités du « haircut » un traitement spécial pour les petits épargnants. Par ailleurs, les requérants indiquent qu’il n’y a eu aucune étude économique spécifique sur la question de savoir dans quelle mesure l’inclusion forcée des requérants dans le processus d’échange a bénéficié à la diminution de la dette.

77. Les requérants précisent en outre que, si la loi no 4050/2012 n’avait pas imposé de clauses d’action collective, l’État aurait versé à la date d’échéance des titres qu’ils détenaient leur valeur nominale ainsi qu’un taux d’intérêt annuel de 6,10 %, ce qui constituait d’après eux une clause contractuelle associée à ces titres. Ils estiment que les nouveaux titres donnés en échange des anciens ne peuvent être considérés comme le « versement d’une indemnité », et ce d’autant moins qu’une partie d’entre eux arriverait à échéance entre 2023 et 2042. Ils considèrent qu’ils étaient en droit de percevoir la valeur nominale de leurs titres à l’échéance de ceux-ci, indépendamment des fluctuations de leur valeur réelle à un moment donné. Compte tenu du caractère forcé de la dépossession de leurs titres, peu importait, selon les requérants, la valeur de ceux-ci au moment de l’adoption de la loi no 4050/2012 : en effet, d’après eux, l’État aurait pu les acquérir, comme tout un chacun, sur le marché secondaire, en les achetant à la valeur qu’ils avaient à ce moment-là et qui était inférieure à leur valeur nominale.

b) Le Gouvernement

78. En premier lieu, le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu d’ingérence unilatérale, ni législative ni administrative, de la part des autorités dans le droit de propriété des requérants et que l’État n’a pas effacé, par voie législative et rétroactive, les créances de ceux-ci. Il indique que la loi no 4050/2012 a établi une procédure qui aurait donné le choix aux porteurs d’obligations de rejeter ou d’accueillir la proposition de l’État pour une modification consensuelle des conditions de leurs titres. Cette loi aurait simplement donné la possibilité aux porteurs de décider, à la majorité (ce qui lierait aussi la minorité conformément aux principes démocratiques) et avec leur débiteur, des solutions nécessaires pour garantir leurs droits, la satisfaction totale de leurs créances étant compromise, d’après le Gouvernement, en raison de l’insolvabilité de l’Etat grec.

79. En deuxième lieu, le Gouvernement soutient que l’échange des obligations contre d’autres, en exécution d’un accord entre l’émetteur de celles-ci et la majorité des porteurs, ne constitue pas une expropriation ou une privation de propriété, mais relève du deuxième paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il indique que, dans les questions relevant de l’utilité publique, telle la gestion des conséquences d’une crise bancaire et économique, la Cour respecte le jugement du pouvoir législatif quant aux buts d’utilité publique, sauf si ce jugement est dépourvu de base raisonnable. Pour le Gouvernement, le droit de propriété, la liberté économique et la liberté d’entreprendre ne sont pas absolus mais s’exercent dans un cadre social dans lequel l’intérêt individuel peut parfois céder par rapport à l’intérêt général. Les titres immatériels n’auraient pas en tant que tels de valeur patrimoniale ; leur valeur serait liée à la valeur des droits en résultant, et celle des obligations en particulier à la capacité économique de leur émetteur de s’en acquitter.

80. En troisième lieu, le Gouvernement expose que l’échange des obligations a été effectué en application d’une loi votée par le Parlement selon les modalités prévues par la Constitution, la loi no 4050/2012, et que la condition de la légalité a dès lors été respectée. À ses yeux, la légitimité du but poursuivi ne fait, du reste, aucun doute : la procédure d’échange visait des buts incontestables d’utilité publique, à savoir éviter la cessation de paiement de l’État et l’effondrement de l’économie nationale, ainsi que relancer l’économie et protéger la zone euro à travers une limitation restreinte des créances des porteurs d’obligations. Selon lui, un échec de la procédure aurait conduit à bref délai à une cessation de paiement de la part de la Grèce et à une diminution beaucoup plus radicale de la valeur des obligations litigieuses.

81. Sur le plan de la proportionnalité, le Gouvernement indique que les requérants ont été indemnisés pour l’échange de leurs titres par le versement d’une compensation juste et raisonnable. Il estime que la réglementation introduite par la loi no 4050/2012 était indispensable et que la prise de mesures moins radicales n’était pas possible dans la conjoncture de l’époque, au motif notamment que les différentes institutions internationales qui prêtaient des fonds à la Grèce n’étaient pas disposées à le faire sans l’effacement de la dette obtenu par la loi précitée.

82. Il ajoute que les créances des requérants ont moins diminué que ce que ceux-ci ne le prétendent. Il précise que ce qui est déterminant à cet égard n’est pas la valeur nominale des titres des requérants mais leur valeur réelle, laquelle était, selon lui, influencée par la réduction de la solvabilité de l’État intervenue avant l’adoption des mesures litigieuses. Aux dires du Gouvernement, il ressort en effet des éléments fournis par la Banque de Grèce et la société Bloomberg que, le 23 février 2012, la valeur marchande moyenne des anciennes obligations s’élevait à 32,94 % de leur valeur nominale, alors que, le 12 mars 2012, la valeur marchande moyenne des nouvelles obligations s’élevait à 23,09 % de la valeur nominale de l’ensemble des anciennes obligations. Cela signifierait que, un jour avant le début de la procédure d’échange, la valeur réelle d’une obligation valant 1 000 EUR était 329,40 EUR alors que, le 12 mars 2012, elle était 230,85 EUR. Le 8 février 2013, elle serait passée à 292,46 EUR et, en 2014, elle aurait présenté une augmentation considérable. Il en résulte pour le Gouvernement que les requérants ont reçu une compensation juste et proportionnelle aux valeurs ayant fait l’objet des modifications dans le cadre de l’échange de leurs titres, eu égard notamment aux prévisions de mauvais augure pour l’économie grecque et à l’impossibilité certaine de l’État de s’acquitter de la totalité de sa dette. Le Gouvernement ajoute que, si la Grèce avait échoué à restructurer sa dette et avait déclaré une cessation de paiement, ses créanciers – dont les requérants – auraient risqué de perdre la totalité de leur investissement.

83. Enfin, le Gouvernement est d’avis que les requérants recherchent en réalité à obtenir de la Cour qu’elle réexamine et censure les considérants par lesquels le Conseil d’État a rejeté leurs recours. Or, à ses yeux, par ses arrêts nos 1116/2014, 1506/2014 et 1507/2014, le Conseil d’État, siégeant en formation plénière, a rejeté ces recours par des motifs détaillés et circonstanciés, après avoir examiné avec minutie tous les moyens d’annulation que ceux-ci avaient soulevés.

2. Appréciation de la Cour

84. Comme elle l’a précisé à plusieurs reprises, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 78, CEDH 2006-V).

85. La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut se plaindre d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « bien » évoquée à la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 63, CEDH 2007-I).

86. L’article 1 du Protocole no 1 ne vaut que pour les biens actuels. Un revenu futur ne peut ainsi être considéré comme un « bien » que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine. En outre, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut non plus être considéré comme un « bien », et il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non‑réalisation de la condition (ibid. § 64).

87. Cependant, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de l’article 1 du Protocole no 1. Ainsi, lorsque l’intérêt patrimonial est de l’ordre de la créance, l’on peut considérer que l’intéressé dispose d’une espérance légitime si un tel intérêt présente une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Toutefois, on ne saurait conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (ibid. § 65).

88. La Cour rappelle en outre qu’elle a déjà construit une jurisprudence relative à la marge d’appréciation des États dans le contexte de la crise économique qui sévit en Europe depuis 2008 et plus particulièrement en relation avec des mesures d’austérité prises par voie législative ou autre et visant des couches entières de la population (Valkov et autres c. Bulgarie, no 2033/04, 25 octobre 2011, Frimu et 4 autres requêtes c. Roumanie (déc.), nos 45312/11, 45581/11, 45583/11, 45587/11 et 45588/11, § 40, 7 février 2012, Panfile c. Roumanie (déc.), no 13902/11, 20 mars 2012, Koufaki et ADEDY c. Grèce (déc.), nos 57665/12 et 57657/12, 7 mai 2013, N.K.M. c. Hongrie, no 66529/11, 14 mai 2013, da Conceição Mateus et Santos Januário c. Portugal (déc.), nos 62235/12 et 57725/12, 8 octobre 2013, Savickas c. Lituanie (déc.), no 66365/09, 15 octobre 2013, et da Silva Carvalho Rico c. Portugal (déc.), no 13341/14, 1er septembre 2015). Dans ce contexte, la Cour rappelle aussi que les Etats parties à la Convention jouissent d’une marge d’appréciation assez ample lorsqu’il s’agit de déterminer leur politique sociale. L’adoption des lois pour établir l’équilibre entre les dépenses et les recettes de l’Etat impliquant d’ordinaire un examen de questions politiques, économiques et sociales, la Cour considère que les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées qu’un tribunal international pour choisir les moyens les plus appropriés pour parvenir à cette fin et elle respecte leurs choix, sauf s’ils se révèlent manifestement dépourvus de base raisonnable (voir, notamment, Koufaki et Adedy (déc.), précitée, § 31, et Da Silva Carvalho Rico (déc.), précitée, § 37).

89. La Cour a aussi jugé que, dans des situations qui concernent un dispositif législatif ayant de lourdes conséquences et prêtant à controverse, dispositif dont l’impact économique sur l’ensemble du pays est considérable, les autorités nationales devaient bénéficier d’un large pouvoir discrétionnaire non seulement pour choisir les mesures visant à garantir le respect des droits patrimoniaux ou à réglementer les rapports de propriété dans le pays, mais également pour prendre le temps nécessaire à leur mise en œuvre (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004-V).

a) Sur l’existence d’un « bien » et d’une ingérence dans le droit de propriété

90. La Cour note que, à l’instar des titres qui font l’objet de transactions sur le marché des capitaux, les obligations sont négociables en bourse, se transfèrent d’un porteur à l’autre, et que leur valeur peut fluctuer en fonction de divers facteurs. Toutefois, à leur arrivée à maturité, elles doivent, en principe, être remboursées à leur valeur nominale.

91. Les porteurs d’obligations de l’État grec, dont les requérants, avaient, en application de l’article 8 de la loi no 2198/1994 et à l’échéance de leurs titres, une créance pécuniaire envers l’État d’un montant équivalent à la valeur nominale de leurs obligations. Les requérants pouvaient donc prétendre voir leurs titres de créance remboursés conformément à la loi précitée et ils avaient donc un « bien », au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, devant bénéficier des garanties de cette disposition.

92. Or l’adoption de la loi no 4050/2012 a modifié les conditions précitées par le jeu des clauses d’action collective que ce texte incluait. Ces clauses prévoyaient la possibilité, au moyen d’un accord conclu entre, d’une part, l’État et, d’autre part, les porteurs d’obligations décidant collectivement par une majorité renforcée, de modifier ces conditions régissant les obligations, une telle modification s’imposant aussi aux porteurs minoritaires. Les requérants, qui n’ont pas consenti à la modification proposée, se sont vu imposer les nouvelles conditions contenues dans la loi no 4050/2012, et notamment une diminution de 53,5 % de la valeur nominale de leurs obligations.

93. Dans ces conditions, la Cour partage l’argument principal des requérants selon lequel les modalités en fonction desquelles l’échange a eu lieu démontrent clairement le caractère involontaire de leur participation au processus de la décote. Elle estime que, si l’argument en question n’est pas suffisant en tant que tel pour conduire à un constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1, la participation forcée des requérants à ce processus s’analyse en une ingérence dans leur droit au respect de leurs biens. Elle souligne d’ailleurs à cet égard que tous les cas de figure envisagés à l’article 1 du Protocole no 1 constituent des ingérences involontaires dans le droit de propriété.

94. La Cour estime par ailleurs que, contrairement à ce qu’affirment les requérants, la modification des titres sélectionnés, telle qu’organisée par la loi no 4050/2012 et les actes ministériels litigieux, ne peut être considérée comme une « privation de propriété » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. En effet, en acquérant des obligations, les requérants ont fait un investissement dont la valeur aurait pu fluctuer en fonction des aléas des marchés et de la situation économique de l’Etat émetteur. La Cour rappelle à cet égard que dans les affaires Thivet c. France ((déc.), no 57071/00, 24 octobre 2000), Bäck c. Finlande (no 37598/97, 20 juillet 2004), Lobanov c. Russie (no 15578/03, 2 décembre 2010) et Andreyeva c. Russie (no 73659/10, 10 avril 2012) qui impliquaient aussi des baisses drastiques des créances des requérants, la Cour a appliqué la première phrase du premier paragraphe de l’article 1. Elle estime que la même approche doit être suivie en l’espèce. En d’autres termes, la modification des titres sélectionnés s’analyse en une ingérence qui relève de la première phrase de cet article. Cette qualification n’affecte pas les garanties accordées aux requérants par cette disposition, quelle que soit la norme applicable, étant donné que la deuxième et la troisième normes contenues dans cet article s’interprètent à la lumière du principe consacré par la première qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa (voir, parmi beaucoup d’autres, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II)

95. Reste à savoir si cette ingérence était justifiée en l’espèce.

b) Sur la justification de l’ingérence dans le droit de propriété

96. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale et poursuive un but légitime « d’utilité publique ». Une telle ingérence doit aussi être proportionnée au but légitime poursuivi, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Un tel équilibre n’est pas respecté si la personne concernée a dû subir une charge individuelle excessive (Vistins et Perepjolkins, précité, § 94).

i. « Prévue par la loi »

97. La Cour rappelle que l’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire. À cet égard, il faut rappeler que la notion de « loi », au sens de l’article 1 du Protocole no 1, a la même signification que celle qui lui est attribuée par d’autres dispositions de la Convention (voir, par exemple, Špaček, s.r.o. c. République tchèque, no 26449/95, § 54, 9 novembre 1999).

98. Il s’ensuit que, en plus d’être conformes au droit interne de l’État contractant, qui comprend la Constitution (Ex-roi de Grèce et autres (fond) précité, §§ 79 et 82, et Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 81, CEDH 2005‑VI), les normes juridiques sur lesquelles se fonde une privation de propriété doivent être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, §§ 82-83, 8 décembre 2005). Quant à la portée de la notion de « prévisibilité », elle dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine que celui-ci couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (voir, mutatis mutandis, Sud Fondi S.r.l. et autres c. Italie, no 75909/01, § 109, 20 janvier 2009). En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, § 65, 30 mai 2000). De même, la loi applicable doit offrir des garanties procédurales minimales, en rapport avec l’importance du droit en jeu (voir, mutatis mutandis, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 88, 14 septembre 2010).

99. En l’espèce, la Cour ne doute pas que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », comme l’a d’ailleurs relevé le Conseil d’Etat dans son arrêt no 1507/2014 (paragraphe 34 ci-dessus). L’échange des obligations des requérants contre de nouveaux titres était fondé sur la loi no 4050/2012, les deux actes du Conseil des Ministres des 24 février et 9 mars 2012, la décision du ministre adjoint de l’Économie du 9 mars 2012 et la décision du gouverneur de la Banque de Grèce de la même date. Ces textes étaient accessibles aux requérants, lesquels en avaient forcément pris connaissance puisqu’ils devaient donner ou refuser leur consentement quant au processus d’échange que ces textes mettaient en place.

100. De l’avis de la Cour, les conséquences d’un refus éventuel des requérants étaient aussi prévisibles. À cet égard, la Cour distingue la présente affaire de l’arrêt Vistins et Perepjolkins (précité), invoqué par les requérants pour mettre en cause la compatibilité de la loi litigieuse avec les principes de l’État de droit. Il est vrai que, dans cet arrêt, la Cour s’est dite « dubitative » quant au point de savoir si l’ingérence litigieuse pouvait passer pour avoir été opérée « dans les conditions prévues par la loi ». Il n’en reste pas moins que, dans cette affaire, la loi visait individuellement et nommément les requérants et leur propriété (Vistins et Perepjolkins, précité, § 54). Or une législation ad hominem peut effectivement soulever des doutes quant à sa compatibilité avec les principes de l’État de droit. En l’espèce, cependant, la loi no 4050/2012 s’appliquait uniformément et de manière générale à des milliers de porteurs d’obligations. De plus, la mise en œuvre des dispositions de la loi no 4050/2012 était conditionnée à l’accord d’une majorité qualifiée de tous les acteurs impliqués.

ii. « Pour cause d’utilité publique »

101. La Cour note que la crise financière internationale qui a commencé en 2008 a eu de graves répercussions sur l’économie grecque. Le 27 avril 2009, le Conseil de l’Union européenne constatait déjà que la Grèce se trouvait dans une situation de déficit extrême : alors que, pour faire partie de l’union monétaire, un pays doit avoir un ratio dette publique/PIB inférieur à 60 %, pour la Grèce ce ratio atteignait 100 %. En 2010, le coût de l’emprunt sur les marchés financiers internationaux a été augmenté à un niveau prohibitif, ce qui a eu pour résultat d’exclure la Grèce de ces marchés et a entraîné l’impossibilité pour elle de financer ses propres créances échues. Les besoins en emprunt pour s’acquitter de ses obligations ont été pris en charge par un mécanisme de stabilité auquel participaient les États membres de la zone euro et le FMI.

102. La crise financière en Grèce s’est encore aggravée au cours des années qui ont suivi. En 2011, d’après la Commission européenne, les données macroéconomiques du pays démontraient que la dette augmenterait à 186 % jusqu’en 2013 et qu’elle demeurerait supérieure à 150 % en 2020. Le deuxième semestre de 2011, les partenaires de la Grèce ont conditionné la poursuite du financement de la dette à la participation du secteur privé à l’effort de restructuration de l’économie du pays au moyen de la réduction de ses obligations et de la prolongation de leur échéance dans le temps. Selon les partenaires, une telle démarche produirait une diminution immédiate et substantielle de la dette publique grecque et assurerait sa viabilité. Le Sommet des États de la zone euro du 26 octobre 2011 a posé comme condition de la viabilité de la dette la diminution de 50 % de la dette du secteur privé (paragraphe 11 ci-dessus).

103. La Cour estime que, pendant la période de grave crise politique, économique et sociale que la Grèce a récemment traversée et qu’elle traverse toujours, les autorités auraient dû s’atteler à la solution de telles questions. Elle admet en conséquence que l’État défendeur pouvait légitimement prendre des mesures en vue d’atteindre ces buts, à savoir le maintien de la stabilité économique et la restructuration de la dette, dans l’intérêt général de la communauté.

104. Selon les informations fournies par le Gouvernement, l’opération d’échange a abouti à la diminution de la dette grecque d’environ 107 milliards d’EUR. À la fin de 2012, un pourcentage de 85 % de la dette est passé des personnes privées aux États membres de la zone euro. En 2013, le coût du service de la dette a baissé considérablement : alors que les intérêts prévus initialement pour 2012 devaient s’élever à 17,5 milliards d’EUR, à la suite de l’échange, une somme de 12,2 milliards a dû être versée alors que, en 2013, les intérêts n’ont pas dépassé 6 milliards.

105. L’ingérence incriminée poursuivait donc un but d’utilité publique.

iii. Proportionnalité de l’ingérence

106. Il reste à déterminer si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but poursuivi.

107. La Cour note que, par l’effet du jeu des clauses d’action collective prévues par la loi no 4050/2012, les requérants ont vu leurs titres annulés et remplacés par des nouveaux titres, ce qui a eu pour conséquence une baisse du montant que ceux-ci pouvaient espérer percevoir à la date à laquelle les anciens titres arriveraient à maturité.

108. La Cour estime nécessaire de distinguer la présente affaire des affaires Malysh et autres c. Russie (no 30280/03, 11 février 2010) et Lobanov précité, dans lesquelles elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1. La première concernait l’omission de l’État défendeur d’établir, en application d’une loi, une procédure de rachat des titres des requérants, ce qui a eu pour effet de laisser les intéressés dans un état d’insécurité pendant plusieurs années. La deuxième portait aussi sur l’omission des autorités de légiférer au sujet de la procédure de paiement au titre de l’emprunt obligataire d’État de 1982, qui avait été garanti et reconnu comme faisant partie de la dette de l’État. Il est clair que dans ces affaires il n’était pas question, comme en l’espèce, de modification des termes des titres pour lesquels l’État, en sa qualité de débiteur, était en situation d’insolvabilité imminente.

109. La Cour estime aussi nécessaire de distinguer la présente affaire d’autres affaires dans lesquelles elle a constaté qu’une indemnisation représentant un pourcentage très réduit, de l’ordre de 2 % par exemple (Broniowski, précité, § 186), de la valeur de ce à quoi le requérant pouvait prétendre entraînait une charge disproportionnée et excessive qui ne pouvait être justifiée par un intérêt général légitime poursuivi par les autorités. De même, elle a constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à l’égard d’une requérante qui s’était vu imposer une charge excessive en raison de la taxation à 98 % d’une partie de l’indemnité de licenciement qu’elle avait reçue (N.K.M. c. Hongrie, précité).

110. En l’espèce, il n’appartient pas à la Cour d’estimer de manière abstraite ce que les requérants auraient dû percevoir en échange de leurs anciens titres dans les circonstances de la cause. La Cour note, comme l’a d’ailleurs relevé le Conseil d’État dans son arrêt no 1116/2014 (paragraphe 38 ci-dessus), que l’échange des titres des requérants a entraîné à leurs dépens une perte de capital de 53,5 %, voire plus élevée si l’on tient compte de la modification de la date de leur arrivée à maturité. Or une telle perte, si elle paraît à première vue substantielle, n’est pas conséquente au point qu’elle puisse être assimilée à une extinction ou à une rétribution insignifiante par voie législative des créances des requérants à l’encontre de l’État.

111. La Cour estime aussi utile de rappeler qu’elle a rejeté comme manifestement mal fondé le grief d’une requérante d’après lequel, en raison du plafonnement de l’indemnisation prévue par une loi pour ses titres d’emprunt russe, la somme qu’elle devait percevoir ne correspondait qu’à une faible fraction de la valeur nominale de ses titres (Thivet (déc.), précitée).

112. De l’avis de la Cour, le point de référence pour apprécier le degré de la perte subie par les requérants ne saurait être le montant que ceux-ci espéraient percevoir au moment de l’arrivée à maturité de leurs obligations. Si la valeur nominale d’une obligation reflète la mesure de la créance de son détenteur à la date de l’arrivée à maturité, elle ne représente pas la véritable valeur marchande à la date à laquelle l’État a adopté la réglementation litigieuse, en l’occurrence le 23 février 2012, date à laquelle la loi no 4050/2012 a été adoptée. Cette valeur avait sans doute déjà été affectée par la solvabilité en baisse de l’État qui avait déjà commencé au milieu de 2010 et s’était poursuivie jusqu’à la fin de 2011. Cette baisse de la valeur marchande des titres des requérants laisse présager que, le 20 août 2015, l’État n’aurait pas été en mesure d’honorer ses obligations découlant des clauses conventionnelles incluses dans les anciens titres, c’est-à-dire avant l’adoption de la loi no 4050/2012 (voir aussi paragraphe 82 ci-dessus).

113. Tenant compte de la nature des mesures litigieuses, le fait que les requérants ne figuraient pas parmi ceux qui avaient consenti à la réalisation de l’opération d’échange, mais qu’ils avaient au contraire subi celle-ci par l’effet des clauses d’action collective, n’affecte pas en tant que tel l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence.

114. D’abord, la Cour considère que, si les porteurs d’obligations non consentants, comme les requérants, craignaient une baisse de la valeur de leurs créances dès l’activation des clauses d’action collective, ils auraient pu exercer leurs droits de porteurs et écouler leurs titres sur le marché jusqu’au dernier délai de l’invitation qui leur avait été faite de déclarer s’ils acceptaient ou non l’échange.

115. Certes, à la date de l’émission des anciens titres détenus par les requérants, ni ces titres ni le droit grec ne prévoyaient la possibilité de la mise en œuvre de telles clauses. La Cour ne méconnaît pas le fait que les obligations qui font sans cesse l’objet de transactions sur les marchés tant nationaux qu’internationaux peuvent être disséminées entre les mains d’un très grand nombre des porteurs. Toutefois, les clauses d’action collective sont courantes dans la pratique des marchés internationaux de capitaux et elles ont été incluses, en application de l’article 12 § 3 de la convention instituant le Mécanisme européen de stabilité, dans tous les titres de dette publique des États membres de la zone euro d’une durée supérieure d’un an (paragraphe 18 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour admet que, s’il avait fallu rechercher parmi tous ces porteurs un consensus en vue du projet de restructuration de la dette grecque ou limiter l’opération seulement à ceux qui y avaient consenti, cela aurait contribué à coup sûr à l’échec de ce projet.

116. La Cour relève en outre que l’une des conditions posées par les investisseurs institutionnels internationaux pour réduire leurs créances consistait en l’existence et l’activation de clauses de ce type. Le défaut de ces clauses aurait entraîné l’application d’un pourcentage de réduction plus grand à l’égard des créances de ceux qui auraient été prêts à accepter une décote et aurait contribué à dissuader un grand nombre des porteurs des titres de faire partie du processus. Il apparaît ainsi que les clauses d’action collective et la restructuration de la dette publique obtenue grâce à elles constituaient une mesure appropriée et nécessaire à la réduction de la dette publique grecque et à la prévention de la cessation des paiements de l’État défendeur.

117. De plus, la Cour considère qu’un investissement en obligations ne peut être exempt de risques. En effet, entre l’émission d’un tel titre et son arrivée à maturité, il s’écoule en principe un laps de temps assez long pendant lequel se produisent des événements imprévisibles pouvant avoir pour effet de réduire considérablement la solvabilité de leur émetteur, même si celui-ci est un État, et donc d’entraîner une perte patrimoniale subséquente pour le créancier.

118. La Cour estime opportun de souligner à cet égard certains des motifs par lesquels le Tribunal de l’Union européenne a rejeté un recours introduit contre la BCE par deux cents particuliers de nationalité italienne qui détenaient des obligations de l’État grec. Le tribunal a souligné que, au regard de la situation économique de la République hellénique et des incertitudes la concernant à l’époque, les investisseurs concernés ne pouvaient prétendre avoir agi en tant qu’opérateurs économiques prudents et avisés, susceptibles de se prévaloir de l’existence d’attentes légitimes. Au contraire, lesdits investisseurs étaient censés connaître la situation économique hautement instable déterminant la fluctuation de la valeur des titres de créance grecs acquis par eux ainsi que le risque non négligeable d’une cessation de paiement. De telles transactions s’effectuaient sur des marchés particulièrement volatils, souvent soumis à des aléas et à des risques non contrôlables s’agissant de la baisse ou de l’augmentation de la valeur de tels titres, ce qui pouvait inciter à spéculer pour obtenir des rendements élevés dans un laps de temps très court. Dès lors, à supposer même que tous les requérants ne fussent pas engagés dans des transactions de nature spéculative, ils devaient être conscients desdits aléas et risques quant à une éventuelle perte considérable de la valeur des titres acquis. Cela est d’autant plus vrai que, même avant le début de sa crise financière en 2009, l’État grec émetteur faisait déjà face à un endettement et à un déficit élevés (paragraphe 54 ci-dessus).

119. La Cour estime donc que la Grèce, en prenant les mesures litigieuses, n’a pas a rompu le juste équilibre entre l’intérêt général et la protection des droits de propriété des requérants et qu’elle n’a pas fait subir aux intéressés une charge spéciale excessive.

120. Eu égard à ces considérations, la Cour conclut que, compte tenu de la large marge d’appréciation dont les États contractants jouissent en ce domaine, les mesures en cause ne sauraient être considérées comme disproportionnées à leur but légitime. Partant, elle estime qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

121. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention, les requérants dans la requête no 66106/14 se plaignent d’avoir subi une discrimination par rapport :

a) aux « grands créanciers », porteurs d’obligations d’une valeur de plusieurs milliards d’EUR ;

b) aux porteurs d’obligations qui ont consenti à l’échange ;

c) aux professionnels dans le domaine des marchés financiers ;

d) aux porteurs qui ont acquis leurs obligations à des dates postérieures au 31 décembre 2011, à un coût bien inférieur à leur valeur nominale et indépendamment de l’échéance de celles-ci ;

e) aux personnes morales, notamment aux banques ;

f) aux personnes physiques, petits épargnants ayant déposé leurs économies dans les banques ou ayant acheté des bons du Trésor garantis par l’État ;

g) aux porteurs d’obligations soumises à des droits étrangers ;

h) aux créanciers du secteur public (par exemple autres États, organismes internationaux tels que la BCE).

122. L’article 14 de Convention se lit ainsi :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

123. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

124. Les requérants soutiennent que la loi no 4050/2012 et la décision du Conseil des Ministres adoptée le 24 février 2012 en application de cette loi soumettent à un même traitement des situations très différentes et inégales. Ils considèrent que le processus d’échange dans son intégralité avait initialement été conçu pour s’appliquer aux personnes morales porteurs d’obligations, notamment les investisseurs institutionnels et professionnels, et que les personnes physiques y ont été incluses in extremis. Ils arguent que les personnes physiques, y compris les petits épargnants (dont le capital placé ne dépasserait pas, le plus souvent, 100 000 EUR), n’ont qu’une espérance de vie limitée, ce dont elles tiendraient compte dans leurs activités, et qu’elles ne disposent pas des connaissances professionnelles approfondies des personnes morales en matière de finances, lesquelles assumeraient les risques économiques en toute connaissance de cause. Selon les requérants, assimiler les petits investisseurs aux investisseurs institutionnels et les assujettir à la même mesure législative dépasse l’entendement. Les intéressés se réfèrent à cet égard à la déclaration du ministre de l’Économie du 7 mars 2012 annonçant la nécessité de créer un mécanisme de compensation pour les petits porteurs (paragraphe 23 ci-dessus).

b) Le Gouvernement

125. Le Gouvernement estime que les dispositions de la loi no 4050/2012, selon lui applicable indistinctement à tous les porteurs d’obligations, n’ont pas fait subir de discrimination injustifiée aux requérants, qui se qualifient de « petits porteurs » par rapport aux autres porteurs susmentionnés ; en effet, poursuit le Gouvernement, la loi ne s’est appliquée qu’aux personnes en possession des titres à l’époque critique, ce qui constitue à ses yeux un critère objectif justifié par la nature des obligations possédées par un vaste cercle de personnes inconnues à l’autorité qui a émis les titres en question. Par ailleurs, le Gouvernement considère que la notion de « petit porteur » n’a aucune base juridique ou réelle et qu’il n’est pas possible de la délimiter. Il est d’avis que l’application de la loi à l’égard de tous les porteurs et de tous les titres, sur la base du principe de la majorité, contrecarrait la réalisation de profits disproportionnés par une minorité de porteurs au détriment de la majorité. Dès lors, selon le Gouvernement, il n’était pas possible, lors de la procédure d’échange, d’exempter les porteurs faisant partie de la minorité. Selon lui, l’exemption de certains porteurs aurait entraîné une diminution plus importante des créances des autres que celle qui a eu lieu et aurait mis en péril l’ensemble de l’opération.

126. Le Gouvernement ajoute que le traitement différent de différentes catégories de porteurs n’aurait pas seulement empêché le succès de l’opération de restructuration de la dette, mais aurait comporté le risque d’un transfert abusif des titres à des catégories « protégées » de porteurs exclus de l’opération.

127. Le Gouvernement soutient aussi que la situation des requérants n’est pas comparable à celle des organismes du secteur public (entre autres BCE et autres banques centrales). Il allègue que la non-inclusion de ces organismes dans la procédure d’échange ne peut pas être considérée comme une exception qui serait injustifiée. Pour le Gouvernement, la subordination du secteur public à la procédure de la loi no 4050/2012, sans un accord politique, aurait signifié l’impossibilité de financer le pays par les ressources que ce secteur était disposé à lui fournir.

128. Le Gouvernement soutient en outre que les obligations doivent être distinguées des dépôts bancaires, qui, selon lui, ne sont pas assimilables à des produits d’investissement au motif qu’ils ne sont pas soumis aux risques du marché et qu’ils ne constituent pas un titre négociable. Par conséquent, à son avis, une réglementation législative différente pour chacun d’eux ne heurte pas le principe d’égalité.

129. Enfin, le Gouvernement soutient que les porteurs d’obligations personnes physiques ne sont pas dans la même situation que les banques ou les autres institutions financières grecques dont le fonctionnement dépend de leur suffisance en capitaux. Il indique que la Grèce a d’ailleurs assumé l’obligation contractée à l’égard de ses partenaires européens de prendre des mesures de soutien et d’assainissement du secteur bancaire dont le manque de liquidités affecte tous les secteurs de l’économie nationale.

2. Appréciation de la Cour

a) Critères généraux

130. La Cour rappelle qu’elle a à maintes reprises conclu à la violation du droit garanti par l’article 14 de ne pas subir de discrimination dans la jouissance des droits reconnus par la Convention lorsque les États faisaient subir sans justification objective et raisonnable un traitement différent à des personnes se trouvant dans des situations analogues. Toutefois, elle a par la suite estimé que ce n’était pas la seule facette de l’interdiction de toute discrimination énoncée par l’article 14. Le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les États n’appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes. L’article 14 n’interdit pas à un État membre de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, c’est l’absence d’un traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, sans justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], no 65731/01, § 51, CEDH 2006‑VI, et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007-IV).

131. La Cour a également admis qu’une politique ou une mesure générale qui ont des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peuvent être considérées comme discriminatoires même si elles ne visent pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire. Il n’en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manquent de justification « objective et raisonnable » (Biao c. Danemark [GC], no 38590/ 10, § 91, CEDH 2016).

132. Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà jugé que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 389, CEDH 2012).

b) Application des critères à la présente espèce

133. La Cour note que, dans son arrêt no 1116/2014, le Conseil d’État a eu à examiner la question de la différence de traitement prétendument réservée aux personnes physiques et, de manière plus générale, aux personnes qui n’avaient pas participé à la négociation ayant précédé la proposition d’échange faite par l’État. Le Conseil d’État a affirmé que le principe constitutionnel de l’égalité n’imposait pas à l’État de réserver un traitement favorable à certains de ses créanciers, personnes physiques, en fonction de leur situation personnelle (espérance de vie et situation économique), qui percevaient leur propre comportement comme étant celui d’un épargnant et non celui d’un investisseur. En revanche, ce principe imposait une action « sur une base égalitaire » de sorte que, en cas d’impossibilité de satisfaire l’ensemble des créanciers, chaque créancier puisse être satisfait au prorata de sa créance.

134. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce d’examiner chacune des huit hypothèses de traitement prétendument contraire au principe de non-discrimination soulevées par les requérants dans leur requête no 66106/14. Dans le contexte de la présente affaire, il lui paraît déterminant de considérer les droits des requérants résultant des anciennes obligations, mais en les replaçant dans le cadre de la question plus générale de la nécessité de restructurer et de rendre viable la dette publique grecque.

135. La Cour note que dans son arrêt du 22 avril 2014, le Conseil d’Etat a jugé que le principe d’égalité énoncé par l’article 4 § 1 de la Constitution, n’imposait pas à l’Etat de réserver un traitement privilégié à certains de ses créanciers sur la base de données personnelles et de critères subjectifs (paragraphe 43 ci-dessus). Néanmoins, à supposer même que les allégations des requérants selon lesquelles il y a eu traitement identique des situations différentes soient fondées, la Cour décèle une série de motifs « objectifs et raisonnables » qui justifient ce traitement.

136. En premier lieu, la difficulté de localiser les intéressés constitue un motif qui est sans doute primordial. À cet égard, la Cour relève que le marché des obligations est un marché très volatil. Les obligations étant des titres négociables, une grande partie des porteurs personnes physiques avaient acquis ces titres sur le marché secondaire et non sur le marché primaire. Certes, il n’aurait pas été impossible aux autorités étatiques de rechercher les porteurs d’obligations personnes physiques auprès des établissements dépositaires de ces titres. Toutefois, une telle recherche dans l’ensemble des marchés de capitaux, tant grecs qu’internationaux, aurait exigé un gel des échanges sur ces marchés et une procédure particulièrement longue à un moment où le besoin de financement du pays était devenu pressant.

137. En deuxième lieu, la Cour prend note de la difficulté d’établir des critères précis de différenciation. D’une part, il aurait été problématique, dans les circonstances de la cause, de distinguer entre personnes physiques et personnes morales ou entre investisseurs professionnels et investisseurs non professionnels : on ne saurait traiter différemment des droits découlant de la possession d’obligations en fonction de la qualité du porteur. D’autre part, il aurait été difficile de délimiter, juridiquement et même concrètement, la condition de petit épargnant revendiquée par les requérants. À cet égard, la Cour relève que plusieurs requérants, personnes physiques, avaient investi dans les obligations litigieuses des sommes considérables, dont certaines dépassaient 100 000 EUR, à supposer même que ce montant eût pu en théorie être pris comme seuil pour opérer une distinction entre porteurs. De l’avis de la Cour, il n’aurait pas été équitable d’exclure de l’opération une personne physique ayant investi 100 000 EUR tout en y incluant une entreprise ayant investi une somme bien inférieure, et ce au seul motif que cette dernière était une personne morale ou un investisseur.

138. En troisième lieu, la Cour tient compte de l’argument avancé par le Gouvernement concernant le risque de mettre en péril l’ensemble de l’opération avec des conséquences désastreuses pour l’économie grecque. Une simple annonce de la part des autorités selon laquelle certaines catégories de porteurs seraient exemptées de l’opération d’échange aurait eu comme conséquence un transfert massif des titres envers les catégories des porteurs exemptées, ce qui aurait entraîné, comme le souligne le Gouvernement, non seulement la réduction des capitaux nécessaires à la restructuration, mais aussi une diminution plus drastique de la valeur nominale des créances des porteurs non exemptés (paragraphe 125 ci-dessus). De plus, un tel transfert aurait compromis la procédure d’échange des titres et risqué d’aboutir à une cessation de paiement de la Grèce tant à l’égard des créanciers du pays qu’à l’égard d’autres obligations dont l’échéance était plus lointaine. À cette époque, la Grèce était exclue des marchés internationaux et seuls ses partenaires européens étaient disposés à la financer mais, dès 2011, ils avaient posé comme condition à une telle aide la participation du secteur privé.

139. En quatrième lieu, la Cour prend en compte la nécessité de maintenir la dynamique de l’opération et d’agir rapidement. De l’avis de la Cour, exiger des autorités, à l’époque de l’adoption de la loi no 4050/2012 et dans la précipitation avec laquelle celle-ci a été adoptée, qu’elles procèdent à une distinction entre différents types d’investisseurs/porteurs d’obligations et qu’elles excluent certains de l’opération d’échange leur aurait imposé d’entreprendre une démarche particulièrement difficile, et comportant de plus le risque de rendre l’opération totalement contre-productive par rapport à la viabilité de l’échange et à la dynamique nécessaire à la réussite du processus de la restructuration de la dette.

140. La Cour note par ailleurs que, dans son arrêt no 1116/2014, le Conseil d’État a affirmé que, si la loi no 4050/2012 a bien constitué une ingérence dans les droits des créanciers de l’État, personnes physiques ou morales, nationaux grecs et étrangers, la jouissance de ces droits n’était pas exempte de risques. Il a considéré que les restrictions litigieuses à un pourcentage déterminé et au pro rata, en fonction du montant de la dette publique envers le secteur privé, n’était pas contraire à l’article 4 § 1 de la Constitution. Ces restrictions s’inscrivaient dans le cadre de l’adoption d’une loi, aux conséquences certes lourdes pour la société, mais visant à faire face à une conjoncture particulièrement défavorable de sorte que l’on ne peut les considérer comme contraires au paragraphe 1 de l’article 4 de la Constitution.

141. Eu égard à l’ensemble de ces considérations, la Cour estime que la procédure d’échange des titres des requérants n’a pas enfreint le droit de ceux-ci de ne pas subir de discrimination dans la jouissance de leur droit consacré par l’article 1 du Protocole no 1.

142. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables en ce qui concerne les requérants sous les numéros 1-31, 33-47, 50-52, 56-83, 85-86, 88-92, 94-131, 133-146, 148-152, 154-165, 167-175, 178-181, 183-192 et 6312-6320 et irrecevable pour le restant des requérants ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juillet 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel Campos Mirjana Lazarova Trajkovska
GreffierPrésidente


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